Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires
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Title: Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires
Author: C.-F. Volney
Release date: January 29, 2009 [eBook #27931]
Language: French
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Œuvres
DE C. F. VOLNEY.
DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE
TOME I.
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LES RUINES,
OU
MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS
DES EMPIRES.
PAR C. F. VOLNEY,
comte et pair de france, membre de l'académie française,
honoraire de la société asiatique séante à calcuta.PARIS,
parmantier, libraire, rue dauphine.
froment, libraire, quai des augustins.M DCCC XXVI.
imprimerie de firmin didot,
RUE JACOB, Nº 24.
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TABLE
DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
| Notice sur la vie et les écrits de C. F. Volney | Pag. i |
| LES RUINES. | |
| Invocation. | 1 |
| Chapitre Ier.—Le voyage. | 3 |
| Chap. II.—La méditation. | 6 |
| Chap. III.—Le fantôme. | 12 |
| Chap. IV.—L'exposition. | 19 |
| Chap. V.—Condition de l'homme dans l'univers. | 26 |
| Chap. VI.—État originel de l'homme. | 29 |
| Chap. VII.—Principe des sociétés. | 31 |
| Chap. VIII.—Source des maux des sociétés | 34 |
| Chap. IX.—Origine des gouvernements et des lois. | 36 |
| Chap. X.—Causes générales de la prospérité des anciens états. | 40 |
| Chap. XI.—Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états. | 46 |
| Chap. XII.—Leçons des temps passés répétées sur les temps présents. | 58 |
| Chap. XIII.—L'espèce humaine s'améliorera-t-elle? | 76 |
| Chap. XIV.—Le grand obstacle au perfectionnement. | 86 |
| Chap. XV.—Le siècle nouveau. | 92 |
| Chap. XVI.—Un peuple libre et législateur | 98 |
| Chap. XVII.—Base universelle de tout droit et de toute loi. | 101 |
| Chap. XVIII.—Effroi et conspiration des tyrans | 104 |
| Chap. XIX.—Assemblée générale des peuples | 108 |
| Chap. XX.—La recherche de la vérité | 114 |
| Chap. XXI.—Problème des contradictions religieuses | 127 |
| Chap. XXII.—Origine et filiation des idées religieuses | 160 |
| § Ier. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances physiques de la nature | 166 |
| § II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme | 170 |
| § III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie | 175 |
| § IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme | 187 |
| § V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde | 193 |
| § VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers emblèmes | 197 |
| § VII. Septième système. Culte de l'ame du monde c'est-à-dire de l'élément du feu, principe vital de l'univers | 202 |
| § VIII. Huitième système. Monde-machine: culte du Démi-Ourgos, ou Grand-Ouvrier | 204 |
| § IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter) | 208 |
| § X. Religion de Zoroastre | 209 |
| § XI. Brahmisme, ou système indien | 210 |
| § XII. Boudhisme, ou système mystique | 211 |
| § XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil | 212 |
| Chap. XXIII.—Identité du but des religions | 222 |
| Chap. XXIV.—Solution du problème des contradictions | 236 |
| LA LOI NATURELLE. | |
| Avertissement de l'éditeur | 247 |
| Chap. premier.—De la loi naturelle. | 249 |
| Chap. II.—Caractères de la loi naturelle | 253 |
| Chap. III.—Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme. | 260 |
| Chap. IV.—Bases de la morale, du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de la vertu. | 266 |
| Chap. V.—Des vertus individuelles. | 270 |
| Chap. VI.—De la tempérance. | 273 |
| Chap. VII..—De la continence. | 277 |
| Chap. VIII.—Du courage et de l'activité. | 281 |
| Chap. IX.—De la propreté. | 285 |
| Chap. X.—Des vertus domestiques. | 287 |
| Chap. XI.—Des vertus sociales; de la justice. | 293 |
| Chap. XII.—Développement des vertus sociales. | 297 |
| Notes servant d'éclaircissements et d'autorités à divers passages du texte. | 308 |
| Lettre de Volney au docteur Priestley. | 353 |
| Discours sur l'étude philosophique des langues. | 371 |
| Avertissement. | 373 |
| § Ier. Nouveauté de cette étude chez les modernes: ignorance absolue des anciens à cet égard. | 375 |
| § II. École grecque: systèmes établis avant les faits observés. | 378 |
| § III. École égyptienne. | 380 |
| § IV. École juive. | 385 |
| § V. École chrétienne. | 394 |
| § VI. École philosophique: observation des faits, établie comme préliminaire indispensable à toute théorie. | 401 |
| FIN DE LA TABLE. | |
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NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE
C.-F. VOLNEY.
Le sage ramène tout au tribunal de la raison, jusqu'à
la raison elle-même.
Kant.
On a cherché à établir comme un axiome que la vie d'un homme de lettres était tout entière dans ses écrits.
Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être l'histoire raisonnée de leurs diverses sensations et de la contradiction de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l'on excepte les Éloges des savants par Fontenelle, d'Alembert et Cuvier, presque toutes les notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des hommes célèbres, qu'une liste exacte de leurs ouvrages; cependant, par l'influence même que ces productions ont eue sur leur siècle, les détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de l'histoire; et l'histoire doit être moins la connaissance des faits, qu'une étude approfondie du cœur de l'homme. Les actions des héros qu'on se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à atteindre ce but, que l'exemple des vices ou des vertus dans les hommes qui ont prétendu enseigner la sagesse? Dans les premiers, une action d'éclat n'est souvent que l'élan d'un esprit exalté, que l'exécution rapide d'un dessein extraordinaire et spontané; dans les seconds, tout est le fruit d'une méditation soutenue: la vertu marque le but, la persévérance y conduit.
Pourquoi donc s'être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de toutes les sanglantes catastrophes qu'à nous présenter une analyse sévère des mœurs et des sentiments des hommes remarquables? C'est que l'homme aime les images fortes et animées; c'est qu'on peut l'émouvoir plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l'histoire, que par les douces images des vertus privées.
L'étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est à la fois curieux et instructif d'examiner comment ont supporté les malheurs de la vie, ceux qui ont enseigné les préceptes d'une philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions singulières. Le citoyen de Genève, qui consacre ses veilles au bonheur des enfants, abandonne froidement les siens; ennemi déclaré des préjugés, il n'ose les braver; ce cœur sensible est sourd aux cris de la nature, et cet esprit fort est sans cesse tourmenté par les fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric. Newton, qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l'Apocalypse. Le chancelier Bacon, le premier philosophe de l'Angleterre, fait un traité sur la Justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les citations; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l'imperfection de la nature de l'homme.
Cependant il est des savants qui, joignant l'exemple au précepte, n'ont jamais dévié des principes qu'ils ont enseignés. L'auteur des Ruines est de ce nombre; il nous est doux d'avoir à tracer la vie du philosophe éclairé, du législateur sage, et surtout de l'homme austère dont toute l'ambition fut d'être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que de l'idée d'avoir hâté celui des hommes[1].
«Les registres publics[2] constatent que M. de Volney est né le 3 février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il reçut les prénoms de Constantin-François. Son père déclara dès ce moment qu'il ne lui laisserait point porter son nom de famille[3], d'abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagréments dans sa jeunesse, et qu'ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux dont il ne voulait point qu'on le rendît solidaire sous ce rapport. Il l'appela Boisgirais, et c'est sous ce nom que le jeune Constantin-François a été connu dans les colléges.
«Son père, Jacques-René Chassebœuf, devenu veuf deux années après la naissance de son fils, le laissa aux mains d'une servante de campagne et d'une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la profession d'avocat au tribunal de Craon, d'où sa réputation s'étendit dans toute la province.
«Pendant ses absences très-fréquentes, l'enfant reçut les impressions de ses deux gouvernantes, dont l'une le gâtait, l'autre le grondait sans cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute espèce et surtout de la terreur des revenants: l'enfant en resta frappé au point qu'à l'âge de onze ans, il n'osait rester seul la nuit. Sa santé se montra dès lors ce qu'elle fut toujours, faible et délicate.
«Il n'avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit collége tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire de bons latinistes. Jeté là, faible, sans appui, privé tout à coup de beaucoup de soins, l'enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia; il devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi; enfin un de ses maîtres en eut pitié, le caressa, le consola; ce fut une métamorphose en quinze jours: Boisgirais s'appliqua si bien, qu'il se rapprocha bientôt des premières places, qu'il ne quitta plus.....»
Le régime de ce collége était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu'en grondant et ne grondait qu'en frappant. Constantin souffrait d'autant plus, qu'il pouvait à peine se plaindre. Jamais son père ne venait le voir, jamais il n'avait paru avoir pour son fils cette sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu'elle est forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d'une ame sensible et aimante, Constantin ne pouvait s'empêcher de remarquer que ses camarades n'avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs parents. Les réflexions continuelles qu'il faisait à ce sujet, et les mauvais traitements qu'il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le voir. Aussi affligé de l'abandon dans lequel on laissait cet enfant que surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. Chassebœuf à retirer son fils de ce collége pour le mettre à celui d'Angers.
Constantin avait alors douze ans; il sentait sa supériorité sur tous ceux de son âge, et loin de s'en prévaloir et de se ralentir, il ne s'adonna au travail qu'avec plus d'ardeur. Il parcourut toutes ses classes d'une manière assez brillante pour qu'on en gardât long-temps le souvenir dans ce collége.
Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir d'Angers, et ses occupations ne lui permettant pas sans doute de s'occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre compte du bien de sa mère, et de l'abandonner à lui-même.
À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n'était pas suffisante, il fallait prendre une profession; mais, naturellement réfléchi, et voulant tout voir par lui-même avant de se fixer, Constantin se rendit à Paris.
Ce fut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette ville immense où il se trouvait pour la première fois; mais au lieu de se laisser entraîner par le tourbillon, Constantin s'adonnait à l'étude: il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques; il lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à une étude approfondie de l'histoire et de la philosophie.
Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait désirer qu'il se fît avocat; mais Constantin avait un éloignement marqué pour le barreau, comme s'il avait pressenti que cette profession, quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui paraissaient que des redites continuelles; l'étude des lois n'était en effet à cette époque qu'un immense dédale, qu'un mélange bizarre de lois féodales, de coutumes, et d'arrêts rendus par les parlements. La médecine, plus positive, et qui tend par une suite d'expériences au bonheur de l'homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le physique de l'homme. Mais ce n'était pas vers ce seul but que se dirigeaient ses études; il continuait toujours ses recherches savantes, ses lectures instructives; et passant ainsi dans le travail un temps que tous les jeunes gens de son âge perdaient dans les plaisirs, il acquit un fonds immense de connaissances en tout genre.
Il suivit ses cours pendant trois années; ce fut dans cet intervalle qu'il composa un Mémoire sur la Chronologie d'Hérodote, qu'il adressa à l'Académie. Le professeur Larcher, avec lequel Constantin se trouvait en opposition, censura ce petit ouvrage avec amertume; notre jeune savant soutint son opinion avec chaleur, et prouva dans la suite qu'il avait raison quant au fond de la question. Quelques fautes légères s'étaient, il est vrai, glissées dans son ouvrage; mais plus tard, instruit par de longues études, il eut le rare mérite de se redresser lui-même dans ses Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne; quoi qu'il en soit, ce Mémoire fit quelque sensation, et mit son auteur en rapport avec ce qu'il y avait alors de plus célèbre à Paris.
Le baron d'Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame Helvétius, qui l'invitait souvent à sa maison de Passy, où se réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin fréquentait souvent, n'ait beaucoup contribué à développer les brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en plus de toute espèce de profession: il aspirait, presque à son insu, à quelque chose de plus élevé.
Jeune encore, il avait déja vieilli dans la méditation, et son génie n'attendait que d'être livré à lui-même pour se développer et prendre un essor rapide. L'occasion ne tarda pas à se présenter; une modique succession lui échut:[4] il résolut d'en employer l'argent à entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse: il projeta de parcourir l'Égypte et la Syrie.
De tous les pays c'étaient les moins connus; après d'immenses recherches et de graves réflexions, Constantin résolut d'entreprendre de parvenir où tant d'autres avaient échoué. Pour se préparer à ce périlleux voyage, il quitta Paris, et se rendit chez son oncle.
Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l'attendaient, mais aussi entrevoyait-il la gloire qu'il devait y acquérir. Il mesura d'abord l'étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les forces qu'il lui fallait pour la parcourir.
Il s'exerçait à la course, entreprenait de faire à pied des voyages de plusieurs jours; il s'habituait à rester des journées entières sans prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des murailles élevées, à régulariser son pas afin de pouvoir mesurer exactement un espace par le temps qu'il mettait à le parcourir. Tantôt il dormait en plein air, tantôt il s'élançait sur un cheval et le montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes; se livrant ainsi à mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage; on taxait d'extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi à la folie ce qui n'était que la fermentation du génie.
Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand dessein à exécution. De peur de n'être pas approuvé, il crut devoir le cacher à son père, mais il se hâta d'en faire part à son oncle. À peine lui eut-il communiqué qu'il ne s'agissait rien moins que de visiter des pays presque inconnus aux habitants de l'Europe, et dont les langages sont si différents des nôtres, qu'effrayé de la hardiesse de ce projet qu'il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de l'en dissuader, mais en vain: Constantin fut inébranlable. «Ce qui distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain,[5] c'est cette impulsion secrète qui l'entraîne comme malgré lui vers les objets d'étude et d'application les plus propres à exercer l'activité de son ame et l'énergie de ses facultés intellectuelles. C'est une espèce d'instinct qu'aucune force ne peut dompter, et qui s'exalte au contraire par les obstacles qui s'opposent à son développement.»
Aussi Constantin, loin de se rebuter, n'en était-il que plus impatient d'entreprendre son voyage; il voyait déja en idée des pays nouveaux; déja son imagination ardente franchissait l'espace, devançait le temps, et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de sa gloire.
Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom; celui que son père lui avait donné lui déplaisait; il résolut d'en prendre un autre. Il faut croire qu'il avait pour cela de fortes raisons; car son oncle l'approuva, s'occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et lui proposa enfin celui de Volney. Constantin le prit, et ce fut pour l'immortaliser.
Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé de ses amis, et s'arracha des bras de son oncle et de sa famille.
Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu'il portait à la manière des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un fusil sur l'épaule; tel était l'équipage de Volney. À peine fut-il à quelque distance d'Angers et au moment de le perdre de vue, qu'il s'arrêta malgré lui: ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne pouvaient s'en détacher; il abandonnait ce qu'il avait de plus cher, et peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit chanceler son courage; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se hâta de s'éloigner.
Il arriva bientôt à Marseille, où il s'embarqua sur un navire qui se trouvait prêt à mettre à la voile pour l'Orient.
À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa quelques mois à observer les mœurs et les coutumes d'un peuple si nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l'étendue de la carrière qu'il voulait parcourir.
En méditant cette grande entreprise, l'intrépide voyageur avait non-seulement pour but de s'instruire, mais encore de faire cesser l'ignorance de l'Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes mers ou d'immenses espaces. Il importait donc qu'il pût tout voir et tout entendre, il fallait pénétrer dans l'intérieur des divers états, et il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue arabe, aussi commune à tous les peuples de l'Orient qu'elle est inconnue parmi nous. Pour surmonter ce nouvel obstacle, le jeune voyageur eut le courage d'aller s'enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent arabe situé au milieu des montagnes du Liban.
Là, il se livra à l'étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d'autant plus de difficultés à vaincre qu'il était privé du secours des grammaires et des dictionnaires; il lui fallait, pour ainsi dire, être son propre maître et se créer une méthode; il sentit la nécessité et conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l'étude des langues orientales.
Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à s'informer des mœurs des Arabes, des variations du climat et des diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux habitants de ces contrées dévastées. Là, comme en Europe, il ne vit que despotisme, que dilapidation des deniers du peuple; là, comme en Europe, il vit un petit nombre d'êtres privilégiés s'arroger insolemment le fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de leurs soldats, n'opposer aux clameurs du peuple que la violence et l'abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa mélancolie habituelle: trop profond pour ne pas soulever le voile de l'avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s'était éloigné que pour bien mériter d'elle.
Ce ne fut qu'après qu'il put converser en arabe avec facilité, qu'il prit réellement son essor: il fit ses adieux aux moines qui l'avaient accueilli, et, après s'être muni de lettres de recommandation pour différents chefs de tribu, il commença son voyage.
Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d'un chef auquel il était particulièrement adressé. Aussitôt qu'il fut arrivé près de lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney lui avait remise, il lui serra les mains en lui disant: «Sois le bien venu; tu peux rester avec nous le temps qu'il te plaira. Renvoie ton guide, nous t'en servirons: regarde cette tente comme la tienne, mon fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage.» Volney n'hésita pas à se fier à l'homme qui s'exprimait avec tant de franchise: il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles à observer religieusement les lois de l'hospitalité, et combien ces hommes que nous nommons des barbares nous sont supérieurs à cet égard. Il resta six semaines au milieu de cette famille errante, partageant leurs exercices et se conformant en tout à leur manière de vivre.
Un jour le chef lui demanda si sa nation était loin du désert, et lorsque Volney eut tâché de lui donner une idée de la distance: «Mais pourquoi es-tu venu ici? lui dit-il.—Pour voir la terre et admirer les œuvres de Dieu.—Ton pays est-il beau?—Très-beau.—Mais y a-t-il de l'eau dans ton pays?—Abondamment; tu en rencontrerais plusieurs fois dans une journée.—Il y a tant d'eau, et tu le quittes!»
