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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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The Project Gutenberg eBook of Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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Title: Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

Author: Léon Gozlan

Release date: April 23, 2012 [eBook #39512]
Most recently updated: January 25, 2021

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES: HISTOIRE DES CHÂTEAUX DE FRANCE, VOLUME I ***

LES TOURELLES.

I

Romans du même Auteur:
 
LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8.15fr.
LES MÉANDRES, 2 vol. in-8.15 
WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC, 2 vol. in-8.2250
LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8.15 
Sous Presse:
LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique, 2 vol. in-8.
UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8.

 

      PARIS.—Imprimerie de Ve DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au Marais     

 

 

 

LES
TOURELLES

HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE,

PAR

M. LÉON GOZLAN.

I


PARIS.
Dumont, Libraire-Éditeur,
PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE.
1839

TABLE DES MATIÈRES

LES CHATEAUX DE FRANCE.

INTRODUCTION.

Tant que durera en France l’esprit conservateur créé par la Restauration, les vieux monumens qui nous restent seront respectés. Par une conséquence immédiate de son retour systématique aux affections du passé, la Restauration, en relevant la pierre de l’autel et en restituant au trône la majesté antique, ne pouvait manquer de songer à la réédification du temple et du palais. On interprétera, si l’on veut, dans toutes les proportions du blâme et de l’éloge, la cause de ce service intéressé rendu à la nation; il n’y aurait que de l’ingratitude à en nier les résultats. Demanderions-nous jamais au désert de couvrir de sable les pyramides, quand même il serait vrai que ce fût au singulier caprice d’une courtisane égyptienne que nous devrions de les admirer? Ne sommes-nous pas tout disposés au contraire à pardonner aux flatteurs de Néron les statues, les temples, les arcs de triomphe que leur bassesse lui a élevés? Quel est le système, quelle est d’ailleurs l’opinion dont on tenterait de se faire, à cinquante ans de distance, le défenseur officieux, qui durera autant que la pierre miliaire de la grande route, que la borne grossière du coin de la rue? Pour notre part, nous ne tairons pas que nous préférerions, si nous avions un choix à faire, les âges de despotisme qui fondent, aux époques de liberté dont il ne reste rien. Il est bien entendu que nous nous plaçons, en raisonnant ainsi, sur un terrain d’où l’on ne découvre aucune question d’intérêt social essentielle au bonheur de l’humanité, lequel passe avant tout et n’admet aucune comparaison. Seulement on ose penser que si les trois siècles de compression morale qui ont pesé sur Venise ont compté plus de monumens en tout genre que n’en verront jamais peut-être les siècles d’indépendance promis à New-York et à Philadelphie, le souvenir de la postérité sera plus vif pour les siècles et pour le peuple glorieux avec un peu moins de liberté, que pour les générations libres avec beaucoup moins de gloire.

La Restauration cependant ne put exprimer qu’une tendance isolée en tournant des regards exclusifs d’attachement vers les reliques du passé; elle éveilla même beaucoup de préventions fâcheuses contre elle en laissant trop croire au peuple qu’elle n’avait des élans rétrogrades que parce qu’elle était mue par des doctrines surannées. Son bon vouloir pour les arts faillit être pris en aversion à cause de cette solidarité présumée entre sa conduite et ses principes; solidarité qu’elle ne chercha pas assez peut-être à nier. Bientôt on imputa au zèle d’une dévotion outrée, et fort peu en harmonie avec la tolérance d’une époque qui n’avait jamais cessé d’être sceptique, les réparations faites aux anciens édifices religieux du royaume. Ces réparations, il est vrai, ne s’effectuèrent qu’à côté de la création simultanée d’une foule de priviléges en faveur du clergé. N’y eût-il en cela qu’un tort irréfléchi, il n’en fut pas moins tenu compte par l’opinion publique.

Heureusement que la littérature vint épouser une question si belle, la dégager des caresses d’une protection qui l’étouffait, et la décider dans le sens le moins hostile à l’esprit de liberté qui circulait alors. Quand d’illustres poètes eurent élevé un cri unanime entre le trône et le peuple pour demander grâce en faveur de nos vieilles cathédrales sur le point de disparaître, tant la révolution les avait minées en y trouant des clubs, l’opinion nationale, mieux invoquée, fut gagnée à la cause de nos monumens; l’ode et l’élégie nouvelles achevèrent le miracle de conservation. Ainsi la royauté, la religion et la littérature, comme un triple lierre, s’enlacèrent pour cimenter des ruines et les raffermir contre le pied de la barbarie qui les foulait.

Cette croisade forma une espèce d’esprit nouveau qui s’empara de la jeunesse, de jour en jour moins attentive aux rauques déclamations du jacobinisme expirant. Ceux qui ne voulurent pas entrer dans l’église à la voix des missionnaires, à tort ou à raison affublés du titre de jésuites, ceux-là du moins, sans être accusés de fanatisme, purent entourer de leur adoration les merveilles extérieures des basiliques. A défaut de ferveur, ils eurent de l’admiration à épancher, rachetés, par la poésie, du péché de démolition, inventé et commis par leurs pères.

Du haut du trône et des classes intelligentes, le respect pour nos vieilles pierres descendit chez les masses, qu’on ne remue, quoi qu’on en dise, qu’avec le levier inflexible des principes, qui ne marchent qu’avec le mot d’ordre, promptes à élever jusqu’aux nues des basiliques, si la foi l’ordonne, avec un Jules II, aussi promptes à les démolir de fond en comble avec un Carlostadt, si une doctrine iconoclaste les y porte.

La bande noire fut la dernière expression, le coup de grâce, de la philosophie du XVIIIe siècle, redoutable expression qu’exagéra, l’écume à la bouche, la révolution française, et à laquelle se rallia, avec un sang-froid plus méprisable que l’emportement haineux de 93, l’ignorante brutalité de l’empire. De déductions en déductions, la philosophie avait renié Dieu et la hiérarchie humaine; c’était dur, c’était sans doute faux, mais ce n’était que cela; la révolution proscrivit le culte et trancha la tête aux possesseurs de châteaux; c’était de la vengeance, quelque chose de sauvage, de cruel, mais du moins était-ce de la force; l’Empire seul vendit sans aucun prétexte de danger, sans l’excuse de l’athéisme, les pierres de taille des châteaux aux plâtriers, le plomb aux marchands de gouttières, les forêts de haute-futaie aux chantiers de construction; et ceci est du dernier vil. Anéantir le passé, c’est faire de l’histoire; le vendre, c’est un métier qui n’a pas encore reçu de nom dans un pays, dans le nôtre, où cependant la langue du crime est la plus riche.

Je ne me contredis point ici avec les vues assez franchement exposées en tête de l’histoire du château d’Écouen. La bande noire, je le répéterai, ne démolit point les châteaux sans le consentement des propriétaires; et, à cet égard, les propriétaires ont de longues circonspections à observer; mais la bande noire est coupable comme exécutrice de la sentence de mort portée contre nos monumens. Elle partage l’iniquité de l’arrêt. Quoique simples instrumens de la loi, les bourreaux ne se réhabilitent jamais.

Les choses ont ainsi marché; la démolition s’est arrêtée; la halte est consolante. Il s’agit maintenant d’entretenir et d’améliorer encore une situation que seraient capables de changer un règne mauvais, une opinion nouvelle, une mode peut-être. Sans doute les moyens de perpétuer l’esprit de conservation qui règne ne sont ni nombreux ni faciles. Comme je n’ai pas eu un choix aisé à faire parmi ceux qui se sont présentés en petit nombre au bout de mes recherches, on me pardonnera de n’avoir pas été plus heureux en m’arrêtant au moyen que je ne tarderai pas à proposer.

Si l’on n’aimait pas les châteaux avant la révolution, ce n’était pas du moins sans raisonner la haine qu’on leur portait. On haïssait l’institution de la féodalité dans la forme matérielle qu’elle avait adoptée. Quoique affaiblie, languissante, desséchée et méconnaissable, la féodalité palpitait et vivait derrière son épais vêtement de pierre. A force d’absorber en lui la vitalité redoutable de la souveraineté et tous ses attributs,—le seigneur, le maître, le juge, le geôlier, le bourreau,—le château était devenu un être animé, vivant, qu’on découvrait de tous les points, du bout de la plaine, du haut de la montagne ou du fond du vallon; debout hiver ou été; qu’avaient vu les vieux, que verraient les jeunes. On naissait, on vivait, on mourait sous son ombre et sous sa menace. Il planait sur la terre et sur l’existence. Il était la clef de la ville et du bourg; il en était l’ornement et la terreur. Sous le ciel rien n’était plus élevé et plus connu. La justice n’était pas, comme de nos temps surchargés de lois, un livre inintelligible; la punition n’était pas une menace problématique, cachée dans les replis d’un homme vivant quelque part. La justice et la punition, c’était cet amas de pierres anguleuses dressées et immobiles, siégeant toujours en plein air; c’était le château. De là un respect héréditaire, un effroi passé dans le sang de ceux qui en dépendaient, et plus tard une horreur universelle pour tant d’obsession.

On explique dès lors le peu de cas que devaient faire de l’architecture des châteaux des hommes qui les maudissaient ainsi avec tant de raison. Il y avait peu de place dans leur cœur ulcéré pour une admiration qu’il leur aurait fallu acheter par l’abandon de la vengeance. Les voûtes d’une prison, quelque belle qu’en soit la coupe, touchent peu le prisonnier qu’elles écrasent. Quand les châteaux furent désignés au marteau, on crut moins abattre des pierres que frapper un monstre, un géant, un fléau, un démon de dix siècles, ayant corps de rocher, bras de fer noués en chaînes, tourelles percées pour yeux, pont rouge pour langue, créneaux pour dents, fossés pour ceinture. Je n’exagère en rien. On ne renversa pas les châteaux; non! le mot est impropre, on les tua.

Si un principe de haine abattit les châteaux, qu’un sentiment de curiosité relève ceux qui ont échappé à l’extermination. On aime ou l’on déteste les emblèmes à raison des souvenirs qu’ils éveillent. Emblèmes de domination avant leur chute, depuis leur chute les châteaux ne sont plus que des pierres mémoratives sur lesquelles le feu de la vengeance a passé. Ce sont choses vaincues, curieuses et respectables à la fois, et qui le deviendront d’année en année davantage, si l’on invite à les connaître, à les parcourir, à les toucher. Le moyen de conserver les châteaux est donc de faire de leur conservation une vanité nationale, pareille à celle qui nous grandit à nos propres yeux quand nous parlons du Louvre ou de la Colonne. Lorsque ce nouvel orgueil si justifiable et si utile existera, la France se sera créé un motif de plus de s’aimer dans sa dignité et dans ses richesses archéologiques; un motif de plus pour accroître la sainte défiance où il lui est commandé de vivre sans cesse en face de l’étranger. Plus le sol est aimé, plus on le défend; plus il se distingue par sa valeur territoriale, plus on l’aime. Retranchez de Paris la coupole du Panthéon, le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, le Louvre et la Bibliothèque royale, et vous ôtez à la défense de Paris, dans l’hypothèse d’une invasion, plus de trente mille combattans.

J’estime que les nombreux châteaux encore debout sur le sol de la France ne méritent pas moins que les principaux monumens de Paris la faveur d’être mis au rang des causes sacrées dont la patrie doit se souvenir quand elle s’arme pour repousser l’ennemi. Est-ce que la perte du château d’Amboise ou de Chenonceaux ne serait pas aussi vivement sentie que la perte bien plus réparable d’un pont sur la Seine, fût-ce celui d’Austerlitz ou d’Iéna? Quand je dis le château d’Amboise, n’est-ce pas indifféremment que je le nomme entre d’innombrables résidences, telles que le château d’Anet, le château de Saint-Germain-en-Laye, les châteaux de Maisons, de Grosbois, de Chantilly, de Rosny, d’Écouen, de la Roche-Guyon, d’Ancy-le-Franc, de Vaux, de Mouchy, de Savigny-sur-Orge, de Rambouillet, etc.?

Il est sans doute très-méritoire de grouper sur un point les mille espèces d’armes dont les hommes ont fait usage, pour s’entretuer, depuis qu’ils vivent en société; de flatter le côté guerrier de leur instinct par l’étalage éblouissant, complet et symétrique de tous les instrumens de mort dont ils disposent, depuis la masse d’armes, la hache au double tranchant, les armes d’hast, les espadons et les flamberges; depuis l’arc sauvage, la flèche empoisonnée et l’arbalète grossière; depuis la carabine à rouet et l’espingole jusqu’aux pistolets de luxe montés sur ébène et diamans; depuis le canon jusqu’au mortier; depuis l’armure pesante de Bayard jusqu’au sabre vaincu du dey d’Alger. C’est très-louable. L’histoire de l’homme marche côte à côte avec l’histoire de tout ce qu’il a façonné pour sa défense. Aucun essai des civilisations violentes par lesquelles nous sommes passés, et dont nous ne sommes pas encore sortis peut-être, n’est à dédaigner. Ne rejetons rien; classons et comparons. Conservons d’abord. Mettre en regard les œuvres des siècles, c’est le seul moyen de juger le progrès; c’est pouvoir être modeste ou fier avec raison pour son propre siècle. De l’exactitude et de la confrontation des témoignages naît l’impartialité de l’opinion. On est bien près d’être meilleur quand on se compare, sans la contrainte du moraliste.

Les mêmes éloges sont dus à ceux qui rétablissent le mobilier du moyen âge et des premiers temps de la renaissance, qui parcourent nos provinces pour moissonner, à travers les vieilles villes moisies, les maisons branlantes et les appartemens en ruine, des fauteuils et des lits où le XIVe et le XVe siècle ont dormi; meubles morts, meubles embaumés; chroniques de chêne où la rudesse et la naïveté des temps sont écrites en sculptures franches comme le parler de nos aïeux. Les armures de fer nous ont dit le guerrier; ces bahuts ciselés, ces tables torses, ces siéges, ces habits, ces ornemens, nous diront le seigneur, l’homme de justice, le bourgeois, l’homme d’église, l’évêque, l’abbé, le moine, le manant, la grande dame et la paysanne. Radieuse résurrection! elle nous fait revivre au milieu du passé, elle nous rend à nos familles éteintes, elle trompe la destruction, elle nous vieillit par la pensée en nous laissant notre âge, elle nous remplit de la sublime gravité de la mort sans nous ôter les joies de la vie.

Cette intelligente patience, qui associe pièce à pièce les morceaux épars des siècles brisés par l’action du temps, est la manifestation évidente du besoin qu’a l’homme de se connaître tout entier, à travers ses transformations. Sa vanité personnelle y est plus intéressée qu’il ne croit. En récompense de l’immortalité qu’il ménage aux œuvres des races antérieures, il attend la perpétuité des siennes; il hérite et il lègue dans un esprit d’égoïsme qui aspire à un but obscur. La solution des problèmes de l’humanité lui échappe, mais il en arrange les chiffres avec un infatigable zèle.

Et quand il a artificieusement échafaudé des armes, des cottes de maille, des gantelets, des mitres, des casques et des brassarts, il fait passer le souffle de l’histoire par la bouche sonore de son fantôme. Et combien l’histoire semble alors une voix humaine, ainsi exprimée. Lire Brantôme dans le cabinet de M. du Sommerard, n’est-ce pas comprendre Brantôme comme si le personnage dont il est l’historien vous parlait face à face? Ce vieux, ce raide, ce coloré, ce bavard, cet interminable langage, affecté comme une flatterie de cour, libre au même instant comme un propos de camp, parfumé à chaque période, italien par la pointe de libertinage, gascon avant tout, espagnol par la redondance, français par ses bouffées de vanterie; eh bien! ce langage devient la vérité même au pied de cette armure de François Ier, le héros de Brantôme; devant la longue épée de Pavie qu’empoigne une manchette brodée à mille points, toute dentelée de festons; poignet aventureux, terrible et galant, qui eût écrit le livre de Brantôme, si Brantôme ne l’eût décrit. Et comme ce lit d’or et de brocart, à colonnettes évidées, bien soyeux, bien bas, ouvert de tous côtés comme le cœur du grand roi, trône, siége et lit à la fois, ajoute encore à la crudité de Brantôme nous montrant les amours royales assises et couchées, et nous les disant effrontément par leurs noms et par leurs qualités. Le lit est un commentaire naturel à la phrase. Il complète le livre du sire de Bourdeille.

