← Retour

Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

16px
100%
J’ai veu tous les règnes des roi
Célèbres par leurs exploits,
Et dans mon souvenir j’en conservois la gloire;
Mais depuis que Louis s’est fait voir à mes yeux,
Tous ces mortels sortent de ma mémoire,
Et je ne mets que luy dans le rang de nos dieux.

»Pan eut à peine achevé ces vers qu’une troupe de driades et d’hamadriades se fit voir. Voicy ce que chanta une des driades:

O gloire incomparable
De Louis!
Les siècles seront éblouis
A l’éclat admirable
De ses faits inouis!

»La décoration du premier acte représentoit le temple de Vénus.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

»L’opéra finit par une feste galante que fit une troupe d’Égyptiens pour se réjouir d’une aventure qui leur donnoit un roy si digne de l’estre.

»Monseigneur marqua, avec l’honnesteté qui luy est ordinaire, qu’il s’estoit beaucoup diverty à cet opéra.

»Le mardy, qui estoit la troisième journée, Monseigneur conclut se donner le plaisir d’aller tirer dans le parc. Ce parc est d’une beauté merveilleuse; on y voit des costeaux, des plaines, des bois, disposez par la nature comme pour servir de retraite à toutes sortes de gibier. Ou y trouve une ménagerie; on y voit un grand salon orné de peintures représentant l’histoire d’Isis. Beaucoup de terrasses et de jardins champêtres font l’ornement de cette maison, dont une des cours est bordée de huit pavillons, tous séparez les uns des autres, et destinez à loger les animaux rares que monsieur le prince a fait venir des pays étrangers.

»Le prince, après avoir tiré toute la matinée dans ce parc, alla l’après-dîner à la chasse du cerf.

»Le vendredy, Monseigneur alla à la chasse aux perdreaux. Il se promena l’après-dîner; il traversa d’abord le parterre des orangers, et alla ensuite dans la partie du jardin qui est du costé du village de Chantilly. Il y entra par une grande porte qui est au milieu de la galerie des Arts. Cette galerie s’appelle ainsi, parce qu’elle est ornée de beaucoup de figures de cerfs au naturel, portant tous au col l’écusson des armes de MM. de Montmorency, et des maisons avec lesquelles ils avoient fait alliance.

»Monseigneur s’embarqua, avec tous les seigneurs de sa suite, pour aller prendre le divertissement de la joûte sur l’eau, et pour voir tirer l’oye. Les deux bâtimens sur lesquels Monseigneur s’embarqua avec ceux de sa suite estoient ornez de leurs pavillons et tendelets, et conduits par dix-huit habiles matelots. A mesure que Monseigneur avança, il découvrit de nouvelles beautez. Après la faisanderie, on trouve un grand jardin en terrasse, lequel finit de mesme que les jardins fruitiers qui sont au-dessus, à un grand rond, d’où descend sur le canal une grande allée, et ce qui la traverse va passer entre la teste et le corps de la grande cascade, et se termine au pavillon de Mars. Toute cette partie s’appelle le bois de Lude. Les arbres en sont parfaitement beaux et les palissades très-unies. Voilà tous les objets qui parurent à Monseigneur pendant le temps qu’il demeura sur le canal de la rivière. Au sortir de ce lieu-là, son bateau entra dans un canal de traverse qui porte ses eaux au pavillon de Manse. De ce canal on découvrit toute la prairie qui va jusqu’à la chaussée de Gouvieux. Tous ces canaux et toutes ces terrasses ont au moins onze à douze cents toises de long. De là on vint dans une écluse à trois portes.

»Si-tost qu’on les eut ouvertes, on vit comme une mer qui auroit rompu ses digues, se précipiter à grands flots roulant les uns sur les autres avec un bruit effroyable. Les bateaux ayant esté élevez à la hauteur du grand canal, on y entra au son des trompettes et des concerts de plusieurs sortes d’instrumens, qui estoient au bord du canal et sur le canal mesme, dans des bateaux.

»Le divertissement de la joûte et de l’oye estoit préparé dans le grand canal. Ce paysage estoit tout rempli de peuples, de mesme que les bords du grand canal. Quand ce divertissement fut finy, Monseigneur entra dans un bâtiment tout doré, construit à la manière de ceux dont se sert le roy de Siam, et que l’on nomme balons, dont sa majesté a fait présent à monsieur le prince. Il y avoit des luths, des téorbes, des basses de violes et des voix choisies dans la poupe de ce balon.

»Monseigneur eut le plaisir de voir pêcher. On prit plus de cinq cents poissons d’un coup de filet. Ce prince retourna en carosse et y tint appartement avant et après souper. Madame la Princesse et madame la princesse de Conty arrivèrent ce jour-là à Chantilly entre minuit et une heure.

»Le jeudy, qui estoit la cinquième journée, le prince ayant été averty que madame la duchesse et madame la princesse de Conty la douairière devoient partir de Versailles après le couché du roy, pour venir à Chantilly, se prépara à les recevoir. Monseigneur voulut aller aussi au-devant de ces princesses. Il partit à trois heures du matin. Elles furent reçues au bruit des trompettes et des timballes. Elles entendirent, peu de temps après, une harmonie champestre, et virent paroistre environ vingt-quatre faunes et satyres sur des chevaux caparaçonnez de feuillages.

»Monseigneur, qui s’estoit levé avant trois heures du matin, alla coure le loup à Merlou, au lieu de se mettre au lit.

»Le sixième jour, qui estoit le vendredy, Monseigneur alla coure le cerf avec les chiens de monsieur le duc de Mayne. On se rendit l’après-disnée dans les belles routes de la forest. Je ne sçaurois m’empescher de vous faire remarquer que ces routes sont toutes à perte de vue. Ce fut par ces routes que l’on alla jusqu’à un étang qui est au milieu de cette forest, et qui est appelé l’étang de Comelle. Cet étang peut avoir environ un quart de lieue de long, sur un demi-quart de lieue de large. Il est dans un fond. On avoit dressé une feuillée sur la chaussée, avec des tentes au milieu pour y mettre les dames. On trouva sur l’étang des bateaux couverts de leurs tendelets. A peine avoit-on achevé de s’embarquer, qu’on entendit retentir de tous costez le son de plusieurs troupes de hautbois et de trompettes, et, peu de temps après, un bruit de cors et de chiens qui firent lancer dans l’étang, à plusieurs reprises, un grand nombre de sangliers, de cerfs et de biches. Tous ceux qui estoient dans ces bateaux prirent leur party pour les attaquer, les uns avec des pieux, les uns avec des dards, et les autres avec des épées. Cette chasse dura environ deux heures et causa beaucoup de plaisir. On revint ensuite au chasteau, où il y eut appartement et opéra.

»Le lendemain, Monseigneur alla à la chasse au loup dans la forest. Les dames demeurèrent ce jour-là au chasteau, parce que le beau temps cessa. Au retour de Monseigneur, il eut avec elles le divertissement d’un concert dans l’appartement de madame la princesse de Conty. Les vers estoient de M. du Boulay, secrétaire de M. le grand-prieur, et la musique de la composition de M. de Lully, surintendant de la musique du roy.

»Il y eut encore ce jour-là appartement et opéra, et ensuite media-noche.

»Jamais on n’a vu tant de divertissemens dans un seul jour, et de tant de différentes manières, qu’il y en eut le dimanche, qui estoit la huitième journée. Ce jour là, après la messe, Monseigneur alla à la chasse du cerf avec les chiens de M. le grand-prieur. Au retour de la chasse, il se rendit avec ces dames dans la maison de Silvie, pour le repas que M. le prince lui donnoit.

»Silvie est une espèce de petit chasteau qui n’est composé que d’un appartement bas de quatre pièces seulement, percé en enfilade, et aboutissant d’un costé aux allées champestres d’un grand bois qui est à costé de la grande terrasse, vis-à-vis le vieux chasteau. On appelle aussi ce bois le bois de Silvie. On dit que ce nom de Silvie luy a esté donné par le fameux Théophile qui estoit attaché au service de M. de Montmorency, et qui, lorsqu’ils estoient à Chantilly, passoit une partie de son temps à resver agréablement et à faire des vers au bord d’une fontaine toute simple et toute naturelle, pour une maîtresse qu’il avoit appelée Silvie.

»On voit encore cette fontaine auprès de cette maison, et les petites murailles d’appui qui l’environnent et qui en servent à des bancs de marbre qui sont tout autour, sont ornez d’une infinité de vers galans qui y ont esté écrits par ce poète amoureux. Ce fut dans cette maison que monsieur le prince fit servir un retour de chasse à Monseigneur. Après qu’on eut mangé les entremets, comme on croyoit qu’on alloit servir le fruit, monsieur le prince dit à Monseigneur que, s’il en vouloit, il falloit qu’il se donnast la peine d’en aller chercher au milieu du labyrinthe où le dessert estoit servy. Monseigneur accepta la proposition avec joye, et l’on se leva de table pour aller dans ce labyrinthe; il est au milieu d’une partie de la forest. Dans cet espace, enfermé du costé de la grande chute d’eau, on voit un fort beau jeu de mail, et un de longue paume. Au-deçà est un grand manége, et à costé sont les jeux de l’arquebuse et de l’arbalestre, avec de grands portiques d’architecture. Voilà la situation du labyrinthe qui est si remply de détours, qu’il est presque impossible de ne pas s’y égarer et d’en trouver le milieu. On y doit trouver à l’entrée deux figures de marbre que monsieur le prince fait faire à Rome; l’une représentant Thésée qui entre dans le labyrinthe, et l’autre Ariane qui luy présente le fil dont il doit se servir pour assurer son retour. Une figure de minotaure, qui se fait aussi à Rome, doit estre au milieu. En d’autres enfoncemens, on trouve des bancs de marbre avec des cartouches portez sur des piédestaux. Sur chacun de ces cartouches est une énigme. En voicy que l’on trouve dans ce beau lieu:

»Parmi tant d’énigmes, on n’a pas oublié celle du sphinx, qui est si fameuse.

»Enfin, Monseigneur qui s’estoit rendu, désespérant de trouver ce qu’il cherchoit, dit à monsieur le prince qu’il falloit le mettre dans le bon chemin; ce que son altesse fit. Ils arrivèrent bientôt au centre de ce labyrinthe qui représente une manière de grande salle découverte. Le dessin de la salle représentoit un parterre, dont les compartimens estoient formez par des corbeilles d’argent. Les versans et le tour de la table estoient de feuillages. Le milieu en estoit occupé par un vase de filigrane d’argent, d’où sortoit un oranger tout couvert de fleurs et de fruits naturels. Il y avoit deux grands buffets qui estoient en face de la table. Le premier estoit occupé par une couche de melons naturels. Le second estoit garny de vingt-quatre couverts de porcelaine fine; le reste estoit remply de gasteaux, et d’assiettes de grosses truffes, derrière lesquelles estoient de très-belles porcelaines garnies de fleurs. Monseigneur et ceux qui l’accompagnoient prirent beaucoup de plaisir dans ce labyrinthe.

»L’après-dînée, Monseigneur alla tirer et trouva un nouveau divertissement à son retour. Il estoit donné par le dieu Pan. Vingt-quatre nymphes magnifiquement vestues estoient assises sur le devant du théâtre. On voyoit ensuite quantité de bergers avec des habits très-propres et convenables à leur caractère, et derrière ces bergers paroîssoient les satyres, les faunes, les sylvains, les divinités des bois. Tout ce grand divertissement commença par des passe-pieds, et les airs avoient esté faits par M. Lorenzani, pour un opéra que M. le duc de Nevers donna au roy à Fontainebleau.

»Il semble qu’après tous les divertissements qu’on avoit déjà eus, on ne devoit plus attendre d’autres. Cependant il y en eut encore deux des plus grands dont on ait oüy parler depuis long-temps; ce furent un feu d’artifice et une illumination.

»Monseigneur sortit de la salle de l’opéra à neuf heures du soir, par la galerie des Cerfs qui est au bout de l’orangerie. Il monta dans une grande calèche avec toutes les dames. Il estoit conduit par monsieur le prince. On fut surpris de voir tout le canal en feu. Lorsque Monseigneur arriva dans cet endroit, d’où l’on peut découvrir le château, il parut étonné ainsi que toute sa cour. C’estoit le grand canal qui, estant illuminé, paroissoit comme s’il eust esté basty de pierres précieuses éclairées par le soleil. Enfin l’on s’alla coucher, l’esprit tout rempli de tant d’agréables idées qu’elles firent le sujet des songes de la pluspart de ceux qui rêvèrent cette nuit-là.

»Le lendemain matin Monseigneur alla courre le cerf, revint dîner à Chantilly, et alla l’après-dînée aux toiles, où il y avoit une très-grande quantité de sangliers, biches, renards, lièvres et lapins.

»Enfin après avoir fait à monsieur le prince mille honnestetez qui partoient du cœur, ce prince prit le chemin de Versailles. M. Berain avoit esté chargé du soin de toute la feste, et MM. Camus et Brear l’avoient esté de ce qui regardoit les tables.

»Je ne sçaurois trop vous entretenir de Chantilly, et pour vous en dire encore un mot en gros, il est situé dans un vallon, au milieu de deux forests, dont l’une est celle de Chantilly, et l’autre celle de Dalatre. Les jardins ont au moins deux mille cinq cents toises de longueur jusqu’à l’étang de Gouvieux, et il y a autant de navigation. Il ne faut pas considérer seulement Chantilly par toutes ces choses; la postérité le doit toujours regarder comme un lieu fort considérable, quand il ne le seroit que parce qu’un grand prince, accablé du poids de ses lauriers, a donné ses soins à une partie des embellissements qu’on y voit, et y a passé les dernières années d’une vie féconde en miracles, et dont tout ce qu’il y a d’historiens parleront avec éloge.»

Nous étions arrivés au château bâti sur les ruines de celui dont je venais d’achever la description.

Des très-ordinaires appartemens qu’on vous fait parcourir, vous ne garderiez le souvenir d’aucun sans un salon dont nous parlerons plus loin, et sans une petite chambre de cinq ou six pieds carrés, haute en proportion, toute grise et dorée, que désigne par ces mots votre dogmatique cicérone: Cabinet de Watteau, représentant les amours de Louis XV avec madame Dubarry. Passez sur l’anachronisme du cicérone. Mort dans les premières années de la régence, comment Watteau aurait-il représenté les amours de Louis XV, tout enfant, et de madame Dubarry, encore à naître? On est ébloui d’abord du luxe de cette bonbonnière, dont le parfum s’est envolé, car je n’ose vraiment lui donner le nom de cabinet. Et en l’acceptant comme boudoir, eût-il été destiné à la gracieuse Allart, à la folle Arnoult, à la voluptueuse Guimard, nulle d’elle, renversée à l’asiatique sur le sofa, n’eût même, dans cette attitude commode, empêché ses jolis pieds d’écorner les dorures, ou d’estomper de ses talons rouges les caprices de Watteau.

Quelles amours du régent, et non de Louis XV, Watteau a-t-il eu l’intention de parodier? C’est ce qu’il serait hasardeux de dire à propos d’un prince qui commença de si bonne heure et finit assez tard. Assurément je me tromperais d’une dynastie de courtisanes, et je me perdrais dans la chronologie des cotillons. Pour éviter l’anachronisme, seul tort dont je pourrais me rendre coupable envers la mémoire du régent, qui n’a pas à souffrir du scandale, Dieu merci! je ne dirai donc ni quelle est la femme ni quelle est l’intrigue qui ont fourni matière au pinceau impertinent du peintre.

Non, je ne connais rien de neuf, de gracieux, de fou, sans préjudice des rêveries de la laque chinoise et des extravagances bleues de nos vases japonais, comme ce boudoir peint par Watteau. Six panneaux de bois à filets et à moulures d’or tapissent le mur: et, du premier au dernier, se déploient, comme sur les lames d’un éventail, le début et la fin d’une passion royale. Asseyez-vous: c’est presqu’un roman à écouter.

Le premier panneau représente une guenon assise devant sa toilette. Deux dames d’atours, guenons comme elle, épuisent tous leurs soins à la parer. Une guenon lui fait les ongles, les lui polit, tient respectueusement une patte dans sa patte, tandis que l’autre lui noue une touffe de rubans. Rien n’est languissant comme les yeux de la grande guenon, qu’on met dans tout son éclat pour recevoir son amant. Il faut que le coup porte, que l’entrevue soit décisive. Son museau noir frémit d’impatience, et son œil jaune laisse lire le plaisir qu’il promet. C’est la première scène du sofa dans le roman de ce nom. Heureux le singe qui posera ses dents sur ce museau.

Si le peintre n’a voulu faire qu’une plaisanterie, il s’est trompé, il en a rencontré quatre. Il a parodié le régent, la maîtresse du régent, et Boucher, avec ses femmes à lèvres courbées en as de cœur, et Vanloo avec son dessin étriqué. Et tout est également singe, griffes, grimaces, dans les emblèmes, supports et allégorie des panneaux. Dans le fond du sujet, courent, se balancent, folâtrent, se promènent, batifolent dans l’air ou sur un cheveu ployé en escarpolette, des singes bleus, verts, rouges, graves, narquois; les uns portant des fées en palanquins, les autres traversant des fleuves pour aller cueillir une rose au Bengale. C’est Callot qui a rêvé de l’Inde au lieu de l’enfer, qui, avant de rêver et de peindre, a lu les Voyages de Tavernier. Le tout s’encadre dans deux singes indigos d’une proportion démesurée qui déploient une ombrelle chinoise sur le tableau.

Au second panneau, la toilette de la guenon est achevée; elle roule dans un magnifique traîneau, à côté du singe ducal. Il est impossible de ne pas reconnaître un prince, au riche manteau écarlate bordé de loutre qu’il porte, car il fait froid: le cocher singe a le museau surpris par la bise. Enveloppée dans un chaperon de drap bleu, et cachant ses pattes dans un manchon, la guenon ne se sent pas d’aise. Scudéry lui-même serait bien embarrassé de dire à quel point on en est sur la carte de Tendre.

A défaut, on serait tenté d’être réservé dans ses suppositions: car plus loin on aperçoit le mammifère couronné poussant sur la glace, avec toute l’anxiété d’un amant et la grâce d’un parfait cavalier, le traîneau où s’épanouit sa femelle. Ici Crébillon seul lutterait d’esprit avec Watteau. S’il eût peint, à coup sûr, il n’eût pas dit autre chose. Le trait est délié, net, élancé, l’expression cavalière, la couleur effrontée. Cette peinture-là est un pamphlet. Elle se lit.

Cette fois nos amoureux n’ont probablement plus rien à s’apprendre. Je vois mes singes dans le troisième panneau, avec leurs figures allongées, cherchant à se distraire dans les cartes. A leurs côtés une guenon de bonne compagnie leur parle de la chronique galante qui préoccupe en ce moment le peuple des sapajous.

L’impitoyable Watteau abuse de la permission. Il est vrai que, lorsqu’un prince du sang commande un pareil tableau, le peintre aurait mauvaise grâce à n’être pas aussi séditieux que possible dans l’exécution. Nous avons vu le singe et la guenon en traîneau et au whist: voici maintenant la guenon au bain. Sous la fine chemise de batiste se dessinent des formes souples et paresseuses. Il y a toute la nonchalance de la mollesse et de la volupté dans le mouvement de la patte de derrière, qui laisse glisser la mule sur le parquet. Plus tard, le roman de Rousseau donna beaucoup de vogue chez les femmes à l’abandon calculé de la mule dans le suprême instant de la séduction. La guenon a deviné la Nouvelle Héloïse.

Sortons du bain. Dans l’avant-dernier panneau, la passion expire. En pet-en-l’air, en paniers, des mouches et du fard jusqu’à la gorge, la guenon, sous le costume de bergère des Alpes, est à cueillir les cerises. Elle fait valoir avec coquetterie le jeu de ses articulations sur une échelle qui ploie. Ce panneau est le plus embarrassant à expliquer. Comment dire la maîtresse qui a su captiver le régent, depuis la saison des glaces jusqu’à la saison des cerises? Je n’en connais point. Quoi qu’il en soit, c’est peut-être le dernier jour: le beau singe n’arrive pas, l’ingrat! La guenon descend tristement, le museau soucieux et tourné vers l’horizon. C’est la paraphrase de la fameuse chanson du temps: Attendez-moi sous l’orme.

Il est enfin venu! Mais quelle froideur de part et d’autre! Dans le dernier panneau, où on les voit presque dos à dos, à cheval, lui et elle en costumes du matin exactement semblables, comme il est grave et cérémonieux avec sa queue qui se trahit sous la soie, ses hauts talons et la poudre! Elle, comme elle est triste, sous son tricorne, dans son habit d’amazone! Adieu, mon singe! Adieu, ma guenon! semblent-ils se dire. Les chevaux ont déjà fait leur conversion opposée: «Adieu, singe, va manger la France! Adieu, guenon, va la corrompre!»

—Et le drame est fini.

Jamais caricatures publiées à Londres contre la cour de France, jamais mémoires secrets imprimés à La Haye aux dépens de la compagnie, n’ont poussé si loin que ce chef-d’œuvre de Watteau le mépris pour l’alcôve du régent. Il dut être composé dans ces momens de haine fréquente qui s’élevaient entre Chantilly et les Tuileries. On sait que depuis Henri IV l’impossibilité pour les Condés d’approcher du trône les avait rendus la famille la plus sévèrement attentive aux mœurs de la cour. Les Condés ont toujours été à la dynastie régnante ce que les protestans furent aux catholiques: supérieurs, moins par vertu que par esprit d’opposition.

«Le régent, dit Saint-Simon dans ses mémoires, était curieux de toutes sortes d’arts et de sciences, et, avec infiniment d’esprit, avait eu toute sa vie la faiblesse, si commune à la cour d’Henri II, que Catherine de Médicis avait entre autres mœurs rapportée d’Italie. Il avait tant qu’il avait pu cherché à voir le diable, sans y avoir pu parvenir, à ce qu’il m’a souvent dit, et à voir des choses extraordinaires, et à savoir l’avenir.» (Tome 5, page 121.)

Dépouillons le fait, vrai ou faux, cité par Saint-Simon, de son exagération, pour nous souvenir seulement des connaissances profondes que le duc d’Orléans possédait en chimie. Ces connaissances, rares pour le temps, plus rares chez un prince, commencèrent par le rendre ridicule aux yeux de la cour, et faillirent plus tard, à la mort du dauphin, le faire passer pour un empoisonneur de profession.

La seconde salle du château de Chantilly, peinte par Watteau, est une allusion ironique aux goûts scientifiques du duc d’Orléans, goûts présumés si meurtriers. Toujours sous les traits d’un singe,—les Condés tenaient singulièrement à leur figure allégorique,—ce prince souffle dans des fourneaux, distille des poisons, pèse des venins, et fait des essais à la façon de la Brinvilliers. Aucun talent descriptif n’est assez patient, assez riche, assez vrai, pour caractériser les trésors d’invention mis en œuvre par Watteau dans ces petites scènes, qui sont l’origine et la source de la bonne caricature française.

Après avoir encore traversé deux ou trois salles dans le goût de celles de Versailles, chamarrées d’arabesques d’or, sur les murs, aux plafonds, sur le bois des croisées, sur le bois des portes, nous arrivâmes à la salle des Victoires ou salle des Conquêtes. Inclinez-vous!—Plus bas encore si vous êtes militaire. Ici sont toutes les batailles, c’est-à-dire toutes les victoires du grand Condé.

Tout est pour le grand Condé: cent cinquante pas de toile couverte de gloire! On y a mis jusqu’à sa rébellion contre la cour, jusqu’à sa défaite à Lérida. Ceci est sublime, c’est plus encore, c’est chrétien. En cela, Vandermeulen a été plus éloquent que Bossuet, car Bossuet n’a pas osé parler de cette défaite le grand jour où il dit: «Je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint.»

Il est à remarquer que tout ce qui frappe d’admiration, dans le château, est moins, il faut l’avouer, le fruit d’un amour sincère pour les arts, chez les Condés, que le résultat fortuit d’un heureux concours d’artistes dans la confection du mobilier.

Et cela est si vrai que, si les Condés possèdent un monument remarquable, ce n’est pas une chapelle, une statue, un tombeau: ce monument est une écurie. Leur galerie est belle, mais elle n’est qu’une suite d’événemens personnels à la maison; c’est un portrait de famille, l’histoire à l’huile du grand Condé. Watteau est appelé pour servir une vengeance de courtisans, pour couvrir d’une fresque scandaleuse les murs d’un cabinet. Watteau laisse un chef-d’œuvre: le château avait simplement besoin de meubles et de tapisseries.

Chaque tableau de bataille, haut de dix pieds environ, est divisé en trois parties, dont deux destinées à retracer l’ordre de la bataille et l’engagement; le troisième, à offrir, dans six médaillons qui tournent en collier autour du tableau, la configuration des villes voisines du champ de bataille, les places conquises ou à conquérir durant la campagne, enfin la carte du pays. C’est un singulier effet pour l’œil que ce singulier mélange de lignes géographiques, de cours de fleuves, de plans stratégiques, dépourvus de perspective, au milieu, à côté et tout autour des groupes animés de Vandermeulen; naïveté qui confirme notre opinion émise plus haut sur le goût des Condés, qui se souciaient fort peu de l’art, qui ne tenaient qu’à s’entourer de portraits de famille.

