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Les trois pirates (2/2)

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VIII
NARRATION DE FRÈRE JOSÉ

«Bien peu de jours de ma vie se sont écoulés, sans que je ne me sois rappelé ce que nous répétait souvent au séminaire, un ancien vicaire qui passait pour avoir fait autrefois des siennes: Le monde, nous disait ce vénérable praticien d'erreurs mondaines, commence à se faire bien vieux, et c'est cependant du nouveau qu'il faut sans cesse, à cet antique enfant, avide de tout et blasé sur tout. Pour moi, mes jeunes amis, j'aimerais cent fois mieux aller prêcher un bon petit schisme tout neuf, aux Esquimaux ou aux Californiens, que de rabâcher chaque matin aux fidèles de Nanterre ou de Saint-Denis, la messe dont ces braves gens doivent être aussi fatigués que moi pour le moins. Ne me parlez pas de marcher sur un vieux plancher, quand on ne porte plus que des savattes.

«Jamais le sens profond que cachait cette parabole de l'expérience, ne se présenta plus lumineux à mon esprit méditatif, qu'au moment où je vous fis mes adieux et où je reçus les vôtres, pour aller pratiquer au loin la profession qui nous est commune. Après avoir repassé et pour ainsi dire ressassé dans toutes les cases de mon cerveau, le nom des lieux où je pourrais planter ma tente vagabonde avec quelque espoir de rencontrer un gras pâturage pour mes chères brebis, je me décidai à cheminer vers Saint-Domingue, ancienne colonie hispanico-française, rajeunie et reblanchie par les nègres, sous la domination tant soit peu caraïbe d'Haïti. Mes raisons pour laisser choir doucement le ballon de ma destinée sur ce point terrestre plutôt que sur un autre, méritent de vous être exposées, et vous les trouverez logiquement déduites dans les réflexions suivantes, que je faisais tout en me rendant sur un schooner américain, de la Pointe-à-Pitre, vers la partie d'Haïti gouvernée par Christophe premier, le nègre-Roi, et le Roi de tous les nègres3.

«Saint-Domingue, me disais-je donc, en pesant avec maturité et un à un, les motifs de ma résolution, Saint-Domingue est un pays nouveau, ou tout au moins un pays retourné, qui peut aujourd'hui passer pour assez raisonnablement neuf. Il n'y a plus là de civilisation qui vienne contrarier à chaque pas les projets d'un homme déterminé à gouverner sa barque en dehors des lois ordinaires de la société, et au large des usages consacrés par l'incommode droit des gens. Les forbans jusqu'ici paraissent s'être si bien trouvés de l'exploitation de ces parages fortunés, qu'il ne s'écoule guère d'années où l'on ne pende une bonne douzaine au moins, de ces honnêtes gens. Or, pour qu'il y ait tant de forbans à pendre chaque année à Haïti, il faut nécessairement que les forbans ne se lassent pas de fréquenter les abords de cette île fameuse; et pour qu'il y ait un aussi grand nombre de forbans sans cesse disposés à se faire pendre là plutôt qu'ailleurs, il faut nécessairement aussi qu'ils trouvent là plutôt qu'ailleurs, quelque chose qui vaille la peine de leur faire braver le gibet qu'ils rencontrent quelquefois sur leur route; car, s'il en était autrement, je ne vois pas pourquoi ils iraient affronter pour rien dans ces parages, le croc et la potence, la dernière raison, ultima ratio, l'argument final en un mot, de la société contre eux. Les coquins de notre espèce, passez-moi l'épithète, ne raisonnent pas encore assez mal leurs intérêts, pour devenir absurdes aux dépens de leur propre peau. Rendons-nous donc à Saint-Domingue, me disais-je toujours. C'est l'ancien refuge des Boucaniers et des frères-la-côte, ces illustres ancêtres qui n'étaient pas plus bêtes que nous4; faisons comme eux, et le ciel bénira peut-être nos efforts comme il a béni leurs glorieux travaux.

«D'ailleurs, m'écriai-je encore, pour m'affermir dans ma première détermination, il n'y a plus maintenant à Haïti que quelques millions de nègres qui se croient devenus quelque chose de libre, parce qu'ils ont réussi, la fièvre jaune les aidant, à chasser ignominieusement leurs anciens maîtres. Avec ces gaillards là, tout bouffis de l'orgueil de leur facile victoire, il doit y avoir moyen d'entrer aisément et brusquement en matière, et bien fin, ma foi, sera le diable, s'il parvient à me couper les vivres, là où avec la faim que j'ai, je sentirai des vivres à me mettre dans la besace.

«Rempli de ces idées spéculatives, et du zèle que m'inspirait le désir de faire quelque chose de bien sur un plan solidement assis, je débarquai bientôt au Cap Français. Je songeai d'abord, en posant en toute sécurité le pied à terre, à bien ramasser ma conduite autour de moi, et à ne pas m'empêtrer les jambes dans les premiers événemens ou le semblant de bonnes occasions qui viendraient se présenter à moi. La guerre d'attaque peut réussir quelquefois aux fous et aux imbéciles qui se sentent le cœur plein et les oreilles chaudes; mais la guerre défensive est le fait des esprits méditatifs, ou des gens qui croient avoir quelque chose à perdre. J'avais avec moi, vous le savez bien, les huit mille gourdes que je tenais de la libéralité et de la confiance de notre respectable ami.

«Le roi Christophe premier et dernier, informé par les espions de sa couronne, de mon débarquement imprévu au beau milieu de ses états un peu désorganisés, me fit l'honneur et le déplaisir de m'inviter à passer dans son palais, pour me demander ce que je comptais faire dans ce pays soumis à son autorité souveraine, ou plutôt au dévergondage de son despotisme. Je répondis à sa Majesté, en homme déjà préparé à toutes les investigations et aux plus mauvaises chicanes, que j'avais le projet philantropique de me livrer moyennant son autorisation, à la traite des blancs des colonies voisines, attendu qu'il y avait assez long-temps que les blancs se livraient impunément à la traite des noirs. Le malin nègre eut l'air de me prendre pour un insensé ou pour un idiot, ce qui est à peu près la même chose aux yeux des gens qui se croient plus madrés que les fous ou les imbéciles qu'ils dédaignent. Je me gardai bien, ainsi que vous devez le penser, de chercher à désabuser le monarque d'une erreur qui favorisait si complètement mes intentions secrètes. Mais Christophe ayant envie depuis long-temps d'attacher, en sa qualité de Roi, un fou ou un magot à son service, s'avisa d'ordonner à ses grands et petits mouchards, de me regarder à l'avenir comme le bouffon ordinaire du Palais, et de me laisser aller librement mon train sans jamais me perdre de vue. C'était ma qualité de blanc, que le drôle était bien aise d'humilier dans la personne d'un des bipèdes de mon espèce, et je passai bientôt enfin, grâce à cet avancement inattendu et inespéré, pour le Triboulet ou le Langéli de sa Majesté intertropicale.

«L'île d'Haïti, depuis l'anéantissement de l'armée du général Leclerc, avait comme vous ne pouvez l'ignorer, le bonheur d'être libre et en guerre civile sous les drapeaux ennemis et patriotiques de Dessalines, de Christophe, de Rigaud et de Boyer. C'était un état d'indépendance qui faisait pitié à voir, et au milieu duquel il était impossible de se reconnaître. Les étrangers que leurs mauvaises destinées, ou un caprice presque aussi malheureux que la plus mauvaise destinée, conduisaient dans ce lieu de discorde et de liberté, s'y trouvaient presque aussi maltraités et aussi sévèrement surveillés que les habitans et les nationaux eux-mêmes. Quand je voulus armer pour mon compte et sous mon nom, par exemple, une petite goëlette pour faire soi-disant le cabotage de la colonie, on m'apprit en me menaçant de toute la rigueur des lois, que personne ne connaissait encore, qu'il n'y avait pas de cabotage praticable dans un état indépendant dont tous les ports étaient bloqués, tantôt par un parti, tantôt par un autre; et qu'il serait absurde au gouvernement d'accorder ce droit, ce qui était par le fait de toute impossibilité. Je réclamai alors la simple autorisation d'armer un aviso de plaisance, pour faire faire de temps à autre, quelques petites promenades anodines et maritimes aux insulaires les plus riches et les plus comme il faut du pays. Le secrétaire de la marine et le collecteur de la Douane me firent observer, que pour avoir le privilège de posséder un bâtiment de la république nègre, il fallait jouir au préalable de l'avantage d'être noir comme le gréement de la barque que l'on voulait armer, ou tout au moins justifier du fait d'être issu d'une famille aussi bronzée que le cuivre du bateau que je m'étais proposé de mettre à la mer. Je trouvai, pour éluder ces impertinentes conditions, un ancien prince de la côte de Guinée, qui consentit, en sa qualité de citoyen haïtien naturalisé, à acheter sous son nom et après s'être lui-même vendu à moi, un caboteur que j'équipai de trente et quelques déserteurs européens que je ramassai à grands coups de tafia dans les bouchons et autres lieux encore plus suspects du royaume régénéré.

«J'étais venu à St.-Domingue, comme je vous l'ai déjà dit, avec l'espoir de faire du nouveau et de l'inattendu, dans une contrée passée à la lessive brûlante de l'insurrection, et en poursuivant toujours, bien entendu, l'idée que m'avait inspirée la vieille maxime de cet ancien vicaire dont je vous ai parlé en commençant ma petite histoire. Le projet que, du reste, j'avais nourri, et, en quelque façon, engraissé du sucre de mes réflexions en armant sous le nom d'un prince de Guinée, mon bateau caboteur, était assez drôlet, comme vous allez en juger par vous-mêmes. Mon intention, après avoir réuni à mon bord, sous un prétexte un peu foncé en couleur, une aussi grande quantité de nègres que j'aurais pu en trouver, mon intention, ai-je dit, était d'appareiller à l'improviste du Cap Haïtien, d'aller vendre les peaux de mes républicains mystifiés à la Havane, et de revenir ensuite croiser et pirater dans les débouquemens des Iles-sous-le-Vent. Pour parvenir à me livrer avec quelque chance de succès à cette espèce d'espiéglerie, et à faire convenablement cette sorte d'école buissonnière maritime, j'annonçai un jour à toute la négraillocratie du lieu, qu'il y aurait incessamment fête, repas et feu d'artifice à mon bord, et que les curieux et les amateurs y verraient le spectacle extraordinaire d'un homme blanc mangé par un requin noir. Comme depuis long-temps on était habitué à me regarder comme un monomane, dont le monarque lui-même n'avait pas dédaigné de s'amuser un instant, on ne trouva pas très surprenant que je me fusse mis dans la tête de régaler le beau monde haïtien du spectacle d'une de mes extragavances ordinaires. Quelle défiance raisonnable aurais-je pu d'ailleurs inspirer, en engageant les amateurs à se réunir et à venir se récréer à bord d'une barque à peine armée, et en apparence incapable de prendre inopinément la mer? Il aurait fallu être doué d'une perspicacité plus qu'africaine ou haïtienne, pour deviner le mystère du projet que j'avais conçu, sous le voile trompeur des apprêts les plus inoffensifs. Rien donc ne pouvait m'alarmer sur l'issue d'une tentative secrète qui n'avait encore éveillé les soupçons de personne, et que tout jusque là avait semblé favoriser au-delà même de mes petites espérances. On parut même me savoir gré, dans la société qui s'égayait le plus à mes dépens, de la politesse que j'avais eue de choisir pour le spectacle annoncé, une allégorie qui tendait à figurer la couleur européenne d'un homme blanc, sacrifiée à la couleur guinéenne d'un requin noir. L'emblème fut trouvé fort, mais délicat et agréablement choisi. Le royaume de Christophe premier ne possédait pas en tout un seul navire qui fût en état de me donner la chasse, quand une fois je serais parvenu en appareillant, tant bien que mal, à enlever la traite de noirs improvisée que je me proposais de faire dans le pays. Il y avait bien cependant quelques coups de canon à risquer par ci par là, dans le cas où je filerais avec mon personnel sous les batteries de terre. Mais, me disais-je avec assez de sens, ce me semble, un coup d'éventail à boulets est bientôt passé, surtout quand il est donné à la hâte, et reçu avec courage. Et puis d'ailleurs, la crainte qu'auront les canonniers haïtiens de tuer à mon bord, leurs compatriotes en visant gauchement ma goëlette, pourra bien nous épargner une bonne partie de la volée qu'ils nous enverraient impitoyablement, s'il n'y avait qu'à hacher des blancs comme nous, tuables et canonnables à merci. Va donc pour le coup d'éventail à mitraille! pensai-je. L'honneur de réussir vaut bien le danger que me fera courir une aussi noble tentative.