Que d’autres délicieuses révélations sur les mœurs privées ne nous font pas ces menus trésors domestiques, chefs-d’œuvre de l’industrie de diverses époques; ces armoires aux innombrables tiroirs, ces tiroirs peuplés de compartimens; ces dressoirs ployant sous les vaisselles, témoignage des objets dont s’enorgueillissait l’opulente simplicité des ménages; ces couteaux aux manches d’ébène, ciselés par l’adresse, aux lames flexibles, affilées pour la dextérité des écuyers-tranchans; ces gobelets dont la sobriété n’avait pas évasé le cristal, et tous ces meubles qui portent, comme des médailles, l’empreinte des mœurs régnantes et la date de la vie! La patience qui recueille, le goût qui classe, vrai génie de la collection, semblent, on le voit, n’avoir rien négligé pour remonter, pièce à pièce, et évoquer dans son ensemble la vie matérielle d’autrefois. Et cependant, en s’établissant au milieu de cette évocation, on éprouve un isolement incommensurable, dont le cœur est tout d’abord surpris. Un lien manque, et l’on veut s’en rendre compte. Qu’est-ce donc? aurait-on posé à une salle du XIVe siècle des vitraux du XVIe? un anachronisme est-il tombé dans la coupe de l’illusion? Non. Mais vous ne voyez donc pas que vos trésors manquent de palais, que vous les avez amoncelés en plein air, comme les peuplades errantes des caravanes entassent sur le sable les produits qu’elles sont allées chercher, à travers mille périls, au loin, en Perse, dans la Tartarie, dans la Chine, aux bords du pôle? Vous êtes allés loin aussi; vous revenez du moyen âge: et vous jetez cela pêle-mêle au soleil. Vous croyez bâtir, vous empilez. Votre temple n’est qu’un bazar. On n’y ressent, une fois dedans, ni amour, ni respect, ni plénitude de croyance surtout. Interrogez-vous, regardez bien. Vous n’avez oublié que la maison, les quatre murs, la porte et les toits à votre mobilier pour l’abriter et pour le contenir. Vous nous dites: Voilà un évêque, sa tête a la mitre, sa main violette a le bâton pastoral, son doigt a l’anneau. A merveille. Mais où est la maison épiscopale? où est l’indivisibilité antique de la demeure et de l’homme? Reste la cathédrale, répondrez-vous. Reste-t-elle? Soit! Mais voilà la chaussure bourgeoise du XIVe siècle, le feutre, le pourpoint du bourgeois. Où est la maison du bourgeois? le pignon aigu aimé des hirondelles? Où sont les frêles tourelles, liées en gerbes autour de la maison? les murs épais, les escaliers raides, les salles nues, brumeuses, pleines de vent, de froid et d’écho, flanquées de bancs? où sont les croisées dentelées, fleuries en rameaux de vignes; les gouttières en saillie de plomb, faisant la grimace aux grimaces des passans? Cela n’est plus, répondrez-vous en soupirant. D’autres ont le courage d’ajouter: N’est-ce pas le destin des villes, et par conséquent des maisons, de céder le terrain à d’autres maisons mieux appropriées aux besoins nouveaux? On veut du jour, de l’air; on rentre les maisons, on redresse les villes; on vit rapidement; on les aligne pour que la vie suive le cours des ruisseaux et aille vite au torrent, à la mer, à l’oubli. De là les villes larges, propres, éclairées et droites; mais de là aussi plus de villes, excepté quelques-unes encore, de ces maîtresses villes fortifiées, bardées de murs, et contournées, fuyant de la tête et rentrant le flanc, comme font ceux qui assiégent; peu de ces villes qui nous expliquent la violence des agressions par les témoignages de résistance qui restent. Voyez ces villes. L’épaisseur de leurs murs dit la crainte; leur hauteur, l’audace. Viennent les chroniqueurs: deux murs étant donnés, on sait l’histoire. Vienne le fait; la preuve est acquise: la voilà. Chaque pierre de la ville de Senlis est une lettre pavée de l’histoire de la Ligue.

Toujours fier de vos conquêtes incomplètes sur la destruction et l’oubli, vous ajoutez: voilà le baron; sa cotte de maille, son pourpoint; voilà le seigneur et la tapisserie or et soie de ses appartemens; ses fauteuils brodés à ses armes, ses meubles écaillés de nacre et d’ébène, aux pieds fourchus de cerf, aux revêtemens de citron où ramagent des oiseaux, ses tables de marbre façonnées en mosaïque; voilà le seigneur sans doute, mais où est le château?

Est-ce que le château n’a pas été balayé comme l’abbaye, le monastère, la ville antique et forte, le manoir et la tour? Le château aurait-il été trouvé plus dur dans le mortier où l’on a tout pilé?

Sans passer d’un œil sec sur des pertes nombreuses, il faut s’avouer que le mal fait aux châteaux aurait pu être et plus grand et plus irréparable. Impatiente et aveugle, la colère s’égare. Elle frappe souvent à faux et s’ébrèche.—Intention de la Providence, ou lassitude des démolisseurs, quelques-unes des plus caractéristiques demeures féodales sont encore debout sur le sol de la France. Probablement elles ne renfermaient pas, pour être vendues, les conditions nécessaires à un marché avantageux. Beaucoup d’entre elles ont opposé une résistance presque intelligente à la rage de la mine; elles se sont défendues. La dépouille n’aurait pas valu l’assassinat. De guerre lasse, on les a laissées vivre après les avoir mutilées au front et aux extrémités[A].

Eh bien! sauvez ces châteaux des derniers outrages qu’ils pourraient recevoir encore à la hausse du plomb et de la pierre de taille. Ils sont à vous, si vous le voulez. A cette mer profonde qu’on appelle budget dans la langue politique enlevez quelques seaux d’or, et répandez-les aux pieds des possesseurs indifférens de ces châteaux: ils prendront et laisseront prendre. Nullement honteux pour eux, combien le marché sera profitable pour nous, pour l’histoire, pour le pays! Constituez ensuite, de ces châteaux, qui ne seront plus menacés, à chaque mort de chef de famille, de la vente par licitation, autant de propriétés nationales. Une fois au pays, le pays les entretiendra comme il achète et comme il entretient, et je ne sais trop, je l’avoue, dans quelle affection beaucoup trop érudite, beaucoup trop dispendieuse et fort peu nationale, des tombeaux de granit venus de la Haute-Égypte à travers les mers jusqu’à Paris, jusqu’au centre du Louvre. N’est-ce pas la nation qui s’impose des privations, qui paie plus cher son vin, sa nourriture, sa lumière, pour arracher à la bourgade de Luxor son obélisque noir, et le placer au milieu d’une ville sans parenté de rang, de langue, de nom, d’origine avec Luxor; un obélisque muet pour nous, comme nous serons sourds pour lui; qui parlerait des Pharaons, quand le soleil l’échaufferait, si Paris avait un soleil, aux sujets de Louis-Philippe ou à ceux de ses fils; vol fait au désert, à l’antiquité, à la poésie, à Dieu, qui inspire chaque chose pour chaque lieu, qui fait mûrir les monumens comme les fruits pour un climat et non pour un autre. La statue de Pierre-le-Grand, transportée de Saint-Pétersbourg sur la place Louis XV, la cathédrale de Reims mise au centre d’une promenade du Mexique, la colonne de la place Vendôme volée par des Arabes et vissée au milieu du désert de Sahara, ne seraient pas de plus monstrueux accouplemens que l’obélisque de Luxor et Paris.

N’y a-t-il aucune question d’étonnement à s’adresser lorsqu’on voit d’un côté le soin qu’on prend de conserver les monumens romains dont nous sommes restés en possession, et d’un autre côté l’indifférence où l’on est à l’égard des monumens, autrement nationaux, en faveur desquels je réclame? Certes, nous ne nous élevons pas contre l’attention particulière dont les débris de l’époque romaine sont l’objet de la part des inspecteurs officiels du gouvernement, mais nous désirerions seulement que cette attention fût moins exclusive, moins partiale; qu’elle se détournât un peu des ruines d’un temps sans doute à jamais vénérable, mais, on en convient, un peu effacé dans nos affections, pour se porter vers les restes d’une civilisation plus voisine de notre ère. Il est bien de rattacher le respect pour l’antiquité aussi haut que possible: ne repoussons même pas dans l’oubli ces énigmes de pierre dont la vieille Gaule est semée, désespoir de l’érudition qui s’émousse à les soulever. Que les dolmens de Carnac, que les menhirs, que les cromlechs druïdiques occupent une place, la première, par ordre des temps, sur l’échelle des monumens religieux et politiques, personne ne s’en plaindra. Dans cette galerie pratiquée au cœur de la Gaule, qui ne voudrait voir figurer également la Maison-Carrée de Nîmes et le Cirque, les restes du palais Galien à Bordeaux, les belles portes de Saint-André et d’Arroux à Autun[B], l’arc de triomphe et l’amphithéâtre de Saintes, le gigantesque pont du Gard, l’élégant aquéduc de Jouy-les-Arches, la pile de Cinq-Mars sur la Loire, épitaphe de l’Armorique? et ce château de Lourdes, élevé roches sur roches par les Romains au milieu de la chaîne des Pyrénées? Vincennes des aigles, tour à tour goth, vandale, anglais, aux comtes de Bigorre, à ceux du Béarn, pierre éternelle, comme ces diamans monstrueux qui ne quittent jamais la royauté, dot d’Henri IV, prison d’état sous Napoléon. Mais n’avons-nous été que des colonies romaines? Nous avons été aussi, si nous ne nous trompons, des communes affranchies, des pays différemment gouvernés, partagés, dominés; nous avons été découpés par le sabre de la conquête, en duchés, en comtés, en seigneuries, en baronnies, en châtellenies, titres de possession légitimes ou usurpés, taillés à vif dans le roc, dessinés sur le sol.

Je dis encore que la nation, et en cela je la blâme moins que je ne divulgue son aveugle générosité, envoie chaque année des vaisseaux en expéditions lointaines dont la plus économique ne coûte pas moins d’un million. Et qu’arrive-t-il? Que ces vaisseaux, de retour au port, rapportent à la nation deux plantes inconnues, deux papillons mal décrits auparavant; deux plantes et deux papillons,—un million! Encore si cette plante était la pomme de terre ou le thé!

Je conclus dès lors que la nation, si dépensière pour des raretés problématiques, mais cependant, je l’avoue, difficiles à négliger dans l’état de rivalité scientifique où vivent les peuples les uns à l’égard des autres, peut également se sacrifier pour des acquisitions plus personnelles au pays et bien plus en danger d’être perdues à tout jamais, si on ne se hâte de les sauver.

Je ne demande pas qu’on achète tous les châteaux épars sur le territoire; ce serait agir avec la prodigalité épicière des marchands de bric-à-brac, et non avec le discernement exquis qu’il importerait de rencontrer chez ceux qui seraient chargés de la délicate mission de faire un choix. Le choix porterait sur les châteaux bien caractéristiques d’une époque; parmi ceux-là on s’approprierait les mieux conservés. Nous indiquerons bientôt ceux qui, à notre avis, mériteraient d’être acquis à cette incomparable collection, destinée à être l’unique dans le monde. Notre liste sera sans doute imparfaite, mais nous demandons qu’on y voie seulement la gradation chronologique qu’il serait utile d’établir entre les châteaux, afin que jalonnés par époque ils marquassent la voie par où les événemens ont dû passer depuis neuf ou dix siècles. Je trace avec le doigt sur le sable; les habiles apporteront la science et l’équerre.

Dans ces châteaux, possessions immuables du pays, on introniserait tous ces meubles entassés ailleurs sans raison et sans ordre. Leur place y est marquée, comme le dattier a la sienne sous le soleil de l’équateur et le saule au bord des fontaines. Ils seront là dans leur atmosphère, dans leur meilleur jour, chez eux, en un mot: à château du XVe siècle, portes, panneaux, fauteuils, tentures, tables, ornemens du XVe siècle. Ainsi pour tous.—Pourquoi le tableau ici et la bordure là-bas? pourquoi de deux regrets ne pas faire, lorsqu’on le peut en les réunissant, une joie nouvelle?

Quel est, après la moralité qu’on en tire ou qu’il est imposé d’en tirer, le but des études historiques? N’est-ce pas de ressusciter pour l’intelligence l’édifice écroulé du monde, sa couleur et sa forme? Ainsi considérée, l’histoire n’est-elle pas l’exhumation d’une statue, la restauration d’un tableau? Quelle évidence plus grande n’a-t-elle pas quand elle s’inféode avec ténacité sur la terre! Qu’elle se localise, comme dans certaines peintures de Walter Scott, en se plaçant au bord d’un fleuve, sur la pente de la montagne et à tel angle sous le soleil!

Ne sommes-nous pas heureux de n’avoir pas besoin de recourir aux efforts toujours décevans de l’imagination, aux emprunts, rarement complets, faits à l’érudition, pour bâtir notre grande cité féodale?

Elle existe; je vous la montre: elle est debout; la voilà. Aimeriez-vous mieux qu’elle fût anéantie, pour avoir le triste avantage de la recréer selon vos fictions? Vous faut-il de la mélancolie ou de la réalité? Être de regret et de destruction, l’homme aurait-il besoin d’abattre pour obéir à la nécessité de pleurer ensuite sur les ruines qu’il a faites?

On rattacherait d’abord à ce musée les plus vieux manoirs de la monarchie, ceux qui lui furent d’abord une défense, puis une tyrannie, semblables à ces anciens boucliers dont le milieu était un dard et avec lesquels on tuait en se couvrant.

Prévoyant les difficultés que doit rencontrer notre projet auprès des autres et de nous-même, nous sommes plutôt arrêté qu’effrayé par un doute qui nous vient; ce doute le voici. Ce musée se composera-t-il de châteaux placés dans un rayon de quelques lieues, tiré de Paris? sera-t-il formé de maisons historiques à la portée des étrangers qui visitent la capitale? ou bien, sans avoir égard à leur éloignement, à leur dissémination, s’appropriera-t-on les châteaux placés à toutes les distances, au centre de nos diverses provinces? Notre avis demeure suspendu; car, si nous sommes sûr qu’il reste assez de châteaux sur le sol de la France pour avoir une représentation fidèle du caractère de chaque époque, depuis la fin de la seconde race jusqu’à nous, nous ne sommes pas également convaincu qu’on arriverait au même résultat en ne tenant compte que des châteaux bâtis dans la circonscription de l’ancienne Ile-de-France ou peu en dehors. Cependant, si l’on se confirmait dans la possibilité de concentrer les domaines seigneuriaux autour de Paris, nous préférerions ce dernier parti au premier, parce que les étrangers et les nationaux seraient plus facilement à portée de satisfaire leur curiosité. Les chemins de fer trancheraient victorieusement l’objection des distances. Dans le cas où il serait bien démontré que cette collection monumentale n’est possible qu’en acceptant les distances qu’elle oppose à sa réalisation, il faudrait subir l’obstacle sans prétendre le vaincre. Alors on s’adresserait aux sympathies locales, on mettrait sous les yeux des habitans de nos provinces qu’il dépend d’eux de contribuer à l’exécution d’un projet qui leur vaudrait un double honneur: celui de se montrer fidèles au souvenir de leur origine de famille et celui de doter la France d’un établissement national de plus.

On serait dans une grave erreur si l’on imaginait que les châteaux royaux tombés dans le domaine de l’état et ceux appartenant en propre à la couronne suffiraient, tels qu’ils sont, pour former notre collection. Quand l’idée nous vint de les échelonner par ordre chronologique, travail qui eût été des plus faciles, si même c’eût été là un travail, notre premier soin, on le pense bien, fut d’examiner si chacun de ces châteaux représentait fidèlement une époque, et si l’on était sûr d’en avoir un pour chaque âge de la monarchie. Nos recherches ne furent pas longues; le résultat des premières nous dispensa de les fortifier par d’autres qui ne pouvaient avoir un meilleur sort. Nous eûmes la conviction promptement acquise que les châteaux royaux, Fontainebleau, Versailles, Rambouillet, Chambord, Saint-Germain, Saint-Cloud, etc., etc., n’avaient non seulement, pour la plupart, aucun caractère précis d’antiquité, mais que les principaux d’entre eux réunissaient, par un entassement successif de prodigalités royales, les physionomies diverses, et nécessairement discordantes, de plusieurs règnes. Ayant servi de maisons de splendeur à une ligne de rois jaloux de s’éclipser les uns les autres par la magnificence de leurs constructions, ces résidences avaient fini par être des monceaux d’architecture, des tas de meubles, des marqueteries fatigantes de peintures, un tout dépourvu d’unité et de sens. Fontainebleau peut à bon droit être cité comme le type de ces incohérences, Fontainebleau appelé par un Anglais un rendez-vous de châteaux. Maison de plaisance de nos rois dès le XIIe siècle, simple pavillon de chasse sous Louis VII, Fontainebleau s’agrandit sous Philippe-Auguste et fait les délices solitaires de saint Louis, le plus mélancolique de nos rois, qui le nomme ses déserts. Philippe-le-Bel y naît et y meurt; Charles V sème dans quelques vastes salles de Fontainebleau les premiers volumes d’une collection qui deviendra plus tard la Bibliothèque royale. Et chacun de ces rois, et chacun de leurs successeurs, allonge ou élève la commune demeure, selon qu’il en veut faire un pavillon, un rendez-vous de chasse, un chenil, une bibliothèque ou un tombeau. François Ier ne peut en vouloir faire qu’un palais. Primatice et Rosso dissimuleront par les peintures du dedans les irrégularités du dehors. Paul Ponce enfouira, sous cette montagne formée des pierres jetées par chaque roi en passant, les belles fleurs, les figurations animées de son imagination exquise. Il peuplera cette caverne de salamandres auprès desquelles étincelleront quelques années plus tard les croissans de Henri II. Le désordre passe déjà de l’architecture aux décors. Fontainebleau est comme l’écu d’une vieille maison: plus elle contracte d’alliances, et plus cet écu se charge, se compose, s’embrouille, s’obscurcit et devient inintelligible. De l’Italie, pays de clinquans, les Médicis apportent à Fontainebleau le luxueux mauvais goût des dorures. Épiciers couronnés de Florence, les Médicis plaquent en feuilles aux murs et aux cymaises du château l’or monnayé qu’ils ont gagné dans le commerce. Leur richesse déteint partout. Fontainebleau peut se vendre au poids des sequins de Venise; il est à vingt-trois carats. Meilleur chasseur qu’artiste, l’excellent Henri IV avait collé de l’or sur les peintures de François Ier. Arrive Louis XIV, qui empâte de la sculpture sur l’or, qui divinise le mauvais goût de son aïeul, sauf à laisser à son arrière-petit-fils, Louis XV, le soin de rentrer dans la bonne voie en ravivant les traces effacées du Primatice par les camaïeux de Doyen, de Boucher et de Vanloo. Voilà Fontainebleau Pompadour: la grisaille dévore l’or. Pour achever ce pauvre palais, il n’y manque plus que la colonne toscane de Napoléon. On l’y place. Après la colonne toscane il faut tirer l’échelle.

L’historique de Fontainebleau s’applique également aux autres domaines de la couronne, sans même excepter Saint-Germain-en-Laye, le moins défiguré de tous en apparence par des additions successives; ni Versailles, où éclate avec assez d’illusion l’unité majestueuse de Louis XIV. Nous signalerons avec la précision la plus rigoureuse le vice d’ensemble de ces diverses constructions; nous indiquerons les soudures que toute l’habileté des artistes n’est point parvenue à effacer, quand le tour de les décrire sera venu; en attendant, nous croyons avoir assez fait pour démontrer que, si les châteaux royaux sont de magnifiques amas de pierres, dignes d’être admirés comme pierres, ils ne sont, à tous les égards, d’aucune valeur dans la balance de l’histoire, d’aucun prix comme étude.

Nous rentrons dans la voie de notre sujet.

