Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I
MARQUISAT DE BRUNOY.
I
Ce village perdu entre deux ou trois forêts qui se disputent à qui l’enveloppera le mieux d’ombre, de fraîcheur et de silence, ces cent cinquante maisons dont il se compose, ces tuyaux de cheminée qui fument joyeusement au-dessus des peupliers pour annoncer au loin que la broche n’est pas un instrument inconnu dans l’endroit; ces belles oies bleues, noires, blanches, dodues et criardes, qui vous haranguent, les ailes déployées, à l’entrée de la pacifique localité; ces truies grasses comme des procureurs, errant en liberté et par escouade, à la manière des chiens de Constantinople; ces poules qui font la boule dans le sable, ces coqs qui chantent au premier étage, ces chats bien fourrés dans leur pelleterie soyeuse brossée par le bonheur, endormis au bord des toits de chaume; ces enfans qui semblent être nés il y a une heure après la pluie, sous un rayon de soleil; ces petits intérieurs rustiques où la table de chêne, le râtelier de roseau garni d’argenterie de plomb, le lit tiré à quatre épingles, révèlent de quoi se compose la félicité des locataires; ces habitans occupés à dépecer des moutons, à les hacher, à les embrocher, à les larder de lavande et de thym; ce bruit éternel de friture, cette vapeur de cuisine qui roussit l’air, ce pain passant par chaudes pannerées au front de toutes les portes; ces chaudrons de cuivre dont le fond étamé luit au soleil, qui, descendu sur un rayon, semble y manger l’enduit de confiture dont ils sont vernissés; ces vases de lait pour la crême, ces brocs de vin pour la matelote, ce château où le concierge ce n’est personne, et où le propriétaire c’est tout le monde, et où tout le monde entre en effet, et d’où chacun sort, qui avec un habit neuf, qui avec le ventre plein, qui avec une femme dotée, qui avec du vin jusqu’aux yeux, qui avec une chape d’or brodée; ces roses semées partout et en si grande quantité qu’il y en a pour quinze mille francs; ces jets d’eau qui au lieu d’eau lancent à cent pieds de la clairette de Limoux et enivrent les mouches au passage; ces tables dressées dans le château, chacune de cinquante couverts; ce seigneur de dix-huit ans, riche à quarante millions, pâle, l’œil vif, la physionomie spirituelle, tutoyant les palefreniers par qui il est tutoyé, s’asseyant sur le genou des nourrices, et faisant asseoir des enfans sur ses genoux: tout cela, ce n’est pas le pays de Cocagne, rêve de quelque poète affamé; c’est Brunoy tel qu’il fut un jour du dix-huitième siècle et à peu près depuis 1767 jusqu’en 1776, pendant neuf ans; Brunoy, village à cinq lieues de Paris, sur la petite rivière d’Hyère, entre le grand chemin de Brie-Comte-Robert et celui de Melun, à un quart de lieue de la forêt de Sénart.
Aucun enchantement n’avait présidé à la construction du château de Brunoy, cascade de toutes les prodigalités où s’abreuvait le bourg de ce nom, composé à peine de six cents habitans. L’enchanteur fut un financier.
Bâti par un garde du trésor royal nommé Brunet, il fut vendu à M. de Montmartel, l’un des quatre frères Pâris, munitionnaires généraux, devenus si riches de si pauvres qu’ils étaient auparavant, que l’aîné, Pâris de Montmartel, anobli récemment, prit dans l’acte de baptême de son fils aîné et unique le titre de comte de Sampigny, baron de Dagouville, seigneur de Brunoy, de Villers, de Fourcy, de Fontaine, de Château-Neuf, etc., conseiller d’état, garde du trésor royal.
Outre ses titres et ses châteaux, M. Pâris de Montmartel acquit aussi une femme, qui n’était autre que Mlle Marie-Armande de Béthune, fille de Louis, comte de Béthune, lieutenant-général des armées navales. Le fils d’un hôtelier des Alpes s’allia à la race des Sully.
De cette union naquit, l’an 1748, le célèbre marquis de Brunoy, l’homme qui peint le mieux l’agonie du dix-huitième siècle, figure triste, figure bouffonne, marquée au front de la fatalité et à la joue des taches de la débauche, un de ces hommes qui finissent à la fois un siècle, une race, un nom, une immense fortune.
Élevé avec les plus tendres soins sous les yeux d’une mère qui le trouvait assez beau pour ne pas lui tenir compte, en l’aimant, de l’extraction médiocre de son père, chéri de M. de Montmartel, son père, qui ne croyait pas de son côté être dispensé de lui donner une bonne éducation, parce qu’il était gentilhomme et qu’il serait un jour quarante fois millionnaire, le jeune comte de Brunoy reçut des leçons en tout genre des hommes les plus remarquables de l’époque. Il répondit moins par son aptitude que par une étonnante facilité de conception aux efforts de ses excellens parens sous la haute protection desquels il fut accueilli dans le monde et bien reçu d’abord à la cour. Le jeune marquis offrait le modèle de cette existence pleine de paresse et de belles manières qui nous semble fabuleuse après la révolution, qui la remplaça par de si rudes mœurs. Se lever à midi, passer du sommeil du lit au sommeil du bain, se rajeunir dans des détails de toilette, qui sont la plus ravissante futilité de la vie; livrer son corps assoupi aux mains délicates d’un perruquier qui vous enveloppe d’une atmosphère de poudre odorante, et fait à loisir de votre visage un beau pastel de La Tour; essayer de se mettre debout sur des tapis, gazons artificiels, où accourent sans bruit, mais avec empressement, quatre valets, les uns pour vous passer les bras dans les manches de votre habit du matin, les autres pour introduire votre pied dans la chaussure brodée, tandis que votre jabot se déploie sous vos doigts chargés de brillans; recevoir, dans le salon où le déjeuner vous attend, des amis riches en projets de parties pour la journée; effeuiller tous les événemens de la veille, sans s’intéresser à aucun; ou bien discuter gravement pour savoir qui a tort de Mme Dubarry, qui veut marier le danseur d’Auberval avec Mlle Arnould, ou du danseur d’Auberval qui a refusé par rapport aux mœurs; aller de là à Saint-Sulpice pour entendre les nouvelles orgues, puis rentrer pour changer d’habit, et paraître décemment au Palais-Royal, où M. le duc de Chartres préside à des embellissemens extraordinaires, tel qu’un éclairage à l’huile composé de cent cinquante lanternes; se rendre au dîner de M. le prince de Marsan, qui rappelle, par ses fêtes et ses comédies où ne jouent que des personnes de qualité, les fameuses réceptions de M. le comte de Clermont; se retirer au petit jour, et trouver sur sa table une invitation pour être de la chasse du roi à Compiègne le lendemain; avoir vu tous ses désirs accomplis, toutes ses joies satisfaites dans les heures ni trop courtes ni trop longues de la journée; avoir eu de l’esprit envers tous, de l’adresse au manége, de la grâce auprès des femmes: tel était le résumé d’occupations qui pouvaient dresser, à quelques variations près, à cette époque, un jeune marquis de vingt ans, qui n’était pas escroc comme le Chevalier à la mode de Dancourt, ni empoisonneur de femmes comme le marquis de Sade.
Le marquis de Brunoy parut à la cour avec un luxe dont peu auraient soutenu la rivalité, surtout à une époque qui se ressentait encore vivement de la banqueroute de Law. Rien ne lui coûta, ni des équipages admirés de tout Paris, ni un ameublement dont il fallait se hâter de louer le goût exquis, car il en changeait à chaque saison, ni une existence enfin où tous les plaisirs délicats étaient admis, sans mélange d’excès, si ce n’est celui d’une prodigalité bien pardonnable à un jeune homme, héritier présomptif de quarante millions. Quand son nom vient à se montrer plus tard dans les Mémoires secrets, ce n’est que pour y réclamer une publicité de folie, et non d’immoralité. Le caractère de ses dissipations est alors aussi étonnant que sa fortune, s’il n’en justifie pas l’abus.
Les cours les plus populaires, les plus corrompues, comme celle de Louis XV, sont des pays ténébreux où, avec la plus cynique liberté de manières, on en revient toujours, à des heures données, à se demander compte des qualités de naissance d’un homme. Si les titres humectés par le vin tombaient au fond du tonneau, sous le règne bachique de Louis XV, on les retrouvait au fond du tonneau quand le vin était bu. Lorsque le sang-froid était revenu, on eût rougi d’être tombé sous la table avec un homme de rien ou de peu. Quelque philosophe qu’on fût, on voulait savoir avec qui l’on s’encanaillait: c’était bien le moins.
Ce fut un prétexte admirablement trouvé pour blesser la fierté du jeune marquis de Brunoy, que la précocité de sa noblesse de finance. Les haines se résolvent en poison invisible là où les épées d’acier ne sont jamais tirées peur une injure, car on n’injurie pas à la cour. On fait estropier votre nom par le domestique qui annonce; on rit alors de l’antiquité d’une race dont un valet ne peut épeler les premières syllabes inconnues. Quelques-uns prennent votre défense, dont on leur sait bon gré, par une charité polie; autre moyen d’assassiner. Vous rougissez, on rit; vous êtes ridicule, vous êtes mort.
Nul n’a jamais su quel affront de ce genre reçut le jeune marquis de Brunoy, mais tout-à-coup, dans l’intervalle d’une nuit à l’autre, il changea sa vie, ses mœurs, ses goûts, son caractère; il comprit, s’il avait été offensé, qu’on ne tuait pas en duel une opinion représentée par des milliers d’hommes; il renonça à la vengeance du sang; il se démontra sans doute aussi qu’il ne fallait pas chercher à prouver qu’un gentilhomme de cinquante ans est tout aussi noble qu’un gentilhomme de mille ans de généalogie. Qui aurait décidé la question? le peuple? il se proposait de trancher la difficulté, dans vingt ans, en pleine place de Grève. Il eût bien voulu, sans doute, se cacher au fond de ses mines d’or, et de là mépriser qui l’avait méprisé; mais il était trop tard. Le marquis avait recherché les gens de qualité avec l’avidité d’un parvenu, il s’était frotté à eux pour se parfumer de naissance; son dédain sans noblesse eût été de la rancune et non de la fierté. Comme elle était jeune, hautaine, et primitivement du peuple au fond, son ame dut rugir dans sa poitrine.
Il sauta sur une idée étrange; rentré chez lui, la honte dans le cœur, il foule son chapeau, déchire ses gants, maudit la cour, lance son épée à travers une glace; il sonne, ses ordres sont donnés; on vendra son mobilier dans la journée, à vil prix, comme on pourra; il faut s’en débarrasser au plus vite; tableaux, tapis, glaces à qui les veut; ce qu’on n’a pas le temps de donner, on le brise; plus de train de maison à Paris; relations rompues sur-le-champ, fêtes contremandées; on renvoie les invitations qu’on a reçues, on retire celles qu’on a envoyées; l’hôtel est en vente, les équipages de ville sont vendus.
Qu’est devenu le marquis de Brunoy? se demande-t-on dans les salons qui n’avaient pas encore la ressource des chambres politiques, qui avaient à peine la hausse et la baisse de la bourse pour occuper les esprits. On le cherche à Paris, à Versailles, aux petits soupers, à l’Opéra, au sermon; de nulle part il n’en vient des nouvelles. Au bout de trois jours il ne fut plus question du marquis de Brunoy.
II
Si parmi ces maçons déguenillés qui broient du plâtre, ces menuisiers qui équarrissent des poutres au soleil, ces hommes couverts de sueur qui tracent une enceinte grande à contenir une ville, vous apercevez un ouvrier infatigable, changeant de fonction à chaque instant, plus mal vêtu que les uns, plus familier que les autres, plus hardi buveur que tous, vous avez retrouvé le jeune marquis de Brunoy, conseiller secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances.
Il exhausse d’un étage le château de son père, celui qui avait suffi à l’orgueil de deux financiers, à M. Brunet, à M. Pâris de Montmartel. Il le veut plus spacieux, il le veut royal; il bâtit des communs presque aussi vastes que ceux de Versailles, dessine des cours d’honneur où pourraient tourner les équipages du roi; peut-être compte-t-il sur l’honneur d’une visite du roi!—Cela n’est pas sans exemple: Louis XIV parut bien à la fête du financier Samuel Bernard.—S’il ne peut rien changer à la primitive construction du château, il le flanque du moins de logemens sans fin. C’est un Versailles en tas. Une fois le château enflé de bâtimens, il songe au jardin, au parc, aux eaux, aux cascades. Si l’eau est trop loin, si la rivière coule à cent pas au-dessous, il prend la rivière par le coude, la violente, et l’amène entre son château et sa cascade. Lui eût-on dit: Monseigneur, il nous faut l’Océan; il eût répondu: Allez le chercher, voilà de l’or. Les travaux ne ralentissent pas; ils ne sont suspendus qu’à midi, heure à laquelle le marquis mange la soupe aux choux avec ses ouvriers. Ensuite viennent de Paris et par caravanes des chariots pleins de meubles, de tapisseries, de glaces, et d’ouvriers perchés sur ces meubles. A ceux qui leur demandent en les voyant passer dans les allées de la forêt de Sénart: «Bonnes gens, pour qui ces belles choses?» ils répondent: Pour M. le marquis de Brunoy.