Lorsqu'ensuite Volney leur parlait de la France, ils l'interrompaient souvent pour témoigner leur surprise de ce qu'il avait quitté un pays où il trouvait tout en abondance, pour venir visiter une contrée aride et brûlante. Notre voyageur eût désiré passer quelques mois parmi ces bons Arabes; mais il lui était impossible de se contenter comme eux de trois ou quatre dattes et d'une poignée de riz par jour: il avait tellement à souffrir de la faim et de la soif qu'il se sentait souvent défaillir. Il prit congé de ses hôtes, et reçut à son départ des marques de leur amitié. Le père et le fils le reconduisirent à une grande distance, et ne le quittèrent qu'après l'avoir prié plusieurs fois de venir les revoir.
Allant de ville en ville, de tribu en tribu, demandant franchement une hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, Volney parcourut toute l'Égypte et la Syrie. Il salua ces pyramides colossales, ces majestueuses ruines de Palmyre disséminées comme autant de rochers dans ces mers de sables, et comme les seules traces des nations puissantes qui peuplaient jadis ces plaines immenses, aujourd'hui si arides.
Observateur impartial et sage, il ne portait jamais de jugements d'après les opinions d'autrui; il voulait voir par lui-même, et il voyait toujours juste, parce que, sans passions et sans préjugés, il ne désirait et ne cherchait que la vérité.
Il employa trois années à faire ce grand voyage, ce qui paraît un prodige lorsqu'on vient à songer à la modique somme qu'il avait pour l'entreprendre. Il ne l'y dépensa pas tout entière, car à son retour il possédait encore vingt-cinq louis. Quelle sagesse ne lui a-t-il pas fallu pour vivre et voyager trois années entières dans un pays ravagé, où tout se paie au poids de l'or! Mais c'est que Volney fréquentait peu la société des villes; il était presque continuellement en voyage, et il voyageait avec la simplicité d'un philosophe et l'austérité d'un Arabe. Toujours à la recherche de la vérité, il avait renoncé à la trouver parmi les hommes; il suivait avec avidité les traces des temps anciens pour découvrir le sort des générations présentes. Occupé de hautes pensées, il aimait à errer au milieu des ruines, il semblait se complaire au milieu des tombeaux. Là il s'abandonnait à des rêveries profondes. Assis sur les monuments presque en poussière des grandeurs passées, il méditait sur la fragilité des grandeurs présentes; il s'accoutumait à suivre les progrès de la destruction générale, à mesurer d'un œil tranquille cet horrible abîme où vont s'engouffrer les empires et les générations, où vont s'évanouir les chimères des hommes. C'est là qu'il apprit à mépriser ce qu'il appelait les niaiseries humaines, qu'il puisa ces vérités sublimes qui brillent dans ses nombreux écrits, et cette rigidité de principes qui dirigea toujours ses actions.
Après un voyage de trois années, il revint en Europe, et signala son retour par la publication de son Voyage en Égypte et en Syrie. Jamais livre n'obtint un succès plus rapide, plus brillant et moins contesté. Il valut à son jeune auteur l'estime des gens instruits, l'admiration de ses concitoyens et une célébrité européenne: il en reçut des marques flatteuses.
Le baron de Grimm ayant présenté un exemplaire du Voyage en Égypte à Catherine II, eut l'obligeante attention de le faire au nom de Volney. L'impératrice fit offrir à l'auteur une très-belle médaille en or; mais lorsque, quelques années après, Catherine eut pris parti contre la France, Volney se hâta d'écrire à Grimm la lettre suivante en lui renvoyant la médaille:
Paris, 4 décembre 1791.
«Monsieur,
«La protection déclarée que S. M. l'impératrice des Russies accorde à des Français révoltés, les secours pécuniaires dont elle favorise les ennemis de ma patrie, ne me permettent plus de garder en mes mains le monument de générosité qu'elle y a déposé. Vous sentez que je parle de la médaille d'or qu'au mois de janvier 1788 vous m'adressâtes de la part de S. M. Tant que j'ai pu voir dans ce don un témoignage d'estime et d'approbation des principes politiques que j'ai manifestés, je lui ai porté le respect qu'on doit à un noble emploi de la puissance; mais aujourd'hui que je partage cet or avec des hommes pervers et dénaturés, de quel œil pourrai-je l'envisager? Comment souffrirai-je que mon nom se trouve inscrit sur le même registre que ceux des déprédateurs de la France? Sans doute l'impératrice est trompée, sans doute la souveraine qui nous a donné l'exemple de consulter les philosophes pour dresser un code de lois, qui a reconnu pour base de ces lois l'égalité et la liberté, qui a affranchi ses propres serfs, et qui, ne pouvant briser les liens de ceux de ses boyards, les a du moins relâchés; sans doute Catherine II n'a point entendu épouser la querelle des champions iniques et absurdes de la barbarie superstitieuse et tyrannique des siècles passés; sans doute, enfin, sa religion séduite n'a besoin que d'un rayon pour s'éclairer; mais en attendant, un grand scandale de contradiction existe, et les esprits droits et justes ne peuvent consentir à le partager: veuillez donc, monsieur, rendre à l'impératrice un bienfait dont je ne puis plus m'honorer; veuillez lui dire que si je l'obtins de son estime, je le lui rends pour la conserver; que les nouvelles lois de mon pays qu'elle persécute ne me permettent d'être ni ingrat ni lâche, et qu'après tant de vœux pour une gloire utile à l'humanité, il m'est douloureux de n'avoir que des illusions à regretter.
«C.-F. Volney.»
Le succès brillant qu'obtint le Voyage en Égypte et en Syrie, ne fut pas de ces succès éphémères qui ne sont dus qu'aux circonstances ou à la faveur du moment. Parmi les nombreux témoignages qui vinrent attester l'exactitude des récits et la justesse des observations, le plus remarquable sans doute est celui que rendit le général Berthier dans la Relation de la campagne d'Égypte: «Les aperçus politiques sur les ressources de l'Égypte, dit-il, la description de ses monuments, l'histoire des mœurs et des usages des diverses nations qui l'habitent, ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur qui n'ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après lui. Son ouvrage était le guide des Français en Égypte; c'est le seul qui ne les ait jamais trompés.»
Quelques mois après la publication de son voyage, Volney fut nommé pour remplir les fonctions difficiles et importantes de directeur général de l'agriculture et du commerce en Corse; il se disposait à se rendre dans cette île, lorsqu'un événement inattendu vint y mettre obstacle.
La France, fatiguée d'un joug imposé par de mauvaises institutions, venait de le briser. Le cri de liberté avait fait tressaillir tous les cœurs français, et fait trembler tous les trônes. De toutes parts les lumières se réunissaient en un seul faisceau pour dissiper les ténèbres de l'ignorance. Le peuple venait de nommer ses mandataires, et Volney fut appelé à siéger parmi les législateurs de la patrie.
Sur une observation que fit Goupil de Préfeln, il s'empressa de donner sa démission de la place qu'il tenait du gouvernement, ne regardant pas, disait-il, un emploi salarié comme compatible avec l'indépendante dignité de mandataire du peuple.
Il prit part à toutes les délibérations importantes, et, fidèle à son mandat, il se montra toujours un des plus fermes soutiens des libertés publiques.
Malouet ayant proposé[6] de se réunir en comité secret afin de ne point discuter devant des étrangers: «Des étrangers! s'écria Volney, en est-il parmi nous? L'honneur que vous avez reçu d'eux, lorsqu'ils vous ont nommés députés, vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères et vos concitoyens? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés sur vous? Oubliez-vous que vous n'êtes que leurs représentants, leurs fondés de pouvoirs? et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards lorsque vous leur devez compte de toutes vos démarches et de toutes vos pensées?...... Ah! plutôt, que la présence de nos concitoyens nous inspire, nous anime! elle n'ajoutera rien au courage de l'homme qui aime sa patrie et qui veut la servir, mais elle fera rougir le perfide et le lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité aurait déja pu corrompre.»
Il fut un des premiers à provoquer l'organisation des gardes nationales; celles des communes et des départements, et fut nommé secrétaire dès la première année.
Il prit part aux nombreux débats qui s'élèverent lorsqu'on agita la proposition d'accorder au roi l'exercice du droit de paix et de guerre[7].
«Les nations, dit-il, ne sont pas créées pour la gloire des rois, et vous n'avez vu dans les trophées que des sanglants fardeaux pour les peuples.....
«Jusqu'à ce jour l'Europe a présenté un spectacle affligeant de grandeur apparente et de misère réelle: on n'y comptait que des maisons de princes et des intérêts de familles; les nations n'y avaient qu'une existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme des troupeaux; pour les menus plaisirs d'une fête, on ruinait une contrée; pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses avantages naturels; la paix du monde dépendait d'une pleurésie, d'une chute de cheval; l'Inde et l'Amérique étaient plongées dans les calamités de la guerre pour la mort d'un enfant, et les rois, se disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations.»
Il finit par proposer un décret remarquable qui se terminait par ces mots:
«La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune guerre tendante à accroître son territoire.»
Cette proposition fait honneur au patriotisme éclairé de Volney, et l'assemblée se hâta d'en consacrer le principe dans la loi qui intervint. Ce fut cette même année que, sur la proposition de Mirabeau, on s'occupa de la vente des domaines nationaux; Volney publia dans le Moniteur quelques réflexions où il pose ces principes:
«La puissance d'un état est en raison de sa population; la population est en raison de l'abondance; l'abondance est en raison de l'activité de la culture, et celle-ci en raison de l'intérêt personnel et direct, c'est-à-dire de l'esprit de propriété: d'où il suit que plus le cultivateur se rapproche de l'état passif de mercenaire, moins il a d'industrie et d'activité; au contraire, plus il est près de la condition de propriétaire libre et plénier, plus il développe les forces et les produits de la terre et la richesse générale de l'État.»
En suivant ce raisonnement si juste et si péremptoire, on arrive naturellement à cette conséquence, qu'un État est d'autant plus puissant qu'il compte un plus grand nombre de propriétaires, c'est-à-dire, une plus grande division de propriétés.
Jamais aucune assemblée législative n'avait offert une plus belle réunion d'orateurs célèbres. Dans les discussions importantes, ils se pressaient en foule à la tribune; tous brûlaient du désir de soutenir la cause de la liberté, mais de cette liberté sage et limitée, premier droit des peuples.
Tout le monde connaît ce mouvement oratoire de Mirabeau dans une discussion relative au clergé:.... Je vois d'ici la fenêtre d'où la main sacrilège d'un de nos rois, etc.;..... mais peu de personnes savent à qui ce mouvement oratoire fut emprunté. Vingt députés assiégeaient les degrés de la tribune nationale. «Vous aussi! dit Mirabeau à Volney qui tenait un discours à la main.—Je ne vous retarderai pas long-temps;—Montrez-moi ce que vous avez à dire.... Cela est beau, sublime;.... mais ce n'est pas avec une voix faible, une physionomie calme, qu'on tire parti de ces choses-là; donnez-les moi.» Mirabeau fondit dans son discours le passage relatif à Charles IX, et en tira un des plus grands effets qu'ait jamais produits l'éloquence.
C'était peu pour le représentant du peuple de se dévouer tout entier aux intérêts de son pays, il sacrifiait encore ses veilles à l'instruction de ses concitoyens.
Amant passionné de la liberté, ennemi déclaré de tout pouvoir absolu, Volney reconnut qu'il n'y avait que la raison qui pût terrasser le despotisme militaire et religieux. Dans le cours de ses longs voyages, il avait toujours vu la tyrannie croître en raison directe de l'ignorance. Il avait parcouru ces brûlantes contrées, asile des premiers chrétiens, et maintenant patrie des enfants de Mahomet. Il avait suivi avec terreur les traces profondes des maux enfantés par un fanatisme aveugle; il avait vu les peuples d'autant plus ignorants qu'ils étaient plus religieux, d'autant plus esclaves et victimes de préjugés absurdes qu'ils étaient plus attachés à la foi mensongère de leurs aïeux. Il avait vu les hommes plus ou moins plongés dans d'épaisses ténèbres; il conçut le hardi projet de les éclairer du flambeau de la saine philosophie. C'était s'imposer la tâche de saper jusque dans sa base le monstrueux édifice des préjugés et des superstitions; il fallait pulvériser les traditions absurdes, les prophéties mensongères, réfuter toutes les saintes fables, et parler enfin aux hommes le langage de la raison. Il médita long-temps ce sujet important, et publia[8] le fruit de ses réflexions sous le titre de Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires.
Dans ce bel ouvrage[9] «il nous ramène à l'état primitif de l'homme, à sa condition nécessaire dans l'ordre général de l'univers; il recherche l'origine des sociétés civiles et les causes de leurs formations, remonte jusqu'aux principes de l'élévation des peuples et de leur abaissement, développe les obstacles qui peuvent s'opposer à l'amélioration de l'homme.» En philosophe habile, en profond connaisseur du cœur humain, il ne se borne pas à émettre des préceptes arides; il sait captiver l'attention et s'attacher à rendre attrayante l'austère vérité; il anime ses tableaux. Tout-à-coup il dévoile à nos regards une immense carrière, il représente à nos yeux étonnés une assemblée générale de tous les peuples. Toutes les passions, toutes les sectes religieuses sont en présence; c'est un combat terrible de la vérité contre l'erreur. Il dépouille d'une main hardie le fanatisme de son masque hypocrite, il brise les fers honteux forgés par des hommes sacriléges; il les montre toujours guidés par un vil intérêt, établissant leurs jouissances égoïstes sur le malheur des humains, et s'appliquant exclusivement à les maintenir dans une ignorance profonde. Il leur fait apparaître la liberté comme une déesse vengeresse; et comme la tête de Méduse, son nom seul frappe d'effroi tous les oppresseurs, et réveille l'espoir dans le cœur des opprimés. Le premier élan des peuples éclairés est pour la vengeance; mais le sage législateur calme leur fureur, réprime leur impétuosité, en leur apprenant que la liberté n'existe que par la justice, ne s'obtient que par la soumission aux lois, et ne se conserve que par l'observation de ses devoirs.
Dès 1790, il avait pressenti les conséquences terribles qu'auraient sur nos colonies les principes, et surtout la conduite de quelques soi-disant amis des noirs. Il conçut que ce pourrait être une entreprise d'un grand avantage public et privé, d'établir dans la Méditerranée la culture des productions du tropique; et parce que plusieurs plages de la Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers, et que des échantillons de coton avaient déja réussi, il conçut le projet d'y cultiver et de susciter par son exemple ce genre d'industrie.
Volney se rendit en Corse en 1792, et y acheta le domaine de la Confina, près d'Ajaccio; il y fit faire à ses frais des essais dispendieux, et bientôt des productions nouvelles vinrent attester que la France, plus que tout autre pays, pourrait prétendre à l'indépendance commerciale, puisque déja si riche de ses propres produits, elle pourrait encore offrir ceux du Nouveau-Monde. Mais ce n'était pas seulement vers l'amélioration de l'agriculture que se dirigeaient les efforts de Volney: il méditait sur la Corse un ouvrage dont la perfection aurait sans doute égalé l'importance, si nous en jugeons toutefois par les fragments qu'il en a laissés.
Les troubles que Pascal Paoli suscita en Corse, forcèrent Volney d'interrompre ses travaux et de quitter cette île. Le domaine de la Confina, que l'auteur des Ruines appelait ses Petites-Indes, fut mis à l'encan par ce même Paoli, qui lui avait donné tant de fois l'assurance d'une sincère amitié.
C'est pendant ce voyage en Corse qu'il fit la connaissance du jeune Bonaparte, qui n'était encore qu'officier d'artillerie. Le jugement qu'il émit dès lors est un de ceux qui démontrent le plus à quel haut degré il portait le génie de l'observation. Quelques années après, ayant appris en Amérique que le commandement de l'armée d'Italie venait de lui être confié: «Pour peu que les circonstances le secondent, dit-il en présence de plusieurs réfugiés français, ce sera la tête de César sur les épaules d'Alexandre.»
Cependant la liberté avait dégénéré en licence; l'anarchie versait sur la France ses poisons destructeurs. Volney, qui ne pouvait plus défendre à la tribune les principes de la justice et de l'humanité, les proclamait dans des écrits pleins d'énergie et de patriotisme, et ne craignit pas de braver les hommes de 93: tantôt il les accablait sous le poids de l'évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits journaliers; tantôt, maniant l'arme acérée du sarcasme, il s'écriait:
«Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer: le fer des piques ne produit que du sang; c'est le fer des charrues qui produit du pain!»
C'en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme vertueux, de tout patriote éclairé; Volney fut dénoncé comme royaliste, et chargé de fers: sa détention dura dix mois, et il ne dut sa liberté qu'aux événements du 9 thermidor.
Enfin l'horizon s'éclaircit après l'orage, et un gouvernement nouveau parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement réparateur. On donna une forte impulsion à l'instruction publique; une école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent choisis parmis les savants les plus illustres.
L'auteur des Ruines, appelé à la chaire d'histoire, accepta cette charge pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, puisqu'elle lui offrait les moyens d'être utile. Tout en enseignant l'histoire, il voulait chercher à diminuer l'influence journalière qu'elle exerce sur les actions et les opinions des hommes; il la regardait à juste titre comme l'une des sources les plus fécondes de leurs préjugés et de leurs erreurs: c'est en effet de l'histoire que dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour l'histoire, passé en dogme dans le système d'éducation de l'Europe, et s'attacha d'autant plus à l'ébranler, qu'éclairé par des recherches savantes, il ajoutait moins de foi à ces raconteurs des temps passés, qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par leurs passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d'hier dénaturés aujourd'hui?