Aucune histoire du grand Condé, aucune histoire du temps, peut-être, ne donne, comme ces tableaux, déjà mentionnés avec exactitude dans la Feste de Chantilly, une idée aussi complète de la manière d’échelonner autrefois une armée, des costumes, des cavaliers et des fantassins, en un mot, de la science militaire d’alors, où la guerre consistait à opposer homme à homme, cheval à cheval, canon à canon, où l’on avait des tentes de velours, où l’on prenait des quartiers d’hiver, où enfin l’art de se battre n’était que l’art de jouer aux échecs; si bien qu’un siége était levé ou repris sans qu’il y eût souvent un coup de fusil tiré de part ni d’autre. Dans les considérations stratégiques de castramétation, les Commentaires de César et un passage de Polybe avaient plus de poids que les boulets. L’art poétique commandait avec le grand Condé sur le Rhin.

Outre les belles et larges notions historiques qu’on puise dans l’examen de ces tableaux, l’esprit est émerveillé du dessin et de la couleur que Vandermeulen a prodigués aux différentes batailles. Malgré le vif éblouissant de l’outre-mer et la dégradation de quelques teintes, notre époque ne peut citer aucun peintre aussi consciencieux dans ses effets, aussi local pour la couleur. Vernet ne fait pas mieux les chevaux; Petitot n’a pas mieux réussi dans la miniature. De près et de loin, Vandermeulen est un grand peintre.

En continuant la revue des appartements, je fus frappé du contraste de la salle des Victoires du grand Condé avec les salles consacrées à rappeler les victoires de ses descendants. L’une déroule, sous le pinceau de Vandermeulen, les plus beaux faits d’armes du grand règne; les autres n’offrent que des bois de cerfs, très-artistement empilés, et portant chacun la date de leur prise de possession. Il y a là de l’illustration pour sept ou huit Condés au moins et de quoi faire quatre mille manches de couteaux.

—Vous ne sauriez croire, monsieur, me dit le cadet de Chantilly, qui n’avait pas osé interrompre mon admiration, quelle passion ont toujours eue les Condés pour la chasse. La plupart en sont morts; quelques-uns en ont été ridicules.

A la Saint-Hubert, illustre et vénéré patron des chasseurs, on célébrait ici la messe des chiens, afin d’attirer sur eux, sur les chiens, l’adresse et le flair, si nécessaires au meurtre du gibier. Cette chronique, monsieur, n’est pas une impiété: c’est un fait. La chapelle était parée comme aux grands jours; c’était fête au chenil. Des fleurs étaient répandues sur les saintes dalles, des fleurs jonchaient le chenil. Vous que le rapprochement offense, vous n’apprendrez pas sans étonnement que le chenil du château de Chantilly est composé d’une aile entière de la seconde cour circulaire.

A la Saint-Hubert donc, selon l’antique usage, et avant même les Montmorency, le plus vieux gentilhomme, monté sur le plus vieux cheval, suivi du plus vieux chien, accompagné du plus vieux piqueur, ouvrait la marche religieuse des chiens se rendant à la messe.

Il est inutile de dire que ce jour-là le peigne, la brosse et l’éponge donnaient au poil tout le lustre de l’étiquette, et que les queues et les oreilles adoptaient la forme la plus grave, la plus analogue à la sainteté de la cérémonie. Les remontrances et l’eau de savon venaient à bout des plus rebelles. A défaut, la diète pour les uns, un excellent déjeuner pour les autres, répondaient de la décence de tous. L’hypocrisie se glissait parfois dans la tenue de quelques-uns; mais il faut bien pardonner ce vice, surtout lorsqu’on l’exige.

Dans l’ordre du cortége du chenil à la chapelle:

Venaient d’abord les grands dignitaires du chenil, le ban et l’arrière-ban des bouledogues d’Allemagne, à la tête ronde, aux oreilles coupées, au collier hérissé de pointes de fer. Chanoines de l’ordre.

Suivaient les bouledogues d’Angleterre, joufflus et ridés, grande espèce. Aumôniers.

Suivaient les grands lévriers à poil ras, aux jambes peureuses, au ventre affamé, au museau de fouine;—enfans de chœur; les grands lévriers à poil long, métis du grand lévrier et de l’épagneul: bon œil, pas d’odorat, moitié de courtisans;

Suivis des lévriers de la moyenne espèce.

En sixième ordre, et perdant beaucoup à cause du voisinage des lévriers, arrivaient pesamment, comme des présidens de cour de cassation, la députation des braques: grande gravité d’oreilles.

Puis les limiers, chiens muets, ressemblant aux braques comme les huissiers aux présidens: oreilles plus épaisses, courte queue.

Puis les bassets, originaires de la Flandre et de l’Artois, la terreur des blaireaux, et qui répondent au cri de coule, coule, bassets!

Puis les chiens couchans d’Espagne, qui chassent du haut nez, et piquent la sonnette.

Puis encore des lévriers charnaigres, qui bondissent; des lévriers harpés, sans ventre; des lévriers nobles, au râble large; des lévriers gigotés, aux os éloignés; des lévriers nobles, de longue encolure; des lévriers œuvrés, au palais noir.

Après se pressaient les chiens courans de race royale ou chiens français; les chiens de race commune, baubis et bigles.

Enfin, vaste état-major du chenil, on voyait les chiens allans, les chiens trouvans, les chiens batteurs, les chiens babillards, les chiens menteurs, les chiens vicieux, les chiens sages, les chiens de tête et d’entreprise, les chiens corneaux, clabauds; les chiens de change, armés, belle gorge, butés.

Et après tout, la populace des chiens, les mâtins sans origine connue, dont la vaste nomenclature aurait fait reculer la plume patiemment éloquente de Buffon.

Introduits, dans le même ordre, au centre de la chapelle, on les arrangeait de front, d’après l’âge ou le mérite, devant le tableau de saint Hubert, exposé sur le maître-autel; saint Hubert, je l’ai déjà dit, patron des chasseurs et des chiens; personnage qui répond à saint Donin, patron des chasseurs italiens, et à saint Denis, patron des chasseurs provençaux.

Et quand les chiens avaient pris leur place, aussi respectueusement que possible, l’aumônier du château commençait le sacrifice de la messe, sous l’invocation de saint Hubert.

Rien n’était omis dans la liturgie. Il n’y a pas encore eu de Luther parmi les animaux.

Et quand le sacrifice, sous les deux espèces, était consommé, l’aumônier montait en chaire, et prononçait le panégyrique du grand saint dont on allait fêter la journée. Malheur au bouledogue qui eût bâillé à l’exorde! malheur au lévrier charnaigre qui eût dormi sur ses pattes au second point!

Cette cérémonie religieuse, que nous nous serions bien gardés d’imaginer, n’était pas plus une impiété pour ceux qui s’y prêtaient qu’elle n’en doit être une pour nous, qui la rapportons avec la même innocence d’esprit. Elle avait d’ailleurs un but: c’était de prier le ciel d’éloigner des chiens la gale, le flux de sang, les vers, le mal d’oreille, les crevasses, les morsures de serpens, les piqûres de plantes vénéneuses, les blessures du sanglier, et surtout la rage.

Il est vrai que, sans être casuiste profond, on reconnaissait dans cette sollicitude religieuse pour les chiens moins le désir abstrait de leur conservation que celui de ne pas perdre des animaux dont quelques-uns ne s’élevaient pas à moins de cent louis d’or. Je parle de ceux qui, par un soin particulier des gardes, n’avaient jamais compromis leur nationalité danoise, ou anglaise, ou royale, avec une nationalité de basse-cour, quelle que fût l’ardeur de la saison, quel que fût le charme irrésistible de la séduction. Aussi les chiens et les chiennes nobles ainsi conservés étaient enregistrés, à leur naissance, à l’état civil du chenil; leur accouplement y était inscrit, leur mort également. C’était là leur livre de noblesse, leur livre d’or; quelques-uns même ont eu leurs poètes et leur Panthéon. La Deshoulières ne les oubliait pas dans ses tragédies. Les curieux qu’un doux loisir amènera à Chantilly verront dans le cabinet d’histoire naturelle du château un chien sous verre. Le votif animal est exposé, non en souvenir de sa grâce ou de sa force, il est très-laid et très-chétif, mais en mémoire d’un service éminent qu’il rendit à son maître. Un chasseur allait être blessé par un sanglier; le chien se jeta entre son maître et l’animal furieux. Dans la lutte, le chien et le sanglier moururent; le chasseur fut sauvé. C’était monseigneur le prince de Condé, le grand Condé! ce trait-là n’est pas dans son histoire. Bossuet le funèbre, qui était fils d’un vacher, n’aurait pas dû oublier ce chien dans son oraison.

Cette puérilité d’aristocratie s’étendait partout, les carpes des étangs avaient aussi leur âge connu, les cerfs et les chiens leur parchemin; jusqu’aux arbres, jusqu’aux tilleuls! les tilleuls ont leur extrait de naissance au château. Il est étonnant que les chênes n’aient pas été faits ducs, et les hêtres marquis.

Je n’ai pas le courage de rire de cette manie de tout anoblir, quand je songe aux révolutions qui ont passé sur les châteaux et qui les ont guillotinés aussi bien que leurs possesseurs. Il va sans dire que les maîtres ont dû souffrir l’exil et la mort. Les révolutions ne sont pas faites pour s’attendrir; elles sont faites pour marcher. Mais les pierres? on les a pilées; les vases de marbre de Médicis? on les a broyés; on a jeté de la boue dans les étangs; on a scié les arbres séculaires des Montmorency jusqu’à la racine. En juillet 1830, par une manière étrange d’entendre le respect dû à la propriété, des hommes venus de Paris ont tué en quelques jours tout le gibier de la forêt de Chantilly. Cerfs, biches, daims, sangliers ont été assommés, jetés dans des charrettes et ramenés à la capitale. Le chevreuil s’est vendu quatre sous la livre à la Vallée; et il y a en France des inspecteurs des eaux et forêts payés 20,000 fr. par an.

Aussi, pendant une excursion d’un mois à travers la forêt, j’ai vu pour tout gibier un papillon blanc.

Quant aux chiens, et pour y revenir une dernière fois, voici quelle a été leur affreuse destinée. A la mort du dernier des Condés, ils ont été vendus par lots à des bouchers de Poissy; quelques-uns aux écorcheurs de Montfaucon.—Eux qui avaient jadis une messe en musique!

 

Après avoir écouté l’histoire d’une fête donnée à Chantilly, sous le Grand Condé, à un fils de Louis XIV, il ne sera pas sans intérêt pour vous, dis-je à mon compagnon, d’apprendre comment, un siècle après, un descendant du même Condé fut traité dans son propre château, au retour d’une campagne heureusement terminée. Un siècle d’intervalle a singulièrement changé les mœurs des propriétaires féodaux du palais de Chantilly, quoiqu’on soit encore à vingt-six ans de distance de la grande révolution. Entre les rangs de la noblesse, la bourgeoisie s’est glissée. Elle est aussi de la fête: elle a son couvert à table, et sa place au bal.

Assis tous deux dans l’une des salles du château, nous lûmes, mon compagnon et moi, la relation fidèle que je transcris.

LE TRIOMPHE DE CHANTILLY,

Ou Lettre de M. QUIN à M*** sur les fêtes qu’on y a données depuis trois mois.

Ces fêtes furent données à l’occasion de la jonction qu’opéra le corps d’armée du prince de Condé, avec celui de (1762?) Hesse.

Il y eut deux fêtes, celle du 26 septembre et celle du 27 novembre suivant.

Celle du 26 septembre est ainsi racontée; il est dit d’abord que les ordonnateurs furent: M. de Belleval, ancien capitaine au régiment de Bretagne, lieutenant de la capitainerie royale d’Halate, gouverneur et capitaine des chasses de Chantilly; et M. Peyrard, principal concierge du château, versé dans le goût des grandes fêtes et de leurs décorations, par un long usage sous S.A.S. feu monseigneur le duc.

«La journée du 26 septembre fut ouverte par une décharge de vingt-quatre pièces de canon du château, le Te Deum, à cinq heures du soir, chanté dans l’élégante église de Chantilly, conformément au mandement de M. l’évêque de Senlis, par la musique de la cathédrale, avec une affluence de spectateurs de tous les rangs, invités, ou rassemblés par leur curiosité de toutes les parties du canton.

»Les personnes de distinction reçues d’abord avec toutes les grâces possibles chez M. de Belleval, par madame de Franclieu, sa fille; les dames conduites à l’église par autant d’hommes, entre deux haies des gardes-chasse de S.A.S. en uniforme, placées et rangées avec le plus grand ordre, furent prises après le Te Deum dans les carrosses du prince pour être menées au palais d’Oronthée, qui était décoré d’une grande quantité de lustres et de lumières pour le bal.

»Pendant le Te Deum on fit plusieurs décharges d’artillerie et de mousqueterie.

»Sur les dix heures, la compagnie se rendit au château, d’où elle vit tirer un feu d’artifice sur le beau fossé qui borde le petit château, avec continuelle musique dans les îles et plusieurs barques revêtues de lanternes coloriées, qui voltigeaient régulièrement dans toutes les parties du fossé.

»Accès ouvert à tous les étrangers qui ont voulu se faire connaître par leurs noms.

»Dans une des salles du château, un souper splendide, de plus de quatre-vingts couverts, pour les dames de distinction, entre lesquelles on comptait madame la princesse de Robec, madame la duchesse de Rohan, et MM. d’Estissac, qui étaient venus de Liancourt pour prendre part au divertissement; les dames étaient servies par les messieurs, et dans une autre salle il y avait une table pour les hommes, qui n’avaient pu manger avec les dames; deux autres tables, l’une de deux cents couverts dans l’Orangerie, pour les bourgeois de Chantilly et des environs, et l’autre de cent couverts dans le pavillon des étuves, qui termine la galerie des cerfs, pour l’équipage de S.A.S. et toute sa livrée.

»Décharge de l’artillerie, fanfares, harmonie de tous les instrumens pendant les santés.

»Après le souper, un second feu d’artifice pour servir de couronnement au dessert.

»Trois bals ensuite: l’un pour les personnes de distinction dans le grand salon du palais d’Oronthée; le second dans le petit salon du même palais, pour la bourgeoisie, et le troisième dans la galerie des cerfs, pour le peuple, à qui on distribua une abondance de vins et de toutes sortes de vivres.»

La seconde fête, à laquelle assista le prince en personne, honneur qu’il ne put faire à la première, étant encore à l’armée, eut lieu le 27 novembre. Quoique le prince eût désiré rentrer sans faste dans son château, il fut reçu de la manière qu’on va voir. Le même historiographe poursuit:

«Rien n’est impossible au zèle. M. de Belleval et M. Peyrard se consultent, ils ne sont pas effrayés de se trouver resserrés dans l’espace d’un seul jour. Ils imaginent une fête moitié militaire et moitié champêtre, pour laquelle il faut convenir qu’entre tous les lieux du monde Chantilly a les plus riches et les plus promptes ressources. Ils veulent aussi qu’elle paraisse un peu littéraire: M. l’abbé Prévost, qui passe une partie de l’année dans le canton, attaché à sa retraite par la beauté du séjour, par le plan de ses études (il compose actuellement l’histoire de la maison de Condé et de Conty), et sans aucun doute encore plus par les témoignages particuliers dont S.A.S. l’honore, est prié de le complimenter à son arrivée; il accepte avec empressement l’honorable invitation.

»La révolution ordinaire des vingt-quatre heures amène le samedi, et le soleil du matin annonce un beau jour. Vers neuf heures, S.A.S. arrive au pont de Chaumontel, où recommencent proprement ses domaines, à deux lieues de Chantilly. Elle était dans une voiture légère accompagnée de M. le comte de Montrevel, de M. le marquis d’Amézague et de M. le marquis de la Vaupalière, tous en habit de chasse, de l’ancienne livrée de ce bon roi de Navarre, chamarrée d’argent comme on le sait, pour le prince et les chasseurs du cortége. Le premier objet sur lequel tombent ses yeux est une cavalerie leste, composée des principaux officiers de ses chasses, M. de Belleval, capitaine, messieurs Toudouze, de la Martinière, et Gapart, lieutenans, M. Manoury, inspecteur, etc., et d’un gros de ses vassaux, ou de voisins distingués, qui se présentent en belle ordonnance pour lui rendre les premiers hommages du canton. Son altesse les reçoit d’un air obligeant, traverse la plaine, prend l’allée qu’on nomme des Princes, qui le rend à l’ancienne et noble route du Connétable. Elle ne fait qu’un vol, jusqu’aux Lions. Au moment qu’elle y paraît, vingt-quatre pièces de gros canon, disposées sur la grande pelouse du vaste et magnifique édifice des écuries, font entendre leur tonnerre, pendant qu’une foule de peuple, répandue des deux côtés de la route, perce l’air de ses acclamations et du cri mille fois redoublé de vive le roi et son Altesse!

»Le prince continue d’avancer, passe la grille, entre dans l’esplanade qui forme l’avant-cour du château. Il y trouve tous les habitans notables de Chantilly et des paroisses circonvoisines rangés en deux haies pour le recevoir, et les deux haies prolongées jusqu’à l’entrepont pour les gardes à pied et à cheval, tant de sa livrée que de celle de la capitainerie.

»L’entrée et toute la longueur du pont étaient décorées de pilastres d’ifs, représentant des palmiers dont les branches entrelacées formaient de chaque côté cinq arcades. Dans les deux arcades du milieu étaient des trophées d’armes, sur des piédestaux de marbre blanc; et les milieux des huit autres arcades étaient remplis par de grandes caisses de lauriers. La porte d’entrée du château était ornée de deux grands palmiers soutenant un ample cartouche aux armes de S.A.S., entouré de drapeaux étrangers, d’instrumens militaires et de palmes, surmonté d’une couronne de lauriers; au-dessous du cartouche était un ruban en festons, sur lequel on lisait: Vivat, vivat Condæus!

»Son altesse trouva dans la cour, auprès des degrés de la salle à manger, un grand nombre d’officiers militaires, tous décorés de la croix de Saint-Louis, quantité d’honnêtes gens de tous les ordres, invités de la ville et des châteaux voisins, le clergé de Chantilly et les chapelains du château, plusieurs dames et les jeunes filles du bourg vêtues en petites nymphes, pour la partie champêtre de la fête. Elle descendit de sa voiture, elle reçut la respectueuse révérence de toute l’assemblée, et l’honora de la sienne avec un air admirable de noblesse et de bonté, en passant dans la salle à manger. Aussitôt la cour du château fut environnée de gardes en haie, et le milieu fut occupé par la vénerie, dormant des fanfares; l’artillerie de la pelouse avait fait une seconde décharge, pendant que S. A. entrait au château.

»L’honorable compagnie l’ayant suivie dans la salle, on attendit l’orateur. Il manquait dans l’assemblée; on le cherche, il paraît quelques momens après, mais essoufflé de sa marche. Sa demeure étant à quelque distance du château, il avait été trompé par la vitesse du prince. Il perce la foule déjà fort grossie, il se présente, et n’espérant plus de pouvoir se faire entendre, il exprime respectueusement ses intentions et son regret. S. A. répondit obligeamment qu’elle ne le tenait pas quitte, et qu’elle désirait par écrit ce que les circonstances ne permettaient plus de prononcer. Ce désir était un ordre auquel il s’empressa d’obéir.

»Comme la fête supposait un compliment, je le donne tel qu’il fut remis le lendemain à S. A.

»L’abbé Prévost aurait donc fait ouvrir l’assemblée en cercle, au milieu duquel il se serait placé, et il aurait dit:

»Monseigneur....... nous le voyons luire enfin, ce jour si lent pour l’impatience de nos désirs, si doux pour notre respectueuse et vive tendresse; ce cher et cet heureux jour qui rend votre altesse sérénissime à nos vœux. L’éclat de votre glorieuse campagne a fait notre admiration, sans doute, mais souvent aussi, trop souvent, le sujet de nos alarmes pour la sûreté de votre précieuse vie. Grâces à nos plus heureux destins, elle est échappée à tous les dangers auxquels votre valeur ne l’a que trop exposée! Qu’il soit permis, monseigneur, à nous, habitans de votre Chantilly, à nous, vos heureux sujets, dont le bonheur est attaché à la conservation du meilleur et du plus aimable des maîtres, de nous livrer aujourd’hui tout entiers à ce tendre sentiment! L’avenir amènera d’autres jours, où des circonstances plus tranquilles et des mouvemens de cœur moins tumultueux nous permettront de célébrer à loisir vos glorieux exploits et vos talens militaires; ces talens reconnus, décidés, pour le grand art des héros, déjà porté à sa plus haute perfection dans cette auguste race; ces talens, plus glorieux que vos exploits mêmes, puisqu’au jugement des arbitres de la gloire, vos exploits en sont le fruit. Aujourd’hui, monseigneur, nous ne connaissons pas d’autre bien, d’autre joie, nous ne sommes capables de sentir que l’inexprimable satisfaction de vous revoir.

»Là le vieil orateur, qui se piquait autrefois de chanter, aurait entonné gaîment deux ou trois couplets de sa façon, c’est-à-dire très-mauvais (car la nature me l’a pas fait poète), mais vrais et naïfs, sur l’air d’un vieux noël qui est la gaîté même.

»Les voici:

S’étonne-t-on qu’on danse
Dans l’heureux Chantilly?
De nos vœux pour la France
L’augure est accompli:
Une double victoire,
En cinq jours deux combats
[D];
C’est marcher à grands pas.
Au héros de sa race
Brûlant de ressembler,
Valeur, prudence, audace,
Condé sait rassembler.
Dans son lustre sixième[E],
A grand’peine effleuré,
C’est un héros lui-même
Fait pour être adoré.
Aussi tout rend hommage
A ses brillans progrès;
Mais c’est notre avantage
De l’adorer de près;
Quand chacun, au passage,
Va, court le regarder,
Chantilly, ton partage
Est de le posséder.

»Le déjeuner, qui suivit immédiatement, se fit à la vue de toute l’assemblée, et fut animé par une conversation aimable et légère, mais souvent interrompue par l’artillerie et les fanfares. Enfin l’ardeur de la chasse fit descendre S. A. dans la cour, où elle était attendue par un autre spectacle fort convenable au goût de la fête; c’étaient tous ses chiens amenés par leurs valets et précédés des piqueurs. On observa qu’après avoir reçu les caresses du prince, ils demeurèrent attentifs à le regarder avec un murmure extraordinaire d’ardeur et d’impatience.

»Le prince monte à cheval et force successivement deux cerfs dans l’espace de trois heures, faible mais heureuse représentation de sa valeur et de son activité dans la dernière campagne.

»Vous devez, monsieur, cette petite relation au chagrin que j’ai eu de voir la fête du 26 septembre demeurée sans écrivain. La crainte que celle-ci n’eût le même sort m’en a fait suivre toutes les circonstances, pour me hâter de les recueillir. Tout autre, sans doute, l’aurait fait avec plus d’esprit et d’agrément, personne avec plus d’exactitude et de vérité. Je connais d’ailleurs à quoi je suis borné par l’emploi d’inspecteur-général des jardins de S. A. sérénissime.

»J’ai l’honneur, monsieur, d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur,

»QUIN.

»A Chantilly, ce 20 décembre 1762.»

 

—Vous auriez tort de croire pourtant, me dit le cadet de Chantilly, que les princes de Condé n’ont ici passé le temps qu’à la chasse; ils ont enrichi ce pays, qui n’était qu’un village avant eux. Ces jolies habitations, si uniformément encadrées de jardins, sont des concessions de terrain faites par le château. Rien n’existerait sans la munificence de cette famille, une de celles que la révolution française a le plus maltraitées. Lorsque le prince Louis-Joseph de Condé, père du prince de Bourbon qui vient de mourir, revit Chantilly après vingt-cinq ans d’exil, il fut bien étonné des changemens arrivés pendant son absence.

—Avez-vous retenu quelques-unes des impressions qu’il éprouva?

—Ce fut une singulière matinée d’audience, celle où le prince, rentré de la veille dans ses anciennes attributions, attendit, selon l’usage, que ses vassaux et vavassaux vinssent, en inauguration de son retour, tirer chacun un coup de fusil au milieu de la cour, et mettre un genou en terre sur le perron, et que personne ne parut. Personne ne lui apporta, précédé de ces deux signes de joie et de respect, ou la poule grasse ou la mesure de grain, le sac de noix ou le sac de farine, la branche d’arbre ou la poignée de terre, la caille ou le brochet, symboles parlans de ses droits sur les basses-cours, les moulins, les vergers, les champs, les étangs, le ciel, la terre et l’eau. La cour fut vide, le perron désert, et les immenses échos du château ne lui apportèrent que le bruit suspect du cor, célébrant quelque chasse dont le gibier ne lui reviendrait pas. Alors sa douleur fut grande. Il y a dans le cœur des vieillards des douleurs qui font désirer la mort: désir terrible, car ils n’ont qu’à parler!

En soupirant, en fermant les croisées de la cour, il se dit: «Peut-être se sont-ils trompés sur le jour et sur l’heure; vingt-six ans d’absence n’habituent pas nos vassaux à l’exactitude. Je ferai replacer la grosse cloche du château.»

Il rentra; il pleurait.