Nous n’en voudrons qu’à notre maladresse si l’on sent rompre dans la main, à travers notre biographie lapidaire, le fil que nous avons tressé d’histoire et de chronologie afin d’arriver à la compréhension de notre projet. Cependant qu’on accueille nos réserves. Nos épisodes intercalaires sont des lavis et non des peintures. Leur demander l’intérêt qu’ils auraient peut-être sous une forme plus ample serait une rigueur à laquelle nous ne sommes pas habitué; dans tous les cas, nous doutons qu’une insistance plus laborieuse sur des points de simple rappel fût avantageuse à la clarté de notre proposition.

La période romaine réclamerait encore les fortifications aujourd’hui ruinées qui enveloppent la vieille ville de Provins, et principalement la tour qui porte le nom de César. La nomenclature ne serait pas complète si l’on omettait de mentionner ce que renferment de richesses monumentales Aix, Arles et tant d’autres villes du midi de la France.

L’époque mérovingienne ne nous a rien légué. Occupés à se disputer la terre qu’ils avaient usurpée, les Francs ne songeaient guère à la parer de monumens. Peuple sans nationalité, ils tenaient moins à fixer le souvenir de leurs conquêtes par des témoignages de marbre ou de bronze qu’à anéantir les traces de civilisation de la Gaule vaincue. Au surplus, comment les Mérovingiens, dénomination collective d’un peuple et non particulière à une race des rois, auraient-ils été portés à bâtir sur un sol dont rien n’assurait, même pour la plus faible durée de temps, la possession et l’intégrité immobilières? Cinq partages d’états, on le sait, eurent lieu sous les Mérovingiens, qui vécurent et moururent, cela n’est pas douteux, dans les bâtimens romains, assez beaux et assez spacieux pour des barbares. S’ils en brisèrent beaucoup, on doit considérer que, pour l’homme qui n’est pas de moitié dans la confidence d’un monument, dans l’inspiration religieuse ou politique qui l’a élevé, un monument n’est qu’une pierre, et cette pierre insulte à la nullité naturelle de son intelligence; il n’aura pas plus de respect pour les livres. Aux yeux de celui qui n’en possède pas la clef, un livre est une énigme décourageante, une ironie muette contre laquelle on se venge pour l’avoir subie sans la mériter.

Quoique mieux assise sur le territoire mouvant dont elle dépouilla la première race, la race dite carlovingienne ne nous a pas transmis de preuves plus significatives de son occupation. On ne comparera sous aucun rapport les invasions normandes dont elle eut à souffrir dans quelques-unes de ses provinces au débordement de barbares que Charlemagne, à son avénement, refoula à leur source. Charlemagne fut un éclair dans la nuit, illuminant le monde entre les ténèbres qui l’avaient précédé et les ténèbres qui le suivirent. Comme tous les génies qui paraissent dans les temps stériles, il eut l’orgueil de ne puiser qu’en lui-même les ressources de ses entreprises. La force lui manqua; car la force en politique n’est que la durée; et Charlemagne ne vécut pas assez. Géant dont les jours d’existence auraient dû se compter par siècles, à sa mort, qui ne se fit pas plus attendre que celle d’un autre homme, son empire descendit dans la tombe avec lui. Les marbres d’Aix-la-Chapelle scellèrent sous un même couvercle et la boule du monde, symbole de son pouvoir, et la main qui l’avait enfermée.

Il nous reste, de la domination des rois Visigoths, la forteresse qui s’élève au point de jonction de la Sedelle et de la Creuse. Possédée par Louis d’Aquitaine, un des enfans de Charlemagne, elle devint son habitation d’hiver, et fut plus tard la résidence des comtes héréditaires de la Marche, auxquels succèdèrent les apanagistes après la réunion du comté de la Marche à la couronne. Ébranlé par Louis XI, démantelé par Richelieu, le château de Crozant est assis au milieu de la France, à la cime nébuleuse d’une montagne qu’entoure un pays désolé, au-dessus du niveau bouillonnant de deux rivières, la Sedelle et la Creuse.

A côté de ce formidable témoignage de la vigueur féodale, il faut placer les tours de Coucy et de Montlhéry, gigantesques ruines arrivées jusqu’à nous, et dont nous conseillons impérieusement la conservation. On grouperait autour de ces deux pierres étagées de tant de souvenirs les châteaux forts construits à la même époque. Viendraient ensuite les châteaux à grand caractère bâtis sous la branche opulente des Valois et sous celle des Bourbons.

Les deux tours de Coucy et de Montlhéry peuvent se comparer à ces pics élevés qui ont dû voir sous eux les eaux du déluge sans en être couverts ni renversés. Les guerres civiles qui lient la seconde race à la troisième, et tous les troubles nés sous celle-ci, se sont rués comme de l’écume et du sable aux pieds de ces deux tours; mais les hommes et leurs machines de guerre, toutes puissantes qu’elles fussent, leur ont causé moins de dommages que les oiseaux de proie. De leur bec de fer, ils déchiquètent chaque jour ces Babel si lentes à s’écrouler. Coucy n’a plus aucune marque des blessures que lui porta Thibault-le-Tricheur, comte de Blois, ni de celles que lui firent si profondément, pour la posséder et la baptiser de leur nom, les sires de Coucy; mais cette tour s’émiette, bribe à bribe, sous la serre des corbeaux. Voilà à qui elle est restée depuis ces terribles seigneurs dont chaque membre osait dire en face du trône:

«Je ne suis roy, ne prince, ne duc, ne comte aussy:
Je suis le sire de Coucy

En 1400, le duc d’Orléans, frère de Charles VI, acquit la sirie de Coucy. Son fils ayant succédé à Charles VIII sous le nom de Louis XII, la terre de Coucy passa au domaine royal, dont elle ne fut détachée plus tard que pour être constituée en apanage aux princes.

Sous la Fronde, le maréchal d’Estrées fit le siége du château de Coucy sans parvenir à s’en rendre maître, malgré son vif désir de le remettre au roi. Il rentra cependant dans l’obéissance quelques mois après; Mazarin y envoya des ingénieurs avec ordre d’en ruiner la tour et de la pulvériser. Grâce à un tremblement de terre arrivé en 1692, le ministre économisa la moitié de sa poudre. La commotion souterraine fut si violente, que les voûtes de la plupart des appartemens s’écroulèrent; et quelles voûtes que celles du château de Coucy! et que la grosse tour fut fendue comme une cloche de haut en bas. Mais toute fendue qu’elle est, depuis près de deux siècles, la tour de Coucy est encore debout pour un autre ministre ou pour un autre tremblement de terre.

Au bas de cette tour on heurte les débris de l’enceinte qui la protégeait, et dont les murs ont dix-huit pieds d’épaisseur. Ces murs étaient nommés la chemise de la tour. Le terrain, les ruines, la tour, appartiennent à la maison régnante d’Orléans. Les abords des fortifications de Coucy ont été déblayés et rendus accessibles aux curieux autant que l’état des décombres l’a permis.

Coucy et Montlhéry, dont je parlerai plus loin, seraient, quelque point où l’on se plaçât, les phares de cette navigation sur l’océan du passé. Quel charme grave et consolateur, celui de voyager, non avec l’imagination, privilége dont peu ont d’ordinaire la jouissance, mais réellement et avec ses pieds, dans des espaces peuplés des souvenirs matériels de la vie diverse, cent fois modifiée, cent fois bouleversée de nos aïeux, les hommes de l’invasion! On irait de lieue en lieue, et non de page en page, d’un bout de l’histoire de France à l’autre bout. On partirait pour le douzième ou pour le quinzième siècle à son gré, au lieu de parcourir des volumes dont le titre seulement ne demeure pas dix jours dans la mémoire. Plus on travaillera pour les sens, tournés au profit de l’étude, et plus on aura fait pour l’intelligence, chambre noire, où tout s’affaiblissant, les couleurs et les contours s’amincissent en pensée, et où, par conséquent, les pensées ne laissent presque rien. Deux pouces de bronze de la colonne Vendôme ébranlent plus durablement le cerveau que les vingt mille pages des Victoires et Conquêtes. Le mot est l’impuissance de l’image. Et il n’y a que des images pour le monde intellectuel. Dans la même journée, on pleurerait avec Jacques II à Saint-Germain, on méditerait à Ruel dans le pavillon de Richelieu, et on souperait à Luciennes dans les salons de madame Dubarry; on entrerait dans son charmant boudoir qui a deux portes: l’une par où un beau page rose lui dit discrètement:—Madame la duchesse, le roi de France vous attend; voulez-vous lui donner votre cœur?—Et une autre porte où parut le bourreau pour lui dire:—Femme Barry, la guillotine t’attend;—veux-tu lui porter ta tête?

Si nous nous proposons d’apporter une soigneuse réserve dans le nombre des monumens propres, selon nous, à former notre musée, et cela de peur de surcharger une collection que rien ne nous assure devoir être formée, soit sur le plan qui concevrait Paris comme le centre voisin de tous les châteaux acquis à cette collection, soit sur le plan indéterminé qui n’aurait pas recours à cette unité difficile, nous ne disons pas impossible; si notre travail ainsi flottant se borne plutôt à indiquer qu’à préciser les ressources que, dans l’une ou l’autre adoption de plan, il serait loisible d’employer, nous saura-t-on gré de mentionner les constructions féodales du nord, françaises par la conquête seulement, dont l’Alsace est hérissée, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse crête des Vosges?

Quand la France conquit la Lorraine, la vie forte des possesseurs de ce pays fécond et sauvage s’était perdue dans des luttes intestines, dans des morcellemens dont l’empire avait profité, tantôt pour s’agrandir, tantôt pour isoler et par suite affaiblir la part de souveraineté de chaque prince feudataire. Fomentées par les évêques, ces étrangers à tous les pays, les querelles locales n’avaient cessé de s’envenimer. Peu à peu, toutes les ligues lorraines, autrefois si fertiles en grandes choses, furent brisées à coups de hache sur leurs rochers. Les plus formidables membres de ces associations, où la noblesse de race donnait droit d’admission, mais où la valeur personnelle seule savait maintenir, se réfugièrent sur des pics inaccessibles, au-dessus des nuages, partout enfin d’où les pierres pouvaient rouler.

Ortemberg et Ramstein sont plutôt des blocs de granit percés de trous que des demeures d’hommes. Charlemagne les a vus. Ce sont des géans en sentinelle à l’entrée du Val-de-Villé; débris d’une civilisation pétrifiée, ils sont là, comme les fossiles restés après le déluge; ils font corps, ils forment ciment avec l’éternité. Pour Ramstein et Ortemberg, trois siècles sont une date puérile, un souvenir d’hier. Leurs murs nous parlent, comme d’une bataille récente, du meurtre des vingt mille paysans révoltés en 1525, sous le duc Antoine de Lorraine, dit le bon duc. Jusqu’à la révolution française, les chapelles annexées autrefois à ces deux châteaux étaient pleines d’ossemens des pauvres paysans. Aujourd’hui ces os sont dispersés dans les champs, les deux châteaux sont abandonnés aux vautours, le duc est en oubli, mais la Lorraine est libre! Lorrains, baisez la poussière de ces os; ces paysans étaient vos pères, et ils vous ont faits libres.

Graduellement, tous ces châteaux enclavés dans la circonscription actuelle du haut et bas Rhin, Girbaden, Dreystein (trois pierres ou châteaux), Ringelstein, Hohenstein, étaient devenus des fiefs un peu turbulens des évêques de Strasbourg. Du haut de leur cathédrale, ils comptaient et surveillaient leurs bonnes tours alliées; ils promenaient leur vue sur quarante lieues de châteaux forts, pressés comme des mamelons sur les montagnes, l’un regardant l’autre, celui-ci faisant retraite à celui-là, liés trois par trois souvent, comme Dreystein, ou comme ces guerriers d’Ossian qui s’attachaient par le bras, afin de n’être pas moins braves dans l’ombre les uns que les autres; quarante lieues de châteaux! Enfin les bons évêques planaient sur un si grand développement de murs que la science effrayée suppose que la longue chaîne des Vosges était nouée de distance en distance, sur toute son étendue, par des fortifications militaires antérieures à Attila. Chacun de ces châteaux, dont les débris se sont durcis en rochers, était une vertèbre de cette épine.

Ces innombrables châteaux forts ont été rongés par la mousse, par les pluies, par les tempêtes; l’orage leur enlève chaque hiver des tours ou des pans de murs de douze pieds d’épaisseur, et les roule comme des galets jusqu’au fond des vallées. Beaucoup offrent de singuliers tableaux de ruine. Quelques-uns ont des chênes au sommet de leurs tours. Dans les appartemens du château de Spesbourg il a crû des pins. D’autres, bâtis comme le château de Nideck, tout au bord d’une cascade écumante, après avoir été brisés et défoncés par les eaux, laissent depuis s’écouler le torrent par leurs portes et par leurs fenêtres.

Mais, nous le répétons, ces châteaux n’ayant de lien avec la France que par la conquête du sol où ils s’appuient, leurs souvenirs sont pour nous d’un faible intérêt national. Rien de ce qui s’y est passé ne peut être un sujet de noble regret à ceux qui ne les ont même jamais entendu nommer. Aucune pitié ne les soutenant, ils tomberont, si ce n’est demain, ce sera dans mille ans; car ce qui cimente les monumens et les rend impérissables, ce n’est pas la chaux, ce n’est pas le fer, ce sont les croyances. Voilà l’ogive indestructible.

Il n’y avait pas de tours sans châteaux. Toutefois, qu’on ne croie pas que tous les châteaux avaient pareillement une tour. Le droit d’en élever était un privilége; la localité déterminait leur hauteur. Plus le sol était uni, plus la tour s’allongeait sur de nombreux horizons, afin d’en dominer autant que la vue, sans l’aide d’aucun instrument, pouvait le permettre. Si, au contraire, la fortification portait sur la crête d’une montagne, la tour, cessant d’être un observatoire pour devenir un objet de défense, se réduisait à des proportions analogues à son utilité. Beaucoup de causes modifiaient encore ces dispositions des tours par rapport aux accidens du terrain. Quand elles étaient en surplomb sur quelque rivière pour en défendre ou pour en protéger le passage, ou sur quelque gorge de montagne, détroit de pierre, ouvrant une communication entre deux pays, alors, comme celle du château de Sainte-Marie, à l’entrée de la vallée de Bastan, dans les Pyrénées, elles s’exhaussaient indéfiniment, malgré la base culminante de leurs fondations. Si je répète que l’avantage d’avoir une ou plusieurs tours était surbordonné au privilége préalable d’en élever, c’est pour ajouter que ce privilége fut de règne en règne moins facilement concédé par les rois. Avant Louis XI, ils avaient appris, à la sueur d’une rude expérience, combien, en général, il était plus aisé d’empoisonner un dauphin que de se rendre maître d’un baron révolté dans sa tour. Après s’être emparé de celle de Montlhéry, Philippe Ier disait à son fils, auquel il en donna la garde: «Mon fils, garde bien cette tour, qui tant de fois m’a travaillé, et que je me suis presque tant envieilli à combattre et assaillir.»

Montlhéry marquerait dans notre galerie le commencement du onzième siècle, en attestant une illustration de plus de quatorze règnes. C’est au pied de cette tour, si belle encore aujourd’hui dans sa décrépitude, que se dénoua cette ligue de princes du sang formée contre Louis XI, et dont les collisions si peu provoquées dans l’intérêt du peuple n’en reçurent pas moins la dénomination mensongère de guerre du bien public.

Cette bataille, livrée sous le regard de la tour de Montlhéry, fut pour Louis XI l’occasion de montrer que sa haine n’était pas sans courage. Il combattit, triompha, tomba de son cheval tué entre ses jambes, et fut porté tout sanglant et tout victorieux dans un appartement de la tour. Ce jour-là, il est sûr qu’il ne fit mourir personne de la main du bourreau. Trois mille hommes étaient restés sur le champ de bataille de Montlhéry. Le traité de Conflans termina cette dispute de bonne maison, prélude sans importance de la lutte autrement formidable dans laquelle entrèrent contre Richelieu les descendans de ces ducs révoltés. Il fallut s’y prendre à deux fois pour tuer messieurs les grands vassaux. Sous la Ligue, le château de Montlhéry fut détruit; mais la tour fut respectée. Elle resta debout pour être mentionnée par Boileau dans le poème du Lutrin. Boileau l’appelle ennuyeuse! il ne la voit ni haute, ni vieille, ni respectable, ni tachée de sang royal, ni superbe sous son beau ciel; le grand poète par la raison, mais si peu par l’imagination, ne la considère que comme ennuyeuse. Au reste, Boileau, Racine et Molière, en dehors de la poésie, n’ont pas le moindre sentiment des arts de leur époque. Perrault et La Fontaine sont en cela à mille pieds au-dessus d’eux. Molière, Corneille et Racine ne distinguent pas plus un beau tableau de Lesueur de la gravure de leur cuisinière qu’ils ne sentent la différence qu’il y a entre l’architecture de l’hôtel de Cluny et l’architecture du Palais-Cardinal; c’est bien en pure perte de temps que vous chercheriez dans leurs vers, sous leurs pensées, dans leurs allures d’écrivains, à travers leurs lettres familières même, là où les esprits les plus détachés du mouvement contemporain trahissent leur communauté de vie avec le reste des hommes, quelque indice de leur goût ou de leur connaissance soit en peinture, soit en musique, soit en architecture. Boileau caractérise avec la précision accoutumée de ses vers, par cette épithète d’ennuyeuse, donnée à la tour de Montlhéry, l’indifférence dédaigneuse des écrivains de son siècle en matière d’art.

En 1605, le sieur de Bellejambe demanda à être autorisé à démolir les derniers murs d’enceinte du château de Montlhéry, pour construire, avec les pierres arrachées, sa maison de Bellejambe, une petite coquette de maison où loger tous les Bellejambe, entre cour et jardin: ce qui fut permis à M. de Bellejambe. Cependant, comme les Bellejambe eussent été fort embarrassés de tant de pierres monstrueuses, on pria les Bellejambe de ne pas faire un tuyau de cheminée de salon avec la tour de Montlhéry. Ils eurent tout, excepté la tour.

La famille de Noailles possède aujourd’hui ce que le temps, les Bellejambe et les guerres ont laissé de la forteresse de Montlhéry.