Dans ses leçons à l'École Normale, Volney se livra à des considérations générales, mais approfondies, et qui n'étaient à ses yeux que des éléments préparatoires aux cours qu'il se proposait de faire. La suppression de cette école déja célèbre vint interrompre ses travaux.
Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d'une politique orageuse, tourmenté du désir d'être utile lors même qu'on lui en ôtait les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa jeunesse l'avait conduit en Égypte et en Syrie. L'Amérique devenue libre marchait à pas de géant vers la civilisation: c'était sans doute un sujet digne de ses observations; mais, en entreprenant ce nouveau voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui l'avaient jadis conduit en Orient.
«En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu'inspire la jeunesse; il quittait gaiement un pays d'abondance et de paix, pour aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que d'employer le temps d'une jeunesse inquiète et active à se procurer des connaissances d'un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa vie d'une auréole de considération et d'estime.
«En 1795, au contraire, lorsqu'il s'embarquait au Hâvre, c'était avec le dégoût et l'indifférence que donnent le spectacle et l'expérience de l'injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de l'avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix, dont l'Europe ne lui offrait plus l'espérance.»
Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, loin de se livrer à un repos nécessaire et qu'il semblait y être venu chercher, Volney, toujours avide d'instruction, ne put résister à la vue du vaste champ d'observations qui s'ouvrait devant lui. Il s'était depuis long-temps persuadé de cette vérité, qu'il n'est rien de si difficile que de parler avec justesse du système général d'un pays ou d'une nation, et qu'on ne peut le faire qu'en observant et voyant par soi-même. Il se mit donc en devoir d'explorer cette nouvelle contrée, comme douze années auparavant il avait traversé les pays d'Orient, c'est-à-dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu'il parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le climat, les lois, les habitants, les mœurs, et lisant dans le grand livre de la nature les divers changements opérés par la force toute-puissante des siècles.
Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington ne pouvait voir avec indifférence l'auteur des Ruines; aussi le reçut-il avec distinction, et lui donna-t-il publiquement des marques d'estime et de confiance.
Il n'en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant d'être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à une petite rancune d'auteur une persécution injuste et absurde que Volney eut à essuyer. Il fut accusé d'être l'agent secret d'un gouvernement dont la hache n'avait cessé de frapper des hommes qui, comme lui, étaient les amis sincères d'une liberté raisonnable. On prétendit qu'il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis qu'il avait publié ouvertement que, suivant lui, l'invasion de cette province était un faux calcul politique.
Ce fut dans ce même temps qu'il fut en butte aux attaques du docteur Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie de catéchiser que l'incendie de sa maison à Londres n'avait pu guérir. Le physicien anglais n'avait pu lire de sang-froid quelques pages des Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s'être placé entre deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu'il proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne niait pas celle de J.-C.; Priestley, peut-être jaloux de la réputation de Volney, ne négligea aucun moyen de l'engager dans une controverse suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe français, pour mieux établir la sienne; le sage voyageur n'opposa d'abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus imperturbable silence; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où il était traité d'ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à répondre, et ce fut pour dire qu'il ne répondrait plus. Dans cette réponse peu connue[10], il n'opposa aux grossièretés de son adversaire qu'une froide ironie, tempérée par l'urbanité française et soutenue par le langage de la raison; il y refusa de faire sa profession de foi, «parce que, disait-il, soit sous l'aspect politique, soit sous l'aspect religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de génie, et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissèment et d'ignorance.»
Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux États-Unis, lorsqu'ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la patrie.
À peine arrivé en France[11], son premier soin fut de renoncer à la succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il avait toujours eu les sentiments d'un fils, parce qu'elle lui avait montré dans plusieurs occasions la sollicitude d'une mère.
Volney avait signalé son retour d'Égypte par la publication de son Voyage; on s'attendait généralement à voir paraître la relation de celui qu'il venait de faire en Amérique: cette espérance fut en partie déçue.
À l'époque de l'affranchissement des États-Unis, cette belle contrée attirait l'attention générale; chacun, fasciné par l'enthousiasme de la liberté, y voyait un pays naissant, mais déja riche à son aurore de tous les fruits de l'âge mûr. C'était, suivant la plupart, le modèle de tout gouvernement; mais suivant Volney ce n'était qu'une séduisante chimère. Il avait tout vu en homme impartial; il était revenu riche de remarques neuves, d'observations savantes: il conçut le plan d'un grand ouvrage où il aurait observé la crise de l'indépendance dans toutes ses phases, où il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent les Américains, de la politique de leur nouveau gouvernement, de l'extension probable des États malgré leur division sur quelques points; enfin il aurait cherché à faire sentir l'erreur romanesque des écrivains modernes, qui appellent peuple neuf et vierge une réunion d'habitants de la vieille Europe, Allemands, Hollandais et surtout Anglais des trois royaumes. Mais cet important ouvrage, dont cependant plusieurs parties étaient achevées, demandait un grand travail et surtout beaucoup de temps dont les affaires publiques et privées ne lui permirent pas de disposer; et d'ailleurs ses opinions différant sur beaucoup de points de celles des publicistes américains, peut-être fut-il aussi arrêté par la crainte trop fondée de se faire de nouveaux ennemis. Il se détermina donc à ne publier que le Tableau du climat et du sol des États-Unis.
Le voyage en Égypte et en Syrie avait eu un si brillant succès, que ce ne fut qu'avec défiance que Volney publia le résultat des observations qu'il avait faites en Amérique. Ce dernier ouvrage fut aussi bien accueilli que le premier. L'auteur y embrasse d'un coup d'œil ces vastes régions hérissées de montagnes inaccessibles et couvertes d'immenses forêts; il en trace le plan topographique d'une main hardie; il analyse avec sagacité les variations du climat. Sa définition pittoresque des vents est surtout remarquable. «Il n'a pas songé à les personnifier, et cependant, a dit un écrivain[12], ils prennent dans ses descriptions animées une sorte de forme et de stature homériques. Ce sont des puissances; les fleuves et le continent sont leur empire; ils commandent aux nuages, et les nuages, comme un corps d'armée, se rallient sous leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts deviennent le théâtre bruyant des combats. L'exposition des marches, des contre-marches de ces tumultueux courants d'air, qui se brisent les uns contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent entre les monts à pic avec une impétuosité retentissante; tout ce désordre de l'atmosphère produit un effet qui saisit à la fois l'ame et les sens, et les fait tressaillir d'émotions nouvelles devant ces nouveaux objets de surprise et de terreur.»
Dans cet ouvrage, comme dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney ne se borne pas à une simple description des pays qu'il parcourt: il se livre à des considérations élevées; l'utilité des hommes est toujours le but de ses recherches. L'étude qu'il avait faite de la médecine lui donnait un grand avantage sur tous les voyageurs qui l'avaient précédé; il était plus à même de juger du climat, d'analyser la salubrité de l'air; il nous retrace les effets de la peste, de la fièvre jaune; il en recherche les diverses causes, et, s'il ne nous indique pas des moyens de guérir ces terribles épidémies, du moins nous apprend-il comment on pourrait les prévenir.
Différent des autres voyageurs, Volney ne nous entretient jamais de ses aventures personnelles; il évite avec soin de se mettre en scène, et ne parle même pas des dangers qu'il a courus. Ce n'est cependant qu'exposé à des périls de toute espèce qu'il a pu voyager dans les pays ravagés de l'Orient et dans les sombres forêts de l'Amérique. Il avait d'autant plus à craindre la cruauté des hommes et les attaques des bêtes féroces, qu'il négligeait de prendre les précautions les plus simples qu'indique la prudence; aussi n'échappa-t-il plusieurs fois que par miracle. En traversant une des forêts des États-Unis, il s'endormit au pied d'un chêne; à son réveil, il secoue son manteau, et reste pétrifié à la vue d'un serpent à sonnettes. L'affreux reptile, troublé dans son repos, s'élance et disparaît parmi les arbres; on n'entendait plus le bruit de ses écailles, avant que Volney, glacé de terreur, eût songé à s'enfuir...
Pendant ce voyage, on avait créé en France ce corps littéraire qui sut, en peu d'années, se placer au premier rang des sociétés savantes de l'Europe. L'illustre voyageur fut appelé à siéger à l'Académie: cet honneur lui avait été décerné pendant son absence; il y acquit de nouveaux droits en publiant les observations qu'il avait faites aux États-Unis...
Trois années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la France, et les orages politiques n'étaient pas apaisés: les factions s'agitaient encore et dominaient tour à tour. Volney ne voulut pas reparaître sur la scène politique, et chercha dans l'étude des consolations contre les peines que lui causaient les malheurs de sa patrie.
À peu près vers cette époque, il vit arriver chez lui le général Bonaparte, qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années, et que le mouvement des partis avait fait priver de son grade. «Me voilà sans emploi, dit-il à Volney; je me console de ne plus servir un pays que se disputent les factions. Je ne puis rester oisif; je veux chercher du service ailleurs. Vous connaissez la Turquie; vous y avez sans doute conservé des relations; je viens vous demander des renseignements, et surtout des lettres de recommandation pour ce pays: mes services dans l'artillerie peuvent m'y rendre très-utile. C'est parce que je connais ce pays, répondit Volney, que je ne vous conseillerai jamais de vous y rendre. Le premier reproche qu'on vous y fera, sera d'être chrétien: il sera bien injuste sans doute, mais enfin on vous le fera et vous en souffrirez. Vous allez me dire peut-être que vous vous ferez musulman: faible ressource, la tache originelle vous restera toujours; plus vous développerez de talents, et plus vous aurez à souffrir de persécutions.—Hé bien, n'y songeons plus. J'irai en Russie; on y accueille les Français. Catherine vous a donné des marques de considération; vous avez des correspondances avec ce pays, vous y avez des amis.—Le renvoi de ma médaille a détruit toutes ces relations. D'ailleurs les Français qu'on accueille aujourd'hui en Russie, ne sont pas ceux qui appartiennent à votre opinion. Croyez-moi, renoncez à votre projet; c'est en France que vos talents trouveront le plus de chances favorables: plus les factions se succèdent rapidement dans un pays, moins une destitution y est durable.—J'ai tout tenté pour être réintégré; rien ne m'a réussi.—Le gouvernement va prendre une nouvelle forme, et Laréveillère-Lépeaux y aura sans doute de l'influence: c'est mon compatriote, il fut autrefois mon collègue; j'ai lieu de croire que ma recommandation ne sera pas sans effet auprès de lui. Je vais l'inviter à déjeuner pour demain: trouvez-vous-y, nous ne serons que nous trois.»
Le déjeuner eut lieu en effet; la conversation de Bonaparte frappa Laréveillère, déja prévenu par Volney. Le député présenta le lendemain le général à son collègue Barras; qui le fit réintégrer.
Une liaison intime ne tarda pas à s'établir entre le vertueux citoyen qui voulait par-dessus tout la liberté de son pays, et l'homme extraordinaire qui devait l'asservir; mais Volney, toujours modéré dans sa conduite et ses opinions politiques, était loin d'approuver la pétulante activité de Bonaparte.
Vers la fin de 1799, Volney, convaincu que la liberté allait périr sous les coups de l'anarchie, seconda le 18 brumaire de tous ses efforts. Le surlendemain de cette journée, Bonaparte lui envoya en présent un superbe attelage qu'il refusa; quelques semaines après, il lui fit offrir par un de ses aides de camp le ministère de l'intérieur. «Dites au premier consul, répondit Volney, qu'il est beaucoup trop bon cocher pour que je puisse m'atteler à son char. Il voudra le conduire trop vite, et un seul cheval rétif pourrait faire aller chacun de son côté le cocher, le char et les chevaux.»
Malgré cette indépendance de caractère que le consul n'était pas accoutumé à trouver dans ceux qui l'entouraient, Volney continua près de deux ans à être admis dans son intimité; il ne tarda pas à s'apercevoir cependant que l'austérité de son langage commençait à déplaire, et qu'on voulait surtout en écarter cette familiarité qu'on avait accueillie jusqu'alors. Un jour que dans une discussion importante et secrète le côté avantageux d'une mesure avait été trop vanté, et l'intérêt de l'humanité beaucoup trop négligé: «C'est encore de la cervelle qu'il y a là!» s'écria Volney en mettant la main sur le cœur du premier consul.
On a cru généralement que leur rupture avait éclaté à l'occasion de l'influence que le premier consul se préparait à rendre au clergé. Il est certain que Volney lui fit quelques observations sur la nécessité d'une extrême circonspection dans cette mesure; mais si ces observations furent reçues froidement, on peut assurer que le consul dissimula une partie du mécontentement qu'elles lui inspiraient. Les débats furent beaucoup plus vifs sur l'expédition de Saint-Domingue. Volney, qui avait été appelé à la discuter dans un conseil privé, s'y opposa de tout son pouvoir. Il représenta avec force tous les obstacles qu'on aurait à surmonter et tout ce qu'il y aurait encore à craindre, en supposant qu'on parvînt à s'emparer de l'île. «Admettons, ajouta-t-il, que les nègres, libres depuis douze ans, veuillent bien rentrer dans la servitude, que Toussaint-Louverture vous tende les bras, que votre armée s'acclimate sans danger, que votre colonie reprenne son ancienne activité; eh bien! même dans ces suppositions qui me semblent contraires aux notions du plus simple bon sens, vous commettrez la plus grave des fautes. Pensez-vous que les Anglais, aujourd'hui seuls possesseurs des mers, ne vous feront pas bientôt une nouvelle guerre pour s'emparer de cette colonie? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de sacrifices? Qu'est-ce qu'un domaine qui n'offre point à ses maîtres de communication directe pour l'exploiter, et encore moins pour le défendre?» Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent connus: des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait si clairement prédit les suites; et, suivant l'usage, ces propos furent commentés et envenimés.
Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut la conduite que tint le philosophe au moment de l'avènement à l'empire. Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l'espoir que la France en recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, et Volney, comme tant d'autres, crut y voir un autel sur lequel on alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d'être appelé à siéger sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu'il la considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir le sénat devenir un instrument d'oppression pour la liberté individuelle comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa réputation l'obligation d'un grand acte. Au moment même où l'on proclamait l'empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L'empereur en fut vivement irrité; mais toujours maître de lui-même quand il n'était pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère; et le lendemain, apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire à l'écart, et reprenant son ancien ton affectueux: «Qu'avez-vous fait, Volney? lui dit-il; est-ce le signal de la résistance que vous avez voulu donner? Pensez-vous que cette démission soit acceptée? Si, comme vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront prolongés tant que vous voudrez.» Quelques jours après, le sénat décréta qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres.
Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à la campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s'y adonna particulièrement à l'étude des langues de l'Asie. Il attribuait à notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les Asiatiques et les Européens. En effet, qu'on suppose que l'usage de ces langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne tranchante de contrastes s'efface en peu de temps; les relations commerciales n'étant plus entravées par la difficulté de s'entendre, deviendraient plus fréquentes, plus directes; et bientôt s'établirait un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un rapprochement de mœurs, d'usages et d'opinions.
Volney nous dit lui-même que le but qu'il s'est proposé en publiant son premier ouvrage intitulé Simplification des langues orientales, fut de faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l'étude; mais ce premier pas parut d'une telle importance à la Société asiatique séante à Calcutta, qu'elle s'empressa de compter Volney au nombre de ses membres. Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d'étendue au premier plan qu'il s'était tracé; et il osa entreprendre de résoudre un problème réputé jusqu'à présent insoluble, celui d'un alphabet universel au moyen duquel on pût écrire facilement toutes les langues.
En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et magnifique ouvrage de la Description de l'Égypte; on devait y joindre une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double nomenclature arabe et française: au premier coup d'œil la chose fut jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney fut invité à faire l'application de son système; mais il n'y consentit qu'à condition qu'il serait préalablement examiné par un comité de savants; ne voulant pas, disait-il, hasarder l'honneur d'un monument public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut admis à une grande majorité.
Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua de présenter des développements nouveaux à sa première idée philanthropique de concourir à rapprocher tous les peuples; nous avons de lui l'Hébreu simplifié, l'Alphabet européen, un Rapport sur les vocabulaires comparés du professeur Pallas, et un Discours sur l'étude philosophique des langues.
La suppression de l'École Normale avait mis fin aux cours d'histoire que Volney avait ouverts d'une manière si brillante; mais elle n'avait pas interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens historiens. Dès 1781, il avait soumis à l'Académie, un Essai sur la chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les monuments et les traces dans les pays qu'ils avaient habités. En 1814, il publia ses Nouvelles Recherches sur l'histoire ancienne. Il y interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes par les autres, et, par un système continuel de comparaison, il parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. Peu d'historiens résistent à cette espèce d'enquête juridique; c'est dans leur propre arsenal qu'il va chercher des armes pour les combattre, et il le fait d'une manière victorieuse. Il s'attache surtout à résoudre le grand problème assyrien, et le résout à l'honneur d'Hérodote, qui est démontré l'auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet ouvrage, fruit d'un travail immense et preuve d'une érudition profonde, eût suffi pour la gloire de Volney.
L'étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse, abrégea ses jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, et bientôt il sentit approcher sa fin; elle fut digne de sa vie.