Vers le soir, quand les habitans de Chantilly et des environs eurent retrouvé l’instant d’intermède à leurs travaux, heure de loisir délicieusement remplie par des promenades sur la plus belle pelouse du monde, sans excepter la terrasse de Saint-Germain, ils se dirigèrent vers le château pour rendre leur visite au prince.

Sa pauvre tête n’y tint plus de joie; il avait retrouvé ses vassaux, ses valets le lui avaient annoncé. Il se lève précipitamment pour voir ses vassaux; ses vassaux sont là! «Vite, mon costume de cérémonie; monsieur le gentilhomme, mon épée d’acier! vous, monsieur, mon ceinturon, l’auriez-vous laissé à Munich!—Hâtez-vous, messieurs.—Bien! l’autre manche!—Fixez donc mieux cette boucle. Ah! l’émigration vous a gâté la main aussi, messieurs! on dirait que vous n’avez été de service que dans les cours du Nord au quinzième siècle. Allons donc! ce sont mes vassaux qui attendent. Les pauvres gens, comme ils ont dû souffrir pendant vingt-six ans! que je vais les trouver changés, vieillis, misérables. Mettez de l’or dans cette poche, beaucoup d’or dans celle-ci!—Il est temps de me rendre à leurs désirs.—Messieurs, devancez-moi!—Ces pauvres vassaux!»

Bon prince! au lieu de pauvres serfs en guêtres déchirées, en pantalons brûlés par la boue, à la figure livide, il aperçoit la population la plus éclatante de santé et de luxe. C’est l’élégance de Paris et la fraîcheur de la campagne.

«Où donc ces pauvres vassaux ont-ils pris tant de beau drap bleu, tant de linge blanc? de malheureuses vassales tant de soie et de plumes blanches!»

Il savait bien, M. le prince, qu’on fabriquait la dentelle à Chantilly; mais il ignorait qu’on la portât à Chantilly, et si bien, et avec tant de grâce. Autrefois la dentelle allait toute à la cour.

Il ne reconnaissait plus le passé dans ces visages, dans ces riantes figures, et d’hommes et d’enfans, et de femmes, qui semblaient dire par tradition: Bonjour, monseigneur, et au fond:

«Qu’est-ce donc qu’un seigneur?»

Il aurait bien voulu questionner ses gentilshommes; mais ses gentilshommes n’en savaient pas plus que lui. Ils étaient à Londres quand il était à Coblentz. Une émigration n’en sait pas plus que l’autre. Que faire?

Enfin, plus courageuse que les autres, une dame s’approche la première, vassale de vingt ans, belle et parée à ravir; elle monte le perron; monseigneur tend la main pour qu’on la lui baise; pour toute réponse à ce geste suranné de grandeur et de féodalité, on lui pose une autre main plus blanche à la hauteur des lèvres. Vengeance de femme! Monseigneur baisa la main à la vassale, et la conduisit jusqu’au salon. Monseigneur venait de consacrer la révolution malgré lui: c’était grave!—mais il ajouta mentalement: «Vingt-six ans d’absence changent bien des choses, et les vassales surtout!»

A l’intérieur il se passa aussi des scènes fort curieuses. La foule y pénétra, non comme jadis avec cette stupide curiosité de vilains, mais avec cette décence que donnent la dignité personnelle et la conscience de son rang. Il y avait du silence et de l’amour comme dans un temple; la voix seule de monseigneur le prince de Condé dominait; il fut même obligé de la modérer. En Allemagne il parlait un peu haut.

«Vous, monsieur, dit-il en s’adressant au plus âgé de la foule, me reconnaissez-vous? ma mémoire n’est pas aussi généreuse à votre égard. Votre nom?»

Ce nom fut dit.

Et le prince ajouta: «C’est cela! ancien palefrenier de mes jumens poulinières. Ai-je raison?»

Il y avait du triomphe dans le succès de mémoire du prince, et un dépit calme dans la personne interrogée, qui répondit avec une fermeté respectueuse:

—Oui, monseigneur! votre ancien palefrenier, mais depuis blessé à Lodi. Voyez ma tête et cette croix! Depuis, amputé du bras gauche à Salanieh en Égypte; aujourd’hui rentier à Chantilly.

Le prince s’inclina.

Il passa à un autre.

—Et vous, monsieur, votre nom!—Tout juste! Votre père était bûcheron de la partie de mes forêts de Mortefontaine; c’était un grand braconnier, Dieu lui pardonne!

—Monseigneur, ce bois m’appartient aujourd’hui; et j’offre à votre honneur de lui rendre les lapins tués par mon père.

—Ce bois vous appartient!

Le prince déroba une larme. C’est dans le bois de Mortefontaine que fut coupé le bâton de maréchal du grand Condé; ce bâton qui alla avec la grande voix de Condé tomber dans les lignes de Fribourg, et qui en revint avec la victoire.

—Merci de votre offre, monsieur; je ne chasse que sur mes terres.

—Et vous, dit-il à un troisième, vous ressemblez beaucoup à Jean-Pierre; seriez-vous parent de Jean-Pierre, ancien employé à mes carrières de Creil?

—Monseigneur, je suis son petit-fils. Mon père acheta ces carrières de la commune; j’en ai hérité de mon père. Aujourd’hui, avec les pierres et la chaux de ces carrières, j’ai bâti une manufacture qui fait vivre le pays.

Après un moment d’émotion le prince répondit:

—C’est bien fait; je vous reconnais pour le véritable seigneur de l’endroit, vous m’avez remplacé dignement.

Le pas était franchi, et monseigneur de Condé continua avec moins d’amertume son interrogatoire.

—Et vous?

—Moi, monseigneur, je me rappelle avoir vu ici de belles fêtes, car j’étais votre piqueur.

—Vous pouvez l’être encore, mon ami.

—Monseigneur, c’est impossible.

—Pourquoi cela?

—Parce que vous m’avez fait pendre.

—Pendre!

—Oui, monseigneur, j’ai été condamné à être pendu par votre conseil des chasses, pour avoir tué un chevreuil le jour de la Saint-Hubert.

—Nous te ferons avoir tes lettres de grâce.

—Monseigneur, je les ai déjà obtenues.

—Et de qui?

—De moi-même. Je suis président dans le canton; et je viens au nom de la cour vous offrir ses complimens bien sincères pour votre heureux retour.

—J’accepte avec reconnaissance les vœux de la cour,—par l’organe de mon piq...—je veux dire de son président. Diable! monsieur, comme vingt-six ans d’absence changent une commune!

Un autre, prévenant les questions du prince, s’avança et dit:

—Monseigneur, j’avais acheté à l’état une de vos propriétés du côté de Coye; je viens vous en remettre les titres.

—Monsieur, votre honnêteté...

—Les voilà. Il y a vingt-six ans que j’attends le moment de vous les restituer.

—Que puis-je faire pour reconnaître tant de probité?

—Rien monseigneur. Cette propriété était intrinsèquement de peu de valeur; mes huit enfans et moi l’avons si bien cultivée qu’elle rapporte aujourd’hui 30,000 francs; ce qui représente un capital de 500,000, somme que j’enverrai toucher à votre trésorier. Monseigneur ne prend pas les titres?

—Gardez-les, gardez-les, reprit vivement le prince.

Enfin, découragé dans ses tentatives, le prince de Condé comprit, en dépit de ses plus chères illusions, qu’il ne lui restait plus de tant de puissance et d’autorité du passé que le rang de propriétaire éligible à Chantilly. Ses immenses bois, domaines et forêts étaient tellement réduits, que plus tard, et à l’abri du despotisme de Louis XVIII, il exerça pour les ravoir des vexations sans nombre sur les légitimes acquéreurs. Enfin son mobilier seigneurial était si pauvre à son retour qu’on fut obligé d’emprunter au voisin un bonnet de coton pour le coucher de monseigneur, qui avait cru probablement retrouver encore son bonnet, après vingt-six ans d’émigration.

Et le cadet reprit:

—C’est dans cette église dont la cloche me rappelle à ma demeure que reposent les cœurs de sept Condés, et sous ce pilier qu’un enfant peut cacher avec sa tête... ils sont sept là dedans qui ont rempli le monde de leur nom illustre.

En 1793, les patriotes de Chantilly, voulant imiter ceux qui avaient dévalisé les caveaux de Saint Denis, s’emparèrent des sept cœurs et de leurs boîtes d’argent, gardèrent patriotiquement les sept boîtes, et jetèrent, comme de la viande à vautours, ces nobles cœurs par-dessus le mur d’un jardin contigu à l’église, où ils avaient été déposés il y avait à peine deux ans.

On assure qu’un sieur Petit, les ayant retrouvés, les garda soigneusement jusqu’en 1815, époque à laquelle, enfermés de nouveau dans une autre enveloppe d’argent, ils ont été scellés à la même place.

La nuit descendait, et pour un centenaire la fraîcheur de la forêt devenait d’instant en instant plus vive et plus pénétrante.

—C’est peut-être mon dernier soleil, me dit-il, mais il est beau! aussi beau que celui qui brilla sur le château le jour où je vis fouler cette pelouse, aujourd’hui veuve de tant de beaux équipages, par le comte du Nord, plus tard Paul Ier, empereur de toutes les Russies.

—Encore cette histoire, lui dis-je; car, sans vous qui me la racontera?

Il s’appuya sur moi et parla:

—Le comte du Nord voyageait en Europe; il vint en France, à Paris. A la cour on lui parla de Chantilly: il voulut le voir. Le prince de Condé retrouvait dans ces momens de réception toute la munificence de ses aïeux. Il reçut le royal étranger comme l’eût fait le grand Condé après la bataille de Rocroy; comme l’eût fait Louis XIV au grand Condé, avec des lauriers dans la main.

La réception fut majestueuse: elle parut froide. C’était calculé: l’ennui de la première journée avait été prévu. Après le dîner, après la promenade, après le jeu, il y avait encore de l’ennui, comme pendant le jeu, la promenade et le dîner.

Alors monsieur le prince proposa au comte du Nord, pour passer plus agréablement le reste de la soirée, une partie de chasse dans sa forêt. Cette invitation, faite à dix heures de la nuit et d’un ton sérieux, étonna beaucoup le prince, qui se la fit répéter, et qui n’y adhéra que sous forme de plaisanterie, n’imaginant pas qu’il fût possible de courre le sanglier et le cerf au milieu de l’obscurité.

Aussitôt, à un signal donné par le prince, les chevaux, tout sellés, tout bridés, sont conduits dans la cour des écuries, les chiens réunis en groupe, les piqueurs rassemblés; gentilshommes, valets, coureurs, tout met le pied à l’étrier. Le cor sonne; les princes de Condé et le comte du Nord s’élancent sur leurs chevaux; quelques dames osent suivre ces aventureux chasseurs.

La soirée est belle; la lune rayonne sur les magnifiques bois de Sylvie; la pelouse, vaste lac de gazon, jette son parfum fade à la nuit; on la foule quelque temps en silence. Il y a de l’étonnement dans ces chiens et dans ces chevaux éveillés au milieu de leur sommeil pour obéir à l’impérieuse voix de la chasse, à l’heure où tout dort, jusqu’aux arbres. Ils cherchent leur soleil et leur rosée si fraîche du matin et ces masses sonores d’air, qui répètent, avec la pureté du cristal, les aboiemens, les hennissemens, les fanfares; ils ne comprennent pas pour quel étrange courre on a réuni leurs meutes. Humbles, comme tous les animaux le sont la nuit, les chevaux battent le gazon d’un galop douteux; les chiens, l’oreille basse et le museau en quête, ne savent où chercher leur piste, sous un ciel sans vent connu, plein d’exhalaisons où ne se mêle aucune trace de gibier. Le gibier dort, le sanglier dans ses joncs sauvages et ses mares, le cerf sous les charmes immobiles, sous les oiseaux immobiles, sous un ciel immobile. La grande ame de la forêt, avec toutes ses agitations et ses intelligences, repose.

Et les chasseurs ont déjà passé la grille du château; ils sont deux cents; maîtres et valets. C’est la grande route du connétable. Le cor retentit.

Une lumière brille, deux lumières, vingt lumières, mille; on y voit à vingt pas, à une lieue, à droite, à gauche, partout; mille sinuosités, trente ou quarante lieues de lignes courbes s’embrasent; les lumières y ruissellent comme des fleuves; les routes qui s’entrecoupent, étroites et rapides, s’illuminent aussi et vont comme une flèche jusqu’à ce qu’elles rencontrent une étoile, une table, un carrefour qui les fasse tourner ou jaillir en nouvelles routes de feu, pour plus loin, après avoir encore couru, être brisées de nouveau jusqu’aux limites indéterminées du bois, de carrefour en carrefour, de poteau en poteau, de rond-point en rond-point. Le jour n’a pas cet éclat. Sur le feuillage ou sous le feuillage, les mêmes tremblemens de lumière; les mêmes gouttes de clarté sur les branches intermédiaires, comme à midi, l’été; et à ce jour factice, les oiseaux s’éveillent, battent des ailes, et chantent; les chiens ont retrouvé leurs voix, les chevaux leurs pas. Dans les fourrés, le cerf remue; dans sa bauge le sanglier grogne. Toutes les harmonies s’éveillent sans l’ordre de Dieu. En avant les chevaux, les chiens et les hommes! en avant les limiers, qui débusquent le cerf, trompent toutes ses allures, qui saisissent dans l’air le cri qu’il y a jeté, sur la terre le souffle qu’il y a répandu, dans l’eau la trace qu’il y a laissée, qui vont, qui bondissent, qui nagent, avec cette rectitude de volonté dont la pensée s’épouvante! En avant donc les chiens! puisqu’il est midi! qu’on va sonner la curée! Il est midi, le ciel est rempli d’étoiles.

Ce fut une magnifique surprise pour M. le comte du Nord que cette forêt, qui contient près de huit mille arpens, illuminée comme un palais le jour de la naissance d’un souverain. Ce fut aussi dans cet instant que, se tournant avec sa grâce française, monsieur le comte dit au plus âgé des princes: «Jusqu’à présent les rois m’ont reçu en ami; aujourd’hui Condé me reçoit en roi.»

Le prestige de cette illumination était dû à des torches de résine portées par les vassaux de monseigneur. De dix pas en dix pas un paysan à la livrée du prince était le chandelier immobile d’une torche.

Sans parler des allées, contre-allées, qu’on se place seulement à la Table, principal carrefour de la forêt, et l’on sera le centre de douze routes, dont la moindre n’a pas moins d’une lieue d’étendue: qu’on calcule maintenant la population de vassaux attachés à la maison du prince. Il était impossible d’afficher avec plus de délicatesse et d’éclat, aux yeux de l’illustre étranger, en l’honneur de qui la fête était donnée, la richesse féodale de la maison. Pauvres vassaux! diront quelques-uns.—Ils se sont vengés. Il resta une torche de cette fête; avec celle-là on brûla bien des châteaux, et avec le manche on chassa de son socle de canons et de boulets la statue du connétable de Montmorency.

—Continuons la fête.

Les cerfs de la forêt, à ce midi sans aurore, reconnurent leur ennemi, l’homme, et s’élancèrent dans les allées par troupeaux, croyant à la réalité du jour. C’était vraiment grand et digne d’un prince que ce spectacle d’animaux courant sur une ligne de feu, entre d’immobiles flambeaux, surtout lorsqu’ils apparaissaient au fond de la perspective, alors qu’on ne distinguait plus que leur bois, et que les torches semblaient des étincelles.—C’était vraiment grand et beau! Le bruit du cor dans une nuit semblable, où le plaisir avait l’aspect du désastre, la joie le caractère de l’effroi, la fête celui d’un incendie.

Le cerf fut débusqué; alors un spectacle toujours neuf, toujours admirable à la clarté du jour, emprunta de la clarté des flambeaux un aspect difficile à décrire. Chevaux, chiens et chasseurs dérobent en courant, à ce bariolage de couleurs, tranchées de vert sombre et de fumée de résine alternativement, des ombres fortes ou effacées par les lumières. Obligé de parcourir sans déviation la ligne de feu qui brûle ses deux prunelles, le cerf renverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, six hommes ou six flambeaux, peu importe. Les vassaux se rapprochent, et la symétrie n’a pas à souffrir. Pauvre cerf! comme il va malgré les chiens pendus en grappe à ses flancs, malgré les chevaux, autres chiens plus forts, qui hennissent, malgré les hommes, autres chiens qui parlent! Il devance ces chiens, ces hommes, ces chevaux, le vent, la pensée; mais il ne peut devancer ce qui est immobile et qui ne finit pas, des hommes debout, des torches enflammées. Il sait le carrefour du Connétable; il y pense; il y est; c’est une lieue. Il en franchit d’un bond la table de pierre de cinquante couverts; autour de la table encore du feu. Il sait le carrefour de l’Abreuvoir; il y est; il est déjà plus loin, il a encore vu du feu. Alors sa vitesse n’est plus un élan, c’est un vol; ses quatre jambes pliées sous le ventre, sa tête disparue dans la ligne allongée de son corps, entièrement masquée par le massacre de son bois, il parcourt les espaces avant de les avoir conçus; les espaces ne sont plus que des êtres de raison; les hommes et les arbres sont des lignes noires, les torches une ligne rouge, lui une pensée. Il ne doit plus compter ni sur l’air ni sur la terre; la terre et l’air sont peuplés de bruits qui sonnent sa mort. Aux étangs! aux étangs! Il y en a cinq au milieu de la forêt. A des heures plus douces, et quand la lune les éclairait, il y est venu avec les faons et les biches y boire et s’y rafraîchir.

Aux étangs! il y court.

Les étangs, magnifiques pièces d’eau, qu’une étroite chaussée divise, et qui semblent, lorsque le soleil les éclaire, une rosace de cristal, dont le château de la reine Blanche, qui les domine, est le médaillon gothique.

Aux étangs, les chiens ont devancé le cerf, et là comme ailleurs la fatale illumination des torches l’attend. Rien n’est beau comme les étangs pourpres des flammes qui les cernent, réfléchissant les étoiles immobiles et la fumée qui court à leur surface. Le cerf y plonge, et le bruit de sa chute se perd au milieu du bruit des chevaux et des hommes qui arrivent, des chiens qui sont arrivés. Ce fut un moment dont le souvenir ne se perdra pas, celui où les princes et leur innombrable suite, penchés curieusement sur leurs chevaux, à la lueur de ce lac, alors véritable miroir ardent, furent témoins de la prise et de la mort du cerf. Tout était rouge; eaux, ciel, château, cavaliers, dames, chasseurs, chevaux, chiens; auprès et au loin tout était rouge.

On déchira le cerf; les chiens eurent le morceau d’élite; des dames de la cour rirent comme des folles; le cerf pleura. Cette fête coûta prodigieusement; mais monseigneur le comte du Nord avait eu une chasse au flambeau.

Au château le souper attendait le retour des chasseurs. Ils furent reçus sous une tente parée d’emblèmes analogues à la fête: des bois de cerf soutenaient les rideaux et les draperies. Au dessert, quand les prestiges du cuisinier et de l’échanson, deux emplois où les premiers mérites se sont toujours mis en relief dans la maison des Condé, témoin Vatel, eurent achevé d’éblouir l’imagination septentrionale de l’auguste étranger, le prince se leva et dit au comte du Nord: «Où monsieur le comte croit-il être?—Je crois être, répond celui-ci, dans le château de Condé, le plus noblement hospitalier des princes, et dans son plus riche appartement.»

Les rideaux s’écartent, les deux côtés du pavillon s’ouvrent, et le comte du Nord, à son inexprimable étonnement, se trouve au centre des écuries du château. Trois cents chevaux, chacun dans sa stalle, ceux-ci hennissant, ceux-ci courbés sur l’avoine, ceux-là perdant la sueur sous l’éponge, ceux-là frappant les dalles, tous sous la main d’un domestique, complètent cette surprenante perspective.

C’était en effet une bizarre idée du prince d’avoir traité un futur souverain dans les écuries du château. Mais personne n’ignore, et nous l’avons dit plus haut, que les écuries du château de Chantilly sont une des merveilles architecturales de la France. Aussi, lorsqu’en 1814, au retour des princes dans leurs propriétés, une délicate précaution voulait leur éviter d’abord la vue de leur château démantelé par la bande noire, le prince de Condé se hâta de demander à son introducteur: «A-t-on respecté les écuries?—Oui, monseigneur.—Maintenant, ajouta-t-il avec joie, vous pouvez tout m’apprendre.»

Il était nuit, nous étions à la porte de l’hôpital de Chantilly; le centenaire me dit adieu.

NOTES.

Page 94, ligne 18.

Il y a évidemment ici double emploi de la même histoire, ou anachronisme dans la mémoire du centenaire. L’événement est vrai; mais il arriva au duc de Bourbon, le dernier du nom, et non pas au prince de Bourbon fils du grand Condé, à moins qu’il ne soit arrivé à tous les deux. Dans une Vie de Louis-Joseph de Condé, imprimée en 1790, il est parlé de la séduction exercée, avec résultat d’un garçon, sur une blanchisseuse de Chantilly par le duc de Bourbon. Le prince de Condé aurait exigé de son fils les mêmes indemnités que le grand Condé, et il aurait obtenu la même obéissance. Nous nous serions gardés pourtant de citer cette histoire pleine de calomnies envers les princes, si le fait qu’on y trouve ne nous avait été garanti par la tradition du pays. La blanchisseuse et son fils existent encore.

Page 97, ligne 11.

Il était sujet à l’apoplexie. On sait les circonstances qui accompagnèrent un même accident dont il fut surpris chez Fontenelle. L’abbé et le philosophe discutaient paisiblement sur le système planétaire, lorsque le cuisinier de la maison se présenta avec une magnifique botte d’asperges, fruit nouveau de la saison. Prévost voulait les manger à la sauce, Fontenelle à l’huile. La dispute s’échauffait déjà entre les deux savans, lorsque le cuisinier les mit d’accord en promettant d’accommoder la moitié de la botte à la sauce, l’autre moitié à l’huile. Arrangement convenu. Les asperges allaient leur train. Prévost est tout-à-coup renversé par une attaque d’apoplexie. Fontenelle se lève; on croit qu’il va chercher un flacon de mélisse; il se précipite à l’office et s’écrie d’un ton triomphant: Chef! toutes à l’huile.

Page 99, ligne 16.

Cette histoire m’a été textuellement confirmée par une personne dont le témoignage ne sera pas mis en doute, par l’ancien curé de Saint-Firmin lui-même, l’ami de l’abbé Prévost. C’est donc peut-être à tort qu’on lit dans la Biographie universelle que «Prévot, le 23 novembre 1763, comme il traversait la forêt de Chantilly, une apoplexie soudaine le renversa au pied d’un arbre».

Page 142, ligne 1.

Le grand Condé écrivait déjà à son père en 1635: «J’ai entretenu, il est vrai, plus de chiens que le besoin ou le plaisir de la chasse n’en demandait. Vous pardonnerez cette faute à ma première ardeur pour cet amusement. Je me suis défait de tous mes chiens, excepté de neuf.»

Page 156, ligne 26.

Chantilly est le lieu de la France où l’on fabrique le mieux la dentelle.

Page 159, ligne 23.

Un acte à peu près semblable de générosité et de désintéressement eut lieu au retour des Bourbons. Le prince Alexandre Berthier vint rendre à Louis XVIII les titres du domaine de Grosbois. Après les avoir gardés vingt-quatre heures, le roi les rendit au prince paraphés et légalisés de sa propre main.

Page 169, ligne 16.

Le dernier des Condés a fait restaurer cette miniature gothique. A ses ordres, des maçons parisiens ont enlevé le moulin, ont exhaussé les deux tours, regratté la façade. C’est aujourd’hui aussi joli qu’une maison de la Chaussée d’Antin, avec logement de portier.

Page 171, ligne 6.

Mme de Sévigné reste bien loin de la magnificence de cette fête dans une lettre où elle décrit une réception que préparait le grand Condé à Louis XIV. Cependant elle en vaut la peine. «On croit que monsieur le prince n’en sera pas quitte pour 40,000 écus; il faut quatre repas, il y aura vingt-cinq tables servies à cinq services, sans compter une infinité d’autres qui surviendront. Il y aura pour 1,000 écus de jonquilles: jugez du reste à proportion.»

Page 171, ligne 9.

Cette noble hospitalité fut dignement récompensée. Lorsque les malheurs de l’exil poussèrent le prince de Condé, d’émigration en émigration, jusqu’en Russie, Paul Ier se souvint de l’accueil fait au comte du Nord. L’hôtel de Tzernichef fut décoré à la française et dans le goût de Chantilly. Les domestiques furent habillés à la livrée du prince, et sur la porte de l’hôtel était écrit en lettres d’or: HÔTEL DE CONDÉ.

ÉCOUEN.

La ruine des châteaux n’est pas l’œuvre exclusive de la révolution de 89. Il n’est ni vrai ni juste d’attribuer à la colère seule du peuple une tâche d’anéantissement mûrement méditée, poursuivie sans interruption, pendant trois siècles, par la monarchie, en lutte corps à corps avec la féodalité. Quand le peuple souverain brûla les ponts-levis, il y avait long-temps que les rois avaient nivelé les bastions. Richelieu ouvrit la brèche à Robespierre. Bien avant la révolution, il n’était pas plus dans les mœurs d’élever des habitations fortifiées qu’il n’entrait dans la constitution politique du royaume de les souffrir. La reddition des châteaux suivit la soumission des provinces.