Et quand le château est bâti, meublé, agrandi, planté, arrosé, que des millions ont été dépensés pour lancer des eaux sur du gazon, pour avoir du gazon autour d’une serre chaude qui renferme les végétaux les plus rares; quand le roi Louis XV pourrait entrer par cette porte ouverte dans l’axe du château, au bout d’une allée merveilleuse de perspective,—le roi et toute sa cour; alors le marquis de Brunoy réunit tous ses compagnons d’ouvrage, et leur dit:
—Si vous avez bâti le château, vous l’habiterez. Il est à vous.
Les paysans et les maçons de Brunoy pensaient que M. le marquis était devenu fou.
—Oui, il est temps de former ma maison.—Toi, La Tuile, tu seras mon valet de chambre,—six mille livres d’appointement; toi, Le Loup, mon gâcheur, tu seras mon secrétaire,—dix mille livres; toi, Renaudin, qui fais si bien la soupe aux choux, sois mon intendant; toi, le vitrier là-bas, tu rempliras les fonctions de mon officier des chasses; vous autres, qui n’êtes que bûcherons de votre état, vous passez de droit, domestiques de pied et laquais de ma maison. Demain vous irez à Paris commander des habits appropriés aux nouvelles charges que je vous destine à occuper auprès de moi.
A votre retour, nous rendrons à mon respectable père les honneurs funèbres qui lui sont dus.
III
Quelques mois après l’inexplicable isolement du marquis à Brunoy, son père, M. Paris de Montmartel, était mort des chagrins qu’il lui avait causés. Cet événement surprit le marquis, tandis qu’il achevait de meubler le château dont il ne croyait pas être si tôt le maître absolu. On a vu qu’il avait voulu l’inaugurer par un jour de tristesse filiale, et, à l’exemple des nobles familles, faire prendre le deuil à la vaste domesticité de sa maison.
Le deuil ne manqua pas d’une certaine singularité.
Tous les domestiques furent vêtus de serge noire, de la tête aux pieds.
Chaque habitant reçut six aunes de la même étoffe, afin de participer, à raison de sa taille, à la douleur du marquisat.
Un rideau noir incommensurable caparaçonna le château, du faîte à la base.
De longs crêpes furent noués aux arbres; des pleureuses attachées au front de marbre des statues.
Le canal qui traverse la propriété, au lieu d’eau, laissa couler de l’encre.
Et quand les eaux jouèrent, vers le coucher du soleil, sur le disque duquel le marquis regretta beaucoup de ne pouvoir jeter un voile noir, on vit les tritons, les sirènes et les grenouilles des bassins rejeter de l’encre par leurs conques et par leurs bouches.
Madame de Montmartel vint surprendre son fils au milieu de son extravagante tristesse. Elle apportait à Brunoy une douleur moins affectée que celle qu’elle y trouva. Veuve par l’inconduite de son fils, elle pleurait abondamment un malheur dont la cause était dans sa famille.
A l’aspect de la lugubre bouffonnerie du château, elle craignit pour la raison de son fils, qui, pâle comme Hamlet, empressé, respectueux, la prenant par la main, la conduisit à travers le parc, dont les crêpes sinistres flottaient et se déroulaient au vent du soir.
Vu de loin, ce devait être un saisissant tableau, que cette extravagante mais colossale solennité noire. Ces arbres avec leurs crêpes, ce château, vaste ordonnateur des pompes funèbres, vêtu de noir, immobile au milieu d’un convoi immobile; tout le village tendu de noir; ces eaux noires élancées vers le ciel, et ce jeune homme en deuil avec cette mère en deuil, se promenant à pas lents sur un grand espace, auraient effrayé, épouvanté le voyageur qui, au sortir de la forêt de Sénart, toute sanglante de traditions, eût aperçu, des hauteurs des Bosserons, cette vallée de mort.
—Mon fils, dit en baissant la voix cette mère affligée au marquis de Brunoy, vous avez de grands torts à vous reprocher envers votre famille, dont vous avez poussé le chef au tombeau bien avant l’âge; vous avez permis à la médisance d’interpréter de mille manières scandaleuses votre disparition subite de la maison paternelle; on nous a accusés alternativement, vous comme un mauvais fils, jaloux de vous emparer le plus promptement possible de votre héritage, nous comme de durs parens qui voulions vous forcer à embrasser les ordres, malgré vos penchans, afin de conserver plus long-temps votre fortune. Vous avez souillé la jeune noblesse française.
Le marquis sourit amèrement à ce dernier reproche.
Madame de Montmartel reprit: Chaque jour a eu sa calomnie; le ridicule a demandé sa part d’aubaine au mensonge, et il l’a obtenue; aucune personne de votre famille n’a pu paraître dans un lieu public, même dans les plus saints, sans devenir un objet de curiosité; on nous a appuyé le doigt sur le front. Vous deviez prévoir ceci, et vous n’avez pas été arrêté par cette considération. Si du moins vous étiez venu chercher votre pardon au lit d’agonie de votre père, lui et le monde eussent été apaisés; mais votre obstination à vous cacher a ranimé, au contraire, aux derniers momens de M. de Montmartel, toutes les suppositions que l’oubli, car le mensonge lui-même se lasse, avait commencé à user dans les propos impurs du monde. Oui, pleurez, mon fils, et prouvez du moins que vous ressentez pour la mémoire de votre père une respectueuse tendresse, et pour mes douleurs personnelles une affliction plus vraie, plus raisonnable, plus noble que celle dont les ridicules marques étalées ici insultent à la pitié qu’on doit aux morts. Mon fils, je compte sur votre repentir, j’espère en votre retour à des sentimens plus sensés; vous me suivrez sur-le-champ à Paris, où j’ai besoin de votre présence pour me protéger pendant les quelques années qui me séparent du tombeau de votre père. Si ce devoir vous pèse, vous n’aurez pas à vous contraindre long-temps; ma santé est perdue; voyez comme les chagrins m’ont accablée, combien je suis souffrante.......
—Ma mère, estimez-moi assez pour croire que si je vous perdais, je n’épargnerais rien pour que votre mémoire fût révérée.
—Je sais que vous n’êtes pas insensible.
—Vous auriez à votre convoi huit célestins.
—Vous êtes léger, mais bon.
—Vous seriez suivie d’autant de frères minimes, auxquels j’adjoindrais six religieux des Billettes, six carmes, quatre augustins et quatre jacobins.
—Mon fils, vous feriez mieux de vous occuper de vos préparatifs de départ pour Paris que des honneurs à me rendre après ma mort.
—Je fonderais pour vous soixante messes hautes.
—Vous voulez donc que je meure, fils ingrat! et il vous tarde d’ajouter au deuil ironique de votre père le deuil plus scandaleux encore dont vous menacez votre mère.
—A votre service funèbre il y aura deux cents prêtres, chanoines, vicaires; plus, quarante torches du plus grand poids, et en cire jaune, autant en cire blanche, autant en cire verte, plus trois cents cierges. Les choses seront bien faites.
—Par pitié, ne m’effrayez pas ainsi pour votre raison, mon fils.
—Je calcule les tentures: trois bannières de velours violet, comme au convoi de M. l’archevêque de Dijon; trois portières de velours sombre pour les trois entrées de votre paroisse; quatre grands écussons à nos armes.
—Oh! mon Dieu!
—Comme vos équipages suivront le corbillard, dont je parlerai, ils auront caparaçons et housses traînantes de serge noire, avec croix cousues de taffetas blanc.
—Vous me faites mourir, et je vais vous maudire, mon fils.
—Sept grands manteaux à grande queue pour ceux qui mèneront le deuil. Je songe qu’il ne faudra pas moins de huit aunes d’étoffe pour le drap mortuaire; le principal sera digne de l’accessoire; on n’aura jamais vu de plus magnifique poêle depuis les obsèques du régent de France, monseigneur le duc d’Orléans: je le veux de vingt aunes de drap d’or, à triple frisure,—une frisure de plus que monseigneur le régent.
—Vous me déchirez le cœur.
—Votre cœur, à propos, sera enfermé dans du plomb et déposé dans un coffre de chêne cerclé en fer; Houdon se chargera de vous élever un mausolée du plus vaste travail, tout orné de statues, d’urnes, de lampes et de cyprès.
—Mon fils, vous ne l’êtes plus, je vous maudis!
—Achevons maintenant: huit célestins, cent vingt livres; billettes, carmes, augustins, jacobins, six cents livres; soixante messes, trois mille livres; deux cents prêtres, cinq mille livres; torches de différentes couleurs, deux mille livres; tentures, vingt mille livres; drap mortuaire et coffre de chêne, cinq mille livres; mausolée, cinquante mille livres..... total, quatre-vingt-cinq mille sept cent vingt livres.
Pardonnez-moi, ma mère, si mon imagination ne me fournit rien de plus beau pour entourer de respect vos cendres; mais.......
Le marquis s’aperçut que sa mère n’était plus là. Après l’avoir maudit, elle était partie indignée pour Paris. Il entendit le bruit des chevaux qui passaient sur le pont de Brunoy.
IV
Malgré le silence que s’imposa madame de Montmartel, touchant la conduite de son fils, à la folie duquel elle refusa toujours de croire, on commença de nouveau à s’occuper du marquis, sur le bruit qui avait couru du deuil extravagant de Brunoy. On sut enfin qu’il ne s’était ni tué, ni embarqué pour les Indes, ni relégué à la Trappe, versions diverses adoptées dans le temps par les oisifs de la capitale. On l’avait retrouvé; on apprit que le possesseur d’une fortune de plus de trente millions vivait dans un bourg de six cents habitans, traités par lui sur le pied d’une intime familiarité. Ses dispositions funéraires en faveur de sa mère se répandirent au courant des petits propos, où put difficilement s’introduire l’exagération, car elle était impossible à l’encontre du personnage.
De son côté, le marquis fut instruit de la place qu’il avait dans l’opinion, cette opinion qui lui avait été si cruelle un jour, si impitoyable, et si brûlante à l’endroit le plus à nu de l’ame humaine, de la vanité. Son héroïsme étrange avait tenu sa vengeance muette, étouffée et petite, comme un moineau dans la main; sa colère dut se réjouir quand elle put se dire: J’ai enfin attiré sur moi les regards louches de la noblesse, ma sœur, et la vue commune mais bonne du peuple, mon frère. La scène se passera en famille.
Du reste, on continua à considérer le marquis de Brunoy comme un original. Original est le premier nom que reçoit dans le monde un homme de génie ou un fou.
Vous avez souillé la noblesse française, avait dit madame de Montmartel à son fils.
Et le marquis était en droit de demander ce qu’il restait à faire pour la souiller davantage après l’abbé de Voisenon, qui louait en pleine académie les charmes de madame Favart, la maîtresse du maréchal de Saxe; après M. le marquis de Sade, qui suçait le sang des jeunes filles, trouvant que de les embrasser c’était trop fade; après M. le président de Meslay, de la chambre des comptes, surpris tout nu à l’Opéra, dans une loge, avec une fille des chœurs; après le roi de France, qui vivait publiquement avec madame Dubarry.
Ce n’est pas déjà mal ainsi, mais on peut aller plus loin quand on a quarante millions, réfléchit le marquis de Brunoy; il reste à découvrir. L’abaissement est profond, mais il n’est pas encore à plat dans la boue; c’est à peine si le peuple, admis comme valet, pénètre au fond des boudoirs, où il soutient les flambeaux de cristal de la luxure, esclave cubiculaire de ses maîtres; c’est à peine s’il connaît leurs orgies, en présentant la cuvette de vermeil où retourne le premier souper pour faire place au second; c’est à peine s’il comprend leur langage, sous le néologisme libertin qui le farde; c’est à peine s’il les méprise, vivant du reste de leurs débauches, du reste de leurs habits, du reste de leurs soupers, du reste de leurs femmes. Il y a un autre peuple qui ne les connaît pas, car les nobles seigneurs ne vont pas à pied, et le roi, leur maître en tout, ne se montre que deux fois par an. Ils m’ont laissé la rue à salir; là je veux être roi et marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances.
