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Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires

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CHAPITRE XIV.

Le grand obstacle au perfectionnement.

Le génie se tut.... Cependant, prévenu de noirs sentiments, mon esprit demeura rebelle à la persuasion; mais craignant de le choquer par ma résistance, je demeurai silencieux.... Après quelque intervalle, se tournant vers moi et me fixant d'un regard perçant:..... Tu gardes le silence, reprit-il, et ton cœur agite des pensées qu'il n'ose produire!.... Interdit et troublé: «Ô Génie! lui dis-je, pardonne ma faiblesse: sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité; mais ta céleste intelligence en saisit les traits là où mes sens grossiers ne voient que des nuages. J'en fais l'aveu: la conviction n'a point pénétré dans mon ame, et j'ai craint que mon doute ne te fût une offense.

«Et qu'a le doute, répondit-il, qui en fasse un crime? l'homme est-il maître de sentir autrement qu'il n'est affecté?..... Si une vérité est palpable et d'une pratique importante, plaignons celui qui la méconnaît: sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, équivoque, comment lui trouver le caractère qu'elle n'a pas? Croire sans évidence, sans démonstration, est un acte d'ignorance et de sottise: le crédule se perd dans un dédale d'inconséquences; l'homme sensé examine, discute, afin d'être d'accord dans ses opinions; et l'homme de bonne foi supporte la contradiction, parce qu'elle seule fait naître l'évidence. La violence est l'argument du mensonge; et imposer d'autorité une croyance, est l'acte et l'indice d'un tyran.»

Enhardi par ces paroles: «Ô Génie, répondis-je, puisque ma raison est libre, je m'efforce en vain d'accueillir l'espoir flatteur dont tu la consoles: l'ame vertueuse et sensible se livre aisément aux rêves du bonheur, mais sans cesse une réalité cruelle la réveille à la souffrance et à la misère: plus je médite sur la nature de l'homme, plus j'examine l'état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me semble possible à réaliser. Je parcours de mes regards toute la face de notre hémisphère: en aucun lieu je n'aperçois le germe, ou ne pressens le mobile d'une heureuse révolution. L'Asie entière est ensevelie dans les plus profondes ténèbres. Le Chinois, avili par le despotisme du bambou, aveuglé par la superstition astrologique, entravé par un code immuable de gestes, par le vice radical d'une langue et surtout d'une écriture mal construites, ne m'offre, dans sa civilisation avortée, qu'un peuple automate. L'Indien, accablé de préjugés, enchaîné par les liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le Tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la barbarie de ses aïeux. L'Arabe, doué d'un génie heureux, perd sa force et le fruit de sa vertu dans l'anarchie de ses tribus et la jalousie de ses familles. L'Africain, dégradé de la condition d'homme, semble voué sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs avilis, que des peuples troupeaux, dont se jouent de grands propriétaires. Partout l'ignorance, la tyrannie, la misère, ont frappé de stupeur les nations; et les habitudes vicieuses, dépravant les sens naturels, ont détruit jusqu'à l'instinct du bonheur et de la vérité: il est vrai que dans quelques contrées de l'Europe, la raison a commencé de prendre un premier essor; mais là même, les lumières des particuliers sont-elles communes aux nations? L'habileté des gouvernements a-t-elle tourné à l'avantage des peuples? Et ces peuples qui se disent policés, ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de leurs injustices? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de commerce, ont dévasté l'Inde, dépeuplé le nouveau continent, et soumettent encore aujourd'hui l'Afrique au plus barbare des esclavages? La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans, et la justice sera-t-elle rendue par des mains spoliatrices et avares? Ô Génie! j'ai vu les pays civilisés, et l'illusion de leur sagesse s'est dissipée devant mes regards: j'ai vu les richesses entassées dans quelques mains, et la multitude pauvre et dénuée: j'ai vu tous les droits, tous les pouvoirs concentrés dans certaines classes, et la masse des peuples passive et précaire: j'ai vu des maisons de prince, et point de corps de nation; des intérêts de gouvernement, et point d'intérêt ni d'esprit publics: j'ai vu que toute la science de ceux qui commandent consistait à opprimer prudemment; et la servitude raffinée des peuples policés m'a paru plus irremédiable.

«Un obstacle surtout, ô Génie! a profondément frappé ma pensée: en portant mes regards sur le globe, je l'ai vu partagé en vingt systèmes de cultes différents: chaque nation a reçu ou s'est fait des opinions religieuses opposées; et chacune, s'attribuant exclusivement la vérité, veut croire toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait, dans leur discordance, le grand nombre des hommes se trompe, et se trompe de bonne foi, il s'ensuit que notre esprit se persuade du mensonge comme de la vérité; et alors, quel moyen de l'éclairer? Comment dissiper le préjugé qui d'abord a saisi l'esprit? Comment, surtout, écarter son bandeau, quand le premier article de chaque croyance, le premier dogme de toute religion, est la proscription absolue du doute, l'interdiction de l'examen, l'abnégation de son propre jugement? Que fera la vérité pour être reconnue? Si elle s'offre avec les preuves du raisonnement, l'homme pusillanime récuse sa conscience; si elle invoque l'autorité des puissances célestes, l'homme préoccupé lui oppose une autorité du même genre, et traite toute innovation de blasphème. Ainsi l'homme, dans son aveuglement, rivant sur lui-même ses fers, s'est à jamais livré sans défense au jeu de son ignorance et de ses passions. Pour dissoudre des entraves si fatales, il faudrait un concours inouï d'heureuses circonstances; il faudrait qu'une nation entière, guérie du délire de la superstition, fût inaccessible aux impulsions du fanatisme; qu'affranchi du joug d'une fausse doctrine, un peuple s'imposât lui-même celui de la vraie morale et de la raison; qu'il fût à la fois hardi et prudent, instruit et docile; que chaque individu, connaissant ses droits, n'en transgressât pas la limite; que le pauvre sût résister à la séduction, le riche à l'avarice; qu'il se trouvât des chefs désintéressés et justes; que les oppresseurs fussent saisis d'un esprit de démence et de vertige; que le peuple, recouvrant ses pouvoirs, sentît qu'il ne les peut exercer, et qu'il se constituât des organes; que, créateur de ses magistrats, il sût à la fois les censurer et les respecter; que, dans la réforme subite de toute une nation vivant d'abus, chaque individu disloqué souffrît patiemment les privations et le changement de ses habitudes; que cette nation enfin fût assez courageuse pour conquérir sa liberté, assez instruite pour l'affermir, assez puissante pour la défendre, assez généreuse pour la partager: et tant de conditions pourront-elles jamais se rassembler? Et lorsqu'en ses combinaisons infinies, le sort produirait enfin celle-là, en verrai-je les jours fortunés? et ma cendre ne sera-t-elle pas dès long-temps refroidie?»

À ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la parole.... Le Génie ne me répondit point; mais j'entendis qu'il disait à voix basse: «Soutenons l'espoir de cet homme; car si celui qui aime ses semblables se décourage, que deviendront les nations? Et peut-être le passé n'est-il que trop propre à flétrir le courage? Eh bien! anticipons le temps à venir; dévoilons à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin qu'à la vue du but qu'elle désire, ranimée d'une nouvelle ardeur, elle redouble l'effort qui doit l'y porter.»

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CHAPITRE XV.

Le siècle nouveau.

À peine eut-il achevé ces mots, qu'un bruit immense s'éleva du côté de l'occident; et, y tournant mes regards, j'aperçus à l'extrémité de la Méditerranée, dans le domaine de l'une des nations de l'Europe, un mouvement prodigieux; tel qu'au sein d'une vaste cité, lorsqu'une sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable s'agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu'aux cieux, distingua par intervalles ces phrases:

«Quel est donc ce prodige nouveau? quel est ce fléau cruel et mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras! nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! nous sommes actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! nous payons des tributs énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas! nous sommes en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté au dedans! Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore?»

Et des voix parties du sein de la multitude répondirent: Élevez un étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, et vous connaîtrez l'ennemi qui vous ronge.»

Et, l'étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup partagée en deux corps inégaux, et d'un aspect contrastant: l'un innombrable et presque total, offrait, dans la pauvreté générale des vêtements et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail; l'autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des habits chamarrés d'or et d'argent, et, dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de l'abondance.

Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le grand corps était composé de laboureurs, d'artisans, de marchands, de toutes les professions laborieuses et studieuses utiles à la société, et que, dans le petit groupe, il ne se trouvait que des ministres du culte de tout grade (moines et prêtres), que des gens de finance, d'armoirie, de livrée, des chefs militaires et autres salariés du gouvernement.

Et ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation; de l'autre, un mouvement d'effroi; et le grand corps dit au plus petit:

«Pourquoi êtes-vous séparés de nous? N'êtes-vous donc pas de notre nombre?»

«Non, répondit le groupe: vous êtes le peuple; nous autres, nous sommes un corps distinct, une classe privilégiée, qui avons nos lois, nos usages, nos droits à parts.»

le peuple.

Et de quel travail viviez-vous dans notre société?

le privilégiés.

Nous ne sommes pas faits pour travailler.

le peuple.

Comment avez-vous donc acquis tant de richesses?

le privilégiés.

En prenant le soin de vous gouverner.

le peuple.

Quoi, nous fatiguons, et vous jouissez! nous produisons, et vous dissipez! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous appelez cela gouverner!...... Classe privilégiée, corps distinct qui nous êtes étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous subsisterez.

Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes justes et généreux dirent: Il faut nous rejoindre au peuple, et partager ses fardeaux; car ce sont des hommes comme nous, et nos richesses viennent d'eux. Mais d'autres dirent avec orgueil: Ce serait une honte de nous confondre avec la foule, elle est faite pour nous servir; ne sommes-nous pas la race noble et pure des conquérants de cet empire? Rappelons à cette multitude nos droits et son origine.

les nobles.

Peuple! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre race n'a obtenu la vie qu'à condition de nous servir? Voilà notre contrat social; voilà le gouvernement constitué par l'usage et prescrit par le temps.

le peuple.

Race pure des conquérants! montrez-nous vos généalogies! nous verrons ensuite si ce qui, dans un individu, est vol et rapine, devient vertu dans une nation.

Et à l'instant, des voix élevées de divers côtés commencèrent d'appeler par leurs noms une foule d'individus nobles; et, citant leur origine et leur parenté, elles racontèrent comment l'aïeul, le bisaïeul, le père lui-même, nés marchands, artisans, après s'être enrichis par des moyens quelconques, avaient acheté, à prix d'argent, la noblesse: en sorte qu'un très-petit nombre de familles étaient réellement de souche ancienne. Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers parvenus qui renient leurs parents; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des vétérans illustres! Et ce fut une rumeur de risée.

Pour la détourner, quelques hommes astucieux s'écrièrent: Peuple doux et fidèle, reconnaissez l'autorité légitime: le Roi veut, la loi ordonne.

le peuple.

Classe privilégiée, courtisans de la fortune, laissez les rois s'expliquer; les rois ne peuvent vouloir que le salut de l'immense multitude, qui est le peuple; la loi ne saurait être que le vœu de l'équité.

Alors les privilégiés militaires dirent: La multitude ne sait obéir qu'à la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle!

le peuple.

Soldats! vous êtes notre sang! frapperez-vous vos parents, vos frères? Si le peuple périt, qui nourrira l'armée?

Et les soldats, baissant les armes, dirent: Nous sommes aussi le peuple, montrez-nous l'ennemi! Alors les privilégiés ecclésiastiques dirent: Il n'y a plus qu'une ressource: le peuple est superstitieux; il faut l'effrayer par les noms de Dieu et de religion.

Nos chers frères! nos enfants! Dieu nous a établis pour vous gouverner.

le peuple.

Montrez-nous vos pouvoirs célestes.

le prêtres.

Il faut de la foi: la raison égare.

le peuple.

Gouvernez-vous sans raisonner?

le prêtres.

Dieu veut la paix: la religion prescrit l'obéissance.

le peuple.

La paix suppose la justice; l'obéissance veut la conviction d'un devoir.

le prêtres.

On n'est ici-bas que pour souffrir.

le peuple.

Montrez-nous l'exemple.

le prêtres.

Vivrez-vous sans dieux et sans rois?

le peuple.

Nous voulons vivre sans oppresseurs.

le prêtres.

Il vous faut des médiateurs, des intermédiaires.

le peuple.

Médiateurs près de Dieu et des rois! courtisans et prêtres, vos services sont trop dispendieux; nous traiterons désormais directement nos affaires.

Et alors le petit groupe dit: Tout est perdu, la multitude est éclairée.

Et le peuple répondit: Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous n'abuserons pas de notre force: nous ne voulons que nos droits. Nous avons des ressentiments, nous les oublions: nous étions esclaves, nous pourrions commander; nous ne voulons qu'être libres, et la liberté n'est que la justice.

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CHAPITRE XVI.

Un peuple libre et législateur.

Alors, considérant que toute puissance publique était suspendue, que le régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d'effroi par la pensée qu'il allait tomber dans la dissolution de l'anarchie; mais tout à coup des voix s'élevèrent et dirent:

«Ce n'est pas assez de nous être affranchis des parasites et des oppresseurs, il faut empêcher qu'il n'en renaisse. Nous sommes hommes, et l'expérience nous a trop appris que chacun de nous tend sans cesse à dominer et à jouir aux dépens d'autrui. Il faut donc nous prémunir contre un penchant auteur de discorde; il faut établir des règles certaines de nos actions et de nos droits: or, la connaissance de ces droits, le jugement de ces actions sont des choses abstraites, difficiles, qui exigent tout le temps et toutes les facultés d'un homme. Occupés chacun de nos travaux, nous ne pouvons vaquer à de telles études, ni exercer par nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc parmi nous quelques hommes dont ce soit l'emploi propre. Déléguons-leur nos pouvoirs communs pour nous créer un gouvernement et des lois; constituons-les représentants de nos volontés et de nos intérêts. Et, afin qu'en effet ils en soient une représentation aussi exacte qu'il sera possible, choisissons-les nombreux et semblables à nous, pour que la diversité de nos volontés et de nos intérêts se trouve rassemblée en eux.»

Et ce peuple, ayant choisi dans son sein une troupe nombreuse d'hommes qu'il jugea propres à son dessein, il leur dit: «Jusqu'ici nous avons vécu en une société formée au hasard, sans clauses fixes, sans conventions libres, sans stipulation de droits, sans engagements réciproques; et une foule de désordres et de maux ont résulté de cet état précaire. Aujourd'hui nous voulons, de dessein réfléchi, former un contrat régulier; nous vous avons choisis pour en dresser les articles: examinez donc avec maturité quelles doivent être ses bases et ses conditions; recherchez avec soin quel est le but, quels sont les principes de toute association: connaissez les droits que chaque membre y porte, les facultés qu'il y engage, et celles qu'il y doit conserver: tracez-nous des règles de conduite, des lois équitables; dressez-nous un système nouveau de gouvernement, car nous sentons que les principes qui nous ont guidés jusqu'à ce jour, sont vicieux. Nos pères ont marché dans des sentiers d'ignorance, et l'habitude nous a égarés sur leurs pas: tout s'est fait par violence, par fraude, par séduction, et les vraies lois de la morale et de la raison sont encore obscures: démêlez-en donc le chaos, découvrez-en l'enchaînement, publiez-en le code, et nous nous y conformerons.»

Et ce peuple éleva un trône immense en forme de pyramide; et y faisant asseoir les hommes qu'il avait choisis, il leur dit: «Nous vous élevons aujourd'hui au-dessus de nous, afin que vous découvriez mieux l'ensemble de nos rapports, et que vous soyez hors de l'atteinte de nos passions.

«Mais souvenez-vous que vous êtes nos semblables; que le pouvoir que nous vous conférons est à nous; que nous vous le donnons en dépôt, non en propriété ni en héritage; que les lois que vous ferez, vous y serez les premiers soumis; que demain vous redescendrez parmi nous, et que nul droit ne vous sera acquis, que celui de l'estime et de la reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire l'univers qui révère tant d'apôtres d'erreur, honorera la première assemblée d'hommes raisonnables qui aura solennellement déclaré les principes immuables de la justice, et consacré, à la face des tyrans, les droits des nations!»

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CHAPITRE XVII.

Base universelle de tout droit et de toute loi.

Alors les hommes choisis par le peuple pour rechercher les vrais principes de la morale et de la raison procédèrent à l'objet sacré de leur mission; et, après un long examen, ayant découvert un principe universel et fondamental, il s'éleva un législateur qui dit au peuple; «Voici la base primordiale, l'origine physique de toute justice et de tout droit.

«Quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit l'univers, ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes sensations, les mêmes besoins, elle a, par ce fait même, déclaré qu'elle leur donnait à tous les mêmes droits à l'usage de ses biens, et que tous les hommes sont égaux dans l'ordre de la nature.

«En second lieu, de ce qu'elle a donné à chacun des moyens suffisants de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu'elle les a tous constitués indépendants les uns des autres; qu'elle les a créés libres; que nul n'est, soumis à autrui; que chacun est propriétaire absolu de son être.

«Ainsi, l'égalité et la liberté sont deux attributs essentiels de l'homme; deux lois de la Divinité, inabrogeables et constitutives comme les propriétés physiques des éléments.

«Or, de ce que tout individu est maître absolu de sa personne, il s'ensuit que la liberté pleine de son consentement est une condition inséparable de tout contrat et de tout engagement.

«Et de ce que tout individu est égal à un autre, il suit que la balance de ce qui est rendu à ce qui est donné, doit être rigoureusement en équilibre: en sorte que l'idée de liberté contient essentiellement celle de justice, qui naît de l'égalité.

«L'égalité et la liberté sont donc les bases physiques et inaltérables de toute réunion d'hommes en société, et, par suite, le principe nécessaire et régénérateur de toute loi et de tout système de gouvernement régulier.

«C'est pour avoir dérogé à cette base que chez vous, comme chez tout peuple, se sont introduits les désordres qui vous ont enfin soulevés. C'est en revenant à cette règle que vous pourrez les réformer, et reconstituer une association heureuse.

«Mais observez qu'il en résultera une grande secousse dans vos habitudes, dans vos fortunes, dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des contrats vicieux, des droits abusifs; renoncer à des distinctions injustes, à de fausses propriétés; rentrer enfin un instant dans l'état de la nature. Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices.»

Alors, pensant à la cupidité inhérente au cœur de l'homme, je crus que ce peuple allait renoncer à toute idée d'amélioration.

Mais, dans l'instant, une foule d'hommes généreux et des plus hauts rangs, s'avançant vers le trône, y firent abjuration de toutes leurs distinctions et de toutes leurs richesses: «Dictez-nous, dirent-ils, les lois de l'égalité et de la liberté; nous ne voulons plus rien posséder qu'au titre sacré de la justice.

«Égalité, justice, liberté, voilà quel sera désormais notre code et notre étendard.»

Et sur-le-champ le peuple éleva un drapeau immense, inscrit de ces trois mots, auxquels-il assigna trois couleurs. Et l'ayant planté sur le siége du législateur, l'étendard de la justice universelle flotta pour là première fois sur la terre; et le peuple dressa en avant du siége un autel nouveau, sur lequel il plaça une balance d'or, une épée et un livre, avec cette inscription:

à la loi égale, qui juge et protége.

Puis, ayant environné le siége et l'autel d'un amphithéâtre immense, cette nation s'y assit tout entière pour entendre la publication de la loi. Et des millions d'hommes, levant à la fois les bras vers le ciel, firent le serment solennel de vivre libres et justes; de respecter leurs droits réciproques, leurs propriétés; d'obéir à la loi et à ses agents régulièrement préposés.

Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur, si touchant de générosité, m'émut jusqu'aux larmes; et m'adressant au Génie: «Que je vive maintenant, lui dis-je, car désormais je puis espérer.»

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CHAPITRE XVIII.

Effroi et conspiration des tyrans.

Cependant, à peine le cri solennel de l'égalité et de la liberté eut-il retenti sur la terre, qu'un mouvement de trouble et de surprise s'excita au sein des nations; et d'une part la multitude émue de désir, mais indécise entre l'espérance et la crainte, entre le sentiment de ses droits et l'habitude de ses chaînes, commença de s'agiter; d'autre part, les rois réveillés subitement du sommeil de l'indolence et du despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes; et partout ces classes de tyrans civils et sacrés qui trompent les rois et oppriment les peuples, furent saisies de rage et d'effroi; et tramant des desseins perfides: «Malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la liberté parvient à l'oreille de la multitude! Malheur à nous, si ce pernicieux esprit de justice se propage!.....» Et voyant flotter l'étendard: «Concevez-vous l'essaim de maux renfermés dans ces seules paroles? Si tous les hommes sont égaux, où sont nos droits exclusifs d'honneur et de puissance? Si tous sont ou doivent être libres, que deviennent nos esclaves, nos serfs, nos propriétés? Si tous sont égaux dans l'état civil, où sont nos prérogatives de naissance, d'hérédité? et que devient la noblesse? S'ils sont tous égaux devant Dieu, où est le besoin de médiateurs? et que devient le sacerdoce? Ah! pressons-nous de détruire un germe si fécond, si contagieux! Employons tout notre art contre cette calamité; effrayons les rois, pour qu'ils s'unissent à notre cause. Divisons les peuples, et suscitons-leur des troubles et des guerres. Occupons-les de combats, de conquêtes et de jalousies. Alarmons-les sur la puissance de cette nation libre. Formons une grande ligue contre l'ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilége, renversons ce trône de rébellion, et étouffons dans son foyer cet incendie de révolution.»