Parmi les monumens qui nous restent de la première époque capétienne, c’est-à-dire de l’an 987, date de l’avénement de Hugues-Capet, à l’an 1328, que s’éteignit cette branche et advint au trône celle des Valois, nous n’indiquerons que les châteaux de La Roche-Guyon (Seine-et-Oise), de Boissy-le-Châtel (Seine-et-Marne), de Bruyères-le-Châtel (Seine-et-Oise), de Clisson (Loire-Inférieure), de Chinon, d’Ussé et de Langeais (Indre-et-Loire), et de Savigny (Seine-et-Oise).

Le dixième siècle aurait pour représentant le château de La Roche-Guyon, Rupes Widonis, appelé d’abord tout simplement La Roche. Sa tour menace encore sous elle les plaines des deux Vexins; tour qui grandit avec les siècles, car plus les vallées qu’elle domine se creusent sous la bêche, et plus elle plane sur les vallées. Cinq siècles voient alternativement les Anglais et les Français occuper ce château, entrer et sortir par ses portes, toujours après des siéges meurtriers. A la fatale époque pour la France où Charles VI achevait de régner et de mourir, en proie à sa sombre folie, à cette époque où le dauphin de France, après avoir juré une amitié éternelle dans la plaine de Montiel au duc de Bourgogne, méditait de le faire assassiner par du Châtel, à un mois de là, sur le pont de Montereau,—le roi d’Angleterre, Henri V, envahissait pied à pied la France, s’étalait sur ses provinces, et, s’approchant de Paris par Gisors, Aumale, Gournay, Poissy, Saint-Germain et Chaumont, il plaçait les comtes de Kent et de Huntington à La Roche-Guyon et au château Gaillard. La masse colossale de la Roche-Guyon s’encadre à merveille dans ces temps de déchiremens politiques, où les feudataires de la couronne en étaient les plus mortels ennemis; où les ducs de Bretagne, de Bourgogne et de Bourbon, désunis entre eux, étaient tantôt pour les Anglais contre le roi, tantôt pour le roi contre les Anglais, et jamais pour la France. L’histoire de la Roche-Guyon est aussi celle d’un puissant feudataire; taillée dans le roc, sa tour est sous l’hommage et ne veut pas relever.

Quelle époque! quelle époque! celle que cette tour rappelle à notre honte et pour la gloire de cette vierge immortelle qui chassa l’Anglais.

Deux femmes sauvent la France, quand des ducs plus puissans que des rois la déchirent, quand les plus braves épées se brisent ou se faussent par la trahison dans les mains des La Hire, des Xaintrailles, des La Trémouille; quand le roi de France, Charles VII, ne s’appelle plus que le roi de Bourges, ou, plus méprisablement encore, le comte de Ponthieu. Exilé de Paris, où règne Henri VI dans la personne du duc de Bedford, le roi de France ne possède plus de ce beau royaume laissé par Philippe-Auguste que le Languedoc, le Dauphiné et le Lyonnais, et il dîne avec une queue de mouton dans la petite ville de Bourges. Ces deux femmes libératrices sont, l’une la courtisane Agnès Sorel, l’autre la vierge de Domremi, Jeanne d’Arc, un des plus vaillans hommes de guerre que nous ayons eus. «Sire, dit la courtisane Agnès Sorel à Charles VII, il m’a été prédit que je deviendrai la maîtresse du plus grand roi de l’Europe: permettez que je vous quitte, pour me rendre auprès du roi Henri d’Angleterre.» Et le roi de France se lève et s’arme. «Sire, vient lui dire une autre jeune fille de dix-huit ans, suivez-moi: je prendrai avec vous Orléans, et vous ferai sacrer roi de France à Reims.» Et s’appuyant sur ces deux femmes, Charles VII, ou plutôt la France, combat, triomphe et règne. Noble femme, cette Jeanne d’Arc, récompensée par deux supplices, par le feu des Anglais et par le poème de Voltaire.

Cette vigoureuse participation des femmes aux luttes du quinzième siècle se lie à l’histoire de beaucoup de châteaux. Éloignées du champ des combats, les femmes avaient à défendre, en l’absence de leurs maris, leurs droits et leurs possessions contre des ennemis vigilans, toujours prêts à s’élancer sur le nid veuf du vautour. Pendant la guerre, elles faisaient bonne garde au haut de la tour crénelée, et portaient les clefs à la ceinture. Cette mission leur imprimait un caractère particulier d’énergie et de patriotisme qui doublait la force du pays. C’est ainsi que La Roche-Guyon a conservé le nom de trois femmes, célèbres à différens titres. La première se signala par son attachement à son mari, seigneur de La Roche, Guy premier du nom. Dans son style nerveux et naïf, Montfaucon rapporte, dans ses Monumens de la monarchie française, l’horrible assassinat de ce seigneur par son beau-père, et les marques de douleur que lui donna sa femme. Quand l’ordre de notre collection amènera l’histoire de ce château, nous extrairons plus amplement de l’ouvrage de Montfaucon les détails de cette émouvante scène de famille, tableau des plus fidèles de la sociabilité française de l’époque, sociabilité qui puisait sa férocité de mœurs dans l’indécision des droits de chacun. Partout où les lois laissent des lacunes, il est rare que ce ne soit pas le crime qui se charge de les combler. «Le sire du châtelet de La Roche-Guyon avoit nom Guy. Il avoit un serouge (beau-père) qui Guillaume avoit nom. Il advint qu’il entra à grand complot, et le traître regardoit par où il pust entrer à celui Guyon. Sitôt, comme ils furent ens, si cachèrent leurs épées, et courut celui Guillaume sur celui Guyon, et l’occit; et quand sa femme, qui étoit tant prude femme et vaillante, veist ceci, se prit par les cheveux comme esbaye, après courut à son mari, sans paour de mort, sur lui se laissa cheoir, et le couvrit de soi-même contre les coups d’épée, et commença en crier en telle sorte et manière:—Occis-moi, dit-elle, très-déloyal et meurtrier qui t’ai desservi, et laisse mon seigneur. Et les traîteurs la prindrent par les cheveux et l’arrachèrent de dessus son mari, toute depiécée et déglaivée, et presque toute détranchée. Et quand ils eurent ce fait, si cherchèrent partout céans s’ils ne trouveroient plus nulli; lors leva la tête la pauvre dame, qui à une part gisoit tout étendue; et quand elle connut son seigneur, qui jà étoit mort et gisoit tout dépiécé parmi la salle, si efforça tant par son amour qu’elle vint à lui et dépiécée comme elle étoit, toute rampante à guise de serpent, et si sanglant comme il étoit, le commença à baiser aussi, comme s’il fût tout vif, et, à ploureuse chanson, lui commença à rendre son obsèque en telle manière:..... Tant en dit seulement, et puis chet pâmée comme morte.»

La seconde femme dont le nom a mérité de durer autant que les éternelles fondations de La Roche-Guyon, est la fille de Jean Bureau, chambellan du roi de France, veuve de Guy VI, tué à la bataille d’Azincourt. Tandis que Charles VI se laissait mépriser même au milieu de sa cour par les princes du sang, les Anglais s’emparaient du royaume par la force, par la ruse ou par la trahison. Le comte de Warwick assiégea la fille de Jean Bureau dans le château de La Roche-Guyon; c’était en 1418. Sommée de se rendre au roi Henri V, qui lui dit: «Prêtez-moi serment, et je vous laisserai vos terres, seigneuries et meubles.—Non, répondit la veuve de Guy VI, non, j’aime mieux tout perdre et m’en aller dénuée de tous biens, moi et mes enfans, que moi mettre mes enfans ès-mains des anciens ennemis de ce royaume, et délaisser ainsi mon souverain, seigneur et roi.»

Comme un doux contraste à ces nobles fiertés de femme, il faut encore rapporter la délicate conduite de la duchesse de Guercheville, belle châtelaine de La Roche-Guyon, où Henri IV allait souvent se délasser du poids des affaires. Un jour que le galant monarque insistait avec beaucoup de chaleur auprès de la duchesse pour en obtenir une faveur qu’on lui faisait moins soupirer à quelques lieues de là, à Mantes, où furent tour à tour Gabrielle et Claudine de Beauvilliers, il reçut pour réponse ces paroles bien sensées et bien dites:—«Non, sire, jamais; je ne suis pas d’assez bonne maison pour être votre femme; mais je suis de trop bonne maison pour être votre maîtresse.» A quoi on assure que le roi répondit: «Eh bien! madame, puisque vous êtes véritablement dame d’honneur, vous le serez de la reine.» Le roi tint parole à la duchesse, qui allait coucher de l’autre côté de l’eau quand Henri IV venait passer la nuit à La Roche-Guyon.

Est-ce que tout cela n’est pas de l’histoire, et de l’histoire grandement nationale, prise au cœur du pays, intéressante pour ceux à qui nos vieilles mœurs offrent un charme incomparable, et pour ceux qui veulent savoir par quels efforts chaque pouce du sol français a été conquis, possédé, fertilisé, agrandi, défendu, régi, civilisé? Les châteaux sont les bornes militaires de la route des événemens.

Une grosse tour, de profonds et larges fossés, deux anciens bâtimens autrefois liés à l’habitation principale, des ruines, des débris de chapelle, tels sont les morceaux précieux de Boissy-le-Châtel, château fort du onzième siècle. Boissy-le-Châtel offre quelque chose de plus remarquable encore que l’ogive de ses ouvertures, preuves incontestables de son âge, et que sa tour, sa chapelle et ses débris; c’est un propriétaire qui n’a pas scié son château en trois traits, pour vendre le onzième siècle au poids du plomb de gouttières. Homme de goût, il a fait relever les parties de Boissy susceptibles d’être réparées, et il a entouré d’un riant paysage ce grand aïeul de pierre.

Nous n’aurons pas de lacune entre le onzième et le douzième siècle, si nous faisons succéder à Boissy-le-Châtel, Bruyères-le-Châtel, élevé vers la fin du douzième siècle dans le voisinage d’Arpajon. Comme un chevalier qui n’a pas perdu la vie dans un combat inégal, mais ses armes, Bruyères-le-Châtel n’a plus autour de lui les fortifications dont il était bardé jadis. Le château est resté debout sans sa cotte de mailles, sa cuirasse et son casque: il est tout nu. Du haut d’un tertre il regarde le village auquel il a donné son nom, et que Louis IX érigea en baronnie en faveur de Jean de Poissy, vers 1260. Jusqu’à la révolution, l’ameublement austère de la pièce occupée par le saint roi avait été conservé avec une piété héréditaire par les divers possesseurs du château. On y voyait quelques-unes des saintes reliques par lui rapportées de la Palestine, cette terre si mortelle à sa croisade et à son dévouement, des siéges de bois et la couchette au bord de laquelle il avait l’habitude de s’asseoir après son repas, selon son candide chroniqueur, le sire de Joinville. Quoique ces souvenirs aient disparu dans la commotion révolutionnaire, on a encore quelque joie à visiter cet appartement, dont les ornemens n’ont pas été grattés par les griffes du tigre. Le chiffre de saint Louis s’y voit encore.

Voici une autre large assise historique à étayer pour s’élever à l’intelligence exacte du treizième et du quatorzième siècle. L’herbe et le sable la cachent; mais ôtez le sable et l’herbe, et le formidable château de Clisson montera dans la nue. Clisson a vu les croisades; les murailles, les tours et les fortifications sarrazines de Saint-Jean d’Acre et de Damiette ont servi de modèle à ses tours et à ses murailles. L’architecture orientale, transportée en France à la suite des croisades, est la conquête la moins contestée de ces pieuses migrations.

Derrière ces murs de seize pieds d’épaisseur, il y eut bien des trahisons tressées à des douleurs et à des fêtes. Là vinrent, pensèrent et agirent Philippe-Auguste, Louis IX, Blanche de Castille sa mère, Louis XI, Charles VIII, Louis XII, François Ier, la reine Éléonore et Charles IX.—Que de siéges expirèrent de découragement au pied de ces murs de granit aiguisés comme des tranchans de hache, s’offrant de profil à l’attaque, s’effaçant aux flèches comme aux boulets, sabrant l’air à angles droits!

Olivier Ier, sire de Clisson, le fit bâtir sur l’emplacement de celui qu’avaient occupé ses ancêtres; lequel n’avait été que la réédification d’un autre château fort, érigé dans le Bas-Empire et dévasté par les invasions normandes entre le neuvième et le dixième siècle.

Clisson, c’est un labyrinthe dans un autre labyrinthe, dans un pays de forêts, de rivières et de marais; c’est un serpent qui se replie trois ou quatre fois sur lui-même, et dont la tête finit par ne plus trouver la queue. Il n’avait qu’une porte, comme l’enfer; mais des souterrains sans nombre, double enceinte de murailles, cuirasse de pierre sur cuirasse de pierre, triple fossé; après un pont un autre pont, après un second un troisième; des voûtes sombres et des passages éclairés suspendus entre deux précipices; et après ces noirs fossés, ces poternes béantes, ces herses, ces ponts-levis, après ce fer et ce granit, il étreignait un duc de Bretagne incrusté au cœur de ce noyau.

Par la fatale intervention des Anglais dans les guerres des ducs de Bretagne avec les familles puissantes de cette contrée, on s’explique l’influence qu’ils eurent plus tard en France. Quand ce n’étaient pas les uns qui appelaient les Anglais à trancher le nœud de quelque sanglante prétention, c’étaient les autres; et les uns et les autres ne prévoyaient pas le mal qu’ils préparaient à Charles VII et à ses successeurs par ces alliances funestes. Jean IV, duc de Bretagne, introduit les Anglais en France pour combattre Clisson et lui prendre son château; Clisson, de son côté, se met au service du roi de France, Charles V, qui le nomme connétable et l’aide à repousser Jean IV et les Anglais. Et voilà deux grands rois, deux grands peuples, acharnés l’un contre l’autre pour une mauvaise querelle de fief, pour un tas de pierre arrondi en baronnie. Naisse vite Anne! Anne, la noble Bretonne, qui mit la Bretagne dans le lit de la France!

Confisqué par Jean V, duc de Bretagne, le château de Clisson fut détaché de la famille de ce nom pour être donné soixante ans après par le duc François II à François d’Avaugour, son fils naturel. Il passa, par extinction de race, au prince Rohan de Soubise, puis au domaine de l’état en 1791, enfin à la caisse d’amortissement, qui le vendit en 1807.—La caisse d’amortissement, c’est le ministère de la bande noire.

Chinon est en ruines! La première mention historique qu’on en trouve date du siége que soutint ce château en 462, contre Agidius Afranius, général romain. Chinon résista: jusqu’à la défaite d’Alaric, il demeura en la possession des Visigoths; Clovis le recueillit comme un butin de la victoire. Charles-le-Simple mort, il passa à Thibault-le-Vieux, comte de Blois et de Tours, regardé comme le véritable fondateur du château de Chinon par les additions considérables qu’il y fit. Les ruines actuelles sont celles du Chinon rebâti par le comte de Blois; l’archéologie et l’histoire étant d’accord sur l’authenticité de cette date de reconstruction du château, plus certaine de beaucoup que toutes les dates antérieures, nous avons dû nous en servir comme d’un point de départ incontestable, et placer Chinon sous la race capétienne. En 1096, le pape Urbain II y rendit la liberté à Godefroy-le-Barbu, que son frère Foulques-le-Rechin y retenait prisonnier depuis vingt ans; car il n’était de si beau château qui n’eût sa prison, ses chaînes de fer, ses souterrains pavés de pointes et ses oubliettes. Ceci désenchante l’imagination; pourtant on admettra la funeste opportunité de ces destinations, si on n’a pas oublié, comme je l’ai dit plus haut, que le château renfermait tout le système social rémunérateur et pénitentiaire. Quand il n’y avait ni maisons de détention, ni bagnes, il fallait bien que la justice eût ses lieux de punition: les prisons étaient dans les souterrains des châteaux.

Chinon fut le tombeau d’Henri II, roi d’Angleterre, qui en avait hérité des comtes d’Anjou, ses ancêtres. Il y mourut de tristesse. Mourir de tristesse dans un château sur la Loire! il faut être roi.

Mais la plus grave illustration du château de Chinon est sans contredit celle qu’il a reçue du séjour du grand maître du Temple, Jacques Molay, et des chevaliers de cet ordre. Ils y furent interrogés sur les prétendus crimes dont on les accusait par les cardinaux Béranger, Étienne et Landulphe, d’après le commandement de Philippe-le-Bel et le consentement un peu forcé du pape Clément V.—On voit encore les salles voûtées où s’entama ce procès mystérieux, qui eut pour accusateur un roi, pour témoin un roi, pour juge un roi. Et toujours le même roi: Philippe-le-Bel!

A Chinon reviendrait la solennelle élégie des Templiers, de ces hommes dans l’âme desquels l’esprit d’association s’était divinisé; dont le génie, tout de zèle, d’activité, de piété tolérante, de courage et d’ambition, tempéré par le sage emploi des richesses, aurait conçu, à diverses époques de la société, et selon ses besoins, la Ligue Anséatique ou la compagnie des Indes. Neuf gentilshommes fondent cet ordre au milieu de la poussière d’un grand chemin; nobles, braves, pieux, ils défendent les avenues de la cité sainte; ils en écartent les pierres au pied des pèlerins, et les Arabes aux convois des croisés. Soldats le jour, garde-malades la nuit, ils se servent de la même main pour brandir la lance et pour porter le breuvage au blessé. Un pape remarque leur piété, et aussitôt il leur jette un manteau blanc sur les épaules et leur peint une croix rouge à l’endroit du cœur. Désormais les Turcomans les verront de plus loin; leur dévouement sera plus en péril. Que leur importe? la jeune et meilleure noblesse d’Europe se rallie à leur discipline; un premier baron d’Aragon leur donne la cité de Borgia, avec ses tours crénelées et ses fossés pleins d’eau; et saint Bernard dit d’eux: A l’approche du combat, ils s’arment de foi au dedans et de fer au dehors. Quand Saladin chasse de Jérusalem les premiers croisés, dont la ville sainte était la conquête, les Templiers retournent en Europe sur des chameaux chargés d’or, fruit de quatre-vingt-huit ans de legs pieux, de donations et de bénéfices de leurs commanderies. Ces richesses, immenses à la vérité pour l’époque, paraissent si légitimement acquises au grand maître, qu’il court les déposer à Paris, dans leur maison du Temple. L’œil louche de Philippe-le-Bel suit le convoi à travers les rues. Qui tuerait les possesseurs, pense le roi, aurait le trésor: pour les tuer, il faut leur trouver des crimes. D’abord on les dépopularisera en publiant partout que la gloire du siége de Rhodes appartient aux chevaliers de Saint-Jean, où, du reste, les chevaliers du Temple n’ont pas été appelés à combattre. Ensuite on dira qu’ils boivent beaucoup! Comme si l’ivrognerie pouvait être un des statuts d’un ordre quelconque. Enfin on les torturera; le crime se trouvera de lui-même dans les souffrances.