Un mot d’histoire en passant. Louis XVI n’était pas encore monté sur le trône.
Le comte de Provence, frère du roi Louis XVI, devenu Monsieur, et depuis Louis XVIII, qui possédait Gros-Bois, belle terre du voisinage, se passionna pour la propriété du marquis de Brunoy, la trouvant selon ses goûts de solitude classique, alors moins exclusifs, torts d’un âge encore chaud, qu’on l’a soutenu plus tard à la gloire de cette exception des mœurs royales de l’époque. Il convoita Brunoy, le désira, le demanda, menaça pour l’avoir, faisant répandre par d’officieux courtisans qu’il était dans les intentions du marquis lui-même de se débarrasser d’un château ruineux pour tout autre qu’un prince royal.
Le marquis poussa l’originalité jusqu’à résister aux avances de Monsieur, et à se ruiner de plus belle comme s’il eût été prince. On convint que la fermeté ne manquait pas à cet extravagant.
De jour en jour plus affermi dans ses projets de vivre au milieu de la société qu’il s’était créée en haine de celle dont il avait fui l’outrageuse hiérarchie, il fallait ou qu’il l’élevât jusqu’à lui ou qu’il s’effaçât jusqu’au point de se trouver de niveau avec elle. Rien au monde, dans l’histoire des petits combats du cœur humain, n’est intéressant comme le principe de la lutte qu’il eut à soutenir en lui-même. Tantôt le marquis dévore l’homme, tantôt l’homme dévore le marquis; il rappelle ces monstres qui apparaissent au commencement et à la fin d’une création. Tête de marquis et queue de peuple: à la fin la queue l’emporta.
Un jour il convie ses bons amis les vilains à un superbe repas qu’il donne dans une des plus belles salles du château. Selon l’usage, le menu fut formidable, la plaisanterie ruissela, avec le vin, des lèvres sur la nappe.—Mes amis, leur dit le marquis au moment suprême du dessert, quand les convives en belle humeur mouchaient déjà les bougies avec leurs doigts, et s’enroulaient à l’orientale des serviettes autour de la tête; mes amis, je réclame votre attention, si c’est possible, pour quelques minutes.
Des figures de terre cuite, peintes en rouge, s’efforcèrent de garder le sérieux nécessaire à la communication qui allait être faite par le marquis.
—Vous savez qu’on me reproche dans le monde d’être trop familier avec vous, de vous avoir laissé prendre trop de liberté, d’avoir oublié que vous étiez mes vassaux, de vous avoir admis à ma table, et beaucoup d’autres torts dont vous voyez que je me corrige, puisque je vous tutoie tous, puisque je bois dans le verre de mon voisin Venteclef à la santé de vous tous, puisque je vous invite tous pour demain à renouveler la réunion d’aujourd’hui.
Cependant, si je suis fier d’avoir effacé toute différence entre nous; si j’ai voulu que nous fussions tous égaux comme les six bouteilles d’un panier de Chambertin, il n’est pas moins vrai que vous n’êtes que des vignerons, des serruriers, des engraisseurs de volaille, des tonneliers, des gardes-chasses, etc., et que je suis marquis de Brunoy.
—Monsieur le marquis, nous n’avons jamais prétendu le contraire, s’écrièrent les vilains, qui craignaient que quelque velléité de suzeraineté ne se fût tout-à-coup éveillée dans l’âme du marquis.
Il les interrompit en frappant la table de son verre.
—Je le sais: aussi, pour en finir avec tous les reproches dont on m’assomme, après avoir été vilain avec vous, ce qui ne m’a pas réussi auprès de gens obstinés à m’appeler marquis, je prétends que vous soyez marquis comme moi; ce qui va avoir lieu sur-le-champ.
Et vous serez marquis avec marquisats, ce dont beaucoup ne sauraient se flatter en France. Vous aurez tous un quartier de terre pris dans mes possessions de Brunoy.
Silence donc! et que l’on aille prendre l’air au jardin, si l’on est incommodé;—n’éveillez pas ceux qui ronflent, ils s’éveilleront marquis.
Toi, mon vigneron, je te crée marquis de la Chopine; ta terre prendra le nom de la Chopine-Vieille; salut, marquis de la Chopine-Vieille! Tes armes seront d’azur au gobelet d’argent vomissant de gueule.
Toi, mon tonnelier, je te nomme marquis de la Futaille, et tu signeras Beaucerf de la Futaillière. Tu porteras de sinople au tonneau cerclé d’or, semé de bouchons à l’orle.
A ta santé, marquis de la Futaillière!
Toi, mon sommelier, tu seras désormais marquis de la Bouteille, ou Christophe de la Bouteillerie. Tu porteras de lie plein ton écusson.
Embrassons-nous, marquis de la Bouteillerie.
Toi, là-bas, je te fais marquis de la Chaudière.—Ton écusson: deux chaudières l’une sur l’autre, comme la maison de Lara en Espagne.
Ton voisin, marquis de la Cuve.
Messieurs les marquis, j’espère qu’à présent que nous voilà tous nobles, il n’en sera ni plus ni moins qu’auparavant pour nos plaisirs; l’opinion du monde est satisfaite, condescendons à ses préjugés de costume.
Le marquis sonna; six domestiques parurent.
Donnez des bas de soie brodés, des perruques blondes et des souliers à boucles à messieurs les marquis.
—A vos paysans?
—Aux marquis de la Chopine-Vieille, de la Futaillière et de la Bouteillerie; entendez-vous? valets!
Il sonna d’un autre côté.
—Donnez des chemises et des épées à messieurs les marquis...
—Mais, monsieur de Brunoy...
—Obéissez: les chemises sont dans mon armoire, les épées accrochées dans mon alcove.
Il sonna une troisième fois.
—Lavez le visage et les mains à messieurs les marquis.
Et les vassaux se laissaient faire, éprouvant la sensation glorieuse, mais bien moins prévue, dont jouit Sancho lorsque après des années de traverses il fut nommé au gouvernement de Barataria. Ils se laissaient faire, croyant qu’on n’en usait pas autrement pour créer des marquis.
—Maintenant, mes amis, leur dit le marquis de Brunoy, il nous reste encore à nous promener à travers le pays, afin qu’on sache désormais qui vous êtes.
Je veux qu’on vous respecte comme moi-même.
Traînées par six chevaux, huit voitures s’élancèrent dans Brunoy, tournant, montant, descendant dans des rues étroites où trois ânes de front qui vont au marché sont mal à l’aise. Les bourses poudrées des marquis, leurs perruques qui les faisaient ressembler à des caniches de la grande espèce, leurs beaux jabots se détachant en blanc sur leurs figures ponceau, leurs étoffes à ramages et leurs manchettes à point d’Angleterre, folâtraient aux portières.
Les femmes du pays n’en revenaient pas.
—Notre père qu’est marquis!
—Gros Louis qu’est aussi marquis!
Et les enfans, qui croyaient que c’étaient les voitures du roi, saluaient le serrurier, le charron, l’engraisseur de volailles, le maréchal ferrant, le tonnelier, leurs pères ou leurs oncles, en criant: Vive le roi!
Ainsi, en un seul jour, le marquis de Brunoy anoblit tout le bourg.
Le lendemain, chacun n’en reprit pas moins sa fonction accoutumée: le marquis étrilla les chevaux, le marquis battit en grange, le marquis engraissa la volaille.
Les menues aberrations de cette vie dévouée par calcul à une singularité de vengeance sont infinies dans leurs formes; elles sont semblables aux globules de mercure enfermés dans un tube de verre: réunies, elles marquent les degrés de ce caractère d’exception; mais, éparses, il est difficile de les fixer en corps de récit. Malheureusement, que nous sachions, le marquis de Brunoy, qui avait tant de choses, n’avait pas d’historiographe; ou, s’il en avait un, ce ne pouvait être que quelque palefrenier élevé à cet emploi. Non que les faits manquent à l’enchaînement de cette histoire; ils sont, au contraire, si nombreux, si pressés, qu’on ne sait comment les aligner pour les voir tous; c’est une immense vie démolie comme le château qui en a été témoin; on bâtirait Bicêtre, local et locataires, avec les débris.
Nous avons montré les paysans, les laquais, les cuisiniers, les gardes-chasses, disposant du château à leur gré, éventrant la garenne, saignant la cave, se donnant du marquis en se renvoyant des bouffées de vin au visage. C’était l’âge d’or de ceux qui n’avaient même jamais vu d’or.
Et qu’on n’imagine pas que cette confusion fût le résultat, chez le marquis de Brunoy, d’un renversement perpétuel d’idées. Il voulait que cela fût ainsi et non autrement. Sa législation domestique avait été méditée avant de recevoir une exécution inflexible dans son application. Jamais homme ne fut plus conséquent avec ses principes. On va le voir.
Le concierge d’un de ses châteaux et ses deux filles ayant refusé de s’asseoir à sa table, par respect, disaient-ils, pour M. le marquis, leur maître, celui-ci les chassa, prétendant, avec quelque raison, dans sa tyrannie, que l’aristocratie des concierges est intolérable quand celle des marquis n’existe plus. «Je bois avec mon suisse, mon concierge peut manger avec moi.»
L’air du matin ayant un jour aiguisé son appétit, il descendit dans la cour, où il ne trouva que son cocher, occupé à soigner les chevaux.—J’ai envie de crème, mon ami, lui dit-il; allez m’en chercher, je vous prie.—Aller chercher de la crème n’est pas dans mes fonctions, répliqua le cocher; une servante ira.—Quelle est donc votre fonction ici, mon ami?—De soigner vos chevaux, de les atteler et de les conduire.—Fort bien. Attelez donc six chevaux à ma voiture, faites-y monter une servante, et qu’elle me rapporte de la crème. Tous les matins, mon ami, sans sortir de vos fonctions, vous vous acquitterez du même devoir.
Depuis ce jour les servantes allèrent chercher de la crème pour M. le marquis de Brunoy dans une voiture à six chevaux.
Une autre fois, jouant aux quilles avec un domestique, il perdit la partie, et fut obligé, par convention réglée en présence de témoins, de lui baiser le pied en tenant un verre de vin à la main.
Il était d’une politesse raffinée pour ses amis les paysans. Il les visitait à chaque bonne fête; il déposait sa carte chez eux quand ils étaient malades. Le linceul, la layette, la corbeille de mariée, se faisaient aux frais du château. La femme d’un bourrelier étant morte, toute la maison du marquis prit le deuil. Il y eut catafalque, tenture de ras de Saint-Cyr dans la nef, de ras de Saint-Maur dans le chœur, épitaphe en cuivre, tombe, trente mille livres de dépense. Huit cloches sonnèrent pendant trois jours; les villages des environs répondirent à cette sonnerie lugubre. Le monde était veuf de la femme d’un bourrelier!
Colossal dans la douleur, il était monstrueux d’excès dans la joie de ses vassaux. Maréchal et Séné, l’un secrétaire du marquis et fils du bourrelier dont la femme avait été si pompeusement enterrée, l’autre paveur de son état, avaient toute la confiance de M. de Brunoy. Leurs sœurs s’étant mariées, on se régala pendant huit jours au château; quatre arpens de terrain furent couverts de tables; trente-cinq pièces de vin furent bues. Chaque mariée eut pour dot vingt mille livres et un trousseau du même prix. Le chemin par où elles passèrent pour se rendre à l’église fut orné de guirlandes et sablé de sable fin.
A la même époque, le marquis fonda, dans une salle particulière du château, sous la surveillance d’un médecin, une vaste infirmerie pour les pauvres gens de la campagne. Le bienfait était à peu près illusoire. Brunoy ni ses environs n’avaient de pauvres, par conséquent de malades. Une seule épidémie désolait le pays, l’indigestion.
Il ne doit plus rester aucun doute dans l’esprit du lecteur; le marquis de Brunoy était un fou volontaire, méditant ses plans d’extravagance comme un autre arrange des projets de sagesse; se faisant aimer du peuple de tout le mépris qu’il s’attirait de la noblesse, qui le regardait agir maintenant avec une effrayante curiosité. Sa renommée avait gagné du terrain petit à petit; il faisait les délices de l’impératrice Catherine, qu’on tenait soigneusement au courant des folies de Brunoy. L’Europe gentilhomme avait les yeux sur le marquis. Il en acquit une audace de résolution sans exemple.