Ceux, en très-petit nombre, qui furent ravagés par une population dont le droit de représailles ne peut pas plus être approuvé que contesté; ceux, en plus grand nombre, que la bande noire a passés au crible pour les convertir en plâtre, les uns et les autres, à quelques grandes exceptions près, n’étaient que des résidences seigneuriales, sans âge, sans époque, sans caractère dans leur architecture. La corruption de l’époque antérieure à la révolution les avait déjà avilis du nom frivole de folies, avant que la mine de l’entrepreneur à la toise ne les eût jetés sur l’herbe. Après tout, les châteaux démolis ne furent pas volés par la bande noire, comme ceux qui les lui ont vendus voudraient nous le faire croire, mais achetés à beaux deniers comptans par elle: il y eut contrat entre l’histoire et les maîtres maçons. Ceux qui vendirent au tombereau les palais de leurs aïeux, et à la livre les plombs du cercueil de leurs pères, n’auraient pas tiré le même avantage de leurs titres de seigneurie. La bande noire préféra avec raison les pierres aux titres. A beaucoup d’égards, il n’y a de sincèrement regrettable que quelques fades plafonds, que quelques tapisseries fanées des Gobelins, et peut-être encore quelques parcs où les lapins abondaient déjà plus que les cerfs.

Les châteaux-forts, les seuls, je présume, dont nos regrets se soucient, furent démolis par la suprême bande noire des rois Louis XI, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, et surtout par l’implacable révolutionnaire Richelieu, qui tua la tortue dans l’écaille, le seigneur dans la seigneurie. S’il lui plut d’en laisser quelques-uns pour modèles, ou plutôt comme exemples, au sommet de quelque montagne aiguë, entre deux gorges, au confluent d’une rivière, ceux-là existent encore; la révolution les a respectés. Il faut donc établir une foule de distinctions nécessaires entre les constructions féodales et les maisons seigneuriales, toutes faussement confondues aujourd’hui sous le nom de châteaux.

De ce que, durant toute l’ère féodale, les nobles méprisèrent, avec un instinct parfait de leur conservation, le séjour des capitales et des villes, mortel à l’inégalité, il y aurait erreur de croire que tout grand vassal fût un rebelle, toute retraite écartée un château-fort. Nos préjugés nous ont fait prendre des habitudes domestiques pour des précautions de résistance, pour des prétentions de souveraineté. Ce qu’on a lu là-dessus ne vaut guère mieux que ce qui a été imaginé. Pour un haut baron qui bâtissait sur la montagne et arborait la désobéissance à sa grosse tour, il existait des milliers de seigneurs qui, fidèles à la couronne, suivant leur roi à la guerre, accompagnant leur reine au conseil, ne s’entouraient de fossés que par tradition, ne se retranchaient derrière des murs de douze pieds d’épaisseur que par une routine de maçonnerie, et n’avaient des bastions, de doubles enceintes et des donjons, que pour obéir à la beauté de la symétrie. Tout seigneur avait sa terre, chaque terre son château. Est-ce que pour cela les châteaux en plaine ont jamais été des ouvrages de défense? Aussi sont-ils restés les plus nombreux sur le sol. La révolution de 89 les a détroussés, parce qu’ils étaient riches; mais qu’avait-elle besoin de les abattre?

En voyant la persistance de mes prédilections pour un passé où j’ai transporté quelques-unes de mes études, il me sera peut-être demandé un jour par les uns si je regrette l’édifice féodal, dont je me plais à ramasser les dernières pierres, avant que la machine à vapeur les ait broyées; et par les autres, à cause de beaucoup de critiques mêlées à beaucoup de regrets, si, semblable aux architectes de la bande noire, je recherche les châteaux derrière les bois qui les cachent, au-delà des fossés qui les protégent, dans la seule intention de les miner à la base, de faire de ma plume un levier démolisseur.

Mon enthousiasme n’est pas si aveugle, mon scepticisme si cruel. J’aime le passé de toute la foi que j’ai au présent. De désespoir de jamais comprendre l’histoire telle que les professeurs nous l’ont broyée, j’ai essayé de la lire au front des vieux monumens, patiemment, à pied, à petites journées, en courant les bois, en m’ouvrant un chemin dans la poussière des plaines, en m’asseyant sur les bornes de la route, en face de quelques vieilles grilles tordues et rouillées, dernières dents d’un beau manoir détruit.

Montez avec moi par l’escalier creusé à vif dans le roc, à la tourelle d’un de nos vieux manoirs, pour distinguer de là avec les yeux du passé et à la distance d’une flèche, d’abord, çà et là, rares, clair-semées, et de chaume, quelques huttes de bergers, quelques huttes de pêcheurs; semence invisible d’une colonie à naître, bourgeon douteux d’une civilisation fermée. Voyez l’enfant sauvage et nu grandir, la cabane s’adosser à la cabane, la hutte à la hutte, et la famille à la rue, celle-ci s’allongeant, celle-là s’augmentant; voyez l’une partir de la grande avenue du château, l’autre se grouper, faible et nécessiteuse, sous la large main protectrice du seigneur. Suivez d’un regard attentif la parenté qui s’éparpille, la famille dont le vent jette le grain partout, dans les limites et en dehors, séparée sans jamais se perdre; car elle se retrouve au puits commun, à la fontaine qu’on enclave, au four banal; mieux encore au monastère, où l’on prie pour le maître qui protége le four, le puits et la fontaine; car le monastère est bâti; il est debout. On voit de loin les tourelles du château; de loin on entend la cloche du monastère. C’est un attrait pour qu’on vienne; c’est un motif pour qu’on n’approche pas: hospitalité pour les bons, menace pour les mauvais. Nous en sommes déjà aux relations de voisinage, aux défiances de la guerre; et tout a procédé de là, remarquez bien: du château et du monastère. Ce sont les deux plus vieilles pierres de la fondation française. Partez de là et revenez-y, vous ne vous égarerez jamais: l’histoire est à terre.

Le bourg s’entoure de murs: c’est pour résister; d’eau: c’est pour se défendre. Nous avons donc déjà des murs et des fossés. Le sujet de la guerre, la position du bourg nous l’indique: c’est une rivière que les deux populations qu’elle divise se disputent; c’est une route où chacune d’elles prétend seule avoir le droit de passer; un lac dont la pêche est contestée; c’est un bois dont chacun veut la coupe et le gibier. De là des prétentions fondées sur des origines obscures, la tradition; de là des coutumes grossières, berceau du droit; de là des habitudes de vivre, l’histoire des mœurs. Avec les différences qui leur sont propres, tenez compte de ces mille traditions, de ces mille coutumes, et vous aurez réuni toutes les pièces éparses de l’armure solide que portait le géant de la féodalité quand il couvrait la France.

Mais les époques de guerre sont passées; le château reste encore debout pour vous dire ses jours de magnificence, à l’abri de la royauté qui le protége; ses embellissemens, et parallèlement ceux des villes vassales. Si le château a sa belle avenue, c’est pour la joindre au pavé de la ville. Les largesses du seigneur balancent sa souveraineté. Sa générosité demande grâce pour sa puissance. Déjà la ville a ses priviléges; le paysan a son champ. Le privilége, c’est de ne pas suivre le seigneur à la guerre. Peut-être le paysan empêchera-t-il bientôt le seigneur de chasser dans son champ. Voyez: l’histoire n’a pas changé de place, tout est sous vos yeux; autrefois le seigneur gouvernait depuis l’endroit où nous sommes jusqu’à l’horizon,—tout un pays;—puis, il ne fut plus maître que jusqu’à cette colline,—traqué pour Louis XI;—puis, que jusqu’à ce moulin, puis, que jusqu’au bout de son bois,—limé jusqu’à la chair par Richelieu;—puis, que jusqu’à sa grille, puis, que jusqu’à sa porte; puis il ne fut plus maître de lui-même, et on le coupa en deux. Les châteaux nous disent cela, et voilà pourquoi il faut les aimer, ou plutôt les étudier. On s’exhausse sur eux comme un nageur sur un rocher élevé, afin de plonger plus profondément dans les eaux du passé.

Quand, parti de Paris, on a couru quatre lieues vers le nord, en laissant Saint-Denis derrière soi, on est dans le bourg d’Écouen, au pied du château de ce nom. D’où vient ce nom d’Écouen et quand fut bâti ce château? c’est ce que madame Dutocq ne saurait vous apprendre. Madame Dutocq n’est pas une autorité historique, mais l’aubergiste de l’endroit. Nous justifierons plus loin le rapprochement que nous établissons ici entre le château d’Écouen et madame Dutocq; qu’il suffise d’abord au lecteur de savoir que l’hôtel de cette dame est le meilleur pied-à-terre pour les voyageurs qui relaient, allant vers le nord. Il est non seulement le meilleur, mais le plus cher. Sans crime on pourrait oublier Écouen sur la carte de France; mais on serait inexcusable de ne pas consacrer quelques lignes à madame Dutocq sur l’album de voyage. Dès cinq heures du matin, son hôtel devient un caravansérail, aux Orientaux près, qu’on ne voit pas souvent à Écouen. Des postillons rouges et camards fument sur la porte de l’hôtel, des postillons camards et rouges enfourchent leurs chevaux et retournent en sifflant à leur relais; des Anglaises, le voile vert abaissé sur les yeux, languissent de faim dans la salle à manger, tandis que leurs domestiques entourent d’un blocus continental tous les beefsteakes de la cuisine, transformée en toutes sortes d’établissemens, en boucherie ici, en cabaret plus loin.—Du porc frais à monsieur!—Du bordeaux à mylord! Les Anglais se font appeler mylords sur les grands chemins; ils paient en conséquence. Cette cuisine mémorable, toute ruisselante d’affamés, semble se multiplier sous les mille destinations qu’on lui impose. Et toujours de nouveaux venus qui demandent des poulets et des œufs. Où la France puise-t-elle tant d’œufs et de poulets? d’où Écouen en particulier les tire-t-il?

Depuis trente-huit ans madame Dutocq est là, à cette place, parée d’un gracieux battant-l’œil le matin, en habit habillé à deux heures; en robe de soie feuille-morte quand la nuit vient, quand les broches s’éteignent et que la basse-cour est tranquille de tous les chapons qui sont allés dans un monde meilleur. La révolution a passé, l’empire, la restauration, les deux restaurations, les deux empires, et madame Dutocq ne s’est pas plus émue au canon du 18 brumaire qu’au canon de Sacken; elle n’a participé à ces transfigurations politiques que par quelques altérations que la prudence l’a obligée de faire subir à sa carte du jour: au lieu de côtelettes à la Soubise, elle appela la même partie de l’animal, dans les jours de terreur, côtelettes à la Couthon; aux poulets à la Marengo, elle donna à l’époque moins héroïque de la restauration le nom de volatile à la Condé. Hors cela, rien pour elle n’est changé à la France, qu’elle peut toujours croire gouvernée par Louis XV, dont elle rappelle les beaux jours par son costume, par son intarissable conversation musquée, par ses souvenirs, fontaine de petites anecdotes roses, grises, tendres; par sa figure au pastel et son nez de la régence; ce nez seul qui l’eût compromise pendant la révolution et l’eût forcée d’émigrer.

Et c’eût été dommage: car madame Dutocq n’est pas uniquement une femme remarquable parce que, depuis trente-huit ans, elle abreuve et reconforte les voyageurs, mais elle est précieuse à consulter, et voici où je voulais en venir, en ce qu’elle est une des rares personnes capables de fournir quelques renseignemens sur le château d’Écouen, dont elle a connu la splendeur et les vicissitudes sous les Condé et la république, sous le directoire et l’empire, et enfin sous la restauration, qui le rendit aux Condé.

Madame Dutocq ne vous parlera pas des Montmorency, ni ne vous dira que c’est à Anne le connétable qu’on doit le château d’Écouen, ou plutôt la restauration de ce bâtiment par Bullant; mais elle vous racontera une foule de petits faits dont elle a été témoin, et au milieu desquels elle s’est, fort innocemment quelquefois, trouvée actrice. Essayez de l’interroger.

Madame Dutocq, votre vin rouge est délicieux.

—Ne m’en parlez pas; il date des vélites: cela nous reporte loin.

—Des vélites romains, madame Dutocq?

—Des vélites de l’empereur Napoléon, en 1805. Huit cents hommes superbes par chaque bataillon. Les grenadiers de ce corps étaient cantonnés à Fontainebleau, les chasseurs à Écouen. De beaux jeunes gens, verts comme un brin. Le plus âgé n’avait pas vingt ans.

—Vous n’aviez guère alors que trente et quelques années, madame Dutocq?—Un bel âge pour être hôtesse!

—Et qui appartenaient aux meilleures familles; il fallait voir: tous, comme portait le réglement, sachant lire, écrire, calculer, servant au gouvernement une rente annuelle de 300 francs.

—Vous vous les rappelez parfaitement?

—Comme s’ils avaient dîné hier ici, où ils prenaient tous leurs repas: le cœur sur la main, la main percée, ces braves jeunes gens! Avec vingt-trois sous par jour ils ne pouvaient pas faire un grand festin, mais je leur aurais livré ma basse-cour sur leur bonne mine. Gracieux comme des gardes-françaises: habit bleu, revers blancs, gilet, pantalon de la même couleur, guêtres noires, bonnet à poil.

—Ils étaient donc logés dans le voisinage, pour venir manger chez vous?

—Voisinage! Je crois bien; au château d’Écouen même, où Napoléon les faisait élever pour les incorporer dans la garde impériale. Et quel ordre! quelle propreté! monsieur, levés à cinq heures du matin, couchés à neuf heures le soir, comme de belles filles.—On y va!—C’est une chaise qui s’arrête.—On y va!

Madame Dutocq disparaît un instant; on jette une bûche de plus au feu; on entend les cris d’un poulet qu’on égorge, le bruit des œufs qui tombent dans la poêle. C’est décidément un mylord qui arrive.

Madame Dutocq rentre dans la salle.

—Comme je vous disais, on les habillait de blanc tous les dimanches; chaque section avait une ceinture de couleur différente et obéissait à une sous-maîtresse.

—Permettez, madame Dutocq; on habillait, dites-vous, les vélites de blanc, et de jeunes militaires obéissaient à une sous-maîtresse!

—Est-ce que nous n’en étions pas sur le pensionnat de madame Campan, monsieur?

—Mais du tout, madame, nous discourions sur les vélites.

Madame Dutocq, riant:

—Pardon! je confondais deux époques; celle où Écouen était une école militaire, et celle où il devint le pensionnat de madame Campan. Mylord a brouillé mes souvenirs. C’est un mylord qui vient de descendre.

—Ils n’avaient presque pas de moustaches, avaient la taille fine, toujours la plaisanterie sur les lèvres.

—Vous ne parlez plus des élèves de madame Campan.

—C’était une excellente dame madame Campan, qui avait vécu à la cour du feu roi, et avait voulu s’enfermer dans la prison du Temple avec Marie-Antoinette, à la mémoire de laquelle elle est toujours restée fidèle.

Madame Dutocq s’attendrit.

Je respecte sa douleur.

—Madame! madame!

—Qu’y a-t-il?

—Mylord veut du vin.

—Quel vin?

—Une bouteille de bordeaux.

—Donnez-lui du cachet sombre.

—Et une bouteille de vieux beaune.

—Cachet sombre.

Madame Dutocq cherche à renouer son récit.

—Nous en étions d’abord aux vélites; et s’il vous plaisait.....

—Ils prenaient leurs repas ici. Je m’aperçus au bout d’un certain temps que la dépense allait grand train. Il n’y avait pas de bon sens à cela. Figurez-vous des adolescens qui s’étaient mis sur le pied de se traiter alternativement; il en résultait des comptes à faire pâlir un mylord: 60 francs, 80 francs!

—Au bout d’un certain temps vous vous en aperçûtes.

—Et songez que, fils des meilleures maisons, ces jeunes gens m’étaient personnellement recommandés par leurs parens. Un jour j’entrai au dessert, et je leur dis, la carte à payer d’une main et le champagne de l’autre: Messieurs, c’est le dernier repas que vous prenez chez moi, si vous ne me jurez pas d’accepter la proposition que je vais vous soumettre.

Tous se levèrent avec respect et jurèrent.

—Et quelle était cette proposition, madame Dutocq?

—Que chacun paierait son écot; que désormais aucun d’eux ne régalerait les autres.

—A combien s’élevait la carte ce jour-là?

—A 90 francs.—C’était affreux!

—Et vous rabattîtes?....

—Rien.—C’était une leçon que je leur donnais.

Je compris la leçon des vélites, payai mon écot sans rien rabattre à madame Dutocq, admirant la sagacité des parens qui recommandent leurs enfans aux aubergistes. Je sortis.

Je gravis le sentier stratégique, ouvert dans le roc, qui serpente jusqu’au pied des fossés, et qui isole sur une hauteur le château d’Écouen. Avec le temps, l’industrie a flanqué ce chemin de défense de petites maisons villageoises, et de magasins où se vendent les épiceries pour la consommation locale, la poudre du roi et le tabac de la régie. Puissans Montmorency! hauts barons! là où vous attendaient autrefois, sur deux haies, des hommes d’armes immobiles, espèce d’escalier de fer, par où vous passiez pour vous rendre à votre manoir, il n’y a plus que les chandelles de bois de l’épicier, le petit plat à barbe du perruquier, et la carotte rouge des contributions indirectes. La fin des plus belles choses de ce monde est triste, et ce serait à ne pas se consoler, si, par un regard jeté en arrière, on ne découvrait, au fond du passé, toute la misère des origines.

L’origine des Montmorency, personne ne l’ignore, a devancé de beaucoup la fondation du château d’Écouen, bâti au XVe siècle sur l’emplacement d’un autre château d’une date perdue, relevé par Anne le connétable, pendant le règne de François Ier. Ils habitaient, plus loin, le bourg de leur nom, véritable berceau de leur famille, et qui a dû être, il faut bien le croire, une ville autrefois importante, puisqu’il est dit dans les chroniques que les Anglais, en 1356, après la bataille de Poitiers, firent le siége de Montmorency, prirent le château et le brûlèrent.

On explique les violences exercées par les Anglais sur les terres des Montmorency par la fraternité de bonne et de mauvaise fortune qui liait ces derniers à la cause des rois de France. On sait aussi que, par la mauvaise délimitation de leurs propriétés, ils étaient continuellement en collision avec les puissans abbés de Saint-Denis. A l’époque où le nom de cette famille se cachait derrière celui de Bouchard, pour l’éclipser plus tard et l’effacer complétement, la tradition place de naïves anecdotes, toutes ayant trait aux prétentions réciproques de l’abbaye de Saint-Denis et de ses redoutables voisins. Mais elles pèchent par beaucoup d’obscurité. Par un temps de brouillard il y a moins de ténèbres amassées autour de la flèche de Saint-Denis qu’il ne s’en trouve, lorsqu’on remonte les temps, à la surface des événemens dont cette flèche est la vénérable sœur en âge.

Si cette belle flèche avait une voix, comme au temps des fées, elle vous dirait, sous sa responsabilité, comment le noble Bouchard, dont les descendans épurés furent des Montmorency, avait choisi pour théâtre de ses excursions ce plateau montueux qui part de Saint-Denis et se circonscrit entre les buttes de Champlâtreux et l’Ile-Adam. Bouchard n’avait pas encore de château seigneurial avec ponts, fossés et tourelles; pas de palais, si ce n’est celui du ciel, où ses collatéraux devaient loger un jour une parente divine, protectrice spéciale de leur famille. Cette parente, on le sait, fut tout simplement la sainte Vierge, mère de Dieu, cousine des Montmorency; excellente cousine qui, priant, un jour d’été, l’un de ses cousins de se couvrir devant elle, en obtint pour réponse:—Ma cousine, c’est par commodité.

Bouchard, malgré sa céleste parenté future, ne croyait ni à Dieu ni à diable; ce qui ne l’empêchait pas d’être un hardi détrousseur de grandes routes. La nuit venue, il endossait sur ses membres velus une casaque couleur d’écorce d’arbre, s’armait d’une lance ou d’un bâton; et, placé à la Patte-d’Oie de Saint-Denis, limite qu’il ne franchissait jamais, à cause de certaines précautions de l’abbé du monastère, ou bien en embuscade sur le chemin de Beaumont ou de Senlis, il guettait le chariot de vivres se dirigeant vers Paris, la mule opulente de l’homme d’église; à défaut, le simple piéton, pour peu qu’il eût une allure aisée; la villageoise, pour peu qu’elle fût jolie.

L’erreur topographique serait des plus graves si l’on se figurait le terrain parcouru par le sire de Bouchard tel qu’il ne fut que des siècles après, coupé de larges routes ombragées d’ormes, peuplé de jolis hameaux, dont les noms sont aussi frais que leur paysage: Pierrefitte, cellier vineux des moines de Saint-Denis, Sarcelles, Villiers-le-Bel, Épinay, Sannois, Eaubonne; terrain couronné par Montmorency, la ville des cerises; la cerise! royauté que le temps ne lui a pas enlevée, après avoir abattu le formidable château de ses ducs.

Bouchard ne voulait être ordinairement accompagné de personne pour mener à bien ses entreprises, que sauvaient d’une qualification injurieuse des prétextes de guerre; il allait seul à travers des lacs dont celui d’Enghien n’est plus qu’une goutte oubliée, par des bois pleins de loups qui semblaient le connaître, ou le long de la Seine, dont les flots solitaires ne réfléchissaient que de rustiques cabanes de bûcherons. Vainqueur, il entraînait sa proie dans sa demeure, et là il la dépouillait jusqu’à la dernière plume, ce que constatent les chroniques.

Elles racontent des merveilles du musée de rapines qu’il s’était composé, grâce à ses représailles de guerre envers les abbés de Saint-Denis. Il faut croire que la poésie de la tradition aura exagéré l’amour de la collection chez le redoutable Bouchard. Il avait, assure la chronique, des chambres pleines de soutanes d’abbés, ce qu’il appelait plaisamment son concile; des greniers encombrés de selles de chevaux, le long desquels il aimait à se promener, comme dans un jardin de cuir et dans le Panthéon de sa gloire. Il avait encore des salles comblées de cornes de bœufs, élevées en trophées, en pyramides; des cornes de bœufs qu’il avait volés; mais sa plus riche, sa plus étincelante, sa plus ambitieuse pièce, sa salle du trône, était celle dite des fers à cheval. Aux quatre murs de cette salle étaient cloués du haut en bas, de long en large, des milliers de fers à cheval, rangés avec symétrie, autre souvenir de ses guet-apens nocturnes. Bouchard avait ainsi déroulé autour de lui une suite d’images mémoratives de ses conquêtes.

La structure de Bouchard répondait à l’idée qu’on pouvait s’en faire d’après de pareilles mœurs. Il était trapu, velu et fourbu, dit en maligne assonance un moine chroniqueur de Saint-Denis. Sa force était prodigieuse, sa rapacité celle d’un loup, sa figure celle d’un sanglier. Il avait des tourbières de cils qui lui cachaient les yeux, tant ils étaient fournis, et ses yeux étaient rouillés; sa barbe était si atrocement mêlée, tressée, tordue, impénétrable au peigne, qu’on le désignait et qu’on le désigne encore, dans les arbres généalogiques des Montmorency, dont il est le tronc robuste, sous le nom de Bouchard-le-Barbu ou Bouchard-à-la-Barbe-Torte.

Barbe-Torte était la terreur des environs de Paris. De Senlis à Chantilly et de Chantilly à Pontoise, dans ce vaste circuit où courent la Seine et l’Oise, son nom était suspendu comme une flamme au-dessus des chaumières. Dans toutes les transactions qui avaient lieu pour des échanges de marchandises à transporter, à l’époque de la foire de Saint-Denis, on faisait la part de Bouchard, comme on fait la part de l’inondation et du feu. C’était un temps de jubilation pour le vindicatif Bouchard, car la foire de Saint-Denis était célèbre dans le monde entier. «Les marchands s’y rendaient non seulement de toutes provinces de France, mais encore des pays étrangers, de Saxe, de Hongrie, de Lombardie, d’Angleterre, d’Espagne et des autres royaumes.» Il n’y a que Barbe-Bleue et Barbe-Rousse qui, à des degrés différens d’authenticité, aient laissé une réputation d’effroi égale à celle de Barbe-Torte.

Ce furieux Barbe-Torte commit tant de dégâts, dépouilla tant d’abbés de leurs soutanes, tant de chevaux de leurs selles et de leurs fers, sans doute pour compléter sa collection, que l’abbé de Saint-Denis résolut de s’offrir en sacrifice pour délivrer le pays de ce monstre, de ce Minotaure, qui n’avait pas encore rencontré son Thésée.

Sublime dévouement! Mais comment pénétrer dans l’antre du dragon sans en être dévoré, avant d’avoir essayé de la persuasion sur son esprit? car le bon abbé ne voulait et ne pouvait avoir recours qu’aux armes de la parole pour opérer une sainte conversion dans l’ame de Barbe-Torte, ame plus torse encore que sa barbe; et pourtant il n’ignorait pas que Bouchard était sans pitié pour les hommes d’église. Bouchard n’allait ni à la messe ni à confesse, ne faisait ni ses pâques ni son jubilé; un vrai mécréant, qui n’était pas même le premier voleur chrétien avant d’être, pour l’éternelle illustration de sa race, un des premiers barons chrétiens.