Et en effet, les tyrans civils et sacrés des peuples formèrent une ligue générale; entraînant sur leurs pas une multitude contrainte ou séduite, ils se portèrent d'un mouvement hostile contre la nation libre, et investirent à grands cris l'autel et le trône de la loi naturelle: «Quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique et nouvelle? Quel est cet autel impie, ce culte sacrilége?.... Sujets fidèles et croyants! ne semblerait-il pas que ce fût d'aujourd'hui que l'on vous découvre la vérité, que jusqu'ici vous eussiez marché dans l'erreur, que ces rebelles, plus heureux que vous, ont seuls le privilége d'être sages! Et vous; peuple égaré, ne voyez-vous pas que vos nouveaux chefs vous trompent, qu'ils altèrent les principes de votre foi, qu'ils renversent la religion de vos pères? Ah! tremblez que le courroux du ciel ne s'allume, et hâtez-vous, par un prompt repentir, de réparer votre erreur.»

Mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre garda le silence; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une attitude imposante.

Et le législateur dit aux chefs des peuples: «Si, lorsque nous marchions un bandeau sur les yeux, la lumière éclairait nos pas, pourquoi, aujourd'hui qu'il est levé, fuira-t-elle nos regards qui la cherchent? Si les chefs qui prescrivent aux hommes d'être clairvoyants, les trompent et les égarent, que font ceux qui ne veulent guider que des aveugles? Chefs des peuples! si vous possédez la vérité, faites-nous la voir: nous la recevrons avec reconnaissance; car nous la cherchons avec désir, et nous avons intérêt de la trouver: nous sommes hommes, et nous pouvons nous tromper; mais vous êtes hommes aussi, et vous êtes également faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe où, depuis tant de siècles, erre l'humanité; aidez-nous à dissiper l'illusion de tant de préjugés et de vicieuses habitudes; concourez avec nous, dans le choc de tant d'opinions qui se disputent notre croyance, à démêler le caractère propre et distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les combats si longs de l'erreur: établissons entre elle et la vérité une lutte solennelle: appelons les opinions des hommes de toutes les nations: convoquons l'assemblée générale des peuples: qu'ils soient juges eux-mêmes dans la cause qui leur est propre; et que, dans le débat de tous les systèmes, nul défenseur, nul argument ne manquant aux préjugés ni à la raison, le sentiment d'une évidence générale et commune fasse enfin naître la concorde universelle des esprits et des cœurs.»

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CHAPITRE XIX.

Assemblée générale des peuples.

Ainsi parla le législateur; et la multitude, saisie de ce mouvement qu'inspire d'abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus.

Alors s'offrit à mes regards une scène d'un genre étonnant et nouveau: tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les climats produisent de races d'hommes divers, accourant de toutes parts, me sembla se réunir dans une même enceinte; et là, formant un immense congrès, distingué en groupes par l'aspect varié des costumes, des traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant.

D'un côté, je voyais l'Européen, à l'habit court et serré, au chapeau pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre; de l'autre, l'Asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la tête rase et au turban rond. Ici j'observais les peuples Africains, à la peau d'ébène, aux cheveux laineux, au corps ceint de pagnes blancs et bleus, ornés de bracelets et de colliers de corail, de coquilles et de verre: là les races septentrionales, enveloppées dans leurs sacs de peau; le Lapon, au bonnet pointu, aux souliers de raquette; le Samoyède, à l'odeur forte et au corps brûlant; le Tongouze, au bonnet cornu, portant ses idoles pendues sur son sein; le Yakoute, au visage piqueté; le Calmouque, au nez aplati, aux petits yeux renversés. Plus loin étaient le Chinois, au vêtement de soie aux tresses pendantes; le Japonais, au sang mélangé; le Malais, aux grandes oreilles, au nez percé d'un anneau, au vaste chapeau de feuilles de palmier, et les habitants tatoués des îles de l'Océan et du continent antipode. Et l'aspect de tant de variétés d'une même espèce, de tant d'inventions bizarres d'un même entendement, de tant de modifications différentes d'une même organisation, m'affecta à la fois de mille sensations et de mille pensées. Je considérais avec étonnement cette gradation de couleurs, qui, de l'incarnat vif passe au brun clair, puis foncé, fumeux, bronzé, olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu'au noir d'ébène et du jais; et trouvant le Kachemirien, au teint de roses, à côté de l'Indou hâlé, le Géorgien à côté du Tartare, je réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid, du sol élevé ou profond, marécageux ou sec, découvert ou ombragé; je comparais l'homme nain du pôle au géant des zones tempérées; le corps grêle de l'Arabe à l'ample corps du Hollandais; la taille épaisse et courte du Samoyède à la taille svelte du Grec et de l'Esclavon; la laine grasse et noire du Nègre à la soie dorée du Danois; la face aplatie du Calmouque, ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez aquilin du Circassien et de l'Abasan. J'opposais aux toiles peintes de l'Indien, aux étoffes savantes de l'Européen, aux riches fourrures du Sibérien, les pagnes d'écorce, les tissus de jonc, de feuilles, de plumes, des nations sauvages, et les figures bleuâtres de serpents, de fleurs et d'étoiles dont leur peau était imprimée. Et tantôt le tableau bigarré de cette multitude me retraçait les prairies émaillées du Nil et de l'Euphrate, lorsqu'après les pluies ou le débordement, des millions de fleurs naissent de toutes parts; tantôt il me représentait, par son murmure et son mouvement, les essaims innombrables de sauterelles qui, du désert, viennent au printemps couvrir les plaines du Hauran.

Et, à la vue de tant d'êtres animés et sensibles, embrassant tout à coup l'immensité des pensées et des sensations rassemblées dans cet espace; d'autre part, réfléchissant à l'opposition de tant de préjugés, de tant d'opinions, au choc de tant de passions d'hommes si mobiles, je flottais entre l'étonnement, l'admiration et une crainte secrète...., quand le législateur, ayant réclamé le silence, attira toute mon attention.

«Habitants de la terre, dit-il, une nation libre et puissante vous adresse des paroles de justice et de paix, et elle vous offre de sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son expérience. Long-temps affligée des mêmes maux que vous, elle en a recherché la source; et elle a trouvé qu'ils dérivaient tous de la violence et de l'injustice, érigées en lois par l'inexpérience des races passées, et maintenues par les préjugés des races présentes: alors, annulant ses institutions factices et arbitraires, et remontant à l'origine de tout droit et de toute raison, elle a vu qu'il existait dans l'ordre même de l'univers, et dans la constitution physique de l'homme, des lois éternelles et immuables, qui n'attendaient que ses regards pour le rendre heureux. Ô hommes! élevez les yeux vers ce ciel qui vous éclaire! jetez-les sur cette terre qui vous nourrit! Quand ils vous offrent à tous les mêmes dons, quand vous avez reçu de la puissance qui les meut la même vie, les mêmes organes, n'en avez-vous pas reçu les mêmes droits à l'usage de ses bienfaits? Ne vous a-t-elle pas, par-là même, déclarés tous égaux et libres? Quel mortel osera donc refuser à son semblable ce que lui accorde la nature? Ô nations! bannissons toute tyrannie et toute discorde; ne formons plus qu'une même société, qu'une grande famille; et puisque le genre humain n'a qu'une même constitution, qu'il n'existe plus pour lui qu'une loi, celle de la nature; qu'un même code, celui de la raison; qu'un même trône, celui de la justice; qu'un même autel, celui de l'union

Il dit; et une acclamation immense s'éleva jusqu'aux cieux: mille cris de bénédiction partirent du sein de la multitude; et les peuples, dans leurs transports, firent retentir la terre des mots d'égalité, de justice, d'union. Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda un différent; bientôt les docteurs, les chefs des peuples, les excitant à la dispute, je vis naître d'abord un murmure, puis une rumeur, qui, se communiquant de proche en proche, devint un vaste désordre; et chaque nation élevant des prétentions exclusives, réclamait la prédominance pour son code et son opinion.

«Vous êtes dans l'erreur, se disaient les partis en se montrant du doigt les uns les autres; nous seuls possédons la vérité et la raison; nous seuls avons la vraie loi, la vraie règle de tout droit, de toute justice, le seul moyen du bonheur, de la perfection; tous les autres hommes sont des aveugles ou des rebelles.» Et il régnait une agitation extrême.

Mais le législateur ayant réclamé le silence: «Peuples, dit-il, quel mouvement de passion vous agite? Où vous conduira cette querelle? Qu'attendez-vous de cette dissension! Depuis des siècles la terre est un champ de dispute, et vous avez versé des torrents de sang pour des opinions chimériques: qu'ont produit tant de combats et de larmes? Quand le fort a soumis le faible à son opinion, qu'a-t-il fait pour la vérité et pour l'évidence? Ô nations! prenez conseil de votre propre sagesse! Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, que faites-vous pour les concilier? Ne leur donnez-vous pas des arbitres?» Oui, s'écria unanimement la multitude. «Eh bien! donnez-en de même aux auteurs de vos dissentiments. Ordonnez à ceux qui se font vos instituteurs, et qui vous imposent leur croyance, d'en débattre devant vous les raisons. Puisqu'ils invoquent vos intérêts, connaissez comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs des peuples, avant de les entraîner dans la lutte de vos systèmes, discutez-en contradictoirement les preuves. Établissons une controverse solennelle, une recherche publique de la vérité, non devant le tribunal d'un individu corruptible ou d'un parti passionné, mais en face de toutes les lumières et de tous les intérêts dont se compose l'humanité, et que le sens naturel de toute l'espèce soit notre arbitre et notre juge.»

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CHAPITRE XX.

La recherche de la vérité.

Et les peuples ayant applaudi, le législateur dit: «Afin de procéder avec ordre et sans confusion, laissez dans l'arène, en avant de l'autel de l'union et de la paix, un spacieux demi-cercle libre; et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence; que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs se placent à la suite sur une même ligne.»

Et le demi-cercle ayant été tracé et l'ordre publié, à l'instant il s'éleva une multitude innombrable d'étendards de toutes couleurs et de toutes formes; tel qu'en un port fréquenté de cent nations commerçantes, l'on voit aux jours de fêtes des milliers de pavillons et de flammes flotter sur une forêt de mâts. Et à l'aspect de cette diversité prodigieuse, me tournant vers le Génie: Je croyais, lui dis-je, que la terre n'était divisée qu'en huit ou dix systèmes de croyance, et je désespérais de toute conciliation: maintenant que je vois des milliers de partis différents, comment espérer la concorde?... Et cependant, me dit-il, ils n'y sont pas encore tous: et ils veulent être intolérants!...

Et à mesure que les groupes vinrent se placer, me faisant remarquer les symboles et les attributs de chacun, il commença de m'expliquer leurs caractères en ces mots:

«Ce premier groupe, me dit-il, formé d'étendards verts, qui portent un croissant, un bandeau et un sabre, est celui des sectateurs du prophète arabe. Dire qu'il y a un Dieu (sans savoir ce qu'il est), croire aux paroles d'un homme (sans entendre sa langue), aller dans un désert prier Dieu (qui est partout), laver ses mains d'eau (et ne pas s'abstenir de sang), jeûner le jour (et manger de nuit), donner l'aumône de son bien (et ravir celui d'autrui): tels sont les moyens de perfection institués par Mahomet, tels sont les cris de ralliement de ses fidèles croyants. Quiconque n'y répond pas est un réprouvé, frappé d'anathème et dévoué au glaive. Un Dieu clément, auteur de la vie, a donné ces lois d'oppression et de meurtre: il les a faites pour tout l'univers, quoiqu'il ne les ait révélées qu'à un homme: il les a établies de toute éternité, quoiqu'il ne les ait publiées que d'hier: elles suffisent à tous les besoins, et cependant il y a joint un volume: ce volume devait répandre la lumière, montrer l'évidence, amener la perfection, le bonheur; et cependant, du vivant même de l'apôtre, ses pages offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus, contraires, il a fallu l'expliquer, le commenter; et ses interprètes, divisés d'opinions, se sont partagés en sectes opposées et ennemies. L'une soutient qu'Ali est le vrai successeur; l'autre défend Omar et Aboubekre: celle-ci nie l'éternité du Qôran, celle-là la nécessité des ablutions, des prières: le Carmate proscrit le pèlerinage et permet le vin; le Hakemite prêche la transmigration des ames: ainsi jusqu'au nombre de soixante-douze partis, dont tu peux compter les enseignes. Dans cette opposition, chacun s'attribuant exclusivement l'évidence, et taxant les autres d'hérésie, de rébellion, a tourné contre tous son apostolat sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un Dieu clément et miséricordieux, auteur et père commun de tous les hommes, devenue un flambeau de discorde, un motif de meurtre et de guerre, n'a cessé depuis douze cents ans d'inonder la terre de sang, et de répandre le ravage et le désordre d'un bout à l'autre de l'ancien hémisphère.

«Ces hommes remarquables par leurs énormes turbans blancs, par leurs amples manches, par leurs longs chapelets, sont les imams, les mollas, les muphtis, et près d'eux les derviches au bonnet pointu, et les santons aux cheveux épars. Les voilà qui font avec véhémence la profession de foi, et commencent de disputer sur les souillures graves ou légères, sur la matière et la forme des ablutions, sur les attributs de Dieu et ses perfections, sur le chaîtan et les anges méchants ou bons, sur la mort, la résurrection, l'interrogatoire dans le tombeau, le jugement, le passage du pont étroit comme un cheveu, la balance des œuvres, les peines de l'enfer et les délices du paradis.

«À côté, ce second groupe, encore plus nombreux, composé d'étendards à fond blanc, parsemés de croix, est celui des adorateurs de Jésus. Reconnaissant le même Dieu que les musulmans, fondant leur croyance sur les mêmes livres, admettant comme eux un premier homme qui perd tout le genre humain en mangeant une pomme, ils leur vouent cependant une sainte horreur, et par piété ils se traitent mutuellement de blasphémateurs et d'impies. Le grand point de leur dissension réside surtout en ce qu'après avoir admis un Dieu un et indivisible, les chrétiens le divisent ensuite en trois personnes, qu'ils veulent être chacune un Dieu entier et complet, sans cesser de former entre elles un tout identique. Et ils ajoutent que cet être, qui remplit l'univers, s'est réduit dans le corps d'un homme, et qu'il a pris des organes matériels, périssables, circonscrits, sans cesser d'être immatériel, éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent pas ces mystères, quoiqu'ils conçoivent l'éternité du Qôran et la mission du Prophète, les taxent de folie, et les rejettent comme des visions de cerveaux malades; et de là des haines implacables.

«D'autre part, divisés entre eux sur plusieurs points de leur propre croyance, les chrétiens forment des partis non moins divers; et les querelles qui les agitent sont d'autant plus opiniâtres et plus violentes, que les objets sur lesquels elles se fondent étant inaccessibles aux sens, et par conséquent d'une démonstration impossible, les opinions de chacun n'ont de règle et de base que dans le caprice et la volonté. Ainsi, convenant que Dieu est un être incompréhensible, inconnu, ils disputent néanmoins sur son essence, sur sa manière d'agir, sur ses attributs: convenant que la transformation qu'ils lui supposent en homme, est une énigme au-dessus de l'entendement, ils disputent cependant sur la confusion ou la distinction des deux volontés et des deux natures, sur le changement de substance, sur la présence réelle ou feinte, sur le mode de l'incarnation, etc.

«Et de là des sectes innombrables, dont deux ou trois cents ont déja péri, et dont trois ou quatre cents autres, qui subsistent encore, t'offrent cette multitude de drapeaux où ta vue s'égare. Le premier en tête, qu'environne ce groupe d'un costume bizarre, ce mélange confus de robes violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de têtes à tonsures, à cheveux courts ou rasés, à chapeaux rouges, à bonnets carrés, à mitres pointues, même à longues barbes, est l'étendard du pontife de Rome, qui, appliquant au sacerdoce la prééminence de sa ville dans l'ordre civil, a érigé sa suprématie en point de religion, et a fait un article de foi de son orgueil.

«À sa droite tu vois le pontife grec, qui, fier de la rivalité élevée par sa métropole, oppose d'égales prétentions, et les soutient contre l'Église d'Occident par l'antériorité de l'Église d'Orient. À gauche, sont les étendards de deux chefs récents[23], qui, secouant un joug devenu tyrannique, ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels, et soustrait au pape la moitié de l'Europe. Derrière eux sont les sectes subalternes qui subdivisent encore tous ces grands partis, les nestoriens, les eutychéens, les jacobites, les iconoclastes, les anabaptistes, les presbytériens, les viclefites, les osiandrins, les manichéens, les méthodistes, les adamites, les contemplatifs, les trembleurs, les pleureurs, et cent autres semblables; tous partis distincts, se persécutant quand ils sont forts, se tolérant quand ils sont faibles, se haïssant au nom d'un Dieu de paix, se faisant chacun un paradis exclusif dans une religion de charité universelle, se vouant réciproquement dans l'autre monde à des peines sans fin, et réalisant dans celui-ci l'enfer que leurs cerveaux placent dans celui-là.»

Après ce groupe, voyant un seul étendard de couleur hyacinthe, autour duquel étaient rassemblés des hommes de tous les costumes de l'Europe et de l'Asie: «Du moins, dis-je au Génie, trouverons-nous ici de l'humanité.—Oui, me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit et momentané: ne reconnais-tu pas ce système de culte?» Alors apercevant le monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques, et les palmes que tenaient en main les rabbins: «Il est vrai, lui dis-je, ce sont les enfants de Moïse dispersés jusqu'à ce jour, et qui, abhorrant toute nation, ont été partout abhorrés et persécutés.—Oui, reprit-il, et c'est par cette raison que, n'ayant ni le temps ni la liberté de disputer, ils ont gardé l'apparence de l'unité; mais à peine, dans leur réunion, vont-ils confronter leurs principes et raisonner sur leurs opinions, qu'ils vont, comme jadis, se partager au moins en deux sectes principales[24], dont l'une, s'autorisant du silence du législateur, et s'attachant au sens littéral de ses livres, niera tout ce qui n'y est point clairement exprimé, et, à ce titre, rejettera, comme invention des circoncis, la survivance de l'ame au corps, et sa transmigration dans des lieux de peines ou de délices, et sa résurrection, et le jugement final, et les bons et les mauvais anges, et la révolte du mauvais génie, et tout le système poétique d'un monde ultérieur: et ce peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit morceau de chair, ce peuple atome, qui, dans l'océan des peuples, n'est qu'une petite vague, et qui veut que Dieu n'ait rien fait que pour lui seul, réduira encore de moitié, par son schisme, le poids déja si léger qu'il établit dans la balance de l'univers.»

Et me montrant un groupe voisin, composé d'hommes vêtus de robes blanches, portant un voile sur la bouche, et rangés autour d'un étendard de couleur aurore, sur lequel était peint un globe tranché en deux hémisphères, l'un noir et l'autre blanc: «Il en sera ainsi, continua-t-il, de ces enfans de Zoroastre, restes obscurs de peuples jadis si puissants: maintenant persécutés comme les juifs, et dispersés chez les autres peuples, ils reçoivent, sans discussion, les préceptes du représentant de leur prophète; mais sitôt que le môbed et les destours seront rassemblés, la controverse s'établira sur le bon et le mauvais principe; sur les combats d'Ormuzd, dieu de lumière, contre Ahrimanes, dieu de ténèbres; sur leur sens direct ou allégorique; sur les bons et mauvais génies; sur le culte du feu et des éléments; sur les ablutions et sur les souillures; sur la résurrection en corps ou seulement en ame, et sur le renouvellement du monde existant, et sur le monde nouveau qui lui doit succéder. Et les Parsis se diviseront en sectes d'autant plus nombreuses, que dans leur dispersion les familles auront contracté les mœurs, les opinions des nations étrangères.

«À côté d'eux, ces étendards à fond d'azur, où sont peintes des figures monstrueuses de corps humains doubles, triples, quadruples, à tête de lion, de sanglier, d'éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc., sont les étendards des sectes indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les animaux et les ames de leurs parents dans les reptiles et les insectes. Ces hommes fondent des hospices pour des éperviers, des serpents, des rats, et ils ont eu horreur leurs semblables! Ils se purifient avec la fiente et l'urine de vache, et ils se croient souillés du contact d'un homme! Ils portent un réseau sur la bouche, de peur d'avaler, dans une mouche, une ame en souffrance, et ils laissent mourir de faim un paria! Ils admettent les mêmes divinités, et ils se partagent en drapeaux ennemis et divers.