«Je connais l'habitude de votre profession» dit-il à son médecin trois jours avant de mourir; «mais je ne veux pas que vous traitiez mon imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort. Dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j'ai des dispositions à faire.» Le docteur paraissant hésiter: «J'en sais assez,» reprit Volney, «faites venir un notaire.»
Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n'abandonnant pas à son dernier moment l'idée qui n'avait cessé de l'occuper pendant vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne fussent interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur ouvrage sur l'étude philosophique des langues.
Volney mourut le 25 avril 1820; les regrets de toute la France se sont mêlés aux larmes d'une épousé, modèle de son sexe, dont la bienfaisance fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie.
Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu'à ses talents supérieurs, Volney n'en faisait usage que pour rendre heureux tous ceux qui l'entouraient. Il se plaisait surtout à encourager et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait réclamer l'appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au plaisir d'être utile.
Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d'une liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à Catherine: «Et moi, je m'en suis repenti,» dit-il aussitôt avec une sincérité philosophique. «Si, au lieu d'irriter ceux des rois qui avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une conduite plus modérée, la liberté n'eût pas éprouvé tant d'obstacles, ni coûté tant de sang.»
La modestie et la simplicité de son caractère et de ses mœurs ne l'abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne l'éblouirent pas un instant. «Je suis toujours le même,» écrivait-il à un de ses intimes amis, «un peu comme Jean La Fontaine, prenant le temps comme il vient et le monde comme il va; pas encore bien accoutumé à m'entendre appeler monsieur le comte, mais cela viendra avec les bons exemples. J'ai pourtant mes armes, et mon cachet dont je vous régale: deux colonnes asiatiques ruinées, d'or, bases de ma noblesse, surmontées d'une hirondelle, emblématique (fond d'argent), oiseau voyageur, mais fidèle, qui chaque année vient sur ma cheminée chanter printemps et liberté.»
On a souvent reproché à Volney un caractère morose et une sorte de disposition misanthropique, dont il avait montré des germes dans les premières années de sa vie. Ce reproche, il faut l'avouer, n'a pas toujours été sans fondement; ces dispositions furent quelquefois l'effet d'une santé trop languissante; peut-être aussi doit-on les attribuer à cette étude profonde qu'il avait faite du cœur humain, dans le cours de sa vie politique. «Malheur,» a dit un sage, «malheur à l'homme sensible qui a osé déchirer le voile de la société, et refuse de se livrer à cette illusion théâtrale si nécessaire à notre repos! son ame se trouve en vie dans le sein du néant; c'est le plus cruel de tous les supplices......» Volney déchira le voile.
Adolphe BOSSANGE.
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INVOCATION.
Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux! c'est vous que j'invoque; c'est à vous que j'adresse ma prière. Oui! tandis que votre aspect repousse d'un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d'utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n'offrez-vous pas à l'esprit qui sait vous consulter! C'est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait devant les tyrans, proclamiez déja les vérités qu'ils détestent, et qui, confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, attestiez le saint dogme de l'égalité. C'est dans votre enceinte, qu'amant solitaire de la liberté, j'ai vu m'apparaître son génie, non tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de poignards, mais sous l'aspect auguste de la justice, tenant en ses mains les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de l'éternité.
Ô tombeaux! que vous possédez de vertus! vous épouvantez les tyrans: vous empoisonnez d'une terreur secrète leurs jouissances impies; ils fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous l'orgueil de leurs palais. Vous punissez l'oppresseur puissant; vous ravissez l'or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu'il a dépouillé; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de soucis le faste du riche; vous consolez le malheureux, en lui offrant un dernier asyle; enfin vous donnez à l'ame ce juste équilibre de force et de sensibilité qui constitue la sagesse, la science de la vie. En considérant qu'il faut tout vous restituer, l'homme réfléchi néglige de se charger de vaines grandeurs, d'inutiles richesses: il retient son cœur dans les bornes de l'équité; et cependant, puisqu'il faut qu'il fournisse sa carrière, il emploie les instants de son existence, et use des biens qui lui sont accordés. Ainsi vous jetez un frein salutaire sur l'élan impétueux de la cupidité; vous calmez l'ardeur fiévreuse des jouissances qui troublent les sens; vous reposez l'ame de la lutte fatigante des passions; vous l'élevez au-dessus des vils intérêts qui tourmentent la foule; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples et des temps, l'esprit ne se déploie qu'à de grandes affections, et ne conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah! quand le songe de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne laissent la trace de l'utilité?
Ô ruines! je retournerai vers vous prendre vos leçons! je me replacerai dans la paix de vos solitudes; et là, éloigné du spectacle affligeant des passions, j'aimerai les hommes sur des souvenirs; je m'occuperai de leur bonheur, et le mien se composera de l'idée de l'avoir hâté.
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LES RUINES,
OU
MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS
DES EMPIRES.
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CHAPITRE PREMIER.
Le voyage.
La onzième année du règne d'Abd-ul-Hamid, fils d'Ahmed, empereur des Turks, au temps où les Russes victorieux s'emparèrent de la Krimée et plantèrent leurs étendards sur le rivage qui mène à Constantinople, je voyageais dans l'empire des Ottomans, et je parcourais les provinces qui jadis furent les royaumes d'Égypte et de Syrie.
Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes dans l'état social, j'entrais dans les villes et j'étudiais les mœurs de leurs habitants; je pénétrais dans les palais, et j'observais la conduite de ceux qui gouvernent; je m'écartais dans les campagnes, et j'examinais la condition des hommes qui cultivent; et partout ne voyant que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon cœur était oppressé de tristesse et d'indignation.
Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages désertés, des villes en ruines: souvent je rencontrais d'antiques monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses; des colonnes, des aqueducs, des tombeaux: et ce spectacle tourna mon esprit vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon cœur des pensées graves et profondes.
Et j'arrivai à la ville de Hems, sur les bords de l'Oronte; et là, me trouvant rapproché de celle de Palmyre, située dans le désert, je résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés; et, après trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une vallée remplie de grottes et de sépulcres, tout à coup, au sortir de cette vallée, j'aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus étonnante: c'était une multitude innombrable de superbes colonnes debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s'étendaient à perte de vue en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands édifices, les uns entiers, les autres demi-écroulés. De toutes parts la terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de chapiteaux, de fûts, d'entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d'un travail exquis. Après trois quarts d'heure de marche le long de ces ruines, j'entrai dans l'enceinte d'un vaste édifice, qui fut jadis un temple dédié au soleil, et je pris l'hospitalité chez de pauvres paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du temple; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer en détail la beauté de tant d'ouvrages.
Chaque jour je sortais pour visiter quelqu'un des monuments qui couvrent la plaine; et un soir que, l'esprit occupé de réflexions, je m'étais avancé jusqu'à la vallée des sépulcres, je montai sur les hauteurs qui la bordent, et d'où l'œil domine à la fois l'ensemble des ruines et l'immensité du désert.—Le soleil venait de se coucher; un bandeau rougeâtre marquait encore sa trace à l'horizon lointain des monts de la Syrie: la pleine lune à l'orient s'élevait sur un fond bleuâtre, aux planes rives de l'Euphrate: le ciel était pur, l'air calme et serein; l'éclat mourant du jour tempérait l'horreur des ténèbres; la fraîcheur naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée; les pâtres avaient retiré leurs chameaux; l'œil n'apercevait plus aucun mouvement sur la terre monotone et grisâtre; un vaste silence régnait sur le désert; seulement à de longs intervalles on entendait les lugubres cris de quelques oiseaux de nuit et de quelques chacals...[13] L'ombre croissait, et déja dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs.... Ces lieux solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent à mon esprit un recueillement religieux. L'aspect d'une grande cité déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l'état présent, tout éleva mon cœur à de hautes pensées. Je m'assis sur le tronc d'une colonne; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m'abandonnai à une rêverie profonde.
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CHAPITRE II.
La méditation.
Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente: ici fut le siége d'un empire puissant. Oui! ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte; une foule active circulait dans ces routes aujourd'hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris d'allégresse et de fête: ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa subsistance, affluait un peuple nombreux: là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l'on voyait s'échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique, les tissus moelleux de Kachemire pour les tapis fastueux de la Lydie, l'ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l'or d'Ophir pour l'étain de Thulé.
Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette! Voilà ce qui reste d'une vaste domination, un souvenir obscur et vain! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s'est substitué au murmure des places publiques. L'opulence d'une cité de commerce s'est changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le repaire des fauves; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux!... Ah! comment s'est éclipsée tant de gloire! Comment se sont anéantis tant de travaux!... Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes! ainsi s'évanouissent les empires et les nations!
Et l'histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée; je me rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces contrées; je me peignis l'Assyrien sur les rives du Tigre, le Kaldéen sur celles de l'Euphrate, le Perse régnant de l'Indus à la Méditerranée. Je dénombrai les royaumes de Damas et de l'Idumée, de Jérusalem et de Samarie, et les états belliqueux des Philistins, et les républiques commerçantes de la Phénicie. Cette Syrie, me disais-je, aujourd'hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de bourgs et de hameaux[14]. De toutes parts l'on ne voyait que champs cultivés, que chemins fréquentés, qu'habitations pressées.... Ah! que sont devenus ces âges d'abondance et de vie? Que sont devenues tant de brillantes créations de la main de l'homme? Où sont-ils ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis, ces temples de Balbeck et de Jérusalem? Où sont ces flottes de Tyr, ces chantiers d'Arad, ces ateliers de Sidon, et cette multitude de matelots, de pilotes, de marchands, de soldats? et ces laboureurs, et ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d'êtres vivants dont s'enorgueillissait la face de la terre? Hélas! je l'ai parcourue, cette terre ravagée! J'ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n'ai vu qu'abandon et que solitude.... J'ai cherché les anciens peuples et leurs ouvrages, et je n'en ai vu que la trace, semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière. Les temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont comblés, les villes sont détruites, et la terre, nue d'habitants, n'est plus qu'un lieu désolé de sépulcres.... Grand Dieu! d'où viennent de si funestes révolutions? Par quels motifs la fortune de ces contrées a-t-elle si fort changé? Pourquoi tant de villes se sont-elles détruites? Pourquoi cette ancienne population ne s'est-elle point reproduite et perpétuée?
Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement et jette mon cœur dans le trouble et l'incertitude. Quand ces contrées jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, c'étaient des peuples infidèles qui les habitaient: c'était le Phénicien, sacrificateur homicide à Molok, qui rassemblait dans ses murs les richesses de tous les climats; c'était le Kaldéen, prosterné devant un serpent[15], qui subjuguait d'opulentes cités, et dépouillait les palais des rois et les temples des dieux; c'était le Perse, adorateur du feu, qui recueillait les tributs de cent nations; c'étaient les habitants de cette ville même, adorateurs du soleil et des astres, qui élevaient tant de monuments de prospérité et de luxe.... Troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui devait être le prix de la piété était aux mains de ces idolâtres: et maintenant que des peuples croyants et saints occupent ces montagnes, ce n'est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces mains bénites, ne produit que des ronces et des absinthes. L'homme sème dans l'angoisse, et ne recueille que des larmes et des soucis; la guerre, la famine, la peste l'assaillent tour à tour... Cependant, ne sont-ce pas là les enfants des prophètes? Ce musulman, ce chrétien, ce juif, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de graces et de miracles? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles plus des mêmes faveurs? Pourquoi ces terres sanctifiées par le sang des martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens? Pourquoi en sont-ils comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d'autres nations, en d'autres pays?...
Et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différents de cultes et de mœurs, depuis ceux de l'Asie antique jusqu'aux plus récents de l'Europe, ce nom d'une terre natale réveilla en moi le sentiment de la patrie; et tournant vers elle mes regards, j'arrêtai toutes mes pensées sur la situation où je l'avais quittée[16].
Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées ses routes si somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de l'une et de l'autre Inde; et comparant à l'activité de son commerce, à l'étendue de sa navigation, à la richesse de ses monuments, aux arts et à l'industrie de ses habitants, tout ce que l'Égypte et la Syrie purent jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur passée de l'Asie dans l'Europe moderne; mais bientôt le charme de ma rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant que telle avait été jadis l'activité des lieux que je contemplais: Qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l'abandon de nos propres contrées? Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise, ou du Sviderzée, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de jouissances, le cœur, et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des sensations; qui sait si un voyageur comme moi ne s'asseoira pas un jour sur de muettes ruines et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur?
À ces mots mes yeux se remplirent de larmes, et couvrant ma tête du pan de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses humaines. Ah! malheur à l'homme, dis-je dans ma douleur; une aveugle fatalité se joue de sa destinée! Une nécessité funeste régit au hasard le sort des mortels. Mais non: ce sont les décrets d'une justice céleste qui s'accomplissent! Un Dieu mystérieux exerce ses jugements incompréhensibles! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème secret; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les races présentes. Oh! qui osera sonder les profondeurs de la Divinité[17]?
Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde.
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CHAPITRE III.
Le fantôme.
Cependant un bruit frappa mon oreille; tel que l'agitation d'une robe flottante et d'une marche à pas lents sur des herbes sèches et frémissantes. Inquiet, je soulevai mon manteau, et jetant de tous côtés un regard furtif, tout à coup à ma gauche, dans le mélange du clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d'un temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre enveloppé d'une draperie immense, tel que l'on peint les spectres sortant des tombeaux. Je frissonnai; et tandis qu'ému d'effroi j'hésitais de fuir ou de m'assurer de l'objet, les graves accents d'une voix profonde me firent entendre ce discours:
«Jusques à quand l'homme importunera-t-il les cieux d'une injuste plainte? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le sort de ses maux? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et son cœur aux insinuations de la vérité et de la raison? Elle s'offre partout à lui, cette vérité lumineuse, et il ne la voit point! Le cri de la raison frappe son oreille, et il ne l'entend pas! Homme injuste! si tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens! si ton cœur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces ruines! Lis les leçons qu'elles te présentent!.... Et vous, témoins de vingt siècles divers, temples saints! tombeaux vénérables! murs jadis glorieux, paraissez dans la cause de la nature même! Venez au tribunal d'un sain entendement déposer contre une accusation injuste! venez confondre les déclamations d'une fausse sagesse ou d'une piété hypocrite, et vengez la terre et les cieux de l'homme qui les calomnie!
«Quelle est-elle, cette aveugle fatalité, qui, sans règle et sans lois, se joue du sort des mortels? Quelle est cette nécessité injuste qui confond l'issue des actions, et de la prudence, et de la folie? En quoi consistent ces anathèmes célestes sur ces contrées? Où est cette malédiction divine qui perpétue l'abandon de ces campagnes? Dites, monuments des temps passés! les cieux ont-ils changé leurs lois, et la terre sa marche? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l'espace? Les mers n'élèvent-elles plus leurs nuages? Les pluies et les rosées demeurent-elles fixées dans les airs? Les montagnes retiennent-elles leurs sources? Les ruisseaux se sont-ils taris? et les plantes sont-elles privées de semences et de fruits? Répondez, race de mensonge et d'iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu'il assigna lui-même à la nature? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la terre à ses habitants, les biens que jadis ils leur accordèrent? Si rien n'a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent subsistent encore, à quoi tient donc que les races présentes ne soient ce que furent les races passées? Ah! c'est faussement que vous accusez le sort et la Divinité! c'est à tort que vous reportez à Dieu la cause de vos maux! Dites, race perverse et hypocrite! si ces lieux sont désolés, si des cités puissantes sont réduites en solitudes, est-ce Dieu qui en a causé la ruine? Est-ce sa main qui a renversé ces murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes; ou est-ce la main de l'homme? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville et le feu dans la campagne, qui a tué le peuple, incendié les moissons, arraché les arbres et ravagé les cultures, ou est-ce le bras de l'homme? Et lorsqu'après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, est-ce la vengeance de Dieu qui l'a produite, ou la fureur insensée de l'homme? Lorsque dans la famine le peuple s'est repu d'aliments immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l'a envoyée, ou l'imprudence de l'homme? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont moissonné les habitants, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui l'a dépeuplée? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les champs producteurs et dévaste les campagnes, ou est-ce l'avidité de ceux qui gouvernent? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou l'orgueil des rois et de leurs ministres? Est-ce la vénalité de ses décisions qui renverse la fortune des familles, où la vénalité des organes des lois? sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des hommes? Et si, dans l'angoisse de leurs maux, ils n'en voient pas les remèdes, est-ce l'ignorance de Dieu qu'il en faut inculper, où leur ignorance? Cessez donc, ô mortels, d'accuser la fatalité du SORT ou les jugements de la Divinité! Si Dieu est bon, sera-t-il l'auteur de votre supplice? S'il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits? Non, non; la bizarrerie dont l'homme se plaint n'est point la bizarrerie du destin; l'obscurité où sa raison s'égare n'est point l'obscurité de Dieu; la source de ses calamités n'est point reculée dans les cieux; elle est près de lui sur la terre: elle n'est point cachée au sein de la Divinité; elle réside dans l'homme même; il la porte dans son cœur.