Tout est possible à ceux qui croient. L’abbé fut inspiré par son dévouement. Habillé en marchand de bestiaux, il monte sur sa mule et se met en route par une nuit d’hiver, chassant devant lui un troupeau de bœufs.

A peine était-il par le travers des propriétés de Barbe-Torte, entre Andilly et le Plessis-Bouchard, qu’un coup de bâton ferré le renverse et l’abat aux pieds de sa mule. En se relevant, l’abbé reconnaît Barbe-Torte.—Dieu soit béni! Celui-ci lui commande de le suivre, ainsi que ses bœufs. Il est obéi.

Le saint abbé ferma les yeux en entrant dans la caverne de Bouchard pour ne pas voir les fers à cheval dont la première salle était décorée. Barbe-Torte, au contraire, était fier de les étaler. Il semblait dire, derrière son ironique sourire:—Avant demain, les quatre fers de ta mule, mon hôte, seront cloués là; ta selle là-haut; toi où il me plaira de t’envoyer, à la charrue ou à la brouette. Aucune menace n’émut le faux marchand de bœufs.

Minuit, c’était l’heure du souper de Barbe-Torte. On lui apporta des viandes de toute espèce: viandes volées, portées dans des plats volés, par des domestiques volés. Bouchard mangea avec assez d’appétit. Au second coup qu’il but, il s’informa avec intérêt si le commerce des bestiaux était florissant aux environs. Le bon abbé, qui n’entendait rien au commerce des bestiaux, toussa; si la foire de Saint-Denis en France promettait d’être meilleure cette année: même indécision de la part de l’hôte de Bouchard, qui, le regardant de travers, lui dit:—Tu n’es pas marchand de bœufs, maître rusé; tu me trompes.—Si tu étais un voleur!

L’accusation était étrange dans la bouche de Bouchard; elle fut une inspiration pour le faux marchand de bœufs, qui, mettant sa confiance en Dieu, répondit:—Oui, je suis un voleur!

Barbe-Torte pâlit.

—N’aie pas peur, Bouchard, lui dit l’abbé, qui s’imaginait, dans l’excès de sa candeur, que le criminel avait réellement peur de lui. N’aie pas peur, répéta-t-il.

—Mon vœu est près de finir, s’écria Bouchard; voilà ma peur.

—Quel est donc ce vœu?

—J’ai juré de ne renoncer à la vie que je mène que le jour où ce château verrait entrer en même temps par sa porte deux voleurs, dont un saint. Nous sommes entrés cette nuit tous les deux par la même porte.

—Tu es voleur; mais es-tu saint? réponds!

Sommé de répondre s’il était voleur, l’abbé, par humilité et par espoir de sauver une ame, avait dit oui; mais avouer au même prix qu’il était saint lui semblait un sacrilége; c’était jouer gros jeu. Il répondit:—Non, je ne suis pas un saint.

—Tu m’as sauvé, reprit Barbe-Torte. Bois; car si tu eusses été un saint, que serais-je devenu, obligé de quitter cette vie dont tu connais tout le prix puisque tu es du métier, ou forcé, pour la continuer, d’être parjure? Oui, tu m’as sauvé. Fêtons un si beau moment. Buvons.—Attends! je vais chercher du meilleur. Nous boirons à notre santé et à l’heureux espoir de ne pas quitter de sitôt cette vie. Attends-moi; je vais à la cave et je remonte.

Resté seul, le prélat songea, dans l’amertume de son ame, à l’endurcissement de ce pécheur, qui plaçait son salut, comme tant de gens sans religion, dans l’accomplissement d’un vœu impossible à réaliser. Il fut sur le point de se repentir de n’avoir pas avoué qu’il était un saint. Il pria jusqu’au retour de Barbe-Torte, qui, en rentrant dans la salle, fou, désespéré, hors de lui, courut se précipiter aux pieds de l’abbé.

—Oui, je vous reconnais; vous n’êtes pas un marchand de bœufs, mais abbé de Saint-Denis. Comment en douter? Votre mule a un fer d’argent à l’un de ses sabots, un fer d’argent! ce que les abbés de Saint-Denis ont seuls le droit de faire porter à leur monture.

Mon vœu est fini.

Bouchard Barbe-Torte exhala un long soupir.

Sans raisonner le mérite d’une conversion résultant évidemment du vol des fers de sa mule qu’allait commettre Barbe-Torte, l’abbé, attendri jusqu’aux larmes, pardonna et bénit le pénitent.

Bouchard promit, de son côté, de vivre en chrétien, de faire ses pâques. Il reconnut l’abbé de Saint-Denis, qui, à son tour, le reconnut pour seigneur de Montmorency et d’Écouen. La paix fut faite, du moins pour quelques années. Les environs, pendant cette trêve, furent à l’abri de beaucoup de rapines.

Du même coup, l’abbé de Saint-Denis passa pour un saint, et Bouchard fit paisiblement souche de premiers barons chrétiens.

Ce Bouchard, qui vivait peut-être sous le roi Robert, en 998, n’est pas assurément, à moins qu’il n’ait vécu cent cinquante ans, le Bouchard dont Louis-le-Gros obtint la soumission en 1105, pendant qu’Adam, prédécesseur de l’abbé Suger, dirigeait le gouvernement de l’abbaye de Saint-Denis. Ce même abbé Suger nous apprend, dans la vie de Louis-le-Gros, qu’un des premiers exploits de ce jeune prince fut d’arrêter les violences de Bouchard de Montmorency. Appelé à l’audience du roi Philippe Ier, au château de Poissy, Bouchard promit de rentrer dans le devoir et n’en fit rien. Le prince Louis, à qui cette résistance parut un attentat contre la majesté royale, se mit en campagne avec une armée, dans le dessein de dompter le seigneur rebelle. Il ravagea ses terres; il l’assiégea dans son château de Montmorency, et le força enfin de se soumettre à tout ce qu’on voulut.

Notre Bouchard était, il y a lieu de le croire par la confrontation des dates, celui dont il est question dans une charte du roi Robert, où on lit tout au long l’accommodement de ce baron turbulent avec l’abbé de Saint-Denis. Voici l’origine de leurs éternels différends: «Dans l’île de la Seine, proche de Saint-Denis, il y avait un château que Bouchard tenait du chef de sa femme. Elle l’avait eu de son premier mari, Hugues Basseth, feudataire de l’abbaye. Comme ce lieu était fortifié, Bouchard prit de là occasion de maltraiter ses voisins. L’abbé et les religieux de Saint-Denis, après en avoir beaucoup souffert, se plaignirent au roi. Ordre de raser le château de Basseth. Bouchard n’en tint compte. Enfin, Robert et la reine Constance lui permirent de se fortifier dans Montmorency, à condition qu’il reconnaîtrait l’abbé de Saint-Denis et ses successeurs pour les biens qu’il tenait de leur église. Bouchard serait en outre obligé d’envoyer, tous les ans, aux fêtes de Pâques, deux vassaux qui resteraient comme otages à l’abbaye, pour les dégâts qui auraient pu être commis contre elle. Le contrat fut passé dans le monastère de Saint-Denis.»

Il n’est pas facile de dresser l’inventaire historique des innombrables salles du château d’Écouen, ouvrant l’une dans l’autre, glaciales à parcourir, sonores sous les pieds qui se lassent à les mesurer, muettes lorsqu’on les interroge. Elles sont bien mortes.

Dès que vous avez franchi le seuil de la première porte et gravi l’escalier en colimaçon du premier étage, vous êtes dans la salle des Gardes, où la tristesse du désert vous enveloppe. On y voyait autrefois des tableaux représentant des campagnes du grand Condé, entre autres le campement de Villeneuve-Saint-George, le siége de Gravelines et celui de Montmédi. Ces tableaux doivent être aujourd’hui dans la Galerie-des-Victoires de Chantilly, peinte par Vandermeulen. La salle des Gardes vous prépare au sentiment de lugubre viduité qui vous attend plus loin. Passez. Entrez dans les quatre autres salles. On se croirait dans une hypogée d’Égypte.

Rien n’offre un appui à l’imagination perdue dans ces solitudes de murailles. Il n’y a pas un vieux siége de chêne où asseoir quelque grand vassal pour le saluer en passant et lui baiser la main; pas un lambeau de rideau à faire crier sur sa tringle rouillée, et qui laisse à découvert un lit de parade, occupé par une pâle châtelaine, morte depuis des siècles. Quatre murs blancs comme une tombe, de hautes croisées de cachot, murées jusqu’aux dernières travées; un parquet efflorescent de moisissure; des poutres saillantes, décharnées, vieux ossemens d’un squelette de château; d’immenses cheminées pleines de vent: on a peur.

Graduellement l’esprit se familiarise avec ce sépulcre, et on ose en toucher les parois. Peu à peu, habitués au jour avare qui s’échappe, les yeux croient distinguer quelques nuances, quelques filets de peinture évanouie derrière la vapeur répandue autour des poutres; c’est de l’or. Prenez garde. Votre souffle l’enlèverait. Cet or serpentait autrefois au soleil et aux flambeaux en d’interminables arabesques. Quelles richesses resplendissaient donc ici, dans ces appartemens, pour que les poutres fussent d’or? De quoi étaient recouverts les murs, le plancher? qui logeait ici?

En portant de plus près mon attention sur la couche de plâtre qui voile les murs, et qui est si peu en harmonie avec les dorures du plafond, je remarquai des couleurs troubles sous ce plâtre. Je lavai par place le mur et je mis à nu, à mon grand étonnement, les merveilles d’une fresque. Primatice embellit le château d’Écouen. Primatice a donc peint ces fleurs, ces guirlandes aux plus gracieux enlacemens, ce jardin vertical sur lequel pèse un nuage de chaux. L’illusion n’avait plus rien à faire. Je vivais au milieu des pompeuses réalités que j’avais découvertes. En un instant, et sans effort, j’étendis, par la pensée, mon travail autour de moi. Les poutres dorées s’appuyèrent sur une salle royale. La vaste cheminée de marbre rouge s’alluma, les croisées s’ouvrirent sur le parc, plein de cerfs, plein d’oiseaux; les fauteuils, les tentures frisées sur frise, les portières de damas, venues d’Orient, gonflées, exhalant le musc, complétèrent cet ameublement. Quand je me tournai vers le concierge pour lui demander s’il savait qui, dans les temps passés, avait occupé cette salle, j’étais presque sûr de sa réponse.

—Chambre de Madame Claude, me dit-il.

—La femme de François Ier, n’est-ce pas?

—Oui, monsieur.

Je me recueillis.

Le premier janvier 1540, sous le règne de François Ier, Paris, qui était presque aussi vaste et aussi peuplé alors qu’aujourd’hui, s’éveilla au bruit du canon et des cloches. Les rues étaient jonchées de fleurs; peine de mort à qui aurait souillé le pavé d’un jet de paille; les fontaines coulaient du vin; moyen économique pour n’en donner à personne. Aux croisées chargées de curieux flottaient des tentures de mille couleurs. C’était plus beau que pour l’entrée d’un souverain; on le croira sans peine, puisque deux souverains entraient dans Paris.

L’un était François Ier; l’autre n’était pas, comme on serait tenté de le supposer, un roi allié, visitant, à la manière des anciens princes d’Orient un ami couronné. Le plus dangereux ennemi de François Ier, son vainqueur sans générosité à Pavie, son tyran implacable à Madrid, son détracteur en plein consistoire de Rome, son rival en tout, excepté en délicatesse, Charles-Quint, empereur d’Allemagne, roi d’Espagne et des Indes, passait, monté sur un beau cheval moreau, sous la porte Saint-Antoine. Et François Ier, ce qui n’était pas moins étonnant, était allé à la rencontre de Charles-Quint jusqu’à Chatellerault; il avait voyagé côte à côte avec lui jusqu’à Paris, et tous deux y faisaient leur entrée aux bruyans noëls de la noblesse et du peuple.

Voilà pourquoi les cloches sonnaient.

Contre l’avis de son conseil, plus prudent et non pas plus fin que lui, Charles-Quint avait demandé à François Ier la singulière permission de traverser la France, afin d’aller apaiser une révolte qui avait éclaté à Gand, où il était né, où il avait été baptisé, et dont il se disait le premier bourgeois. Les tisserands gantois apprirent plus tard ce qu’il en coûte d’accorder aux rois des titres de bourgeoisie. Le premier bourgeois fit pendre cinquante d’entre eux pour sceller la glorieuse pacification de la bonne ville de Gand.

Si Charles-Quint n’était pas directement descendu en Allemagne pour se rendre à Gand, c’est que ses finances n’étaient pas en assez bon état alors pour lui permettre de se montrer dans son empire avec la pompe convenable; s’il n’avait pas fait non plus le trajet par mer jusqu’en Hollande, c’est que Henri VIII, avec lequel il n’était plus dans de bons termes, depuis l’entrevue d’Aigues-Mortes, entretenait une flotte menaçante sur les mers d’Allemagne; et si, en dernière ressource, il s’était décidé à demander le passage par la France, c’est qu’il savait combien il flatterait l’orgueil de François Ier en se reposant sur sa foi chevaleresque. Il n’avait à redouter que de n’avoir pas assez blessé ce souverain. Il pouvait craindre de ne l’avoir pas suffisamment obligé à se montrer envers lui grand, magnanime, au-dessus des injures.

Il arriva ainsi que Charles-Quint l’avait prévu. Excepté de le nommer roi à sa place, François Ier lui prodigua toutes les preuves d’amitié imaginables. Les récits du temps fourmillent de descriptions de fêtes, d’arcs de triomphe, de mystères joués dans les rues, de bals, de banquets, de largesses au peuple. Il y a là-dessus, à l’Hôtel-de-Ville de Paris, trente in-folios avec gravures, dédicaces et sonnets.

Contradiction étrange! faiblesse des résolutions humaines! une fois dans Paris, Charles-Quint fut surpris, dépaysé, ébloui; il eut peur de cette innombrable population, idolâtre de François Ier, et de la vivacité de laquelle il n’avait jamais eu aucune idée; population qui pouvait bien, sans crime, manquer de générosité, en se souvenant de celui qui en avait eu si peu pour le glorieux vaincu de Pavie. Charles-Quint perdit la tête sans trop le laisser voir pourtant. Sa crainte ne se manifesta, à plusieurs reprises et en termes pressans, que par le vif désir qu’il ressentait d’aller réprimer au plus vite la rébellion des Gantois.

Il raconta lui-même plus tard avec beaucoup de franchise le supplice comique de sa situation, lorsqu’il se trouva dans le guêpier de la ville de Paris, où il avait fait naître, treize ans auparavant, par la détention de François Ier, la famine, la peste, l’incendie et la guerre civile.

Quand le premier président du parlement de Paris le harangua, il s’imagina qu’il allait lui lire l’ordre du roi de l’arrêter et de le conduire à la Bastille. Il en fut quitte pour être comparé à Hercule.

En touchant aux clefs de la ville que le prévôt des marchands lui tendit dans un plat, il songea à la clef de l’Alcazar de Madrid qui était restée près d’un an sans ouvrir à François Ier. Il fut frappé de la mauvaise mine de ce prévôt.

Nombreuse aux croisées, pendue aux murs, serrée sur ses pas, tumultueuse, courant à ses flancs, lui faisant un rempart d’une lieue d’épaisseur devant, un rempart d’une lieue d’épaisseur derrière, la population parisienne l’envahit, et il se vit, non sans effroi, seul avec François Ier, le plus élevé sur ce socle hurlant.—Vous possédez une superbe population, dit-il à François Ier.—Mais vous n’avez encore rien vu, lui répondit celui-ci;—attendez.

S’il voyait de jeunes filles vêtues en nymphes chanter et danser autour de lui, il était forcé de se rappeler qu’il avait employé la même galanterie envers François Ier pendant les premiers jours de sa captivité. Ces jeunes filles lui parurent belles, mais perfides. Son imagination, ébranlée par les assauts continuels de la même préoccupation, lui montra dans chaque habitant l’acteur convenu de la comédie dont il était le jouet. Pourquoi n’avait-il pas préféré le trajet par mer? Quelles tempêtes égalaient en péril ces six ou huit cent mille rescifs bouillonnans?

A chaque coup de mousquet qu’on tirait à ses oreilles, en signe de réjouissance, il tressaillait, et regardait, pour se rasseoir un peu, François Ier, qui souriait. Évidemment il y avait de la raillerie dans ce sourire.

A la place Baudoyer, un échafaudage sur lequel on jouait un mystère s’étant écroulé, et cet accident ayant produit quelque agitation, il eut la fatale pensée que c’était un coup monté pour l’enlever à la faveur du tumulte.

A l’Hôtel-de-Ville, le corps des marchands lui ayant offert un bouillon, il le but avec appréhension. Il avait été soupçonné, en 1536, d’avoir fait empoisonner, par Montécuculli, le dauphin, fils aîné du roi. Ce bouillon lui parut avoir un goût étrange.

Enfin, arrivé au Louvre, comblé d’acclamations, rassasié d’effroi, il se trouva face à face avec tous les capitaines blessés, mutilés, faits prisonniers à la bataille de Pavie, avec le grand connétable Anne de Montmorency, contre l’avis duquel cette bataille avait été livrée, et dont la rançon fut estimée cent cinquante mille écus. François Ier les lui désigna tous par leur nom. Dans ce moment sa mémoire effrayée lui rappela qu’il avait osé dire à Rome, en présence du pape, du sacré collége, des ambassadeurs de France et de ceux de presque toute la république chrétienne, que si ses soldats et ses capitaines avaient le malheur de ressembler aux capitaines et aux soldats français, il irait, les mains liées et la corde au cou, implorer la clémence de son ennemi.

Quelque haute idée qu’il eût de la loyauté de ces capitaines, Charles-Quint ne découvrit sur leurs figures martiales qu’un respect glacé.

Il passa la plus horrible nuit de sa vie au milieu des clartés, des illuminations et des feux de joie dont il était l’objet.

Et comme le matin, selon son habitude, il se promenait à cheval, feignant un calme qu’il n’avait pas, il sentit quelqu’un qui, ayant sauté derrière lui en croupe, le saisit, l’atteignit par-dessous les bras, et lui cria:—Ah! je vous tiens!—vous êtes mon prisonnier!

C’en était fait de Charles-Quint.

En se retournant il vit un bel enfant qui riait et s’appelait d’Orléans.

Il voulut rire: mais il se souvint qu’il avait retenu ce bel enfant en otage jusqu’à l’entier acquittement des promesses jurées par son père pour sortir de la prison de Madrid.

Brûlé par ces craintes toujours renaissantes, il obtint de François Ier, sous le prétexte d’aller le plus promptement possible apaiser les Gantois, qu’il partirait dans trois jours pour Gand. Il désira, en outre, passer ces trois jours à la campagne. L’air de Paris ne lui était pas bon.

François Ier s’empressa de mettre à sa disposition le château de Chantilly, qui appartenait alors au connétable de Montmorency.

Au connétable! recevoir l’hospitalité du maréchal de Montmorency, qui, quatre ans auparavant, l’avait chassé de la Provence, comme à coups de fourche, pendant que lui, le grand empereur, s’informait avec fatuité combien il y avait de journées pour se rendre à Paris; étouffer cette honte pour se loger chez celui qui lui avait tué ses meilleurs généraux: Antoine de Lève, Baptiste Gastaldo, le comte de Hornes, Garcilaso de la Véga! Pourtant il n’osa refuser. Il partit pour le château de Chantilly.

Chantilly n’est qu’à sept lieues d’Écouen.

La salle qui porte le nom de madame Claude est changée en chambre de conseil. Des généraux, des membres du parlement, les princes du sang, le connétable de Montmorency et le roi lui-même, François Ier, sont assis autour d’une table. A la clarté d’une lampe qui verse sa lueur du plafond, ils délibèrent au milieu du silence qui règne dans le château.

Il s’agit de décider si l’on retiendra Charles-Quint prisonnier en France jusqu’à ce qu’on ait obtenu de lui la restitution de la rançon qu’il fit payer au roi, l’investiture du Milanais pour le duc d’Orléans, ou bien si on le laissera sottement partir, au risque de recommencer avec lui une guerre ruineuse.

La délibération ouverte, François Ier débuta par les protestations chevaleresques passées en habitude chez lui; et il finit par dire qu’il ne prétendait pas se priver du droit de se plaindre toute sa vie du manque de foi de Charles-Quint en trahissant la sienne propre.

—De chevalier à chevalier ces maximes sont bonnes, s’écria la duchesse d’Étampes, que, par une faiblesse blâmée chez François Ier, ce prince admettait à ses conseils;—mais de chevalier à geôlier elles sont une duperie. Il vous a tenu dans une cage où vous avez été la risée du monde. Votre corps s’est voûté, votre tête a blanchi dans la captivité. Puis, pour garantie de la rançon promise, il a demandé vos fils en otage; pour rendre vos fils, il a exigé trois bateaux chargés d’or, et des provinces: puis il a voulu toutes vos provinces; et sans M. de Montmorency, nous serions tous Allemands à l’heure qu’il est. Quatre soldats à sa porte, une lettre à Henri VIII, un ambassadeur aux princes protestans, et ce nouveau Charlemagne ne sortira de la Picardie qu’à bonnes fins. Laissez ensuite crier à la violation de l’hospitalité. Vous demanderez à ceux qui vous accuseront de l’avoir violée si vous ne valiez pas bien la peine d’attirer leur pitié qui se tut parce que vous étiez le vaincu. Vous êtes vainqueur, faites: on se taira.

Profitant de l’hésitation qu’avait fait naître dans l’esprit de François Ier l’opinion de la duchesse d’Étampes, le cardinal de Tournon se hâta d’y conformer la sienne. Il prouva que le roi n’avait pas eu raison de prendre des engagemens de générosité qui excédaient sa puissance; d’ailleurs, qu’une fois hors de la France, Charles-Quint se moquerait de la crédulité ajoutée à ses promesses de remboursement et d’investiture; que le peuple de Paris ne se montrait déjà que trop mécontent de ce que le roi avait eu l’inexplicable faiblesse de refuser sa protection aux Gantois.

Peu à peu François Ier se montra moins chevaleresque; il consulta ses capitaines, qui n’osèrent pas être d’un avis contraire à celui de la duchesse d’Étampes et du cardinal de Tournon, l’une maîtresse, l’autre confesseur du roi.

Ils se levaient déjà pour monter à cheval et aller s’emparer de Charles-Quint, quand le connétable, qui n’avait encore rien dit, parla:

—Je ne connais pas d’empereur, pas d’homme plus astucieux que Charles d’Autriche, plus faux que lui; il a l’âme d’un lansquenet et le cœur d’un reître; il vend le pape aux électeurs, les électeurs au pape, deux ou trois fois par an; il a trois récoltes de trahison, comme mes paysans de leur foin.

Il ne sait vaincre que par les autres. Il lui a fallu l’épée d’un Français pour triompher des Français; il spécule sur les prisonniers comme un boucher sur la chair; il fait la guerre pour avoir des rançons: c’est son métier. Il n’est pas un de nous qui n’ait à se plaindre des souffrances qu’il lui a fait subir dans la captivité; abhorré des Allemands, des Espagnols, des Italiens, des catholiques, des réformés, du ciel et de la terre, il prend l’argent des uns pour faire couler le sang des autres.....

—Eh bien! qu’attendons-nous? s’écrièrent tous les membres du conseil à ces paroles du connétable; partons et emparons-nous-en........

—Eh bien! plus lâches que lui seraient ceux qui, trahissant l’hospitalité, toucheraient à un fil de son pourpoint. Ne comparons pas deux positions différentes, madame la duchesse, monsieur le cardinal, sire. A Madrid vous étiez son prisonnier, sire. C’est chance de guerre, et droit du vainqueur. Êtes-vous son vainqueur, êtes-vous en guerre avec lui? non. Il est menteur à sa parole..... que Dieu le juge. Il est votre hôte; il a brûlé Rome, que Dieu le frappe; il est votre hôte. Permettez encore, sire. Charles a avec lui un de ses capitaines. Ce capitaine m’a ouvert le crâne d’un coup d’épée, et brisé l’épaule d’un coup de pistolet, sur le champ de bataille de Pavie. Irai-je aujourd’hui dans le parc de Chantilly le lier à un arbre pour lui ouvrir la tête et lui casser le bras?—Si jamais je le rencontre face à face à la guerre, j’acquitterai ma dette: mais ici, sur mes terres, sous ma tente,—protection et sauve-garde!—Je vous imite, sire! soldat, je fais pour un soldat ce que roi vous ferez pour un roi.

Tandis que la discussion s’échauffait ainsi dans le château d’Écouen, respirant sous le beau ciel de la Picardie, Charles-Quint comptait les heures qui le séparaient du moment de son départ. S’il n’avait craint d’être arrêté en route, il serait parti de Chantilly, au milieu de la nuit, tant il était peu rassuré sur l’issue de sa résidence.—Chaque bruit qu’il entendait le faisait tressaillir.—Il n’avait pas moins joué que sa couronne de Flandre et d’Italie dans cette témérité tout au plus pardonnable à l’étourderie de François Ier.—Puis le ridicule d’être pris au piége dressé par lui-même! En s’interrogeant il n’osait se rejeter sur la bonne foi de son hôte.—Il pensa qu’il était peut-être dans la prison qu’on lui destinait; que déjà les cavaliers gardaient les portes et les grilles.