«Il existe au monde une foule de gens à qui il faut toujours quelque chose ou quelqu'un à respecter, troupeau servile qui ne saurait vivre sans un berger qui le fouette, ou un chien qui lui morde le derrière. Moi, Dieu merci, j'ai le bonheur de ne respecter personne, ni rien. C'est une assez utile philosophie, que je me suis faite comme cela, en voyant les hommes comme ils sont, et en appréciant toutes les choses à leur juste valeur. Quand ma chaussure me gêne, je l'élargis au moyen d'un couteau, dût-elle, après cette petite incision, ne me durer qu'un jour. Pourquoi ne ferais-je pas pour d'absurdes préjugés, ce que l'on fait pour une chaussure trop étroite ou pour un soulier mal fait? Cette réflexion m'était passée par la tête, long-temps avant mon débarquement au Cap Haïtien; car je vous prie de croire que je n'étais pas venu là, dépourvu de principes, et pour y faire un cours pratique de science humanitaire.

«Mais revenons à l'objet principal de mon récit; j'avais donc fait annoncer au son du tambour, et au moyen de cent grandes affiches placardées dans toutes les rues de la ville, l'étonnant spectacle que j'avais préparé. La curiosité fut vive, la foule devait être considérable. Mais, hélas, comme dit l'Écriture, combien les projets de l'homme sont vains, et combien sa prévoyance est misérable! ou, en d'autres termes:

Quantum animis erroris inest!

«Le soir même, où je devais donner ma fête sur l'eau à l'aimable société d'Haïti, le roi Christophe eut pour la seconde fois envie de me faire venir devant lui; et pour être encore plus sûr de l'empressement que je mettrais à me rendre à ses ordres suprêmes, le monarque eut soin de m'envoyer chercher par quatre contrefaçons de grenadiers et une apparence de caporal de sa garde royale. Un autre que moi n'aurait pas manqué de perdre d'abord la tête en pareille circonstance. Mais moi, plus calme et plus résigné que beaucoup de gens ne l'eussent été à ma place, je pensai que ma tête était la première chose que je dusse ne pas perdre, et qu'il serait toujours temps d'en faire le sacrifice, quand il n'y aurait plus possibilité de la disputer à la faux du malheur ou au glaive du despotisme.

«Dès que sa majesté m'aperçut arrivant à elle au milieu du cortège qu'elle avait eu la trop grande bonté de m'envoyer, pour me conduire court et ferme dans son palais, elle n'eut rien de plus pressé que de me demander en me présentant une boucle de fer qu'elle tenait assez maladroitement dans ses gracieuses griffes:

—Comment, s'il vous plaît, nommez-vous cela?

—Mais, sire, répondis-je aussitôt avec respect et présence d'esprit en reconnaissant cet objet pour m'avoir appartenu, cela se nomme vulgairement un piton ou une boucle en fer?

—Et à quel usage emploie-t-on ordinairement, que vous sachiez, ces sortes de pitons, à bord des bâtimens?

—Ces pitons servent à accrocher les saisines de chaloupe sur le pont, et à amarrer ou à fixer, si votre majesté aime mieux, les barriques le long du bord.

—Voyez combien les monarques sont à plaindre, et combien on s'attache à les tromper, s'écria alors le souverain, d'un air étonné, en s'adressant aux courtisans qui l'entouraient. Plusieurs anciens marins m'avaient assuré que l'on employait quelquefois les boucles de ce genre, dans l'entrepont des navires, pour y attacher les malheureux esclaves que la cruauté des Européens allait arracher à la côte d'Afrique, pour les revendre aux Antilles, comme la plus vile et la plus abjecte marchandise!

—Quelle horreur! fis-je avec une vivacité d'expression et un mouvement de dégoût qui ne m'était pas habituel, mais qu'il m'importait de rendre aussi naturel que possible. Il faudrait, pour admettre cette calomnie, supposer non seulement la plus inconcevable perversité, mais encore la plus insigne maladresse aux hommes qui auraient destiné ces pitons à un usage aussi barbare! Herque! le cœur se soulève d'indignation et d'horreur, rien que d'y penser!

«Le vieux drille couronné reprit, après m'avoir laissé défiler ma phrase tout au long, et exprimer tout à mon aise le dégoût profond que je faisais semblant de ressentir:

—Et comment peut-il donc se faire, monsieur le fou, qu'avec l'horreur insurmontable que paraît vous inspirer l'emploi de ces ferremens odieux à bord des négriers, vous ayez eu l'imprudence d'en faire planter une rangée dans la cale du petit brick de plaisance que je vous ai laissé armer sous le nom d'un des plus stupides sujets de mon royaume?

—Comment il se fait, dites-vous, sire? Mais ma réponse est facile, et il me suffira de vous expliquer les choses avec sincérité pour ne vous laisser aucun doute sur mon innocence, ou du moins sur la réalité de ce que vous avez eu la bonté d'appeler déjà mon imprudence. Cette rangée de pitons dont vous me parlez, se trouve effectivement à bord de mon navire par la raison toute simple qu'elle y était lorsque j'ai pris possession du bâtiment, et je l'y ai maintenue en pensant ensuite que ces petites boucles pourraient me servir à assujettir dans la cale les pièces à eau dont j'avais besoin de me pourvoir pour lester ma petite goëlette!

—Ah! c'est pardieu vrai! Voyez ce que c'est que de ne pas pouvoir se rendre compte par soi-même des choses les plus usuelles pour une profession dont on ignore les détails! Maintenant que vous venez de m'initier par une explication toute simple aux mystères de vos actions, je ne m'étonne plus de l'activité avec laquelle je vous ai vu embarquer cette nuit une bonne vingtaine au moins de tonneaux d'eau à votre bord, en attachant a l'aiguade du rivage une manche en cuir, qui conduisait sans bruit le liquide dans les pièces de votre cale! Oh, tout à présent s'explique à merveille: c'était le lest nécessaire à votre petite navigation que vous embarquiez ainsi avec tant de promptitude et de discrétion, mais, tudieu! quels buveurs d'eau vous vous disposez à recevoir à bord de votre embarcation!

—Et votre fête, continua sa majesté en changeant un peu de ton, votre fête maritime, ou plutôt aquatique, sera donc bien éblouissante, monsieur l'ex-blanc converti à la cause des noirs?

—Mais, sire, j'ai lieu d'espérer qu'elle sera demain aussi brillante, que les faibles moyens dont j'ai pu disposer m'ont permis de…

—Moi aussi, je vais donner une fête dont votre projet de gala sur mer m'a suggéré la pensée. C'est votre idée que j'ai voulu copier, mais pas servilement, au moins… Vous souriez, monsieur le présomptueux; mais savez-vous bien qu'il y aurait témérité à tout autre que vous de dédaigner un concurrent comme moi?

—Aussi, votre majesté ne pense-t-elle pas sans doute, que c'est de dédain que je souris: c'est d'incrédulité seulement.

—Ah! vous êtes incrédule! Et ce sont des preuves, par conséquent, qu'il vous faut? Eh bien, vous allez bientôt en avoir. Mais avant de vous rendre spectateur de la fête que je vous ai préparée, il est peut-être bon de vous prévenir qu'au lieu de terminer comme vous, mon grand spectacle par un feu d'artifice, ce sera au contraire par un feu d'artifice de ma composition qu'il commencera, et c'est à vous, en personne, que sera adressé le bouquet… Et tenez, sans aller plus loin, voilà déjà ma fête qui commence, Ah! ah! regardez donc là, le bel effet que va produire ma première fusée! Mais, à propos, j'ai oublié de vous questionner sur un point essentiel. Savez-vous le latin?…

—Sire, répondis-je fort embarrassé de la position dans laquelle venait de me jeter la conversation goguenarde du roi!… Sire, il y a tant d'imbéciles qui prétendent que l'on ne sait rien quand on ne sait pas le latin, que je crois pouvoir vous avouer que j'entends un peu cette langue, sans risquer de vouloir me faire passer à vos yeux pour un homme d'esprit.

—Ah! fort bien. Lisez-moi donc, et bien vite, si vous ne voulez pas perdre l'à-propos de la ressemblance, la petite devise que je me suis amusé à écrire sur les vitraux d'une des croisées qui donnent là, sur la rade, là, de ce côté!…

«Je lus, mes amis, cette infernale devise: elle était ainsi conçue en latin d'Haïti:

Deus non sum, tantùm abest ut! Tamen sicut Deus, incedo per ignes.

«En portant attentivement mes yeux sur le carreau où le doigt du monstre avait tracé ces mots sataniques, je vis à travers la vitre perfide, quelque chose qui brûlait sur rade: mais quelle fut ma stupéfaction, je vous le demande, lorsque je reconnus dans ce quelque chose incendié, mon bateau, mon pauvre bateau livré, par ordre du royal bourreau, à l'impétuosité des flammes! Quelques minutes après avoir joui de l'impression que ce spectacle cruel ne laissait que trop voir sur mon visage qui, baigné d'une froide sueur reflétait pour ainsi dire la lueur de l'incendie qui consumait ma propriété, le tyran m'adressa ces paroles moqueuses qui furent les dernières que j'entendis sortir de ses lèvres de singe ou de bouc:

—Ah! murmura-t-il, maître idiot, vous vouliez traiter les sujets libres d'Haïti, à votre bord, comme vos pareils ont l'habitude de traiter les esclaves nègres, et vous pensiez, dans votre sot orgueil, que parce que les nègres sont noirs, ils doivent redevenir esclaves. Eh bien! maintenant, c'est moi qui pour répondre à votre témérité vais vous traiter comme vous le méritez: soldats, enlevez-moi ce drôle, et que son sort et ma volonté s'accomplissent!

«Jamais les ordres de l'esclave-roi ne furent remplis, je vous jure, avec plus de ponctualité et de vigueur d'exécution. A peine me sentis-je enlever du palais, tant j'étais léger, ou tant je devais être étourdi du coup qui venait de me tomber sur la tête. Je ne repris tout-à-fait l'usage de mes facultés intellectuelles, que lorsque je me vis descendu dans le fond d'un caveau presque aussi noir et aussi sinistre que le monstre qui venait d'ordonner de m'y placer.

«Je ne recouvrai, pour ainsi dire, mes sens qu'au milieu des ténèbres, et la liberté naturelle de mon esprit que sous les verroux d'un cachot.

«Toutes les pénibles réflexions que jusqu'alors j'avais retenues comme un torrent impétueux, dans mon âme soulevée, reprirent bientôt cependant leur cours paisible, mêlé d'un peu de crainte et de tristesse. Ce n'est pas toujours au milieu des fleurs de la vie et à l'ombre des idées riantes, vous le savez bien, que la pensée est faite pour ruisseler limpide et pure. La méditation a aussi ses débordemens et l'âme humaine ses inondations. Je ne l'éprouvai que trop.

«Au bout de quarante-huit heures de jeûne forcé et de pensées plus ou moins lugubres sur l'effroyable réalité de ma position, la porte du souterrain où l'on m'avait enfermé s'ouvrit, pour montrer à mes yeux abattus un spectacle presque aussi sombre, que les ténèbres au fond desquelles mes regards s'étaient peu à peu habitués à percer l'obscurité. Les pâles rayons du jour que je ne croyais plus revoir, en pénétrant à travers les grilles épaisses de ma prison, me laissèrent apercevoir deux petits épouvantables nègres habillés en diablotins, et tenant à la main deux torches goudronnées et un écriteau: ces monstres enfans s'avançaient vers moi. Qu'est-ce à dire, me demandai-je, que cette vision diabolique et cette fantasmagorie? veulent-ils m'effrayer pour rire, ou veulent-ils se défaire sérieusement de moi en riant? La porte du cachot, qui n'avait roulé sur ses gonds que pour donner passage à ces deux nouveaux venus, se referma bientôt, et, à la lueur des flambeaux que venaient d'allumer mes deux noires marmailles, je lus sur l'écriteau qu'ils tenaient comme des griffons tiennent le pied d'un meuble, les mots suivants tracés en grosses lettres rouges, assez semblables à des caractères phosphorescens:

«Citoyens libres de la ville du Cap,

»Henry Christophe 1er, par la grâce de Dieu et des constitutions, Roi d'Haïti et de la partie et dépendances du cap Haïtien, etc., fait connaître à tous ceux qu'il appartiendra, que le vagabond européen, dit Frère-José, a été condamné à être enterré vif, pour avoir voulu exercer, à Haïti même, l'infâme trafic connu sous le nom odieux de Traite des Noirs.

»Le convoi se réunira en armes, demain, à trois heures de relevée, au domicile du vivant (prison centrale), puis, de-là, se rendra à la grande église paroissiale du Cap.

»Fait au palais, ce 17 juin 1819.

»Le roi,

»Henry Christophe

«Quel calice d'absinthe et de fiel à avaler, m'écriai-je en détournant les yeux de ce placard dégoûtant!… Mais une réflexion, qui suivit dans mon esprit le premier mouvement d'indignation qui m'avait soulevé le cœur, vint presque me consoler du fatal avenir que je ne prévoyais que trop pour moi. Jésus-Christ, en marchant au supplice pour racheter les péchés des malheureux qui ne valaient certes pas un tel sacrifice, eut la douleur de porter lui-même sa croix, tandis que moi, je vais être porté et logé dans un bon et commode cercueil: voilà ce que je me dis; l'avantage est donc encore de mon côté, et je suis bien loin, cependant, de valoir mieux que Notre Seigneur. Laudamus te Deum, et que la volonté du destin soit encore une fois faite, puisqu'il n'y a guère moyen de faire mieux pour moi, que n'a fait lui-même ce malheureux destin!»