«Le pape ordonna qu’on lui amenât le grand maître, les grands prieurs, et les principaux commandeurs de France, d’outre-mer, de Normandie, d’Aquitaine et de Poitou. Nous avons ordonné, dit-il dans une autre de ses bulles, qu’on les traduisît à Poitiers; mais quelques-uns d’eux étant demeurés à Chinon en Touraine, en sorte qu’ils ne pouvaient aller à cheval, ni être amenés en quelque manière que ce fût, nous avons commis pour cette information les cardinaux, etc.»

Ce bon pape ignorait que lorsqu’on broie les genoux aux hommes, ils ne marchent plus d’ordinaire. Torturés à Chinon, le grand maître et les commandeurs n’avaient guère la force d’aller à Poitiers pour y être condamnés, et de Poitiers à Paris pour y être brûlés.

Ce bon Clément V était presque aussi simple que Philippe-le-Bel, qui se laissa mourir quarante jours après le supplice de Jacques Molay. A quoi pensait-il donc?

Chinon est la vaste toile du XIVe siècle, que j’engage à conserver pour le Musée nouveau.

Il existe en France une province qu’on n’admirera jamais assez: parfumée comme l’Italie, fleurie comme les rives du Guadalquivir, et belle en outre de sa physionomie particulière; toute française, ayant toujours été française, contrairement à nos provinces du nord, abâtardies par le contact allemand, et à nos provinces du midi, qui ont vécu en concubinage avec les Maures, les Espagnols et tous les peuples qui en ont voulu. Cette province, pure, chaste, brave et loyale, c’est la Touraine. La France historique est là. L’Auvergne est l’Auvergne; le Languedoc n’est que le Languedoc, mais la Touraine est la France; et le fleuve le plus national pour nous, c’est la Loire, qui arrose la Touraine.

Dès lors on doit moins s’étonner de la quantité de monumens enfermés dans les départemens qui ont pris le nom et les dérivations du nom de la Loire. A chaque pas que l’on fait dans ce pays d’enchantement on découvre un tableau dont une rivière est la bordure, ou un ovale tranquille qui réfléchit dans ses profondeurs liquides un château, ses tourelles, ses bois ou ses eaux jaillissantes. Il était naturel que là où vivait de préférence la royauté, où elle établit si long-temps sa cour, vinssent se grouper les hautes fortunes, les distinctions de race et de mérite, et qu’elles y élevassent des palais grands comme elles.

Penché sur un coteau qui descend vers la Loire, le château d’Ussé prolonge l’ombre de ses gigantesques murailles sur les claires eaux de l’Indre. Il regarde Tours et Saumur à travers le rideau sombre de forêts dont il est entouré. Mais le murmure des fontaines qui écument à ses pieds, les mille voix harmonieuses des oiseaux et du vent, concert éternel suspendu sur deux rives jalouses de le balancer, n’ont retenu aucun souvenir de ses premiers jours de splendeur. Si l’architecture d’Ussé remonte au Xe siècle, aucun fait ne colore cette date sans relief et n’autorise à placer ce château sur une ligne historique aussi haute. Grâce au nom que porte la plus grosse tour, la tour Gauville, il est permis à la tradition de croire que ce nom était celui d’un ancien seigneur, maître de cette superbe résidence. Ussé d’ailleurs embarrasserait beaucoup le collecteur de monumens, obligé de le classer dans le musée archéologique où il méritait d’obtenir une place, et une des premières par ses dimensions, encore plus que par les événemens dont il fut témoin. Tous les Gelduin de Saumur, premier et deuxième du nom, seigneurs d’Ussé, tous les Jacques d’Espinay, possesseurs du château, depuis la fin du XVe siècle jusqu’à la fin du XVIe, fondateurs de chapelle et de collégiale, tous les sires de Rieux seigneurs de Rochefort et d’Ancenis, tous les Bernin de Valentinay, sauf celui qui s’anoblit une seconde fois en épousant Jeanne-Françoise, fille aînée du maréchal de Vauban, n’excitent, ni ensemble ni isolément, le moindre intérêt historique. Sans Vauban, qui dans ses rudes loisirs le nuança d’une teinte militaire assez peu en rapport du reste avec les travaux primitifs, le château d’Ussé désespérerait par sa nullité. C’est le roi fainéant des châteaux, et un roi fainéant sans maire du palais. Heureux les peuples, s’écrie Montesquieu, dont l’histoire se réduit à quelques pages! Heureux les peuples, sans doute; mais les historiens?

Désespérés comme nous et avant nous, ce qui nous console un peu, de n’avoir rien à remarquer dans le château d’Ussé, quelques chroniqueurs ont imaginé, après des recherches louables, de faire passer dans ces murs si vides d’intérêt les aventures de la dame aux belles cousines et du petit Jehan de Saintré. Nous souhaiterions bien, pour notre part, que l’enfant d’honneur du roi Jean de France, et fils aîné au seigneur de Saintré en Touraine, très-gracieux jouvencel, sur qui à la parfin s’arrêta l’amour de la dame aux belles cousines, un jour où il regardait bas en la cour les joueux de paulmes jouer; nous souhaiterions bien que cet enfant, piteusement empêché durant quatre jours pour dire à la dame des belles cousines, qui il aimait, eût vécu dans le château d’Ussé; car nous rappellerions, pour animer un peu ces pierres mortes, comment le gracieux Jehan de Saintré, devenu le chevalier de la dame, en reçut pour première et gentille instruction, ces commandemens-ci: «Je veuil et commande, que tous les matins quant vous leverez, et tous les soirs quant vous coucherez, vous vous seigniez en faisant le signe de la croix bien parfaitement.» Ajoutant: «Mon amy, je vous donne cette bourse telle qu’elle est, et douze escuz qui sont dedans. Si veuil que les couleurs dont elle est faite et les lettres entrelacées, doresnavant pour l’amour de moy, vous porterez et les douze escuz vous les employez en pourpoint de damas ou de satin cramoysi et deux paires de fines chausses, les unes de fine écarlate et les autres de fine brunette de Sainct-Lo.» Et chacun sait, sans qu’il soit besoin de le dire, comment de cadeaux brodés en sages conseils, de chausses d’écarlate en tendres soupirs, cet amour de velours et de satin, entre le mignon Saintré et la blanche dame aux belles cousines, dura d’abord trois ans. Après quoi il fut dit à Jehan: «Ores quant je voudray parler à vous ou vous à moy, nous ferons nos deux seignaulx ainsi que est dit; et lors viendrez, et ouvrerez l’huys de mon préau, quant vous verrez que je m’en seray par nuict retournée en ma chambre; et veez-cy la clef. Et là parlerons et deviserons ensemble à nos plaisirs et lyesses.» Et l’enfant et la dame devisèrent tant dans cette chambre, «qu’elle en le baisant très-doulcement, lui dit: Je vous ai fait nommer escuyer tranchant du roi, et vous baille cent soixante escuz pour avoir un cheval et aultres choses nécessaires. Puis lui et elle se dirent: Adieu, mon espoir! et adieu, ma dame!»

Que le château d’Ussé jaillirait plein de jeunesse et de fraîcheur du fond de ces ténèbres, si nous retrouvions la chambre où la dame aux belles cousines, ayant à ses pieds le joli Saintré, lui parla ainsi en plorant sur ses beaux cheveux: «Vous allez combattre; mais, mon amy, vous estes jeune d’aage, et si n’êtes pas des plus grands ne puissans de corps, pour ce ne devez nuls douter; car il est advenu que souvent le plus faible a desconfit le plus fort; à ce métier les gens combattent et Dieu donne la victoire à qui luy playt. Lors print congé d’elle et pour ung amoureux baiser, dix, quinze ou vingt rendus et à Dieu soyez!»

Ensuite, du haut des tourelles, debout auprès de la dame aux belles cousines, nous poursuivrions notre jouvencel aux passes d’armes de Perpignan, où il parut en présence de toute la cour, «sur un très-bel et fringant destrier, qui à son chief portait ung chauffrain d’acier à trois grands plumes à façon d’austrusse, et à ses trois couleurs très-richement brodées.» Vainqueur à la hache et à la lance, Saintré soupe avec le roi et quitte l’Espagne pour rentrer en France chargé d’honneurs et de présens. «Le roi envoya deux beaulx genetz de l’Andeloisie, une très-belle coupe et une aiguière d’or, trente marcs de tasses bien dorées et cinquante marcs de vaisselle de cuisine bien belle. Don Frederich de Lune lui envoya douze très-belles et grosses arbalettes d’acier et douze brigandines; et messire Arnault de Pareilles lui envoya ung More noir très-richement habillé, armé tout à la morisque; et messire François de Moncade une très-belle espée garnie d’or tout esmaillée de blanc, et encore ung Turcq, sa femme et ses enfans, très-grands ouvriers de fil d’or et de soye. Des aultres dames et damoyselles de la court n’y eut celle qui ne luy donnast chemises brodées d’or et de soye, arcandolle à gants brodez; mist oyselletz de Chippre et tant d’autres odorifiques odeurs.»

Qui ne connaît la triste mésaventure amoureuse du pauvre et valeureux Saintré, à son retour en France, et comment il fut supplanté pendant son absence, dans le cœur de la dame aux belles cousines, par Damp Abbez? Saintré se vengea. Il prit la dame par le toupet de son atour et haulsa la paulme pour lui donner une couple de soufflets; mais à ce coup se retint, se contentant de percer de sa dague la langue et les deux joues de Damp Abbez (de monsieur l’abbé).

Il ne manque à cette histoire que le degré d’authenticité nécessaire pour faire sortir de l’insignifiance de sa première époque le magnifique château d’Ussé, histoire ravissante de détails de mœurs, délicate et nette comme les dessins gravés autour d’un beau verre de cristal, et jugée trop sévèrement, selon nous, par le chroniqueur de la Touraine J. L. Chalmel. «Quoique Saintré, écrit-il, fût effectivement né sur la rive opposée de la Loire, nous ignorons comment on prétendrait chercher quelque air de vérité dans des faits entièrement fabuleux.» Un peintre, M. Noël, répond au comment inflexible de l’historien, en faisant observer qu’Ussé pourrait bien avoir été le château des seigneurs de Saintré, et Turpenay, abbaye voisine, celle où s’était retirée, après sa si grave infidélité, la dame des belles cousines, à cause du rôle que la famille des Saintré avait joué en Touraine, et des exploits bien réels de Jehan de Saintré, accomplis à côté du maréchal de Boucicaut.

Nous ne déciderons pas entre tous ces témoignages, et nous ne verrons d’historiquement vrai à rattacher à ce château que le séjour de Vauban, dont la fille, nous l’avons déjà dit plus haut, épousa Bernin de Valentinay, contrôleur-général des finances.

Le nom de Vauban est si sonore à nommer, même après celui de Louis XIV, il arme si soudainement l’esprit de fortifications, de redoutes, de ponts, de créneaux, que l’imagination la moins prompte admet sans peine pour Ussé la nécessité d’un ameublement analogue au caractère de l’homme qui l’habita. Les superbes terrasses aplanies par lui attendent des canons. A défaut d’une place chronologique précise, Ussé recevrait une destination toute militaire; l’armure serait complète. Dehors les bastions, les pièces de siége, les redoutes; dedans, les armes portatives de toutes les époques; les cottes de mailles des chevaliers seraient appendues au mur, à côté des épées de Fontenoy et des carabines de Friedland. Ce serait un modèle de la France telle qu’elle s’est trouvée armée au dedans et au dehors, depuis le roi Jean jusqu’au roi Louis-Philippe. Nous avons blâmé l’entassement; mais on ferait une exception en faveur d’Ussé, dont la destination nouvelle répondrait à ce qu’il a tout à la fois d’incertain, de redoutable, d’antique et de moderne.

Le château d’Ussé est aujourd’hui la propriété de M. le duc de Duras, qui le laisse tomber en ruines.

De tout travail un peu creusé naissent de petits bénéfices de hasard dont la propriété n’est à personne; ils appartiennent à la bêche au bout de laquelle ils se sont rencontrés. A force d’assister par la pensée aux transmigrations des châteaux, une observation est née pour nous. C’est que bien avant la fin du règne de Louis XIV les grandes propriétés seigneuriales étaient passées sans secousse, par l’unique effet de l’oscillation des fortunes privées, des familles titrées aux familles d’argent. Law, l’agiotage, la dépravation de la régence ont pu être surabondamment des causes auxiliaires de ce déplacement; mais évidemment pour nous la vraie cause est plus haut. J’ai remarqué, ou peut-être me suis-je souvenu d’une remarque faite par d’autres, que, depuis plus de six cents ans, les châteaux avaient été acquis, dans une proportion d’un sur trois, par des contrôleurs-généraux, des financiers et des banquiers, titres de professions ou de charges analogues selon les temps. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples entre de fort nombreux, le château de Semblançay, bâti en 993, par Foulques de Nerra, pour tenir la ville de Tours en respect, devint, sous François Ier, la propriété de Jacques Fournie de Beaune, surintendant des finances de ce monarque. On n’apprendra à personne que ce Fournier de Beaune fut ce seigneur de Semblançay, moins connu par les crimes de malversation dont il fut accusé et puni que par les vers si spirituels de Marot sur le lieutenant Maillart menant Semblançay à Montfaucon.

Chenonceaux fut aussi vendu par Jean de Marques, vers la fin du XVe siècle, à Thomas Boyer, maire de Tours et général des finances de Normandie. Si un fils de ce général des finances eut le bon goût de faire hommage de ce château à la duchesse de Valentinois, un Condé fut dans la nécessité moins délicate de le céder de nouveau à prix d’argent à M. Dupin, ancien fermier-général. Voilà deux financiers possesseurs de Chenonceaux. Ussé, comme on l’a vu, passa pareillement, à la fin du XVIIe siècle, à Louis Bertin de Valentinay, contrôleur-général de la maison du roi. Bouret, on le sait, fut le délicieux pavillon qu’avait bâti le financier de ce nom au bord de la Seine; Maintenon eut pour fondateur Jean Cottereau, intendant des finances sous Charles VIII; Brunoy revient aux Montmartel, famille de financiers, et Vaux à Fouquet, surintendant des finances sous Louis XIV.

De nos jours, deux des plus remarquables châteaux historiques, Petit-Bourg et Maisons, appartiennent à deux banquiers, MM. Aguado et Laffitte; et le plus remarquable de tous, le château de Mello, celui où naquit la Jacquerie, appartient également à un banquier, M. Sellière.

Il me sera facile d’assigner quelque jour, lorsque j’aurai obtenu des relevés plus généraux, le petit nombre d’années qui doit s’écouler pour que tous les châteaux historiques de la France soient exclusivement possédés par des banquiers. Je répète que cette substitution des familles d’argent aux familles de race date depuis plus de six siècles.

Ne voulant ni restreindre dans des limites forcées, ni trop distendre le cercle de nos excursions archéologiques, afin de rester le plus possible dans les conditions de notre musée, qui doit toujours avoir Paris à son centre, nous nous sommes avancés jusques aux bords de la Loire, points extrêmes de nos plus longs rayonnemens. Entre le château de Versailles et le château de Clisson il n’y a guère plus d’un jour de distance. Quand des chemins de fer existeront dans cette direction, on ne mettra pas plus de huit heures (qui osera se plaindre d’un tel sacrifice de temps?) pour aller de la demeure de Louis XIV au manoir crénelé des ducs de Bretagne.

A six lieues de Tours, sur la grande route d’Angers, le Xe siècle bâtit, sous les ordres de Foulques de Nerra, un château de Langeais, uniquement destiné à couper toute communication entre Tours et les localités circonvoisines. Sur les ruines de ce château, Pierre de Brosse, fils d’un sergent à masse de saint Louis, ministre et favori de Philippe-le-Hardi, en éleva un autre du même nom; et c’est celui qui existe encore aujourd’hui. Ces réédifications, pour le dire en passant, ont plus souvent eu lieu pour les constructions militaires que pour les simples résidences seigneuriales. La raison de cette différence est facile à fournir. D’une utilité reconnue, l’existence des châteaux forts se perpétuait à force de soins durant les guerres, et comme les guerres étaient continuelles, ils étaient toujours entretenus. Tel château fort a été reconstruit jusqu’à six fois.

Il importerait peu de restituer au château de Langeais l’antique splendeur de ces premiers âges, si l’on n’avait à le peupler que du stérile souvenir de la fatale prospérité de ce Pierre de Brosse, pendu à Montfaucon, comme le furent plus tard, revêtus du même emploi que lui, Enguerrand de Marigny et Semblançay; sa disgrâce est des plus communes. Jusqu’à Louis XIV, presque tous les contrôleurs des finances ont été pendus. Sous Louis XIV, les mœurs s’améliorant, ils ne furent plus qu’exilés. Personne n’ignore que Pierre de Brosse fut condamné au gibet pour avoir inspiré au roi Philippe-le-Hardi l’idée que la reine Marie de Brabant pouvait avoir empoisonné le jeune prince Louis, né d’un autre lit. Un homme sans naissance, qui avait eu le génie de devenir ministre, de barbier qu’il était auparavant, n’aurait pas imaginé une intrigue aussi périlleuse dans le but assez mesquin de se venger de la fade Marie de Brabant, qui lui avait, dit-on, résisté. Je crois peu aux ministres amoureux des reines; mais, en revanche, je crois beaucoup aux dangers des ministres, accusés et jugés par des évêques, des béguines et des rois qui croient aux béguines. Au reste, l’amour pour les reines a toujours été l’accusation de commande sous laquelle la plupart des ministres des trois races ont succombé. Avant de les pendre haut et court, on les disait amoureux. Les Français sont toujours galans.