Rebelle aux remontrances sévères de sa famille, il ne voulut jamais écouter avec quelque faveur que les conseils de son oncle, le marquis de Béthune, homme adroit, esprit sage, qui crut trouver dans l’extrême jeunesse de son neveu, à peine âgé de dix-neuf ans, la cause de ses déplorables déréglemens. Il imagina qu’en imposant au marquis des charges de famille, qu’en le liant par la responsabilité d’une compagne choisie parmi les plus nobles et les plus belles filles de la vieille noblesse, il le ramènerait à une vie d’ordre et d’honneur.
M. de Béthune proposa à son neveu de le marier. Celui-ci eut l’air d’accueillir avec condescendance le projet de son oncle; il consentit, article par article, à tous les sacrifices qu’on exigea de lui: à rompre avec les paysans, à congédier ses ridicules domestiques, à reparaître à la cour, à borner ses dépenses, à vivre à Paris. C’était un enchantement. Chaque concession obtenue arrachait des larmes de joie à madame de Montmartel, sa mère. Enfin, quand le marquis de Béthune crut avoir remporté la victoire la plus complète sur les répugnances de son neveu, il osa lui dire avec beaucoup de ménagement: Et vous vendrez aussi votre château de Brunoy; que feriez-vous de cette ruineuse propriété? N’avez-vous pas votre charmant pâté de Bercy? votre belle terre de Villers en Normandie? C’est convenu, n’est-ce pas, et je vais l’écrire à votre excellente mère; nous vendrons Brunoy.
—Et à qui le vendrons-nous, mon oncle? car il ne faut pas une fortune ordinaire pour l’acheter.
—Ne vous mettez pas en peine.
—Voyez-vous, je serais désolé, mon oncle, de voir passer mon marquisat à quelqu’un qui n’aurait pas pour mes paysans les mêmes soins que moi. Ce sont des enfans et des frères que j’abandonne.
—Encore une fois, n’ayez pas ce chagrin. Un mot vous rassurera. Le comte de Provence est celui qui acquerrera, à tel prix que vous exigerez, votre marquisat de Brunoy.
Le marquis regarda fixement son oncle.
—C’est dit! mon oncle. Je me marierai quand il vous plaira.
M. de Béthune sauta au cou de son neveu.
En partant, l’excellent oncle se répétait:—Je le tiens!
En le voyant partir, l’excellent neveu s’écria:—Je vous tiens! moi!
Et le soir, orgie au château, mais orgie finale. Adieu noyé de sanglots et de vin, on pleurait à pleins verres; on buvait à chaudes larmes.
—Non! je ne vous quitterai point sans vous laisser d’éternels témoignages de reconnaissance, dit le marquis à l’assemblée, partagée ainsi, la moitié autour de la table, l’autre moitié dessous.
Voici ce qu’il leur dit; et ceci est de la plus rigoureuse exactitude, tant pour les noms d’individus, quelques-uns encore existans, que pour les sommes d’argent léguées.
1º Huit cents livres de pension viagère au profit d’André Pressard, attaché à mon écurie.
2º Six cents livres à Christophe Beaucerf, un de mes gardes-chasses.
3º Même somme à Denis-François Tremblay, engraisseur de volaille.
4º Idem à Pierre Pagès et sa femme, rôtisseurs.
5º Idem à Jacques-Raoul Venteclef, portier et pêcheur.
6º Idem à Jacques Villier, suisse de l’hôtel; à Pierre Guérin, mon pâtissier; à Léger, mon valet de chambre, perruquier; à Louis Blancart et sa femme, portiers du château de Brunoy; à Gaume, mon valet de chambre.
7º Douze mille livres a toi, Masset.
8º Six cents livres de pension viagère à Aubin Poinsard, mon palefrenier.
9º Idem à Louis Paysan, sonneur de la paroisse de Brunoy.
10º Maisons et bâtimens à Filhol aîné.
11º Trois mille livres de rente au même.
12º Donation à Séné d’une somme de trente-un mille huit cent soixante livres; et à Maréchal, de la somme de trente-quatre mille cinq cent soixante livres, et de plus une rente viagère de deux mille huit cents livres.
13º Une de huit cents livres à Louis-Jacques Venteclef, mon cuisinier.
14º Une autre de douze cents livres à Jean-Claude Delage et sa femme, chef de cuisine.
15º Pareille rente à Pierre-Jean Millot, concierge du Pâté à Bercy.
16º Une rente de huit cents livres à Josep Schneider, mon troisième valet de chambre; une autre à Philippe Delafaye, mon chef d’office; une autre de pareille somme à Louis Lemasle, jardinier-fleuriste.
17º Rente viagère de six mille livres à Denis Lacroix, ancien cocher de mon père, etc., etc.
Puis, légataires et donateur ronflèrent jusqu’au jour l’un sur l’autre. On aurait transporté le village de Brunoy tout entier aux grandes Indes, que pas un habitant n’aurait senti la secousse, tant la douleur était profonde.
V
Le 8 juin 1767, leurs majestés signèrent le contrat de mariage de M. Armand-Louis-Joseph Pâris de Montmartel, marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, Maison, Couronne de France, et de ses finances, avec mademoiselle Émilie de Pérusse d’Escars. La plus grande fortune et le plus beau nom de France se donnèrent la main sous les voûtes de Notre-Dame.
Tout Paris courut à ce mariage, qui remplit la cour et la ville d’étonnement. On crut le marquis sauvé de lui-même en voyant la jeune fille qui se dévouait à lui, si belle, si noble, si pleine de soumission à la volonté de ses parens. Ce n’était point un mariage d’inclination, on ne le supposait pas; mais comment l’amour ne devait-il pas infailliblement naître entre quinze ans d’un côté et vingt ans de l’autre; entre un nom couvert de rouille et un nom étincelant de diamans, unis par la main du roi de France; entre tout ce que les temps passés ont de saint, de fier, posé en aigrette sur le front de cette jeune fille; entre tout ce que l’époque a de pompeux, de riche en félicités positives, palais, chevaux, domestiques, apporté en dot par ce jeune homme, ce jeune homme qui n’a pas d’armure d’aïeux, il est vrai, mais qui remplirait d’or, pendant plusieurs jours, la plus vieille et la plus creuse des armures?
Le marquis fut exquis pendant la cérémonie; il présenta la mariée à l’autel avec une décence parfaite, édifiant par sa bonne tenue ses parens et ceux de sa femme; répondant aux complimens d’usage d’un ton aussi délicat que s’il n’eût jamais quitté la cour. On eût dit qu’il revenait de celle de Charles III d’Espagne. Cette fidélité à l’étiquette lui rallia, à une époque où elle était la seule vertu visible que la monarchie eût conservée depuis le grand roi, l’estime des meilleures maisons de France. Celle dans laquelle il entrait couvrait de ses rameaux épais sa jeune tige nobiliaire, qui n’aurait plus à souffrir du souffle dévorant de l’opinion. Quand la famille d’Escars l’acceptait à la face du ciel et du monde, il y aurait eu de la présomption à ne pas le tenir pour un bon gentilhomme du royaume. Ce nom d’Escars était si beau qu’il fut toute la dot de la mariée, en faveur de laquelle le marquis de Brunoy s’engagea à payer, outre une pension annuelle de 60 mille livres, une autre pension pour son entretien, un gain de survie de 300 mille livres, et jusqu’à concurrence de 500 mille livres de toilette, argenterie et bijoux; enfin un douaire de 15 mille livres et 5 mille livres d’habitation. Rien ne parut trop cher au jeune marquis. Excessif en tout, il offrit à la future des diamans et des habits pour 700 mille livres. Il n’y eut plus de termes assez flatteurs pour le louer. Il fut présenté à la cour par sa belle-mère, madame la marquise d’Escars, née Fitz-James. Impossible d’aller au-delà de ce faste, de ces honneurs, de ces distinctions. Si le marquis de Béthune eût conquis la toison-d’or, il n’eût pas été plus radieux. Son neveu devait être l’exemple de tous les neveux à venir, lui le modèle de tous les oncles.
Le mariage du marquis n’eut qu’un jour; il n’eut pas de nuit.
A peine sa femme appuyait sa tête tremblante sur le pudique oreiller, que le marquis était déjà sur la route de Brunoy, impatient d’arriver à son château, où l’on était loin de l’attendre.
Il arrive, il entre, il appelle ses gens, fait sonner les cloches de l’église, dont le bruit met sur pied les habitans. Ceux-ci n’ont que deux suppositions à faire: ou c’est l’incendie qui brûle les moissons des environs, ou c’est M. le marquis de Brunoy annonçant son retour au château.
C’était M. le marquis de Brunoy.
Entouré des habitans de Brunoy éveillés en pleine nuit, le marquis, encore en habits de noces, ressemblait à un chef de pirates qui rentre au port pour partager avec les siens la riche capture qu’il a faite. Le coup avait eu lieu; il avait réussi au-delà de toute espérance. On revenait vainqueur. La dépouille c’était, pour le marquis, son mariage avec mademoiselle Émilie de Pérusse d’Escars. Rie avec lui qui voudra, que chacun de ces manans tire avec ses ongles noirs et ses dents jaunes un morceau d’un si beau nom! d’un si grave événement! il rit avec eux; il les encourage même, car ils ont besoin de toute la raillerie de leur maître pour se moquer de ce qui est chose sainte jusque parmi eux; le mariage! Mais riez donc des Escars où je viens d’entrer! semble-t-il dire; riez donc de ce nom que je vous apporte au bout de mon fouet! Ils ont de vieux aïeux, vieux comme les pierres, des arbres généalogiques qui couvriraient toute la forêt de Sénart, des écussons pleins d’un grimoire à faire tomber les yeux d’un sorcier: ils ont des prétentions à la couronne de France: que sais-je? Eh bien! ils m’ont donné tout cela, à moi petit-fils d’un hôtelier, à moi fils d’un financier anobli pour ses écus, à moi, non le marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, Maison, Couronne de France, et de ses finances, mais votre égal, qui prend le nom, pour ne plus le quitter, de Nicolas Tuyau. Criez avec moi: Vive Nicolas Tuyau!
Après ce noble épanchement de part et d’autre, Séné le paveur, Thorel le menuisier, Chalandre, maître charron, Maréchal, le fils du bourrelier, et un abbé Bonnet, fils du barbier de Brunoy, avertirent le marquis que pendant son absence il était venu des officiers et des intendans de la maison du comte de Provence pour dresser l’inventaire du château, de son mobilier, du parc et des jardins. Ils avaient procédé avec les formes qu’on emploie lorsqu’on poursuit une vente par autorité de justice. Tout Brunoy avait pensé que M. le marquis avait consenti à cette vente par suite de son mariage; c’était une bien vive douleur pour le pays.
Déjà! murmura tout bas le marquis sans s’arrêter aux regrets de ses gens; j’étais à peine à Paris qu’on songeait à me dépouiller! M. le comte de Provence est donc bien amoureux de ma propriété! c’est trop juste, je l’aurais faite belle pour lui; je l’ai plantée, embellie, accrue, pour ménager à M. le comte du repos et de l’ombre; j’ai été le maçon de son altesse; mes eaux joueront pour ses grandes dames. Vous croyez cela, cher oncle? Ah! vous me faisiez épouser une d’Escars, et vous vendiez Brunoy à la cour! Brunoy est à mes paysans; j’ai la femme, et vous n’aurez pas le château; marquis! le fou vous a joué.
Cependant le marquis de Brunoy, qui n’ignorait pas la puissance de la cour, et combien il serait aisé au comte de Provence, pour peu qu’il en eût l’intention arrêtée, de devenir possesseur du château, envisagea sérieusement, derrière son masque bouffon, le difficile de sa position; il retint auprès de lui l’abbé Bonnet, l’un de ses conseillers intimes.
—Bonnet, lui dit-il.
—Monsieur le marquis.
—Pas de marquis: Nicolas Tuyau.
—Soit.
—Il y a une église à Brunoy.
—Fort laide, fort petite, fort pauvre.
—On posera huit cloches d’abord au clocher, Bonnet.
—Huit cloches, y songez-vous? Il n’y a pas de paroisse à Paris qui en ait autant.
—Raison de plus.
—Mais le clocher s’écroulera.
—Nous bâtirons un autre clocher si celui-là tombe; nous ferons faire un superbe service aux morts; huit cloches, bien; je veux que l’église ait seize chantres.
—Jésus! c’est plus qu’à Saint-Roch!
—Je ne dis pas le contraire; seize serpens; dix-huit enfans de chœur et quatre sonneurs: j’aime les sonneurs.
—Mais on n’y tiendra pas du bruit.