Ici, maître Bastringue, en entendant son ami prononcer encore quelques mots de latin, ne put retenir l'enthousiasme que lui inspirait cet éclat prodigieux de science:

—Ah! gueusard de José, tu parles comme un lutin, s'écria-t-il, mais force de voiles un peu, s'il y a moyen. J'ai envie de voir comment tu as débrouillé ton palanquin dans le moment de ton enterrement en vie.

Frère José poursuivit ainsi:

«Les deux petits griffons noirs, jugeant sans doute à la grimace que je n'avais pu m'empêcher de faire en leur présence, que j'en avais assez vu comme cela, pour être fixé d'une manière positive sur mon sort, laissèrent tomber leur écriteau à mes pieds, et, s'approchant de moi avec force gambades et contorsions diaboliques, l'un d'eux me remit respectueusement une lettre scellée d'un grand cachet noir en signe de deuil. On aurait mis un cachet noir à moins.

«J'ouvris à la lueur des torches funèbres qui continuaient à flamber devant moi et à puer la résine; je lus la lugubre missive qui m'était adressée. Elle était conçue en assez mauvais langage; mais dans la conjoncture où les événemens m'avaient placé, et surtout dans la situation d'esprit où je me trouvais alors, on n'a guère le droit de se montrer difficile sur les qualités du style épistolaire.

«La dépêche qui venait de m'être ainsi remise contenait textuellement ces mots:

«Monsieur le négrier blanc,

»Un capitaine américain comptant sur les ravages que l'épidémie devait exercer cette année parmi les nouveaux arrivés d'Europe, a débarqué ici une pacotille de cercueils, on ne peut mieux conditionnés. Malheureusement pour le spéculateur qui n'avait compté sur la fièvre jaune que pour les autres, c'est lui qui, le premier, s'est vu dans la nécessité d'étrenner sa marchandise pour son propre compte. Hier, il a été porté en terre dans le premier des cercueils dont se composait son chargement. Cette contrariété a été d'autant plus vive pour moi, que je m'étais promis le plaisir de vous offrir le premier tiré de la cargaison du prévoyant capitaine; mais pour vous traiter cependant autant que possible avec la distinction dont je voulais vous donner une preuve si éclatante, j'ai tout arrangé, après avoir pris les ordres de S. M., pour que demain, à deux heures, on mît à votre disposition la seconde bière de première qualité du chargement du défunt capitaine américain.

»Veuillez donc bien, en conséquence, vous tenir prêt, à l'heure indiquée, à recevoir l'honneur qu'on vous réserve, et dont vous vous êtes montré déjà si digne.

«recevez, monsieur le Négrier blanc, l'assurance de la parfaite considération, avec laquelle je me garderai bien d'avoir l'honneur de vous saluer.

Le Secrétaire des commandemens de S. M. Haïtienne.

«Les rois n'ont qu'une parole, à ce qu'ils disent, et ils disent quelquefois vrai, quand ils ont donné parole de faire le mal. Le monarque-fossoyeur parut vouloir tenir à l'engagement qu'il avait pris, en ordonnant mon inhumation quelques bonnes années au moins avant le terme assigné dans les cieux à ma mort naturelle. Le jour de la cérémonie annoncée, S. M. eut même la prévoyance de m'envoyer trois caricatures de prêtres, chargés de m'assister ante humum dans les préparatifs de ma toilette de trépassé. On fit tenir en équilibre, sur ma tête, un bonnet de coton empesé, long et pointu comme la flèche d'un clocher de campagne, et, en guise de san-benito, on passa sur mon corps, amaigri par le jeûne et la douleur, une longue robe de papier, faite de toutes les affiches, au moyen desquelles j'avais annoncé le grand spectacle que j'avais voulu donner sur l'eau. Mes aides de garde-robe trouvèrent en examinant de près ma physionomie, que ma mine ne pourrait manquer de faire honneur aux morts dans la compagnie desquels j'allais avoir l'avantage d'entrer à la fleur de mon âge, et avec la santé la plus resplendissante.

«Un de ces goguenards crut remarquer que quelques-uns de mes cheveux avaient blanchi dans l'espace de quarante-huit heures que l'on m'avait fait passer à l'ombre humide de mon cachot. Moi, pour répondre gaiement à l'impertinence de ce mauvais plaisant, je répondis qu'il voudrait peut-être bien que sa face eût pu blanchir aussi aisément, et par le même procédé que mes cheveux. Cette épigramme assez libre, que je m'imaginais pouvoir me permettre, sans risquer d'aggraver les inconvéniens de ma situation, intéressa mes persécuteurs à employer de leur mieux le temps qu'ils avaient encore à me tourmenter. On m'amarra, le plus raide possible, les deux jambes l'une contre l'autre, et les bras le long des hanches, pour m'imposer la plus complète et la plus cadavérique immobilité possible. A deux heures et demie, j'entendis à travers les murs épais de mon caveau, un sourd roulement de tambours. C'était le bruit du cortège immense qui venait chercher mon corps encore tout vivant, avec tous les honneurs qu'on ne rend ordinairement qu'aux morts illustres, quand ils sont bien morts, et qu'ils ont la vanité de se croire illustres.

«A trois heures précises, le cercueil qu'on m'avait réservé reçut ma très viable et très vitale dépouille, au-dessus de laquelle allait voltiger, comme une ombre, mon esprit qui travaillait toujours, ni plus ni moins que s'il n'eût pas encore été séparé de sa chair par l'ordre de S. M. Christophe. Trente sales ecclésiastiques, aussi mal blanchis que les surplis qui les couvraient étaient blancs et propres, entourèrent ma bière en chantant du latin créole, et des litanies nègres, dans un patois auquel le ciel ne devait pas comprendre grand'chose. Toute une troupe de soldats d'élite sans souliers, mais en gros bonnets à poil, suivait militairement mon convoi; et le long roulement des tambours, les sons aigus des fifres s'unissant, pour faire un tintamarre d'enfer, aux glas de toutes les cloches de la ville, attirèrent bruyamment, à la file de mon cortège funèbre, les flots de canaille dont regorgeaient alors les maisons de la cité.

«Jamais encore les heureux habitans du Cap n'avaient vu un pareil enterrement, ni moi non plus; et j'aurais peut-être été assez fier de tout ce luxe déployé à mon intention, si j'avais pu en être moins affligé. Tout le monde, imaginez-vous, riait autour de moi, et j'étais probablement le seul qui pût conserver son flegme, au milieu d'une aussi sévère et aussi burlesque cérémonie.

«J'ai toujours pensé qu'il n'y avait qu'une chose sérieuse dans la vie, et que cette chose sérieuse, c'était la mort. Or, en ce moment là, la mort se montrait à moi avec ce qu'elle a de plus hideux, c'est-à-dire avec l'appareil des tortures qui l'accompagnent quelquefois et l'indécente gaîté des bourreaux qui se font un jeu de ces tortures.

«Enfin, tout en tambourinant, carillonnant, psalmodiant et symphonisant, les caisses du régiment, les cloches de la paroisse, les chants nazillards des prêtres, et les symphonies presque aussi intolérables de la musique, me conduisirent aux portes de l'église métropolitaine. Le maître-autel étincelait de feux et de splendeur: cinquante gros cierges avaient été allumés autour des tréteaux sur lesquels je devais jouer le dernier rôle de la comédie que j'avais commencée en sortant du berceau. Les huit mulets à deux pieds, qui m'avaient transporté sur leurs épaules, de ma prison à la cathédrale, n'eurent pas plutôt déposé leur fardeau dans le sein de l'église, que le prêtre et les chantres entonnèrent en pouffant de rire, le plus lamentable des chants de leur pieux répertoire d'opéra lugubre. La parodie sacrilège que l'on exécutait ainsi à mes dépens dans le temple du Seigneur, me parut devoir se prolonger assez pour me donner tout le temps de la méditation la plus sérieuse. Par un reste d'habitude contractée au séminaire, je me mis à prier l'Être-Suprême, n'ayant en ce moment rien de mieux ni de plus pressé à faire. J'ose croire même que, sans la précaution que l'on avait eue de m'attacher les bras le long du corps, j'aurais fait le signe de la croix dans cet instant terrible où je n'avais guère d'autre parti à prendre que de recommander mon âme à Dieu, s'il pouvait arriver que Dieu en voulût encore. L'homme n'est véritablement fort ou faible qu'à son dernier soupir; aussi, aujourd'hui, j'ai la franchise de convenir que j'eus alors la faiblesse de n'être pas très fort contre l'horrible prévision de ma fin prochaine. Mais soit que la prière que j'envoyai au ciel avec la ferveur de la peur, fût écoutée du ciel, ou soit plutôt que le hasard voulût bien se charger de me tirer tout seul d'embarras, toujours est-il qu'il m'arriva, pour mon bonheur, ce qui probablement ne serait pas arrivé à beaucoup d'autres en pareille conjoncture. Ce qui m'arriva ainsi, mes amis, ce fut une idée, et cette idée me sauva. Je m'imaginai, au moment où je ne songeais presque plus à rien, qu'en m'agitant comme un possédé dans mon cercueil, je pourrais peut-être bien réussir à me tuer avant l'inhumation, en me faisant tomber rudement sur le pavé du temple, ou à faire rire assez les assistans pour les détourner du projet de me descendre tout vivant en terre. Je me mis donc, par suite du plan de diversion arrêté dans ma cervelle, à gigotter tellement au fond de mon domicile sépulcral, que les chantres qui braillaient leur requiem à mes oreilles, à moitié évanouies, accoururent pour m'imposer l'immobilité léthargique dont j'avais eu l'audace de m'affranchir. En exécutant ainsi un saut de carpe et en tournant et en retournant convulsivement ma tête de côté et d'autre, j'aperçus, au fond d'un confessionnal, quelque chose de noir, tout chamarré d'or et de broderies: ce quelque chose par bonheur, se trouva être le nègre-roi, Christophe lui-même qui riait en personne plus que tous les autres à la fois, mais qui riait, le barbare, d'un rire mélangé de tigre et de macaque… Bon, me dis-je, tout en continuant de me secouer et de me débattre comme un possédé: j'ai fait rire sa majesté, donc je ne suis pas encore mort! La lueur de gaîté que je venais de faire rayonner, et de voir briller sur la physionomie du monstre, fit refléter et pénétrer dans mon âme un doux rayon d'espoir qui me rendit, comme par l'effet d'un coup électrique, toute la force et la confiance dont j'avais besoin pour consentir encore à vivre… Les chants des prêtres avaient cessé: le mouvement des troupes, pour défiler par le flanc droit et par le flanc gauche, allait être commandé, les cierges qui avaient prêté leur pâle clarté à cette cérémonie impie, s'éteignaient un à un sous le long éteignoir du bedeau… C'est alors que je me sentis presque défaillir, et que mon cœur aussi faible que la clarté mourante des derniers cierges que je voyais expirer un à un dans l'air, me monta de la poitrine sur les lèvres comme pour s'exhaler aussi et s'éteindre à jamais… Une pluie d'eau bénite jaillissant du goupillon de l'évêque sur ma tête, qui avait voulu officier ce jour là en mon honneur, put seul me rappeler au sentiment des choses qui se faisaient encore autour de moi, et après cette aspersion salutaire qui venait de me picoter le visage de chacune des mille gouttes d'eau que m'avait lancées le goupillon, je vis tous les assistans se précipiter vers le bénitier placé au pied de ma châsse, mettre le genou en terre et m'envoyer sur les yeux de grands coups de bénissoir, comme avaient déjà fait monseigneur l'évêque et les autres membres du diocèse. Grâce! grâce! m'écriai-je de toute la puissance de mes poumons; enterrez-moi si vous voulez, mais, au nom du ciel, ne me noyez pas d'eau bénite dans ma bière!

—Et où veux-tu être enterré? me demanda alors un grand estafier à qui le roi venait de faire un signe du fond de son confessionnal.

—Où je veux être enterré? répétai-je fort embarrassé de répondre à cette question que j'avais été si loin de prévoir.

—Demandez à être enterré aux Sacristains, me dit vivement et tout bas à l'oreille une jeune mulâtresse qui venait de s'agenouiller près de moi après m'avoir lancé comme les autres son coup de goupillon.

—Oui, reprit le grand estafier, je te demande pour la seconde fois où tu veux être enterré?

—Je demande à S. M. à être enterré aux Sacristains, répondis-je alors: c'est la dernière volonté d'un mort, et elle doit être sacrée comme la parole d'un roi.

Fiat voluntas tua! dit gravement l'évêque à qui Christophe venait de souffler un mot; et le prélat, tout fier d'avoir ainsi paraphrasé en latin un des passages de son Pater, tourna avec respect ses gros yeux roulans sur la face épanouie du monarque satisfait.