Représentant la magnifique fin du XVe siècle, Langeais nous dirait le mariage de Charles VIII et d’Anne de Bretagne, ou plutôt le mariage de la Bretagne et de la France; superbe alliance qui n’assura pas d’abord à cette dernière la possession d’un duché irrévocablement soumis, mais qui lui permit de le considérer désormais comme une propriété légitime à défendre et non comme une usurpation à soutenir par l’épée. On introduirait au château de Langeais le luxe massif de la maison d’Anne de Bretagne, cette duchesse deux fois reine de France, dont la cour passait pour la plus somptueuse d’Europe. Langeais préciserait alors l’époque commémorative de l’union la plus avantageuse qu’ait contractée la France pour s’agrandir et pour terminer les agressions de ces ducs de Bretagne, dont le château de Clisson, que nous avons déjà rappelé, attesterait les prétentions violentes et les cruautés sans nombre; sauvages ducs! chiens hargneux dont l’Anglais se faisait précéder quand il voulait entrer en France par la porte de la trahison; espèces de rois de France, plus la férocité, moins la couronne.

Au XVIIe siècle le château de Langeais passa au marquis d’Effiat, père de ce Cinq-Mars, aussi mauvais favori que mauvais conspirateur.

Quoique les rois de France aient bien moins de combats à livrer depuis la réunion des provinces de l’ouest à la couronne, le royaume n’est pas encore aussi tranquille qu’il le sera dans deux siècles, vienne Richelieu. Les châteaux sont soumis, mais les châtelains, non; c’est la conquête, mais ce n’est pas encore la paix. Une espèce de compromis tacite se fait entre la féodalité encore menaçante et la royauté toute gênée dans sa victoire. S’il ne s’élève plus autant de ces châteaux qui enserraient des bourgs dans leurs vastes ailes déployées, ceux qui avaient vomi la rébellion du haut de leurs tours ne sont pas encore tombés. Les nouveaux qui seront bâtis pendant cette trêve transitoire participeront de cette double circonspection. Rien n’y manque: ni les triples fossés, ni les ponts-levis, ni les tours; rien, si ce n’est une taille proportionnée à leurs prétentions. On dirait que la peur les a rabougris en leur laissant leurs formes offensives; petits bastions, petites oubliettes, petits fossés. Ce sont des géans nains.

Savigny annonce déjà cet amaigrissement étrange. C’est une miniature du terrible, un abrégé de l’imposant. Qui connaît Savigny? Personne. Savigny n’est pourtant ni en Bretagne ni en Auvergne; il est à quatre lieues de Paris, entre les deux grandes routes de Lyon et d’Orléans. On l’appelle Savigny-sur-Orge, pour le distinguer de dix ou douze autres Savigny aussi peu connus.

Restauré à la fin du XVe siècle, et peut-être un peu trop restauré depuis, Savigny est un arrière-petit-fils d’un château qui était sur le même emplacement trois siècles auparavant. L’époque qu’il symboliserait le mieux, parmi d’autres avec le caractère desquelles il ne serait pas en désaccord, serait la Ligue, temps de guerre civile, dont le foyer, on a beau l’étendre avec complaisance, fut Paris et exclusivement ses environs. La Ligue et la Fronde sont deux émeutes parisiennes; si la première fut un peu moins locale, parce qu’elle touchait à la successibilité de la couronne, la seconde n’eut pas même une ondulation sensible jusqu’à Orléans.

Nous raconterons un jour la retraite d’Agnès Sorel et de Charles VII dans le château de Savigny, doux pèlerinage dont le souvenir est constaté par le nom de Beauté que légua la dame de ce gracieux surnom à une commune voisine. La Balue et Louis XI l’ont habité; l’un y rêva ses évêchés qui lui furent si funestes et dont il perdit la vue, selon la chanson; l’autre la cage de fer où il logerait un jour monseigneur le cardinal. Les royalistes l’enlevèrent aux ligueurs en 1592. Quatre royalistes le prirent pendant que le chef des ligueurs passait ses chausses. Nous tenons en réserve, pour le présenter ailleurs sous des proportions moins raccourcies, un autre événement dont Savigny fut témoin, et non moins propre à prouver la justesse de cette observation plus haut émise, que les châteaux devenaient de plus en plus, la monarchie se raffermissant, la parodie de ce qu’ils avaient été jadis, malgré les menaces de leurs fortifications matamores.

Savigny est aujourd’hui à l’héritière d’un des plus beaux noms de l’empire, à Mme la maréchale Davoust, princesse d’Eckmülh.

Avant de terminer notre course, nommons quelques-uns des principaux châteaux, fine fleur de la renaissance, élevés pendant les trois siècles féconds dont se compose la durée du cycle dynastique des Valois. Les mieux conservés, les plus propres à être classés dans notre musée comme type d’un âge écoulé, sont Pierrefonds (Oise); Villebon et Maintenon (Eure-et-Loir); Vigny et Rambouillet[C] (Seine-et-Oise); Chambord (Loir-et-Cher); Valençay (Indre); Chenonceaux (Indre-et-Loire); Mesnières (Seine-Inférieure); enfin Dampierre, Écouen et Nantouillet (Seine-et-Oise).

Des ruines au milieu d’une forêt, de la solitude, de vieux chênes, des démolitions abandonnées, 1390 pour date, c’est-à-dire un souvenir de malheur pour la France, et de beaucoup de malheurs, car avec Charles VI régnaient le duc d’Orléans et le duc de Bourgogne, deux assassins tués l’un par le parti de l’autre; tel est Pierrefonds bâti par le duc d’Orléans, frère de Charles VI, sur un des points élevés de la forêt de Compiègne.

Les Anglais s’emparèrent de Compiègne comme ils s’emparèrent dix fois de la France, à la faveur des querelles des ducs avec les barons, et des comtes avec les rois.

Les règnes suivans, jusqu’à Henri III, n’offrent rien pour l’histoire de cette forteresse. François Ier la fit réparer avant qu’elle ne tombât, vers la fin du XVIe siècle, aux mains des ligueurs, qui en donnèrent le commandement à Rieux, ce capitaine si célèbre par les brigandages dont il épouvanta la contrée.

Si le goût de François Ier éclate quelque part avec cette prodigalité dont on s’étonne, c’est assurément dans les châteaux tout pleins de ses amours, de ses intrigues, de ses magnificences, de ses chiffres et des travaux de ses artistes. François Ier justifie sa haute renommée par là bien plus encore que par ses prétendus encouragemens donnés aux lettres. Trop souvent confondu avec Léon X, François Ier fut le père des châteaux et non le père des lettres.

Rieux fut pendu devant l’Hôtel-de-Ville de Compiègne; mais le château de Pierrefonds ne se rendit que sous Louis XIII, cédant enfin à l’attaque d’une armée de quatorze mille hommes d’infanterie, commandés par Charles de Valois, qui s’en rendit maître après six jours de tranchée. On essaya de le démanteler l’année suivante, on ne le put; ses murailles furent trouvées si dures, qu’on se contenta de les entailler et de les réduire à l’état où elles sont aujourd’hui. Ces fortifications de révolte sont les plus complètes que nous possédions de ce temps-là. Elles appartiennent à la famille régnante d’Orléans.

Après tant de demeures martelées par la sape, noircies par l’incendie, crevassées par les boulets, il est consolant de reposer le regard sur le paisible Villebon, retraite de Sully.

Jean Cottereau, intendant des finances sous Charles VIII, jeta les fondemens du joli château de Maintenon; ses successeurs le vendirent à cette Françoise d’Aubigné, dont la destinée fut plus merveilleuse encore que celle de Louis XIV. Après la mort de Mme de Maintenon, la terre passa à sa nièce, qui la transmit, par alliance, à la famille de Noailles, dans laquelle elle se trouve encore de nos jours.

On rattacherait à ce groupe de pierres inoffensives, dont les échos dorés n’éveillent que des noms de rois amoureux, de maîtresses de rois et de ministres pacifiques, Vigny, beau château bâti par le cardinal d’Amboise. Avant la révolution, il appartenait au prince de Soubise, qui l’avait cédé à Mme de Guémenée. Il passa à la famille de Rohan en 1822; il est aujourd’hui à MM. Decher et Lefèvre, qui l’ont fait réparer avec beaucoup de goût.

Rambouillet n’était au XIVe siècle qu’une seigneurie possédée par la famille d’Argennes, dont les membres prirent, sous Louis XIII, le titre de marquis de Rambouillet. En 1706, cette famille le céda au comte de Toulouse, prince légitimé, pour qui cette terre fut érigée en duché-pairie. On montre encore dans la grosse tour la chambre où mourut François Ier, en 1547, à l’âge de cinquante deux ans.

Si nous passons plus rapidement sur ces résidences que sur celles d’un âge plus éloigné, dont il a été fait mention au commencement de cet avant-propos, c’est que nous supposons le lecteur assez versé dans notre histoire pour les apprécier comme nous; et c’est aussi parce que leur état de conservation n’imposerait pas de grands sacrifices à l’état, s’il en devenait possesseur, que nous nous bornerons à les classer, plutôt qu’à en détailler le mérite incontesté.

Ne suffit-il pas de nommer Chambord, Valençay et Chenonceaux, pour présenter à l’esprit trois palais connus de tout le monde, et que toute nation s’honorerait de posséder, quand même elle aurait déjà Saint-Cloud, Fontainebleau et Versailles?

Mesnières soutient le parallèle avec Chenonceaux; même ordonnance, même grand goût. Le propriétaire de Mesnières, M. le marquis de Biancourt, est mort dernièrement; c’était un homme épris d’un véritable amour de l’art, et qui avait restauré, pierre à pierre, dans son vieux style et sa naïveté première, ce château, perle inestimable de la renaissance.

Dans le voisinage de Chevreuse est Dampierre, château possédé autrefois par le cardinal de Lorraine et embelli par le duc de Luynes, dans la famille duquel il passa pour n’en plus sortir. Mansard l’a caractérisé par la forme particulière de quelques additions de maçonnerie assez estimées.

Nous n’osons renvoyer le lecteur à notre histoire du château d’Écouen, pour lui rappeler les principales scènes dont cette demeure des Montmorency fut le théâtre. D’ailleurs Écouen sort de notre cadre, puisqu’il fait partie des domaines royaux, à la physionomie insaisissable et sans type, et n’a besoin, au surplus, pour être à l’abri de la démolition, que de rester sous la protection conservatrice du jeune prince héritier des Condé.

Quoique aussi dégradé et vermoulu que le cardinal Duprat, qui y finit ses jours détestés, le château de Nantouillet mérite une place dans notre musée à côté des plus gracieux monumens conçus sous le règne de François Ier.

Si le goût admettait comme type l’architecture qui ne se recommande que par l’excès des proportions ou que par le mélange de toutes les architectures, sans avoir le charme sérieux d’aucune, s’il acceptait cette architecture, ni brune et musculeuse comme celle des temps moyens, ni blonde comme celle de la renaissance, architecture sans nom, née entre Louis XIII et Louis XIV, comme une fronde, comme une guerre civile, il faudrait ne pas omettre ici, avant de fermer les portes de notre musée: Grosbois, Ormesson, Maisons-sur-Seine, Vaux-le-Praslin et quelques autres châteaux d’une illustration plus digne de l’indiscrétion des mémoires que de la gravité de l’histoire.

Un duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX, construisit Grosbois vers la fin du XVIe siècle: c’était magnifiquement loger une disgrâce. Achille de Harlay donna à cette propriété, qui ressemble à une maison royale autant qu’un fils naturel ressemble à un fils légitime, des développemens considérables. L’étendue du parc de Grosbois égale celle du bois de Boulogne.

On prétend que Henri IV fit bâtir, à Amboïle, le château d’Ormesson pour Mlle de Senteny, dont il était amoureux. La tradition s’appuie sur ce qu’on y vit long-temps le portrait de cette favorite. Pour l’honneur de la demoiselle, je trouve la tradition fort peu fondée, si elle n’a pas d’autre base. Quoi qu’il en soit, la construction d’Ormesson ne peut remonter beaucoup au-delà du règne de ce prince, car la brique y domine. Amboïle, voisin de la capitale, a pris depuis près de deux siècles le nom de la famille d’Ormesson, à qui cette terre appartient encore de nos jours.

Maisons-sur-Seine est à M. Laffitte. Ce fut le surintendant des finances René de Longueil qui fut chargé de sa construction; il fut acheté, je ne sais plus à quelle époque, par M. Laffitte, banquier, qui l’a loué, depuis plusieurs années, à un autre banquier, qui ne laisse voir ce château à personne. Il y aurait une puérile affectation à insister sur cette triple occupation de Maisons-sur-Seine par trois banquiers, si notre opinion que tous les châteaux vont tôt ou tard aux gens de finance n’était raffermie par le poids de cette observation même.

Bâti au sortir de la minorité turbulente de Louis XIV, au moment de la splendeur naissante de la monarchie, le château de Vaux marque le dernier passage de la construction militaire et défensive à la construction pleinement courtisane et soumise. Les quatre tourelles qui faisaient jadis la garde de toute propriété ont disparu. A quoi bon voir de haut et au loin? Toute terre appartient au roi: au roi seul la consigne générale du pays. La défense et l’attaque sont son affaire. Il n’y a plus qu’un château en France dont l’existence soit souveraine, c’est le Louvre. Vaux accepte cette domination, et déguise son abaissement sous un luxe qui en adoucit l’humiliation; en échange de sa soumission, l’indulgence royale lui permet d’inutiles fossés, un pont-levis de quelques pouces, un gouvernement avec droit de haute et basse justice, pourvu que ce droit ne soit jamais exercé, et une pièce de canon, à la condition expresse de ne jamais érailler son beau cylindre de fer par l’intromission du boulet. Au seigneur le canon, au roi les boulets empilés sous la sauve-garde du grand-maître de l’artillerie de France. Soyez seigneur de Vaux, vicomte de Belle-Isle, Nicolas Fouquet, mais que votre seigneurie soit un pied-à-terre de cour et non un titre de puissance. Mettez toute votre gloire, réduisez toute votre autorité, appliquez tout votre or à n’être qu’un rayon du soleil qui vous a fécondé. Que tout soit fait en vue de la majesté royale; effacez-vous derrière son éclat.

Et c’est ce que ne comprit pas assez Fouquet. Si tout, dans son château, est vraiment trop réduit pour un roi, tout en réalité y est trop brillant pour un vicomte. Vaux attend toujours Louis XIV, quoiqu’il ne soit préparé que pour le recevoir un jour et une nuit. C’est là le caractère de cette résidence, modèle assez fidèlement conservé, en tout cas très-facile à rétablir, de toutes les résidences limitrophes de la période de Louis XIII et de celle de Louis XIV.

Vaux, qui fut le rêve le plus brillant de l’homme le plus brillant du grand siècle; Vaux, où se trouvèrent un jour la mère de Louis XIV, Louis XIV, Henriette d’Angleterre et mademoiselle de La Vallière, création si belle et si pure, que les siècles lui laisseront son nom de demoiselle, comme une éternelle couronne; Vaux, qui rendit Louis XIV jaloux; jalousie terrible qui tarit en une nuit les eaux de ce palais, éteignit les mille lampes de sa fête, fit jaunir les feuilles des bosquets et blanchir les cheveux de Fouquet; Vaux est aujourd’hui gardé par un chien de Terre-Neuve.

CHANTILLY.

Qui ne connaît pas Chantilly n’a rien vu de ce qui constituait autrefois le goût des courtisans. Je ne crois pas que Versailles et Saint-Germain attestent, dans leur disposition architecturale, un caractère plus précis de mœurs et d’époque. Le château de Chantilly, celui qui a été bâti sur les ruines et avec les débris de l’ancien château de ce nom, est une succession visible d’imitations: c’est la copie en petit de toutes les résidences royales. Ainsi Saint-Cloud a sa pièce d’eau, Chantilly a la sienne; Versailles son grand escalier de marbre, Chantilly son grand escalier, de pierre, il est vrai. Une belle forêt entoure Saint-Germain, on a placé Chantilly dans une forêt. Les proportions sont moins fortes, mais la ressemblance s’y trouve. Cette vanité d’avoir, depuis le grand Condé, et peut-être depuis les Montmorency, absolument comme la cour, même étalage, même faste domestique, de rivaliser avec elle et de l’emporter parfois sur elle en magnificence, a souvent éveillé la susceptibilité de l’étiquette royale. Blessés secrètement dans leur amour-propre, c’est peut-être à cause de ce luxe qu’ils ne pouvaient empêcher que Louis XIV et Louis XV n’ont que rarement honoré de leur présence la demeure des princes de Condé.

Quoi qu’il en puisse être, aujourd’hui que toutes ces gloires sont mortes, qu’il n’y a sérieusement plus de cour ni de courtisans, de grand roi à Versailles ou à Trianon, de grand prince à Chantilly, Chantilly n’est pas moins un lieu admirable de repos et de grandeur. On y respire une oisiveté noble, une paresse de héros. Les sens n’ont qu’à s’ouvrir. Tout y est paysage, lacs, gazons, solitude et parfums. Comment Le Sage a-t-il fait pour mourir au beau milieu de la forêt de Chantilly?

C’est sous les beaux tilleuls de cette forêt que je fus abordé par un vieillard appuyé sur un bâton blanc; un vieillard comme il n’en existe pas dans Paris, où personne ne veut être vieux; un de ces véritables vieillards, tels que Fénelon aimait à les peindre dans son Télémaque: chevelure blanche, front pur de toutes rides, corps légèrement voûté, mais fort, comme ces acquéducs dont quelques arches seules ont cédé: ils datent des Romains.

—Monsieur aime à relire ce nom gravé sur ce beau chêne? me dit-il.

—C’est celui de Santeuil; j’ai plaisir à le retrouver ici.

—Je l’ai presque connu, M. Santeuil.

—Vous avez presque connu M. Santeuil! Je n’ai jamais vu d’aussi vieux rentier que vous, monsieur, car vous êtes rentier: il n’y a à Chantilly que des rentiers et des tilleuls.