—L’abbé, vous aimez les orgues, ne vous en cachez pas; soient un organiste et un maître de la sonnerie.
—Ce sera Notre-Dame en petit.
—Comment! en petit? Douze chanoines attachés à la fabrique. Nous aurons office canonial, l’abbé.
—Ce sera Notre-Dame en grand, je le vois.
—On dorera la chapelle du portique à l’autel, avec beaucoup de pommes d’or, de grenades d’or, de raisins d’or, pour les guirlandes des entrecolonnemens.
—Monsieur le marquis, fera-t-on dorer les paroissiens?
—L’abbé, je ne plaisante pas; on pavera rose et blanc le pavé de l’église. Demain les architectes viendront.
—Qui sera chargé de veiller à ces travaux?
—Vous, l’abbé, et je vous recommande de m’apporter le registre de la paroisse, où tous ces dons seront écrits de ma main.
—Est-ce tout?
Le marquis réfléchit un instant.
—Demandez à Paris cent soixante et seize chapes.
L’abbé pouffa de rire.
—Qui portera ces cent soixante et seize chapes?
Gravement le marquis répondit:
—Apparemment, Bonnet, ceux qui porteront trente-trois chasubles, cent quinze tuniques, cinquante-sept étoles.
—La cathédrale est complète maintenant.
—Pas encore, Bonnet; faites venir neuf lustres de Bohème, trente-six girandoles, six candélabres à sept branches, quatre-vingt-dix chandeliers en cuivre, huit chandeliers en argent massif. Et nous allions oublier l’autel, l’abbé!
—C’est vrai, nous allions oublier l’autel.
—Écrivez donc, l’abbé: trente aubes de point d’Angleterre et de Binche; huit devans d’autel de Binche; un ostensoir en soleil, de vermeil, pesant vingt-cinq marcs, un ciboire d’or de huit onces, une croix et son bâton en vermeil, deux calices de vermeil, trois encensoirs en vermeil, une lampe d’argent dorée et ciselée, avec chaînes et couronnement, de six pieds et demi de circonférence et de deux pieds sept pouces de profondeur, du poids de cent à cent cinquante marcs. Ma foi, on peut chanter vêpres à présent, n’est-ce pas, l’abbé? Allez donc exécuter tout ce que nous venons d’arranger ensemble. On aura des nouvelles de Nicolas Tuyau à la cour.
L’abbé sortit tout abasourdi. Il croyait avoir les huit cloches dans la tête, un encensoir à chaque oreille, et les paupières brûlées par tous les chandeliers. Il était effaré. L’archevêque de Paris allait crever de jalousie.
—Que M. le comte de Provence s’avise de toucher à Brunoy maintenant! J’ai tout le clergé avec moi de mon côté, contre lui, contre tous; je serai fort avec les forts: ils sont prêtres, je le suis!
Ce qui avait été dit fut fait; le marquis dépensa même beaucoup plus qu’il ne l’avait calculé, pour orner la chétive église de Brunoy.
Je l’ai vue à cinquante ou soixante ans de date de ces embellissemens: non seulement elle a été pillée, ce qui est déplorable à voir, mais elle n’a pas été entièrement pillée; le clocher a gardé une cloche sur huit, elle est fêlée; il reste un lustre de Bohème sur neuf, il est grapillé; le plafond a été crevassé par le poids des cloches, comme l’avait prudemment prévu l’abbé Bonnet; le pavé seul a conservé ses carreaux de marbres griottes et blancs, mais ils sont pâles; l’humidité en a dévoré les couleurs; il n’y a plus de bannières d’or ni de croix de vermeil, mais les détestables pommes d’or des entrecolonnes sont fraîches et joufflues, comme si elles venaient d’être cueillies chez le doreur; saint Médard y est, mais ce ne peut être le riche, le millionnaire, celui du temps du marquis; il n’y a pour soleil d’or que le véritable soleil passant ironiquement à travers les carreaux de la chapelle, et jouant avec les arêtes du treizième siècle; car l’église atteste deux époques, celle de la chapelle, qui n’était que cela d’abord, puis celle de l’église même, fastueusement allongée et étranglée en trois nefs. On aimerait mieux une dévastation complète. Ce qui reste d’or, de fard, de plâtre, de laque, de mauvais cristal de Bohême, de peintures grises et d’anges qui ressemblent à des Amours à faire trembler, donne un air de boudoir à cette pauvre église, dont elle est toute honteuse; exceptons pourtant l’entrée, qui figure assez proprement le péristyle d’un théâtre de province; attique grec, six marches, double tambour.
Les patriotes de Brunoy ont dévoré en 93 jusqu’à l’enveloppe de cuivre qui formait la boule où s’élevaient la croix et le coq de l’église.
Je me demande avec anxiété ce qu’ont pu devenir les cent soixante et seize chapes pendant la tourmente révolutionnaire.
Tandis que se confectionnaient dans les ateliers de Paris et de Lyon les ruineuses magnificences de l’église de Brunoy, madame de Montmartel, la mère de notre marquis, mourut de chagrin.
Elle eut exactement le service funèbre que son fils lui avait promis.
L’église de Brunoy y gagna un superbe mausolée où furent déposés par leur fils M. et madame de Montmartel.
VI
Il résultait des événemens écoulés depuis son émancipation que le marquis de Brunoy avait déjà à s’accuser de la mort de son père et de sa mère, et que, débarrassé, non sans remords peut-être, de ces témoins sévères de sa conduite, il allait se rouler de nouveau dans la fange, après avoir épousé, dans l’unique but de la rendre un misérable objet de dérision, mademoiselle Émilie d’Escars, autre victime de sa conjuration impitoyable.
On a remarqué, et le personnage rajeunit ici la remarque, qu’au moment d’expirer, chaque forme sociale en travail de dissolution se retire, pour rendre sa chute plus exemplaire et plus bruyante, dans quelques groupes prédestinés, souvent dans un seul homme chargé d’en finir avec la désorganisation qui s’individualise en lui. Héliogabale s’empare de tous les vices de l’empire romain, sans en oublier aucun; il est, par ses excès mêmes, le vengeur des peuples que ses prédécesseurs ont écrasés. Tout ce qui est possible dans les dimensions du mal, il le réalise: il veut le sang des hommes, la vertu des femmes, la vie des enfans, la fortune du monde, sa gloire, les secrets de l’abîme, les secrets de Dieu; il va, il va, il abat, il monte, il domine, jusqu’au jour marqué où le Titan reçoit la foudre sur la tête, et où l’homme-Babel s’écroule. On jette le dieu aux latrines, puis on lave les latrines. Tout finit par là; il y a peu de grande élévation terrestre qui ne se termine par une confusion ou par une saleté. Le dix-huitième siècle a aussi ses hommes d’agonie râlant pour tous quand l’heure est venue de considérer la noblesse comme chose finie, morte et corrompue; la noblesse, qui a contre elle des Titans audacieux qui s’appellent philosophes, des maçons téméraires qui s’appellent encyclopédistes, et dans son sein des Héliogabales du nom de Brunoy.
Si nous n’avions découvert qu’un fou ordinaire dans le marquis de Brunoy, nous aurions respecté le cabanon où personne n’a osé, avant nous, aller secouer ses chaînes rouillées. Il y a assez de fous parmi les vivans, sans qu’il soit besoin d’en emprunter à la tombe. Parce qu’un homme a été riche et extravagant dans l’emploi de ses richesses, il n’est pas juste qu’il soit tiré de l’oubli, enfer des nullités de ce monde.
Mais notre fou est un démon; s’il n’est pas populaire comme don Juan, c’est qu’il s’est perdu dans le bruit de l’œuvre à laquelle il a apporté la dernière main. Arrivée quelques années après sa mort, la révolution de 93 couvrit de son écume et de son immense mugissement toutes les rumeurs humaines. Peu de notre génération connaissent ce nom de Brunoy. Si les existences contemporaines le balbutient à peine, c’est le tort de l’époque, car il est des époques qu’on ne peut imprimer dans la mémoire: communément ce sont celles qui touchent aux heures suprêmes d’action. Telle minute célèbre fait oublier le siècle dont elle procède. Le fait arrive à quatre chevaux, il broie et passe. A travers la poussière, qui est-ce qui a remarqué les chambellans?
Pourtant rien n’est saisissant, à la manière de Goëthe, à la façon allemande, si narrative, si curieuse, si chère à la méditation, parfois même si près du théâtre, comme le serait, bien sentie, abandonnée à certaine vulgarité, la vie de notre personnage, mort jeune, mais venu tout juste assez à temps pour assister à la fin de toutes choses. Mœurs, religion, monarchie, sont au lit de mort. Le marquis eût voulu être humain, on roue Calas; il eût voulu être philosophe, Raynal est obligé de s’exiler; il eût voulu aimer la royauté, madame Dubarry gouverne; il n’a aspiré qu’à être de son rang, on s’est moqué de sa noblesse, comme si ses rivaux étaient des Montmorency. Alors il se fait peuple, paysan; il ne se croit pas encore assez vengé, il s’abrutit.
Malheureusement, et ainsi qu’il était aisé de le prévoir, le marquis finit par s’identifier à son rôle avec une sincérité qui n’était plus jouée. Il aima le vin comme boisson, après l’avoir employé comme instrument de déshonneur. De jour en jour il lui devint plus difficile de distinguer la ligne du flacon qui séparait la vengeance de l’ivresse; il eut le malheur de boire à son intention vingt fois plus qu’il n’avait bu à celle des autres. Cette confusion eut les plus funestes effets: inventeur d’une punition qu’on infligeait à celui de sa société qui renonçait à boire avant extinction complète des forces, il fut une fois obligé de la subir au péril de sa vie. On l’attacha à une colonne de lit, et, dans cette position, on lui fit avaler, au moyen d’un entonnoir, une prodigieuse quantité d’eau-de-vie. On crut le perdre; sa jeunesse triompha de cet assassinat d’amis; la chose fut même tournée agréablement en plaisanterie. On appela ceci «le sacre de Nicolas Tuyau.»
Voyons-le maintenant livré aux prêtres et aux cérémonies religieuses, sans qu’il ait abdiqué toutefois la passion du vin. Il voyage de la cave à l’église, à chaque heure du jour et de la nuit; heureux quand il ne se trompe pas, quand il ne demande pas du vin de Champagne au chantre, et le chemin de la sacristie au sommelier.
D’après ses ordres, l’abbé Bonnet avait rapporté de Paris les divers ornemens destinés à l’église de Brunoy, qui devint, sous cet amas de pierreries, de dorures, de chanoines, de cloches, de girandoles, réellement plus riche que Notre-Dame. Elle ne fut plus séparée de la célébrité du château dans les propos anecdotiques que Brunoy avait le privilége de fournir aux railleries de la cour.
M. le comte de Provence n’en possédait pas davantage le marquisat de Brunoy. Malgré son envie et ses moyens de la satisfaire, il recula devant l’entourage sacré au milieu duquel le marquis s’était placé quand il eut compris de quoi et par qui il était menacé. On songea dès lors à faire interdire le marquis pour cause de folie.
De son côté, le marquis s’accrocha aux hommes d’église, trop nombreux à cette époque, ce qui veut dire trop peu indépendans par leur fortune, pour répudier le rôle que l’or les força d’accepter. Vêtu en habit de prêtre, il en remplit presque la charge au grand scandale des gens pieux. Au chœur, à l’autel, partout il empiéta sur l’office du curé, qui n’aurait pas changé sa position pour celle de l’archevêque de Reims.
Avec la passion d’église, tout ce qui se rattache aux menues fonctions du culte, comme fiançailles, baptêmes, mariages, fit irruption dans les goûts du marquis. Il se constitua le parrain universel de tous les enfans nés et à naître, de même qu’il fut le fossoyeur de tous les morts du marquisat. Cette manie lugubre d’enterrement se changea chez lui en rage. Pendant l’hiver, on l’aperçut souvent, couvert d’une robe noire de bure, courant sur la neige, portant au cimetière, sous son bras ou sur son épaule, quelque mort du voisinage. Il faisait graver des épitaphes pour des bouviers; il prenait le deuil pour des bûcherons; on lisait en chaire des oraisons funèbres pour rappeler les hautes vertus d’un taillandier.
Qu’on juge de l’empressement d’un tas de moines, de carmes, de paresseux de tous les ordres, à soulager leurs couvens trop pleins, pour s’abattre sur ce pape de la ripaille. A chaque croisée, et Dieu sait si le château en manquait, apparaissait une tête tonsurée, noire ou joufflue; du matin au soir, les cantiques du Seigneur se croisaient avec les chansons à boire: Dieu et le diable.