«Et aussitôt, voilà que tout mouillé, et presque à la nage dans mon cercueil transformé en embarcation coulant bas d'eau bénite, on m'emporte de l'église pour être inhumé aux Sacristains, sans que je puisse encore savoir si j'avais fait là une bonne ou mauvaise affaire, en suivant le conseil de la petite mulâtresse. Car, sur mon honneur, c'était la première fois de ma vie que j'entendais prononcer ce mot de sacristains qui pouvait également désigner un lieu bon ou mauvais, une communauté de religieux ou un cimetière.

«Depuis le jour fatal où il a plu au ciel de me donner, je ne sais comment, deux jambes pour marcher, comme il donne aux vautours deux ailes pour voler, j'ai voyagé à pied, à cheval, en voiture, en palanquin et même en charrette. Mais jamais encore il ne m'était arrivé de voyager en cercueil, et c'était au tyran Christophe qu'il était réservé de me faire connaître ce nouveau moyen de locomotion. Pendant deux nuits et trois jours, ou, pour parler plus rationnellement selon les faits, pendant deux siècles et trois éternelles nuits, on me tringuebala, dans ma niche horizontale, à travers des ravins et des mornes où mon escorte harassée fut plus de cent fois tentée de me faire rouler du haut en bas des précipices, pour s'épargner la peine de me conduire plus loin. Je demandai bien aux dragons qui m'accompagnaient, et qui tous avaient des éperons argentés et les pieds nus, ce que c'était que les Sacristains; mais à chacune des questions de ce genre, le chef de mon escorte me flanquait sur la tête le bout du drap mortuaire qui recouvrait ma bière, et par-dessus le drap mortuaire, un coup de plat de sabre qui m'encourageait fort peu à renouveler mes interrogations. C'était, disait-il, l'ordre du roi. Je donnai mon sort au diable, et le roi par-dessus le marché. C'était là tout ce qu'il m'était permis de faire impunément et librement.

—Et le nécessaire? s'écria maître Bastringue à la fin de ce paragraphe! Tu n'avais rien à manger, bon; mais pour arriver, tu devais avoir besoin… car enfin, dans ton coffre, il fallait bien… tu devais, à ce que je crois, être joliment pressé d'arriver à ta destination.»

Frère José jugeait à propos de ne pas tenir compte de la remarque que venait de faire l'interrupteur, et il continua ainsi, en tournant un des feuillets du cahier qu'il nous lisait:

«Le soir du troisième jour de mon martyre ambulant, j'arrivai enfin dans ma funèbre chaise de poste, en face des ruines d'un édifice qui me parut avoir été autrefois un couvent ou un monastère espagnol. La mer d'une large baie venait battre le pied de ce reste de monument isolé, ou tout au moins oublié sur le triste rivage qu'il fatiguait du poids de ses antiques fondemens. A ma grande surprise, et aussi à ma grande satisfaction, je vis l'officier commandant mon escorte, sonner à la porte de la maison abandonnée, d'où sortit bientôt une sorte de spectre vêtu en manière de pélerin ou de quelque chose de semblable. Un guichet latéral s'ouvrit, et l'on m'introduisit par ce guichet dans la communauté, car c'en était une, à peu près comme on jette un billet à la poste par le trou pratiqué pour recevoir les lettres. Deux momies vivantes s'emparèrent alors de moi et de mon emballage, pour nous déposer l'un et l'autre en travers sur deux bancs placés parallèlement au milieu d'une salle vaste et lugubre. Une des momies alluma une chandelle à la lueur de laquelle sa main desséchée traça un reçu qu'elle délivra sans doute pour sa responsabilité personnelle, à l'officier qui m'avait conduit du Cap dans ce funeste lieu de réclusion ou de mort. L'officier, nanti de son certificat en bonne forme, s'en alla pour me laisser seul et toujours emballé, parmi ces nouveaux hôtes dont j'ignorais encore l'espèce, le nom et la profession.

«J'étais aux Sacristains, sur les bords de la baie dite des Flamands, à quelques lieues de la petite ville des Cayes.

«Une minute ou deux après ma nocturne entrée au couvent, le frère portier alla chercher le frater, le frère barbier de la compagnie, pour exercer sur la partie inférieure de mon blême visage, les fonctions d'un ministère qu'il n'était probablement accoutumé à remplir qu'en plein jour. Je possédais une barbe d'une longueur effrayante, et, selon mon habitude, des cheveux assez courts. Au lieu de me délivrer du supplément de barbe qui m'incommodait beaucoup, le frère-raseur fit tomber sous son instrument contondant, tous les cheveux qui me restaient encore, et auxquels je pouvais tenir quelque peu… C'était apparemment la règle; elle me parut aussi dure que ridicule, et je m'y conformai comme à toutes les choses ridicules devant lesquelles le sage est obligé d'humilier sa raison.

«La barbe de ma tête achevée, on me fit quitter la position horizontale que j'avais tenue si long-temps, pour reprendre la position verticale dont j'avais presque oublié l'usage; autrement dit, trois frères m'aidèrent à me dresser sur mes pieds, en me jetant sur les épaules une capote de bure grise; l'uniforme de la compagnie dans laquelle je venais d'être incorporé, sans trop m'en douter.

«Je ne chercherai pas à vous donner ici une idée complète de ce qu'était ce couvent des Sacristains. Les détails dans lesquels je serai forcé d'entrer en poursuivant mon récit, vous offriront une peinture assez exacte du lieu et du caractère des gens qui l'habitaient, et qui ne l'habitent plus, je vous en réponds.

«Un petit vieillard maigrelet qui n'était pas plus brun que jaune, rouge ou blanc, mais qui aussi n'était pas moins blanc que mulâtre ou orange, et qui, si l'on peut se hasarder à s'exprimer ainsi, avait le teint multicolore et la physionomie multiforme, me fit entendre les mots suivans la nuit même de mon introduction: C'est au réfectoire, mon frère, que vous avez besoin de vous remonter l'estomac et le moral; car vous devez avoir faim, après le jeûne expiatoire que l'on vous a fait si cruellement subir; nul ici ne se pique d'une homicide abstinence, et notre orgueil monastique ne va pas jusqu'à vouloir s'élever au-dessus des humaines infirmités de notre chétive espèce. Ce que Dieu nous donne dans sa bonté, nous l'acceptons avec humilité et appétit dans notre reconnaissance. Mangez et buvez tant que vous pourrez; user innocemment de tout, c'est faire une œuvre méritoire: l'abus seul est un péché pour nous, et l'excès une impiété.

«J'entrai sur les pas de ce vieillot gris; c'était notre supérieur. Dans le réfectoire du couvent que l'on aurait pu prendre, au premier aspect, pour une salle de cabaret, ou un salon de guinguette, douze ou quinze frères à moitié ivres me reçurent en restant assis pour plus de sûreté, le verre à la main, et en me conviant à m'emboissonner Illico comme eux. Je crus prudent, malgré la politesse de la proposition, de demander quelque chose à manger avant de commencer à boire avec incontinence. On me donna à grignoter les restes encore assez charnus d'un mouton tout entier, quoique ce jour là fût un vendredi et que minuit ne fût pas encore sonné. Je bus ensuite, tant qu'on sembla désirer que je busse, et pour répondre de mon mieux à l'amabilité de l'accueil que je venais de recevoir, je chantai à plusieurs reprises et à la parfaite édification des convives, deux ou trois chansons mystico-lubriques, qu'ils n'avaient jamais entendues et qui parurent réjouir fort leur impudicité. Le lendemain de cette débauche claustrale qui se prolongea probablement assez avant dans la nuit, je me réveillai couché sur un bon lit, sans pouvoir bien me rappeler ce que j'avais fait la veille et sans trop savoir par quel mystère je m'étais trouvé aussi bien niché à mon insçu.

«Une pensée fort sensée, selon moi, remonta alors de mon estomac refait, à mon cerveau rafraîchi par le sommeil. José, me dis-je, en procédant aux soins de ma modeste toilette, vous vous trouvez ici, selon toute apparence, avec de grands bandits, plutôt qu'avec de bons et de sincères religieux. Au séminaire, vous ne vous donniez, pas plus que les autres, la peine d'être hypocrite, et vous avez été chassé ignominieusement du séminaire par des cafards qui valaient encore moins que vous. Ici, vous seriez un sot de ne pas profiter des leçons de l'expérience que vous avez acquise, et que vous avez payée si cher dans votre jeunesse. Conduisez-vous sournoisement, et le destin bénira vos efforts et votre hypocrisie. Comme ils sont tous ouvertement dissolus et grossiers, ces frères, à en juger par ce que vous avez déjà pu voir, il vous faudra ne vous montrer qu'humble dans votre maintien et cauteleux avec l'occasion. Taurus dissimulabat Jovem, dit un ancien précepte payen. Soyez donc cafard tant que vous pourrez l'être, sous votre commode enveloppe, puisque vos collègues se montrent si franchement scandaleux et pervers à tous les yeux; et soyez cafard afin qu'en vous voyant bénin et tartufe, chacun puisse dire de près et répéter au loin: il n'y a qu'un saint homme parmi tous ces pieux débauchés, et ce saint homme, c'est celui qui se montre le plus humilié des vices de ses indignes acolytes.

«Mes petites batteries, ainsi dressées sur les hauteurs culminantes de mon imaginative, je ne songeai plus qu'à battre en brèche la réputation déjà fort entamée de mes licencieux complices. Je dissimulais le jour avec mes pratiques de l'extérieur, et la nuit je me dédommageais avec mes confrères de la contrainte que je m'étais imposée pendant le jour, pour tromper plus sûrement la crédulité des ignares. Le bruit de mon affaire avec Christophe, au cap Haïtien, m'avait déjà mis en vogue dans le pays, comme un objet de curiosité ou de pitié, et la pitié sert toujours admirablement bien la piété. Les nègres des Cayes et de la baie des Flamands, ne me connaissaient plus que sous le nom de Frère-l'enterré, qu'ils m'avaient eux-mêmes donné en riant un peu de moi et en me plaignant beaucoup de l'injustice du roi. Mais quand il y avait un moribond à expédier, un innocent à nettoyer du péché originel dans la sainte eau du baptême, un pénitent à confesser, ou de nouveaux époux à bénir, c'était toujours à leur Frère-l'enterré que les fidèles avaient recours pour se pourvoir des sacremens divers, dont ils croyaient avoir besoin, pour mourir, naître, se purifier ou s'enfoncer dans le saint bourbier du mariage.

Somme toute, la clientelle des saint-frères n'était ni mauvaise ni difficile à exploiter, et ils l'exploitaient assez agréablement et assez fructueusement pour eux, avec les moyens d'application qu'ils s'étaient créés. Notre supérieur avait su persuader aux fidèles des environs, par exemple, que les sacremens qu'ils avaient eu la simplicité de recevoir avec componction jusqu'à l'établissement du couvent, n'étaient que des consécrations de contrebande, de sacrilèges momeries, et comme telles, sujettes à révision complète.

«La réputation, ou tout au moins la notoriété qui m'avait suivi dans la contrée, et que je ne tardai pas à étendre au-delà des limites de la communauté, devint, grâce à mon astucieuse habileté, une grande cause de prospérité pour la boutique des joyeux anachorètes, et aussi, par la suite, un grand sujet de tribulations pour moi. Notre digne supérieur, effrayé de l'immensité de ma renommée, se sentit jaloux, le malheureux, des succès qu'il ne s'était donné ni la peine de rechercher encore, ni le mérite d'obtenir. Il se croyait plus puissant que moi, si humble et si faible auprès de lui; mais je me savais plus dissimulé et plus fin que toute la maison; l'avantage de cette lutte souterraine devait donc naturellement demeurer de mon côté.

«Les paresseux qui ne veulent pas prendre le souci de devenir hypocrites, calomnient l'hypocrisie pour se faire une vertu de leur nonchalance et de leur commode laisser-aller. Mais si l'on savait tout ce qu'il faut de tact et de travail, pour mener à fin un bon projet de dissimulation, on verrait, à la confusion de l'humaine vertu, qu'il y a cent fois plus de mérite à être un hypocrite ordinaire, qu'un brave homme tout franc et un imbécile indiscret, toujours disposé à dire ce qu'il pense, faute de savoir cacher tout ce qu'il aurait intérêt à faire sans bruit et sans éclat. Ce n'est pas ce qu'on fait, mais bien ce qu'on dit, qui nous compromet toujours, et voilà ce qu'ignorent tous ceux qui calomnient le plus l'hypocrisie et les hypocrites.

«Le supérieur, cependant, malgré la haine cordiale que je lui inspirais, eut assez d'esprit pour entretenir en secret la petite jalousie qu'il nourrissait avec amour contre moi. Il voulait ne la faire éclater qu'à point. Ce sont là de ces fruits qu'il faut laisser mûrir pour les manger avec délices et profit: il savait cela, tout aussi bien que moi, le vieux misérable.

«Comme tous nos excellens frères faisaient à la fois et avec un égal succès, la médecine et l'amour, la chasse et la ribotte, la pêche et leurs devoirs de piété, il ne leur restait que bien peu de loisirs à ces pauvres gens, pour vaquer aux affaires intérieures du couvent des Sacristains ou plutôt des sacrés-chiens, ainsi qu'ils s'appelaient entr'eux, le soir, en vidant bouteille loin des médisans et des importuns.