Erreur de son imagination exaltée par la peur ou réalité, il vit passer devant ses fenêtres un homme couvert d’une cuirasse, armé d’une longue épée, et s’acheminant vers la porte de son appartement. Il se leva.—Ce n’était pas une illusion. Quand cet homme se trouva devant lui,—il se découvrit avec respect, et se nomma.

C’était le connétable Anne de Montmorency.

—Sire, dans le conseil du roi qui vient de se tenir dans mon château d’Écouen, il a été discuté si l’on vous retiendrait prisonnier en France ou si l’on vous laisserait partir.

L’avis du roi a été qu’on vous laisserait libre.

Le mien qu’on devait vous retenir prisonnier.

Charles-Quint frémit.

—En donnant ce conseil, j’ai rempli mon devoir de sujet.

En vous en faisant part, je remplis celui de votre hôte.

Sire, tenez-vous pour averti.

Charles-Quint partit le lendemain de Chantilly.

On sait qu’il ne lui arriva rien,—qu’il parvint sain et sauf à Gand, où il n’exécuta aucune des promesses qu’il avait jurées, mais où son premier soin fut de priver la ville de ses priviléges, après avoir fait trancher la tête à cinquante maîtres tisserands, qui étaient bourgeois comme lui.

Le connétable fut disgracié.

Depuis qu’il n’y a plus en France de grandes familles, à prendre cette expression dans le sens de large confédération qu’elle présentait autrefois, le souvenir s’est perdu de l’influence dont elles jouissaient dans l’état, et par suite s’est évanouie la mémoire des bons services qui justifiaient cette influence. On ne sait plus, et c’est de l’ingratitude autant que de l’ignorance, ce que ces familles tenaient en réserve de force, d’intelligence, de fidélité et d’union, pour venir en aide au pays, quand il était compromis soit par les atteintes de l’étranger, soit par les empiètemens du souverain. Le peuple est aujourd’hui l’unique appui des royautés: la confiance est bien placée; mais si l’on ne faisait rien pour le peuple alors, c’est qu’on s’en passait; il n’était jamais appelé à partager les fatigues ni les dangers de la guerre, cette situation violente et pourtant continuelle de la constitution française. Aux gentilshommes exclusivement était dévolu le périlleux privilége de mourir pour défendre le territoire, pour l’agrandir, pour en chasser l’étranger.

Anne de Montmorency, qui fit bâtir Écouen, est le formidable représentant, s’il en est la personnification expirante, de cette assistance infatigable, toujours en haleine, quelquefois brutale, qu’avait la noblesse à la disposition de la royauté. Il réunit les fières et rudes vertus du soldat, du vassal, du négociateur, du prince et de l’ami. Il naît presque la même année que son roi, en signe de la fraternité qui l’attachera à lui. Ce roi est François Ier, le dernier souverain en qui la valeur personnelle, le courage isolé, soient encore utiles au moment où ils vont disparaître pour toujours, et faire place à la lutte des armées. Le roi et le baron sont de taille à fermer la carrière. Celui-là a six pieds; celui-ci oblige un cheval à ployer en le pressant des genoux. Marignan, la bataille des géans, les voit combattre tous deux et demeurer vainqueurs; Pavie les ramasse tous deux vaincus et prisonniers.

Un moment, il n’y a plus de roi en France: Charles-Quint retient en prison François Ier, qui va mourir. Montmorency vend pour cent cinquante mille écus de terre, se rachète, vient à Paris et gouverne. Tout ce qui eut lieu de décisif contre l’étranger, qui essaya de profiter de l’absence du roi pour rentrer en France, fut l’œuvre de Montmorency. Il régna près d’un an. François Ier, au retour de sa captivité, nomma Montmorency grand-maître de France; il serait tout aussi exact de dire que Montmorency nomma François Ier roi de France au retour de sa captivité.

Comme toutes les supériorités, qui n’ont que faire des petits suffrages du cœur, il ne fut jamais aimé; il ne parut à la cour que pour chasser les courtisans du revers de son gantelet. Il préférait à la cour son château d’Écouen, retraite solitaire, où il lisait Plutarque, plantait des chênes et causait, assis par terre, avec ses vassaux. Des années s’écoulaient sans qu’il allât au Louvre. Entouré de sa maison, composée de la fleur de la noblesse militaire, il présidait, avec une simplicité pleine de religion, aux travaux dont il embellissait sa demeure. Il faisait construire par Bullant et décorer par Jean Goujon une merveilleuse chapelle, peinte, sculptée, dorée et ciselée comme les basiliques de l’Orient. Après trois cents ans sa gracieuse austérité la protège encore. Aux murs il suspendait une Cène de Léonard de Vinci et la Femme adultère, par J. Belin. Bernard Palissy coulait avec sa terre cuite, sur un pavé de faïence, tous les Actes des apôtres. Quand le dimanche sonnait, il s’agenouillait devant l’autel de cette chapelle, avec sa famille, ses artistes et ses gentilshommes. Et ce devait être d’un aspect pieux que cette prière, sévère distraction du château, faite sous ces voûtes aux pendentifs dorés, sur ce pavé bleu et jaune, par le premier baron chrétien et sa femme, Madeleine de Tende, fille des Lascaris, empereurs de Constantinople.

Quand il sortait de son château d’Écouen, ce n’était que pour aller représenter le roi de France auprès de Henri VIII, ou pour mesurer sa longue épée avec les armées de Charles-Quint, auquel rien ne manquait pour abaisser la gloire de François Ier, ni les troupes, ni l’or, ni les capitaines,—les meilleurs capitaines du temps, Antoine de Lève, le duc d’Albe, Fernand de Gonzague, André Doria. Au comble de sa puissance, envieux de réaliser son rêve de domination, qui était d’unir le midi de la France à ses états d’Italie et d’Espagne, Charles-Quint opéra une descente en Provence. Le voilà en France, à quelques journées de marche de la capitale. Quand tous les plans de défense sont reconnus impuissans pour repousser l’étranger, on appelle Montmorency. Chargé dès ce moment de la responsabilité entière du pays, il s’établit dans le comtat. Là, il commence un plan d’attaque dont les moyens épouvantent par leur désespoir; il rase tout ce qui s’élève sur le sol; il coupe les forêts, abat les bourgs, passe le râteau, fait courir la flamme sur les moissons, arrache les plantes; il ne laisse debout que des soldats auxquels, sous peine de mort, il défend de tirer un seul coup de fusil, et que des arbres chargés de fruits mûrs: c’était pendant l’été; puis il consigne le roi dans sa tente, se retire dans la sienne et attend. L’attente dura plusieurs mois. L’impétuosité française l’accuse enfin de faiblesse, d’ignorance, presque de lâcheté; car l’empereur avance toujours: il est partout, à Arles, à Toulon, à Marseille. François Ier, qui bouillonne dans sa cuirasse, se mêle aux clameurs soulevées contre Montmorency; il veut se battre; il écrit au maréchal qu’il n’a pas une épée pour remplir la charge d’un commissaire de vivres.—Vous ne vous battrez pas, répond froidement Montmorency. Malheur à qui touchera à un cheveu de l’ennemi! malheur à qui cueillera un des fruits mûrs qui pendent aux arbres!

Enfin, accablés par six mois de chaleur, les soldats de l’empereur se jettent sur la seule nourriture qui leur a été laissée, au milieu d’une contrée torride, sans ombre, sans abris; ils mangent des fruits, dorment au soleil et meurent au même instant. Ces fruits les ont tués; vingt mille cadavres jonchent les routes; le reste regagne l’Espagne, mutilé dans la plus désastreuse retraite qui ait jamais été exécutée.

La France est sauvée! c’est à Montmorency qu’on le doit. A tant de gloire sans exemple, il manquait une récompense plus précieuse que celle du titre de connétable: la disgrâce! Il l’obtint. Sa probité antique, on l’a vu, s’étant révoltée au projet de la cour, qui avait résolu de retenir Charles-Quint prisonnier à son passage en France, il fut perdu dans le cœur des favoris. Comme il n’avait encore servi le roi que depuis trente-cinq ans, il attendit qu’un autre roi le relevât de l’exil. Pendant sa disgrâce, les empereurs d’Orient lui envoient des ambassades. Sur la route d’Écouen, les tigres de Dragut et les lions de Soliman se croisent pour aller s’offrir en hommage au premier baron chrétien. Du haut de son perron de pierre, il salue les noirs envoyés d’Afrique, comme s’il s’appelait Richard Cœur-de-Lion. Des lèvres basanées baisent son gantelet de fer.

Mais la chevalerie s’en va, et il s’en va aussi, n’ayant plus rien à démêler ici-bas avec les guerres qui se font par peuplades, par multitudes, à la distance de la mitraille, et où le mathématicien est plus fort que le brave. Il tombe à Saint-Quentin; mais la blessure qu’il reçut à la hanche fut moins grave que celle dont il éprouva la douleur en arrivant à la cour. Sa défaite lui fut imputée à crime. François II le relégua plus tard à Chantilly. Ceci ne le décourage point; il n’a encore servi que cinquante ans la monarchie, il n’a versé son sang que pour trois rois, François Ier, Henri II, François II; son compte n’y est pas. Charles IX monte sur le trône, et la guerre civile recommence. Jusqu’ici nous n’avons vu que le baron, le chrétien va se montrer, et, terrible, il se montrera contre l’erreur, qu’il combattra avec plus d’énergie que de lumière. Il n’a d’ailleurs que soixante-huit ans, le grand connétable. Les réformés, selon lui, étaient ces rebelles qui, de tout temps, ont levé le drapeau démocratique contre l’autorité établie. Les calvinistes étaient pour lui un parti politique autant qu’un parti religieux. Il ne s’agissait pas seulement de les endoctriner, eux qui avaient à leur tête les meilleurs hommes de guerre, qui occupaient militairement Lyon, Rouen, Blois, Tours, Bourges, Angers, La Rochelle, Montauban, Nîmes, Montpellier, Castres, Grenoble, Châlons, Mâcon, le Havre, Dieppe, Caen! Fallait-il tant de villes pour prêcher et rompre du pain, au lieu de communier sous les apparences? Les calvinistes voulaient régner, asseoir un roi de leur communion sur le trône; n’était-ce pas là de la politique, un parti politique, des révoltés politiques? La Saint-Barthélemy, qui les extermina, fut un acte d’odieuse prudence, car l’assassinat ne se justifie jamais, mais concevable en politique, car, quelques années plus tard, les protestans auraient fait une Saint-Barthélemy de catholiques.

Le connétable ne vécut pas d’ailleurs jusqu’à cette funeste époque; mais il n’en mourut pas moins, comme il devait, pour la défense du pays, tout troublé par des prétextes de religion. A soixante-quatorze ans, il prend ses armes pour se rendre dans la plaine de Saint-Denis, et y combattre Condé à la tête des rebelles, des calvinistes. Blessé sept fois à la tête, et son épée sanglante et pendante au poignet, il reçut dans les reins un coup de pistolet d’un Écossais, nommé Robert Stuart. Il en mourut; il mourut bien. Un gentilhomme ne devait finir que de la main d’un homme du peuple; le serviteur de la royauté tomba sous le coup de l’homme de la révolte; le baron chrétien fut tué par le démocrate protestant. Cette belle mort a un sens historique: elle est une figure de la décadence monarchique.

Le siècle suivant, on trancha impunément la tête à un autre Montmorency.

Le siècle d’après, un autre Montmorency vint déchirer ses titres à la barre du peuple.

Ces trois fins sont à méditer.—Le dernier Montmorency l’emporte sur Louis XIII et Robert Stuart. Il ne tue pas, il ne décapite pas les siens: il les nie.

Et comme je reportais une dernière fois mes regards sur ces murs qui n’avaient plus pour moi leur triste nudité, une horrible inscription vint flétrir mes plus belles fresques. Je lus au-dessus d’une guirlande: Section Marat.

Pendant la révolution, se hâta de me dire M. Bernard, mon guide, les patriotes des environs ayant fait un club du château, donnèrent le nom de section Marat à cette salle, celui de section Couthon à la suivante, ainsi des autres.

Et quelle est cette pipe dessinée en noir sur le mur? Est-ce encore un emblème patriotique?

—C’est un passe-temps de vélite.

—La salle où nous sommes a donc successivement appartenu à une reine, à des républicains et à des militaires en garnison?

—Et à madame Campan, ajouta M. Bernard, qui la transforma en dortoir: tenez, la place des lits y est encore.

Je vis, en effet, de distance en distance, indiquée par des places rouges sur le reste des carreaux déteints, l’empreinte des lits en fer qui garnissaient la salle.

A mesure que je m’initiais aux vicissitudes de cet appartement, il me semblait que j’assistais à la lecture des mémoires de quelque aventurier de haut renom, tantôt reçu à la cour, tantôt vivant avec les brigands, tantôt dans un hôpital.

—Je ne pense pas, monsieur Bernard, que ce nombre 80, tracé sur la porte, ait également sa signification historique.

—Mille pardons, monsieur, ce chiffre indique le nombre de soldats russes que la salle pouvait contenir.

—Des soldats russes dans les dortoirs de madame Campan!

—Quand les étrangers vinrent à Paris, on eut un instant le projet de caserner des Russes au château: mais M. le prince de Condé, qui était rentré en possession d’Écouen, s’y opposa, et le château ne reçut pas de garnison.

D’abord je n’avais rien vu dans l’appartement; maintenant je perdais le souvenir de toutes ces résidences amoncelées.

—M. Bernard, qui donc a fait effacer les belles fresques des murs?

—C’est Napoléon, afin que la pudeur des élèves de madame Campan ne fût pas blessée.

—Il a donc blanchi tout le château?

—Tout le château, trente ou quarante salles.

—La pudeur de l’empire nous coûte un peu cher.

Étrange intérêt qu’inspire le château à ceux qui le possèdent. Aux Condé? un Condé renverse un corps de bâtiment; à la république? la république brise les statues et défigure les salles; à l’empire? l’empire badigeonne les murs. Fasse le ciel que M. le duc d’Aumale n’ait pas l’heureuse inspiration de changer le château en usine!

Dans cette même salle, il y avait autrefois l’écusson en faïence de Palissy, le glorieux écusson des Montmorency. Brisé à coups de hache par les révolutionnaires de 93, il fut remis en place et rajusté par les carreleurs de la restauration. Seulement ceux-ci le descendirent à l’étage inférieur, et ils le collèrent au hasard, de telle sorte que les alérions sont en dehors de l’écu, et que le grand cordon est haché par bribes. Pour nous servir d’un terme typographique, les armes des Montmorency sont en pâte. Eux-mêmes s’y retrouveraient difficilement. Involontairement l’incident de l’écu nous rappela un incident de famille; et le voici.

Possesseurs glorieux du plus beau nom de la noblesse européenne, les Montmorency ne se doutaient guère sous la restauration qu’il existait en Angleterre, au fond d’un canton pierreux de l’Irlande, une famille aussi antique, aussi illustre, aussi renommée que la leur. Ou cela est contestable, avaient à répondre les Montmorency en apprenant cette nouvelle, ou cette famille est la nôtre. C’était la leur, ce qu’ils ne contestèrent pas moins. L’étonnement valait avant tout un démenti. Il fut donné.

En 1828 parut un ouvrage intitulé: «Les Montmorency de France et les Montmorency d’Irlande, ou Précis historique des démarches faites, à l’occasion de la reprise du nom de ses ancêtres par la branche de Montmorency-Marisco-Morrès, par le chef de cette dernière maison, avec la généalogie complète et détaillée des Montmorency d’Irlande.» Si ce livre eût paru il y a deux cents ans, toutes les cours d’Europe eussent été attentives à la discussion qu’il eût fait naître. Les juges-d’armes d’Irlande, d’Écosse, d’Allemagne, de France et de Portugal, eussent couvert les routes de courriers. Les plus vieux arbres généalogiques auraient frémi dans leurs plus hautes feuilles. Le Monasticon se fût fermé de lui-même. D’Hozier en eût perdu le sommeil. Il n’y a pas d’exagération là-dedans; un homme qui serait venu dire à Louis XIV: «Je suis votre frère aîné, Bourbon autant que vous et Bourbon avant vous,» n’aurait été guère plus hardi que celui dont la prétention ne s’élevait pas à moins qu’à se proclamer Montmorency en face des Montmorency.

Cette prétention n’a pourtant soulevé aucune rumeur en Europe, ni même dans le faubourg Saint-Germain, auquel on révèle, peut-être pour la première fois, qu’un étranger de par-delà la Manche a demandé à faire ses preuves et les a faites, pour avoir le droit de porter en France le nom, le titre et les armes des Montmorency, aussi bien que s’il n’eût jamais cessé d’être gouverneur pour le roi de France en ses provinces, ou connétable.

Rien ne s’est passé plus paisiblement que le conflit de famille élevé au sujet de la requête de M. Marisco-Morrès, colonel, en 1814, au service de la France auprès de Louis XVIII. La petite poste a dérobé l’éclat de la contestation qui, du sac de cuir du facteur, est tombée dans les cartons des archives du royaume, d’où il m’a été permis de l’exhumer, grâce à la précieuse complaisance de notre grand historien, M. Michelet.

On ne saurait être plus loyal que M. Morrès lorsqu’il sollicite, pièces en mains, l’honneur de porter sans usurpation le nom des premiers barons chrétiens; on ne saurait être plus poli que MM. de Montmorency en refusant cette faveur à M. Morrès. De part et d’autre on sent la prudence la plus adroite à ne pas laisser pénétrer dans le public le bruit d’une dispute née un siècle trop tard. Les champions, en habit noir, en gants blancs, sans cuirasses, se défient à voix basse; ils ne s’appellent pas en champ clos, mais sur la lice parquetée du cabinet; enfin, ils ne s’en remettent pas au jugement de Dieu pour prononcer sur leurs différends, mais à celui d’un savant obscur, garde général des archives du royaume, à M. de La Rue, qui décide: «Qu’il lui est bien démontré que la maison de Morrès, alliée constamment aux premières familles d’Irlande et d’Angleterre, est une branche de l’illustre race des Montmorency.»

Tout est merveilleux de surprise dans ces deux races de Montmorency, qui, après huit cents ans de séparation, se trouvent face à face, n’ayant jamais soupçonné leur existence réciproque. Ce sont deux hémisphères; il faut que l’un découvre l’autre. Séparées par une invasion, celle des Normands en Angleterre, en 1066, une autre invasion les rapproche, celle des Anglais en France, en 1814. Pendant huit cents ans, une race s’illustre en-deçà, l’autre au-delà du détroit, sans se voir, et pourtant avec émulation, comme si elles rivalisaient pour un but caché qui doit un jour se découvrir. Même vaillance d’un côté que de l’autre. On ne sait dire qui frappe le plus fort, de l’épée à deux mains ou de la hache de fer de l’Irlandais. Les Montmorency français ont des tombes sur le couvercle desquelles ils dorment, couchés avec leurs cuirasses, leurs barbes sur leurs poitrines, leurs gantelets; les Montmorency irlandais ont aussi leurs chevaliers étendus sur des tombes. Ici le château des Montmorency français, là, au bord de la mer, le château des sauvages Montmorency d’Irlande.

Ayant acquis une fois le droit d’être Montmorency en France aussi bien qu’en Irlande, M. Marisco-Morrès aura-t-il prétendu, comme un Montmorency de ses aïeux, entrer en guerre avec les barons de Dammartin? Mais où sont les barons de Dammartin? Aura-t-il, comme un autre Montmorency de ses aïeux, envoyé un cartel aux abbés de Saint-Denis en les menaçant de faire des châsses de leurs corps; menaces d’un véritable baron chrétien? Mais où sont les abbés de Saint-Denis? Aura-t-il été de quelque conspiration, comme un autre Montmorency de ses aïeux, contre l’autorité d’un autre Louis? Mais où sont les nobles qui conspirent? où sont les Richelieu qui auraient assez de cœur pour faucher à travers champ des têtes de nobles? Aura-t-il, comme un autre Montmorency de ses aïeux, voyagé en Terre-Sainte pour occire des Sarrasins? Les Sarrasins, où sont-ils? Ils ont un ambassadeur fort bien en cour de France. Aura-t-il à une autre bataille de Pavie, comme un autre Montmorency de ses aïeux, reçu, tout couvert de sang, son roi dans ses bras? Où sont les batailles de Pavie? Aura-t-il, comme ce même Montmorency son aïeul, commandé le feu contre les protestans à la porte Saint-Denis? Où sont les protestans qu’on persécute?

Me voilà fort embarrassé de savoir ce qu’on fait d’un nom noble lorsqu’il n’y a plus de barons, d’abbés, de Sarrasins, de protestans, et fort embarrassé surtout de savoir le parti qu’a tiré de celui de Montmorency M. Marisco-Morrès après l’avoir demandé avec la conscience si forte de son droit. Il est probable que M. de Marisco-Morrès signe aujourd’hui le nom de Montmorency, qu’au fond, chose singulière, il portait déjà; car Marisco et Morrès, qui signifient l’un et l’autre, en mauvaise langue celtique latinisée, pays marécageux, sont visiblement compris dans les trois dernières syllabes de Montmorency. Or Montmorency n’étant que la jonction du mot Mons avec Morrès ou Mariscis, Mons-Morrès, Mons-Mariscis, le prétendant irlandais ne se serait tant donné de mal que pour obtenir une syllabe de plus et un trait-d’union de moins; ce qui lui aurait été cruellement refusé par les Montmorency.

En sortant de la chambre dite de madame Claude, on pénètre dans l’ancienne galerie de tableaux où l’on admirait autrefois les trente vitraux coloriés en grisaille, qui représentaient l’histoire de Psyché, d’après Raphael. Après la révolution, ces vitraux furent transportés par M. Lenoir, conservateur des monumens français, au musée des Petits-Augustins et placés dans la salle du seizième siècle. Ce savant archéologue rapporte, dans sa description des Monumens de sculpture réunis au Musée des monumens français, qu’un vitrier d’Écouen, voulant nettoyer les vitraux de la galerie dont il est ici question, «les frotta avec du grès en poudre; il enleva par ce moyen toutes les demi-teintes et laissa de grandes parties de verre à nu.» En matière de barbarie, ceux qui brisent ne viennent qu’après ceux qui réparent. Vingt Attila sont moins à redouter qu’un vitrier.

Il n’y a plus que de l’espace dans cette galerie survoûtée; elle n’a rien à envier à la lugubre nudité des autres salles. Pour comble de tristesse, elle paraît neuve, comme le reste du château. On dirait que les maçons sont partis, que les frotteurs viendront demain accompagnés du tapissier. Tout est fini; rien n’est usé à Écouen. Je ne sais pas d’aspect plus désolant que des escaliers de trois siècles, dont les angles sont vifs comme si le ciseau achevait de les équarrir. Les ruines sont moins accablantes, on l’éprouve à Écouen, que cette implacable jeunesse du plâtre et du fer. L’Europe renouvellera huit fois, dix fois sa population, et cet arrangement de pierres n’aura pas subi la plus légère altération. Ce qui n’a pas d’ame est éternel, et notre fragilité en souffre comme d’un affront. A tous les coins du château s’avancent, pour vous saluer, des salamandres rieuses et folâtres, qui ont toujours quinze ans, qui ont souri à dix générations mortes; elles nous sourient encore, à nous qui mourrons de même: elles riront sans cesse. Aussi l’unique sentiment de reconnaissance dont on est animé pour les récompenser de leur gentillesse, c’est de leur casser la tête, en passant, d’un coup de bâton. Je cède ici à un mouvement philosophique et non à une réflexion d’artiste. Il ne faut rien casser, même lorsqu’on n’est pas chez soi.

Autre déception! Après avoir marché pendant une heure à travers des salles toutes plus froides et plus historiques les unes que les autres, où revivent en écho les noms de François Ier, de Henri II, de François II, d’Anne de Bretagne, de madame Claude et de Diane de Poitiers, vous espérez qu’en reculant toujours dans le passé, en vous enfonçant sans relâche dans les profondeurs du château, vous arriverez enfin à quelque appartement de roi chevelu: erreur! Vos courses aboutissent à une chambre bourgeoise, tapissée en papier bleu pâle, de 3 francs le rouleau, parquetée en noyer, enrichie d’une cheminée façon granit que couronne une mauvaise glace indigo de l’empire.—Chambre de madame Campan! proclame votre conducteur. Superbe chambre! elle pouvait bien contenir six fauteuils et un lit à bateau. Je n’oublie pas la pendule d’albâtre.

Madame Campan, chacun le sait, fut la directrice de l’institution de la Légion-d’Honneur, fondée à Écouen le lendemain de la bataille de Friedland. Elle dirigeait auparavant, à Saint-Germain-en-Laye, une maison d’éducation où étaient élevées de jeunes personnes appartenant la plupart aux débris des rares familles distinguées qu’avait épargnées la révolution. Son emploi de lectrice à la cour de Louis XVI, sa fidélité inaltérable à Marie-Antoinette, ses principes de religion, un peu mêlés de dignité aristocratique, le choix de ses pensionnaires, prises dans un rang qui n’avait pas peut-être donné assez de gages à la république; son système d’éducation, calculé d’après celui de Saint-Cyr, éveillèrent plus d’une fois la susceptibilité des divers gouvernemens précurseurs de l’empire, qui n’eut aucun motif pour soupçonner, ni aucun désir d’arrêter, je pense, ses prédilections appliquées à l’enseignement.