On peut imaginer la douleur où les parens du marquis furent jetés par les nouveaux écarts d’une imagination aussi délirante. Avant de faire interdire le marquis, mesure extrême, dont le retentissement leur semblait un affront pour leur nom, la famille de Montmartel et la famille de Béthune s’unirent d’intention pour vendre la propriété de Brunoy, dans l’espoir qu’une fois dépouillé du marquisat, leur neveu n’aurait plus de théâtre où se donner en spectacle. Comme ils savaient que le comte de Provence, frère du futur roi, brûlait d’envie depuis long-temps d’avoir cette propriété, ils lui en proposèrent nettement la cession, à condition qu’il acquitterait les dettes du marquis, estimées à quinze ou seize millions. Le comte de Provence refusa. Convaincu pleinement que tôt ou tard il entrerait en possession du marquisat, il fit offrir par M. Cromôt, son intendant, sans espoir de voir accepter ses offres, car elles étaient mesquines, une rente insignifiante, si on consentait à lui laisser la jouissance du château pendant sa vie. On accepta. Restait à exécuter le marché, en passant par-dessus le consentement du marquis, dissipateur, extravagant, vil, ridicule, fou, tout ce qu’on voudra, mais enfin légitime propriétaire de Brunoy. Est ce que par hasard, à cette époque, tous ceux qui possédaient des châteaux étaient économes, honorables, vertueux et sensés? Mais les parens du marquis ne calculèrent pas les obstacles qu’ils rencontreraient, ou plutôt ils crurent qu’en agissant de concert avec le comte de Provence, pour déposséder le marquis, ils n’éprouveraient, forts d’un tel appui, aucune résistance sérieuse. Ils comptèrent si bien sur l’influence et l’emploi des moyens du futur acquéreur de Brunoy, qu’ils lui abandonnèrent le soin de s’en faciliter l’appropriation. Leur rôle devait se borner à consacrer par leur inertie la légitime spoliation de leur parent, sur le sort duquel on aviserait ultérieurement, une fois qu’il serait hors du château. Le complot était formidable; le marquis en eut vent.
Avant de rapporter les scènes qui se passèrent à Brunoy entre les gens de M. Cromôt, intendant de M. le comte de Provence, et le marquis, relativement à la cession du château, nous citerons un passage des Mémoires secrets, que nous rapprocherons ensuite d’un trait de la vie de notre personnage. Bachaumont, ou plutôt Pidansat de Mairobert, n’a connu, comme le public, que la moitié du fait consigné dans ses Mémoires. Voici comme il le rapporte, sous la date du 12 janvier 1772.
«Un serrurier a fait pour chef-d’œuvre un dais tout en fer. Il a six branches qui se recourbent, se réunissent à un centre commun et se terminent par une couronne. Elle est accompagnée d’un feuillage qui circule autour, et l’ouvrage est si délicatement travaillé, si expressif, si poli, qu’il brille comme l’argent le plus pur. C’est le fruit de dix ans de travail. On en avait parlé à sa majesté, qui a voulu le voir, et qui en a été si enchantée, qu’elle se proposait de l’acheter pour l’église de Choisy. Cependant cet artiste, ayant été long-temps sans toucher d’argent, a fait ses réclamations: il demandait cinquante mille livres. On a trouvé ce dais trop cher, et on le lui a rendu. Comme il désespère de trouver personne qui veuille le lui acheter, il le montre au public pour vingt-quatre sols.»
On lit ensuite dans le même recueil, sous la date du 31 janvier 1772: «L’artiste précieux qui a fait le dais en baldaquin de fer dont on a parlé se nomme Gérard.»
Il n’est plus question ensuite de ce dais dans les Mémoires secrets; mais, dans un écrit du temps sur le marquis de Brunoy, on remarque cette phrase: «La modeste église de Brunoy, pauvre pendant tant de siècles, lui fut redevable d’une infinité de beaux et riches ornemens, d’un dais de fer, chef-d’œuvre de serrurerie, sorti des mains du fameux Gérard, que l’on estimait valoir 30,000 livres, sans la dorure.»
Ainsi ce chef-d’œuvre, que Louis XV n’eut pas la facile munificence royale d’acheter, le trouvant trop cher pour un roi de France, pour le roi très-chrétien, qu’il laissa exposer par l’artiste pour vingt-quatre sols, passa, et c’est une noble vengeance de la part d’un fou, au marquis de Brunoy, au trésor de sa superbe église.
VII
On ne suppose pas que le marquis de Brunoy, après avoir dilapidé le quart de sa prodigieuse fortune à acheter des cloches, des moines, du vin, des dais de 30,000 livres, des chanoines, des chapes, se contentât de jouir en égoïste de ces richesses d’un nouveau genre; il vivait toujours d’ailleurs avec sa colère cachée dans les replis de son ame avinée; son œuvre n’était pas complète. Tant qu’il lui resterait un sou de revenu, il ne devait pas se regarder quitte envers la noblesse, si ce sou était susceptible de lui fournir un grès ou une poignée de sable pour jeter au visage de sa caste. Il n’y a qu’un homme en Europe plus extravagant que moi, avait-il à s’avouer, et la supériorité de celui-là est au-dessus de mes moyens de rivalité, c’est le roi de France. Brunoy baisse pavillon devant Choisy, madame Dubarry coûte plus cher que mon curé.
Ce fut le 17 juillet 1772 que Paris entier accourut au village de Brunoy pour assister à la fameuse procession de la Fête-Dieu, depuis plusieurs semaines l’unique entretien de toutes les classes, de tous ceux qui, entendant parler chaque jour de leur vie de ce château enchanté, avaient choisi le pèlerinage général de la capitale pour s’y joindre. La curiosité des gens de la campagne ne fut pas moins vive. Grandes routes, ruelles, rives de la Seine et de la Marne fourmillèrent de pélerins. Il n’est pas inutile d’ajouter, pour expliquer l’affluence, que les étrangers seraient traités aux frais du marquis: on savait comment il traitait.
Brunoy aurait eu besoin ce jour-là d’être indiqué d’une manière particulière sur la carte de France; car Brunoy avait changé de face. Le décorateur de l’Opéra et ses aides, ses peintres, ses machinistes avaient déshabillé le bourg, et l’avaient costumé d’une étrange sorte. Sous d’épaisses tentures peintes en tuiles, les toits de paille avaient disparu, et il avait été imaginé, comme d’un excellent effet, d’élever de plusieurs étages factices l’étage unique des chaumières; les chaumières devinrent des palais à la détrempe. Aux deux côtés des pauvres ruelles tortueuses, on enfonça des arbres de carton découpés et venus de Paris en deux doubles sur des tapissières; la moindre pluie eût réduit en pâte cette végétation de papier. Le marquis bondissait d’admiration à la vue de cette création de son génie. Quatre pouces de feuilles de roses répandues sur la boue des rues complétaient ce tableau imité avec bonheur de la décoration alors en vogue de l’opéra d’Aline. C’était le plus poétique et le plus pastoral gâchis du monde, on était crotté à la crême; il y avait de plus qu’à l’opéra de la Reine de Golconde, des reposoirs de toute hauteur élevés au point final de chaque perspective, et des hommes postés sur des espèces de tours, pour répandre, avec les arrosoirs dont ils étaient armés, des ondées d’eau froide sur les spectateurs qui troubleraient l’ordre d’une si belle cérémonie. La police se faisait dans les frises; elle occupait la place des dieux d’opéra. Il va sans dire qu’il y avait des fontaines de vin, et de toutes sortes de vin; l’extraordinaire eût été de voir des fontaines d’eau, à Brunoy, un tel jour. A chaque angle de rue, des perruquiers et des coiffeurs rétablissaient sans relâche le désordre de la toilette des étrangers. Chez les anciens, en donnant l’hospitalité au voyageur, on ne le frisait pas; à Brunoy on le rasait. Montrant un noble exemple, le marquis lui-même, vêtu d’un noir habit de deuil râpé, qui datait du meurtre d’Abel, pommadait ses hôtes au coin des carrefours. Il était partout, courant, les cheveux en désordre, de l’église qui s’illuminait aux cuisines du château et à toutes les cuisines du pays, à toutes les broches, tournant comme pour un seul gigot; il goûtait à la sauce et aux vins, montait au clocher, où il agitait comme un possédé la sonnerie infernale qu’il y avait suspendue; descendu, il assistait à la traite des prêtres.
Il faut entendre par la traite des prêtres le burlesque moyen qu’avait imaginé le marquis, faute d’autre, pour se procurer autant de prêtres qu’il avait fait confectionner de chapes pour la fête; ce moyen, le voici: dès qu’un curieux, attiré par l’encens, pénétrait dans l’église pour être témoin des préparatifs de la cérémonie, deux hommes vigoureux, cachés derrière la porte, lui jetaient une chape sur la tête, la lui plaçaient convenablement sur les épaules, et malheur s’il résistait; quatre coups de nerfs de bœuf, tenant lieu d’ordination, lui apprenaient à repousser l’honneur qu’on lui rendait. A la file et en mesure, marche! Ainsi les trois cent soixante-cinq chapes eurent leurs trois cent soixante-cinq mannequins.
Se peigne qui pourra le reste. On ne croira pas à des bassins de confitures, pots cyclopéens, où chacun s’emplissait selon sa faim; à cinquante muids de vin, et je n’ajoute pas un muids, coulant dans tous les gosiers altérés; on ne croira pas à trois puits, ceci est du génie, à trois puits pleins de tranches de citron et de sucre pour désaltérer la province, et qui, par ampliation, fournirent de la limonade aux habitans pendant plusieurs jours.
Enfin la procession va sortir, elle sort. Les porte-chapes sont sur deux lignes; à leur tête la magnifique bannière de saint Médard, en velours vert; derrière, singulier accompagnement, défilent des laquais portant des flambeaux allumés, puis des paysans avec des cierges, et des villageoises en blanc. Les rues sont chaudes, on y étouffe comme dans une salle de spectacle; les arbres de papier pétillent, quelques-uns s’embrasent; aussitôt les arrosoirs jouent, et l’eau tombe à mesure que des feuilles de roses et la vapeur de l’encens, échappée de cent encensoirs de vermeil, montent vers le ciel.
Le marquis est là tenant un des cordons du magnifique dais en fer; sa tête et ses pieds battent convulsivement la mesure; près de lui et sous le dais même, étincelle le curé, rustre monté sur pierres fines, rubis, grenats, améthystes, ver luisant tonsuré. A moi les jaunets! A moi les bleuets! est le cri de ralliement qu’emploie le marquis pour désigner des groupes et les rappeler à l’unité de la marche. A lui les bleuets!
Sur son passage, le marquis, à qui on les avait désignés depuis la veille, reconnaît les commis de l’intendant du comte de Provence, déjà venus une fois à Brunoy pour marchander le château. A peine les a-t-il signalés à ses paysans, qu’ils sont saisis, revêtus chacun d’une chape et poussés dans les rangs de la procession; obligés, tout rouges et tout honteux, de prendre un flambeau et de grossir le cortége. Le comte de Provence semblait faire publiquement amende honorable de ses prétentions sur le château de Brunoy, dans la personne des employés de son intendant.
Au retour à l’église de cette mémorable procession, les fidèles, qui s’étaient un peu dérangés de la ligne pour se rafraîchir dans leur long trajet jusqu’au village de Périgny, se laissent tomber à terre de fatigue, s’affaissent sur les bancs et jusque sur les marches de l’autel. La piété s’est oubliée; elle heurte des coudes et de la tête contre les murs. Plus de chantres, plus de musiciens; ils dorment sur les instrumens; l’organiste souffle comme le plus gros tuyau de son instrument; les serpens ont disparu en zigzag sous les banquettes, aussi honteux que le premier serpent, leur patron; les sonneurs ont justifié au-delà de toute expression le proverbe qui a popularisé leur peu de sobriété; jusqu’aux enfans de chœur, ces tendres chérubins, qui ont humecté leurs ailes dans le cassis dont Brunoy ruisselle. Un vaste sommeil a frappé la maison du Seigneur. Et la procession, tout-à-coup surprise comme par un vertige, croit achever à la nage une tournée commencée verticalement. La fabrique ronfle.
Arrive le marquis!—Étonnement. Personne debout pour la cérémonie. Il marche sur des outres; il aplatit des sacristains, désenfle en les pressant des paroissiens, monte en chaire et prêche. Il est prédicateur. Mais les lumières s’assombrissent; il s’empare des mouchettes, et le prédicateur mouche les bougies.—D’une fonction à une autre. Puis il chante le Te Deum tout seul; et il bénit enfin, tout chancelant, ceux qui ne chancellent plus depuis long-temps. Au dernier verset, il donne de la tête lui-même dans la vaste mer des dormeurs, et disparaît sous eux. Tout est consommé.