«Tu murmures et tu dis: Comment des peuples infidèles ont-ils joui des bienfaits des cieux et de la terre? Comment des races saintes sont-elles moins fortunées que des peuples impies? Homme fasciné! où est donc la contradiction qui te scandalise? Où est l'énigme que tu supposes à la justice des cieux? Je remets à toi-même la balance des graces et des peines, des causes et des effets. Dis: Quand ces infidèles observaient les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d'intelligents travaux sur l'ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il troubler l'équilibre du monde pour tromper leur prudence? Quand leurs mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des épines? Quand,pour fertiliser ce sol aride, leur industrie construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait, à travers les déserts, des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes? devait-il arracher les moissons que l'art faisait naître, dévaster les campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir le travail, troubler enfin l'ordre établi par la sagesse de l'homme? Et quelle est cette infidélité qui fonda des empires par la prudence, les défendit par le courage, les affermit par la justice; qui éleva des villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d'habitants, et, semblable à l'esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le monde? Si telle est l'impiété, qu'est-ce donc que la vraie croyance? La sainteté consiste-t-elle à détruire? Le Dieu qui peuple l'air d'oiseaux, la terre d'animaux, les ondes, de reptiles; Dieu qui anime la nature entière, est-il donc un Dieu de ruines et de tombeaux? Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l'incendie? Veut-il pour hymnes des gémissements, des homicides pour adorateurs, pour temple un monde désert et ravagé? Voilà cependant, races saintes et fidèles, quels sont vos ouvrages! voilà les fruits de votre piété! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les cultures, réduit la terre en solitude, et vous demandez le salaire de vos œuvres! Il faudra sans doute vous produire des miracles! Il faudra ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et de la terre; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa magnificence et de sa grandeur; ces lois éternelles antérieures à tous les codes, à tous les prophètes; ces lois immuables que ne peuvent altérer, ni les passions, ni l'ignorance de l'homme! Mais la passion qui les méconnaît, l'ignorance qui n'observe point les causes, qui ne prévoit point les effets, ont dit dans la sottise de leur cœur: «Tout vient du hasard, une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la terre, sans que la prudence ou le savoir puisse s'en préserver.» Ou, prenant un langage hypocrite, elles ont dit: «Tout vient de Dieu; il se plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison.....» Et l'ignorance s'est applaudie dans sa malignité. «Ainsi, a-t-elle dit, je m'égalerai à la science qui me blesse; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue et m'importune.» Et la cupidité a ajouté: «Ainsi j'opprimerai le faible et je dévorerai les fruits de sa peine; et je dirai: C'est Dieu qui l'a décrété, c'est le sort qui l'a voulu.»—Mais moi, j'en jure par les lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le cœur humain! l'hypocrite sera déçu dans sa fourberie, l'injuste dans sa rapacité; le soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et le savoir, et que l'aveuglement l'emporte sur la prudence, dans l'art délicat et profond de procurer à l'homme ses vraies jouissances, et d'asseoir sur des bases solides sa félicité.»
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CHAPITRE IV.
L'exposition.
Ansi parla le Fantôme. Interdit de ce discours, et le cœur agité de diverses pensées, je demeurai long-temps en silence. Enfin, m'enhardissant à prendre la parole, je lui dis: «Ô Génie des tombeaux et des ruines! ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le trouble; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. Pardonne à mon ignorance. Hélas! si l'homme est aveugle, ce qui fait son tourment fera-t-il encore son crime? J'ai pu méconnaître la voix de la raison; mais je ne l'ai point rejetée après l'avoir connue. Ah! si tu lis dans mon cœur, tu sais combien il désire la vérité, tu sais qu'il la recherche avec passion..... Et n'est-ce pas à sa poursuite que tu me vois en ces lieux écartés? Hélas! j'ai parcouru la terre; j'ai visité les campagnes et les villes; et voyant partout la misère et la désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a profondément affligé mon ame. Je me suis dit en soupirant: L'homme n'est-il donc créé que pour l'angoisse et pour la douleur? Et j'ai appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les remèdes. J'ai dit: Je me séparerai des sociétés corrompues; je m'éloignerai des palais où l'ame se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s'avilit par la misère; j'irai dans la solitude vivre parmi les ruines; j'interrogerai les monuments anciens sur la sagesse des temps passés; j'évoquerai du sein des tombeaux l'esprit qui jadis, dans l'Asie, fit la splendeur des États et la gloire des peuples. Je demanderai à la cendre des législateurs par quels mobiles s'élèvent et s'abaissent les empires; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations; sur quels principes enfin doivent s'établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes:»
Je me tus; et, les yeux baissés, j'attendis la réponse du Génie. «La paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la justice. Ô jeune homme! puisque ton cœur cherche avec droiture la vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine: j'exposerai à tes regards cette vérité que tu appelles; j'enseignerai à ta raison cette sagesse que tu réclames; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la science des siècles...» Alors s'approchant de moi et posant sa main sur ma tête: «Élève-toi, mortel, dit-il, et dégage tes sens de la poussière où tu rampes...» Et soudain, pénétré d'un feu céleste, les liens qui nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre; et tel qu'une vapeur légère, enlevé par le vol du Génie, je me sentis transporté dans la région supérieure. Là, du plus haut des airs, abaissant mes regards vers la terre, j'aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans l'espace, un globe, semblable à celui de la lune; mais moins gros et moins lumineux, me présentait l'une de ses faces[18]; et cette face avait l'aspect d'un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres; et tandis que je m'efforçais de démêler ce qu'étaient ces taches: «Homme qui cherches la vérité, me dit le Génie, reconnais-tu ce spectacle?»—«Ô Génie! répondis-je, si d'autre part je ne voyais le globe de la lune, je prendrais celui-ci pour le sien; car il a les apparences de cette planète vue au télescope dans l'ombre d'une éclipse: on dirait que ces diverses taches sont des mers et des continents.»
«—Oui; me dit-il, ce sont des mers et des continents, ceux-là mêmes de l'hémisphère que tu habites...»
«—Quoi! m'écriai-je, c'est là cette terre où vivent les mortels!...»
«—Oui, reprit-il: cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une grande portion du disque, et l'enceint presque de tous côtés, c'est là ce que vous appelez le vaste Océan, qui, du pôle du sud s'avançant vers l'équateur, forme d'abord le grand golfe de l'Inde et de l'Afrique, puis se prolonge à l'orient à travers les îles Malaises jusqu'aux confins de la Tartarie, tandis qu'à l'ouest il enveloppe les continents de l'Afrique et de l'Europe jusque dans le nord de l'Asie.
«Sous nos pieds, cette presqu'île de forme carrée est l'aride contrée des Arabes; à sa gauche ce grand continent presque aussi nu dans son intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé qu'habitent les hommes noirs[19]. Au nord, par delà une mer irrégulière et longuement étroite[20], sont les campagnes de l'Europe, riche en prairies et en champs cultivés: à sa droite, depuis la Caspienne, s'étendent les plaines neigeuses et nues de la Tartarie. En revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du Gobi, qui sépare la Chine du reste du monde. Tu vois cet empire dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont les presqu'îles, et les îles des peuples Malais, tristes possesseurs des parfums et des aromates. Ce triangle qui s'avance au loin dans la mer, est la presqu'île trop célèbre de l'Inde. Tu vois le cours tortueux du Gange, les âpres montagnes du Tibet, le vallon fortuné de Kachemire, les déserts salés du Persan, les rives de l'Euphrate et du Tigre, et le lit encaissé du Jourdain, et les canaux du Nil solitaire...»
«—Ô Génie, dis-je, en l'interrompant, la vue d'un mortel n'atteint pas à ces objets dans un tel éloignement...» Aussitôt, m'ayant touché la vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l'aigle; et cependant les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes, des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments semblables à des cases d'échecs.
Et le Génie m'indiquant du doigt les objets: «Ces monceaux, me dit-il, que tu aperçois dans l'aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont les squelettes des villes opulentes dont s'enorgueillissait l'ancienne Éthiopie; voilà cette Thèbes aux cent palais, métropole première des sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d'opinions qui régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs quadrangulaires sont les pyramides dont les masses t'ont épouvanté: au delà, le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de Tyr, de Sidon, d'Ascalon, de Gaze et de Beryte. Ce filet d'eau sans issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le théâtre d'événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d'Horeb et ce mont Sinai, où, par des moyens qu'ignore le vulgaire, un homme profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l'espèce entière. Sur la plage aride qui confine, tu n'aperçois plus de trace de splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient ces ports iduméens, d'où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la presqu'île arabé, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les perles d'Hévila, et l'or de Saba et d'Ophir. Oui, c'est là, sur cette côte d'Oman et de Bahrain, qu'était le siége de ce commerce de luxe, qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens peuples: c'est là que venaient se rendre les aromates et les pierres précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, l'ambre des Maldives, le musc du Tibet, l'aloës de Cochin, les singes et les paons du continent de l'Inde, l'encens d'Hadramaût, la myrrhe, l'argent, la poudre d'or et l'ivoire d'Afrique: c'est de là que prenant leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux d'Égypte et de Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l'opulence de Thèbes, de Sidon, de Memphis et de Jérusalem; et que, tantôt remontant le Tigre et l'Euphrate, elles suscitèrent l'activité des nations assyriennes, mèdes, kaldéennes et perses; et ces richesses, selon l'abus et l'usage qu'elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, dont tu aperçois les colonnes; d'Ecbatane, dont la septuple enceinte est détruite; de Babylone qui n'a plus que des monceaux de terre fouillée; de Ninive, dont le nom à peine subsiste; de Tapsaque, d'Anatho, de Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux! champs célèbres, contrées mémorables! combien votre aspect présente de leçons profondes! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de cette terre! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée! Lieux témoins de la vie de l'homme en tant de divers âges, retracez-moi les révolutions de sa fortune! Dites quels en furent les mobiles et les ressorts! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces! Dévoilez à lui-même les causes de ses maux! Redressez-le par la vue de ses erreurs! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l'expérience des races passées devienne un tableau d'instruction et un germe de bonheur pour les races présentes et futures!»
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CHAPITRE V.
Condition de l'homme dans l'univers.
Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes:
«Je te l'ai dit, ô ami de la vérité! l'homme reporte en vain ses malheurs à des agents obscurs et imaginaires; il recherche en vain à ses maux des causes mystérieuses.... Dans l'ordre général de l'univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients; sans doute son existence est dominée par des puissances supérieures; mais ces puissances ne sont, ni les décrets d'un destin aveugle, ni les caprices d'êtres fantastiques et bizarres: ainsi que le monde dont il fait partie, l'homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence; et ces lois, source commune des biens et des maux, ne sont point écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux; inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l'homme, elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l'homme connaisse ces lois! qu'il comprenne la nature des êtres qui l'environnent, et sa propre nature, et il connaîtra les moteurs de sa destinée; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent en être les remèdes.
«Quand la puissance secrète qui anime l'univers forma le globe que l'homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles qui devinrent la règle de leurs mouvements individuels, le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l'harmonie de l'ensemble; par-là, elle établit un ordre régulier de causes et d'effets, de principes et de conséquences, lequel, sous une apparence de hasard, gouverne l'univers et maintient l'équilibre du monde: ainsi, elle attribua au feu le mouvement de l'activité; à l'air, l'élasticité; la pesanteur et la densité à la matière; elle fit l'air plus léger que l'eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que l'acier; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à la plante de végéter; à l'homme, voulant l'exposer au choc de tant d'êtres divers, et cependant préserver sa vie fragile, elle lui donna la faculté de sentir. Par cette faculté, toute action nuisible à son existence lui porta une sensation de mal et de douleur; et toute action favorable, une sensation de plaisir et de bien-être. Par ces sensations; l'homme, tantôt détourné de ce qui blesse ses sens, et tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été nécessité d'aimer et de conserver sa vie. Ainsi, l'amour de soi, le désir du bien-être, l'aversion de la douleur, ont été les lois essentielles et primordiales imposées à l'homme par la nature même; les lois que la puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, semblables à celles du mouvement dans le monde physique, sont devenues le principe simple et fécond de tout ce qui s'est passé dans le monde moral.
Telle est donc la condition de l'homme: d'un côté, soumis à l'action des éléments qui l'environnent, il est assujetti à plusieurs maux inévitables; et si dans cet arrêt la nature s'est montrée sévère, d'autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l'homme le pouvoir d'augmenter les uns et d'alléger les autres; elle a semblé lui dire: «Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie; le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t'en accorde l'usage: tu le trouveras mêlé de biens et de maux; c'est à toi de les distinguer, c'est à toi de guider tes pas dans des sentiers de fleurs et d'épines. Sois l'arbitre de ton sort; je te remets ta destinée.»—Oui, l'homme est devenu l'artisan de sa destinée; lui-même a créé tour à tour les revers ou les succès de sa fortune; et si, à la vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a eu lieu de gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels principes il est parti et à quelle hauteur il a su s'élever, peut-être a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s'enorgueillir de son génie.
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CHAPITRE VI.
État originel de l'homme.
Dans, l'origine, l'homme formé nu de corps et d'esprit; se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage: orphelin délaissé de la puissance inconnue qui l'avait produit, il ne vit point à ses côtés des êtres descendus des cieux pour l'avertir de besoins qu'il ne doit qu'à ses sens, pour l'instruire de devoirs qui naissent uniquement de ses besoins. Semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l'avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature; par la douleur de la faim, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à sa subsistance; par les intempéries de l'air, il désira de couvrir son corps, et il se fit des vêtements; par l'attrait d'un plaisir puissant, il s'approcha d'un être semblable à lui, et il perpétua son espèce......
Ainsi, les impressions qu'il reçut de chaque objet, éveillant ses facultés, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent d'instruire sa profonde ignorance; ses besoins suscitèrent son industrie, ses périls formèrent son courage; il apprit à distinguer les plantes utiles des nuisibles, à combattre les éléments, à saisir une proie, à défendre sa vie, et il allégea sa misère.
Ainsi, l'amour de soi, l'aversion de la douleur, le désir du bien-être, furent les mobiles simples et puissants qui retirèrent l'homme de l'état sauvage et barbare où la nature l'avait placé; et lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu'il peut compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de s'applaudir et de se dire: «C'est moi qui ai produit les biens qui m'environnent, c'est moi qui suis l'artisan de mon bonheur: habitation sûre, vêtements commodes, aliments abondants et sains, campagnes riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage; sans moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu'un marais immonde, qu'une forêt sauvage, qu'un désert hideux.» Oui, homme créateur, reçois mon hommage! Tu as mesuré l'étendue des cieux, calculé la masse des astres, saisi l'éclair dans les nuages, dompté la mer et les orages, asservi tous les éléments: ah! comment tant d'élans sublimes se sont-ils mélangés de tant d'égarements?
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CHAPITRE VII.
Principe des sociétés.
Cependant, errants dans les bois et aux bords des fleuves, à la poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et pêcheurs, entourés de dangers, assaillis d'ennemis, tourmentés par la faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent leur faiblesse individuelle; et, mus d'un besoin commun de sûreté et d'un sentiment réciproque de mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs forces; et quand l'un encourut un péril, plusieurs l'aidèrent et le secoururent; quand l'un manqua de subsistance, un autre le partagea de sa proie: ainsi les hommes s'associèrent pour assurer leur existence, pour accroître leurs facultés, pour protéger leurs jouissances; et l'amour de soi devint le principe de la société.
Instruits ensuite par l'épreuve répétée d'accidents divers, par les fatigues d'une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les hommes raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent: «Pourquoi consumer nos jours à chercher des fruits épars sur un sol avare? Pourquoi nous épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l'onde et les bois? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous sustentent? Que n'appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les défendre? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des soucis du lendemain.» Et les hommes, s'aidant l'un et l'autre, saisirent le chevreau léger, la brebis timide; ils captivèrent le chameau patient, le taureau farouche, le cheval impétueux; et, s'applaudissant de leur industrie, ils s'assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de goûter le repos et l'aisance; et l'amour de soi, principe de tout raisonnement, devint le moteur de tout art et de toute jouissance.
Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de réflexion; ils remarquèrent le cours des saisons, l'action des éléments, les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant observé que certaines semences contenaient sous un petit volume une substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils imitèrent le procédé de la nature; ils confièrent à la terre le riz, l'orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant trouvé le moyen d'obtenir, dans un petit espace, et sans déplacement, beaucoup de subsistances et de longues provisions, ils se firent des demeures sédentaires; ils construisirent des maisons, des hameaux, des villes, formèrent des peuples, des nations; et l'amour de soi produisit tous les développements du génie et de la puissance.
Ainsi, par l'unique secours de ses facultés, l'homme a su lui-même s'élever à l'étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût fidèlement rempli l'unique et véritable objet! Mais, par une imprudence fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s'est lancé dans un dédale d'erreurs et d'infortunes; et l'amour de soi, tantôt déréglé et tantôt aveugle, est devenu un principe fécond de calamités.
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CHAPITRE VIII.
Source des maux des sociétés.
En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, saisis de l'attrait des objets qui flattant les sens, ils se livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des sensations douces que la nature avait attachées à leurs vrais besoins pour les lier à leur existence: non contents des biens que leur offrait la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables; et un homme fort s'éleva contre un homme faible, pour lui ravir les fruits de ses peines; et le faible invoqua un autre faible, pour résister à la violence; et deux forts se dirent: «Pourquoi fatiguer nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les mains des faibles? Unissons-nous, et dépouillons-les; ils fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les forts s'étant associés pour l'oppression, les faibles pour la résistance, les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se produisant sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un enchaînement successif de calamités.