«Notre chef spirituel, dont la paresse était encore plus grande que la défiance, me dit un jour, avec un air bonasse que je pris pour ce qu'il valait en monnaie courante: Frère-l'enterré, vous êtes un brave et solide religieux, et tous nos frères vous reconnaissent pour tel. Votre zèle, en attendant la récompense qui lui est réservée là-haut, et dont il ne m'appartient pas de disposer, mérite, en attendant mieux, d'être rémunéré ici-bas. Voyons un peu, quelle place convoiteriez-vous bien dans la communauté, si la convoitise nous était permise, à nous autres gens du Seigneur et milice disciplinée de la Foi?—Mais, révérend père, répondis-je avec cafarderie à la proposition emmiellée du vieux renard, il me semble que nos finances sont depuis long-temps dans un délabrement à peu près irréparable.—Pas tant irréparable, peut-être, que vous le pensez, reprit le vieil escargot: nous avons là quelques bonnes petites épargnes que le temps peut avoir un peu moisies, mais qui, cependant, ne sont encore ni tout-à-fait pourries, ni tout-à-fait rongées. C'est, je le vois, la place de trésorier que vous voudriez occuper, n'est-ce pas? Je vous suppose, en effet, probe, économe et calculateur… oui, j'y pense à présent que vous y avez pensé vous-même… Faites-moi la grâce de me suivre; je veux vous installer de suite dans les fonctions que votre vocation sainte vous a fait choisir entre toutes les autres fonctions utiles à la communauté.

«A la lueur d'une lampe, nous nous enfonçâmes à quatre pattes, le père et moi, dans un trou pratiqué au niveau des basses fondations de l'édifice. Ce trou contenait deux barils. Le père m'invita à les tâter, et en les frappant du dos de la main, je devinai au son mat qu'ils rendirent, que chacun d'eux devait contenir quelque chose de compact et de lourd. C'est de l'argent qu'il y a dans l'un, et c'est de la poudre que renferme l'autre, me dit le vieillard. Vous voyez là le trésor de la compagnie et les munitions de guerre de la place.—Je pénètre aisément, lui répondis-je, le motif qui a pu vous engager à cacher votre or à la cupidité des puissans et à la calomnie des infidèles. Mais pourquoi enterrer ainsi votre poudre, et à quel usage destinez-vous ce dernier approvisionnement?—Je cache notre poudre, reprit-il, parce que nos frères aiment la chasse qui les nourrit, et que le gouvernement nous interdit, en notre qualité de religieux, d'avoir chez nous des munitions de guerre qui pourraient nous servir à défendre humainement notre propriété. L'autorité séculière, qui nous permet de tondre un peu les moutons de notre bercail, ne nous permettrait pas aussi facilement de posséder de la poudre avec laquelle pourtant, nous ne tirons que des pluviers et des ramiers.—Oui, j'entends, répliquai-je en prenant à dessein un air fin et épigrammatique, il est toujours plus permis de tondre de stupides moutons que de plumer le gibier qui vole… J'entends dire, aves altivolantes.—Vous y êtes, me répondit le très révérend, qui crut bonnement que ma repartie maligne ne lui donnait que tout justement la mesure extrême de mon esprit et de ma pénétration.

«Je m'installai le plus immédiatement et le plus largement que je pus dans l'étendue de mes nouvelles attributions. Mes fonctions m'imposaient la tâche assez rebutante de prélever le dixième de l'argent avec lequel chacun de mes collègues rentrait le soir au logis; et comme les fripons ne rapportaient à la bourse commune que la monnaie qu'ils n'avaient pas trouvé à gaspiller complètement dans la journée, cette sorte de perception de la dîme sacré-chiennale aurait produit fort peu de chose dans mes mains administratives, sans la sollicitude particulière que mettait notre supérieur à engraisser le trésor dont il m'avait confié la surveillance, et qu'il s'était accoutumé à regarder comme sa propriété licite et inaliénable.

«Lorsqu'on a besoin de tromper, on observe assez volontiers tout ce qui se passe autour de soi. La ruse et la fourberie ont dû produire de grands philosophes et de bien profonds moralistes. J'avais cru remarquer que notre très révérend portait une excessive affection au plus jeune et au plus intéressant des frères de notre masculine congrégation. L'aimable adolescent, de son côté, m'avait semblé ne répondre qu'avec une répugnance prononcée à l'intempérant attachement du bon père. Je cherchai à me lier avec le petit mulâtre, car c'en était un, je le croyais, du moins, et rien ne devait m'être plus facile que de devenir l'ami d'un jeune homme qui paraissait détester autant que moi notre révérend. La haine que nous portions à celui-ci devait être entre nous un point de contact sur lequel il nous serait aisé d'établir tous deux notre amitié. En peu de jours, je parvins à capter toute la naïve bienveillance du frérot, et à recevoir tous ses aveux, excepté celui qu'il ne devait me faire que quand il ne pourrait plus rester maître de son secret.

«Un certain soir, le candide novice me prit à l'écart pour me tenir à peu près ce mystérieux langage:

Frère-l'enterré, vous ne savez pas peut-être une chose?

—Hélas non, mon très cher petit frère, je ne sais pas probablement votre chose, car elle se trouve sans doute dans le nombre infini de toutes les choses qu'ignore mon insuffisance.

—Cette chose que je veux vous dire, c'est que nos bons frères ont une furieuse démangeaison, allez, de se débarrasser de vous!

—De moi? Comment donc, et pourquoi?

—Parce qu'ils disent, comme ça, que vous leur faites commettre chaque jour le péché de l'envie, en les induisant en tentation, et que, quand une fois ils vous auront empoisonné et envoyé au ciel, vous n'exciterez plus en eux ni convoitise coupable, ni jalousie criminelle.

—Beau moyen de ne pas tomber en péché mortel, que d'assassiner l'homme dont la vertu nous porte ombrage! Mais ce sont donc des monstres, mon frère, que ces chrétiens là?

—Oh! ce n'est pas, à ce qu'ils répètent, parce qu'ils croient à votre vertu; bien loin de là! mais c'est qu'ils disent que vous êtes plus cafard qu'eux, et que votre capucinerie leur fait du tort dans l'esprit de la pratique.

—Et notre vénérable supérieur, que pense-t-il de toutes ces abominations?

—Il pense fort peu à vous, je crois, depuis quelque temps; mais il pourrait bien penser à décamper quelque beau jour avec la pelotte qu'il a fourrée dans le trou de la trésorerie.

—Infâme et cupide vieillard! cloaque vivant d'impureté et d'avarice dont l'air que nous respirons ici est infecté!… Et ne pourrions-nous pas, et ne devons-nous pas même, frère Frapouillet, dans l'intérêt de la religion, et pour le salut de notre âme, prévenir un forfait aussi épouvantable?

—C'est là justement, Frère-l'enterré, ce que je venais vous proposer.

—Et de quelle manière pourrait-on bien s'y prendre encore, pour atteindre avec certitude et sécurité, un but si désirable pour la religion d'abord, pour moi ensuite, et pour vous peut-être aussi?

—De quelle manière, dites-vous? tenez; voici le petit plan que j'ai formé, en réfléchissant tout seul, bien entendu, et selon ma façon de voir, à l'affaire que je viens de vous confier.

«Je prêtai avec délices le tuyau auditif de mon oreille droite, aux paroles de miel du jeune et intelligent Frapouillet, qui me dit:

—Chaque après-midi, vers la tombée du jour, vous avez remarqué comme moi, sans aucun doute, le petit sloop d'habitation, qui vient s'attacher pour toute la nuit au rivage près duquel est situé le couvent? Les nègres de ce bateau s'endorment comme des tortues dès que le soleil se couche et que la fatigue de leur travail les accable. C'est alors aussi que nos frères reprennent dans la grande salle, ou le réfectoire, la vie d'enfer qu'ils ne quittent que le matin pour aller chercher à faire des dupes aux environs. Vous avez été marin, à ce qu'on assure; l'argent est là et nous aussi. Le bateau d'habitation dont nous pouvons nous emparer, ne se trouve qu'à dix pas du magot que nous avons sous la main. La somme est lourde et la mer est grande. Si nous mettions la somme à bord du bateau, le bateau entre le ciel et la mer, et nous dans le bateau? hein! que pensez-vous de mon petit plan?

—Tu n'es pas un enfant, Frapouillet; non, tu n'es pas un enfant, tu es un ange, m'écriai-je, en embrassant l'espiègle presque à l'étouffer dans les contractions nerveuses de mon enthousiasme… Je n'ai plus qu'un mot à te dire, je n'ai plus même que la force nécessaire pour te dire ce mot, tant ta céleste intelligence a merveilleusement prévu et deviné toutes choses. Tiens-toi prêt à ouvrir la main et à lever le pied. Pendant que tu verseras des flots de vin et de rhum dans l'auge de ces pourceaux encapuchonnés, je ferai passer, moi, le contenu du baril d'argent dans la barque des nègres endormis, et en ne laissant à nos indignes frères que la poudre de l'autre baril; la poudre, entends-tu bien Frapouillet, la poudre au-dessus de laquelle ils boivent, chantent et font peut-être l'amour en boucs immondes, ces sangliers de concupiscence! Le ciel t'a inspiré, par don de seconde grâce, une idée au-dessus de ton âge, au-dessus de mes plus lucides conceptions même, une idée que j'avais flairée avant toi, mais que toi seul as fécondée du souffle créateur de ton imagination, une idée enfin que, Dieu aidant, nous devons conduire à une fin miraculeuse, à une fin digne, en un mot, de la sainte mission que le ciel nous envoie. Si tout réussit par toi et selon nos vœux, je n'ai pas besoin de te promettre une part égale à la mienne dans la couronne que la Providence tient en suspens sur nos têtes. Mais si tu pouvais avoir conçu la perfide pensée de me trahir sous la forme angélique que tu as empruntée aux chérubins pour te manifester à moi…

—Taisez-vous, s'écria vivement le pudique adolescent en rougissant de mes soupçons: ce mot fait trop mal… A minuit! je n'ai que cela à vous dire, et vous verrez qui je suis… Cela dit, le séraphin s'envola.

«On chanta, on but comme à l'ordinaire, on luxuria peut-être avant minuit dans la grande salle du couvent; je crois même que, ce soir là, l'ivresse infernale des sacristains sembla avoir acquis encore un degré nouveau d'énergie, de dévergondage et d'impudicité; car il paraîtrait quelquefois que le pressentiment instinctif d'une fin prochaine porte dans certaines organisations, une exaltation semblable à ces lueurs soudaines dont scintillent les flambeaux et les torches funèbres au moment de s'éteindre pour toujours sur le cercueil d'un mort. Jamais les voûtes lugubres de l'antique édifice espagnol n'avaient encore retenti, dans le sein des nuits, de tant de propos obscènes, de plus de jurons blasphématoires et de chants sacrilèges. L'instant ne saurait être mieux choisi, me dis-je, pour l'exécution de mon dessein, et c'est sans doute la Providence qui me l'envoie, cet instant de délire, pour me raffermir dans la résolution de punir tant d'impudicité, et pour justifier à mes propres yeux la rigueur du châtiment que je leur réserve; et en me livrant à cette réflexion consolante, je transportai sac à sac, poche à poche sur le bord du rivage et près du sloop caboteur qui allait recevoir Cæsar et fortuna sua, tout l'or et l'argent du baril que je travaillais à démunir du métal précieux qu'il renfermait.

«Dans une de mes allées et venues, un petit homme, dont je ne reconnus les traits qu'à la lueur de la chandelle que j'avais allumée dans le trou du trésor, vint me demander fort imprudemment et d'une voix très émue: Eh que faites-vous donc ainsi, Frère-l'enterré?… C'était notre supérieur.

«Le vieillard, par malheur pour lui, était faible et peu volumineux: par bonheur pour moi, je me trouvais relativement plus fort que lui par ma corpulence et ma position. La question inattendue de l'indiscret m'avait embarrassé. Je cherchai pendant deux ou trois bonnes secondes une réponse convenable. La réponse ne venant pas au bout de ce court moment de recueillement, je pris le parti de saisir notre vénérable questionneur par le milieu du corps, et de le loger dans le baril déjà vide des espèces que j'en avais retirées. Le fond du baril se referma sur la tête du révérend, ainsi arrimé, les genoux à la hauteur du menton. La chandelle qui jusques là avait servi à éclairer ma nocturne expédition, se trouvait aux trois quarts consumée: je posai le bout qui me restait, au centre du baril de poudre auquel je n'avais pas touché, et je dis alors au vieux curieux: Toi et ce bout de chandelle vous vous éteindrez au même instant! et sur ce, Frère-l'enterré souhaite bien le bonsoir au Père l'embarillé!