—Vous êtes étranger, je le vois à votre méprise. Mon habit devrait vous apprendre que je suis cadet.

—Cadet?

—Oui, pensionnaire de l’hôpital de Chantilly fondé par le grand Condé;—sa grande ame soit en paix!—où l’on n’entre qu’à soixante ans. Il y a trente ans que je suis cadet. C’est le titre qu’on donne aux pensionnaires.

—Vous avez quatre-vingt-dix ans!

—Je vous ai dit d’abord que j’ai presque connu M. Santeuil, dont vous lisiez le nom sur ce chêne, car il m’en a été souvent parlé par un pensionnaire qui mourut quelques mois après mon entrée dans l’établissement; et ce pensionnaire avait cent ans. Il avait vu M. Santeuil.

Nous nous assîmes au pied du chêne de Santeuil:

—M. Santeuil, comme vous devez le savoir, me dit-il, a composé de fort beaux vers latins sur toutes les merveilles du château de Chantilly. Il en a fait sur le bois de Sylvie, sur le labyrinthe, sur ces jets d’eau qui, selon M. Bénigne de Bossuet, ne se taisaient ni jour ni nuit; sur les parterres, sur les statues. Ah! c’était un grand homme, M. Santeuil!

Un jour que mademoiselle de Clermont lui avait jeté un verre d’eau au visage, Santeuil s’était retiré dans les profondeurs du bois de Sylvie pour méditer une vengeance à sa façon, c’est-à-dire une épigramme à la manière de Martial. Selon son habitude, il avait chassé avec ses pieds, dans sa marche poétique et précipitée, toutes les feuilles sèches, toutes les branches tombées. Les oiseaux étaient partis épouvantés à sa voix rauque et bruyante. Déjà il avait jeté dans les haies son chapeau, sa canne et ses gants; il avait défait son pourpoint, son haut-de-chausses, les boucles de sa chaussure, il n’avait plus qu’à déchirer sa chemise; la muse se révélait. Santeuil ne composait pas différemment. Au milieu d’une strophe, et suant comme s’il fût revenu de la moisson, il aperçoit, debout contre un arbre, la figure pensive, une jeune et belle fille qui le regardait. Le poète était chaste et d’ailleurs élevé aux belles manières de cour. Tant bien que mal, il noua en rougissant tout ce qu’il avait dénoué, et s’approcha de la jeune fille. De près il la trouva encore mieux que de loin. Il reconnut même qu’elle avait la peau blanche et le visage ovale. Les visages ovales étaient alors en vogue. C’est tout ce qu’il vit, et ce fut assez pour lui faire oublier ce jour-là le verre d’eau de mademoiselle de Clermont et l’épigramme latine, et Martial. En très-bon français, et avec beaucoup d’emphase, il exprima son admiration, et finit, d’enchantement en enchantement, de métaphore en métaphore, par avouer à la belle inconnue qu’elle était la muse qu’il cherchait, puisqu’il l’avait rencontrée en un tel moment et sous les ombrages de Sylvie. Un pentamètre expira sur ses lèvres.

—C’est vous que je cherche aussi, monsieur Santeuil, lui dit Rose;—c’était le nom de la jeune fille.—Venez demain, au point du jour, au carrefour de Diane, j’ai à m’entretenir avec vous.

Elle disparut.

Le soir au château Santeuil fut fort soucieux. Pour la première fois de sa vie, on n’eut de lui au dessert ni distique ni épigramme. C’était presque manquer de dessert. Mademoiselle de Clermont fut tentée de lui jeter une carafe au lieu d’un verre d’eau à la tête, tant il fut maussade.

Sa nuit fut très-agitée; on vit de la lumière dans son appartement jusqu’au jour, circonstance remarquable dans les habitudes du poète, dont le sommeil précoce sonnait ordinairement le couvre-feu à neuf heures, que ce fût Bossuet ou Molière, Boileau ou Racine qui tînt le dé de la conversation.

S’il y eut combat livré entre le caractère de Santeuil et la bonne fortune qui lui arrivait, il dut se terminer au grand avantage de l’amour-propre, car les garde-plaines le virent traversant la pelouse, à une heure où on n’y trouve encore que des lapins et de la rosée, en costume recherché, gants frais, linge éclatant.

Rose l’avait devancé au rendez-vous. Quelle joie pour l’amant et pour le poète! Il lui vint dans l’imagination mille comparaisons ravissantes; mais il aurait fallu les exprimer en latin, et de ce temps-là les blanchisseuses de Chantilly n’étaient pas très-fortes sur le latin. Il déshonora ce qu’il éprouvait en le traduisant en prose et en français.

—Ce que vous me dites, monsieur, doit être fort beau; mais je crois que vous vous êtes trompé sur l’objet qui me fait vous attirer ici, répliqua Rose. Je suis trop honnête fille pour vous laisser plus long-temps dans l’erreur.

—Que me voulez-vous donc? reprit le poète déjà singulièrement désappointé par cette réception.

—Je voudrais...

—Parlez!...

—Sortir du mauvais pas où je me trouve engagée bien innocemment, je vous jure.

—Auriez-vous un amant?

—C’est pis que cela, monsieur.

Santeuil commençait à s’apercevoir que l’air du matin ne vaut rien pour la santé.

—En auriez-vous deux, quatre, six?

—Ne vous fâchez pas, monsieur, je n’en ai qu’un; mais il ne s’agit pas d’amant à cette heure.

—Et de quoi, mademoiselle?

—Il s’agit d’enfant.

—Diable!

—Oui, monsieur Santeuil, je suis grosse de neuf mois, et je suis bien étonnée que cela ne vous ait pas tout de suite donné dans l’œil.

—O Santeuil, se dit Santeuil, tu as pris pour une muse une blanchisseuse grosse de neuf mois! Dorénavant tu regarderas les muses jusqu’à la ceinture.—Après, mademoiselle? je puis tout entendre maintenant.

—Eh bien! je voulais vous prier de parler au prince, vous qui êtes son ami, monsieur Santeuil, afin qu’il ne me renvoyât pas pour ma faute.

—Hum!

—Ah!...

—Qu’avez-vous donc, mademoiselle?

—Ah! soutenez-moi, je vous prie. Une douleur, une terrible douleur! ici, là, au côté.... Mon Dieu! c’est l’effet de cette entrevue, de l’émotion... Que vais-je devenir? Il y a bien loin d’ici au château... Vous n’êtes pas médecin, vous, monsieur Santeuil?...

—Mademoiselle, cette plaisanterie...

—Oh! mon Dieu, une autre dans les épaules... Savez-vous, monsieur, si c’est la bonne?... Dites-moi si c’est la bonne...

—Je ne suis pas accoucheur, et je vais vous laisser...

—Me laisser! quelle cruauté!... lorsque dans un instant...

—Ah! le sot rôle que je joue ici!

—N’est-ce pas que vous me promettez de me justifier auprès de monsieur le prince?...

—Tout ce que vous voudrez, mais n’accouchez pas ici... c’est moi qui vous en prie, attendez encore dix minutes.... Venez, courons au château; mais, par pitié pour moi, je serais la fable de Chantilly! Au non du ciel! n’accouchez pas, n’accouchez pas... Appuyez-vous sur moi, ne craignez pas. Tenez, je serai le parrain de votre enfant; mais n’accouchez pas.

—C’est beaucoup d’honneur!... Mais, monsieur, je ne puis plus marcher.... je ne le puis plus!... Oh! c’est la grande douleur, c’est la dernière... N’est-ce pas, monsieur, c’est la dernière?

—Du diable si je le sais!... Tenez, accouchez, n’accouchez pas, restez ou venez; moi, je pars.

—Dieu vous en tiendra compte, monsieur, de me laisser dans cet état.—Allez, partez.

Rose tomba sur l’herbe.

Santeuil croyait en Dieu: il eut pitié de Rose évanouie. Il courut au château, où il mit tout en rumeur, demanda un médecin, lui raconta sa mésaventure, et se rendit en toute hâte avec lui auprès de la patiente, qui n’avait pas attendu le médecin.

C’était un gros garçon.

Inutile de dire si l’on tympanisa Santeuil. Les dames rougissaient en le regardant, les gentilshommes avaient de sanglantes allusions, les pages firent gorge-chaude de l’aventure, jusqu’aux livrées qui trouvaient qu’il était messéant aux gens de qualité de chasser sur les terres des domestiques. Santeuil n’y tint plus: il voulut d’abord se battre avec toute la maison du prince; ensuite il composa avec les moins acharnés; enfin il descendit à la prière pour réhabiliter son innocence. Il prit les pages chacun à part, et, avec les armes de la persuasion, il essaya de leur faire avouer qu’un d’eux devait être forcément l’auteur de la séduction exercée sur la blanchisseuse. Les pages nièrent, et nul ne tint à honneur d’obliger le désolé Santeuil.

Enfin, quand le scandale déborda, le grand Condé jugea à propos de le faire cesser.

—Monsieur, dit-il à son fils le prince de Bourbon, vous avez séduit la blanchisseuse du château: vous allez lui donner 30,000 liv. de dot, la marier à votre palefrenier, et reconnaître d’avance son fils pour votre louvetier, quoi qu’il en advienne.

Santeuil respira.

Cette histoire est inconnue, reprit le centenaire avec cette assurance de vieillard toujours sûr d’être écouté; mais elle ne l’est pas plus que celle de monsieur l’abbé Prévost, dont il n’est pas impossible, après tout, que vous ayez entendu parler dans le monde.

—Est-ce l’abbé Prévost, l’auteur de l’Histoire des Voyages et de Cléveland?

—Lui-même. Dans sa jeunesse, et à la suite d’un mouvement irréfléchi d’abnégation, l’abbé Prévost s’était fait recevoir moine à Saint-Firmin; caractère théologiquement indélébile, mais dont il n’aimait guère à se prévaloir, comme si le repentir eût suivi presque aussitôt la détermination. Soit que déjà la société du temps ne respectât plus beaucoup les ordres monastiques, soit que lui-même eût honte d’avoir cherché sa place ailleurs que dans l’humilité religieuse à laquelle il s’était d’abord voué, par pudeur pour lui ou par respect humain, l’abbé Prévost n’osa jamais avouer dans sa vie qu’il était moine et de la règle de saint Benoît. Mais son ordre le savait. C’était un sujet dont il fallait tirer parti; comme gloire ou comme scandale, l’abbé Prévost appartenait à l’ordre. Il eut beau s’effacer derrière un renom littéraire, se perdre dans le tourbillon du monde, se brouiller avec le ciel, on gardait soigneusement, et avec toute la haine lente des cloîtres, dans le monastère de Saint-Firmin, son nom inscrit sur le livre d’affiliation et sa discipline pendue au clou. A l’office du soir on l’appelait trois fois par son nom. A la prière du matin, le portier faisait la simagrée de l’éveiller par ces mots répétés dans la longueur des corridors: Frère Antoine-François Prévost, les matines! Si des étrangers visitaient le monastère, on dirigeait leur attention sur la stalle du réfectoire où se lisait gravé dans le chêne le nom européen de l’abbé Prévost; par une raillerie presque chrétienne, on le citait comme le frère le plus humble aux offices, le plus strict sur les macérations. Bien des années s’écoulèrent, et la tradition maligne des moines ne se perdit point. Les jeunes la reçurent des vieux. Elle serait allée jusqu’à la fin du monde si les moines avaient dû aller jusque là, et surtout l’abbé Prévost. Mais l’abbé Prévost vieillissait; il sentit le besoin de respirer l’air natal. Ses médecins lui conseillèrent de revoir Saint-Firmin. Lui, qui ne se souvenait plus d’avoir été moine une pauvre fois dans sa vie, qui même avait oublié qu’à défaut il était resté abbé, n’imagina aucun inconvénient à revoir Saint-Firmin. Les moines apprirent bientôt son retour: les moines se réjouirent. Pour les vieux c’était une vengeance à accomplir, pour les jeunes une légitime à toucher. Ce fut fête au monastère. On secoua la discipline, on brossa la haire, on cria de plus fort: Frère Antoine-François Prévost, descendez! Les matines sont sonnées, frère Prévost. Voilà l’office de minuit! Frère Prévost, c’est aujourd’hui jeûne. Frère Prévost, par ci; frère Prévost, par là. On eût dit qu’il était le seul moine de l’ordre.

Au dehors on le guetta comme une proie.

Et l’excellent abbé Prévost ne songeait pas seulement à faire une visite simple de politesse au monastère. Au fond il n’aimait plus les moines, il ne lisait guère que des romans anglais et le Mercure de France: son seul ami était un curé plus jeune que lui de quelque vingtaine d’années, chez lequel il allait boire et jouer. Probablement Prévost ignorait même l’existence du monastère de Saint-Firmin.

Un soir l’abbé Prévost, en sortant de chez M. le curé de Saint-Firmin, tomba de toute sa hauteur sur le seuil de la porte, frappé d’une attaque d’apoplexie. Le curé sort et le prend par la tête afin de l’entraîner chez lui. Mais il trouve une forte résistance, une résistance invincible: c’était un moine qui tirait l’abbé Prévost par les pieds.—Il est à moi! disait le curé.—Non, il n’est pas à vous! il est à moi, disait le moine de Saint-Firmin: je l’aurai.—Vous ne l’aurez pas, il m’appartient.—Vous en avez menti.—N’était-il pas moine?—Il ne l’est plus.—On est toujours moine!—On est toujours abbé!—D’ailleurs il était dans la rue.—C’est faux, il était sur le seuil de ma porte.—Au plus fort donc!—Au plus fort donc!

Chacun tiraillait en sens contraire l’infortuné abbé Prévost, qui, pour trancher la question dans l’intégrité de son libre arbitre, et rester à son choix moine ou abbé, avait plus besoin d’être saigné à la jugulaire que d’être tiré à deux prêtres. Il aurait pu en revenir peut-être: il mourut ou fut tué dans ce double zèle pour avoir son corps.

Le curé triompha: les souliers seuls de l’abbé Prévost restèrent aux mains du moine, qui courut, éperdu, cette relique à la main, raconter à ses confrères ce qui venait d’arriver.

—Puisque nous ne l’avons pas eu vivant, il nous le faut mort. Tel fut le cri général de la congrégation.

—Nous l’aurons mort! répéta le supérieur.

Et seul chargé de cette grande mission, il se rendit chez le curé de Saint-Firmin, emportant sous sa robe quelque chose de volumineux.

Sans dire un mot, sans employer les argumens, repoussés avec perte, du premier moine; sans recourir à la violence, le supérieur, étant entré dans l’appartement où gisait, à côté du curé, le cadavre de l’abbé Prévost, ouvrit sa robe, et en sortit un sac assez enflé, qu’il vida sur le parquet. La vue d’une centaine d’écus qui couraient de droite et de gauche éblouit le curé; il se précipita dessus avec voracité; et tandis qu’il courait les ramasser sous les tables, sous les armoires, sous le lit, dans les trous du plancher, le vigoureux supérieur jeta le corps de l’abbé Prévost sur ses épaules, et l’emporta au monastère. La joie y fut immense. Depuis quarante ans on aspirait à ce jour de triomphe; il était arrivé.

L’abbé Prévost fut aussitôt dépouillé de ses habits laïques: on le revêtit de la robe de moine. On fit à son corps toutes les cérémonies usitées dans les couvens à la mort d’un frère. La cendre et le cilice ne furent pas oubliés. Saint Benoît et saint Firmin rayonnèrent de cierges. La cloche fit son devoir; on ne lésina sur aucun détail.

Le lendemain on l’enterra dans le cimetière du couvent, et sur la pierre de sa tombe on se garda bien d’écrire ses titres nombreux à la postérité. On y grava seulement: Ici repose frère Antoine-François d’Exile Prévost, moine indigne de Saint-Firmin.

Après ces deux histoires, le cadet de Chantilly se leva et me demanda si je n’étais pas curieux de visiter le château de Chantilly, ou plutôt ce qui reste de l’ancien château de ce nom. Je le suivis, et nous nous y acheminâmes à pas lents.

Pendant le trajet j’ouvris un petit livre précieux de vétusté que j’avais porté avec moi en venant à Chantilly; j’en fis tout haut la lecture à mon compagnon. C’est sous ce titre qu’il parut en 1688: La Feste de Chantilly, contenant tout ce qui s’est passé pendant le séjour que monseigneur le dauphin y a fait, avec une description exacte du château et des fontaines.

Par ce récit très-consciencieux, trop consciencieux souvent, d’une fête donnée à un fils de France, on voit ce qu’était le vieux château de Chantilly avant d’avoir été renversé par la révolution, et l’on a une idée exacte de la vie intérieure des grands au dix-septième siècle.

«Monseigneur partit de Versailles le dimanche 22 d’aoust, et arriva dans la forest de Chantilly par le chemin de Lusarche. M. le duc et M. le prince de Conty le reçurent au bout de la forest, vers le milieu de la vieille route. Comme c’estoit le lieu où monseigneur devoit chasser, M. le prince y estoit pour lui faire commencer la chasse. Il prit ce divertissement jusqu’à cinq heures du soir, et le plaisir qu’il y trouva fut d’autant plus grand, qu’il vit s’élever quantité de perdreaux et de faisandeaux. Ce fut le premier plaisir que monseigneur prit en approchant de cette délicieuse maison de Chantilly. Il alla jusques au lieu nommé la Table, qu’on dit estre justement au milieu de la forest, toujours accompagné de M. le prince. La figure de ce lieu est ronde; il a vingt-trois toises de diamètre et est partagé en douze routes qui ont pour centre le point du milieu de cette place. Elles sont toutes bordées de charmilles et ont chacune cinq toises de large et environ une lieue de long. Dans le milieu de ce rond on avoit eu soin d’élever une feuillée, dont la forme suivoit le mesme plan. Elle estoit de sept toises et demie de diamètre, et élevée sur une estrade de cinq pieds de haut. Cette feuillée estoit percée de douze portiques qui aboutissoient à chacune des douze routes dont je viens de vous parler. La corniche estoit saillante en dehors ainsi qu’au dedans. Tout le dôme, les cintres, les pilastres et les appuis estoient recouverts de feuilles de chesne. Des branches de genièvre formoient les balustrades. Tous les portiques estoient ornez de gros festons de feuilles de chesne et de bouquets de fleurs. La table où la collation fut servie estoit au milieu de cet édifice. Une grande corbeille d’argent en occupoit le point du milieu. Elle estoit soutenuë sur douze consoles à jour de vermeil doré qui répondoient à chacune des douze arcades. Ces douzes consoles estoient jointes les unes aux autres avec des guirlandes de fleurs, et portoient chacune deux petites corbeilles d’argent remplies de fruits. La grande du milieu l’estoit de fruits et de fleurs.