Trois jours après, on lisait ceci dans les Mémoires secrets, 30 juillet 1772.—«Le public n’a point encore tari sur la fête dévote de M. de Brunoy; la deuxième procession, exécutée le jour de la petite Fête-Dieu, a donné lieu à beaucoup de scènes et de tumulte. Il y avait cent cinquante prêtres qu’il avait loués à plus de dix lieues à la ronde. On comptait vingt-cinq mille pots de fleurs. Après la procession, ce magnifique seigneur a donné un repas de huit cents couverts, composé de prêtres, de chapiers et de paysans ses amis. On comptait plus de cinq cents carrosses venus de Paris.»
Ici nous avouons manquer d’haleine pour parler dignement de ce dîner. Que ceux qui ont lu Gargantua suppléent par leur imagination à cette lacune volontaire de notre part.
Nous n’avons de force que pour une remarque. Quelques années après cette fête, ce même peuple qui, gorgé par les seigneurs, avait tué les seigneurs, attendait, la carte civique à la main, grelottant à la porte des boulangers, le pain noir patriotique pétri par la nation. Il est vrai qu’au bout de quelques années le peuple tua la nation. Qui sait? peut-être toute la science des bons gouvernemens consiste à faire marcher les peuples à égale distance de la famine et de l’indigestion.
Si nous avons omis de mentionner que, par arrêt du 5 décembre 1770, la cour de parlement avait homologué les actes faits par madame de Montmartel, portant nomination de quatre avocats au parlement pour conseils du marquis de Brunoy, c’est que cette mesure ne fut, selon nous, jamais exécutée; il suffit, pour s’en convaincre, d’observer que, loin de réduire ses dépenses, le marquis les augmenta de beaucoup, à partir de l’époque même où ce conseil lui fut imposé. Mettra-t-on sur le compte des quatre avocats la procession de la Fête-Dieu qui coûta quatre cent mille francs? Madame de Montmartel n’avait voulu qu’effrayer son fils; pleine de faiblesse pour lui, elle ne survécut même pas à cette sévérité de comédie. Elle mourut du chagrin que lui causa cet acte tout à la fois sollicité et empêché par elle.
Plus résolus que madame de Montmartel, les Béthune et les d’Escars saisirent le prétexte de la procession de la Fête-Dieu, qui eut un retentissement européen, pour demander aux tribunaux l’interdiction du marquis. Parmi les parens au nom desquels fut dressée la requête, quelques-uns exigeaient qu’on le mît à Saint-Lazare. C’était décidément un fou incurable.
Une fois l’interdiction prononcée, Brunoy passait au comte de Provence.
Tandis qu’on portait l’affaire au Châtelet, et qu’on la pressait sans ménagemens pour l’opinion publique, à laquelle il était désormais difficile de taire la conduite déplorable du marquis, celui-ci, comprenant la gravité de sa position, sachant que, outre l’irritation de sa famille, il avait contre lui la vanité froissée de la noblesse, ne doutant pas de l’arrêt d’interdiction dont il allait être frappé, voulut finir avec gloire la lutte où il avait engagé sa fortune, sa vie, son honneur et sa raison.
Lui, marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, maison, couronne de France, et de ses finances, fit savoir à tous les fidèles de la chrétienté qu’une croisade allait s’ouvrir dont il serait le chef, dans le but pieux et grand de conquérir la Terre-Sainte, de délivrer le tombeau de Jésus-Christ des mains de l’impie Musulman. Appel donc était fait aux hommes de religion et de cœur de prendre le bourdon et le glaive, et de suivre, aux appointemens de quatre cents livres par an, à convertir plus tard, après la croisade, en rente viagère, mondit marquis de Brunoy. On se réunirait à Brunoy, point de départ pour la Palestine. Prendre les voitures place Dauphine; retenir sa place la veille.—Dieu le veut! Dieu le veut!
Ceux qui ne bafouèrent pas la circulaire du marquis s’abattirent par nuées au château de Brunoy, où, en attendant que les saintes armes fussent fourbies et les cadres militaires complets, ils se gobergèrent d’une furieuse façon. Il y eut foule de Baudouins coupe-jarrets, de Tancrèdes aigre-fins, de Renauds chevaliers d’industrie, d’Adhémars échappés de Toulon. Jamais la police ne fit de si bons coups de filets. Le lieutenant de police se montra un cruel Sarrasin. Pour comble de contrariétés, quand les enseignes étaient déjà déployées au vent pour partir, le roi défendit qu’on signât des passeports aux croisés, qui ne délivrèrent aucune espèce de tombeau, mais qui gagnèrent au billard des sommes énormes au marquis.
VIII
Voyant son expédition complètement manquée, le marquis passa en Angleterre, où en vingt-neuf jours il dépensa soixante mille livres. Rappelé à Paris par ordre du roi, qui ne voulut pas laisser se dégrader sa noblesse dans la personne d’un fou, dont le retour en France avait été d’ailleurs déjà sollicité en termes pressans par l’ambassadeur, le marquis parut, le 15 septembre 1772, devant le lieutenant civil au Châtelet, tous ses parens rassemblés.
L’interdiction était évoquée.
Le haut rang des trois familles au nom desquelles le procès était soutenu, Montmartel, Béthune, d’Escars; le caractère sans exemple du comparant, sa vie, ses folies désastreuses, firent de ce procès un événement digne d’absorber toute la curiosité si mobile de l’époque, l’époque la plus usée en événemens.
Sur le passage du marquis se rendant en voiture au Châtelet, la population s’était portée de bonne heure, grandement en goût déjà pour le tumulte des affaires criminelles, pour les séances publiques, les combats de la parole, superbes spectacles dont elle n’était séparée que de quelques années. Elle voulait savoir s’il était vrai, comme on le lui avait suggéré, que le marquis était lié dans une chemise de force et bâillonné. Depuis le jugement du jeune chevalier de Labarre, une mystérieuse suspicion planait sur les tribunaux et leurs séances secrètes. La partialité des juges avait fini par faire croire en France à l’innocence de tous les accusés; et porté à toutes les opinions surnaturelles, le peuple se laissait persuader que les parens du marquis l’avaient eux-mêmes encouragé dans ses dissipations, pour jouir de ses biens et afin d’obtenir son interdiction plus tard. Après tout, un homme qui a mangé vingt millions en six ans avec son curé, dans un bourg de huit cents ames, est un phénomène qui mérite assez d’être vu.
A cette époque, les séances des tribunaux n’étaient pas encore publiques; mais les parens du marquis étaient assez nombreux pour composer un auditoire complet. Au reste, on se passa en France de bouche en bouche les détails de l’interrogatoire, qui commença ainsi:
—Votre nom?
—Armand-Louis-Joseph-Paris de Montmartel, marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances.
—Votre âge?
—Vingt-quatre ans et demi.
On n’aperçut pas la moindre altération dans les traits du marquis, que, par une indécence barbare, on avait assis sur la sellette et qu’on gardait à vue, afin de constater l’état dangereux d’aliénation où l’on voulait faire croire qu’il était.
Le lieutenant civil reprit:
—Pourquoi avez-vous fait votre société ordinaire d’un fils de paveur et d’un fils de bourrelier?
—Je ne savais pas, monsieur, répondit-il avec calme, que ce fût mal de choisir ses amis parmi ceux dont le caractère convient au nôtre, dont la simplicité tolérante ne rappelle jamais le rang d’où l’on est sorti? Bons pour moi, j’ai été bon pour eux. Si la loi ne défend pas d’avoir des amis, qui oblige donc à les prendre dans une condition plutôt que dans une autre? S’il y a une loi qui en prescrive de telle ou de telle autre espèce, pourquoi ne poursuivriez-vous pas le bourrelier pour m’avoir fréquenté, comme je suis en cause pour l’avoir connu? Serait-il vrai que tous les marquis d’aujourd’hui, excepté moi, monsieur le lieutenant, eussent des amitiés irréprochables? Il m’a été dit que M. le marquis de C..... vivait avec sa sœur; que le comte de R.... avait un sérail; que le prince de F.....
—Silence, monsieur le marquis.
—Que le roi de France.....
On se jeta sur le marquis pour le bâillonner.
—Que le roi de France était outré de cette conduite.
La première moitié de la phrase du marquis avait excité l’indignation, la seconde couvrit de confusion ceux qui s’étaient trop hâtés de s’indigner.
Il fallut le laisser libre.
—Mais n’avez-vous pas pris le deuil pour la femme du bourrelier? A quel titre, puisque cette femme n’était pas de votre noble et illustre famille?
—La reine de France n’était pas non plus de ma noble famille; je pris le deuil de la reine en 1768, et commandai quatre habits complets pour quatorze personnes de ma maison. Ce deuil m’a coûté cinquante mille livres.
L’embarras du lieutenant civil commençait à paraître; il fit un signe, et les gardes qui entouraient le marquis s’éloignèrent.
—Combien y a-t-il de feux à Brunoy?
—De cent cinquante à deux cents, en y comprenant le hameau des Beaucerons et l’endroit appelé Soulin.
—Pourquoi vous êtes vous jeté dans des dépenses d’une superfluité condamnable, en habituant six ou huit cents malheureux à vivre dans l’abondance?
—J’avoue, monsieur le lieutenant, que j’ai quelquefois dépassé les bornes d’une générosité sage; mais, depuis ma résidence à Brunoy, personne, tant à Brunoy qu’aux Beaucerons, n’est mort de faim ni ne s’est pendu de désespoir dans le bois. Depuis sept ans que j’habite le pays, il n’a été commis aucun assassinat dans la forêt de Sénart, qu’on peut, grâce au hasard de mes bienfaits, traverser à minuit comme en plein jour. Les plaines de Tigery sont moins heureuses; elles sont infestées de brigands, pauvres vassaux qui obéissent aux descendans des comtes de Corbeil; Rougeot est un coupe-gorge, Gros-Bois aussi; Gros-Bois n’est pas dans mes propriétés, il relève de M. le comte de Provence.
A chaque instant le lieutenant civil se retournait vers les membres de la famille du marquis, comme pour leur dire:—Cet homme-là n’est pas fou; l’interdiction sera difficile.
—Mais n’avez-vous pas rempli publiquement dans l’église de Brunoy les fonctions de bedeau, de chantre, de maître des cérémonies et de sonneur?
—Que va-t-il répondre à cela? semblait exprimer la figure animée des parens du marquis. Voyons, écoutons.
—Je me blâme le premier comme bedeau, monsieur le lieutenant civil, pour avoir malproprement tenu peut-être la sacristie; je me condamne comme chantre, pour avoir entonné faux bien souvent le Magnificat; je ne me pardonne pas surtout de m’être trompé de quelques coups de cloche; mais en quoi cela peut-il me valoir la sévérité des lois et le reproche de ma famille? Mon grand-père sonnait l’heure du dîner à ses hôtes, je n’ai pas été plus sacrilége en sonnant l’heure des vêpres à mes paroissiens.
—Pourquoi avez-vous fait habiller à vos frais, en uniformes et avec galons d’or, les chevaliers de l’arquebuse dont vous êtes colonel, et pourquoi leur donniez-vous si fréquemment à manger?
—Si monsieur le lieutenant civil veut me considérer comme homme de qualité, il ne doit pas s’étonner que mes inférieurs aient joui de mes largesses. Dieu, disent les grands à leurs fils, a fait des mains aux manans pour prendre et aux nobles hommes pour donner. S’il lui plaît, au contraire, de ne voir en moi qu’un manant enrichi, je dois m’étonner à mon tour qu’avec les revenus de quarante millions on ne croie pas à la possibilité de traiter, sans se ruiner, des chevaliers de l’arquebuse.
—Mais votre chasublier, monsieur le marquis, prétend être votre créancier de deux cent mille livres; on ne dépense pas deux cent mille livres en chasubles?
—Combien doit-on dépenser en chasubles, monsieur le lieutenant? Est-ce M. le comte de Lauraguais qui nous l’apprendra, lui qui a acheté deux mille louis de jarretières à mademoiselle Arnould? Mais je ne le vois pas à mes côtés, sur la sellette.
—N’avez-vous pas maltraité un épicier qui vous avait refusé de l’eau-de-vie? N’avez-vous pas frappé un de vos concierges? N’avez-vous pas injurié un de vos régisseurs?