Ainsi, ce même amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection, devenu aveugle et désordonné, se transforma en un poison corrupteur; et la cupidité, fille et compagne de l'ignorance, s'est rendue la cause de tous les maux qui ont désolé la terre.
Oui, l'ignorance et la cupidité! voilà la double source de tous les tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de fausses idées de bonheur, il a méconnu ou enfreint les lois de la nature, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, nuisant à son existence, il a violé la morale individuelle; c'est par elles que, fermant son cœur à la compassion et son esprit à l'équité, il a vexé, affligé son semblable, et violé la morale sociale. Par l'ignorance et la cupidité, l'homme s'est armé contre l'homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par l'ignorance et la cupidité, une guerre secrète, fermentant au sein de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le despotisme politique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se sont dénaturées les idées du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du vice et de la vertu; et les nations se sont égarées dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La cupidité de l'homme et son ignorance!... voilà les génies malfaisants qui ont perdu la terre! voilà les décrets du sort qui ont renversé les empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude de deuil et de ruines!... Mais puisque ce fut du sein de l'homme que sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher.
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CHAPITRE IX.
Origine des gouvernements et des lois.
En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent: «Nous nous nuisons mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. Établissons-nous des arbitres, qui jugent nos prétentions et pacifient nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.»
Et, au sein des sociétés, il se forma des conventions, tantôt expresses et tantôt tacites, qui devinrent la règle des actions des particuliers, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire observer, et le peuple leur confia la balance pour peser les droits, et l'épée pour punir les transgressions.
Alors s'établit entre les individus un heureux équilibre de forces et d'action, qui fit la sûreté commune. Le nom de l'équité et de la justice fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de la nature; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut heureux et puissant sur la terre.
Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature dans l'organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances qu'il respecta celles d'autrui; et la cupidité trouva son correctif dans l'amour éclairé de soi-même.
Ainsi l'amour de soi, mobile éternel de tout individu, est devenu la base nécessaire de toute association; et c'est de l'observation de cette loi naturelle qu'a dépendu le sort de toutes les nations. Les lois factices et conventionnelles ont-elles tendu vers son but et rempli ses indications, chaque homme, mû d'un instinct puissant, a déployé toutes les facultés de son être; et de la multitude des félicités particulières s'est composée la félicité publique. Ces lois, au contraire, ont-elles gêné l'essor de l'homme vers son bonheur, son cœur, privé de ses vrais mobiles, a langui dans l'inaction, et l'accablement des individus a fait la faiblesse publique.
Or, comme l'amour de soi, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse l'homme contre son semblable, et tend par conséquent à dissoudre la société, l'art des lois et la vertu de leurs agents ont été de tempérer le conflit des cupidités, de maintenir l'équilibre entre les forces, d'assurer à chacun son bien-être, afin que, dans le choc de société à société, tous les membres portassent un même intérêt à la conservation et à la défense de la chose publique.
La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l'intérieur, pour cause efficace, l'équité des gouvernements et des lois; et leur puissance respective a eu pour mesure, à l'extérieur, le nombre des intéressés, et le degré d'intérêt à la chose publique.
D'autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile; le jeu perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus; les conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles; enfin les auteurs des lois en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but; et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d'autrui, s'étant livrés à la leur propre; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le trouble et le désordre; et le vice des lois et l'injustice des gouvernements, dérivés de la cupidité et de l'ignorance, sont devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des États.
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CHAPITRE X.
Causes générales de la prospérité des anciens états.
Ô jeune homme qui demande la sagesse, voilà quelles ont été les causes des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines! Sur quelque lieu que s'arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma pensée, partout s'offrent à mon esprit les mêmes principes d'accroissement ou de destruction, d'élévation ou de décadence. Partout, si un peuple est puissant, si un empire prospère, c'est que les lois de convention y sont conformes aux lois de la nature; c'est que le gouvernement y procure aux hommes l'usage respectivement libre de leurs facultés, la sûreté égale de leurs personnes et de leurs propriétés. Si, au contraire, un empire tombe en ruines ou se dissout, c'est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, d'abord sages et justes, ensuite se dépravent, c'est que l'alternative du bien et du mal tient à la nature du cœur de l'homme, à la succession de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la combinaison des circonstances et des événements, comme le prouve l'histoire de l'espèce.
Dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, ils étaient tous presque égaux en forces; et cette égalité fut une circonstance féconde et avantageuse dans la composition des sociétés: par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne fut l'esclave d'autrui, nul n'avait l'idée d'être maître. L'homme novice ne connaissait ni servitude ni tyrannie; muni de moyens suffisants à son être, il n'imaginait pas d'en emprunter d'étrangers. Ne devant rien, n'exigeant rien, il jugeait des droits d'autrui par les siens, et il se faisait des idées exactes de justice: ignorant d'ailleurs l'art des jouissances, il ne savait produire que le nécessaire; et faute de superflu, la cupidité restait assoupie: que si elle osait s'éveiller, l'homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre.
Ainsi, l'égalité originelle, à défaut de convention, maintenait la liberté des personnes, la sûreté des propriétés, et produisait les bonnes mœurs et l'ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi; et le cœur de l'homme, occupé, n'errait point en désirs coupables. L'homme avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits; et comme la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de ses mains produisit bientôt l'abondance; l'abondance, la population: les arts se développèrent, les cultures s'étendirent, et la terre, couverte de nombreux habitants, se partagea en divers domaines.
Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l'ordre intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et l'industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus active; et parce que l'égalité, facile entre les individus, ne put subsister entre les familles, l'équilibre naturel fut rompu: il fallut y suppléer par un équilibre factice; il fallut préposer des chefs, établir des lois, et, dans l'inexpérience primitive, il dut arriver qu'occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère; mais diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire aux gouvernements une nécessité d'être justes.
En effet, les États, d'abord faibles, ayant à redouter des ennemis extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets: en diminuant l'intérêt des citoyens à leurs gouvernement, ils eussent diminué leurs moyens de résistance, ils eussent facilité les invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis leur propre existence.
À l'intérieur, le caractère des peuples repoussait la tyrannie. Les hommes avaient contracté de trop longues habitudes d'indépendance; ils avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs propres forces.
Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens pour les opprimer les uns par les autres: ils se communiquaient trop aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. D'ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n'avait besoin de se vendre, et le despote n'eût point trouvé de mercenaires.
Si donc il s'élevait des dissensions, c'était de famille à famille, de faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand nombre; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte des étrangers apaisait les discordes: si l'oppression d'un parti s'établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et portait ailleurs son indépendance.
Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de prospérité et de puissance: de ce que chaque homme trouvait son bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à sa conservation; si un étranger l'attaquait, ayant à défendre son champ, sa maison, il portait aux combats la passion d'une cause personnelle, et le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie.
De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa reconnaissance, chacun s'empressait d'être utile, et l'amour-propre multipliait les talents et les vertus civiles.
De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations déployaient des masses imposantes de forces.
De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun était propriétaire; et la division des propriétés conservait les mœurs en rendant le luxe impossible.
De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait l'opulence publique.
De ce que l'abondance des denrées rendait la subsistance facile, la population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de temps le terme de leur plénitude.
De ce qu'il y eut plus de production que de consommation, le besoin du commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques.
Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants de commerce et des siéges puissants de domination. Et sur les rives du Nil et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de l'Inde et de l'Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur de cent métropoles.
Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là, dans chaque État, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit; de ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces conduits souterrains de la Médie[21], de ces forteresses du désert, de ces aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques.... Et ces travaux purent être immenses sans accabler les nations, parce qu'ils furent le produit d'un concours égal et commun des forces d'individus passionnés et libres.
Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions sociales y furent conformes aux véritables lois de la nature, et parce que les hommes, y jouissant de la liberté et de la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés, purent déployer toute l'étendue de leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même.
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CHAPITRE XI.
Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états.
Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une agitation renaissante.
Et d'abord, dans l'état sauvage et barbare des premiers humains, cette cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le meurtre; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent ralentis.
Lorsqu'ensuite les sociétés commencèrent de se former, l'effet des mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en corrompit les institutions et le but; et il s'établit des droits arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la moralité des peuples.
Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort qu'un autre, cette inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi; et parce que le fort put ravir au faible la vie, et qu'il la lui conserva, il s'arrogea sur sa personne un droit de propriété abusif, et l'esclavage des individus prépara l'esclavage des nations.
Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses affections: il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice; et le despotisme paternel jeta les fondements du despotisme politique. Et dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d'union et de paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de classes, de familles, tendirent éternellement à s'approprier, sous le nom de pouvoir suprême, la faculté de tout dépouiller et de tout asservir au gré de leurs passions; et c'est cet esprit d'invasion qui, déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et dans ses mobiles, n'a cessé de tourmenter les nations.
Tantôt, s'opposant au pacte social, ou rompant celui qui déja existait, il livra les habitants d'un pays au choc tumultueux de toutes leurs discordes; et les États dissous furent, sous le nom d'anarchie, tourmentés par les passions de tous leurs membres.
Tantôt, un peuple jaloux de sa liberté, ayant préposé des agents pour administrer, ces agents s'approprièrent les pouvoirs dont ils n'étaient que les gardiens: ils employèrent les fonds publics à corrompre les élections, à s'attacher des partisans, à diviser le peuple en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu'ils étaient, ils se rendirent perpétuels; puis d'électifs, héréditaires; et l'État, agité par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, par la vénalité des pauvres oiseux, par l'empirisme des orateurs, par l'audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut travaillé de tous les inconvénients de la démocratie.
Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, firent des pactes impies, des associations scélérates; et se partageant les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s'attribuèrent des priviléges, des immunités; s'érigèrent en corps séparés, en classes distinctes; s'asservirent en commun le peuple; et, sous le nom d'aristocratie, l'État fut tourmenté par les passions des grands et des riches.
Dans un autre pays, tendant au même but par d'autres moyens, des imposteurs sacrés abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans l'ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, ordonnèrent des sacrifices, imposèrent des offrandes, prescrivirent des fondations; et, sous le nom de théocratie et de religion, les États furent tourmentés par les passions des prêtres.
Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître; et alors, si elle limita les pouvoirs du prince, il n'eut d'autre désir que de les étendre; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui était confié; et, sous le nom de monarchie, les États furent tourmentés par les passions des rois et des princes.
Alors des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent le peuple de l'espoir d'un meilleur maître; ils répandirent les dons, les promesses, renversèrent le despote pour s'y substituer, et leurs disputes pour la succession ou pour le partage, tourmentèrent les États des désordres et des dévastations des guerres civiles.
Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, prenant l'ascendant, concentra en lui toute la puissance: par un phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables contre leur gré ou sans leur aveu, et l'art de la tyrannie naquit encore de la cupidité. En effet, observant l'esprit d'égoïsme qui sans cesse divise tous les hommes, l'ambitieux le fomenta adroitement; il flatta la vanité de l'un, aiguisa la jalousie de l'autre, caressa l'avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de celui-là, irrita les passions de tous; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au riche l'asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une classe par une classe; et isolant tous les citoyens par la défiance, il fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d'opinion, dont ils se serrèrent mutuellement les nœuds. Par l'armée, il s'empara des contributions; par les contributions, il disposa de l'armée; par le jeu correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple d'un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du despotisme.
Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de vicissitudes naquit d'un cercle éternel de passions.
Et cet esprit constant d'égoïsme et d'usurpation engendra deux effets principaux également funestes: l'un, que divisant sans cesse les sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en facilita la dissolution; l'autre, que tendant toujours à concentrer le pouvoir en une seule main, il occasiona un engloutissement successif de sociétés et d'États, fatal à leur paix et à leur existence commune.
En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, puis une famille le parti, un individu la famille; de même il s'établit d'État à État un mouvement d'absorption, qui déploya en grand, dans l'ordre politique, tous les maux particuliers de l'ordre civil. Et une cité ayant subjugué une cité, elle se l'asservit, et en composa une province; et deux provinces s'étant englouties, il s'en forma un royaume: enfin, deux royaumes s'étant conquis, l'on vit naître des empires d'une étendue gigantesque; et dans cette agglomération, loin que la force interne des États s'accrût en raison de leur masse, il arriva, au contraire, qu'elle fut diminuée; et, loin que la condition des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la nature des choses....
Par la raison qu'à mesure que les États acquirent plus d'étendue, leur administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, pour remuer ces masses, donner plus d'énergie au pouvoir, et il n'y eut plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés;
Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout ce qui développait la force des nations, et qu'ils firent leur étude de l'atténuer;
Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d'ignorance et des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements; et que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur esclavage;
Par la raison que la balance s'étant rompue entre les États, les plus forts accablèrent plus facilement les faibles;
Enfin, par la raison qu'à mesure que les États se concentrèrent, les peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements qui leur étaient propres, perdirent l'esprit de personnalité qui causait leur énergie.
Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux déréglements de l'autorité la plus arbitraire.
Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles; et les rois, dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices et dépravés: il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des fleuves élevés sur des montagnes; ils changèrent des campagnes fertiles en parcs pour des fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d'or et de diamants. Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides. Pendant des règnes entiers, on vit des millions de bras employés à des travaux stériles: et le luxe des princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade jusqu'aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et d'appauvrissement.
Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne suffisant plus, ils furent augmentés; et le cultivateur, voyant accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage; et le commerçant, se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie; et la multitude, condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, et toute activité productive fut anéantie.
La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l'humble propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l'homme puissant; et les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations se partagèrent entre un groupe d'oisifs opulents et une multitude pauvre de mercenaires. Le peuple indigent s'avilit, les grands rassasiés se dépravèrent; et le nombre des intéressés à la conservation de l'État décroissant, sa force et son existence devinrent d'autant plus précaires.
D'autre part, nul objet n'étant offert à l'émulation, nul encouragement à l'instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde.
Et l'administration étant secrète et mystérieuse, il n'exista aucun moyen de réforme ni d'amélioration; les chefs ne régissant que par la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu'une faction d'ennemis publics, et il n'y eut plus aucune harmonie entre les gouvernés et les gouvernants.
Et tous ces vices ayant énervé les États de l'Asie opulente, il arriva que les peuples vagabonds et pauvres des déserts et des monts adjacents convoitèrent les jouissances des plaines fertiles; et, par une cupidité commune, ayant attaqué les empires policés, ils renversèrent les trônes des despotes; et ces révolutions furent rapides et faciles, parce que la politique des tyrans avait amolli les sujets, rasé les forteresses, détruit les guerriers; et parce que les sujets accablés restaient sans intérêt personnel, et les soldats mercenaires sans courage.
Et des hordes barbares ayant réduit des nations entières à l'état d'esclavage, il arriva que les empires formés d'un peuple conquérant et d'un peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes essentiellement opposées et ennemies. Tous les principes de la société furent dissous: il n'y eut plus ni intérêt commun, ni esprit public; et il s'établit une distinction de castes et de races, qui réduisit en système régulier le maintien du désordre; et selon que l'on naquit d'un certain sang, l'on naquit serf ou tyran, meuble ou propriétaire.
Et les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la science de l'oppression. L'art de gouverner ne fut plus que celui d'assujettir au plus petit nombre le plus grand. Pour obtenir une obéissance si contraire à l'instinct, il fallut établir des peines plus sévères; et la cruauté des lois rendit les mœurs atroces. Et la distinction des personnes établissant dans l'État deux codes, deux justices, deux droits; le peuple, placé entre le penchant de son cœur et le serment de sa bouche, eut deux consciences contradictoires, et les idées du juste et de l'injuste n'eurent plus de base dans son entendement.
Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et l'accablement. Et les accidents de la nature s'étant joints aux maux qui les assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en reportèrent les causes à des puissances supérieures et cachées; et parce qu'ils avaient des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux; et la superstition aggrava les malheurs des nations.
Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux méchants et envieux comme les despotes. Et pour les apaiser, l'homme leur offrit le sacrifice de toutes ses jouissances: il s'environna de privations, et renversa les lois de la nature. Prenant ses plaisirs pour des crimes, ses souffrances pour des expiations, il voulut aimer la douleur, abjurer l'amour de soi-même; il persécuta ses sens, détesta sa vie; et une morale abnégative et antisociale plongea les nations dans l'inertie de la mort.
Mais parce que la nature prévoyante avait doué le cœur de l'homme d'un espoir inépuisable, voyant le bonheur tromper ses désirs sur cette terre, il le poursuivit dans un autre monde: par une douce illusion, il se fit une autre patrie, un asile où, loin des tyrans, il reprît les droits de son être; de là résulta un nouveau désordre: épris d'un monde imaginaire, l'homme méprisa celui de la nature; pour des espérances chimériques, il négligea la réalité. Sa vie ne fut plus à ses yeux qu'un voyage fatigant, qu'un songe pénible; son corps qu'une prison, obstacle à sa félicité; et la terre un lieu d'exil et de pèlerinage, qu'il ne daigna plus cultiver. Alors une oisiveté sacrée s'établit dans le monde politique; les campagnes se désertèrent; les friches se multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les monuments furent négligés; et de toutes parts l'ignorance, la superstition, le fanatisme, joignant leurs effets, multiplièrent les dévastations et les ruines.
Ainsi, agités par leurs propres passions, les hommes en masse ou en individus, toujours avides et imprévoyants, passant de l'esclavage à la tyrannie, de l'orgueil à l'avilissement, de la présomption au découragement, ont eux-mêmes été les éternels instruments de leurs infortunes.