«Ce premier, isolé à l'écart, où tu vois une figure à quatre têtes, est celui de Brahma, qui, quoique dieu créateur, n'a plus ni sectateurs ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal au Lingam, se contente d'un peu d'eau que chaque matin le brâmane lui jette par-dessus l'épaule, en lui récitant un cantique stérile.

«Ce second, où est peint milan au corps roux et à la tête blanche, est celui de Vichenou, qui, quoique dieu conservateur, a passé une partie de sa vie en aventures malfaisantes. Considère-le sous les formes hideuses de sanglier et de lion, déchirant des entrailles humaines, ou sous la figure d'un cheval, devant venir, le sabre à la main, détruire l'âge présent, obscurcir les astres, abattre les étoiles, ébranler la terre, et faire au grand serpent un feu qui consumera les globes.

«Ce troisième est celui de Chiven, dieu de destruction, de ravage, et qui a cependant pour emblème le signe de la production: il est le plus méchant des trois, et il compte le plus de sectateurs. Fiers de son caractère, ses partisans méprisent, dans leur dévotion[25], les autres dieux, ses égaux et ses frères; et par une imitation de sa bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté, ils couronnent publiquement de fleurs, et arrosent de lait et de miel l'image obscène du Lingam.

«Derrière eux viennent les moindres drapeaux d'une foule de dieux, mâles, femelles, hermaphrodites, qui, parents et amis des trois principaux, ont passé leur vie à se livrer des combats; et leurs adorateurs les imitent. Ces dieux n'ont besoin de rien, et sans cesse ils reçoivent des offrandes; ils sont tout-puissants, remplissent l'univers; et un brâmane, avec quelques paroles, les enferme dans une idole ou dans une cruche, pour vendre à son gré leurs faveurs.

«Au delà, cette multitude d'autres étendards que, sur un fond jaune qui leur est commun, tu vois porter des emblèmes différents, sont ceux d'un même dieu, lequel, sous des noms divers, règne chez les nations de l'Orient. Le Chinois l'adore dans Fôt, le Japonais le révère dans Budso, l'habitant de Ceylan dans Bedhou et Boudah, celui de Laos dans Chekia, le Pégouan dans Phta, le Siamois dans Sommona Kodom, le Tibetain dans Boudd et dans La: tous, d'accord sur le fond de son histoire, célèbrent sa vie pénitente, ses mortifications, ses jeûnes, ses fonctions de médiateur et d'expiateur, les haines d'un dieu son ennemi, leurs combats et son ascendant. Mais discords entre eux sur les moyens de lui plaire, ils disputent sur les rites et sur les pratiques, sur les dogmes de la doctrine intérieure et de la doctrine publique. Ici, ce bonze japonais, à la robe jaune, à la tête nue, prêche l'éternité des ames, leurs transmigrations successives dans divers corps; et près de lui le sintoïste, niant leur existence séparée des sens, soutient qu'elles ne sont qu'un effet des organes auxquels elles sont liées, et avec qui elles périssent, comme le son avec l'instrument. Là, le Siamois, aux sourcils rasés, l'écran talipat à la main, recommande l'aumône, les expiations, les offrandes; et cependant il croit au destin aveugle et à l'impassible fatalité. Le hochang chinois sacrifie aux ames des ancêtres, et près de lui le sectateur de Confutzée cherche son horoscope dans des fiches jetées au hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant, environné d'un essaim de prêtres à robes et à chapeaux jaunes, est le grand Lama, en qui vient de passer le dieu que le Tibet adore. Un rival s'est élevé pour partager ce bienfait avec lui; et sur les bords du lac Baikal, le Calmouque a aussi son dieu comme l'habitant de La-sa; mais d'accord en ce point important, que Dieu ne peut habiter qu'un corps d'homme, tous deux rient de la grossièreté de l'Indien, qui honore la fiente de la vache, tandis qu'eux consacrent les excréments de leur pontife.

Après ces drapeaux, une foule d'autres que l'œil ne pouvait dénombrer, s'offrant encore à nos regards: «Je ne terminerais point, dit le Génie, si je te détaillais tous les systèmes divers de croyance qui partagent encore les nations. Ici les hordes tartares adorent, dans des figures d'animaux, d'oiseaux et d'insectes, les bons et les mauvais génies, qui, sous un dieu principal, mais insouciant, régissent l'univers; dans leur idolâtrie, elles retracent le paganisme de l'ancien Occident. Tu vois l'habillement bizarre de leurs chamans, qui, sous une robe de cuir garnie de clochettes, de grelots, d'idoles de fer, de griffes d'oiseaux, de peaux de serpents, de têtes de chouettes, s'agitent en convulsions factices, et, par des cris magiques, évoquent les morts pour tromper les vivans. Là, les peuples noirs de l'Afrique, dans le culte de leurs fétiches, offrent les mêmes opinions. Voici l'habitant de Juida, qui adore Dieu dans un grand serpent, dont par malheur les porcs sont avides.... Voilà le Teleute, qui se le représente, vêtu de toutes couleurs, ressemblant à un soldat russe; voilà le Kamtschadale qui, trouvant que tout va mal dans ce monde et dans son climat, se le figure un vieillard capricieux et chagrin, fumant sa pipe, et chassant en traîneau les renards et les martres; enfin, voilà cent nations sauvages qui, n'ayant aucune des idées des peuples policés sur Dieu, ni sur l'ame, ni sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment aucun système de culte, et n'enjouissent pas moins des dons de la nature dans l'irréligion où elle-même les a créées.

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CHAPITRE XXI.

Problème des contradictions religieuses.

Cependant les divers groupes s'étant placés, et un vaste silence ayant succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit: «Chefs et docteurs des peuples, vous voyez comment jusqu'ici les nations, vivant isolées, ont suivi des routes différentes: chacune croit suivre celle de la vérité; et cependant si la vérité n'en a qu'une, et que les opinions soient opposées, il est bien évident que quelqu'un se trouve en erreur. Or, si tant d'hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n'est pas abusé? Commencez donc par être indulgents sur vos dissentiments et sur vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la possédait. Jusqu'à ce jour les opinions qui ont gouverné la terre, produites au hasard, accréditées par l'amour de la nouveauté et par l'imitation, propagées par l'enthousiasme et l'ignorance populaires, ont en quelque sorte usurpé clandestinement leur empire. Il est temps, si elles sont fondées, de donner à leur certitude un caractère de solennité, et de légitimer leur existence. Rappelons les donc aujourd'hui à un examen général et commun; que chacun expose sa croyance, et que tous devenant le juge de chacun, cela seul soit reconnu vrai, qui l'est pour le genre humain.»

Alors la parole ayant été déférée par ordre de position au premier étendard de la gauche: Il n'est pas permis de douter, dirent les chefs, que notre doctrine ne soit la seule véritable, la seule infaillible. D'abord elle est révélée de Dieu même....

Et la nôtre aussi, s'écrièrent tous les autres étendards; il n'est pas permis d'en douter.

Mais du moins faut-il l'exposer, dit le législateur; car l'on ne peut croire ce que l'on ne connaît pas.

Notre doctrine est prouvée, reprit le premier étendard, par des faits nombreux, par une multitude de miracles, par des résurrections de morts, des torrents mis à sec, des montagnes transportées, etc.

Et nous aussi, s'écrièrent tous les autres, nous avons une foule de miracles; et ils commencèrent chacun à raconter les choses les plus incroyables.

Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des prodiges supposés ou des prestiges de l'esprit malin, qui les a trompés.

Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont supposés; et chacun parlant de soi, dit: Il n'y a que les nôtres de véritables; tous les autres sont des faussetés.

Et le législateur dit: Avez-vous des témoins vivants?

Non, répondirent-ils tous: les faits sont anciens, les témoins sont morts, mais ils ont écrit.

Soit, reprit le législateur; mais s'ils sont en contradiction, qui les conciliera?

Juste arbitre! s'écria un des étendards, la preuve que nos témoins ont vu la vérité, c'est qu'ils sont morts pour la témoigner, et notre croyance est scellée du sang des martyrs.

Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards: nous avons des milliers de martyrs qui sont morts dans des tourments affreux, sans jamais se démentir. Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les musulmans, les Indiens, les Japonais, citèrent des légendes sans fin de confesseurs, de martyrs, de pénitents, etc.

Et l'un de ces partis ayant nié les martyrs des autres: Eh bien! dirent-ils, nous allons mourir pour prouver que notre croyance est vraie.

Et dans l'instant une foule d'hommes de toute religion, de toute secte, se présentèrent pour souffrir des tourments et la mort. Plusieurs même commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper la tête et la poitrine, sans témoigner de douleur.

Mais le législateur les arrêtant: Ô hommes! leur dit-il, écoutez de sang-froid mes paroles: si vous mouriez pour prouver que deux et deux font quatre, cela les ferait-il davantage être quatre?

Non, répondirent-ils tous.

Et si vous mourriez pour prouver qu'ils font cinq, cela les ferait-il être cinq?

Non, dirent-ils tous encore.

Eh bien! que prouve donc votre persuasion, si elle ne change rien à l'existence des choses? La vérité est une, vos opinions sont diverses; donc plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est évident, ils sont persuadés de l'erreur, que prouve la persuasion de l'homme?

Si l'erreur a ses martyrs, où est le cachet de la vérité?

Si l'esprit malin opère des miracles, où est le caractère distinctif de la Divinité?

Et d'ailleurs, pourquoi toujours des miracles incomplets et insuffisants? Pourquoi, au lieu de ces bouleversements de la nature, ne pas changer plutôt les opinions? Pourquoi tuer les hommes ou les effrayer, au lieu de les instruire et de les corriger?

Ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres! nul de nous n'est certain de ce qui s'est passé hier, de ce qui se passe aujourd'hui sous ses yeux, et nous jurons de ce qui s'est passé il y a deux mille ans.

Hommes faibles et pourtant orgueilleux! les lois de la nature sont immuables et profondes, nos esprits sont pleins d'illusion et de légèreté; et nous voulons tout démontrer, tout comprendre! En vérité, il est plus facile à tout le genre humain de se tromper que de dénaturer un atome.

Eh bien! dit un docteur, laissons là les preuves de fait, puisqu'elles peuvent être équivoques; venons aux preuves du raisonnement, à celles qui sont inhérentes à la doctrine.

Alors un imam de la loi de Mahomet s'avançant plein de confiance dans l'arène, après s'être tourné vers la Mekke et avoir proféré avec emphase la profession de foi: «Louange à Dieu! dit-il d'une voix grave et imposante! La lumière brille avec évidence, et la vérité n'a pas besoin d'examen:» et montrant le Qôran: Voilà la lumière et la vérité dans leur propre essence. Il n'y a point de doute en ce livre; il conduit droit celui qui marche aveuglément, qui reçoit sans discussion la parole divine descendue sur le Prophète pour sauver le simple et confondre le savant. Dieu a établi Mahomet son ministre sur la terre; il lui a livré le monde pour soumettre par le sabre celui qui refuse de croire à sa loi: les infidèles disputent et ne veulent pas croire; leur endurcissement vient de Dieu; il a scellé leur cœur pour les livrer à d'affreux châtiments......[26]»

À ces mots un violent murmure, élevé de toutes parts, interrompit l'orateur. «Quel est cet homme, s'écrièrent tous les groupes, qui nous outrage aussi gratuitement? De quel droit prétend-il nous imposer sa croyance comme un vainqueur et comme un tyran? Dieu ne nous a-t-il pas donné, comme à lui, des yeux, un esprit, une intelligence? et n'avons-nous pas droit d'en user également, pour savoir ce que nous devons rejeter ou croire? S'il a le droit de nous attaquer, n'avons-nous pas celui de nous défendre? S'il lui a plu de croire sans examen, ne sommes-nous pas maîtres de croire avec discernement?

«Et quelle est cette doctrine lumineuse qui craint la lumière? Quel est cet apôtre d'un Dieu clément, qui ne prêche que meurtre et carnage? Quel est ce Dieu de justice, qui punit un aveuglement que lui-même cause? Si la violence et la persécution sont les arguments de la vérité, la douceur et la charité seront-elles les indices du mensonge?»

Alors un homme s'avançant d'un groupe voisin vers l'imam, lui dit: «Admettons que Mahomet soit l'apôtre de la meilleure doctrine, le prophète de la vraie religion; veuillez du moins nous dire qui nous devons suivre pour la pratiquer: sera-ce son gendre Ali, ou ses vicaires Omar et Aboubekre[27]?

À peine eut-il prononcé ces noms, qu'au sein même des musulmans éclata un schisme terrible: les partisans d'Omar et d'Ali, se traitant mutuellement d'hérétiques, d'impies, de sacriléges, s'accablèrent de malédictions. La querelle même devint si violente qu'il fallut que les groupes voisins s'interposassent pour les empêcher d'en venir aux mains.

Enfin, le calme s'étant un peu rétabli, le législateur dit au imams: «Voyez quelles conséquences résultent de vos principes! Si les hommes les mettaient en pratique, vous-mêmes, d'opposition en opposition, vous vous détruiriez jusques au dernier; et la première loi de Dieu n'est-elle pas que l'homme vive?» Puis s'adressant aux autres groupes: «Sans doute cet esprit d'intolérance et d'exclusion choque toute idée de justice, renverse toute base de morale et de société; cependant, avant de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne conviendrait-il pas d'entendre quelques-uns de ses dogmes, afin de ne pas prononcer sur les formes, sans avoir pris connaissance du fond?»

Et les groupes y ayant consenti, l'iman commença d'exposer comment Dieu, après avoir envoyé vingt-quatre mille-prophètes aux nations qui s'égaraient dans l'idolâtrie, en avait enfin envoyé un dernier, le sceau et la perfection de tous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix; comment, afin que les infidèles n'altérassent plus la parole divine, la suprême clémence avait elle-même tracé les feuillets du Qôran: et détaillant les dogmes de l'islamisme, l'imam expliqua comment, à titre de parole de Dieu, le Qôran était incréé, éternel, ainsi que la source dont il émanait; comment il avait été envoyé feuillet par feuillet en vingt-quatre mille apparitions nocturnes de l'ange Gabriel; comment l'ange s'annonçait par un petit cliquetis, qui saisissait le Prophète d'une sueur froide; comment, dans la vision d'une nuit, il avait parcouru quatre-vingt-dix cieux, monté sur l'animal Boraq, moitié cheval, moitié femme; comment, doué du don des miracles, il marchait au soleil sans ombre, faisait reverdir d'un seul mot les arbres, remplissait d'eau les puits, les citernes, et avait fendu en deux le disque de la lune; comment, chargé des ordres du ciel, Mahomet avait propagé, le sabre à la main, la religion la plus digne de Dieu par sa sublimité, et la plus propre aux hommes par la simplicité de ses pratiques, puisqu'elle ne consistait qu'en huit ou dix points: professer l'unité de Dieu; reconnaître Mahomet pour son seul prophète; prier cinq fois par jour; jeuner un mois par an; aller à la Mekke une fois dans sa vie; donner la dîme de ses biens; ne point boire de vin, ne point manger de porc, et faire la guerre aux infidèles; qu'à ce moyen, tout musulman devenant lui-même apôtre et martyr, jouissait, dès ce monde, d'une foule de biens; et qu'à sa mort, son ame, pesée dans la balance des œuvres, et absoute par les deux anges noirs, traversait par-dessus l'enfer, le pont étroit comme un cheveu et tranchant comme un sabre; et qu'enfin elle était reçue dans un lieu de délices, arrosé de fleuves de lait et de miel, embaumé de tous les parfums indiens et arabes, où des vierges toujours chastes, les célestes houris, comblaient de faveurs toujours renaissantes les élus toujours rajeunis.

À ces mots, un rire involontaire se traça sur tous les visages; et les divers groupes raisonnant sur ces articles de croyance, dirent unanimement: Comment se peut-il que des hommes raisonnables admettent de telles rêveries? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des Mille et une nuits?

Et un Samoyède s'avançant dans l'arène: Le paradis de Mahomet, dit-il, me paraît fort bon; mais un des moyens de le gagner m'embarrasse; car s'il ne faut ni boire ni manger entre deux soleils, ainsi qu'il l'ordonne, comment pratiquer un tel jeûne dans notre pays, où le soleil reste sur l'horizon quatre mois entiers sans se coucher?

Cela est impossible, dirent les docteurs musulmans pour soutenir l'honneur du Prophète; mais cent peuples ayant attesté le fait, l'infaillibilité de Mahomet ne laissa pas que de recevoir une fâcheuse atteinte.

Il est singulier, dit un Européen, que Dieu ait sans cesse révélé, tout ce qui se passait dans le ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se passe sur la terre!

Pour moi, dit un Américain, je trouve une grande difficulté au pèlerinage; car supposons vingt-cinq ans par génération, et seulement cent millions de mâles sur le globe: chacun étant obligé d'aller à la Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an quatre millions d'hommes en route; on ne pourra pas revenir dans la même année; et le nombre devient double, c'est-à-dire de huit millions: où trouver les vivres, la place, l'eau; les vaisseaux pour cette procession universelle? Il faudrait bien là des miracles.

La preuve, dit un théologien catholique, que la religion de Mahomet n'est pas révélée, c'est que la plupart des idées qui en font la base existaient long-temps avant elle, et qu'elle n'est qu'un mélange confus de vérités altérées de notre sainte religion et de celle des juifs, qu'une homme ambitieux a fait servir à ses projets de domination et à ses vues mondaines. Parcourez son livre; vous n'y verrez que des histoires de la Bible et de l'Évangile, travesties en contes absurdes, et du reste un tissu de déclamations contradictoires et vagues, de préceptes ridicules ou dangereux. Analysez l'esprit de ces préceptes et la conduite de l'apôtre; vous n'y verrez qu'un caractère rusé et audacieux, qui, pour arriver à son but, remue assez habilement, il est vrai, les passions du peuple qu'il veut gouverner. Il parle à des hommes simples et crédules, il leur suppose des prodiges; ils sont ignorants et jaloux, il flatte leur vanité en méprisant la science; ils sont pauvres et avides, il excite leur cupidité par l'espoir du pillage; il n'a rien à donner d'abord sur la terre, il se crée des trésors dans les cieux; il fait désirer la mort comme un bien suprême; il menace les lâches de l'enfer; il promet le paradis aux braves; il affermit les faibles par l'opinion de la fatalité; en un mot, il produit le dévouement dont il a besoin par tous les attraits des sens, par les mobiles de toutes les passions.

Quel caractère différent dans notre doctrine! et combien son empire, établi sur la contradiction de tous les penchants, sur la ruine de toutes les passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste? Combien sa morale douce, compatissante, et ses affections toutes spirituelles n'attestent-elles pas son émanation de la Divinité? Il est vrai que plusieurs de ses dogmes s'élèvent au-dessus de l'entendement, et imposent à la raison un respectueux silence; mais par-là même sa révélation n'est que mieux constatée, puisque jamais les hommes n'eussent imaginé de si grands mystères. Et tenant d'une main la Bible, et de l'autre, les quatre Évangiles, le docteur commença de raconter que, dans l'origine, Dieu (après avoir passé une éternité sans rien faire) prit enfin le dessein, sans motif connu, de produire le monde de rien; qu'ayant créé l'univers entier en six jours, il se trouva fatigué le septième; qu'ayant placé un premier couple d'humains dans un lieu de délices, pour les y rendre parfaitement heureux, il leur défendit néanmoins de goûter d'un fruit qu'il leur laissa sous la main; que ces premiers parents ayant cédé à la tentation, toute leur race (qui n'était pas née) avait été condamnée à porter la peine d'une faute qu'elle n'avait pas commise; qu'après avoir laissé le genre humain se damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce Dieu de miséricorde avait ordonné à un fils bien-aimé, qu'il avait engendré sans mère, et qui était aussi âgé que lui, d'aller se faire mettre à mort sur terre; et cela, afin de sauver les hommes, dont cependant depuis ce temps-là le très-grand nombre continuait de se perdre; que, pour, remédier à ce nouvel inconvénient, ce dieu, né d'une femme restée vierge, après être mort et ressuscité, renaissait encore chaque jour; et, sous la forme d'un peu de levain, se multipliait par milliers à la voix du dernier des hommes. Et de là passant à la doctrine des sacrements, il allait traiter à fond de la puissance de lier et de délier, des moyens de purger tout crime avec de l'eau et quelques paroles; quand, ayant proféré les mots indulgence, pouvoir du pape, grace suffisante ou efficace, il fut interrompu par mille cris. C'est un abus horrible, dirent les luthériens, de prétendre, pour de l'argent, remettre les péchés. C'est une chose contraire au texte de l'Évangile, dirent les calvinistes, de supposer une présence véritable. Le pape n'a pas le droit de rien décider par lui-même, dirent les jansénistes: et trente sectes à la fois s'accusant mutuellement d'hérésie et d'erreur, il ne fut plus possible de s'entendre.

Après quelque temps, le silence s'étant rétabli, les musulmans dirent au législateur: Lorsque vous avez repoussé notre doctrine, comme proposant des choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des chrétiens? n'est-elle pas encore plus contraire au sens naturel et à la justice? Dieu immatériel, infini, se faire homme! avoir un fils aussi âgé que lui! ce dieu-homme devenir du pain que l'on mange et que l'on digère! avons-nous rien de semblable à cela? Les chrétiens ont-ils le droit exclusif d'exiger une foi aveugle? et leur accorderez-vous des priviléges de croyance à notre détriment?