Notre plan n’admet pas, même abrégée, l’appréciation des livres élémentaires d’éducation que les familles doivent à la plume expérimentée, claire, causeuse, sans prétention, de madame Campan. Si de nouvelles découvertes dans l’art si progressif d’enseigner relèguent jamais au rang des ouvrages, non sans mérite, mais sans application, son Traité d’éducation, les esprits curieux des événemens qui précédèrent la révolution de 89 et qui y contribuèrent peut-être, consulteront toujours avec certitude les Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette. Sans tomber même dans un défaut de proportion, difficile parfois à éviter, nous ne pourrions dresser une biographie complète des hautes qualités morales qui méritèrent à madame Campan l’attention de l’empereur quand il la choisit, entre une foule de concurrentes, pour diriger la maison d’Écouen. Nous aimons mieux citer sur l’intérieur et le personnel de cette institution quelques passages d’une lettre que nous devons à la mémoire obligeante d’une élève de cette femme célèbre.

«Madame Campan avait une figure distinguée, mais je doute qu’elle ait jamais été belle; elle était toujours mise en noir; son organe était fort doux, fort calme; elle s’écoutait parler comme une personne qui se sent sur son terrain, surtout quand elle racontait. Elle aimait la flatterie, qui même n’avait pas besoin d’être délicatement exprimée pour lui plaire.

»Madame de Montgelas était sous-intendante:—une grande femme remplie de dignité, qui assistait toujours au réfectoire et à l’église; on la craignait comme le feu. Venaient ensuite madame Vincent, sous-maîtresse; madame Mélanie Beaulieu, qui a fait un abrégé de l’histoire de France et trois ou quatre romans aussi prétentieux que ceux de mademoiselle Scudéry; madame la comtesse d’Hautpoul, femme d’esprit, rimant de jolis vers, et rêvant encore des romans en donnant des leçons de littérature; elle est l’auteur d’un cours de littérature, à l’usage des jeunes élèves d’Écouen, écrit avec la plus parfaite décence et sans que le mot amour y soit prononcé. L’empereur exigea qu’il n’y fût pas parlé de César. M. le baron de Pommereuil effaça lui-même les passages.

»On entendait une messe basse tous les jours, et les dimanches grand’messe et vêpres. Jamais les élèves n’étaient seules ni pour manger, ni pour jouer, ni pour dormir.

»La distribution des prix donnait toujours lieu à beaucoup d’apparat. C’était alors qu’on changeait de ceinture et de classe. La ceinture des commençantes était verte, puis venaient le violet, l’orange, le bleu, le nacarat; enfin la première classe était blanche. On restait à Écouen jusqu’à dix-huit ans. Chaque élève travaillait à son linge et à ses robes.

»Madame Campan avait souvent des élèves à dîner à sa table; souvent aussi elle les réunissait le soir, et elle les menait tour à tour à Saint-Leu et à la Malmaison; mais c’étaient toujours les plus brillantes et les plus jolies. Il y avait une route charmante qui conduisait, par le bois d’Écouen, à Saint-Leu, qu’on appelait la route de la reine Hortense; elle était bordée d’un grand nombre d’hortensias.

»On apprenait à Écouen à jouer de tous les instrumens et à parler toutes les langues. Il y avait une jeune fille qui parlait le grec. Quelques élèves ont fait des vers à Napoléon: elles dansaient et poussaient des cris de joie aux nouvelles de la grande armée; mais quand arrivèrent les malheurs de celui à qui elles devaient tout, quelques-unes furent, dit-on, ingrates envers leur père.»

Il ne faut pas demander aux livres de l’époque impériale, peu portée à se peindre elle-même, le récit des visites que Napoléon faisait souvent à Écouen, sa fondation favorite. Ordinairement il s’y rendait seul et sans avoir fait prévenir personne. Son bonheur était de tomber au milieu des élèves, qui, à son aspect, se levaient toutes et rougissaient, comme s’il eût fixé son regard sur chacune d’elles à la fois.

Je le tiens de la précieuse confidence d’une des élèves de madame Campan. Rien ne peut se comparer à la joie des pensionnaires quand elles avaient au milieu d’elles leur père, ainsi qu’elles appelaient Napoléon. Ni récréation, ni fête, ni distribution des prix, ne faisait battre leur cœur comme ce mot, qui volait plus vite que le son de la cloche d’un bout du château à l’autre bout: L’Empereur! Le chapeau à la main, sous un costume d’une simplicité peu héroïque, il passait, le sourire sur les lèvres, entre les tables d’étude, et il examinait d’un coup d’œil la tenue de chaque division. Il aimait beaucoup le soin dans la coiffure; s’il apercevait quelque natte égarée, il appliquait avec une familiarité toute paternelle une petite tape sur la joue de l’élève en défaut. La correction avait l’attrait d’une récompense. Il voyait tout à la fois le progrès des pensionnaires par les cahiers ouverts devant lui, leur santé à leurs visages solides et roses, un peu mâchurés d’encre, et même leur petite tristesse, quand elles en avaient, à leur front, où il avait le don de lire. Aussi bien que le nom de ses soldats, il savait les noms des jeunes filles d’Écouen, leurs familles, leur rang, le grade de leurs pères, dont il ne manquait jamais de les entretenir.

—Vous, disait-il à l’une, votre père a été nommé colonel; écrivez-lui que je me réjouis de son avancement; entendez-vous?

Et si une voix indiscrète d’espiègle disait: «Elle ne sait pas encore écrire en fin,» l’élève, confondue, cerise de timidité, émue d’un bel orgueil, s’écriait: «C’est vrai! mais je saurai écrire dans un mois.» Même histoire que celle du conscrit qui demande la croix d’honneur. «Je la gagnerai!» Et son général la lui laisse.

Et le bon empereur était sûr, en effet, de l’engagement que contractait l’élève devant lui; il passait.

Quand, sur son passage, il en rencontrait de celles dont les pères ou les frères étaient morts à son service, il les embrassait et leur parlait bas.

Soit qu’il n’ignorât pas la prédilection blâmée de madame Campan pour les jolies pensionnaires, aux dépens des autres, peu propres à rehausser l’éclat de la maison, soit qu’il eût le sentiment de tout ce qui est généreux, il montrait une préférence marquée pour les moins bien partagées en agrémens du corps. Il les questionnait plus souvent, afin d’avoir plus souvent l’occasion d’applaudir leurs réponses.

Avant de quitter ces enfans, dont toutes les petites ames rayonnaient autour de la sienne, il avait l’habitude de leur donner le sujet de la composition du jour. Une pensionnaire allait prendre ce mot d’ordre classique et l’inscrivait au tableau. Presque toujours le sujet était un siége, une bataille, une victoire; et si, par exemple, on lisait sur le tableau: Passage du mont Cenis! l’on entendait de petites voix qui disaient: «Papa était à cette bataille.—Le mien aussi; il était alors sous-officier.—Le mien lieutenant.»—Madame Campan l’a écrit elle-même dans son Traité d’Éducation. «Déjà, dans Écouen, les élèves savent très-bien la supériorité du grade du général de division sur celui de brigade, et de ce dernier sur le colonel, ainsi de suite; la hiérarchie militaire leur est connue à presque toutes, aussi bien qu’à un chef de division de la guerre.»

Dès que l’empereur était sorti de la classe, vite on écrivait ses réponses, qu’on rétablissait avec le soin d’une tradition impérissable; on gravait ses mots heureux dans la mémoire, on les brodait, ils étaient envoyés aux parens. Parmi les pensionnaires qu’il avait exaltées d’un regard, d’un compliment, d’une tape, d’une poignée de bonbons, les plus glorieuses étaient celles qui, l’ayant suivi pas à pas, avaient furtivement ramassé, grain à grain, sur ses traces, le tabac tombé de sa tabatière, et l’avaient enfermé, cousu dans un sachet, pour le porter sur leur cœur; les fidèles pensionnaires d’Écouen ont encore de ces sachets, reliques saintes qu’elles légueront à leurs filles.

L’empereur, à qui rien n’échappait, à qui rien n’était indifférent, voulait connaître, dans les moindres détails, l’intérieur domestique de l’établissement, qui, du reste, fut constamment tenu avec le plus grand soin. Il goûtait aux mets, visitait la lingerie, qui était placée où était autrefois l’ancien chartrier du château, dans une salle haute, touchant à l’une des tourelles, et aujourd’hui encore toute boisée, dorée et émaillée du chiffre des Montmorenci. Accompagné du médecin de la maison, M. Desgenettes, il parcourait l’infirmerie, s’informant de la maladie, des progrès de la guérison des rares élèves qui s’y trouvaient. Il avait des encouragemens flatteurs pour la salubrité d’un établissement qui, depuis 1804 jusqu’à 1814, pendant dix ans, n’a pas compté, sur deux mille élèves, un seul décès.

Puis, quand sa tournée était achevée, il demandait, en réjouissance de sa visite, récréation entière pour ses enfans.

Cette prière n’était jamais refusée.

C’était alors un cri de joie qui montait aux nues, à cette grâce toujours attendue et toujours nouvelle. On sortait, on s’enlaçait en rond, on courait, on dansait, on chantait sous les arbres des chansons où le nom du bon empereur revenait sans cesse; et lui, souriant, bon, adoré, la main dans son habit entr’ouvert, respirait à l’aise, était heureux de la joie qu’il causait aux filles de ses braves; il l’était de la ressemblance de ses noirs capitaines avec leurs blondes filles, de leur son de voix mâle avec le son de voix argentin de leurs filles; et quand ces petites bouches, ces petits cris disaient: Vive l’empereur! il passait la main sur ses yeux.—Il y avait tant de pères à Eylau!

J’ai fait toutes les démarches imaginables pour remonter à la source des bruits malveillans qui, à une époque malheureusement très-rapprochée de la translation de la Légion-d’Honneur à Saint-Denis, ont couru sur la maison d’Écouen. J’ai été assez heureux pour ne recueillir que des renseignemens peu d’accord avec ces bruits.

Un seul événement a pu fournir à la calomnie un texte qu’elle a brodé avec complaisance, mais qui, bien connu aujourd’hui, publié sans réticence, par une liberté que la circonspection de la presse impériale n’aurait osé prendre, trouvera grâce devant les contemporains.

Voici cet événement.

C’était l’été; le souper venait de finir.

Après le souper, la permission fut accordée aux pensionnaires d’aller, selon l’usage, respirer sur la plate-forme.

L’air était embrasé ce soir-là: voilées et laiteuses comme en Afrique, les étoiles scintillaient à peine dans le lac sulfureux d’Enghien; le couchant était enflammé, Montmorenci en feu; son aiguille semblait rougie et amincie à la forge. Le bois qui enveloppe le château d’Écouen était immobile comme une peinture, rien qui agitât sa crête, ni les oiseaux, ni le vent, ni ce mouvement nerveux qu’ont les arbres, même lorsqu’il n’y a pas un brin de vent. Au sud, Paris était effacé dans une brume violette; on ne le soupçonnait qu’à ce dôme blafard formé de poussière, de lueurs de réverbères et d’haleines d’hommes, éternellement suspendu sur ses douze cent mille habitans. Frappée par la lune, la flèche de Saint-Denis allongeait quatre lieues d’ombre sur la campagne endormie. Oubliées à leurs ailes, les toiles blanches des moulins de Champlâtreux semblaient de larges nénufars noyés dans la vapeur; au loin, des bruits divers, mais éteints, mais confus, se faisaient entendre. Dans l’espace sonnait doucement un cor de chasse de par-delà le Mesnil-Aubry, de par-delà les lacs de Comelle, et le cornet à bouquin des forêts d’Andilly y répondait, tandis que l’on entendait venir, troublant le cri du grillon, l’épaisse diligence sur la poussière mate, ou tandis que tintait, goutte à goutte, la sonnette de fer du roulier. Ces voix faibles, éloignées, distantes, qui se mêlaient aux haleines fortes de la terre, à l’odeur poivrée de la vigne, à l’odeur fade du chêne, à la fumée du romarin qui montait droite comme une colonne blanche des cheminées du village; le ciel tout enflammé, la terre tout odorante; tout semblait languir, s’évaporer, mourir.

Parées, selon leur division, de ceintures vertes, aurores, bleues et nacarat, quatre cents jeunes filles, légèrement vêtues, en cheveux, simples dans leur négligé du soir, se répandirent sur la plate-forme, défendue par les fossés du château, et au-delà des fossés par une grille en fer. Une fois en liberté, elles se groupaient selon leur âge, s’appelant de leur nom d’amitié, second baptême de collège, se cherchant selon leur affection de pays. Elles allaient ordinairement par essaim, par flocons, parlant bas, causant de leur pays qu’elles reverraient un jour, dotées par la nation, instruites aux leçons de Paris; d’autres rêvaient, enlacées et cachées sous les ombres des sycomores, le premier prix et la couronne, ce prix donné par les mains du grand-chancelier de la Légion-d’Honneur, cette couronne de lauriers que poserait sur leur front la grande impératrice Marie-Louise; d’autres, assises sur des bancs d’osier, chantaient en chœur des chansons de leurs contrées lointaines; car Napoléon, qui avait à son service des soldats de tous les pays, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Amérique, de la Grèce, de l’Égypte, des Indes même, avait ouvert Écouen à leurs filles aussi bien qu’aux enfans des militaires français. Et toutes ces jeunes filles, étrangères par leur accent, par leur figure, par leur teint, mais françaises par la gloire de leurs pères, s’élevaient dans cette majestueuse institution et y prenaient le caractère original des plantes rares transplantées. Quand elles et leurs pères retourneraient dans leur patrie, ceux-ci y deviendraient le témoignage de la pensée conquérante de Napoléon; celles-là, de sa pensée fondatrice; et par les uns et par les autres la langue forte et sage qu’il parla au monde aurait un mot significatif partout: il fallait que, dans tous les lieux où les hommes seraient assemblés, ce nouveau Christ se trouvât au milieu d’eux.

Dans une nuit chaude, étouffée, sous un ciel ardent, où chaque étoile était l’étincelle perdue d’un vaste incendie, les jeunes élèves d’Écouen, toutes légères de leur robe d’été, répandues sur le gazon comme des cygnes altérés, tendant le cou à la moindre brise qui passait, rêveuses sans amour, distraites sans cause, silencieuses sans tristesse, ouvraient leur ame aux émanations de cette solitude de parfums et de lumières.

Les croisées du château étaient ouvertes: de l’une s’échappaient les sons du clavecin, de l’autre le frémissement de la harpe; toutes dessinaient leur cadre de feu dans l’obscurité de la nuit qui enveloppait le château, en effaçait les angles, en prolongeait les tourelles jusqu’aux nues.

Quel frein possible imposer à ces imaginations de jeunes filles, dont le plus grand nombre flottait entre quatorze et dix-sept ans? Quelle leçon de morale pour les empêcher de se créer un monde d’illusions, peuplé de désirs sans cesse satisfaits, sans cesse renaissans, toujours jeune, moitié fleur, moitié homme, entrevu dans les rêves, pressenti dans la prière, révélé peut-être par les yeux noirs, les traits différens d’une compagne? Comment dire, sans dire trop, à leur cou de ne pas s’incliner, à leurs lèvres de ne pas avoir cette langueur ouverte, à leur taille de ne pas fléchir, à leurs paroles de ne pas être lentes, à leurs regards de n’être pas humides? Quel mauvais principe serait plus dangereux qu’une telle leçon!

Où sont les institutrices qui auraient, dans cette soirée d’Écouen, empêché leurs élèves d’être altérées d’émotion, accablées de leurs quinze ans, persécutées par leur jeunesse, avides de résoudre ces doutes qui leur arrivaient par leurs sens dilatés?

Et quand l’heure de la prière eut sonné, les pensionnaires rentrèrent dans le château, deux à deux, défilant devant les sous-maîtresses qui les dirigeaient vers la chapelle. Cette inspection révéla à l’une des surveillantes l’absence de deux élèves, de deux sœurs. Elle s’étonne, cherche avec plus d’attention; elle ne trouve pas les deux élèves; compte par tête toutes celles qui composent sa division: toujours la même différence. Elle va sur la plate-forme: rien; dans la cour d’honneur: rien; dans le dortoir, où il est pourtant défendu de monter pendant le jour: personne; personne dans la lingerie; aucune des deux sœurs, soit chez la trésorière, soit chez la tourière; et la prière est commencée.

La prière s’achève dans cette cruelle anxiété pour la sous-maîtresse, qui maladroitement laisse apercevoir son trouble aux pensionnaires. Les questions leur en apprennent la cause. Les chuchotemens s’entament à tête basse; les suppositions, les réflexions affluent d’abord timides, puis plus hardies; enfin deux opinions bien tranchées fixent toutes les opinions: les deux camarades ont été enlevées ou se sont évadées. La préférence est donnée à l’enlèvement: elles ont été enlevées. Au bout de dix minutes, toute la maison, depuis le concierge jusqu’à madame Campan, savait la terrible catastrophe.

L’effroi fut dans la maison.

On sonne déjà toutes les cloches; les corridors retentissent du nom des deux sœurs; on sonde les fossés, on secoue les grilles; les garde-chasse vont fouiller le bois, quand madame Campan, réunissant toutes les élèves, toutes les maîtresses et sous-maîtresses dans la salle de réception, leur apprend avec beaucoup de calme que les deux sœurs sont retrouvées, qu’elles n’ont même jamais été perdues, puisque depuis le dîner elles sont toutes les deux à l’infirmerie, l’aînée pour veiller auprès du lit de sa sœur cadette, incommodée pour avoir mangé trop précipitamment.

Le calme rentra dans la maison.

Les pensionnaires allèrent se coucher, désespérées sans doute de voir un beau roman si tôt fini.

Dix minutes après, le château était endormi.

Madame Campan seule était éveillée, écrivant au grand-chancelier de la Légion-d’Honneur pour lui offrir sa démission d’intendante de l’établissement d’Écouen, à jamais perdu par le déplorable enlèvement de deux pensionnaires.

Les élèves ne s’étaient pas trompées: on avait enlevé les deux sœurs.

Comment? C’est ce qui étonne, c’est ce qui effraie, lorsqu’on songe à la hauteur des murs, à la profondeur des fossés, au rapprochement des barreaux de fer, à vingt autres précautions intérieures que nous apprécierions mal aujourd’hui, telles que portes, doubles portes à ouvrir, gardiens à fasciner, gens d’Écouen à éviter, vigies naturelles de la maison, qui n’auraient pas manqué de ramener les deux fugitives.

Le grand-chancelier reçut la nouvelle de l’enlèvement au milieu de la nuit, et sa réponse, qui parvint avant le jour à madame Campan, fut qu’il en parlerait à l’empereur, n’osant prendre sur lui l’exécution de mesures capables d’attirer une attention scandaleuse sur l’institution.

Quand, au petit lever, Napoléon eut pris connaissance de l’événement, il fit quelques questions sur l’âge et la famille des deux pensionnaires; il demanda le réglement intérieur de la maison. Après l’avoir lu avec sa pénétration d’aigle, il posa le doigt avec force sur un article, et sourit; puis il roula le réglement d’Écouen et recommanda au chancelier de ne rien entreprendre pour retrouver les deux pensionnaires.

Le soir, le chancelier remettait à l’empereur une lettre où madame Campan annonçait que les deux sœurs, rendues à leurs classes, ne s’étaient évadées que pour embrasser leur mère, qui les attendait dans un hôtel d’Écouen. Elles avaient été poussées à cette évasion par la rigueur du réglement, qui ne permettait aux filles de communiquer avec leurs mères qu’une fois tous les quinze jours. Elles n’avaient pu se résigner à une aussi longue privation.

—Écrivez à madame Campan, dit Napoléon, que les deux sœurs seront mises aux arrêts pendant une heure.

Mais ajoutez qu’à dater d’aujourd’hui il sera libre à toutes les pensionnaires d’embrasser leurs mères quand elles le demanderont.

Ne faites pas doubler les grilles; corrigez les réglemens: je réponds du reste.

Rappelons encore un épisode dans lequel se retrouve l’affection que madame Campan avait su établir entre ses élèves, et dont la source découlait de sa haute intelligence et de la perfection de son cœur.

A Écouen il régnait entre les pensionnaires de la Légion-d’Honneur une amitié universelle. Cette amitié était si vive et si pure qu’elle effaçait les inégalités de la naissance. Quoique ces jeunes filles fussent toutes des rameaux d’un arbre vénérable, toutes n’appartenaient pas à des familles d’une égale illustration militaire. Plus fortunée que la renommée des pères, l’amitié des enfans ne connaissait pas de différences. La fille du lieutenant appelait du doux nom de sœur la fille du général; l’héritière d’un maréchal de France avait pour confidente de ses ambitions d’étude l’orpheline du simple soldat tué à Wagram. Napoléon encourageait cette égalité. Quand il allait à Écouen, et il s’y rendait souvent, il saluait avec respect, sans distinction pour les grades plus ou moins élevés des parens, tous ces enfans dont il se disait le père.

Parmi ces jeunes élèves venues à Écouen de tous les climats, pour aller représenter plus tard la gloire de la France dans leur patrie, il en était trois dont l’attachement était si profond qu’on le citait comme un modèle, même dans une institution où, je l’ai dit, l’émulation n’atteignait jamais aux limites de l’envie, et où le succès des unes était le bonheur des autres. Et quels succès! Les prix annuels étaient proclamés par le grand-chancelier de France, et les couronnes de laurier étaient posées sur la tête des élèves par l’impératrice, la femme de Napoléon!

Ces trois élèves se nommaient: Marie, Clarisse et Hortense. Marie était la fille d’un pauvre sous-lieutenant, qui avait perdu la vue par suite d’un coup de feu dans les campagnes du Rhin; Clarisse était la fille d’un de ces généraux que la guerre avait enrichis, et auxquels Napoléon avait donné des principautés, en attendant mieux; et Hortense, la troisième amie, était encore d’une plus illustre naissance.

Je ne sais si les trois amies étaient les meilleures élèves de madame Campan, mais elles marchaient d’un pas si égal dans leurs études, qu’aux distributions des prix, on était toujours sûr d’entendre prononcer leurs trois noms à la suite par le grand-chancelier, et de les voir toutes trois se lever pour recevoir la même récompense.

Seulement, tandis que la foule des mères applaudissait, tandis que des mains de généraux couvertes de cicatrices saluaient Clarisse et Hortense, les filles de leurs camarades, il y avait dans un coin une mère qui n’applaudissait pas. Comment l’aurait-elle pu? Ses mains étaient sur ses yeux. C’était la mère de Marie, la femme du pauvre sous-lieutenant blessé d’un coup de feu pendant les campagnes du Rhin.

Des années s’écoulèrent, et l’intimité des trois jeunes pensionnaires ne s’affaiblit pas; mais elle fut soumise un jour à une rude épreuve, à une de ces épreuves dont la pensée remplit les yeux de larmes. Il fallut se séparer! De trois ne rester plus que deux! Qu’allait devenir celle qui partait? Que deviendraient les deux autres amies? Plus de plaisir aux récréations tant désirées, sous les tilleuls d’Écouen, le soir, quand le vent parlait de Paris, la grande ville, et se parfumait de l’odeur résineuse des bois de Chantilly. Il fut versé bien des larmes entre ces tourelles, derrière ces murs couverts de lierre et auprès de cette chapelle d’Écouen.

Celle des deux amies qui quittait les deux autres, c’était Marie; sa mère étant morte, le sous-lieutenant aveugle avait besoin de sa fille pour soutien et pour compagne.

Promettons-nous, dit Clarisse, la fille du général,—celle qui bientôt allait aussi quitter Écouen, mais pour paraître dans le monde le plus brillant,—jurons-nous, quoi qu’il nous arrive dans notre vie, de nous trouver dans dix ans, à dater d’aujourd’hui, à la grille des Tuileries.

—Oui, s’écria Hortense, je te le jure, Clarisse; je te le jure, Marie, dans dix ans, je serai à la grille des Tuileries. Y seras-tu, Marie?

—En doutes-tu, Hortense? En doutes-tu, Clarisse?

—Georges, dit Hortense à un des jardiniers d’Écouen qui se trouvait là, soyez témoin de ce serment:—Moi Hortense, Clarisse et Marie, nous nous jurons de nous réunir dans dix ans, à pareil jour, à pareille heure, à six heures du soir, à la grille des Tuileries.

Et Marie quitta Écouen.

Trois mois après, Clarisse en sortit et se maria. Un an ne s’était pas écoulé depuis le départ de Clarisse, qu’on retirait Hortense de l’institution de madame Campan; son éducation était finie.

Dix ans! dix ans passent vite dans le monde, et surtout quand on est heureuse comme Clarisse était appelée à l’être. On parlait du luxe de sa maison, de la distinction de ses manières; enfin elle se lança avec tant de pompe à la suite de son mari, un des plus riches banquiers de l’Europe, que bientôt on la perdit de vue.

Si dix ans sont un jour dans la vie d’une femme heureuse, que sont-ils pour une grande dame comme le fut Hortense, qui avait plus que de l’or, qui avait des titres et ne voyait rien au-dessus d’elle?