«La besogne ainsi terminée, je remonte rapidement malgré l'obscurité profonde, les degrés du souterrain. Rendu à la porte de la grande salle, j'appelle avec mon calme ordinaire le petit frère Frapouillet qui, tout essoufflé, accourt à moi et qui me suit pas à pas avec zèle, mystère et ponctualité. Pour la dernière fois, nous nous fourons dans le trou du trésor, et là, du pied du baril de poudre, je vous sème une large traînée de graine combustible, qui va s'étendre du centre de la trésorerie du couvent, au bord du sloop sur lequel nous allons nous embarquer. J'étais bien aise d'indiquer de la sorte, et en caractères de feu, la trace de ma fuite victorieuse. Les sacs d'or et d'argent déposés provisoirement sur le rivage sont placés avec ordre à bord du caboteur. Les nègres que nous croyions trouver harassés de fatigue et endormis paisiblement sur le pont de leur bateau, sont par bonheur absens. Maîtres absolus de la barque, Frapouillet et moi, nous sautons sur les amarres qui la retiennent encore fixée sur la houle du rivage. En un clin-d'œil ces amarres sont coupées ou larguées.—La brise est douce et fraîche: elle souffle de terre, et j'en profite pour nous laisser dériver au large. Mais avant de quitter ce sol maudit que souillait la présence de mes cruels confrères en cagotterie, j'avais eu soin de jeter, sur la traînée de poudre qui devait les faire sauter en l'air, un morceau d'amadou allumé au moyen d'un briquet dont j'avais eu la prévoyance de me pourvoir… L'étincelle avait enflammé le ruban incendiaire au bout duquel devaient sauter dans les airs tranquilles, les fondemens détestés du couvent… Ma vengeance était commencée, et en moins d'une demi-minute, elle devait être assouvie. Espoir ravissant, situation enivrante pour qui sait savourer le plaisir divin de se venger avec certitude et sécurité!

«Mais ce serpenteau de feu sur l'effet duquel j'avais trop promptement compté, ne réalisa pas au gré de mon impatience les espérances que j'avais placées dans son infaillible efficacité! Aucune explosion ne vint encore révéler à mon oreille avide et attentive la destruction spontanée du couvent et l'ascension aérienne de mes très chers frères. Leurs chants impies seuls arrivaient encore à nous portés par le souffle harmonieux des vents jusqu'aux derniers échos de la baie que quittait notre heureux sloop… Ce ne fut qu'une demi-heure après notre départ qu'une détonnation effroyable vint nous annoncer enfin l'événement que nous n'osions plus attendre… Mes oreilles, pendant long-temps, furent étourdies délicieusement par ce bruit d'enfer, par ce tintamarre volcanique. Mes yeux pleurant de joie restèrent éblouis quelques minutes de la lueur de ce rapide incendie plus vif que l'éclair et plus prompt même que la foudre étincelante! Mon précieux bout de chandelle venait de faire des siennes: mes frères, lancés au haut des airs par l'explosion du baril de poudre, devaient être retombés en lambeaux sur les ruines fumantes du monastère anéanti… Je triomphais; j'étais aux nues, et mes ennemis n'étaient plus que des parcelles de cendres infectes.

C'est ainsi qu'en partant, je leur fis mes adieux!

«Un bonheur ou un malheur va rarement sans l'autre, car la fortune, comme dit un grand philosophe, tourne toute du côté de ceux qu'elle favorise. Ce jeune frère Frapouillet, qui avait si ingénuement secondé mes projets et partagé les périls de mon audacieuse tentative, se trouva être une fille, et la pauvre enfant attendait, pour me faire cette dernière et douce confidence, que nous fussions assez loin de nos persécuteurs pour n'avoir plus à redouter leur méchanceté. Au lieu de n'avoir qu'un compagnon d'évasion à bord de mon sloop, ce fut une compagne que le ciel m'envoya. Mais la manière dont le faux Frapouillet s'y prit pour m'avouer son sexe, mérite d'occuper une petite place dans le récit de mon heureuse évasion.

«Frère-l'enterré, me dit l'adolescent dans le spasme d'exaltation où venait de me jeter l'explosion du monastère, j'ai à vous faire un aveu que je vous dois et que je vous réservais pour le jour où tous deux nous nous verrions maîtres de nous!

—Un aveu? lui répondis-je; parle, cher ange, car il ne peut sortir que des paroles d'or de ta bouche inspirée.

—Vous savez bien, reprit Frapouillet, cette petite mulâtresse qui, le jour où vous deviez être inhumé au Cap, vous conseilla de demander à être enterré aux Sacristains.

—Si je me rappelle cette bonne et céleste fille, me dis-tu? mais il faudrait être un monstre pour l'avoir oubliée.

—Cependant, vous avez oublié ses traits, son visage, sa voix…

—Oui, peut-être, en effet, je l'ai si peu vue! mais son action, jamais; et si quelque jour je pouvais jouir du bonheur ineffable de retrouver cette libératrice bien aimée…

—Vous la retrouverez, vous l'avez retrouvée: elle est devant vous…

—Devant moi! N'est-ce point un songe!…

—Un songe, non; car c'est moi, et je suis bien, j'ose l'espérer pour vous, une réalité…

—Ah! que la Providence en laquelle je crois maintenant, soit donc encore une fois bénie…; je n'espérais pas tant de son inépuisable bonté!…

«L'aimable fille me raconta comment, pour aller faire de temps à autre au Cap, où elle était née, les affaires mystérieuses du supérieur qui l'avait subornée, elle était obligée de reprendre dans cette ville, les habits de son sexe, et comment aussi en rentrant au couvent, elle était forcée de se vêtir en homme, pour tromper la défiance des frères au milieu desquels elle vivait près de son indigne séducteur. Poussée par la curiosité à se rendre avec la foule dans l'église du Cap, le jour où l'on y célébrait mes obsèques, elle avait pris pitié de moi, et au moment où l'Évêque métropolitain me demandait au nom du roi où je désirais être enterré, elle m'avait soufflé à l'oreille le mot qui seul pouvait m'épargner un enterrement réel. Cette révélation expliquait mon histoire et la sienne, et le motif qui ensuite avait engagé l'intéressante mulâtresse à s'attacher plutôt à moi qu'elle avait sauvé, qu'au vieillard infâme qui l'avait trompée. Je jurai reconnaissance éternelle à la petite et sensible Martina, et elle me promit de toujours m'aimer comme le premier jour où j'avais eu le bonheur de lui plaire et d'être sauvé par elle.

«Ce n'était-là, jusqu'à ce moment, qu'une affaire de sentiment entre la petite et moi. Mais l'affaire principale, à bord de notre sloop, était de nous rendre quelque part où notre argent et nous-mêmes pussions être en sûreté. Seul pour manœuvrer la barque qui nous portait tous deux au gré de la brise et de la lame, notre position n'était pas tellement belle encore qu'elle ne dût nous inspirer quelque inquiétude pour l'avenir qui s'ouvrait devant nous sur les mers qui nous restaient à franchir… Un jour, deux jours se passèrent sans que nous pussions faire autre chose que de laisser le vent pousser, et la lame ballotter notre barque comme il leur plaisait. Je tenais la barre du gouvernail aussi long-temps qu'il m'était possible de la tenir, et Martina avait soin de m'apporter à l'heure des repas le peu de farine de manioc, que les nègres avaient laissé à bord et qu'elle partageait avec une parcimonie de femme de ménage entre elle et moi. Les ondées de pluie que nous recevions dans la nuit abreuvaient et raffraîchissaient nos poumons desséchés par la chaleur excessive du jour. Cette vie commençait à devenir assez passablement triste, et les idées que nous nous formions plus tristes encore que la vie que nous menions. Une rencontre, qui, selon toutes les apparences, devait nous être fatale, nous sauva, contre toute espèce de probabilité, de la famine que nous avions à redouter, et du sort funeste qui, pour nous, aurait fini par succéder à la famine.

«Un soir, qu'accablé de fatigue et de mélancolie, je m'étais endormi près de la barre du gouvernail, que je n'avais pas quittée de toute la journée, je me trouvai réveillé en sursaut au bout de trois ou quatre heures de sommeil par une voix de stentor qui nous criait:

—Oh! de la barque! Il y a-t-il un chien ou un chat à bord?

—Holà! répondis-je aussitôt tout bouleversé et sans avoir vu d'où pouvait m'être venu la détonation de cette voix terrible.

—Eh bien, si tu es chien, aboie, et si tu es chat, miaule, bougre d'imbécile! voilà une heure qu'on te hèle, et que tu ne réponds rien!

«C'était encore la même voix creuse et sinistre qui me hurlait ces mots, et qui m'adressait cette verte semonce.

«Rendu tout-à-fait, par la peur, et par une sorte d'ébranlement nerveux, à l'usage de mes sens qu'avait engourdis un long et lourd sommeil, j'examinai alors ce qui avait pu se passer autour de moi pendant la durée de ma sieste. Une goëlette d'une soixantaine de tonneaux se trouvait presque le long de mon bord: la voix de taureau, qui m'avait réveillé, sortait de l'arrière de cette goëlette: une embarcation venait d'être mise à l'eau d'à bord de mon voisin, pour venir accoster mon sloop… Ces faits principaux reconnus, j'attendis l'événement.

«J'appris bientôt, en recevant aussi bien que je le pus la visite de l'officier qui conduisait cette embarcation, que j'avais affaire au capitaine de la goëlette lui-même, et que cette goëlette était un forban qui cherchait fortune entre Porto-Rico et St.-Domingue. Avec des confrères, il est facile de s'entendre. En peu de mots, je racontai naïvement au capitaine, tout ce qu'il m'était utile de lui apprendre de mon histoire pour l'intéresser à mon sort, en lui cachant, bien entendu, les détails relatifs à l'argent que j'avais enlevé et dont j'étais en possession. Moi, je ne comprends pas autrement la franchise et la sincérité dont se piquent certaines gens. L'air de vérité et l'empreinte d'originalité que portait mon récit, parurent faire plaisir au forban. Tu es un bon sournois, me dit-il, et tu n'as pas grand'chose, heureusement pour toi, et malheureusement pour nous. Ton intention est d'aller à St.-Thomas, et il ne te manque pour cela qu'un équipage: attends, je vais te rendre service en me faisant moi-même plaisir… J'ai à mon bord cinq à six carognes qui ont perdu la vue, ou peu s'en faut, en dormant au serein… cela fera ton affaire et la mienne. Tu mettras en faction un de ces doubles-borgnes sur chacune des manœuvres de ton bachot, qui n'est pas lourd à patiner, et tu n'auras plus qu'à commander pour manier ta barque comme une corvette d'évolution… L'écumeur de mer, notre confrère, était Français; il paraissait aimer les braves gens et la plaisanterie. J'acceptai sa proposition et ses six aveugles: il eut la générosité de me donner en outre, un baril de biscuit avarié et un bidon d'eau pourrie pour les nourrir et moi aussi, puis, ma foi, nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde, lui en me souhaitant bon voyage, et moi en l'envoyant aux cinq cents diables où il n'aura pas probablement manqué d'aller tôt ou tard.

«Depuis ce moment, mon affaire marcha comme sur des roues de carosse. Ma demi-douzaine d'aveugles, les plus mauvais gredins du monde sans doute avant que le ciel leur fît la grâce de les priver de la vue, étaient avec moi et avec ma douce compagne, des serviteurs d'autant plus soumis, et d'autant plus sûrs, que je les éreintais de coups sans qu'ils pussent se regimber, quand ils n'allaient pas à ma fantaisie et au caprice de ma petite Martina. Ils hâlaient sur les manœuvres que je leur mettais dans la main, avec un zèle d'autant moins suspect aussi, que je ne leur distribuais de vivres que lorsque je croyais avoir lieu d'être satisfait de leur docilité. Mon aimable Martina me secondait du reste, de son côté, et selon ses moyens, avec la plus merveilleuse intelligence dans tous ces petits détails de ménage qui convenaient assez aux habitudes de son sexe, et surtout à l'abnégation de son dévouement pour moi.

«Enfin, après avoir louvoyé cahin caha, couci couça, pendant plusieurs jours, entre Santo-Domingo et Porto-Rico et entre cette dernière île et les îles Vierges, nous finîmes amenant tantôt pour un grain, et rehissant le moment d'après pour une brise favorable, nous finîmes, dis-je, par mordre à Saint-Thomas, objet de tous nos vœux et lieu du rendez-vous amical que nous avions choisi. En posant le pied sur cette terre si long-temps promise à notre impatience, je pensai d'abord à me défaire de mon équipage d'aveugles, et à vendre le petit sloop haïtien qui avait transporté nos destinées errantes, et mon argent volé, jusqu'en lieu de sûreté. Puis, vous le dirai-je, je songeai à récompenser dignement le zèle et la tendresse de ma petite Martina, en me mariant sérieusement avec elle. Mais en réfléchissant avec plus de maturité philosophique, que d'entraînement matrimonial, aux conséquences de ce projet d'hyménée, je demeurai convaincu de l'inconvenance qu'il y aurait pour un homme comme moi, qui ai déjà reçu deux ou trois des ordres de prêtrise, à contracter publiquement un lien aussi séculier que le mariage. Je tiens fort peu, comme vous pouvez le penser, à passer pour un saint. Mais les scrupules, dont l'habit que j'ai porté a pour ainsi dire imprégné ma conscience, ressemblent un peu à ces feux inextinguibles que la robe de Déjanire alluma dans un corps plus robuste que ma pauvre conscience, si toutefois j'en ai une. Je ne crois à presque rien, mais cependant, je crois beaucoup au scandale, et j'y crois peut-être parce que je le redoute fort. Je jugeai donc que le concubinage, quelqu'immoral qu'il puisse être, serait encore plus moral que le mariage d'un demi-prêtre avec une demi-blanche.