Et des hommes sauvages s'étant avancés: Quoi, dirent-ils, parce qu'un homme et une femme, il y a six mille ans, ont mangé une pomme, tout le genre humain se trouve damné, et vous dites Dieu juste! quel tyran rendit jamais les enfants responsables des fautes de leurs pères! Quel homme peut répondre des actions d'autrui! N'est-ce pas renverser toute idée de justice et de raison?

Et où sont, dirent d'autres, les témoins, les preuves de tous ces prétendus faits allégués? Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen de preuves? Pour la moindre action en justice il faut deux témoins; et l'on nous fera croire tout ceci sur des traditions, des ouï-dire!

Alors un rabbin prenant la parole: «Quant aux faits, dit-il, nous en sommes garants pour le fond: à l'égard de la forme et de l'emploi que l'on en a fait, le cas est différent, et les chrétiens se condamnent ici par leurs propres arguments; car ils ne peuvent nier que nous ne soyons la source originelle dont ils dérivent, le tronc primitif sur lequel ils se sont entés; et de là un raisonnement péremptoire: Ou notre loi est de Dieu, et alors la leur est une hérésie, puisqu'elle en diffère; ou notre loi n'est pas de Dieu, et la leur tombe en même temps.»

Il faut distinguer, répondit le chrétien: votre loi est de Dieu, comme figurée et préparative, mais non pas comme finale et absolue; vous n'êtes que le simulacre dont nous sommes la réalité.

Nous savons, repartit le rabbin, que telles sont vos prétentions; mais elles sont absolument gratuites et fausses. Votre système porte tout entier sur des bases de sens mystiques, d'interprétations visionnaires et allégoriques; et ce système, violentant la lettre de nos livres, substitue sans cesse au sens vrai les idées les plus chimériques, et y trouve tout ce qu'il lui plaît, comme une imagination vagabonde trouve des figures dans les nuages. Ainsi, vous avez fait un messie spirituel de ce qui, dans l'esprit de nos prophètes, n'était qu'un roi politique: vous avez fait une rédemption du genre humain de ce qui n'était que le rétablissement de notre nation: vous avez établi une prétendue conception virginale sur une phrase prise à contre-sens. Ainsi vous supposez à votre gré tout ce qui vous convient; vous voyez dans nos livres mêmes votre trinité, quoiqu'il n'en soit pas dit le mot le plus indirect, et que ce soit une idée des nations profanes, admise avec une foule d'autres opinions de tout culte et de toute secte, dont se composa votre système dans le chaos et l'anarchie de vos trois premiers siècles.

À ces mots, transportés de fureur et criant au sacrilège, au blasphème, les docteurs chrétiens voulurent s'élancer sur le juif. Et des moines bigarrés de noir et de blanc s'étant avancés avec un drapeau où étaient peints des tenailles, un gril, un bûcher et ces mots: justice, charité et miséricorde: «Il faut, dirent-ils, faire un acte de foi de ces impies, et les brûler pour la gloire de Dieu.» Et déja ils traçaient le plan d'un bûcher, quand les musulmans leur dirent d'un ton ironique: Voilà donc cette religion de paix, cette morale humble et bienfaisante que vous nous avez vantée? Voilà cette charité évangélique qui ne combat l'incrédulité que par la douceur, et n'oppose aux injures que la patience? Hypocrites! c'est ainsi que vous trompez les nations; c'est ainsi que vous avez propagé vos funestes erreurs! Avez-vous été faibles, vous avez prêché la liberté, la tolérance, la paix: êtes-vous devenus forts, vous avez pratiqué la persécution, la violence.....

Et ils allaient commencer l'histoire des guerres et des meurtres du christianisme, quand le législateur réclamant le silence, suspendit ce mouvement de discorde.

«Ce n'est pas nous, répondirent les moines bigarrés, d'un ton de voix toujours humble et doux, ce n'est pas nous que nous voulons venger, c'est la cause de Dieu, c'est sa gloire que nous défendons.»

Et de quel droit, repartirent les imams, vous constituez-vous ses représentants plus que nous? Avez-vous des privilèges que nous n'ayons pas? êtes-vous d'autres hommes que nous?

Défendre Dieu, dit un autre groupe, prétendre le venger, n'est-ce pas insulter sa sagesse, sa puissance? Ne sait-il pas mieux que les hommes ce qui convient à sa dignité?

Oui, mais ses voies sont cachées, reprirent les moines.

«Et il vous restera toujours à prouver, repartirent les rabbins, que vous avez le privilége exclusif de les comprendre.» Et alors, fiers de trouver des soutiens de leur cause, les juifs crurent que leur loi allait triompher, lorsque le môbed (grand-prêtre) des Parsis, ayant demandé la parole, dit au législateur:

«Nous avons entendu le récit des juifs et des chrétiens sur l'origine du monde; et, quoique altéré, nous y avons reconnu beaucoup de choses que nous admettons; mais nous réclamons contre l'attribution qu'ils en font à leur prophète Moïse, d'abord parce qu'ils ne sauraient prouver que les livres inscrits de son nom soient réellement son ouvrage; qu'au contraire nous offrons de démontrer, par vingt passages positifs, que leur rédaction lui est postérieure de plus de six siècles, et qu'elle provient de la connivence manifeste d'un grand-prêtre et d'un roi désignés[28]; qu'ensuite, si vous parcourez avec attention le détail des lois, des rites et des préceptes présumés venir directement de Moïse, vous ne trouverez en aucun article une indication, même tacite, de ce qui compose aujourd'hui la doctrine théologique des juifs et de leurs enfants les chrétiens. En aucun lieu vous ne verrez de trace, ni de l'immortalité de l'ame, ni d'une vie ultérieure, ni de l'enfer et du paradis, ni de la révolte de l'ange, principal auteur des maux du genre humain, etc.

«Moïse n'a point connu ces idées, et la raison en est péremptoire, puisque ce ne fut que plus de deux siècles après lui que notre prophète Zerdoust, dit Zoroastre, les évangélisa dans l'Asie.... Aussi, ajouta le môbed en s'adressant aux rabbins, n'est-ce que depuis cette époque, c'est-à-dire après le siècle de vos premiers rois, que ces idées apparaissent dans vos écrivains; et elles ne s'y montrent que par degrés, et d'abord furtivement, selon les relations politiques que vos pères eurent avec nos aïeux; ce fut surtout lorsque, vaincus et dispersés par les rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent transportés sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, et qu'élevés pendant trois générations successives dans notre pays, ils s'imprégnèrent de mœurs et d'opinions jusqu'alors repoussées comme contraires à leur loi. Alors que notre roi Kyrus les eut délivrés de l'esclavage, leurs cœurs se rapprochèrent de nous par la reconnaissance; ils devinrent nos imitateurs, nos disciples; les familles les plus distinguées, que les rois de Babylone avaient fait élever dans les sciences chaldéennes, rapportèrent à Jérusalem des idées nouvelles, des dogmes étrangers.

«D'abord la masse du peuple, non émigrée, opposa le texte de la loi et le silence absolu du prophète; mais la doctrine pharisienne ou parsie prévalut: et, modifiée selon votre génie et les idées qui vous étaient propres, elle causa une nouvelle secte. Vous attendiez un roi restaurateur de votre puissance; nous annoncions un Dieu réparateur et sauveur: de la combinaison de ces idées, vos esséniens firent la base du christianisme: et, quoi qu'en supposent vos prétentions, juifs, chrétiens, musulmans, vous n'êtes, dans votre système des êtres spirituels, que des enfants égarés de Zoroastre

Le môbed, passant de suite au développement de sa religion, et s'appuyant du Sad-der et du Zend-avesta, raconta, dans le même ordre que la Genèse, la création du monde en six gahâns: la formation d'un premier homme et d'une première femme dans un lieu céleste, sous le règne du bien; l'introduction du mal dans le monde par la grande couleuvre, emblème d'Ahrimanes; la révolte et les combats de ce génie du mal et des ténèbres contre Ormuzd, dieu du bien et de la lumière; la division des anges en blancs et en noirs, en bons et en méchants; leur ordre hiérarchique en chérubins, séraphins, trônes, dominations, etc., la fin du monde au bout de six mille ans; la venue de l'agneau réparateur de la nature; le monde nouveau; la vie future dans des lieux de délices ou de peines: le passage des ames sur le pont de l'abîme; les cérémonies des mystères de Mithras; le pain azyme qu'y mangent les initiés; le baptême des enfants nouveau-nés; les onctions des morts, et les confessions de leurs péchés. En un mot, il exposa tant de choses analogues aux trois religions précédentes, qu'il semblait que ce fût un commentaire ou une continuation du Qôran et de l'Apocalypse.

Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se récriant sur cet exposé, et traitant les parsis d'idolâtres et d'adorateurs du feu, les taxèrent de mensonge, de supposition, d'altération de faits: et il s'éleva une violente dispute sur les dates des événements, sur leur succession et sur leur série; sur la source première des opinions, sur leur transmission de peuple à peuple, sur l'authenticité des livres qui les établissent, sur l'époque de leur composition, le caractère de leurs rédacteurs, la valeur de leurs témoignages; et les divers partis, se démontrant réciproquement des contradictions, des invraisemblances, des apocryphités, s'accusèrent mutuellement d'avoir établi leur croyance sur des bruits populaires, sur des traditions vagues, sur des fables absurdes, inventées sans discernement, admises sans critique par des écrivains inconnus, ignorants ou partiaux, à des époques incertaines ou fausses.

D'autre part un grand murmure s'excita sous les drapeaux des sectes indiennes; et les brahmanes, protestant contre les prétentions des juifs et des parsis, dirent: Quels sont ces peuples nouveaux et presque inconnus qui s'établissent ainsi, de leur droit privé, les auteurs des nations et les dépositaires de leurs archives? À entendre leurs calculs de cinq à six mille ans, il semblerait que le monde ne fût né que d'hier, tandis que nos monuments constatent une durée de plusieurs milliers de siècles. Et de quel droit leurs livres seraient-ils préférés aux nôtres? Les Védas, les Chastras, les Pourans, sont-ils donc inférieurs aux Bibles, au Zend-avesta, au Sad-der? Le témoignage de nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas celui des dieux et des pères des Occidentaux? Ah! s'il nous était permis d'en révéler les mystères à des hommes profanes! si un voile sacré ne devait pas couvrir notre doctrine à tous les regards!....

Et les brahmanes s'étant tus à ces mots: «Comment admettre votre doctrine, leur dit le législateur, si vous ne la manifestez pas? Et comment ses premiers auteurs l'ont-ils propagée, alors qu'étant seuls à la posséder, leur propre peuple leur était profane? Le ciel la révéla-t-il pour la taire?»

Mais les brahmanes persistant à ne pas s'expliquer: «Nous pouvons leur laisser les honneurs du secret, dit un homme d'Europe. Désormais leur doctrine est à découvert; nous possédons leurs livres, et je puis vous en résumer la substance.»

En effet, en analysant les quatre Védas, les dix-huit Pourans et les cinq ou six Chastras, il exposa comment un être immatériel, infini, éternel et rond, après avoir passé un temps sans bornes à se contempler, voulant enfin se manifester, sépara les facultés mâle et femelle qui étaient en lui, et opéra un acte de génération dont le lingam est resté l'emblême; comment de ce premier acte naquirent, trois puissances divines, appelées Brahma, Bichen ou Vichenou, et Chib ou Chiven, chargées, la première de créer, la seconde de conserver, la troisième de détruire ou de changer les formes de l'univers: et, détaillant l'histoire de leurs opérations et de leurs aventures, il expliqua comment Brahma, fier d'avoir créé le monde et les huit sphères de purifications, s'étant préféré à son égal Chib, ce mouvement d'orgueil causa entre eux un combat qui fracassa les globes ou orbites célestes, comme un panier d'œufs; comment Brahma, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de piédestal à Chib, métamorphosé en lingam; comment Vichenou, dieu médiateur, a pris, à des époques diverses, neuf formes animales et mortelles pour conserver le monde: comment d'abord, sous celle de poisson, il sauva du déluge universel une famille qui repeupla la terre; comment ensuite, sous la forme d'une tortue, il tira de la mer de lait la montagne Mandreguiri (le pôle); puis, sous celle de sanglier, déchira le ventre du géant Erennîachessen, qui submergeait la terre dans l'abîme du Djôle, dont il la retira sur ses défenses; comment incarné sous la forme de berger noir, et sous le nom de Chris-en, il délivra le monde du venimeux serpent Calengam, et parvint, après en avoir été mordu au pied, à lui écraser la tête.

Puis, passant à l'histoire des génies secondaires, il raconta comment l'Éternel, pour faire éclater sa gloire, avait créé divers ordres d'anges, chargés de chanter ses louanges et de diriger l'univers; comment une partie de ces anges se révoltèrent sous la conduite d'un chef ambitieux, qui voulut usurper le pouvoir de Dieu et tout gouverner; comment Dieu les précipita dans le monde de ténèbres, pour y subir le traitement de leur malfaisance; comment ensuite, touché de compassion, il consentit à les en retirer, et à les rappeler en grace après qu'ils eurent subi de longues épreuves; comment à cet effet ayant créé quinze orbites ou régions de planètes, et des corps pour les habiter, il soumit ces anges rebelles à y subir quatre-vingt-sept transmigrations; il expliqua comment les ames ainsi purifiées retournaient à la source première, à l'océan de vie et d'animation dont elles étaient émanées; comment tous les êtres vivants contenant une portion de cette ame universelle, il était très-coupable de les en priver. Enfin il allait développer les rites et les cérémonies, lorsqu'ayant parlé des offrandes et des libations de lait et de beurre à des dieux de cuivre et de bois, et des purifications par la fiente et l'urine de vache, il s'éleva de toutes parts des murmures mêlés d'éclats de rire, qui interrompirent l'orateur.

Et chaque groupe raisonnant sur cette religion: «Ce sont des idolâtres, dirent les musulmans, il faut les exterminer..... Ce sont des cerveaux dérangés, dirent les sectateurs de Confutzée, qu'il faut tâcher de guérir. Les plaisants dieux, disaient quelques autres, que ces marmousets graisseux et enfumés, qu'on lave comme des enfants malpropres, et dont il faut chasser les mouches friandes de miel, qui viennent les salir d'ordures!»

Et un brahmane indigné, prenant la parole: Ce sont des mystères profonds, s'écria-t-il, des emblêmes de vérités que vous n'êtes pas dignes d'entendre.

De quel droit, répondit un lama du Tibet, en êtes-vous plus dignes que nous! Est-ce parce que vous vous prétendez issus de la tête de Brahma, et que vous rejetez à de moins nobles parties le reste des humains? Mais, pour soutenir l'orgueil de vos distinctions d'origines et de castes, prouvez-nous d'abord que vous êtes d'autres hommes que nous. Prouvez-nous ensuite, comme faits historiques, les allégories que vous nous racontez: prouvez-nous même que vous êtes les auteurs de toute cette doctrine; car nous, s'il le faut, nous prouverons que vous n'en êtes que les plagiaires et les corrupteurs; que vous n'êtes que les imitateurs de l'ancien paganisme des Occidentaux, auquel vous avez, par un mélange bizarre, allié la doctrine toute spirituelle de notre Dieu; cette doctrine dégagée des sens, entièrement ignorée de la terre avant que Boudh l'eût enseignée aux nations.

Et une foule de groupes ayant demandé quelle était cette doctrine et quel était ce dieu, dont la plupart n'avaient jamais ouï le nom, le lama reprit la parole et dit:

Qu'au commencement un Dieu unique, existant par lui-même, après avoir passé une éternité absorbé dans la contemplation de son être, voulut manifester ses perfections hors de lui-même, et créa la matière du monde; que les quatre éléments étant produits, mais encore confus, il souffla sur les eaux, qui s'enflèrent comme une bulle immense de la forme d'un œuf, laquelle en se développant devint la voûte et l'orbe du ciel qui enceint le monde; qu'ayant fait la terre et les corps des êtres, ce Dieu, essence du mouvement, leur départit, pour les animer, une portion de son être; qu'à ce titre, l'ame de tout ce qui respire étant une fraction de l'ame universelle; aucune ne périt, mais que seulement elles changent de moule et de forme, en passant successivement en des corps divers; que de toutes les formes, celle qui plaît le plus à l'Être divin est celle de l'homme, comme approchant le plus de ses perfections; que quand un homme, par un dégagement absolu de ses sens, s'absorbe dans la contemplation de lui-même, il parvient à y découvrir la Divinité, et il la devient en effet; que parmi les incarnations de cette espèce que Dieu a déja revêtues, l'une des plus saintes et des plus solennelles fut celle dans laquelle il parut il y a vingt-huit siècles dans le Kachemire, sous le nom de Fôt ou Boudh, pour enseigner la doctrine de l'anéantissement, du renoncement à soi-même. Et traçant l'histoire de Fôt, le lama dit qu'il était né du côté droit d'une vierge de sang royal, qui n'avait pas cessé d'être vierge en devenant mère; que le roi du pays, inquiet de sa naissance, voulut le faire périr, et qu'il fit massacrer tous les mâles nés à son époque; que, sauvé par des pâtres, Boudh en mena la vie dans le désert jusqu'à l'âge de trente ans, où il commença sa mission d'éclairer les hommes, et de les délivrer des démons; qu'il fit une foule de miracles les plus étonnants; qu'il vécut dans le jeûne et dans les pénitences les plus rudes, et qu'il laissa en mourant un livre à ses disciples, où était contenue sa doctrine; et le lama, commença de lire...

«Celui qui abandonne son père et sa mère pour me suivre, dit Fôt, devient un parfait samanéen (homme céleste).

«Celui qui pratique mes préceptes jusqu'au quatrième degré de perfection, acquiert la faculté de voler en l'air, de faire mouvoir le ciel et la terre, de prolonger ou de diminuer la vie (de ressusciter).

«Le samanéen rejette les richesses, n'use que du plus étroit nécessaire; il mortifie son corps; ses passions sont muettes; il ne désire rien; il ne s'attache à rien; il médite sans cesse ma doctrine; il souffre patiemment les injures; il n'a point de haine contre son prochain.

«Le ciel et la terre périront, dit Fôt: méprisez donc votre corps composé de quatre éléments périssables, et ne songez qu'à votre ame immortelle.

«N'écoutez pas la chair: les passions produisent la crainte et le chagrin; étouffez les passions, vous détruirez la crainte et le chagrin.

«Celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion, dit Fôt, revient parmi les hommes jusqu'à ce qu'il la pratique.»

Le lama allait continuer, lorsque les chrétiens, rompant le silence, s'écrièrent que c'était leur propre religion que l'on altérait, que Fôt n'était que Iêsous lui-même défiguré, et que les lamas n'étaient que des nestoriens et des manichéens déguisés et abâtardis.

Mais le lama, soutenu de tous les chamans, bonzes, gonnis, talapoins de Siam, de Ceylan, du Japon, de la Chine, prouva aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la doctrine des samanéens était répandue dans tout l'Orient plus de mille ans avant le christianisme; que leur nom était cité dès avant l'époque d'Alexandre, et que Boutta ou Boudh était mentionné long-temps avant Iêsous. Et rétorquant contre eux leur prétention: «Prouvez-nous maintenant, leur dit-il, que vous mêmes n'êtes pas des samanéens dégénérés; que l'homme dont vous faites l'auteur de votre secte n'est pas Fôt lui même altéré. Démontrez-nous son existence par des monuments historiques à l'époque que vous nous citez; car, pour nous, fondés sur l'absence de tout témoignage authentique, nous vous la nions formellement; et nous soutenons que vos Évangiles mêmes ne sont que les livres des mithriaques de Perse et des esséniens de Syrie, qui n'étaient eux-mêmes que des samanéens réformés.»

À ces mots, les chrétiens jetant de grands cris, une nouvelle dispute plus violente allait s'élever, lorsqu'un groupe de chamans chinois et de talapoins de Siam, s'avançant en scène, dirent qu'ils allaient mettre d'accord tout le monde; et l'un d'eux prenant la parole: «Il est temps, dit-il, que nous terminions toutes ces contestations frivoles en levant pour vous le voile de la doctrine intérieure que Fôt lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses disciples.

«Toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne sont que des chimères; tous ces récits de la nature des dieux, de leurs actions, de leur vie, ne sont que des allégories, des emblêmes mythologiques, sous lesquels sont enveloppées des idées ingénieuses de morale, et la connaissance des opérations de la nature dans le jeu des éléments et la marche des astres.