Et voilà par quels mobiles simples et naturels fut régi le sort des anciens États; voilà par quelle série de causes et d'effets liés et conséquents, ils s'élevèrent ou s'abaissèrent, selon que les lois physiques du cœur humain y furent observées ou enfreintes; et dans le cours successif de leurs vicissitudes, cent peuples divers, cent empires tour à tour abaissés, puissants, conquis, renversés, en ont répété pour la terre les instructives leçons... Et ces leçons aujourd'hui demeurent perdues pour les générations qui ont succédé! Les désordres des temps passés ont reparu chez les races présentes! les chefs des nations ont continué de marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie! les peuples de s'égarer dans les ténèbres des superstitions et de l'ignorance!
Eh bien! ajouta le Génie en se recueillant, puisque l'expérience des races passées reste ensevelie pour les races vivantes, puisque les fautes des aïeux n'ont pas encore instruit leurs descendants, les exemples anciens vont reparaître: la terre va voir se renouveler les scènes imposantes des temps oubliés. De nouvelles révolutions vont agiter les peuples et les empires. Des trônes puissants vont être de nouveau renversés, et des catastrophes terribles rappelleront aux hommes que ce n'est point en vain qu'ils enfreignent les lois de la nature et les préceptes de la sagesse et de la vérité.
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CHAPITRE XII.
Leçons des temps passés répétées sur les temps présents.
Ainsi parla le Génie: frappé de la justesse et de la cohérence de tout son discours; assailli d'une foule d'idées, qui en choquant mes habitudes captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un profond silence... Mais tandis que, d'un air triste et rêveur, je tenais les yeux fixés sur l'Asie, soudain du côté du nord, aux rives de la mer Noire et dans les champs de la Krimée, des tourbillons de fumée et de flammes attirèrent mon attention: ils semblaient s'élever à la fois de toutes les parties de la presqu'île: puis, ayant passé par l'isthme dans le continent, ils coururent, comme chassés d'un vent d'ouest, le long du lac fangeux d'Azof, et furent se perdre dans les plaines herbageuses du Kouban; et considérant de plus près la marche de ces tourbillons, je m'aperçus qu'ils étaient précédés ou suivis de pelotons d'êtres mouvants, qui, tels que des fourmis ou des sauterelles troublées par le pied d'un passant, s'agitaient avec vivacité: quelquefois ces pelotons semblaient marcher les uns vers les autres et se heurter; puis, après le choc, il en restait plusieurs sans mouvement..... Et tandis qu'inquiet de tout ce spectacle, je m'efforçais de distinguer les objets:—Vois-tu, me dit le Génie, ces feux qui courent sur la terre, et comprends-tu leurs effets et leurs causes?—Ô Génie! répondis-je, je vois des colonnes de flammes et de fumée, et comme des insectes qui les accompagnent; mais quand déja je saisis à peine les masses des villes et des monuments, comment pourrais-je discerner de si petites créatures? seulement on dirait que ces insectes simulent des combats; car ils vont, viennent, se choquent, se poursuivent.—Ils ne les simulent pas, dit le Génie, ils les réalisent.—Et quels sont, repris-je, ces animalcules insensés qui se détruisent? ne périront-ils pas assez tôt, eux qui né vivent qu'un jour?..... Alors le Génie me touchant encore une fois la vue et l'ouïe: Vois, me dit-il, et entends.—Aussitôt, dirigeant mes yeux sur les mêmes objets: Ah! malheureux, m'écriai-je, saisi de douleur, ces colonnes de feux! ces insectes! ô Génie! ce sont les hommes, ce sont les ravages de la guerre!...... Ils partent des villes et des hameaux, ces torrents de flammes! Je vois les cavaliers qui les allument, et qui, le sabre à la main, se répandent dans les campagnes; devant eux fuient des troupes éperdues d'enfants, de femmes, de vieillards; j'aperçois d'autres cavaliers qui, la lance sur l'épaule, les accompagnent et les guident. Je reconnais même à leurs chevaux en laisse, à leurs kalpaks, à leur touffe de cheveux, que ce sont des Tartares; et sans doute ceux qui les poursuivent, coiffés d'un chapeau triangulaire et vêtus d'uniformes verts, sont des Moscovites. Ah! je le comprends, la guerre vient de se rallumer entre l'empire des tsars et celui des sultans.—«Non, pas encore, répliqua le Génie. Ce n'est qu'un préliminaire. Ces Tartares ont été et seraient encore des voisins incommodes, on s'en débarrasse; leur pays est d'une grande convenance, on s'en arrondit; et pour prélude d'une autre révolution, le trône des Guérais est détruit.»
Et en effet, je vis les étendards russes flotter sur la Krimée; et leur pavillon se déploya bientôt sur l'Euxin.
Cependant aux cris des Tartares fugitifs, l'empire des Musulmans s'émut. «On chasse nos frères, s'écrièrent les enfants de Mahomet: on outrage le peuple du Prophète! des infidèles occupent une terre consacrée, et profanent les temples de l'Islamisme. Armons-nous; courons aux combats pour venger la gloire de Dieu et notre propre cause.»
Et un mouvement général de guerre s'établit dans les deux empires. De toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des munitions, et tout l'appareil meurtrier des combats fut déployé; et, chez les deux nations, les temples, assiégés d'un peuple immense, m'offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D'un côté, les Musulmans assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe; puis étendant par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des prostrations; et dans le souvenir des revers essuyés pendant leur dernière guerre, ils s'écriaient: «Dieu clément, Dieu miséricordieux! as-tu donc abandonné ton peuple fidèle? Toi qui a promis au Prophète l'empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, comment livres-tu les vrais croyants aux armes des infidèles?» et les Imans et les Santons disaient au peuple: «C'est le châtiment de vos péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin; vous touchez les choses immondes: Dieu vous a punis. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la profession de foi[22], jeûnez de l'aurore au coucher, donnez la dîme de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la victoire.» Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris: Il n'y a qu'un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète: anathème à quiconque ne croit pas!....
«Dieu de bonté, accorde-nous d'exterminer ces chrétiens: c'est pour ta gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton nom.»—Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats.
D'autre part, les Russes, à genoux, s'écriaient: «Rendons graces à Dieu, et célébrons sa puissance; il a fortifié notre bras pour humilier ses ennemis. Dieu bienfaisant, exauce nos prières: pour te plaire, nous passerons trois jours sans manger ni viande ni œufs. Accorde-nous d'exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire; nous te donnerons la dîme des dépouilles, et nous t'élèverons de nouveaux temples.» Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et dirent au peuple: «Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre; dites-nous vos fautes secrètes; donnez vos biens à l'église: nous vous absoudrons de vos péchés, et vous mourrez en état de grace.» Et ils jetaient de l'eau sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir d'amulettes et de talismans; et le peuple ne respirait que guerre et combats.
Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m'affligeant de leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu'il y avait pour le juge commun d'accorder des demandes si contraires, lorsque le Génie saisi d'un mouvement de colère s'écria avec véhémence:
«Quels accents de démence frappent mon oreille? quel délire aveugle et pervers trouble l'esprit des nations? Prières sacriléges, retombez sur la terre! et vous, Cieux, repoussez des vœux homicides, des actions de graces impies! Mortels insensés? est-ce donc ainsi que vous révérez la Divinité! Dites! comment celui que vous appelez votre père commun doit-il recevoir l'hommage de ses enfants qui s'égorgent? Vainqueurs! de quel œil doit-il voir vos bras fumants du sang qu'il a créé? Et vous, vaincus! qu'espérez-vous de ces gémissements inutiles? Dieu a-t-il donc le cœur d'un mortel, pour avoir des passions changeantes? est-il, comme vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le repentir? Ô quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des êtres! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, Dieu se fâche ou s'apaise comme un homme; que tour à tour il aime ou il hait; qu'il bat ou qu'il caresse; que, faible ou méchant, il couve sa haine; que, contradictoire et perfide, il tend des piéges pour y faire tomber; qu'il punit le mal qu'il permet; qu'il prévoit le crime sans l'empêcher; que, juge partial, on le corrompt par des offrandes; que, despote imprudent, il fait des lois qu'ensuite il revoque; que, tyran farouche, il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne sefléchit qu'à force de bassesses... Ah! c'est maintenant que j'ai reconnu le mensonge de l'homme! En voyant le tableau qu'il a tracé de la Divinité, je me suis dit: Non, non, ce n'est point Dieu qui a fait l'homme à son image, c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne; il lui a donné son esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements..... Et lorsqu'en ce mélange il s'est surpris contradictoire à ses propres principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d'impuissance sa raison, et nommé mystère de Dieu les absurdités de son entendement.
«Il a dit: Dieu est immuable, et il lui a adressé des vœux pour le changer. Il l'a dit incompréhensible, et il l'a sans cesse interprété.
«Il s'est élevé sur la terre des imposteurs qui se sont dits confidents de Dieu, et qui, s'érigeant en docteurs des peuples, ont ouvert des voies de mensonge et d'iniquité: ils ont attaché des mérites à des pratiques indifférentes ou ridicules; ils ont érigé en vertu de prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d'articuler de certains noms; ils ont transformé en délit, de manger de certaines viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu'à tels autres. C'est le juif qui mourrait plutôt que de travailler un jour de sabbat; c'est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de souffler le feu de son haleine; c'est l'Indien qui place la suprême perfection à se frotter de fiente de vache, et à prononcer mystérieusement Aûm; c'est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s'il faut commencer par le coude ou par le bout des doigts; c'est le chrétien qui se croirait damné s'il mangeait de la graisse au lieu de lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes! ô morales parfaites et dignes du martyre et de l'apostolat! je passerai les mers pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations reculées; je leur dirai: Enfants de la nature! jusques à quand marcherez-vous dans le sentier de l'ignorance? Jusques à quand méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion? Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des pays civilisés; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il faut, en certains mois de l'année, languir de soif et de faim tout le jour; comment on peut verser le sang de son prochain, et s'en purifier en faisant une profession de foi et une ablution méthodique; comment on peut lui dérober son bien, et s'en absoudre en le partageant avec certains hommes qui se vouent à le dévorer.
«Pouvoir souverain et caché de l'univers! moteur mystérieux de la nature! ame universelle des êtres! toi que, sous tant de noms divers, les mortels ignorent et révèrent; être incompréhensible, infini; Dieu qui, dans l'immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et peuples les abîmes de l'espace de millions de soleils tourbillonnants, dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déja ma vue perd sur la terre! Quand tu t'occupes à guider les astres dans leurs orbites, que sont pour toi les vermisseaux qui s'agitent sur la poussière? Qu'importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes? et que te font les subtilités dont se tourmente leur folie?
«Et vous, hommes crédules, montrez-moi l'efficacité de vos pratiques! Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu'ont changé vos recettes aux lois de la nature? Le soleil en a-t-il plus lui? le cours des saisons est-il autre? la terre en est-elle plus féconde? les peuples sont-ils plus heureux? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à vos pénitences? S'il est infini, qu'ajoutent vos hommages à sa gloire? Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l'arrêt? Répondez, hommes inconséquents!
«Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre aide? S'il veut punir, n'a-t-il pas en main les tremblements, les volcans, la foudre? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu'en exterminant?
«Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des cinq préceptes, comment élève-t-il les Francs qui s'en rient? Si c'est par le Qôran qu'il régit la terre, sur quels principes jugea-t-il les nations avant le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, n'allaient point à la Mekke, à qui cependant il fut donné d'élever des empires puissants? Comment jugea-t-il les Sabéens de Ninive et de Babylone; le Perse, adorateur du feu; le Grec, le Romain, idolâtres; les anciens royaumes du Nil, et vos propres aïeux Arabes et Tartares? Comment juge-t-il encore maintenant tant de nations qui méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses castes des Indiens, le vaste empire des Chinois, les noires tribus de l'Afrique, les insulaires de l'Océan, les peuplades de l'Amérique?
«Hommes présomptueux et ignorants, qui vous arrogez à vous seuls la terre! si Dieu rassemblait à la fois toutes les générations passées et présentes, que seraient, dans leur océan, ces sectes soi-disant universelles du chrétien et du musulman? Quels seraient les jugements de sa justice égale et commune sur l'universalité réelle des humains? C'est là que votre esprit s'égare en systèmes incohérents, et c'est là que la vérité brille avec évidence; c'est là que se manifestent les lois puissantes et simples de la nature et de la raison: lois d'un moteur commun, général; d'un Dieu impartial et juste, qui, pour pleuvoir sur un pays, ne demande point quel est son prophète; qui fait luire également son soleil sur toutes les races des hommes, sur le blanc; comme sur le noir, sur le juif, sur le musulman, sur le chrétien, et sur l'idolâtre; qui fait prospérer, les moissons là où des mains soigneuses les cultivent; qui multiplie toute nation chez qui régnent l'industrie et l'ordre; qui fait prospérer tout empire où la justice est pratiquée, où l'homme puissant est lié par les lois, où le pauvre est protégé par elles, où le faible vit en sûreté, où chacun enfin jouit des droits qu'il tient de la nature et d'un contrat dressé avec équité.
«Voilà par quels principes sont jugés les peuples! voilà la vraie religion qui régit le sort des empires, et qui, de vous-mêmes, Ottomans, n'a cessé de faire la destinée! Interrogez vos ancêtres! demandez-leur par quels moyens ils élevèrent leur fortune, alors qu'idolâtres, peu nombreux et pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper dans ces riches contrées; demandez si ce fut par l'islamisme, jusque-là méconnu par eux, qu'ils vainquirent les Grecs, les Arabes, ou si ce fut par le courage, la prudence, la modération, l'esprit d'union, vraies puissances de l'état social. Alors le sultan lui-même rendait la justice et veillait à la discipline; alors étaient punis le juge prévaricateur, le gouverneur concussionnaire, et la multitude vivait dans l'aisance: le cultivateur était garanti des rapines du janissaire, et les campagnes prospéraient; les routes publiques étaient assurées, et le commerce répandait l'abondance. Vous étiez des brigands ligués, mais entre vous, vous étiez justes: vous subjuguiez les peuplés, mais vous ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes, ils préféraient d'être vos tributaires. Que m'importe, disait le chrétien, que mon maître aime ou brise les images, pourvu qu'il me rende justice? Dieu jugera sa doctrine aux cieux.
«Vous étiez sobres et endurcis; vos ennemis étaient énervés et lâches: vous étiez savants dans l'art des combats; vos ennemis en avaient perdu les principes: vos chefs étaient expérimentés, vos soldats aguerris, dociles: le butin excitait l'ardeur; la bravoure était récompensée; la lâcheté, l'indiscipline punies; et tous les ressorts du cœur humain étaient en activité: ainsi vous vainquîtes cent nations, et d'une foule de royaumes conquis vous fondâtes un immense empire.
«Mais d'autres mœurs ont succédé; et dans les revers qui les accompagnent, ce sont encore les lois de la nature qui agissent. Après avoir dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours allumée, a réagi sur son propre foyer; et, concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés pour le partage et la jouissance; et le désordre s'est introduit dans toutes les classes de votre société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a méconnu l'objet de ses fonctions; et tous les vices du pouvoir arbitraire se sont développés. Ne rencontrant jamais d'obstacles à ses goûts, il est devenu un être dépravé; homme faible et orgueilleux, il a repoussé de lui le peuple, et la voix du peuple ne l'a plus instruit et guidé. Ignorant, et pourtant flatté, il a négligé toute instruction, toute étude, et il est tombé dans l'incapacité; devenu inepte aux affaires, il en a jeté le fardeau sur des mercenaires, et les mercenaires l'ont trompé. Pour satisfaire leurs propres passions, ils ont stimulé, étendu les siennes; ils ont agrandi ses besoins, et son luxe énorme a tout consumé; il ne lui a plus suffi de la table frugale, des vêtements modestes, de l'habitation simple de ses aïeux; pour satisfaire à son faste, il a fallu épuiser la mer et la terre; faire venir du pôle les plus rares fourrures; de l'équateur, les plus chers tissus; il a dévoré, dans un mets, l'impôt d'une ville; dans l'entretien d'un jour, le revenu d'une province. Il s'est investi d'une armée de femmes, d'eunuques, de satellites. On lui a dit que la vertu des rois était la libéralité, la magnificence; et les trésors des peuples ont été livrés aux mains des adulateurs. À l'imitation du maître, les esclaves ont aussi voulu avoir des maisons superbes, des meubles d'un travail exquis, des tapis brodés à grands frais, des vases d'or et d'argent pour les plus vils usages, et toutes les richesses de l'empire se sont englouties dans le Seraï.
«Pour suffire à ce luxe effréné, les esclaves et les femmes ont vendu leur crédit, et la vénalité a introduit une dépravation générale: ils ont vendu la faveur suprême au visir, et le visir a vendu l'empire. Ils ont vendu la loi au cadi, et le cadi a vendu la justice. Ils ont vendu au prêtre l'autel, et le prêtre a vendu les cieux; et l'or conduisant à tout, l'on a tout fait pour obtenir l'or: pour l'or, l'ami a trahi son ami; l'enfant, son père; le serviteur, son maître; la femme, son honneur; le marchand, sa conscience; et il n'y a plus eu dans l'État ni bonne foi, ni mœurs, ni concorde, ni force.
«Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province, l'a considérée comme une ferme, et il y a exercé toute concussion. À son tour, il a vendu la perception des impôts, le commandement des troupes, l'administration des villages; et comme tout emploi a été passager, la rapine, répandue de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le douanier a rançonné le marchand, et le négoce s'est anéanti; l'aga a dépouillé le cultivateur, et la culture s'est amoindrie. Dépourvu d'avances, le laboureur n'a pu ensemencer: l'impôt est survenu, il n'a pu payer; on l'a menacé du bâton, il a emprunté; le numéraire, faute de sûreté, s'est trouvé caché; l'intérêt a été énorme, et l'usure du riche a aggravé la misère de l'ouvrier.
«Et des accidents de saison, des sécheresses excessives ayant fait manquer les récoltes, le gouvernement n'a fait pour l'impôt ni délai ni grace; et la détresse s'appesantissant sur un village, une partie de ses habitants a fui dans les villes; et leur charge, reversée sur ceux qui ont demeuré, a consommé leur ruine, et le pays s'est dépeuplé.
«Et il est arrivé que, poussés à bout par la tyrannie et l'outrage, des villages se sont révoltés; et le pacha s'en est réjoui: il leur a fait la guerre, il a pris d'assaut leurs maisons, pillé leurs meubles, enlevé leurs animaux; et quand la terre a demeuré déserte, que m'importe? a-t-il dit, je m'en vais demain.
«Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou des torrents débordés ont séjourné en marécages; et, sous ce climat chaud, leurs exhalaisons putrides ont causé des épidémies, des pestes, des maladies de toute espèce; et il s'en est suivi un surcroît de dépopulation, de pénurie et de ruine.
«Oh, qui dénombrera tous les maux de ce règne tyrannique!
«Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour leurs querelles personnelles, les provinces d'un État identique sont dévastées. Tantôt, redoutant leurs maîtres, ils tendent à l'indépendance, et attirent sur leurs sujets les châtiments de leur révolte. Tantôt, redoutant ces sujets, ils appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les affider, ils leur permettent tout brigandage. En un lieu, ils intentent un procès à un homme riche, et le dépouillent sur un faux prétexte; en un autre, ils apostent de faux témoins, et imposent une contribution pour un délit imaginaire: partout ils excitent la haine des sectes, provoquent leurs délations pour en retirer des avanies; ils extorquent les biens, frappent les personnes; et quand leur avarice imprudente a entassé en un monceau toutes les richesses d'un pays, le gouvernement, par une perfidie exécrable, feignant de venger le peuple opprimé, attire à lui sa dépouille dans celle du coupable, et verse inutilement le sang pour un crime dont il est complice.
«Ô scélérats, monarques ou ministres, qui vous jouez de la vie et des biens du peuple! est-ce vous qui avez donné le souffle à l'homme, pour le lui ôter? est-ce, vous qui faites naître les produits de la terre, pour les dissiper? fatiguez-vous à sillonner le champ? endurez-vous l'ardeur du soleil et le tourment de la soif, à couper la moisson, à battre la gerbe? veillez-vous à la rosée nocturne comme le pasteur? traversez-vous les déserts comme le marchand? Ah! en voyant la cruauté et l'orgueil des puissants, j'ai été transporté d'indignation, et j'ai dit, dans ma colère: Eh quoi, il ne s'élèvera pas sur la terre des hommes qui vengent les peuples et punissent les tyrans! Un petit nombre de brigands dévorent la multitude, et la multitude se laisse dévorer! Ô peuples avilis! connaissez vos droits! Toute autorité vient de vous, toute puissance est la vôtre. Vainement les rois vous commandent de par Dieu et de par leur lance, soldats, restez immobiles: puisque Dieu soutient le sultan, votre secours est inutile; puisque son épée lui suffit, il n'a pas besoin de la vôtre: voyons ce qu'il peut par lui-même.... Les soldats ont baissé les armes; et voilà les maîtres du monde faibles comme le dernier de leurs sujets! Peuples! sachez donc que ceux qui vous gouvernent sont vos chefs et non pas vos maîtres, vos préposés et non pas vos propriétaires, qu'ils n'ont d'autorité sur vous que par vous et pour votre avantage; que vos richesses sont à vous, et qu'ils vous en sont comptables; que rois ou sujets, Dieu a fait tous les hommes égaux, et que nul des mortels n'a droit d'opprimer son semblable.
«Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces vérités saintes..... Eh bien! ils subiront les conséquences de leur aveuglement..... L'arrêt en est porté; le jour approche où ce colosse de puissance, brisé, s'écroulera sous sa propre masse: oui, j'en jure par les ruines de tant d'empires détruits! l'empire du Croissant subira le sort des États dont il a imité le régime. Un peuple étranger chassera les sultans de leur métropole; le trône d'Orkhan sera renversé, le dernier rejeton de sa race sera retranché, et la horde des Oguzians, privée de chef, se dispersera comme celle des Nogais: dans cette dissolution, les peuples de l'empire, déliés du joug qui les rassemblait, reprendront leurs anciennes distinctions, et une anarchie générale surviendra comme il est arrivé dans l'empire des Sophis, jusqu'à ce qu'il s'élève chez l'Arabe, l'Arménien ou le Grec, des législateurs qui recomposent de nouveaux États.... Oh! s'il se trouvait sur la terre des hommes profonds et hardis! quels éléments de grandeur et de gloire!..... Mais déja l'heure du destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille, et la catastrophe va commencer. Vainement le sultan oppose ses armées; ses guerriers ignorants sont battus, dispersés: vainement il appelle ses sujets; les cœurs sont glacés; les sujets répondent; Cela est écrit; et qu'importe qui soit notre maître? nous ne pouvons perdre à changer. Vainement les vrais croyants invoquent les cieux et le Prophète: le Prophète est mort, et les cieux, sans pitié, répondent: «Cessez de nous invoquer; vous avez fait vos maux, guérissez-les vous-même. La nature a établi des lois, c'est à vous de les pratiquer: observez, raisonnez, profitez de l'expérience. C'est la folie de l'homme qui le perd, c'est à sa sagesse de le sauver. Les peuples sont ignorants, qu'ils s'instruisent; leurs chefs sont pervers, qu'ils se corrigent et s'améliorent;» car tel est l'arrêt de la nature: Puisque les maux des sociétés viennent de la cupidité et de l'ignorance, les hommes ne cesseront d'être tourmentés qu'ils ne soient éclairés et sages; qu'ils ne pratiquent l'art de la justice, fondé sur la connaissance de leurs rapports et des lois de leur organisation.»
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CHAPITRE XIII.
L'espèce humaine s'améliorera-t-elle?
À ces mots, oppressé du sentiment douloureux dont m'accabla leur sévérité: «Malheur aux nations! m'écriai-je en fondant en larmes; malheur à moi-même! Ah! c'est maintenant que j'ai désespéré du bonheur de l'homme. Puisque ses maux procèdent de son cœur, puisque lui seul peut y porter remède, malheur à jamais à son existence! Qui pourra, en effet, mettre un frein à la cupidité du fort et du puissant? Qui pourra éclairer l'ignorance du faible? Qui instruira la multitude de ses droits, et forcera les chefs de remplir leurs devoirs? Ainsi, la race des hommes est pour toujours dévouée à la souffrance! Ainsi, l'individu ne cessera d'opprimer l'individu, une nation d'attaquer une autre nation; et jamais il ne renaîtra pour ces contrées des jours de prospérité et de gloire. Hélas! des conquérants viendront; ils chasseront les oppresseurs et s'établiront à leur place; mais, succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre aura changé de tyrans sans changer de tyrannie.»
Alors me tournant vers le Génie: «Ô Génie! lui dis-je, le désespoir est descendu dans mon ame: en connaissant la nature de l'homme, la perversité de ceux qui gouvernent et l'avilissement de ceux qui sont gouvernés, m'ont dégoûté de la vie; et quand il n'est de choix que d'être complice ou victime de l'oppression, que reste-t-il à l'homme vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux!»
Et le Génie, gardant le silence, me fixa d'un regard sévère mêlé de compassion; et, après quelques instants, il reprit: «Ainsi, c'est à mourir que la vertu réside! L'homme pervers est infatigable à consommer le crime, et l'homme juste se rebute au premier obstacle à faire le bien!.... Mais tel est le cœur humain; un succès l'enivre de confiance, un revers l'abat et le consterne: toujours entier à la sensation du moment, il ne juge point des choses par leur nature, mais par l'élan de sa passion. Homme qui désespères du genre humain, sur quel calcul profond de faits et de raisonnements as-tu établi ta sentence? As-tu scruté l'organisation de l'être sensible, pour déterminer avec précision si les mobiles qui le portent au bonheur sont essentiellement plus faibles que ceux qui l'en repoussent? Ou bien, embrassant d'un coup d'œil l'histoire de l'espèce, et jugeant du futur par l'exemple du passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible? Réponds! depuis leur origine, les sociétés n'ont-elles fait aucun pas vers l'instruction et un meilleur sort? Les hommes sont-ils encore dans les forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides? Les nations sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l'œil ne voyait que des brigands brutes ou des brutes esclaves? Si, dans un temps, dans un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne s'améliorerait-elle pas? Si des sociétés partielles se sont perfectionnées, pourquoi né se perfectionnerait pas la société générale? Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres seraient-ils insurmontables?
«Voudrais-tu penser que l'espèce va se détériorant? Gardez-toi de l'illusion et des paradoxes du misanthrope: l'homme mécontent du présent, suppose au passé une perfection mensongère, qui n'est que le masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat les enfants avec les ossements de leurs pères.
«Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait démentir le témoignage des faits et de la raison; et s'il reste aux faits passés de l'équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant de l'organisation de l'homme; il faudrait prouver qu'il naît avec un usage éclairé de ses sens; qu'il sait, sans expérience, distinguer du poison l'aliment; que l'enfant est plus sage que le vieillard, l'aveugle plus assuré dans sa marche que le clairvoyant; que l'homme civilisé est plus malheureux que l'anthropophage; en un mot, qu'il n'existe pas d'échelle progressive d'expérience et d'instruction.
«Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des monuments: des contrées sans doute ont déchu de ce qu'elles furent à certaines époques; mais si l'esprit sondait ce qu'alors même furent la sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu'il y eut dans leur gloire moins de réalité que d'éclat; il verrait que dans les anciens États, même les plus vantés, il y eut d'énormes vices, de cruels abus, d'où résulta précisément leur fragilité; qu'en général les principes des gouvernements étaient atroces; qu'il régnait de peuple à peuple un brigandage insolent, des guerres barbares, des haines implacables; que le droit naturel était ignoré; que la moralité était pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables; qu'un songe, qu'une vision, un oracle, causaient à chaque instant de vastes commotions: et peut-être les nations ne sont-elles pas encore bien guéries de tant de maux; mais du moins l'intensité en a diminué, et l'expérience du passé n'a pas été totalement perdue. Depuis trois siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées; la civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès sensibles; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son avantage; car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d'isolement et de division qui les rendait tous ennemis: si les pouvoirs se sont concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d'ensemble et plus d'harmonie: si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, elles ont été moins meurtrières dans leurs détails: si les peuples y ont porté moins de personnalité, moins d'énergie, leur lutte a été moins sanguinaire, moins acharnée; ils ont été moins libres, mais moins turbulents; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a servis; car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins inquiets et moins orageux; si les trônes ont été des propriétés, ils ont excité, à titre d'héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu moins de secousses; si enfin les despotes, jaloux et mystérieux, ont interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des idées en tout genre s'est agrandie: l'homme, livré aux études abstraites, a mieux saisi sa place dans la nature, ses rapports dans la société; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les mœurs plus sociales, la vie plus douce: en masse, l'espèce, surtout dans certaines contrées, a sensiblement gagné; et cette amélioration désormais ne peut que s'accroître, parce que ses deux principaux obstacles, ceux-là mêmes qui l'avaient rendue jusque-là si lente et quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer rapidement les idées, sont enfin levés.
«En effet, chez les anciens peuples, chaque canton, chaque cité, par la différence de son langage, étant isolé de tout autre, il en résultait un chaos favorable à l'ignorance et à l'anarchie. Il n'y avait point de communications d'idées, point de participation d'invention, point d'harmonie d'intérêts ni de volontés, point d'unité d'action, de conduite: en outre, tout moyen de répandre et de transmettre les idées se réduisant à la parole fugitive et limitée, à des écrits longs d'exécution, dispendieux et rares, il s'ensuivait empêchement de toute instruction pour le présent, perte d'expérience de génération à génération, instabilité, rétrogradation de lumières, et perpétuité de chaos d'enfance.
Au contraire, dans l'état moderne, et surtout dans celui de l'Europe, de grandes nations ayant contracté l'alliance d'un même langage, il s'est établi de vastes communautés d'opinions; les esprits se sont rapprochés, les cœurs se sont entendus; il y a eu accord de pensées, unité d'action: ensuite un art sacré, un don divin du génie, l'imprimerie, ayant fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même idée à des millions d'hommes, et de la fixer d'une manière durable, sans que la puissance des tyrans pût l'arrêter ni l'anéantir, il s'est formé une masse progressive d'instruction, une atmosphère croissante de lumières, qui désormais assure solidement l'amélioration. Et cette amélioration devient un effet nécessaire des lois de la nature; car, par la loi de la sensibilité, l'homme tend aussi invinciblement à se rendre heureux, que le feu à monter, que la pierre à graviter, que l'eau à se niveler. Son obstacle est son ignorance, qui l'égare dans les moyens, qui le trompe sur les effets et les causes. À force d'expérience il s'éclairera; à force d'erreurs il se redressera; il deviendra sage et bon, parce qu'il est de son intérêt de l'être; et, dans une nation, les idées se communiquant, des classes entières seront instruites, et la science deviendra vulgaire; et tous les hommes connaîtront quels sont les principes du bonheur individuel et de la félicité publique; ils sauront quels sont leurs rapports, leurs droits, leurs devoirs dans l'ordre social; ils apprendront à se garantir des illusions de la cupidité; ils concevront que la morale est une science physique, composée, il est vrai, d'éléments compliqués dans leur jeu, mais simples et invariables dans leur nature, parce qu'ils sont les éléments mêmes de l'organisation de l'homme. Ils sentiront qu'ils doivent être modérés et justes, parce que là est l'avantage et la sûreté de chacun; que vouloir jouir aux dépens d'autrui est un faux calcul d'ignorance, parce que de là résultent des représailles, des haines, des vengeances, et que l'improbité est l'effet constant de la sottise.
«Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur de la société;
«Les faibles, que, loin de se diviser d'intérêts, ils doivent s'unir, parce que l'égalité fait leurs forces;
«Les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la constitution des organes, et que l'ennui suit la satiété;
«Le pauvre, que c'est dans l'emploi du temps et la paix du cœur que consiste le plus haut degré du bonheur de l'homme.
«Et l'opinion publique atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les forcer de se contenir dans les bornes d'une autorité régulière.
«Le hasard même, servant les nations, leur donnera tantôt des chefs incapables, qui, par faiblesse, les laisseront devenir libres; tantôt des chefs éclairés, qui, par vertu, les affranchiront.
«Et alors qu'il existera sur la terre de grands individus, des corps de nations éclairées et libres, il arrivera à l'espèce ce qui arrive à ses éléments: la communication des lumières d'une portion s'étendra de proche en proche, et gagnera le tout. Par la loi de l'imitation, l'exemple d'un premier peuple sera suivi par les autres; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes même, voyant qu'ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité; et la civilisation deviendra générale.
«Et il s'établira de peuple à peuple un équilibre de forces, qui, les contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser leurs barbares usages de guerre, et soumettra à des voies civiles le jugement de leurs contestations; et l'espèce entière deviendra une grande société, une même famille gouvernée par un même esprit, par de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature humaine est capable.
«Ce grand travail sans doute sera long, parce qu'il faut qu'un même mouvement se propage dans un corps immense; qu'un même levain assimile une énorme masse de parties hétérogènes, mais enfin ce mouvement s'opérera, et déja les présages de cet avenir se déclarent. Déja la grande société, parcourant dans sa marche les mêmes phases que les sociétés partielles, s'annonce pour tendre aux mêmes résultats. Dissoute d'abord en toutes ses parties, elle a vu long-temps ses membres sans cohésion; et l'isolement général des peuples forma son premier âge d'anarchie et d'enfance: partagée ensuite au hasard en sections irrégulières d'États et de royaumes, elle a subi les fâcheux effets de l'extrême inégalité des richesses, des conditions; et l'aristocratie des grands empires a formé son second âge: puis, ces grands privilégiés se disputant la prédominance, elle a parcouru la période du choc des factions. Et maintenant les partis, las de leurs discordes, sentant le besoin des lois, soupirent après l'époque de l'ordre et de la paix. Qu'il se montre un chef vertueux! qu'un peuple puissant et juste paraisse! et la terre l'élève au pouvoir suprême: la terre attend un peuple législateur; elle le désire et l'appelle, et mon cœur l'attend.....» Et tournant la tête du côté de l'occident..... «Oui, continua-t-il, déja un bruit sourd frappe mon oreille: un cri de liberté, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l'ancien continent. À ce cri, un murmure secret contre l'oppression s'élève chez une grande nation; une inquiétude salutaire l'alarme sur sa situation; elle s'interroge sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle devrait être; et surprise de sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits, ses moyens; quelle a été la conduite de ses chefs..... Encore un jour, une réflexion:..... et un mouvement immense va naître; un siècle nouveau va s'ouvrir! siècle d'étonnement pour le vulgaire, de surprise et d'effroi pour les tyrans, d'affranchissement pour un grand peuple, et d'espérance pour toute la terre!»
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