Quant à la pauvre Marie, elle n’avait ni équipage, ni maison, comme Clarisse et Hortense; elle n’avait sans doute qu’un père à consoler et à conduire au soleil, qu’aiment tant ceux qui ne peuvent plus le voir.

Enfin huit ans s’écoulèrent, neuf ans, vint la dixième année, vint le jour convenu, le jour solennel où les trois amies d’Écouen avaient promis de se rencontrer à la grille des Tuileries, quels qu’eussent été les événemens de leur vie.

Ce jour tombait un dimanche; on était en automne; les Tuileries étaient dorées de leurs feuilles qui commençaient à jaunir; c’était, comme toujours, derrière les grilles de beaux arbres, derrière les arbres des statues, à travers les arbres et les statues des jets d’eau, à gauche le château, au fond le dôme d’or des Invalides.

Plaçons-nous à la grille des Tuileries, et attendons; voici l’heure. Six heures moins dix minutes, personne encore; six heures moins cinq minutes, personne encore!

Il n’y a donc pas d’amitié sur la terre?

Six heures moins une minute, et personne! personne!

Six heures!

Une voiture à quatre chevaux arrive, s’arrête: des chevaux anglais, de l’or sur les roues; la portière s’ouvre.

Une femme très-jeune encore descend et regarde de tous côtés; elle est belle, elle est somptueusement parée; on se presse à la grille des Tuileries pour l’admirer.

Cette dame, c’est Marie, la pauvre Marie, la fille du lieutenant devenu aveugle à la suite d’un coup de feu dans la campagne du Rhin.

Comment était-elle si riche? Voici: l’empire s’était écroulé; la restauration avait rendu aux parens de Marie tous les biens dont la révolution les avait privés.

Je vous ai dit que dix ans se passaient vite; l’empire de Napoléon était passé avec eux.

Mais tandis que Marie cherchait encore autour d’elle, vêtue d’une robe modeste, dans une tenue dont la propreté ne cachait pas la misère, une femme la salue avec respect et s’approche d’elle avec indécision.—Marie est dans les bras de Clarisse.

Clarisse, la fille du général, la riche Clarisse, était ruinée, et ruinée depuis long-temps. A la suite de funestes opérations de banque, son mari avait fait faillite et était parti pour l’étranger.

Tu me raconteras ton histoire à mon hôtel, interrompit Marie: tu ne me quitteras plus; redeviens mon amie; j’étais pauvre à Écouen, et tu m’aimais; je suis riche à mon tour, ne sois pas plus fière que moi; accepte l’égalité d’Écouen.

Clarisse allait monter dans la voiture de Marie. Tout-à-coup les deux amies se regardent.

—Et Hortense?

—Et Hortense?

—Tu sais ce qu’elle fut? dit Marie en soupirant.

—Tu sais ce qu’elle est? ajouta Clarisse en laissant tomber une larme.

Dans l’espace de dix ans, la pauvre Marie était devenue riche; l’opulente Clarisse manquait du nécessaire, et Hortense pleurait un long exil en Allemagne.

—Ne vous appelez-vous pas Marie?

Ne vous appelez-vous pas Clarisse?

Celui qui adressait cette question à Clarisse et à Marie, c’était le jardinier Georges, témoin du serment des trois amies, le soir de la séparation à Écouen.

—Ceci est pour vous, dit Georges, et ceci pour vous.

Et Georges disparut.

Les deux amies ouvrirent chacune la petite boîte que l’ancien jardinier d’Écouen leur avait remise.

Dans la première boîte se trouvait la moitié de la couronne d’Hortense, ancienne reine de Hollande et belle-sœur de Napoléon;

Et dans l’autre boîte l’autre moitié.

Créée par l’empire, soutenue par le triomphe des armes, la maison d’Écouen partagea toutes les vicissitudes de Napoléon. Lorsqu’il tomba, sa fondation s’écroula avec lui.

Nos revers militaires amenèrent, à la suite de la campagne de France, l’armée de la coalition dans les plaines de Paris. Après avoir bouleversé le sol de la Champagne, saccagé les villes sur son passage, incendié les chaumières pour réchauffer ses membres engourdis, elle arriva de tous les points, haletante, affamée, au pas de retraite, en lambeaux, sur ses chevaux altérés et maigres, en vue de la capitale. La capitale, cette France d’un million d’hommes, et d’hommes plus vieux que les soldats d’Aboukir, plus jeunes que les recrues de Lutzen; la capitale, ce corps de réserve intact, ce bataillon sacré du pays, auquel il ne manqua pour vaincre qu’un Napoléon bourgeois, qu’un écolier de Brienne; moins que cela, qu’un de ces commissaires dévoués à la mort, dont la convention nationale embrasait l’ame pour livrer une dernière bataille, décisive, mortelle; moins que cela, une heure de la Terreur de 93; la Terreur, ce roi qui régna quand il n’y eut plus de roi; la Terreur, ce législateur qui gouverna quand il n’y eut plus de loi; la Terreur, ce grand capitaine qui, ayant chassé l’ennemi des frontières, pouvait bien le repousser une seconde fois de nos murs: car l’épée était rompue, la plume des négociations écrasée, le dévouement douteux, les soldats vieillis ou morts, les généraux amollis, le trésor épuisé, la gloire maudite, la trahison partout, la France envahie, l’ennemi là. L’ennemi pressentait cette heure de désespoir qui sauve les pays. Il craignait tout du peuple depuis qu’il avait vaincu les soldats; il n’avançait qu’en hésitant. Il glissait sous le sabot de ses chevaux plutôt qu’il n’avançait. Jamais fuite n’eut l’épouvante de cette attaque; jamais redoute escarpée, à pic, hérissée de canons la tête en bas, ne glaça de terreur comme cette masse sombre, au niveau du sol, immobile: Paris. Trois cent mille hommes, cent mille chevaux retenaient l’haleine avant de pousser leur élan contre ce bloc noirâtre, immense, posé devant eux; forteresse de désespoir, sans drapeau, sans lumière, corps d’armée de pierre. Sous un ciel éteint, sali par la brume, froid et vert comme l’océan, le jour montra Paris aux ennemis dans ses formidables proportions. Le soleil sévère de mars éclaira, et ils en eurent de l’effroi, le Panthéon et le dôme d’or des Invalides, deux capitaines, s’élevant avec leurs casques de bataille sur vingt mille maisons, immobiles soldats de la grande armée du sol. Les vainqueurs de la veille doutèrent de leur victoire de la journée. Montmirail leur avait bu tant de sang, qu’ils calculèrent s’il leur en restait encore assez pour arriver jusque là, pour entrer dans ces murailles toutes pleines d’hommes, de canons, de pierres, de vengeances. Les avant-postes firent quelques pas en avant, mesurèrent la solitude menaçante de la campagne; puis ils s’arrêtèrent et regardèrent derrière eux. Derrière eux, les cavaliers de l’Ukraine se haussaient de leur orteil sur leur étrier de corde, et regardaient aussi; derrière les cavaliers et les artilleurs, nuées poussées par des nuées, les fantassins apparaissaient entre les échappées des bois, et pâlissaient après avoir vu; chaque espace supportait un étonnement, chaque tronc d’arbre laissait passer la moitié d’une terreur, chaque branche cachait une épouvante.

Pourtant les canons eurent du cœur pour les hommes; ils s’enhardirent, ils tonnèrent, ils lancèrent des boulets dans la terre rouge des campagnes; semence de fer, grêlons d’acier que le laboureur trouva plus tard dans ses sillons meurtris. Vers midi, ralliés sur une ligne courbe de quinze lieues, cheval contre cheval, bataillons pressés contre bataillons, canons derrière des canons, cent mille chevaux n’en faisant qu’un seul d’une seule crinière, d’un seul œil qui voyait cent mille fois Paris, d’un seul sabot qui frappait quatre cent mille fois la terre, cuirasses formant une plaque d’une horizon entier, myriades d’hommes qui coudoyaient cet horizon, masse monstrueuse, compacte, ailée de ses innombrables drapeaux, ébranlant l’air par sa respiration, ils s’avancèrent enfin contre la ville muette. L’Europe avança.

Entre Paris et cette armée formée de cinq ou six armées, un pensionnat de jeunes demoiselles était placé. Écouen et ses trois cents pensionnaires se trouvaient sous la sauvegarde des Prussiens, des Russes et des Cosaques qui arrivaient. Frappant l’attention par sa situation élevée au milieu de la grande route, dominant la campagne comme une position militaire, le château d’Écouen allait immanquablement être fouillé et occupé par l’avant-garde de l’armée. Et quelle armée! aigrie par les défaites, l’heure d’après chaque victoire, toujours affaiblie par ses victoires mêmes, devenue impitoyable à force de contrariétés, décidée à en finir avec cette France si dure à mourir; et quelle proie à saisir au passage! Un pensionnat de demoiselles, de trois cents jeunes filles, timides, faibles, belles de leur frayeur, soumises par l’épouvante, déjà fascinées par les hurlemens du lion qui rôdait. Quelle riche revanche à prendre sur les filles de ces soldats, de ces séduisans capitaines, dont les galanteries avaient autant causé de ravages que les armes en Italie, en Allemagne, en Espagne! Jamais plus facile occasion de se venger de ces conquêtes de garnison, marquées par tant de jalouses préférences en faveur des Français. Les représailles étaient un droit de guerre. Passant par-dessus les motifs de séduction, les vainqueurs feraient triompher la loi du talion aux yeux même de la capitale. Désormais les Français seraient plus circonspects à se vanter de leurs triomphes sur les Saxonnes, ces femmes si nombreusement belles et faciles, dit un proverbe allemand, qu’elles viennent aux arbres, où les Français n’eurent que la peine de les cueillir.

Et pas de moyens de fuite! Écouen est en plaine. Quatre lieues découvertes d’Écouen à Paris. La chaussée est déserte: les boulets seuls la traversent. Risquez trois cents jeunes filles sur cette chaussée, pour les faire couper en deux par les boulets. Et pour aller où? Paris s’est barricadé de porte en porte. Rien ne pénètre dans Paris.

Ce fut une horrible situation, un moment de délire, une douleur dont aucune mère n’a d’idée, les mères qui ont tant de douleurs, pour la pauvre et faible directrice de la maison d’Écouen, de voir tant d’enfans se pressant autour d’elle dans une vague épouvante, et lui demandant de les sauver; enfans dont elle répondait devant la nation, devant Dieu et devant leurs mères, ce qui est plus que Dieu; enfans qu’elle avait juré de rendre à leurs mères, blanches comme leur trousseau, vertueuses comme elle les avait reçues; enfans qu’elle chérissait par les soins qu’elle leur avait prodigués, par la gloire qu’elles avaient répandue sur sa longue carrière d’honneur, et par les caresses qu’elle leur donnait, le soir, quand elles étaient toutes alignées dans leur lit de lin, le matin, quand elles revenaient de la prière, le front blanc et pur de l’eau fraîche où elles s’étaient baignées.

Toutes pleuraient, et elle pleurait avec toutes. On alla dans la chapelle et l’on pria. Peu savaient le danger qu’elles couraient. Elles s’agenouillèrent dans la chapelle, dont les vitraux s’ébranlaient au bruit du canon. La mystérieuse terreur des sacrifices antiques planait sur cette scène. Les chants des pensionnaires s’arrêtaient de temps en temps pour laisser entendre la canonnade continue de l’artillerie dans la campagne. Toutes ces têtes gracieuses s’abaissaient alors; les yeux se fermaient; les mains se joignaient à d’autres mains; pendant une heure entière, cette oraison, cet adieu déchirant de l’innocence, monta vers le ciel sur les ardentes colonnes de la fumée des combats.

Puis, quand Dieu fut chargé de cette immense responsabilité, trop forte pour une pauvre mère, la directrice d’Écouen dit à toutes ces filles, dont les pères et les frères mouraient au même instant, de venir l’embrasser pour la dernière fois.

Et comme on entendait déjà le bruit des roues de fer de l’artillerie, criant sur les pavés de la grande route, elle et ses élèves montèrent sur la terrasse qui domine l’horizon. L’horizon marchait: un horizon d’hommes.

Là, madame Campan fit appeler les quatre soldats et le caporal que le général Hullin lui avait envoyés pour la défendre contre trois cent mille hommes, les trois pompiers et les deux gardes-chasse attachés au service de la maison; et jugeant, avec raison, que cette apparence de résistance, toute faible qu’elle fût, pouvait la compromettre auprès des ennemis, elle les congédia, pleine d’attendrissement pour le dernier dévouement dont ces braves gens voulaient se rendre dignes. Elle fut sourde à leur protestation de mourir en défendant l’établissement. Ils furent obligés de partir. Pas un homme ne resta. Seulement elle envoya par l’un d’eux, au général russe Saken, une lettre où elle mettait sous sa protection de vainqueur, d’homme et de chrétien, l’établissement d’Écouen et l’honneur de cinq ou six cents familles. Quel sort pouvait avoir cette lettre?

Aucun devoir ne restait plus à remplir.

Alors madame Campan, après avoir fait placer toutes ses pensionnaires sur la terrasse, en vue de l’ennemi, ordonna qu’on ouvrît toutes les portes, et alla se placer sur les marches de l’entrée, afin de mourir la première.

Jusqu’au soir de la grande bataille, les filles d’Écouen, dont les pères étaient morts ou mouraient dans les fossés de la route, attendirent.

A la nuit, quatre soldats russes firent retentir leur talon de fer sur les marches du perron; un frisson parcourut la maison.

Ils se présentèrent devant madame Campan.

Saken avait reçu la lettre.

L’un des quatre soldats russes était décoré de la Légion-d’Honneur.

Des exemples n’indiquent-ils pas la nécessité de mesurer l’opportunité des établissemens à l’esprit des temps? Saint-Cyr fut une admirable fondation sous la monarchie fortement catholique de Louis XIV. Une parfaite harmonie existait entre la loi des héritages qui dotait les aînées au préjudice des filles cadettes, et la loi religieuse qui offrait un asile, une éducation, ménageait un avenir à celles-ci. Par Saint-Cyr, j’entends et j’explique toutes les institutions monastiques. Admise dans l’état, la religion étayait par dévouement, endoctrinait par intérêt de corps, et s’appropriait, par excès du pouvoir qu’on lui avait abandonné, tout ce que la société laissait tomber de ses mains mal jointes. C’était peut-être un abus; mais un abus qui en surveille un autre, pour qu’il ne devienne pas plus grand, ne mérite pas absolument du mépris.

Saint Basile, saint François, saint Augustin, saint Dominique, apparurent comme des législateurs au sein d’un monde plein de confusion. N’étant pas rois, ils furent saints; à défaut de lois, ils publièrent des règles. Voilà leur sainteté! Ces grands hommes eurent l’intelligence sociale qui manquait aux souverains de l’époque pour gouverner. Regardez-y de près, et écartez un instant la lampe biblique qui élève deux rayons mystérieux au sommet de leur front. Ces sages découvrirent que les maux de l’homme étaient infinis, ainsi que ceux de la femme. Poussés par une idée religieuse, ils enfoncèrent leurs mains dans les ténèbres, et bâtirent à pierres perdues. Pour chaque infirmité ils créèrent un remède. La maladie aux mille faces hideuses eut ses mille hôpitaux: la pâle faim, qu’aucune industrie ne pouvait assouvir, trouva des tables abondamment servies dans des salles silencieuses: la virginité, et celle que voulait conserver le cœur, et celle qu’imposait la pauvreté; le veuvage, exposé à la pitié ou au libertinage, eurent, la virginité des cellules inviolables, le veuvage des occupations maternelles auprès des orphelins qui devenaient des filles et des fils par les liens de la charité. Les membres de la colonie humaine, brisés par la conquête étrangère, à la merci de l’épée et du bâton, se réunirent, se rapprochèrent à l’unité fécondante des monastères, palpitèrent, vécurent, furent la société.

Poursuivons l’histoire des pensées fondatrices.

Il y a un immense élan de générosité dans la pensée de Napoléon, lorsqu’il ouvre Écouen aux filles et aux nièces de ses compagnons d’armes. Pour la première fois, la reconnaissance de l’état se trouve de niveau avec le dévouement des sujets. L’état paie, par de l’honneur versé sur la famille, par de l’instruction à l’enfant, le sang qu’a prodigué au pays le chef de cette famille, le père de cet enfant. C’est presque faire aimer la blessure que de la soigner avec tant de religion; c’est avoir légitimé l’ambition du conquérant que d’avoir amené la nation à adopter les descendans de celui qu’on a mutilé pour conquérir.

Napoléon fit cela, et il savait bien pourquoi. Celui qui ne se trompait jamais, même en cessant d’être généreux, lorsqu’il l’était se comprenait sans doute.

Napoléon avait fait un camp de la France, mais un camp antique, à la manière des vieux guerriers romains. Tout s’abrite sous sa tente, soutenue par des lances: les mœurs, le commerce, les arts. Nos montagnes sont des remparts, nos fleuves des fossés, nos villes des casernes. La France s’appelle légion. Tout ce qui flotte est drapeau; tout ce qui tonne, canon; tout ce qui parle, proclamation; tout ce qui marche, soldat. Écouen sort du milieu de la poudre; Écouen est un beau pavillon de soie et d’or qui s’élève au bruit des fanfares. L’empire a son idéal, son Olympe militaire, beau à rêver dans les nuits étoilées du bivouac. Écouen se peuple, pour l’imagination des soldats de Marengo et de Friedland, de jeunes filles rêveuses, endormies sous des drapeaux, assises sur des affûts de canon, appuyant leurs mains blanches sur des épées d’or, ou debout, attachant à des uniformes déchirés par le sabre les étoiles d’honneur de la constellation impériale, dont Napoléon est le soleil. Quand le jeune soldat s’est bravement battu, quand il a reçu un coup de sabre au front, il espère la croix et une femme instruite par Écouen, dotée par le pays. La gloire se marie à la gloire; l’empire ne se mésallie pas. Le capitaine épouse la fille du colonel; l’orpheline d’un général accepte la main victorieuse d’un sous-lieutenant. C’est à faire de la France une famille martiale, un androgyne armé, une idée invincible.

Le temps manqua à l’œuvre; la France fut brisée à la poignée. Vous le savez.

Écouen cessa d’être le dépôt des demoiselles de la Légion-d’Honneur. Sous d’autres réglemens, et surtout dans un autre esprit, l’institution fut transférée à Saint-Denis, où elle est encore. Nous avons pris d’un peu haut ce que nous avons à dire sur cette institution à notre époque; disons-le.

Regardons autour de nous, et demandons-nous ensuite si l’établissement de la Légion-d’Honneur a la même signification aujourd’hui qu’autrefois; s’il n’est pas une reconnaissance nationale qui étonne par ses proportions, comparée aux services rendus; s’il n’est pas un prétexte pour donner la croix d’honneur aux pères qui, à défaut de gloire, ont le bonheur d’avoir des filles?

Nous serions disposés à fermer les yeux sur les raisons qu’a le gouvernement d’être généreux, ce qu’en aucun cas il n’est prudent de lui reprocher, si du moins il ne nous était démontré qu’il y a malheur réel pour les filles de la Légion-d’Honneur à recevoir l’éducation de ces sortes d’établissemens, au nombre de trois, nous pensons.

Le monde a-t-il, comme sous l’empire, une place pour elles, lorsque, toutes belles, délicatement élevées, dédaigneuses, avec quelque raison, de la bourgeoisie, elles sortent de cette institution militaire? La tradition d’estime qui les faisait accueillir en 1812, et leur préparait dix alliances pour une, s’est-elle conservée à travers une restauration plus dévote que militaire, et est-elle venue jusqu’à nous, société marchande et financière? Où est la foi vive qui, à l’extérieur, réponde à cette tradition? Napoléon est déjà césar; les idées qui lui ont survécu ont tort: le bronze les étouffe. La fille du capitaine comptera-t-elle sur la main du lieutenant? Où est le lieutenant? où est la grande armée? Et si ces colonies militaires sont tellement réduites, que sur vingt pensionnaires on en compte à peine deux vraiment filles de soldat, tandis que le reste appartient à des origines bourgeoises, n’est-il pas exact de publier que ces filles reçoivent une éducation menteuse, décevante, usurpée sur l’éducation des reines? J’en conviens, on danse à ravir aux divers établissemens de la Légion-d’Honneur; on y apprend à peindre avec goût; l’art de bien dire, de se bien tenir et celui de bien penser, je présume, y sont enseignés avec une incontestable supériorité. Je crois qu’on y excelle sur le piano et même sur la harpe. Il ne serait pas impossible que le blason y fût en honneur.

Où logerez-vous ces chefs-d’œuvre qui sortent de là avec 400 francs de dot? Avez-vous beaucoup de princes Louis Bonaparte pour faire des reines de Hollande de ces Hortenses du faubourg Saint-Martin? Quel petit marchand osera mesurer son actif avec l’immense avenir promis à ces demoiselles, dont la moindre prétention est peut-être d’avoir une harpe de 5,000 francs, sortie des ateliers harmonieux de Pleyel; un piano d’Érard, du même prix; un ameublement gothique de Chenavard, des bronzes de Thomire?—Savez-vous tenir les livres? Je le vois, il faut décidément des époux gradés aux pensionnaires de la Légion-d’Honneur, et, en conséquence, la guerre, et le vent n’y est pas; et la guerre perpétuelle: c’est encore plus difficile; et ensuite un Napoléon qui gagnât Austerlitz et Friedland. C’est trop cher, de pareilles dots.

Quel remède à ceci? Fermer l’établissement de la Légion-d’Honneur, comme la révolution ferma les couvens. Un chevalier de Malte n’est pas, de nos jours, une anomalie plus choquante qu’une demoiselle de la Légion-d’Honneur. Cependant finissez-en avec générosité: mariez toutes ces demoiselles.

Les contestations judiciaires qui se sont élevées relativement à l’exécution du testament du prince de Condé ont entraîné, entre autres résultats, l’annulation du legs d’Écouen, que ce prince destinait à un établissement où auraient été reçus les fils des émigrés vendéens. Par suite des changemens survenus dans la forme de l’état, ce legs a paru aux législateurs d’une réalisation impossible; et sans y avoir égard, le château d’Écouen est retourné au légataire universel, M. le duc d’Aumale.

Nous n’avons pas mission de conseiller les rois ni d’apprendre à leurs fils que la volonté des mourans est chose pénible à fouler aux pieds. Sans moraliser les trônes d’un ton si haut, ne pourrait-on demander si, parmi toutes les destinations qu’on essaiera, et cela sans succès, de donner au château d’Écouen, celle dont le prince de Condé avait eu l’idée ne mériterait pas d’être appréciée? Tout n’est pas à rejeter d’une inspiration généreuse. Si, des fils de Vendéens, il n’y avait à espérer que des hommes révoltés contre l’état, nul doute que l’institution projetée par M. le prince de Condé ne fût une insulte pour le pays. Le pays ne doit ni science ni lumières à qui tournera sa force contre lui. M. de Condé avait des sympathies plus raisonnables. Le legs d’Écouen était une récompense, une preuve de bon souvenir, donnée à des affections militaires nées autrefois dans les mauvais temps de l’exil, et non un encouragement à des principes que M. le prince de Condé savait bien ne pouvoir plus se perpétuer. Voici plutôt comment il comprenait le but et l’utilité du bienfait qu’il léguait aux enfans de ses compagnons d’armes. Sans altérer les traditions de royalisme des pères, il aspirait à rendre dans le cœur des enfans la foi monarchique plus pure, plus éclairée, plus nationale. A une génération d’hommes sauvages, rudes dans leur fidélité, poussant le dévouement jusqu’au crime, il voulait faire succéder des hommes forts par la parole, à une époque où elle est tout; égaux en lumières avec qui que ce fût, redoutables à la tribune, où les opinions triomphent, de nos jours, mieux qu’au fond des bocages, à la lueur des mousquets. Qui osera interpréter autrement, sans outrager la raison du testateur, le legs en faveur des enfans vendéens?

En admettant même que les espérances du prince de Condé n’eussent pas été aussi désintéressées, il y a au bout de tout enseignement mille destinées imprévues qui eussent trompé ses calculs. A qui est-il permis de s’assurer d’avance le bénéfice d’une éducation? Qui a jamais su sur quelle doctrine sociale se grefferait la science acquise? L’homme sème, Dieu fait croître. Des jupes noires de la scolastique est sorti le hideux matérialisme du dix-huitième siècle.

Ouvrez donc sans crainte Écouen, ses vastes salles d’études, ses cours solitaires, aux enfans des Vendéens. Une fois sous votre clef, vengez-vous, mais vengez-vous bien! Les pères ne savaient pas lire; que les enfans lisent, écrivent, calculent! Les pères brûlaient; que les enfans apprennent à bâtir! Ceux-là étaient incendiaires, ceux-ci seront architectes; les uns cultivaient à peine une terre aride, les autres connaîtront l’industrie qui féconde les marais, promène la charrue dans les plaines et répand du gazon sur les rochers! Les pères se cachaient dans les joncs; les fils se promèneront à travers les blés! Les pères n’obéissaient à aucune loi, les fils les respecteront toutes, parce qu’ils les comprendront et parce qu’ils les auront faites! Et par là vous aurez, sans subornation, étouffé les germes de la guerre civile, déplacé, du moins pour long-temps, son principal foyer, et, du même coup, accompli le vœu du prince de Condé!

Chargement de la publicité...