«La vérité est que tout se réduit au néant; que tout est illusion, apparence, songe; que la métempsycose morale n'est que le sens figuré de la métempsycose physique, de ce mouvement successif par lequel les éléments d'un même corps qui ne périssent point, passent, quand il se dissout, dans d'autres milieux et forment d'autres combinaisons. L'ame n'est que le principe vital qui résulte des propriétés de la matière et du jeu des éléments dans les corps où ils créent un mouvement spontané. Supposer que ce produit du jeu des organes, né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux, subsiste quand ils ne sont plus, c'est un roman peut-être agréable, mais réellement chimérique de l'imagination abusée. Dieu lui-même n'est autre chose que le principe moteur, que la force occulte répandue dans les êtres; que la somme de leurs lois et de leurs propriétés; que le principe animant, en un mot, l'ame de l'univers; laquelle, à raison de l'infinie variété de ses rapports et de ses opérations, considérée tantôt comme simple et tantôt comme multiple, tantôt comme active et tantôt comme passive, a toujours présenté à l'esprit humain une énigme insoluble. Tout ce qu'il peut y comprendre de plus clair, c'est que la matière ne périt point; qu'elle possède essentiellement des propriétés par lesquelles le monde est régi comme un être vivant et organisé; que la connaissance de ces lois, par rapport à l'homme, est ce qui constitue la sagesse; que la vertu et le mérite résident dans leur observation; et le mal, le péché, le vice, dans leur ignorance et leur infraction; que le bonheur et le malheur en sont le résultat, par la même nécessité qui fait que les choses pesantes descendent, que les légères s'élèvent, et par une fatalité de causes et d'effets dont la chaîne remonte depuis le dernier atome jusqu'aux astres les plus élevés. Voilà ce qu'a révélé au lit du trépas notre Boudah Somona Goutama

À ces mots, une foule de théologiens de toute secte s'écrièrent que cette doctrine était un pur matérialisme; que ceux qui la professaient étaient des impies, des athées, ennemis de Dieu et des hommes, qu'il fallait exterminer.—«Hé bien, répondirent les chamans, supposons que nous soyons en erreur; cela peut être, car le premier attribut de l'esprit humain est d'être sujet à l'illusion; mais de quel droit ôterez-vous à des hommes comme vous, la vie que le ciel leur a donnée? Si ce ciel nous tient pour coupables, nous a en horreur, pourquoi nous distribue-t-il les mêmes biens qu'à vous? Et s'il nous traite avec tolérance, quel droit avez-vous d'être moins indulgents? Hommes pieux, qui parlez de Dieu avec tant de certitude et de confiance, veuillez nous dire ce qu'il est: faites-nous comprendre ce que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez Dieu et ame, substance sans matière, existence sans corps, vie sans organes ni sensations. Si vous connaissez ces êtres par vos sens ou par leur réflexion, rendez-nous-les de même perceptibles: que si vous n'en parlez que sur témoignage et par tradition, montrez-nous un récit uniforme, et donnez à notre croyance des bases identiques et fixes.»

Alors il s'éleva entre les théologiens une grande controverse sur Dieu, et sur sa nature; sur sa manière d'agir et de se manifester; sur la nature de l'ame et son union avec le corps; sur son existence avant les organes, ou seulement depuis leur formation; sur la vie future et sur l'autre monde: et chaque secte, chaque école, chaque individu différant sur tous ces points, et motivant son dissentiment de raisons plausibles, d'autorités respectables, et cependant opposées, ils tombèrent tous dans un labyrinthe inextricable de contradictions.

Alors le législateur ayant réclamé le silence, et ramenant la question à son premier but: «Chefs et instituteurs des peuples, dit-il, vous êtes venus en présence pour la recherche de la vérité; et d'abord chacun de vous croyant la posséder, a exigé une foi implicite; mais apercevant la contrariété de vos opinions, vous avez conçu qu'il fallait les soumettre à un régulateur commun d'évidence, les rapporter à un terme général de comparaison, et vous êtes convenus d'exposer chacun vos preuves de croyance. Vous avez allégué des faits; mais chaque religion, chaque secte ayant également ses miracles et ses martyrs, chacune produisant également des témoignages et les soutenant de son dévouement à la mort, la balance, par droit de parité, est restée égale sur ce premier point.

«Vous avez ensuite passé aux preuves de raisonnement; mais les mêmes arguments s'appliquant également à des thèses contraires; les mêmes assertions, également gratuites, étant également avancées et repoussées; l'assentiment de chacun étant dénié par les mêmes droits, rien ne s'est trouvé démontré. Bien plus, la confrontation de vos dogmes a suscité de nouvelles et plus grandes difficultés; car, à travers les diversités apparentes ou accessoires, leur développement vous a présenté un fond ressemblant, un canevas commun; et chacun de vous s'en prétendant l'inventeur autographe, le dépositaire premier, vous vous êtes taxés les uns les autres d'être des altérateurs et des plagiaires; et il naît de là une question épineuse de transmission de peuple à peuple des idées religieuses.

«Enfin, pour combler l'embarras, ayant voulu vous rendre compte de ces idées elles-mêmes, il s'est trouvé qu'elles vous étaient à tous confuses et même étrangères; qu'elles portaient sur des bases inaccessibles à vos sens; que, par conséquent, vous étiez sans moyens d'en juger, et qu'à leur égard vous conveniez vous-mêmes de n'être que les échos de vos pères: de là cette autre question de savoir comment elles ont pu venir à vos pères, qui, eux-mêmes, n'avaient pas d'autres moyens que vous de les concevoir: de manière que, d'une part, la succession de ces idées étant inconnue, d'autre part leur origine et leur existence dans l'entendement étant un mystère, tout l'édifice de vos opinions théologiques devient un problème compliqué de métaphysique et d'histoire...

«Comme néanmoins ces opinions, quelque extraordinaires qu'elles puissent être, ont une origine quelconque; comme les idées les plus abstraites et les plus fantastiques ont, dans la nature, un modèle physique, une cause, quelle qu'elle soit, il s'agit de remonter à cette origine, de découvrir quel fut ce modèle; en un mot, de savoir d'où sont venues, dans l'entendement de l'homme, ces idées maintenant si obscures de la divinité, de l'ame, de tous les êtres immatériels qui font la base de tant de systèmes, et de démêler la filiation qu'elles ont suivie, les altérations qu'elles ont éprouvées dans leur succession et leurs embranchements. Si donc il se trouve des hommes qui aient porté leurs études sur ces objets, qu'ils s'avancent et qu'ils tentent de dissiper, à la face des nations, l'obscurité des opinions où depuis si long-temps elles s'égarent.

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CHAPITRE XXII.

Origine et filiation des idées religieuses.

À ces mots, un groupe nouveau, formé à l'instant d'hommes de divers étendards, mais lui-même n'en arborant point, s'avança dans l'arène; et l'un de ses membres portant la parole, dit:

«Législateur, ami de l'évidence et de la vérité!

«Il n'est pas étonnant que tant de nuages enveloppent le sujet que nous traitons, puisque, outre les difficultés qui lui sont propres, la pensée n'a, jusqu'à ce moment, cessé d'y rencontrer des obstacles accessoires, et que tout travail libre, toute discussion lui ont été interdits par l'intolérance de chaque système; mais puisqu'enfin il lui est permis de se développer, nous allons exposer au grand jour, et soumettre au jugement commun, ce que de longues recherches ont appris de plus raisonnable à des esprits dégagés de préjugés; et nous l'exposerons, non avec la prétention d'en imposer la croyance, mais avec l'intention de provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements.

«Vous le savez, docteurs et instituteurs des peuples! d'épaisses ténèbres couvrent la nature, l'origine, l'histoire des dogmes que vous enseignez: imposés par la force et l'autorité, inculqués par l'éducation, entretenus par l'exemple, ils se perpétuent d'âge en âge, et affermissent leur empire par l'habitude et l'inattention. Mais si l'homme, éclairé par la réflexion et l'expérience, rappelle à un mûr examen les préjugés de son enfance, il y découvre bientôt une foule de disparates et de contradictions qui éveillent sa sagacité et provoquent son raisonnement.

«D'abord, remarquant la diversité et l'opposition des croyances qui partagent les nations, il s'enhardit contre l'infaillibilité que toutes s'arrogent; et, s'armant de leurs prétentions réciproques, il conçoit que les sens et la raison, émanés immédiatement de Dieu, ne sont pas une loi moins sainte, un guide moins sûr que les codes médiats et contradictoires des prophètes.

«S'il examine ensuite le tissu de ces codes eux-mêmes, il observe que leurs lois prétendues divines, c'est-à-dire immuables et éternelles, sont nées par circonstances de temps, de lieux et de personnes; qu'elles dérivent les unes des autres dans une espèce d'ordre généalogique, puisqu'elles s'empruntent mutuellement un fonds commun et ressemblant d'idées, que chacune modifie à son gré.

«Que s'il remonte à la source de ces idées, il trouve qu'elle se perd dans la nuit des temps, dans l'enfance des peuples, jusqu'à l'origine du monde même, à laquelle elles se disent liées; et là, placées dans l'obscurité du chaos et dans l'empire fabuleux des traditions, elles se présentent accompagnées d'un état de choses si prodigieux, qu'il semble interdire tout accès au jugement; mais cet état même suscite un premier raisonnement, qui en résout la difficulté; car, si les faits prodigieux que nous présentent les systèmes théologiques ont réellement existé; si, par exemple, les métamorphoses, les apparitions, les conversations d'un seul ou de plusieurs dieux, tracées dans les livres sacrés des Indiens, des Hébreux, des Parsis, sont des événements historiques, il faut convenir que la nature d'alors différait entièrement de celle qui subsiste; que les hommes actuels n'ont rien de commun avec ceux de ces siècles-là, et qu'ils ne doivent plus s'en occuper.

«Si, au contraire, ces faits prodigieux n'ont pas réellement existé dans l'ordre physique, dès lors on conçoit qu'ils sont du genre des créations de l'entendement; et sa nature, capable encore aujourd'hui des compositions les plus fantastiques, rend d'abord raison de l'apparition de ces monstres dans l'histoire; il ne s'agit plus que de savoir comment et pourquoi ils se sont formés dans l'imagination: or, en examinant avec attention les sujets de leurs tableaux, en analysant les idées qu'ils combinent et qu'ils associent, et pesant avec soin toutes les circonstances qu'ils allèguent, l'on parvient à découvrir, à ce premier état incroyable, une solution conforme aux lois de la nature; on s'aperçoit que ces récits d'un genre fabuleux ont un sens figuré autre que le sens apparent; que ces prétendus faits merveilleux sont des faits simples et physiques, mais qui, mal conçus ou mal peints, ont été dénaturés par des causes accidentelles dépendantes de l'esprit humain; par la confusion des signes qu'il a employés pour peindre les objets; par l'équivoque des mots, le vice du langage, l'imperfection de l'écriture; on trouve que ces dieux, par exemple, qui jouent des rôles si singuliers dans tous les systèmes, ne sont que les puissances physiques de la nature, les éléments, les vents, les astres, et les météores, qui ont été personnifiés par le mécanisme nécessaire du langage et de l'entendement; que leur vie, leurs mœurs, leurs actions ne sont que le jeu de leurs opérations, de leurs rapports; et que toute leur prétendue histoire n'est que la description de leurs phénomènes, tracée par les premiers physiciens qui les observèrent, et prise à contre-sens par le vulgaire, qui ne l'entendit pas, ou par les générations suivantes, qui l'oublièrent. On reconnaît, en un mot, que tous les dogmes théologiques sur l'origine du monde, sur la nature de Dieu, la révélation de ses lois, l'apparition de sa personne, ne sont que des récits de faits astronomiques, que des narrations figurées et emblématiques du jeu des constellations. On se convaincra que l'idée même de la divinité, cette idée aujourd'hui si obscure, n'est, dans son modèle primitif, que celle des puissances physiques de l'univers, considérées tantôt comme multiples à raison de leurs agents et de leurs phénomènes, et tantôt comme un être unique et simple par l'ensemble et le rapport de toutes leurs parties: en sorte que l'être appelé Dieu a été tantôt le vent, le feu, l'eau, tous les éléments; tantôt le soleil, les astres, les planètes et leurs influences; tantôt la matière du monde visible, la totalité de l'univers; tantôt les qualités abstraites et métaphysiques, telles que l'espace, la durée, le mouvement et l'intelligence; et toujours avec ce résultat, que l'idée de la divinité n'a point été une révélation miraculeuse d'êtres invisibles, mais une production naturelle de l'entendement, une opération de l'esprit humain; dont elle a suivi les progrès et subi les révolutions dans la connaissance du monde physique et de ses agents.

«Oui, vainement les nations reportent leur culte à des inspirations célestes; vainement leurs dogmes invoquent un premier état de choses surnaturel: la barbarie originelle du genre humain, attestée par ses propres monuments, dément d'abord toutes ces assertions; mais de plus, un fait subsistant et irrécusable dépose victorieusement contre les faits incertains et douteux du passé. De ce que l'homme n'acquiert et ne reçoit d'idées que par l'intermède de ses sens, il suit avec évidence que toute notion qui s'attribue une autre origine que celle de l'expérience et des sensations, est la supposition erronée d'un raisonnement dressé dans un temps postérieur: or, il suffit de jeter un coup d'œil réfléchi sur les systèmes sacrés de l'origine du monde, l'action des dieux, pour découvrir à chaque idée, à chaque mot, l'anticipation d'un ordre de choses qui ne naquit que long-temps après; et la raison, forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui ne trouve pas sa preuve dans l'ordre naturel, et n'admettant pour bon système historique que celui qui s'accorde avec les vraisemblances, la raison établit le sien, et dit avec assurance:

«Avant qu'une nation eût reçu d'une autre nation des dogmes déja inventés; avant qu'une génération eût hérité des idées acquises par une génération antérieure, nul de tous les systèmes composés n'existait encore dans le monde. Enfants de la nature, les premiers humains, antérieurs à tout événement, novices à toute connaissance, naquirent sans aucune idée, ni de dogmes issus de disputes scolastiques; ni de rites fondés sur des usages et des arts à naître; ni de préceptes qui supposent un développement de passions; ni de codes qui supposent un langage, un état social encore au néant; ni de divinité, dont tous les attributs se rapportent à des choses physiques, et toutes les actions à un état despotique de gouvernement; ni enfin d'ame et de tous ces êtres métaphysiques que l'on dit ne point tomber sous les sens, et à qui cependant, par toute autre voie, l'accès à l'entendement demeure impossible. Pour arriver à tant de résultats, il fallut parcourir un cercle nécessaire de faits préalables; il fallut que des essais répétés et lents apprissent à l'homme brut l'usage de ses organes; que l'expérience accumulée de générations successives eût inventé et perfectionné les moyens de la vie, et que l'esprit, dégagé de l'entrave des premiers besoins, s'élevât à l'art compliqué de comparer des idées, d'asseoir des raisonnements, et de saisir des rapports abstraits.

§. I. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances physiques de la nature.

«Ce ne fut qu'après avoir franchi ces obstacles et parcouru déja une longue carrière dans la nuit de l'histoire, que l'homme, méditant sur sa condition, commença de s'apercevoir qu'il était soumis à des forces supérieures à la sienne et indépendantes de sa volonté. Le soleil l'éclairait, l'échauffait; le feule brûlait, le tonnerre l'effrayait, l'eau le suffoquait, le vent l'agitait; tous les êtres exerçaient sur lui une action puissante et irrésistible. Long-temps automate, il subit cette action sans en rechercher la cause; mais du moment qu'il voulut s'en rendre compte, il tomba dans l'étonnement; et passant de la surprise d'une première pensée à la rêverie de la curiosité, il forma une série de raisonnements.

«D'abord, considérant l'action des éléments sur lui, il conclut de sa part une idée de faiblesse, d'assujettissement, et de leur part une idée de puissance, de domination; et cette idée de puissance fut le type primitif et fondamental de toute idée de la divinité.

«Secondement, les êtres naturels, dans leur action, excitaient en lui des sensations de plaisir ou de douleur, de bien ou de mal: par un effet naturel de son organisation, il conçut pour eux de l'amour ou de l'aversion; il désira ou redouta leur présence: et la crainte ou l'espoir furent le principe de toute idée de religion.

«Ensuite, jugeant de tout par comparaison, et remarquant dans ces êtres un mouvement spontané comme le sien, il supposa à ce mouvement une volonté, une intelligence de l'espèce de la sienne; et de là, par induction, il fit un nouveau raisonnement.—Ayant éprouvé que certaines pratiques envers ses semblables avaient l'effet de modifier à son gré leurs affections et de diriger leur conduite, il employa ces pratiques avec les êtres puissants de l'univers; il se dit: «Quand mon semblable, plus fort que moi, veut me faire du mal, je m'abaisse devant lui, et ma prière a l'art de le calmer. Je prierai les êtres puissants qui me frappent; je supplierai les intelligences des vents, des astres, des eaux, et elles m'entendront; je les conjurerai de détourner les maux, de me donner les biens dont elles disposent; je les toucherai par mes larmes, je les fléchirai par mes dons, et je jouirai du bien-être

«Et l'homme, simple dans l'enfance de sa raison, parla au soleil, à la lune; il anima de son esprit et de ses passions les grands agents de la nature; il crut, par de vains sons, par de vaines pratiques, changer leurs lois inflexibles: erreur funeste! Il pria la pierre de monter, l'eau de s'élever, les montagnes de se transporter, et substituant un monde fantastique au monde véritable, il se constitua des êtres d'opinion, pour l'épouvantail de son esprit et le tourment de sa race.

«Ainsi les idées de Dieu et de religion, à l'égal de toutes les autres, ont pris leur origine dans les objets physiques, et ont été, dans l'entendement de l'homme, le produit de ses sensations, de ses besoins, des circonstances de sa vie et de l'état progressif de ses connaissances.

«Or, de ce que les idées de la divinité eurent pour premiers modèles les êtres physiques, il résulta que la divinité fut d'abord variée et multiple, comme les formes sous lesquelles elle parut agir: chaque être fut une puissance, un génie; et l'univers pour les premiers hommes fut rempli de dieux innombrables.

«Et de ce que les idées de la divinité eurent pour moteurs les affections du cœur humain, elles subirent un ordre de division calqué sur ses sensations de douleur et de plaisir, d'amour ou de haine; les puissances de la nature, les dieux, les génies furent partagés en bienfaisants et en malfaisants, en bons et en mauvais; et de là l'universalité de ces deux caractères dans tous les systèmes de religion.

«Dans le principe, ces idées analogues à la condition de leurs inventeurs, furent long-temps confuses et grossières. Errants dans les bois, obsédés de besoins, dénués de ressources, les hommes sauvages n'avaient pas le loisir de combiner des rapports et des raisonnements: affectés de plus de maux qu'ils n'éprouvaient de jouissances, leur sentiment le plus habituel était la crainte, leur théologie la terreur; leur culte se bornait à quelques pratiques de salut, et d'offrande à des êtres qu'ils se peignaient féroces et avides comme eux. Dans leur état d'égalité et d'indépendance, nul ne s'établissait médiateur auprès de dieux insubordonnés et pauvres comme lui-même. Nul n'ayant de superflu à donner, il n'existait ni parasite sous le nom de prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni empire sous le nom d'autel; le dogme et la morale confondus n'étaient que la conservation de soi-même; et la religion, idée arbitraire, sans influence sur les rapports des hommes entre eux, n'était qu'un vain hommage rendu aux puissances visibles de la nature.

«Telle fut l'origine nécessaire et première de toute idée de la divinité.»

Et l'orateur s'adressant aux nations sauvages:

«Nous vous le demandons, hommes qui n'avez pas reçu d'idées étrangères et factices; dites-nous si jamais vous vous en êtes formé d'autres? Et vous, docteurs, nous vous en attestons; dites-nous si tel n'est pas le témoignage unanime de tous les anciens monuments?

§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme.

«Mais ces mêmes monuments nous offrent ensuite un système plus méthodique et plus compliqué, celui du culte de tous les astres, adorés tantôt sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes et des symboles figurés; et ce culte fut encore l'effet des connaissances de l'homme en physique, et dériva immédiatement des causes premières de l'état social, c'est-à-dire des besoins et des arts de premier degré qui entrèrent comme éléments dans la formation de la société.

«En effet, alors que les hommes commencèrent de se réunir en société, ce fut pour eux une nécessité d'étendre leurs moyens de subsistance, et par conséquent de s'adonner à l'agriculture: or, l'agriculture, pour être exercée, exigea l'observation et la connaissance des cieux. Il fallut connaître le retour périodique des mêmes opérations de la nature, des mêmes phénomènes de la voûte des cieux; en un mot, il fallut régler la durée, la succession des saisons et des mois de l'année. Ce fut donc un besoin de connaître d'abord la marche du soleil, qui, dans sa révolution zodiacale, se montrait le premier et suprême agent de toute création; puis de la lune, qui, par ses phases et ses retours, réglait et distribuait le temps; enfin des étoiles et même des planètes, qui, par leurs apparitions et disparitions sur l'horizon et l'hémisphère nocturnes, formaient de moindres divisions; enfin il fallut dresser un système entier d'astronomie, un calendrier; et de ce travail résulta bientôt et spontanément une manière nouvelle d'envisager les puissances dominatrices et gouvernantes. Ayant observé que les productions terrestres étaient dans des rapports réguliers et constants avec les êtres célestes; que la naissance, l'accroissement, le dépérissement de chaque plante étaient liés à l'apparition, à l'exaltation, au déclin d'un même astre, d'un même groupe d'étoiles; qu'en un mot la langueur ou l'activité de la végétation semblaient dépendre d'influences célestes, les hommes en conclurent une idée d'action, de puissance de ces êtres célestes, supérieurs, sur les corps terrestres; et les astres dispensateurs d'abondance ou de disette, devinrent des puissances, des génies, des dieux auteurs des biens et des maux.