—Il me semble, monsieur le lieutenant civil, qu’en pareil cas ce sont les battus qu’il faudrait interroger.
—Votre mère a donné mille écus à un nommé Thierret pour qu’il ne se plaignît pas d’un coup de pistolet que vous lui auriez tiré.
—Le fait est faux; à des gens comme nous, on demande cent mille écus de dommages, et l’on se plaint ensuite.
—Sans passeport du roi, pourquoi êtes-vous passé en Angleterre? Vous avez violé la loi.
—Enfin! murmurèrent les bancs des accusateurs, irrités de tant de précision dans les réponses d’un fou, de tant d’aigreur dans ses réflexions. Enfin! qu’il sorte de là; il a violé la loi, il n’avait pas de passeport.
—J’en avais un de l’amirauté; sur l’ordre de l’ambassadeur de France, j’ai immédiatement quitté l’Angleterre pour me rendre ici, où je savais qu’on devait m’interdire. J’ai été au devant de la loi.
—N’avez-vous pas acheté huit chevaux à Londres?
—C’était pour revenir plus vite.
—Vous justifierez-vous de la société qui vous accompagnait en Angleterre, de ces étranges acolytes?
—J’étais, monsieur le lieutenant civil, avec un acolyte du diocèse de Paris, l’ecclésiastique Bonnet et le curé de Valenton.
—N’alliez-vous pas à Londres pour éviter vos créanciers de France? Qu’alliez-vous y faire d’honnête, enfin?
—J’allais m’y faire ordonner prêtre par l’évêque catholique Belon. Ceci est assez honnête.
Interrogé sur d’autres dettes qu’il aurait contractées avec des tailleurs et des marchands de vin, le marquis répondit qu’il avait été dupé par eux, et qu’en bonne morale les fripons devaient être interdits avant les dupes.
—N’avouez-vous pas vous-même enfin avoir dévoré votre fortune dans des folies dont il est temps d’arrêter le débordement?
—Ma fortune était à moi, monsieur le lieutenant civil, par mon père et par ma mère, dont j’ai été l’unique héritier. Folie ou non, je suis quitte avec tout le monde; je ne fais pas banqueroute et ne m’appelle pas Guéménée. Il est vrai que je n’ai pas dissipé ma fortune en maîtresses ni en galantes infamies comme un maréchal de Saxe ou un duc de Richelieu; ni en chevaux, le roi aurait payé mes dettes; ni en bâtimens; je suis bien plus coupable, j’ai doré mon église, ma pauvre église, qui a été ma maison du faubourg; j’ai nourri mes habitans; et si chaque province avait un fou comme moi, la France à cette heure ne languirait pas de misère, et le roi Louis XV serait en interdit. On m’interdit, moi, non parce que j’ai mangé toute ma fortune, mais parce qu’il me reste vingt millions d’immeubles au soleil. Qu’on m’interdise; j’ai parlé.
Il fut fait selon ses vœux: le Châtelet interdit le marquis de Brunoy.
Sans espoir dans la ressource extrême que lui conseillèrent ses amis, il appela de la sentence du Châtelet au parlement, qui, par un de ces miracles de justice dont il y a peu d’exemples, cassa l’arrêt d’interdiction et laissa au marquis la libre gestion de ses biens.
C’était ratifier solennellement tous les actes de sa vie.
Ses parens baissèrent honteusement la tête, la noblesse fut furieuse, le peuple applaudit. Il vit un héros dans le marquis. Il voulut l’avoir compris; il l’aima. Il se convainquit que le marquis, né du peuple, retournait au peuple, après avoir souffleté la noblesse de son temps sur sa propre joue. Ses fautes étaient des folies, car son cœur était bon; voilà comme le peuple pensait; tandis que les folies des autres étaient des crimes, car leur cœur était corrompu. Il était allé plus loin que tous les autres, pour montrer jusqu’où ils étaient allés. Il s’était jeté dans le gouffre, mais il l’avait ouvert, et en tombant il avait crié au peuple: Regardez comme c’est infect et profond.
Cet homme était un héros.
IX
A sa rentrée à Brunoy, il fut fêté comme un frère par les hommes, comme un père par les enfans. On était allé, croix et bannière en tête, le recevoir à deux lieues de Brunoy. On l’avait porté à bras jusqu’au château, ce bon seigneur!
Courte fut leur joie. M. le comte de Provence s’irritait beaucoup de tous ces délais qui le vieillissaient sans lui donner Brunoy, plus frais, plus ravissant d’année en année.—On comprit son impatience, comme il comprit de son côté le dépit des parens du marquis. Il y eut intelligence parfaite des deux parts.
Quelques nouveaux amis qui s’étaient introduits dans les bonnes grâces du marquis, chose facile en tous temps, le poussèrent un soir à boire plus que de raison, piége encore plus facile, et dans l’état d’ivresse où ils le mirent, ils lui firent signer la cession de Brunoy au comte de Provence.
A son réveil, il pleura comme un enfant; il dit qu’il ne se souvenait pas d’avoir rien signé. Cette fois il faillit réellement devenir fou.
C’était fait. M. le comte de Provence possédait Brunoy.
L’histoire ne dit pas si la lettre de cachet qui vint enlever le marquis à son château de Varise pour le conduire au prieuré d’Elmont, maison de génovéfains, près de Saint-Germain-en-Laye, fut la royale récompense de la nuit d’ivresse de Brunoy.
Interdit, emprisonné, cloîtré, le marquis trouva encore quelque douceur à sa captivité dans la permission que lui accordèrent les bons génovéfains de sonner les cloches, d’allumer les bougies, de servir la messe. N’ayant pu être prêtre dans sa prospérité, il se contenta d’être enfant de chœur dans l’infortune. Mais on était déchaîné contre lui; on ne voulut pas même qu’il fût consolé par ces distractions pieuses, parce qu’elles avaient autrefois masqué et protégé ses si rudes assauts contre sa propre dignité de gentilhomme. Une seconde lettre de cachet le fit transférer aux Loges, dans la forêt de Saint-Germain, dans une autre maison religieuse, desservie par des picpus, où il lui fut interdit d’être sacristain ni bedeau, ni quoi que ce soit d’église. C’était priver d’air un oiseau malade.
Il languit dans ce jeûne de cloches, de chapes, de cire verte; il se sentit mourir; mais avant d’expirer il ramassa toutes ses forces pour dicter son convoi funèbre. Le dénombrement fut triomphant. On eût dit qu’il se voyait passer, qu’il s’accompagnait lui-même derrière le corbillard. Il ajouta même: Je veux que le clergé boive amplement au retour du cimetière.
Il s’endormit au bras de Dieu, dans une belle soirée de mars, en 1781, à peine âgé de trente-trois ans.
Si toute tradition n’était suspecte, de son cachot de Pierre-en-Cize, où le peuple veut que le marquis de Brunoy ait été enfermé par le comte de Provence, depuis Louis XVIII, il eût entendu le canon de la Bastille, il eût vu de sa triste lucarne passer et repasser, courir, plus effrayé que lui, ce troupeau de nobles, et même les plus fiers, gagnant la frontière, sous le fouet du peuple, pasteur terrible sorti de sa caverne. Derrière ses barreaux, il leur aurait dit son nom, et ils se seraient maudits mutuellement; eux maudits par lui pour n’avoir pas compris cet homme, artisan infatigable de leur ruine, qui s’était assis dans la boue pour les salir; lui maudit par eux pour être sorti de leurs rangs et pour n’avoir plus voulu y rentrer.
Il vaut mieux qu’il soit mort, comme tout prouve qu’il est mort au mois de mars 1781, après vêpres, au bruit mourant des cloches qu’il avait tant aimées.
Oui, cela vaut mieux, sa fin en a été plus paisible. Car, s’il se fût éteint plus vieux de quelques années, il eût vu, lui, qui avait tant fait de bien à Brunoy, Brunoy son bosquet gracieux, sa tonnelle chérie, sa chapelle dorée, son château de Cocagne, il eût vu ses paysans tordre les grilles de fer qui ne s’étaient pourtant jamais fermées sur eux, les méchans; broyer les glaces qui avaient répété ces festins où seuls ils étaient assis, les ingrats; briser ces quatre cent mille francs de pots de fleurs, effeuillées sur leurs pas à ces grandes processions du moyen âge, où ils étaient à la fois les personnages et les spectateurs. Et combien son cœur eût saigné quand il eût vu son clocher si laid, mais bâti par lui,—c’était son enfant, il le trouvait beau,—remuer comme lui, ce bon marquis, quand il avait un peu bu, et vomir ses cloches pour être fondues en billon révolutionnaire! Il se fût évanoui sur les dalles cerises et blanches de son église, en voyant son beau tableau de Saint-Médard, qui guérit pourtant la rage, lézardé par le tranchant d’une faux de moissonneur, et ses beaux lustres à girandoles de Bohême, tomber en poussière de verre sur les bancs de chêne où il figurait si bien en chape d’or massif. Oui! il vaut mieux qu’il soit mort; car il eût été tué.
Il eût vu ce que nous avons vu soixante ans après lui, un pauvre village montueux, dont l’enchantement s’est évaporé; triste, sans fumée sur les toits, sans canards dans la rue, où les petits-fils jeûnent pour tous les bons repas qu’ont pris les grands-pères. Cependant ces descendans affamés d’une race de Cocagne savent le nom de M. de Brunoy comme s’il les eût tous invités hier à dîner au château. Ce nom rend les habitans pensifs; les vieillards se souviennent, les mères racontent, les enfans ouvrent la bouche. Ce nom est immortel, là sur ce tas de chaumières. Napoléon n’est pas autrement immortel dans l’univers.
Qu’est-ce donc que la gloire?
C’est peut-être cela, beaucoup de folie.
Mais, voilà à l’entrée de Brunoy, où la pluie vient de me surprendre caché sous un arbre, écrivant ces dernières lignes au crayon, un enfant assis sur une botte de foin, qu’un âne porte, et qui va passer sur le pont de Brunoy; sans ce pont l’enfant qui se hasarderait à traverser la rivière à pieds se noierait par l’eau qui tombe dans l’eau qui court; à défaut il serait forcé d’aller un quart de lieue plus loin pour trouver le gué, et sa mère est en peine.
Passe, mon bel enfant, toi, ton âne et ta botte de foin.
Ce pont, c’est M. le marquis de Brunoy qui l’a fait construire. Voilà ce qui reste de quarante millions.
C’est peut-être cela la gloire.
L’utile,—un pont où passe un enfant.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.
| Pages. | |
| INTRODUCTION | 1 |
| CHANTILLY | 83 |
| ÉCOUEN | 175 |
| LE MARQUISAT DE BRUNOY | 277 |
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
NOTES:
[A] Plus fidèles à leurs intérêts qu’à leur vengeance, plusieurs villes, à l’époque de la révolution de 89, sauvèrent les palais des anciens seigneurs de la contrée en y logeant quelque administration. Foix transforma en palais de justice la demeure de ses souverains. Le château de Gien est aujourd’hui sous-préfecture, mairie et tribunal de commerce.
[B] Si peu de villes sont aussi bien partagées qu’Autun en vieux monumens, peu de villes ont poussé la manie de détruire aussi loin que la fameuse Bibracte, nom qu’avait Autun avant de prendre celui d’Augustodunum.
Depuis plusieurs siècles, les habitans bâtissent leurs maisons avec les pierres qu’ils arrachent à leur superbe amphithéâtre; l’ingénieuse municipalité autunoise accorda même, il y a quelque soixante ans, le droit de pacage sur cet emplacement si vénérable d’antiquité. Que cette étrange manière de respecter les reliques d’un autre âge ressemble peu à la conduite des Béarnais, osant dire à Henri IV, prêt à faire transporter à Paris les belles colonnes de leur église de Bielle: «Sire, vous êtes le maître de nos cœurs et de nos biens, mais, quant à ce qui regarde les colonnes du temple, elles appartiennent à Dieu: arrangez-vous avec lui.—Sire, bous quets meste de noustes coos et de noustes bès, mes per ce qui es déous pialas déou temple, aquets que son de Diou d’Abeig quep at béjats.»
[C] Si cette ancienne résidence royale figure ici contre notre système établi plus haut, que les châteaux de la couronne n’ont aucune physionomie arrêtée, parce qu’ils les ont toutes, c’est que Rambouillet, par une loi récente, a été distrait de l’apanage royal.
[D] Le vers suivant manque dans la relation que j’ai lue du triomphe de Chantilly. Le mot gloire s’y trouvait, cela va sans dire.
[E] Né au mois d’août 1736.