«Je restai garçon, et ma libératrice restera fille tant qu'il lui plaira de ne pas chercher un autre mari que moi; qu'ai-je besoin, au surplus, de me créer les embarras d'une famille, pullulante, quand j'ai retrouvé ici les jouissances de l'amitié avec des amis tels que vous?

«Les profits résultant de ma pointe sur Haïti, ne sont malheureusement pas lourds: je les crois à peine dignes de vous être offerts, et, cependant, pour vous prouver ma bonne volonté après n'avoir pas été assez heureux pour vous rapporter des témoignages palpables d'un grand succès, je verserai ma petite offrande à la bourse commune. La somme avec laquelle je suis revenu, s'élève à peine à six mille piastres, trente mille francs de notre monnaie. C'est là ce qu'on peut appeler le simple denier de la veuve, et votre générosité bien connue ne dédaignera pas le pieux hommage du malheur; car vous vous rappellerez que les humbles dons du cœur ont aussi leur prix, si ce n'est leur éclat, et qu'ils doivent être acceptés par des cœurs comme les vôtres, beaucoup moins pour ce qu'ils pèsent que pour ce qu'ils valent.»

Une assez longue agitation succéda dans notre petit auditoire, aux paroles que venait de nous faire entendre le dernier des trois pirates. Salvage souriait; moi, je ne savais de quel air regarder Frère José qui paraissait fort peu se soucier, du reste, de chercher sur nos physionomies l'impression qu'il pouvait avoir laissée dans nos esprits. Bastringue, plus visiblement ému que Salvage et moi, des événemens dont il avait suivi, en palpitant d'anxiété, l'enchaînement pathétique, prit le premier la parole:

—Sacredieu, dit-il, en laissant tomber sa lourde main sur les épaules de son collègue, touche-là, l'ancien. C'est à toi à mon avis que doit revenir le gros lot de nos parts de prises. N'est-ce pas, Salvage? puisque c'est lui qui a eu le plus de mal et qui a le mieux dégagé ses escarpins de la crotte, en envoyant en l'air la boutique de ces racailles de sacristains de la baie des Flamands?

Salvage un peu blessé de la maladroite précipitation que mettait maître Bastringue à décerner à leur glorieux émule le prix du courage et de l'habileté, répondit avec plus de modération peut-être, que de sincérité:

—Je ne dis pas non. José s'est fort bien tiré, à mon avis, du mauvais pas où il lui avait plu de s'engager. Mais il s'agit maintenant, quelle que soit l'opinion particulière de chacun, de procéder régulièrement à la question qui doit nous occuper. Si notre camarade croit avoir lui-même acquis des droits à la plus forte part de notre butin, je ne demande pas mieux, pour mon compte, que d'en passer par ce que vous aurez décidé tous deux.

Notre frère José, qui comprit de suite la position délicate dans laquelle venait de le placer la proposition embarrassante de Salvage, reprit sans hésitation, et avec un calme apparent qui décelait toute la finesse de son caractère et la présence d'esprit qu'il savait porter dans les choses inattendues:

—Moi, je donne ma voix à Bastringue, sans phrase et sans arrière-pensée.

Salvage. Sans phrase, à la bonne heure, mais pourquoi donner ton avis, sans expliquer les motifs de ton option?

Frère José. Par la raison toute simple qu'en ces sortes de matières, c'est le sentiment intime des faits, plus encore que la rigoureuse déduction des argumens, qui doit dicter l'opinion de chacun.

Salvage. Eh bien, moi, si j'étais assez imprudent pour donner de suite mon avis sur une question qui demande à être pesée un peu mûrement, j'opterais pour que chacun de nous gardât la part qu'il a eu le toupet de se tailler lui-même, en agissant selon sa volonté et les ressources qu'il a trouvées dans sa propre habileté pour triompher des événemens.

Maître Bastringue. Oui, mais tu ne m'empêcherais pas alors de partager mes picaillons avec Frère José, que je reconnais envers et contre tous, pour celui de nous trois qui a gouverné le plus gentiment et le plus amoureusement sa petite bonne femme de barque.

Frère José. Et moi par délicatesse, si je me trouvais à la place de Frère José, je refuserais tout net et d'aplomb, le cadeau que tu voudrais me jeter à la figure par générosité ou par pitié. Content de ce que j'aurais fait, je ne croirais avoir besoin des libéralités ni de l'indulgence de personne.

Maître Bastringue. Oui, oui, j'entends bien; tu ferais le fier parce que tu te sens un peu molesté. Mais moi, qui, Dieu merci, peux passer pour aussi fier que qui que ce soit à l'occasion, je refuse mon consentement à toutes sortes de manigances qui ne seraient pas portées sur le réglement que j'ai signé de ma personne, au café de la Pointe, le soir en question, de notre arrangement.

Salvage. A toutes sortes de manigances, dis-tu? Que signifie ce mot?

Maître Bastringue. Oui, enfin, à toutes sortes de choses qui ne sont pas à mon idée, et que j'appelle, comme on dit, des manigances. Oh! tu sais bien ce que je veux dire!

Salvage. Mais rappelons-nous donc un peu ce dont nous étions convenus à la Guadeloupe, et ce que chacun de nous est parvenu à réaliser, en apportant à la masse commune le plus de profit pour chaque intérêt engagé. D'abord, moi qui vous parle, j'ai ramené…

Frère José. Tous ces détails, mon cher Salvage, seraient au moins inutiles à la résolution de la difficulté que nous devons nous attacher à terminer, et ils pourraient même, j'ose le dire, devenir blessans pour nos amours-propres, qu'un misérable mal-entendu risquerait de mettre mal à propos en jeu. Personne, sois-en bien convaincu, n'est plus disposé que moi à rendre justice au courage brillant et à l'ardeur presque chevaleresque, passe-moi l'épithète, dont tu nous as donné des preuves incontestables… Mais Bastringue, avec son gros bon sens et la droiture naturelle de ses idées, a peut-être aussi le droit, permets-moi de te le faire observer, d'exprimer ce qu'il pense et ce qu'il éprouve…

Salvage: Oui! la droiture des idées de son petit Palanquin, tu veux dire!…

Maître Bastringue. Capitaine Salvage, je n'ai pas eu l'intention de t'offenser, bien loin de là: mais il ne faut pas non plus chercher à déranger mes boulets de leur parc, car, malgré l'estime que nous avons les uns pour les autres réciproquement, ça pourrait mal aller, et si nous étions autre chose que des amis tous les trois…

Salvage. Finissons-en avec toute cette filasse de paroles baveuses, et le plutôt possible, s'il vous plaît. Je vous ai avancé à chacun huit mille gourdes, n'est-ce pas, quand vous étiez à sec et que j'étais en fonds. Aujourd'hui, qu'avec ces huit mille gourdes d'avances, vous avez fait votre affaire, et que vous vous trouvez en position de me payer, sans vous mettre à la côte, comptez-moi les seize mille gourdes qui me sont dues, et je vous tiens quittes du reste. C'est, je crois, le meilleur et le seul moyen de terminer tranquillement une discussion qui finirait peut-être par m'échauffer un peu trop les oreilles.

Frère José. Quittes du reste! le mot est piquant… Mais pourquoi ne pas chercher à nous arranger à l'amiable, et à aplanir paisiblement la petite difficulté qui s'est élevée, je ne sais pourquoi, entre nous, et que nous pouvons si facilement résoudre en appelant à notre secours l'opinion d'une partie neutre et d'un arbitre désintéressé! Monsieur, qui, par exemple, nous a entendus tous les trois exposer notre conduite aujourd'hui, et qui, à la Pointe-à-Pitre, a vu naître notre association, il y a un an, ne pourrait-il pas nous donner son sentiment sur tout ce qu'il a vu et sur tout ce qu'il vient d'entendre? A quel juge plus instruit des faits, et plus compétent dans une matière de cette espèce, pourrions-nous avoir recours, nous qui nous trouvons placés en dehors et au-dessus de toute autre juridiction possible?

C'était moi que désignait Frère José, en sollicitant, au beau milieu de la discussion, le poids de mon opinion personnelle.

—Oui, reprit avec vivacité Salvage, je ne demande pas mieux! Que monsieur prononce entre nous, et je m'en rapporte entièrement d'avance à ce qu'il aura décidé.

Et après avoir dit ces mots, le capitaine se mit à se promener à grands pas dans l'appartement avec l'agitation la plus visible.

—Qui? ce petit jeune homme! s'écria Bastringue: mais comment voulez-vous qu'il se débrouille de là-dedans? ça n'est pas plus marin que défunte ma sœur cadette.

Salvage. Marin! marin! il s'agit bien de cela entre nous, maintenant. Et qu'est-ce que ça prouve d'être marin, ou de ne l'être pas? Tu es marin, toi, n'est-ce pas, et cela, cependant, ne t'empêche pas de raisonner comme défunte ta sœur cadette, que tu viens nous jeter là sans rime ni raison, à propos d'une discussion d'intérêt.

Maître Bastringue. Voilà encore que tu te fâches, Salvage, quand on te propose de t'arranger amicablement! Allons, voyons, je veux bien en passer, puisqu'il le faut, par le jugement de ce petit jeune homme que v'là, là. Mais ça ne m'empêchera pas de dire que monsieur, sans lui manquer de respect, va parler d'affaires de marine, et qu'il n'y connaît pas ce qui peut s'appeler un fichtre…

Salvage. Voyons, monsieur, parlez. Vous savez de quoi il s'agit entre nous: veuillez bien nous donner sincèrement votre avis.

Fort embarrassé, et un peu effrayé de la responsabilité juridique que le choix des deux compétiteurs venait de faire tomber sur moi, je cherchai, en me rejetant sur mon défaut d'expérience dans une matière aussi étrangère à mes connaissances, à me délivrer du fardeau de la pénible mission qui venait de m'être dévolue… Mais l'obstination des plaideurs finit par triompher si irrésistiblement de la résistance et de la délicatesse de mes scrupules, qu'il ne me resta plus bientôt d'autre parti à prendre que de recueillir un instant toutes mes idées pour prononcer mon jugement arbitral.

«Je voudrais, dis-je d'abord à mes respectables cliens, pouvoir, en quelques mots convenables, formuler nettement mon sentiment, sans risquer de blesser vos justes susceptibilités. Mais la tâche que votre complaisance vient de m'imposer, est difficile. Cependant, pour répondre de mon mieux à votre confiance, je vous dirai, avec plus de franchise peut-être que de justesse, ce que je pense sur la manière dont chacun de vous est parvenu à réaliser ses projets, et sur le genre de mérite qu'il a, selon moi, déployé dans l'exécution de ses desseins.

—Allons, dites donc vite ce que vous avez à nous dire, me hurla maître Bastringue, fatigué des circonlocutions auxquelles je me livrais pour arriver le plus doucement possible à la conclusion de mon affaire, et pour préparer mon auditoire à accueillir avec calme la reddition de mon jugement.

«M'y voici, répondis-je sans trop prendre garde à l'interpellation tant soit peu brutale de l'ex-commandant du Général-Sucre.

«Le capitaine Salvage me paraît avoir été le plus audacieux dans le projet le mieux conçu à mon avis; M. Bastringue le plus heureux et le moins prévoyant, et M. José le plus malheureux et le plus habile.

—C'est donc à frère José, conséquemment, que vous donnez le pompon? me demanda aussitôt Bastringue; car qui dit le plus habile, malgré le guignon, dit le plus méritant, d'après la raison?

—Et pourquoi cela? reprit Salvage en fronçant le sourcil. Laissez donc monsieur achever; car on n'émet pas une opinion semblable, sans avoir pesé mûrement les motifs sur lesquels on a cru pouvoir fonder son jugement.

—Pourquoi cela? répliqua Bastringue. Qui dit le plus malheureux et le plus habile, ne dit-il pas tout ce qu'il y a à dire de plus fort à l'avantage d'un homme quelconque?

—Continuez, je vous en prie, ajouta Salvage en s'adressant à moi. Auquel de nous trois, enfin, croyez-vous que les deux parts de récompense doivent être adjugées, en votre âme et conscience? parlez sans crainte et sans hésitation. Personne ici ne sera en droit de vous en vouloir pour avoir exprimé franchement une opinion que nous avons tous les trois sollicitée de votre complaisance?

—A vous, selon moi, répondis-je au capitaine, forcé que je me trouvais d'articuler une conclusion définitive.