«Or, comme l'état social avait déja introduit une hiérarchie méthodique de rangs, d'emplois, de conditions, les hommes, continuant de raisonner par comparaison, transportèrent leurs nouvelles notions dans leur théologie; et il en résulta un système compliqué de divinités graduelles, dans lequel le soleil, dieu premier, fut un chef militaire, un roi politique; la lune, une reine sa compagne; les planètes, des serviteurs, des porteurs d'ordre, des messagers; et la multitude des étoiles, un peuple, une armée de héros, de génies chargés de régir le monde sous les ordres de leurs officiers; et chaque individu eut des noms, des fonctions, des attributs tirés de ses rapports et de ses influences, enfin même un sexe tiré du genre de son appellation.

«Et comme l'état social avait introduit des usages et des pratiques composés, le culte, marchant de front, en prit de semblables: les cérémonies, d'abord simples et privées, devinrent publiques et solennelles; les offrandes furent plus riches et plus nombreuses, les rites plus méthodiques; on établit des lieux d'assemblée, et l'on eut des chapelles, des temples; on institua des officiers pour administrer, et l'on eut des pontifes, des prêtres; on convint de formules, d'époques, et la religion devint un acte civil, un lien politique. Mais dans ce développement, elle n'altéra point ses premiers principes, et l'idée de Dieu fut toujours l'idée d'êtres physiques agissant en bien ou en mal, c'est-à-dire imprimant des sensations de peine ou de plaisir; le dogme fut la connaissance de leurs lois ou manières d'agir; la vertu et le péché, l'observation ou l'infraction de ces lois; et la morale, dans sa simplicité native, fut une pratique judicieuse de tout ce qui contribue à la conservation de l'existence, au bien-être de soi et de ses semblables.

«Si l'on nous demande à quelle époque naquit ce système, nous répondrons, sur l'autorité des monuments de l'astronomie elle-même, que ses principes paraissent remonter avec certitude au delà de quinze mille ans: et si l'on demande à quel peuple il doit être attribué, nous répondrons que ces mêmes monuments, appuyés de traditions unanimes, l'attribuent aux premières peuplades de l'Égypte: et lorsque le raisonnement trouve réunies dans cette contrée toutes les circonstances physiques qui ont pu le susciter; lorsqu'il y rencontre à la fois une zone du ciel, voisine du tropique, également purgée des pluies de l'équateur et des brumes du nord; lorsqu'il y trouve le point central de la sphère antique, un climat salubre, un fleuve immense et cependant docile, une terre fertile sans art, sans fatigue, inondée sans exhalaisons morbifiques, placée entre deux mers qui touchent aux contrées les plus riches, il conçoit que l'habitant du Nil, agricole par la nature de son sol, géomètre par le besoin annuel de mesurer ses possessions, commerçant par la facilité de ses communications, astronome enfin par l'état de son ciel, sans cesse ouvert à l'observation, dut le premier passer de la condition sauvage à l'état social, et par conséquent arriver aux connaissances physiques et morales qui sont propres à l'homme civilisé.

«Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et chez un peuple de race noire, que s'organisa le système compliqué du culte des astres, considérés dans leurs rapports avec les productions de la terre et les travaux de l'agriculture; et ce premier culte, caractérisé par leur adoration sous leurs formes ou leurs attributs naturels, fut une marche simple de l'esprit humain: mais bientôt la multiplicité des objets, de leurs rapports, de leurs actions réciproques, ayant compliqué les idées et les signes qui les représentaient, il survint une confusion aussi bizarre dans sa cause que pernicieuse dans ses effets.

§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie.

«Dès l'instant où le peuple agricole eut porté un regard observateur sur les astres, il sentit le besoin d'en distinguer les individus ou les groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin de s'entendre dans leur désignation: or, une grande difficulté se présenta pour cet objet: car d'un côté les corps célestes, semblables en formes, n'offraient aucun caractère spécial pour être dénommés; de l'autre, le langage, pauvre en sa naissance, n'avait point d'expressions pour tant d'idées neuves et métaphysiques. Le mobile ordinaire du génie, le besoin, sut tout surmonter. Ayant remarqué que dans la révolution annuelle, le renouvellement et l'apparition périodiques des productions terrestres étaient constamment associés au lever ou au coucher de certaines étoiles et à leur position relativement au soleil, terme fondamental de toute comparaison, l'esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa pensée les objets terrestres et célestes qui étaient liés dans le fait; et leur appliquant un même signe, il donna aux étoiles ou aux groupes qu'il en formait, les noms mêmes des objets terrestres qui leur répondaient.

«Ainsi l'Ethiopien de Thèbes appela astres de l'inondation ou du verse-eau, ceux sous lesquels le fleuve commençait son débordement; astres du bœuf ou du taureau, ceux sous lesquels il convenait d'appliquer la charrue à la terre; astres du lion, ceux où cet animal, chassé des déserts par la soif, se montrait sur les bords du fleuve; astres de l'épi ou de la vierge moissonneuse, ceux où se recueillait la moisson; astres de l'agneau, astres des chevreaux, ceux où naissent ces animaux précieux: et ce premier moyen résolut une première partie des difficultés.

«D'autre part, l'homme avait remarqué, dans les êtres qui l'environnaient, des qualités distinctives et propres à chaque espèce; et, par une première opération, il en avait retiré un nom pour les désigner; par une seconde, il y trouva un moyen ingénieux de généraliser ses idées; et, transportant le nom déja inventé à tout ce qui présentait une propriété, une action analogue ou semblable, il enrichit son langage d'une métaphore perpétuelle.

«Ainsi le même Éthiopien, ayant observé que le retour de l'inondation répondait constamment à l'apparition d'une très-belle étoile qui, à cette époque, se montrait vers la source du Nil, et semblait avertir le laboureur de se garder de la surprise des eaux, il compara cette action à celle de l'animal qui, par son aboiement, avertit d'un danger, et il appela cet astre le chien, l'aboyeur (Sirius); de même, il nomma astres du crabe ceux où le soleil, parvenu à la borne du tropique, revenait sur ses pas, en marchant à reculons et de côté, comme le crabe ou cancer; astres du bouc sauvage, ceux où, parvenu au point le plus culminant du ciel, au faîte du gnomon horaire, le soleil imitait l'action de l'animal qui se plaît à grimper aux faîtes des rochers; astres de la balance, ceux où les jours et les nuits égaux semblaient en équilibre comme cet instrument; astres du scorpion, ceux où certains vents réguliers apportaient une vapeur brûlante comme le venin du scorpion. Ainsi encore, il appela anneaux et serpents la trace figurée des orbites des astres et des planètes; et tel fut le moyen général d'appellation de toutes les étoiles, et même des planètes prises par groupes ou par individus, selon leurs rapports aux opérations champêtres et terrestres, et selon les analogies que chaque nation y trouva avec les travaux agricoles et avec les objets de son climat et de son sol.

«De ce procédé il résulta que des êtres abjects et terrestres entrèrent en association avec les êtres supérieurs et puissants, des cieux; et cette association se resserra chaque jour par la constitution même du langage et le mécanisme de l'esprit. On disait, par une métaphore naturelle: «Le taureau répand sur la terre les germes de la fécondité (au printemps); il ramène l'abondance et la création des plantes (qui nourrissent). L'agneau (ou belier) délivre les cieux des génies malfaisants de l'hiver; il sauve le monde du serpent (emblème de l'humide saison), et il ramène le règne du bien (de lété, saison de toute jouissance). Le scorpion verse son venin sur la terre, et répand les maladies et la mort, etc.; et ainsi de tous les effets semblables.»

«Ce langage, compris de tout le monde, subsista d'abord sans inconvénient; mais, par le laps du temps, lorsque le calendrier eut été réglé, le peuple, qui n'eut plus besoin de l'observation du ciel, perdit de vue le motif de ces expressions; et leur allégorie, restée dans l'usage de la vie, y devint un écueil fatal à l'entendement et à la raison. Habitué à joindre aux symboles les idées de leurs modèles, l'esprit finit par les confondre: alors, ces mêmes animaux, que la pensée avait transportés aux cieux, en redescendirent sur la terre; mais dans ce retour, vêtus des livrées des astres, ils s'en arrogèrent les attributs, et ils en imposèrent à leurs propres auteurs. Alors le peuple, croyant voir près de lui ses dieux, leur adressa plus facilement sa prière; il demanda au belier de son troupeau les influences qu'il attendait du belier céleste; il pria le scorpion de ne point répandre son venin sur la nature; il révéra le crabe de la mer, le scarabée du limon, le poisson du fleuve; et, par une série d'analogies vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un labyrinthe d'absurdités conséquentes.

«Voilà quelle fut l'origine de ce culte antique et bizarre des animaux; voilà par quelle marche d'idées le caractère de la divinité passa aux plus viles des brutes, et comment se forma le système théologique très-vaste, très-compliqué, très-savant, qui, des bords du Nil, porté de contrée en contrée par le commerce, la guerre et les conquêtes, envahit tout l'ancien monde; et qui, modifié par les temps, par les circonstances, par les préjugés, se montre encore à découvert chez cent peuples, et subsiste comme base intime et secrète de la théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent et le rejettent.»

À ces mots, quelques murmures s'étant fait entendre dans divers groupes: «Oui, continua l'orateur, voilà d'où vient, par exemple, chez vous, peuples africains! l'adoration de vos fétiches, plantes, animaux, cailloux, morceaux de bois, devant qui vos ancêtres n'eussent pas eu le délire de se courber, s'ils n'y eussent vu des talismans en qui la vertu des astres s'était insérée. Voilà, nations tartares, l'origine de vos marmousets et de tout cet appareil d'animaux dont vos chamans bigarrent leurs robes magiques. Voilà l'origine de ces figures d'oiseaux, de serpents, que toutes les nations sauvages s'impriment sur la peau avec des cérémonies mystérieuses et sacrées. Vous, Indiens! vainement vous enveloppez-vous du voile du mystère: l'épervier de votre dieu Vichenou n'est que l'un des mille emblèmes du soleil en Égypte; et vos incarnations d'un dieu en poisson, en sanglier, en lion, en tortue, et toutes ces monstrueuses aventures, ne sont que les métamorphoses de l'astre qui, passant successivement dans les signes des douze animaux, fut censé en prendre les figures et en remplir les rôles astronomiques. Vous, Japonais! votre taureau qui brise l'œuf du monde n'est que celui du ciel qui, jadis, ouvrait l'âge de la création, l'équinoxe du printemps. C'est ce même bœuf Apis qu'adorait l'Égypte, et que vos ancêtres, ô rabbins juifs! adorèrent aussi dans l'idole du veau d'or. C'est encore votre taureau, enfants de Zoroastre! qui, sacrifié dans les mystères symboliques de Mithra, versait un sang fécond pour le monde. Et vous, chrétiens! votre bœuf de l'Apocalypse, avec ses ailes, symbole de l'air, n'a pas une autre origine; et votre agneau de Dieu, immolé, comme le taureau de Mithra, pour le salut du monde, n'est encore que ce même soleil au signe du belier céleste, lequel, dans un âge postérieur, ouvrant à son tour l'équinoxe, fut censé délivrer le monde du règne du mal, c'est-à-dire de la constellation du serpent, de cette grande couleuvre, mère de l'hiver, et emblème de l'Ahrimanes ou Satan des Perses, vos instituteurs. Oui, vainement votre zèle imprudent dévoue les idolâtres aux tourments du Tartare qu'ils ont inventé; toute la base de votre système n'est que le culte du soleil, dont vous avez rassemblé les attributs sur votre principal personnage. C'est le soleil qui, sous le nom d'Orus, naissait, comme votre dieu, au solstice d'hiver, dans les bras de la vierge céleste, et qui passait une enfance obscure, dénuée, disetteuse, comme l'est la saison des frimas. C'est lui qui, sous le nom d'Osiris, persécuté par Typhon et par les tyrans de l'air, était mis à mort, renfermé dans un tombeau obscur, emblème de l'hémisphère d'hiver, et qui ensuite, se relevant de la zone inférieure vers le point culminant des cieux, ressuscitait vainqueur des géants et des anges destructeurs.

«Vous, prêtres! qui murmurez, vous portez ses signes sur tout votre corps: votre tonsure est le disque du soleil, votre étole est son zodiaque, vos chapelets sont l'emblème des astres et des planètes. Vous, pontifes et prélats! votre mitre, votre crosse, votre manteau, sont ceux d'Osiris; et cette croix, dont vous vantez le mystère sans le comprendre, est la croix de Sérapis, tracée par la main des prêtres égyptiens sur le plan d'un monde figuré, laquelle, passant par les équinoxes et par les tropiques, devenait l'emblème de la vie future et de la résurrection, parce qu'elle touchait au portes d'ivoire et de corne, par où les ames passaient aux cieux.»

À ces mots, les docteurs de tous les groupes commencèrent de se regarder avec étonnement; mais nul ne rompant le silence, l'orateur continua:

«Et trois causes principales concoururent à cette confusion des idées. Premièrement, les expressions figurées par lesquelles le langage naissant fut contraint de peindre les rapports des objets; expressions qui, passant ensuite d'un sens propre à un sens général, d'un sens physique à un sens moral, causèrent, par leurs équivoques et leurs synonymes, une foule de méprises.

«Ainsi, ayant dit d'abord que le soleil surmontait, venait à bout de douze animaux, on crut par la suite qu'il les tuait, les combattait, les domptait; et l'on en fit la vie historique d'Hercule.

«Ayant dit qu'il réglait le temps des travaux, des semailles, des moissons, qu'il distribuait les saisons, les occupations; qu'il parcourait les climats, qu'il dominait sur la terre, etc., on le prit pour un roi législateur, pour un guerrier conquérant; et l'on en composa l'histoire d'Osiris, de Bacchus et de leurs semblables.

«Ayant dit qu'une planète entrait dans un signe, on fit de leur conjonction un mariage, un adultère, un inceste. Ayant dit qu'elle était cachée, ensevelie, parce qu'après avoir disparu elle revenait à la lumière et remontait en exaltation, on la dit morte, ressuscitée, enlevée au ciel, etc.

«Une seconde cause de confusion fut les figures matérielles elles-mêmes par lesquelles on peignit d'abord les pensées, et qui, sous le nom d'hiéroglyphes ou caractères sacrés, furent la première invention de l'esprit. Ainsi, pour avertir de l'inondation et du besoin de s'en préserver, l'on avait peint une nacelle, le navire Argo; pour désigner le vent, l'on avait peint une aile d'oiseau; pour spécifier la saison, le mois, l'on avait peint l'oiseau de passage, l'insecte, l'animal qui apparaissait à cette époque; pour exprimer l'hiver, on peignit un porc, un serpent, qui se plaisent dans les lieux humides; et la réunion de ces figures avait des sens convenus de phrases et de mots. Mais comme ce sens ne portait par lui-même rien de fixe et de précis; comme le nombre de ces figures et de leurs combinaisons devint excessif, et surchargea la mémoire, il en résulta d'abord des confusions, des explications fausses. Ensuite le génie ayant inventé l'art plus simple d'appliquer les signes aux sons, dont le nombre est limité, et de peindre la parole au lieu des pensées, l'écriture alphabétique fit tomber en désuétude les peintures hiéroglyphiques; et, de jour en jour, leurs significations oubliées donnèrent lieu à une foule d'illusions, d'équivoques et d'erreurs.

«Enfin, une troisième cause de confusion fut l'organisation civile des anciens États. En effet, lorsque les peuples commencèrent de se livrer à l'agriculture, la formation du calendrier rural exigeant des observations astronomiques continues, il fut nécessaire d'y préposer quelques individus chargés de veiller à l'apparition et au coucher de certaines étoiles; d'avertir du retour de l'inondation, de certains vents, de l'époque des pluies, du temps propre à semer chaque espèce de grain: ces hommes, à raison de leur service, furent dispensés des travaux vulgaires, et la société pourvut à leur entretien. Dans cette position, uniquement occupés de l'observation, ils ne tardèrent pas de saisir les grands phénomènes de la nature, de pénétrer même le secret de plusieurs de ses opérations: ils connurent la marche des astres et des planètes; le concours de leurs phases et de leurs retours avec les productions de la terre et le mouvement de la végétation; les propriétés médicinales ou nourrissantes des fruits et des plantes; le jeu des éléments et leurs affinités réciproques. Or, parce qu'il n'existait de moyens de communiquer ces connaissances que par le soin pénible de l'instruction orale, ils ne les transmettaient qu'à leurs amis et à leurs parents; et il en résulta une concentration de toute science et de toute instruction dans quelques familles, qui, s'en arrogeant le priviléges exclusif, prirent un esprit de corps et d'isolement funeste à la chose publique. Par cette succession continue des mêmes recherches et des mêmes travaux, le progrès des connaissances fut à la vérité plus hâtif; mais par le mystère qui l'accompagnait, le peuple, plongé de jour en jour dans de plus épaisses ténèbres, devint plus superstitieux et plus asservi. Voyant des mortels produire certains phénomènes, annoncer, comme à volonté, des éclipses et des comètes, guérir des maladies, manier des serpents, il les crut en communication avec les puissances célestes; et pour obtenir les biens ou repousser les maux qu'il en attendait, il les prit pour ses médiateurs et ses interprètes; et il s'établit, au sein des États, des corporations sacriléges d'hommes hypocrites et trompeurs, qui attirèrent à eux tous les pouvoirs; et les prêtres, à la fois astronomes, théologues, physiciens, médecins, magiciens, interprètes des dieux, oracles des peuples, rivaux des rois, ou leurs complices, établirent, sous le nom de religion, un empire de mystère et un monopole d'instruction, qui ont perdu jusqu'à ce jour les nations.....»

À ces mots, les prêtres de tous les groupes interrompirent l'orateur; et jetant de grands cris, ils l'accusèrent d'impiété, d'irréligion, de blasphème, et voulurent l'empêcher de continuer: mais le législateur ayant observé que ce n'était qu'une exposition de faits historiques; que, si ces faits étaient faux ou controuvés, il serait aisé de les démentir; que jusque-là l'énoncé de toute opinion était libre, sans quoi il était impossible de découvrir la vérité, l'orateur reprit:

«Or, de toutes ces causes et de l'association continuelle d'idées disparates, résultèrent une foule de désordres dans la théologie, dans la morale, dans les traditions; et d'abord, parce que les animaux figurèrent les astres, il arriva que les qualités des brutes, leurs penchants, leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et furent supposés être leurs actions: ainsi, le dieu ichneumon fit la guerre au dieu crocodile, le dieu loup voulut manger le dieu mouton, le dieu ibis dévora le dieu serpent; et la divinité devint un être bizarre, capricieux, féroce, dont l'idée dérégla le jugement de l'homme, et corrompit sa morale avec sa raison.

«Et parce que, dans l'esprit de leur culte, chaque famille, chaque nation avait pris pour patron spécial un astre, une constellation, les affections et les antipathies de l'animal-symbole passèrent à ses sectateurs; et les partisans du dieu chien furent ennemis de ceux du dieu loup; les adorateurs du dieu bœuf eurent en horreur ceux qui le mangeaient; et la religion devint un mobile de haine et de combats, une cause insensée de délire et de superstition.

«D'autre part, les noms des astres-animaux ayant, par cette même raison de patronage, été imposés à des peuples, à des pays, à des montagnes, à des fleuves, ces objets furent pris pour des dieux, et il en résulta un mélange d'êtres géographiques, historiques et mythologiques, qui confondit toutes les traditions.

«Enfin, par l'analogie des actions qu'on leur supposa, les dieux-astres ayant été pris pour des hommes, pour des héros, pour des rois, les rois et les héros prirent à leur tour les actions des dieux pour modèles, et devinrent par imitation guerriers, conquérants, sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux; et la religion consacra les crimes des despotes, et pervertit les principes des gouvernements.

§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme.

«Cependant les prêtres astronomes, dans l'abondance et la paix de leurs, temples, firent de jour en jour de nouveaux progrès dans les sciences; et le système du monde s'étant développé graduellement à leurs yeux, ils élevèrent successivement diverses hypothèses de ses effets et de ses agents, qui devinrent autant de systèmes théologiques.