»On mit sur cette table le couvert de monseigneur, vis-à-vis le milieu de la route qui va à Chantilly. Tout le pourtour de cette place, de vingt-six toises de large, estoit de treillage de feuillée.

»Monseigneur entendit en arrivant un concert de timbales et de trompettes qu’on avoit postez dans le bois. Ce prince trouva tout le dedans du dôme vide, et la table servie de vingt-quatre bassins de rost et de quatre plats d’entremets autour de chaque bassin, ce qui faisoit six-vingts plats. Ce prince arriva dans l’instant qu’on venoit de poser le dernier plat chaud sur la table. Comme il n’y avoit que le couvert de monseigneur, il ordonna qu’on en mist d’autres, et la table en fust aussitost garnie; mais on n’en mit point vis-à-vis de ce prince. M. le prince, M. le duc et M. le prince de Conty furent placés à costé de monseigneur, et les seigneurs de sa suite occupèrent le reste des places. On releva les entremets chauds pour en mettre de froids. Je n’entre point dans le détail des fruits et des confitures, cela iroit à l’infiny. Je vous diray seulement que dans les flancs des corbeilles ovales estoient de riches cuvettes remplies de toutes sortes de liqueurs. Ces cuvettes estoient accompagnées de soucoupes garnies de glaces et de quantité de verres à liqueur de différentes manières. Un moment après que l’on eut servy le fruit, le bruit de guerre, formé par les trompettes et par les timballes, cessa tout-à-coup, et dans le même instant on entendit dans la route qui estoit vis-à-vis monseigneur une harmonie de hautbois, de flûtes, de musettes et de divers autres instrumens champestres. On l’écouta quelque temps sans voir rien paroistre, et tout estoit si bien concerté qu’il n’y avoit pas une seule personne dans la route, qui devoit estre remplie un instant après. L’harmonie ayant diverty les oreilles pendant quelque temps, on aperçut de loin le dieu Pan, qui estoit suivy par quatre-vingt-dix faunes, sylvains, satyres et autres divinitez, qui ont accoutumé d’accompagner ce dieu dans les bois.

»Toute cette troupe parut d’abord à un demy-quart de lieue de la table, et on ne se mit en marche qu’après que monseigneur eut eu le temps de la remarquer. Le dieu Pan, que l’on voyoit à la teste, estoit représenté par M. de Lully, surintendant de la musique du roy, qui battoit la mesure avec son thyrse. Il estoit suivy de vingt-quatre satyres et de toutes les divinitez qui habitent les forests. On entendoit des hautbois et plusieurs autres instrumens champestres, au son desquels se faisoit la marche. Les danseurs, au nombre de vingt et un, qui avoient tous des massues, estoient montés sur les épaules les uns des autres et formoient des groupes surprenans. Ils estoient suivis de cinquante-un musiciens qui portoient, chacun sur leur teste, une corbeille remplie de fruits peints, représentant des fruits de bois, comme pignons, pommes de pin, gourdes, et autres qui ne sont connus que parmy les satyres. Ils tenoient chacun une branche de chesne. Quand chacun eut pris sa place, les satyres firent une danse fort extraordinaire. Elle plut beaucoup à monseigneur et receut de grands applaudissemens. Cette danse, qu’on pourroit nommer un petit ballet, estant finie, les musiciens avancèrent vers l’escalier, qu’ils montèrent sur deux lignes au son des instrumens, et lorsqu’ils furent arrivez sur l’estrade, ils se séparèrent les uns à droite et les autres à gauche, de manière qu’ils entourèrent la table. Les hautbois parurent ensuite, et les danseurs montèrent ensemble. Ceux-ci, s’estant pris par la main, dansèrent autour de monseigneur. Pendant qu’on dansoit autour de la table, les musiciens descendirent par un escalier qui estoit derrière monseigneur, et se rendirent dans une allée que l’on voyoit à costé de celle par où tout ce divertissement estoit venu. Ils y trouvèrent les piqueurs endormis avec leurs chiens. On entendit alors toute la forest retentir du bruit de ces paroles:

Debout! Lysiscas, holà! debout!
Pour la feste ordonnée
Il faut préparer tout!

Les piqueurs se levèrent, et après avoir fait toutes les actions qui pouvoient marquer qu’ils estoient profondément assoupis. On entendit ensuite un grand bruit de cors, et dans cet instant un cerf ayant traversé la route à la vue de monseigneur, ce prince s’écria comme souhaitant d’avoir des chiens. Dans le mesme temps on vit paroistre une meute que l’on découpla après le cerf. Monseigneur, voyant que les chiens chassoient si bien, témoigna estre fasché de n’avoir des chevaux que pour tirer au volant. En ce moment, on en vit paroistre d’autres, sur quoy ce prince monta pour suivre la chasse avec tous les seigneurs qui l’accompagnoient. Il courut le cerf, qui fut pris dans l’étang de Cormeille, après l’avoir couru environ une heure.

»Cette chasse estant finie, monseigneur prit le chemin du chasteau et dit qu’il avoit pris beaucoup de plaisir. Les airs estoient de M. Lully le cadet, surintendant de la musique du roy, et toute la danse de M. Pécourt, danseur ordinaire des ballets. Les habits des faunes et sylvains estoient faits sur les dessins de M. Berrain, dessinateur ordinaire du cabinet du roy, ainsi que toute la feuillée.

»Monseigneur arriva à Chantilly par l’une des grandes routes de la forest, au bout de laquelle on trouve une grande demy-lune par laquelle on entre dans une avant-cour qui n’est pas encore entièrement achevée; elle est toute entourée d’eau, et située entre un étang nommé l’étang de Sylvie et le grand chasteau. On voit deux pavillons à droite et à gauche du pont-levis. Cette demy-lune aboutit à un fer-à-cheval par lequel on monte sur une grande terrasse, au milieu de laquelle est une statuë équestre de bronze du dernier connestable de Montmorency. Cette statuë se trouve vis-à-vis de l’entrée du grand chasteau. C’est un édifice fort ancien et très-irrégulier, assis sur une roche, au milieu de grosses sources qui forment un grand fossé. Cependant plusieurs grosses tours ne laissent pas de le rendre très-agréable à la vuë. M. le prince fait travailler présentement à rendre le dedans de la cour régulier, et à donner au dehors une face toute nouvelle, soit par l’ouverture de trois rangs de fenestres, et deux grands balcons qui régneront tout autour du château, soit par les combles, qui seront tous d’égale hauteur, et à la mansarde. A costé gauche du fer-à-cheval est un grand logement détaché du chasteau, dont le rez-de-chaussée est à fleur d’eau du grand fossé. C’est dans ce lieu où le logement de monseigneur avoit esté marqué, de mesme que celui de madame la duchesse et de madame la princesse de Conty, la douairière. Ce second chasteau avoit esté autrefois basti par M. de Montmorency, et on l’appeloit la Capitainerie. Les ornemens de dehors sont des pilastres d’ordre corinthien. Ils composent la porte d’entrée de la cour et la façade du costé du petit parterre. Tout le retour est soutenu d’un grand balcon en manière de fausse braye. Le logement d’en bas du petit chasteau est composé de deux appartemens dont la salle est commune à l’un et à l’autre. Cette salle est ornée de tableaux représentant les plus belles maisons de campagne de Paris. Toutes les pièces des deux appartemens auxquels elle sert de communication sont ornées d’autres tableaux représentant diverses fables de l’antiquité; en sorte que l’une des chambres fait voir l’histoire de Vénus, une autre celle de Diane, une autre celle de Flore, une autre celle de Bacchus, et une autre celle de Mars.

»Toutes ces chambres, qui sont percées en enfilade, règnent le long du balcon en fausse braye dont on a parlé, et aboutissent à un grand salon en retour. Tout cet espace est remply de diverses fables curieuses, de bustes avec leurs gaines et de meubles très-singuliers. Outre cela, il y avoit plusieurs tables pour toutes sortes de jeux. De ce logement, lorsqu’on a passé par un vestibule qui est ouvert par deux grandes arcades du costé de la cour et du petit parterre, on monte dans l’appartement qui est au-dessus et qui se trouve situé en plain-pied au rez-de-chaussée de la cour du grand chasteau, auquel il est joint par un pont qui traverse le grand fossé. Cet appartement est composé d’un grand salon qui n’est pas encore entièrement fait. De ce salon, on entre dans une grande antichambre après laquelle il y a un cabinet, dont la vue donne d’un costé sur les jardins et de l’autre sur une grande pelouse qui borde la forest. Après ce cabinet, on en trouve deux autres de moindre grandeur. L’un donne entrée dans une galerie qui est percée du costé de la forest. On voit dans cette galerie des tableaux représentant, chacun par ordre des temps, une campagne de feu monsieur le prince. La principale action de la campagne, soit siége ou bataille, peinte en grand, occupe le milieu du tableau. Les autres actions de la mesme campagne sont peintes en petit tout autour dans des cartouches. Le premier tableau représente la campagne de 1643, c’est-à-dire la bataille de Rocroy. Dans le second tableau est représentée la campagne faite en Allemagne en 1644. Les combats donnés devant Fribourg, les cinquième et dixième aoust, sont peints dans le milieu, avec les retranchemens de l’armée bavaroise qui furent forcez par celle que commandoit feu M. le prince, alors duc d’Anghien. Dans un grand cartouche, au bas est le plan de Philipsbourg; dans les six cartouches qui sont au costé droit du tableau sont représentez Oppenhein, Beingen, Lichtnau, Dourlach, Mayence et Landau. Dans les six du côté gauche, on voit Worms, Spire, Creustzenach, Bacharach, Neustad et Baden. Au troisième tableau, qui représente la campagne de 1645, est la bataille de Norlinguen, donnée le 3 aoust, entre l’armée du roy, commandée par M. le prince, et celle de l’empereur. Le quatrième tableau fait voir la campagne de 1646; au milieu est la ville de Dunkerque, et à droite et à gauche on voit d’autres actions qui regardent le siége de la mesme ville. Les autres campagnes doivent estre peintes sur d’autres tableaux pareils dont les places sont marquées dans la mesme galerie, mais qui ne sont pas encore dessinez.

»Tout cet appartement estoit éclairé par un nombre infiny de lustres et de girandoles de cristal. Lorsqu’on eut soupé, monseigneur tint appartement. Après vous avoir fait une description des deux chasteaux, je crois vous devoir parler, non pas de toutes les beautez des jardins, car je ne vous en entretiendray qu’à mesure que je vous parleray des promenades qu’y fit monseigneur, mais de ce qu’ils offrent à la vue de ceux qui sont dans les appartemens. En arrivant sur la terrasse, où je vous ay dit qu’estoit la figure du grand connestable de Montmorency, on découvre un grand escalier, au bas duquel est un grand rondeau, et au milieu de ce rondeau une gerbe de plusieurs tuyaux. Au-delà de ce rondeau on découvre un grand parterre séparé en deux parties par la croisée du grand canal. Il y a cinq grandes pièces d’eau dans l’une et l’autre partie, et chacune de ces pièces d’eau a un jet d’eau. Ces deux parties sont soutenues d’une grande allée d’ormes en terrasse avec des ifs et des piceas entre deux. Au-delà du grand canal est un demy-rond qui ferme la croisée, et dont il s’élève insensiblement jusqu’au haut de la coste une espèce de fer-à-cheval qu’on appelle Vertugadin.

»Le lundy, monseigneur alla courir le loup aux environs d’un village appelé la Chapelle; et au retour de la chasse, ce prince entra dans son appartement, d’où il sortit quelque temps après pour prendre après le plaisir de la promenade.

»Il traversa le petit parterre, et, ayant passé le grand fossé sur un pont de bois, il trouva à sa gauche un grand parterre, enfermé, d’un costé du fossé, de l’orangerie, et de l’autre d’une galerie et d’un canal. Ce parterre est entouré d’orangers parfaitement beaux.

»On y voit cinq pièces d’eau avec leurs jets. Celle du milieu a pour pied l’Hydre, dont chaque teste vomit une quantité prodigieuse d’eau. On y voit aussi la fontaine des Grenouilles; elle est située dans un triangle au-dessous de la terrasse du grand fossé du chasteau. Entre cette terrasse, le canal du Dragon, et le petit bois de Chantilly, qui est à costé du parterre de l’orangerie. Le Dragon est une manière d’animal marin qui paroist sortir de dessous la terrasse du fossé. Il vomit l’eau de la décharge de ce fossé dans une coquille, qui retombe dans un canal qui est le long d’un des costez de la pièce où est la fontaine des Grenouilles. On descend dans le parterre par un escalier de quatre ou cinq grandes marches fort grandes et fort belles. Aux deux costez de cet escalier sont des nappes d’eau perpétuelles, grandes, belles et bien fournies, qui tombent dans de grands bassins quarrez, avec des bouillons et bruits d’eau. Dans ce mesme parterre sont quatre grands piceas, dont le moindre a plus de soixante pieds de haut. Du costé du canal, l’allée est garnie de platanes, dont le plus vieux a plus de cent cinquante ans. Cet arbre est fort rare en France; sa feuille est à peu près comme celle de vigne, et il se dépouille tous les ans de son écorce. De ce parterre, monseigneur entra dans une isle par un grand portique de treillage. A costé de cette isle on en voit une autre plus petite. Elles sont partagées par trois canaux. La grande est ornée de plusieurs allées, de grandes palissades, de deux grosses fontaines enfermées dans des portiques, et de plusieurs ornemens de treillage d’un dessin très-agréable et d’une propreté surprenante. L’extrémité de l’isle est revestue de pierre de taille. On y voit douze jets d’eau qui sortent d’autant de bassins, au-dessous desquels est une cascade de toute la longueur de la pointe de l’isle et des deux canaux. On trouve dans la petite isle des allées de grands aunes, des palissades, un treillage en demi-rond, et une fontaine dans le milieu. Deux dragons de bronze semblent y combattre; il y en a un renversé qui pousse un grand jet d’eau, et l’autre en dégorge en abondance sur ce premier. Vis-à-vis de cette fontaine et à la pointe de la mesme isle, est un appartement de treillage composé de quatre pièces. Ces quatre pièces se trouvent sur un terrain qui a en face la vue du canal, à droite la prairie, et à gauche des jardins.

A l’issue de la promenade, monseigneur alla voir l’opéra, que monseigneur le prince avoit fait faire exprès, son altesse sérénissime ne voulant point donner de divertissement qui eût esté déjà vu. Le lieu mesme fut construit pour ce seul spectacle, et M. le prince ayant choisi l’orangerie de Chantilly, qui règne tout le long du parterre avec une terrasse magnifique, dit à M. Berrain d’y construire, non seulement un théâtre, mais aussi une salle magnifique. L’orangerie a soixante-dix toises de long et vingt-sept pieds de large. M. Berrain la divisa en trois parties, séparées par des portiques d’architecture, sans y comprendre le vestibule par où l’on y entre, et duquel on voyoit cette longue étendue éclairée de deux rangs de lustres. Il seroit difficile de trouver rien de plus magnifique et, dont les ornements fussent plus diversifiez. Plus on approchoit, plus on voyoit que la magnificence alloit toujours en augmentant; la dernière salle estant infiniment plus riche que la première, et le théâtre encore davantage.

»Le vestibule estoit orné de grands arbres qui cintroient et cachoient toute la voûte. Les pieds de ces arbres estoient dans une seule caisse qui régnoit tout autour du vestibule et qui estoit peinte en porcelaine et ornée des chiffres de monseigneur, avec des attributs de ce prince. On pouvoit prendre ce vestibule pour une très-belle allée. Ce vestibule estoit éclairé de plusieurs lustres; ce qui, parmi la verdure des autres, produisoit un effet très-réjouissant. On se sentoit excité à passer outre à travers un superbe portique, sous lequel il falloit passer pour entrer dans la pièce suivante. Il servoit d’ouverture à une galerie de seize toises de long sur vingt-six pieds de haut. Entre les lambris et la corniche, on voyoit une très-belle tapisserie toute d’une mesme suite et qui est nommée tapisserie de Vénus. Et au bout de cette galerie on montoit trois marches pour entrer dans la troisième pièce, qui estoit la salle de l’opéra; elle avoit cent quarante-deux pieds de long, en y comprenant le théâtre et l’orchestre. L’ordre de son architecture, ainsi que celuy de la façade du théâtre, estoit ionique composé. Entre les pilastres, des deux costez du théâtre, estoient deux grandes figures de ronde bosse, chacune de six pieds de haut: l’une représentoit la poésie, et l’autre la musique. Ce fut sur ce théâtre que l’on représenta l’opéra. Les vers n’en pouvoient estre que beaux, puisqu’ils estoient de M. Leclerc, de l’Académie françoise. Ils avoient été mis en musique par M. Lorenzany, maistre de chapelle de la feue reyne, dont les ouvrages sont fort estimez, et M. Pecour avoit fait les entrées qui composoient les divertissements, hors deux qui estoient de M. Lestang. Cet opéra, intitulé Orontée, fut chanté par l’Académie de la musique de Paris, et il y avoit outre cela trois des meilleurs musiciens de la musique du roy.

»L’ouverture du théâtre se fit par la représentation d’une grande et belle forest, que la diversité des arbres et des routes faisoit paroistre fort spacieuse. Lorsqu’on eut levé la toile, on vit le dieu Pan dans le fond de cette forest. Toute sa suite, sylvains, satyres et faunes, estoient en groupes en divers endroits. Il commença le prologue. Comme tous les vers qu’on y chanta regardent le roi et monseigneur le dauphin, je ne veux pas vous priver de la satisfaction que vous aurez à les lire. Voici ceux qui furent chantez d’abord par le dieu Pan. C’estoit M. Moreau qui faisoit ce personnage.

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