«Et d'abord les navigations des peuples maritimes et les caravanes des nomades d'Asie et d'Afrique leur ayant fait connaître la terre depuis les îles Fortunées jusqu'à la Sérique, et depuis la Baltique jusqu'aux sources du Nil, la comparaison des phénomènes de diverses zones leur découvrit la rondeur du globe, et fit naître une nouvelle théorie. Ayant remarqué que toutes les opérations de la nature, dans la période annuelle, se résumaient en deux principales, celle de produire et celle de détruire; que, sur la majeure partie du globe, chacune de ces opérations s'accomplissait également de l'un à l'autre équinoxe; c'est-à-dire que pendant les six mois d'été tout se procréait, se multipliait, et que pendant les six mois d'hiver tout languissait, était presque mort, ils supposèrent, dans la nature, des puissances contraires en un état continuel de lutte et d'effort; et, considérant sous ce rapport la sphère céleste, ils divisèrent les tableaux qu'ils en figuraient en deux moitiés ou hémisphères, tels que les constellations qui se trouvaient dans le ciel d'été formèrent un empire direct et supérieur, et celles qui se trouvaient dans le ciel d'hiver formèrent un empire antipode et inférieur. Or, de ce que les constellations d'été accompagnaient la saison des jours longs, brillants et chauds, ainsi que des fruits et des moissons, elles furent censées des puissances de lumière, de fécondité, de création, et, par transition du sens physique au moral, des génies, des anges de science, de bienfaisance, de pureté et de vertu: et de ce que les constellations d'hiver se liaient aux longues nuits, aux brumes polaires, elles furent des génies de ténèbres, de destruction, de mort, et, par transition, des anges d'ignorance, de méchanceté, de péché et de vice. Par une telle disposition, le ciel se trouva partagé en deux domaines, en deux factions: et déja l'analogie des idées humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de l'imagination; mais une circonstance particulière détermina, si même elle n'occasiona, la méprise et l'illusion. (Suivez la planche III.)

«Dans la projection de la sphère céleste que traçaient les prêtres astronomes, le zodiaque et les constellations, disposés circulairement, présentaient leurs moitiés en opposition diamétrale; l'hémisphère d'hiver, antipode à celui d'été, lui était adverse, contraire, opposé. Par la métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens moral; et les anges, les génies adverses devinrent des révoltés, des ennemis. Dès lors, toute l'histoire astronomique des constellations se changea en histoire politique; le ciel fut un État humain où tout se passa ainsi que sur la terre. Or, comme les États, la plupart despotiques, avaient leur monarque, et que déja le soleil en était un apparent des cieux, l'hémisphère d'été, empire de lumière, et ses constellations, peuple d'anges blancs, eurent pour roi un dieu éclairé, intelligent, créateur et bon. Et, comme toute faction rebelle doit avoir son chef, le ciel d'hiver, empire souterrain de ténèbres et de tristesse, et ses astres, peuple d'anges noirs, géans ou démons, eurent pour chef un génie malfaisant, dont le rôle fut attribué à la constellation la plus remarquée par chaque peuple. En Égypte, ce fut d'abord le scorpion, premier signe zodiacal après la balance, et long-temps chef des signes de l'hiver; puis ce fut l'ours, ou l'âne polaire, appelé Typhon, c'est-à-dire déluge, à raison des pluies qui inondent la terre pendant que cet astre domine. Dans la Perse, en un temps postérieur, ce fut le serpent qui, sous le nom d'Ahrimanes, forma la base du système de Zoroastre; et c'est lui, ô chrétiens et juifs! qui est devenu votre serpent d'Ève (la vierge céleste) et celui de la croix, dans les deux cas, emblème de Satan, l'ennemi, le grand adversaire de l'ancien des jours, chanté par Daniel.

«Dans la Syrie, ce fut le porc ou le sanglier ennemi d'Adonis, parce que, dans cette contrée, le rôle de l'ours boréal fut rempli par l'animal dont les inclinations fangeuses sont emblématiques de l'hiver; et voilà pourquoi, enfants de Moïse et de Mahomet! vous l'avez pris en horreur, à l'imitation des prêtres de Memphis et de Baalbek, qui détestaient en lui le meurtrier de leur dieu soleil. C'est aussi le type premier de votre Chib-en, ô Indiens! lequel fut jadis le Pluton de vos frères les Romains et les Grecs: ainsi que votre Brahma, ce dieu créateur n'est que l'Ormuzd persan et l'Osiris égyptien, dont le nom même exprime un pouvoir créateur, producteur de formes. Et ces dieux reçurent un culte analogue à leurs attributs vrais ou feints, lequel, à raison de leur différence, se partagea en deux branches diverses. Dans l'une, le dieu bon reçut le culte d'amour et de joie, d'où dérivent tous les actes religieux du genre gai; les fêtes, les danses, les festins, les offrandes de fleurs, de lait, de miel, de parfums, en un mot, de tout ce qui flatte les sens et l'ame. Dans l'autre, le dieu mauvais reçut, au contraire, un culte de crainte et de douleur, d'où dérivent tous les actes religieux du genre triste; les pleurs, la désolation, le deuil, les privations, les offrandes sanglantes et les sacrifices cruels.

«De là vient encore ce partage des êtres terrestres en purs ou impurs, en sacrés ou abominables, selon que leurs espèces se trouvèrent du nombre des constellations de l'un des deux dieux, et firent partie de leur domaine: ce qui produisit d'une part les superstitions de souillures et de purifications, et de l'autre les prétendues vertus efficaces des amulettes et des talismans.

«Vous concevez maintenant, continua l'orateur en s'adressant aux Indiens, aux Perses, aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans; vous concevez l'origine de ces idées de combats, de rébellions, qui remplissent également vos mythologies. Vous voyez ce que signifient les anges blancs et les anges noirs, les chérubins et les séraphins à la tête d'aigle, de lion ou de taureau; les deûs, diables ou démons à cornes de bouc, à queue de serpent; les trônes et les dominations rangés en sept ordres ou gradations comme les sept sphères des planètes; tous êtres jouant les mêmes rôles, ayant les mêmes attributs dans les Védas, les Bibles ou le Zend-avesta, soit qu'ils aient pour chef Ormuzd ou Brachma, Typhon ou Chiven, Michel ou Satan; soit qu'ils se présentent sous la forme de géants à cent bras et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés en lions, en ibis, en taureaux, en chats, comme dans les contes sacrés des Grecs et des Égyptiens; vous apercevez la filiation successive de ces idées, et comment, à mesure qu'elles se sont éloignées de leurs sources, et que les esprits se sont policés, ils en ont adouci les formes grossières pour les rapprocher d'un état moins choquant.

«Or, de même que le système de deux principes, ou dieux opposés, naquit de celui des symboles, entrés tous dans sa contexture, de même vous allez voir naître de lui un système nouveau, auquel il servit à son tour de base et d'échelon.»

§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde.

«En effet, alors que le vulgaire entendit parler d'un nouveau ciel et d'un autre monde, il donna bientôt un corps à ces fictions; il y plaça un théâtre solide, des scènes réelles; et les notions géographiques et astronomiques vinrent favoriser, si même elles ne provoquèrent cette illusion.

«D'une part, les navigateurs phéniciens, ceux qui, passant les colonnes d'Hercule, allaient chercher l'étain de Thulé et l'ambre de la Baltique, racontaient qu'à l'extrémité du mondé, au bout de l'Océan (la Méditerranée), où le soleil se couche pour les contrées asiatiques, étaient des îles fortunées, séjour d'un printemps éternel, et plus loin des régions hyperboréennes placées sous terre (relativement aux tropiques), où régnait une éternelle nuit[29]. Sur ces récits mal compris, et sans doute confusément faits, l'imagination du peuple composa les Champs Élysées[30], lieux de délices placés dans un monde inférieur, ayant leur ciel, leur soleil, leurs astres; et le Tartare, lieu de ténèbres, d'humidité, de fange, de frimas. Or, parce que l'homme, curieux de tout ce qu'il ignore et avide d'une longue existence, s'était déja interrogé sur ce qu'il devenait après sa mort, parce qu'il avait de bonne heure raisonné sur le principe de vie qui anime son corps, qui s'en sépare sans le déformer, et qu'il avait imaginé les substances déliées, les fantômes, les ombres, il aima à croire qu'il continuerait, dans le monde souterrain, cette vie qu'il lui coûtait trop de perdre; et les lieux infernaux furent un emplacement commode pour recevoir les objets chéris auxquels il ne pouvait renoncer.

«D'autre part, les prêtres astrologues et physiciens faisaient de leurs cieux des récits, et ils en traçaient des tableaux qui s'encadraient parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé, dans leur langage métaphorique, les équinoxes et les solstices, les portes des cieux ou entrées des saisons, ils expliquaient les phénomènes terrestres en disant «que par la porte de corne (d'abord le taureau, puis le belier) et par celle du cancer, descendaient les feux vivifiants qui animent au printemps la végétation, et les esprits aqueux qui causent au solstice le débordement du Nil; que par la porte d'ivoire (la balance, et auparavant l'arc ou sagittaire) et par celle du capricorne ou de l'urne, s'en retournaient à leur source et remontaient à leur origine les émanations ou influences des cieux; et la voie lactée, qui passait par ces portes des solstices, leur semblait placée là exprès pour leur servir de route et de véhicule; de plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait un fleuve (le Nil, figuré par les plis de l'hydre), une barque (le navire Argo) et le chien Sirius, tous deux relatifs à ce fleuve, dont, ils présageaient l'inondation. Ces circonstances, associées aux premières et y ajoutant des détails, en augmentèrent les vraisemblances; et pour arriver au Tartare ou à l'Élysée, il fallut que les ames traversassent les fleuves du Styx et de l'Achéron dans la nacelle du nocher Caron, et qu'elles passassent par les portes de corne ou d'ivoire, que gardait le chien Cerbère. Enfin, un usage civil se joignit à toutes ces fictions, et acheva de leur donner de la consistance.

«Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la putréfaction des cadavres était un levain de peste et de maladies, les habitants de l'Égypte avaient, dans plusieurs états, institué l'usage d'inhumer les morts hors de la terre habitée, dans le désert qui est au couchant. Pour y arriver, il fallait passer les canaux du fleuve, et par conséquent être reçu dans une barque, payer un salaire au nocher, sans quoi, le corps privé de sépulture eût été la proie des bêtes féroces. Cette coutume inspira aux législateurs civils et religieux un moyen puissant d'influer sur les mœurs; et saisissant par la piété filiale et par le respect pour les morts, des hommes grossiers et féroces, ils établirent pour condition nécessaire, d'avoir subi un jugement préalable qui décidât si le mort méritait d'être admis au rang de sa famille dans la noire cité. Une telle idée s'adaptait trop bien à toutes les autres pour ne pas s'y incorporer; le peuple ne tarda pas de l'y associer, et les enfers eurent leur Minos et leur Rhadamanthe, avec la baguette, le siége, les huissiers et l'urne, comme dans l'état terrestre et civil. Alors la divinité devint un être moral et politique, un législateur social d'autant plus redouté, que ce législateur suprême, ce juge final, fut inaccessible aux regards: alors ce monde fabuleux et mythologique, si bizarrement composé de membres épars, se trouva un lieu de châtiment et de récompense, où la justice divine fut censée corriger ce que celle des hommes eut de vicieux, d'erroné; et ce système spirituel et mystique acquit d'autant plus de crédit, qu'il s'empara de l'homme par tous ses penchants: le faible opprimé y trouva l'espoir d'une indemnité, la consolation d'une vengeance future; l'oppresseur comptant, par de riches offrandes, arriver toujours à l'impunité, se fit de l'erreur du vulgaire une arme de plus pour le subjuguer; et les chefs des peuples, les rois et les prêtres y virent de nouveaux moyens de le maîtriser, par le privilége qu'ils se réservèrent de répartir les graces ou les châtiments du grand juge, selon des délits ou des actions méritoires qu'ils caractérisèrent à leur gré.

«Voilà comment s'est introduit, dans le monde visible et réel, un monde invisible et imaginaire; voilà l'origine de ces lieux de délices et de peines dont vous, Perses! avez fait votre terre rajeunie, votre ville de résurrection placée sous l'équateur, avec l'attribut singulier que les heureux n'y donneront point d'ombre. Voilà, juifs et chrétiens, disciples des Perses! d'où sont venus votre Jérusalem de l'Apocalypse; votre paradis, votre ciel, caractérisés par tous les détails du ciel astrologique d'Hermès. Et vous, musulmans! votre enfer, abîme souterrain, surmonté d'un pont, votre balance des ames et de leurs œuvres, votre jugement par les anges Monkir et Nékir, ont également pris leurs modèles dans les cérémonies mystérieuses de l'antre de Mithra; et votre ciel ne diffère en rien de celui d'Osiris, d'Ormuzd et de Brahma.

§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers emblèmes.

«Tandis que les peuples s'égarèrent dans le labyrinthe ténébreux de la mythologie et des fables, les prêtres physiciens, poursuivant leurs études et leurs recherches sur l'ordre et la disposition de l'univers, arrivèrent à de nouveaux résultats; et dressèrent de nouveaux systèmes de puissances et de causes motrices.

«Long-temps bornés aux simples apparences, ils n'avaient vu dans les mouvements des astres qu'un jeu inconnu de corps lumineux, qu'ils croyaient rouler autour de la terre, point central de toutes les sphères; mais alors qu'ils eurent découvert la rondeur de notre planète, les conséquences de ce premier fait les conduisirent à des considérations nouvelles; et, d'induction en induction, ils s'élevèrent aux plus hautes conceptions de l'astronomie et de la physique.

«En effet, ayant conçu cette idée lumineuse et simple, que le globe terrestre est un petit cercle inscrit dans le cercle plus grand des cieux, la théorie des cercles concentriques s'offrit d'elle-même à leur hypothèse, pour résoudre le cercle inconnu du globe terrestre par des points connus du cercle céleste; et la mesure d'un ou de plusieurs degrés du méridien donna avec précision la circonférence totale. Alors, saisissant pour compas le diamètre obtenu de la terre, un génie heureux l'ouvrit d'une main hardie sur les orbites immenses des cieux; et, par un phénomène inouï, du grain de sable qu'à peine il couvrait, l'homme embrassant les distances infinies des astres, s'élança dans les abîmes de l'espace et de la durée: là se présenta à ses regards un nouvel ordre de l'univers; le globe atome qu'il habitait ne lui en parut plus le centre: ce rôle important fut déféré à la masse énorme du soleil; et cet astre devint le pivot enflammé de huit sphères environnantes, dont les mouvements furent désormais soumis à la précision du calcul.

«C'était déja beaucoup pour l'esprit humain, d'avoir entrepris de résoudre la disposition et l'ordre des grands êtres de la nature; mais non content de ce premier effort, il voulut encore en résoudre le mécanisme, en deviner l'origine et le principe moteur; et c'est là qu'engagés dans les profondeurs abstraites et métaphysiques du mouvement et de sa cause première, des propriétés inhérentes ou communiquées de la matière, de ses formes successives, de son étendue, c'est-à-dire de l'espace et du temps sans bornes, les physiciens théologues se perdirent dans un chaos de raisonnements subtils et de controverses scolastiques.

«Et d'abord l'action du soleil sur les corps terrestres leur ayant fait regarder sa substance comme un feu pur et élémentaire, ils en firent le foyer et le réservoir d'un océan de fluide igné, lumineux, qui, sous le nom d'éther, remplit l'univers, et alimenta les êtres. Ensuite, les analyses d'une physique savante leur ayant fait découvrir ce même feu, ou un autre parfaitement semblable, dans la composition de tous les corps, et s'étant aperçus qu'il était l'agent essentiel de ce mouvement spontané que l'on appelle vie dans les animaux et végétation dans les plantes, ils conçurent le jeu et le mécanisme de l'univers comme celui d'un tout homogène, d'un corps identique, dont les parties, quoique distantes, avaient cependant une liaison intime; et le monde fut un être vivant, animé par la circulation organique d'un fluide igné ou même électrique, qui, par un premier terme de comparaison pris dans l'homme et les animaux, eut le soleil pour cœur ou foyer.

«Alors, parmi les philosophes théologues, les uns partant de ces principes, résultats de l'observation, «que rien ne s'anéantit dans le monde; que les éléments sont indestructibles; qu'ils changent de combinaisons, mais non de nature; que la vie et la mort des êtres né sont que des modifications variées des mêmes atomes; que la matière possède par elle-même des propriétés d'où résultent toutes ses manières d'être; que le monde est éternel, sans bornes d'espace et de durée;» les uns dirent que l'univers entier était Dieu; et selon eux, Dieu fut un être à la fois effet et cause, agent et patient, principe moteur et chose mue, ayant pour lois les propriétés invariables qui constituent la fatalité; et ceux-là peignirent leur pensée tantôt par l'emblème de Pan (le grand tout), ou de Jupiter au front d'étoiles, au corps planétaire, aux pieds d'animaux, ou de l'œuf orphique, dont le jaune, suspendu au milieu d'un liquide enceint d'une voûte, figura le globe du soleil nageant dans l'éther au milieu de la voûte des cieux: tantôt par celui d'un grand serpent rond, figurant les cieux où ils plaçaient le premier mobile, par cette raison de couleur d'azur, parsemé de taches d'or (les étoiles), dévorant sa queue, c'est-à-dire rentrant en lui-même et se repliant éternellement comme les révolutions des sphères: tantôt par celui d'un homme ayant les pieds liés et joints, pour signifier l'existence immuable; enveloppé d'un manteau de toutes les couleurs, comme le spectacle de la nature, et portant sur la tête une sphère d'or, emblème de la sphère des étoiles: ou par celui d'un autre homme quelquefois assis sur la fleur du lotos portée sur l'abîme des eaux; quelquefois couché sur une pile de douze carreaux, figurant les douze signes célestes. Et voilà Indiens, Japonais, Siamois, Tibetains, Chinois! la théologie qui, fondée par les Égyptiens, s'est transmise et gardée, chez vous dans les tableaux que vous tracez de Brahma, de Beddou, de Sommonacodom, d'Omito: Voilà même, hébreux et chrétiens! l'opinion dont vous avez conservé une parcelle dans votre dieu, souffle porté sur les eaux, par une illusion au vent, qui, à l'origine du monde, c'est-à-dire au départ des sphères du signe du cancer, annonçait l'inondation, du Nil, et semblait préparer la création.

§ VII. Septième système. Culte de l'amedu monde, c'est-à-dire de l'élément du feu, principe vital de l'univers.

«Mais d'autres, répugnant à cette idée d'un être à la fois effet et cause, agent et patient, et rassemblant en une même nature des natures contraires, distinguèrent le principe moteur de la chose mue; et posant que la matière était inerte en elle-même, ils prétendirent que ses propriétés lui étaient communiquées par un agent distinct, dont elle n'était que l'enveloppe et le fourreau. Cet agent pour les uns fut le principe igné, reconnu l'auteur de tout mouvement; pour les autres ce fut le fluide appelé éther, cru plus actif et plus subtil; or, comme ils appelaient dans les animaux le principe vital et moteur, une ame, un esprit, et comme il raisonnaient sans cesse par comparaison, surtout par celle de l'être humain, ils donnèrent au principe moteur de tout l'univers le nom d'ame, d'intelligence, d'esprit; et Dieu fut l'esprit vital qui, répandu dans tous les êtres, anima le vaste corps du monde. Et ceux-là peignirent leur pensée tantôt par You-piter, essence du mouvement et de l'animation, principe de l'existence, ou plutôt l'existence elle-même; tantôt par Vulcain on Phtha, feu-principe et élémentaire, ou par l'autel de Vesta, placé centralement dans son temple, comme le soleil dans les sphères; et tantôt par Kneph, être humain vêtu de bleu foncé, ayant en main un sceptre et une ceinture (le zodiaque), coiffé d'un bonnet de plumes, pour exprimer la fugacité de sa pensée, et produisant de sa bouche le grand œuf.

«Or, par une conséquence de ce système, chaque être contenant en soi une portion du fluide igné ou éthérien, moteur universel et commun; et ce fluide ame du monde étant la divinité, il s'ensuivit que les ames de tous les êtres furent une portion de Dieu même, participant à tous ses attributs, c'est-à-dire étant une substance indivisible, simple, immortelle; et de là tout le système de l'immortalité de l'ame, qui d'abord fut éternité. De là aussi ses transmigrations connues sous le nom de métempsycose, c'est-à-dire de passage du principe vital d'un corps à un autre; idée née de la transmigration véritable des éléments matériels. Et voilà, Indiens, boudhistes, chrétiens, musulmans! d'où dérivent toutes vos opinions sur la spiritualité de l'ame: voilà quelle fut la source des rêveries de Pythagore et de Platon, vos instituteurs, qui eux-mêmes ne furent que les échos d'une dernière secte de philosophes visionnaires qu'il faut développer.

§ VIII. Huitième système. Monde-Machine: culte du Démi-Ourgos ou Grand-Ouvrier.

«Jusque-là les théologiens, en s'exerçant sur les substances déliées et subtiles de l'éther et du feu-principe, n'avaient cependant pas cessé de traiter d'êtres palpables et perceptibles aux sens, et la théologie avait continué d'être la théorie des puissances physiques, placées tantôt spécialement dans les astres, tantôt disséminées dans tout l'univers; mais à cette époque, des esprits superficiels, perdant le fil des idées qui avaient dirigé ces études profondes, ou ignorant les faits qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous les résultats par l'introduction d'une chimère étrange et nouvelle. Ils prétendirent que cet univers, ces cieux, ces astres, ce soleil, n'étaient qu'une machine d'un genre ordinaire; et à cette première hypothèse appliquant une comparaison tirée des ouvrages de l'art, ils élevèrent l'édifice des sophismes les plus bizarres. «Une machine, dirent-ils, ne se fabrique point elle-même: elle a un ouvrier antérieur, elle l'indique par son existence. Le monde est une machine: donc il existe un fabricateur.»

«De là, le démi-ourgos ou grand-ouvrier, constitué divinité autocratrice et suprême. Vainement l'ancienne philosophie objecta que l'ouvrier même avait besoin de parents et d'auteurs, et que l'on ne faisait qu'ajouter un échelon en ôtant l'éternité au monde pour la lui donner. Les innovateurs, non contents de ce premier paradoxe, passèrent à un second; et, appliquant à leur ouvrier la théorie de l'entendement humain, ils prétendirent que le démi-ourgos avait fabriqué sa machine sur un plan ou idée résidant en son entendement. Or, comme leurs maîtres, les physiciens, avaient placé dans la sphère des fixes le grand mobile régulateur, sous le nom d'intelligence, de raisonnement, les spiritualistes, leurs mimes, s'emparant de cet être, l'attribuèrent au démi-ourgos, en en faisant une substance distincte, existante par elle-même, qu'ils appelèrent mens ou logos (parole et raisonnement). Et comme d'ailleurs ils admettaient l'existence de l'ame du monde, ou principe solaire, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades ou échelons de personnes divines, qui furent 1º le démi-ourgos ou dieu-ouvrier; 2º le logos, parole et raisonnement; et 3º l'esprit ou l'ame (du monde). Et voilà, chrétiens! le roman sur lequel vous avez fondé votre Trinité; voilà le systême qui, né hérétique dans les temples égyptiens, transporté païen dans les écoles de l'Italie et de la Grèce, se trouve aujourd'hui catholique orthodoxe par la conversion de ses partisans, les disciples de Pythagore et de Platon devenus chrétiens.

«Et c'est ainsi que la divinité, après avoir été dans son origine l'action sensible, multiple, des météores et des éléments;

«Puis la puissance combinée des astres considérés sous leurs rapports avec les êtres terrestres;

«Puis ces êtres terrestres eux-mêmes par la confusion des symboles avec leurs modèles;

«Puis la double puissance de la nature dans ses deux opérations principales de production et de destruction;

«Puis le monde animé sans distinction d'agent et de patient, d'effet et de cause;

«Puis le principe solaire ou l'élément du feu reconnu pour moteur unique;

«C'est ainsi que la divinité est devenue, en dernier résultat, un être chimérique et abstrait; une subtilité scolastique de substance sans forme, de corps sans figure; un vrai délire de l'esprit, auquel la raison n'a plus rien compris. Mais vainement dans ce dernier passage veut-elle se dérober aux sens: le cachet de son origine lui demeure ineffaçablement empreint; et ses attributs, tous calqués, ou sur les attributs physiques de l'univers, tels que l'immensité, l'éternité, l'indivisibilité, l'incompréhensibilité; ou sur les affections morales de l'homme, telles que la bonté, la justice, la majesté, etc; ses noms mêmes, tous dérivés des êtres physiques qui lui ont servi de types, et spécialement du soleil, des planètes et du monde, retracent incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les traits indélébiles de sa véritable nature.

«Telle est la chaîne des idées que l'esprit humain avait déja parcourue à une époque antérieure aux récits positifs de l'histoire; et puisque leur continuité prouve qu'elles ont été le produit d'une même série d'études et de travaux, tout engage à en placer le théâtre dans le berceau de leurs éléments primitifs, dans l'Égypte: et leur marche y put être rapide, parce que la curiosité oiseuse des prêtres physiciens n'avait pour aliment, dans la retraite des temples, que l'énigme toujours présente de l'univers; et que, dans la division politique qui long-temps partagea cette contrée, chaque État eut son collége de prêtres, lesquels tour à tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent, par leurs disputes, les progrès des sciences et des découvertes.

«Et déja il était arrivé sur les bords du Nil ce qui depuis s'est répété par toute la terre. À mesure que chaque système s'était formé, il avait suscité dans sa nouveauté des querelles et des schismes: puis, accrédité par la persécution même, tantôt il avait détruit les idoles antérieures, tantôt il se les était incorporées en les modifiant; et les révolutions politiques étant survenues, l'agrégation des États et le mélange des peuples confondirent toutes les opinions; et le fil des idées s'étant perdu, la théologie tomba dans le chaos, et ne fut plus qu'un logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent plus comprises. La religion, égarée d'objet, ne fut plus qu'un moyen politique de conduire un vulgaire crédule, dont s'emparèrent tantôt des hommes crédules eux-mêmes et dupes de leurs propres visions, et tantôt des hommes hardis et d'une ame énergique, qui se proposèrent de grands objets d'ambition.

§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter).

«Tel fut le législateur des Hébreux, qui, voulant séparer sa nation de toute autre, et se former un empire isolé et distinct, conçut le dessein d'en asseoir les bases sur les préjugés religieux, et d'élever autour de lui un rempart sacré d'opinions et de rites. Mais vainement proscrit-il le culte des symboles régnant dans la Basse-Égypte et la Phénicie; son dieu n'en fut pas moins un dieu égyptien de l'invention de ces prêtres dont Moïse avait été le disciple; et Yahouh, décelé par son propre nom, l'essence (des êtres), et par son symbole, le buisson de feu, n'est que l'ame du monde, le principe moteur, que, peu après, la Grèce adopta sous la même dénomination dans son You-piter, être générateur, et sous celle d'Êi, l'existence; que les Thébains consacraient sous le nom de Kneph; que Saïs adorait sous l'emblème d'Isis voilée, avec cette inscription: Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n'a levé mon voile; que Pythagore honorait sous le nom de Vesta, et que la philosophie stoïcienne définissait avec précision en l'appelant le principe du feu. Moïse voulut en vain effacer de sa religion tout ce qui rappelait le culte des astres: une foule de traits restèrent malgré lui pour le retracer; et les sept lumières ou planètes du grand chandelier, les douze pierres ou signes de l'urim du grand-prêtre, la fête des deux équinoxes, ouvertures et portes de deux hémisphères, la cérémonie de l'agneau ou belier céleste; enfin, le nom d'Osiris même conservé dans son cantique, et l'arche ou coffre imité du tombeau où ce dieu fut enfermé, demeurent pour servir de témoins à la filiation de ses idées et à leur extraction de la source commune.

§ X. Religion de Zoroastre.

«Tel fut aussi Zoroastre, qui, deux siècles après Moïse, rajeunit et moralisa, chez les Mèdes et les Bactriens tout le système égyptien d'Osiris et de Typhon, sous le nom d'Ormuzd et d'Ahrimanes; qui, pour expliquer le système de la nature, supposa deux grands dieux ou pouvoirs, l'un occupé a créer, à produire, dans un empire de lumière et de douce chaleur (dont le type est l'été), et par cela, dieu de science, de bienfaisance, de vertu; l'autre occupé à détruire dans un empire de ténèbres et de froid (dont le type est le pôle d'hiver), et par cela dieu d'ignorance, de malfaisance et de pèché; qui, par des expression figurées, ensuite méconnues, appela création du monde le renouvellement de la scène physique à chaque printemps; appela résurrection le renouvellement des périodes des astres dans leurs conjonctions; vie future, enfer, paradis, ce qui n'était que le Tartare et l'Élysée des astrologues et des géographes; en un mot, qui ne fit que consacrer les rêveries déja existantes du système mystique.

§ XI. Brahmisme, ou système indien.

«Tel encore fut le législateur indien, qui, sous le nom de Mênou, antérieur à Zoroastre et à Moïse, consacra, sur les bords du Gange, la doctrine des trois principes ou dieux que connut la Grèce, l'un desquels, nommé Brahuma ou Ioupiter, fut l'auteur de toute production ou création (le soleil du printemps); le second, nommé Chiven ou Pluton, fut le dieu de toute destruction (le soleil d'hiver); et le troisième, nommé Vichenou ou Neptune, fut le dieu conservateur de l'état stationnaire (le soleil solstitial, stator), tous trois distincts, et cependant tous trois ne formant qu'un seul dieu ou pouvoir, lequel, chanté dans les vedas comme dans les hymnes orphiques, n'est autre chose que le Youpiter aux trois yeux[31], ou soleil aux trois formes d'action, dans les trois ritous ou saisons: là vous avez la source de tout le système trinitaire subtilisé par Pythagore et Platon, totalement défiguré par leurs interprètes.

§ XII. Boudhisme, ou systèmes mystiques.

«Tels enfin ont été les réformateurs moralistes révérés depuis Mênou, sous les noms de Boudah, Gaspa, Chekia, Goutama, etc., qui des principes de la métempsycose, diversement modifiés, ont déduit des doctrines mystiques d'abord utiles en ce qu'elles inspiraient à leurs sectateurs l'horreur du meurtre, la compassion pour tout être sensible, la crainte des peines et l'espoir des récompenses destinées à la vertu et au vice, dans une autre vie, sous une forme nouvelle; mais ensuite devenues pernicieuses par l'abus d'une métaphysique visionnaire, qui, prenant à tâche de contrarier l'ordre naturel, voulut que le monde palpable et matériel fût une illusion fantastique; que l'existence de l'homme fût un rêve dont la mort était le vrai réveil, que son corps fût une prison impure dont il devait se hâter de sortir, ou une enveloppe grossière que, pour rendre perméable à la lumière interne, il devait atténuer, diaphaniser, par le jeûne, les macérations, les contemplations, et par une foule de pratiques anachorétiques si étranges, que le vulgaire étonné ne put s'expliquer le caractère de leurs auteurs qu'en les considérant comme des êtres surnaturels, avec cette difficulté de savoir s'ils furent dieu devenu homme, ou l'homme devenu dieu.

«Voilà les matériaux qui, depuis des siècles nombreux, existaient épars dans l'Asie, quand un concours fortuit d'événements et de circonstances vint, sur les bords de l'Euphrate et de la Méditerranée, en former de nouvelles combinaisons.

§ XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil, sous ses noms cabalistiques de Chris-en ou Christ, et d'Yêsus ou Jésus.

«En constituant un peuple séparé, Moïse avait vainement prétendu le défendre de l'invasion de toute idée étrangère: un penchant invincible, fondé sur les affinités d'une même origine, avait sans cesse ramené les Hébreux vers le culte des nations voisines; et les relations indispensables du commerce et de la politique qu'il entretenait avec elles en avaient de jour en jour fortifié l'ascendant. Tant que le régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des lois, en s'opposant aux innovations, retarda leur marche; et cependant les hauts lieux étaient pleins d'idoles, et le dieu soleil avait son char et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le temple d'Yâhouh; mais lorsque les conquêtes des sultans de Ninive et de Babylone eurent dissous le lien de la puissance publique, le peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérants, ne contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles s'établirent publiquement en Judée. D'abord les colonies assyriennes, transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda; ensuite Jérusalem ayant été subjuguée, les Égyptiens, les Syriens, les Arabe, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts les leurs, et la religion de Moïse fut déja doublement altérée. D'autre part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans les sciences des Kaldéens, s'imburent, pendant un séjour de cinquante ans, de toute leur théologie; et de ce moment se naturalisèrent chez les Juifs les dogmes du génie ennemi (Satan), de l'archange Michel, de l'ancien des jours (Ormuzd), des anges rebelles, du combat des cieux, de l'ame immortelle et de la résurrection; toutes choses inconnues à Moïse, ou condamnées par le silence même qu'il en avait gardé.

«De retour dans leur patrie, les émigrés y rapportèrent ces idées; et d'abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les Pharisiens, et de leurs opposants les Sadducéens, représentants de l'ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du peuple et de ses habitudes déja contractées, appuyés de l'autorité des Perses, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre l'ascendant sur les seconds, et les enfants de Moïse consacrèrent la théologie de Zoroastre.

«Une analogie fortuite entre deux idées principales favorisa surtout cette coalition, et devint la base d'un dernier système, non moins étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation.

«Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de Samarie, des esprits judicieux, prévoyant la même destinée pour Jérusalem, n'avaient cessé de l'annoncer, de la prédire; et leurs prédictions avaient toutes eu ce caractère particulier, d'être terminées par des vœux de rétablissement et de régénération, énoncés sous la forme de prophéties: les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint un roi libérateur qui devait rétablir la nation dans son ancienne gloire; le peuple hébreu devait redevenir un peuple puissant, conquérant, et Jérusalem la capitale d'un empire étendu surtout l'univers.

«Les événements ayant réalisé la première partie de ces prédictions, la ruine de Jérusalem, le peuple attacha à la seconde une croyance d'autant plus entière, qu'il tomba dans le malheur; et les Juifs affligés attendirent avec l'impatience du besoin et du désir, le roi victorieux et libérateur qui devait venir sauver la nation de Moïse et relever l'empire de David.

«D'autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie un dogme parfaitement analogue. On n'y parlait que d'un grand médiateur, d'un juge final, d'un sauveur futur, qui, roi, dieu conquérant et législateur, devait ramener l'âge d'or sur la terre, la délivrer de l'empire du mal, et rendre aux hommes le règne du bien, la paix et le bonheur. Ces idées occupaient d'autant plus les peuples, qu'ils y trouvaient des consolations de l'état funeste et des maux réels où les avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des conquérants, et le barbare despotisme de leurs gouvernements. Cette conformité entre les oracles des nations et ceux des prophètes, excita l'attention des Juifs; et sans doute les prophètes avaient eu l'art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres sacrés employés aux mystères païens: c'était donc en Judée une attente générale que celle du grand envoyé, du sauveur final, lorsqu'une circonstance singulière vint déterminer l'époque de sa venue.

«Il était écrit dans les livres sacrés des Perses et des Kaldéens, que le monde, composé d'une révolution totale de douze mille, était partagé en deux révolutions partielles, dont l'une, âge et règne du bien, se terminait au bout de six mille, et l'autre, âge et règne du mal, se terminait au bout de six autres mille.

«Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la révolution annuelle du grand orbe céleste, appelé le monde (révolution composée de douze mois ou signes, divisés chacun en mille parties); et les deux périodes systématiques de l'hiver et de l'été, composée chacune également de six mille. Ces expressions, toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens absolu et moral au lieu de leur sens physique et astrologique, il arriva que le monde annuel fut pris pour un monde séculaire, les mille de temps pour des mille d'années; et supposant, d'après les faits, que l'on vivait dans l'âge du malheur, on en inféra qu'il devait finir au bout des six mille ans prétendus.

«Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près de six mille ans depuis la création (fictive) du monde. Cette coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne s'occupa plus que d'une fin prochaine; on interrogea les hiérophantes et leurs livres mystiques, qui en assignèrent divers termes; on attendit le réparateur; à force d'en parler, quelqu'un dit l'avoir vu, ou même un individu exalté crut l'être et se fit des partisans, lesquels, privés de leur chef par un incident vrai sans doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une rumeur graduellement organisée en histoire: sur ce premier canevas établi, toutes les circonstances des traditions mythologiques vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système authentique et complet, dont il ne fut plus permis de douter.

«Elles portaient, ces traditions mythologiques: Que dans l'origine, une femme et un homme avaient, par leur chute, introduit dans le monde le mal et le péché.» (Suivez la pl. III.)

«Et par-là elles indiquaient le fait astronomique de la vierge céleste et de l'homme bouvier (Bootes), qui, en se couchant héliaquement à l'équinoxe d'automne, livraient le ciel aux constellations de l'hiver, et semblaient, en tombant sous l'horizon, introduire dans le monde le génie du mal, Ahrimanes, figuré par la constellation du serpent.

«Elles portaient, ces traditions: «Que la femme avait entraîné, séduit l'homme

«Et en effet, la vierge se couchant la première, semble entraîner à sa suite le bouvier.

«Que la femme l'avait tenté en lui présentant des fruits beaux à voir et bons à manger, qui donnaient la science du bien et du mal

«Et en effet, la vierge tient en main une branche de fruits qu'elle semble étendre vers le bouvier; et le rameau, emblème de l'automne, placé dans le tableau de Mithra, sur la frontière de l'hiver et de l'été, semble ouvrir la porte et donner la science, la clef du bien et du mal.

«Elles portaient: «Que ce couple avait été chassé du jardin céleste, et qu'un chérubin à épée flamboyante avait été placé à la porte pour le garder

«Et en effet, quand la vierge et le bouvier tombent sous l'horizon du couchant, Persée monte de l'autre côté, et, l'épée à la main, ce génie semble les chasser du ciel de l'été, jardin et règne des fruits et des fleurs.

«Elles portaient: «Que de cette vierge devait naître, sortir un rejeton, un enfant qui écraserait la tête du serpent, et délivrerait le monde du péché

«Et par-là elles désignaient le soleil, qui, à l'époque du solstice d'hiver, au moment précis où les mages des Perses tiraient l'horoscope de la nouvelle année, se trouvait placé dans le sein de la vierge, en lever héliaque à l'horizon oriental, et qui, à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme d'un enfant allaité par une vierge chaste, et devenait ensuite, à l'équinoxe du printemps, le belier ou l'agneau, vainqueur de la constellation du serpent, qui disparaissait des cieux.

«Elles portaient: «Que, dans son enfance, ce réparateur de nature divine ou céleste vivrait abaissé, humble, obscur, indigent

«Et cela, parce que le soleil d'hiver est abaissé sous l'horizon, et que cette période première de ses quatre âges ou saisons, est un temps d'obscurité, de disette, de jeûne, de privations.

«Elles portaient: «Que, mis à mort par des méchants, il était ressuscité glorieusement; qu'il était remonté des enfers aux cieux, où il régnerait éternellement.»

«Et par-là elles retraçaient la vie du soleil, qui, terminant sa carrière au solstice d'hiver, lorsque dominaient Typhon et les anges rebelles, semblait être mis à mort par eux; mais qui, bientôt après, renaissait, résurgeait dans la voûte des cieux, où il est encore.

«Enfin ces traditions, citant jusqu'à ses noms astrologiques et mystérieux, disaient qu'il s'appelait tantôt Chris, c'est-à-dire le conservateur; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu Chris-en ou Chris-na; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, votre Cris-tos, fils de Marie; et tantôt, qu'il s'appelait Yês, par la réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, formaient le nombre 608, l'une des périodes solaires: et voilà, ô Européens! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre Iês-us ou Jésus, nom ancien et cabalistique attribué au jeune Bacchus, fils clandestin (nocturne) de la vierge Minerve, lequel, dans toute l'histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l'histoire du dieu des chrétiens, c'est-à-dire de l'astre du jour, dont ils sont tous les deux l'emblème.»

À ces mots, un grand murmure s'éleva de la part des groupes chrétiens: mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l'ordre, et l'orateur achevant son discours:

«Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se composa dans le chaos et l'anarchie des trois premiers siècles; comment une foule d'opinions bizarres partagèrent les esprits, et les partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté réciproques, parce que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le gouvernement s'étant associé à l'une de ces sectes, en fit la religion orthodoxe, c'est-à-dire dominante, à l'exclusion des autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des hérésies; comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion s'est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie; comment, six cents ans après l'innovation du christianisme, un autre système se forma encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se composer un empire politique et théologique aux dépens de ceux de Moïse et des vicaires de Jésus....

«Maintenant, si vous résumez l'histoire entière de l'esprit religieux, vous verrez que dans son principe il n'a eu pour auteur que les sensations et les besoins de l'homme; que l'idée de Dieu n'a eu pour type et modèle que celle des puissances physiques, des êtres matériels agissant en bien ou en mal, c'est-à-dire en impressions de plaisir ou de douleur sur l'être sentant; que, dans la formation de tous ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même marche, les mêmes procédés; que dans tous, le dogme n'a cessé de représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les passions des hommes et leurs préjugés; que dans tous, la morale a eu pour but le désir du bien-être et l'aversion de la douleur; mais que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par-là même opposées, du vice et de la vertu, du bien et du mal, c'est-à-dire de ce qui rend l'homme heureux ou malheureux; que dans tous, les moyens et les causes de propagation et d'établissement ont offert les mêmes scènes de passions et d'événements, toujours des disputes de mots, des prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par l'ambition des chefs, par la fourberie des promulgateurs, par la crédulité des prosélytes, par l'ignorance du vulgaire, par la cupidité exclusive et l'orgueil intolérant de tous: enfin, vous verrez que l'histoire entière de l'esprit religieux n'est que celle des incertitudes de l'esprit humain, qui, placé dans un monde qu'il ne comprend pas, veut cependant en deviner l'énigme; et qui, spectateur toujours étonné de ce prodige mystérieux et visible, imagine des causes, suppose des fins, bâtit des systèmes: puis, en trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux; hait l'erreur qu'il quitte, méconnaît celle qu'il embrasse, repousse la vérité qui l'appelle, compose des chimères d'êtres disparates, et, rêvant sans cesse sagesse et bonheur, s'égare dans un labyrinthe de peines et de folies.»

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