—Tu, tu, tur lu tu tu! grommela Bastringue en envoyant mon arrêt au diable. Ce jugement-là ne vaut pas quatre sous vaillans et j'en rappelle…

—A qui en appelles-tu, avec ton turlututu? lui demanda Salvage en posant la main sur un poignard, dont je vis sortir le manche sous le gilet entr'ouvert du capitaine.

—A quoi j'en rappelle? mais tiens, à ce qui me plaira d'en rappeler pardié! Oh, il y a long-temps, comme je l'ai annoncé il n'y a encore qu'un instant, que si nous n'avions pas été des amis comme nous le sommes, j'aurais bien trouvé un moyen de nous arranger sans tant de façons, et avec autre chose que des manchettes de dentelle fine sur les poignets!…

—Et quel moyen aurais-tu trouvé, toi qui trouves si ingénieusement les expédiens difficiles?

—Quel moyen, que tu demandes?… assez causé comme ça; car je vois bien que trop parler serait malsain pour l'un de nous dans le moment actuel.

—Ah! oui, je comprends que la peur d'aller trop loin retient maintenant ta langue d'ordinaire si bien et si joliment affilée?

—La peur d'aller trop loin! Tu crois donc finalement que j'ai peur? Eh bien! puisque tu veux savoir mon moyen, que je ne voulais pas le dire tout à l'heure, je te dirai que plus de cent fois, depuis ce soir, j'ai pensé que si nous n'étions pas trois vrais amis, nous aurions pu nous donner une brossée pour décider la chose, et nous arranger pour laisser tout au dernier qui aurait mis les deux autres à bas.

—Beau merle, vertudieu! pour jouer ses parts de prise dans un combat singulier!

—Aussi beau merle que toi, entends-tu? officier faraud, capitaine sur papier blanc!

—Mes amis, mes braves amis, s'écria alors José, en s'efforçant avec moi de se jeter entre les deux adversaires furieux et déjà écumans de rage, un moment, je vous en prie; voulez-vous terminer par du sang une affaire qui ne devait que renouer nos liens de confraternité et cimenter de nouveau notre amitié?

—Votre amitié à vous, reprit Salvage en repoussant violemment José loin de lui, et en courant du même pas vers Bastringue, tiens, voilà le gage d'amitié que je veux laisser dans le cœur de ce misérable si digne d'avoir un compère de ta fabrique pour complice et pour associé.—A nous deux donc, grosse mateluche, si l'ivrognerie t'a laissé encore assez de cœur, pour que tu oses me suivre dans un chemin où les cailloux ne te feront pas de mal aux talons!…

Et en apostrophant ainsi son ancien camarade, Salvage entraînait avec lui, vers une des fenêtres de l'appartement, maître Bastringue qui nous répétait, avec l'accent du plus vif saisissement: Vous êtes témoins que c'est lui qui me cherche dispute et que je ne lui ai rien dit pour le fâcher contre moi!

La fenêtre contre laquelle étaient déjà rendus les deux champions fortement accrochés l'un à l'autre, donnait sur un petit jardin élevé en terrasse contre le derrière de la maison où nous nous trouvions réunis… Salvage, leste comme un lévrier et ardent comme un tigre, saute d'un seul bond du rebord de cette croisée dans le petit jardin, où il parvient à attirer à lui maître Bastringue épouvanté, qui ne cessait de répéter: Tu le vois bien, c'est toi qui me cherches querelle et qui le premier m'as traité de capon! Tu le veux, soit; mais je t'avertis que je ne ferai que me défendre… José et moi, mais moi surtout, nous nous précipitons sur les pas des deux tigres palpitans qui vont se déchirer les entrailles. Padilla accourant avec effroi à mes cris, nous suit désespérée, haletante et plus morte que vive… Tous trois, Padilla, José et moi, nous nous élançons dans le jardin et entre les deux combattans qui rugissaient déjà en se portant les coups les plus furieux. Il était trop tard. Des poignards avaient brillé dans leurs mains frémissantes: Bastringue, atteint le premier à la gorge, avait été tomber à trois ou quatre pas sur un tertre de gazon, inondé et suffoqué des flots de son sang… Salvage blessé au côté droit et se soutenant à peine, s'était évanoui dans les bras de Padilla, en cherchant autour de lui un appui pour se soutenir, un ami peut-être pour répondre à ses derniers regards, et pour recevoir son dernier souffle… Je volai vers lui, et Padilla roula à mes pieds couverte, fumante du sang de son malheureux époux, et entraînant avec elle le corps qu'elle avait reçu sur son sein glacé d'horreur… Bastringue affaibli, essouflé, essuyant sa blessure profonde sur le tertre où il s'était péniblement assis dans la position d'un homme ivre, murmurait avec peine ces mots entrecoupés… Je n'ai fait que me défendre… Il s'est jeté lui-même sur mon poignard… en voulant me massacrer… tout est fini… pour lui et pour moi… je lui pardonne ma mort et… Le malheureux se raidit, sa tête se pencha sur une de ses épaules… Il n'était plus.

Jamais cette scène de carnage ne sortira de ma pensée, et aujourd'hui, je ne puis me la rappeler sans me sentir le cœur oppressé du poids d'un aussi terrible souvenir. Il me semble encore voir, tant cet horrible événement est présent à mon imagination, la pâle figure de Salvage sur laquelle la mort n'avait pu effacer l'empreinte de la fureur, exprimer convulsivement la vengeance que le cœur du jeune marin avait exhalée avec son dernier soupir, et près de ce corps inanimé la tête échevelée de Padilla, couvrant la plaie saignante qu'avait laissée dans le flanc du capitaine, le large poignard de Bastringue.

Des voisins, des passans, des curieux attirés dans le jardin par les cris, par l'odeur du sang, peut-être, arrivèrent au milieu de nous, et entre nous et les deux cadavres qui étaient étendus à nos pieds. La foule nous questionnait avec surprise, avec avidité: je répondais avec égarement à toutes les questions que l'on m'adressait, sans comprendre ce que l'on me demandait. José, plus maître de lui, racontait à ceux qui l'interrogeaient, les circonstances effroyables de ce duel, dont les suites se trouvaient écrites en caractères si visibles et si affreux, aux yeux de tout ce monde dont nous étions entourés. Un homme, je m'en souviens, devant lequel la foule s'était ouverte pour lui laisser un passage, s'avança vers Padilla, et reconnaissant dans les traits de l'infortunée, l'épouse de Salvage, ordonna qu'elle fût transportée au palais du gouvernement. Cet homme, à la voix duquel plusieurs assistans s'étaient empressés d'obéir, prononça en s'arrachant à un aussi horrible spectacle, ces seuls mots: Malheureux parens! ils ne seront que trop bien vengés de leur indigne fille! J'appris bientôt, ou je crus du moins entendre dire autour de moi que c'était le gouverneur de St.-Thomas, lui-même, qui venait de parler ainsi, et je compris alors et seulement quel sentiment avait pu lui dicter ces paroles trop cruelles et peut-être trop vraies. Les corps des deux pirates furent enlevés pour être déposés sans doute dans le lieu que le gouverneur avait indiqué. Je cherchai frère José: c'était le seul être à qui je pusse parler au sein de cette multitude d'étrangers, de ses deux amis et de Padilla. José avait disparu, et ce ne fut que dans le milieu de la nuit que je parvins à le trouver chez l'hôtesse de Bastringue, s'occupant d'entrer en possession de l'héritage de son défunt collègue.

—Et à quoi donc pensez-vous? lui demandai-je en pénétrant tout essoufflé jusqu'à lui.

—Je pense, me répondit-il un peu étonné de ma question, à rentrer le plutôt possible dans mes droits.

—Et dans quels droits encore?

—Ceux que la mort de mes deux associés m'a donnés sur ce qui leur reste.

—Mais le capitaine n'a-t-il pas laissé une épouse?

—Oh! pour cette succession là, je l'abandonne, dans l'impossibilité où je me trouverais peut-être de m'en dessaisir, et en raison surtout du danger qu'il y aurait à la convoiter. Mais pour celle-ci, c'est autre chose.

—Mais croyez-vous que l'hôtesse de votre ami vous laissera enlever l'argent qu'il lui a confié?

—Sur ce point là, j'ai prévu la difficulté, et les trois quarts de la besogne sont déjà faits à cet égard. Le besogne toute entière même n'était pas difficile à faire: cet ivrogne avait pris soin de m'en épargner, par prévoyance, une assez bonne partie: il a bu en un mois de séjour la moitié de ce qu'il avait si drôlement gagné.

—Et maintenant, que prétendez-vous faire?

—Je prétends faire maintenant ce qu'il vous importe assez peu de savoir, et ce qu'il peut me plaire de ne pas vous divulguer, à vous, monsieur, qui n'avez pas plus droit de me questionner, que je n'ai envie de vous répondre.

—Ainsi donc, la justice elle-même n'aurait pas, selon vous, le pouvoir de vous demander compte de votre conduite?

—La justice, monsieur, peut faire ce qu'elle peut, mais elle ne fait jamais ce qu'on a l'esprit de lui empêcher de faire, et si vous croyez avoir pour vous la force, qui est la seule justice que je reconnaisse au monde, de vous opposer à mes desseins, il ne tient qu'à vous d'essayer à me barrer, à vos risques et périls, le passage de cet escalier qui me sépare de la rue.

Et en m'adressant ces mots sans emportement et sans nulle émotion apparente, le doucereux et placide forban passe devant moi les poches pleines, le visage serein, et la main droite armée d'un long pistolet d'arçon.

Consterné de tant de froide effronterie, je laissai d'abord le misérable opérer paisiblement son audacieuse retraite, et ce ne fut qu'au bout de quelques instans de stupéfaction que, recouvrant l'usage de la réflexion, je me mis à poursuivre l'héritier de Bastringue avec l'intention de contrarier du moins le projet d'évasion que, selon toute probabilité, il devait avoir formé, pour s'assurer la tranquille possession de l'argent qu'il venait d'enlever. Je retrouvai bientôt, dans l'obscurité de la nuit, les traces du fugitif, et le fugitif lui-même en me dirigeant en toute hâte sur le bord de la mer, et je l'aperçus doublant le pas, pour gagner, malgré la pesanteur du fardeau dont il était chargé, un petit canot amarré non loin du rivage. Mais malgré toute la diligence que j'avais pu apporter à lui donner la chasse, le drôle prévoyant trop bien sans doute l'embarras dans lequel viendrait le jeter la résistance que je pourrais opposer à son départ, le drôle, dis-je, sauta avec la légèreté d'un daim ajusté par un chasseur, du bord de la grève dans la pirogue qui l'attendait pour l'emporter au large. La pirogue, sur l'avant de laquelle j'accrochai mes mains sans trop calculer l'inutilité et l'imprudence de ce mouvement, glissa sur le sable, poussée qu'elle était dans le sens contraire de mes efforts, par deux coquins de nègres que le prévoyant frère José avait sans doute mis dans ses intérêts. J'eus beau crier au secours, au voleur, et je crois bien même à l'assassin, pour appeler à mon aide les personnes qui pouvaient encore se trouver dans le voisinage: personne ne répondit à mes cris, ni à mes imprécations, et le canot disparut sur les flots et dans les ténèbres, en me laissant le corps à moitié dans l'eau, sur le rivage où j'avais essayé trop vainement à le retenir. Mais en m'échappant ainsi, l'abominable José voulut encore m'adresser ses adieux à sa façon; et sans avoir daigné répondre à mes clameurs, le monstre déchargea sur moi, et presque à bout portant, le pistolet dont il s'était muni en sortant de la chambre de Bastringue. La bourre de l'arme meurtrière vint me frapper au visage, mais la balle mal dirigée alla se loger dans une des planches sur le devant desquelles j'étais placé. Tel fut le signal de partance du dernier des pirates; et moins d'un quart-d'heure après l'explosion du coup de feu qui n'avait appelé personne sur le lieu de cette scène nocturne, une goëlette appareilla de la rade de Saint-Thomas, en livrant ses voiles à la brise du matin, et en emportant avec elle, on ne sait où, le vampire qui venait de s'engraisser de la dépouille de son ami mort.

Le lendemain de cet événement, la police de Saint-Thomas faisait transporter, par mesure de salubrité publique, dans une des fosses du cimetière le plus éloigné de la ville, deux corps sous le poids desquels huit nègres de l'hôpital paraissaient fléchir en marchant péniblement côte à côte, aux rayons d'un soleil ardent, d'un soleil de fête. Les deux cercueils grossiers, qui renfermaient étroitement les cadavres, s'avançaient du même pas au milieu de la foule, de cette foule qu'attirent toujours les émanations du sang qui vient de couler ou du sang qui coule encore. Un vieux prêtre catholique attaché par zèle et par pauvreté, au service de l'hospice des marins, précédait ce double et sinistre convoi; personne ne suivait les morts dans cette multitude avide d'émotions, mais avare de sensibilité. La multitude, seulement, disait: Le plus long des deux coffres est celui du capitaine, le mari de la petite Espagnole qui vient aussi de mourir; l'autre, le plus large et le plus court, celui du matelot qui a si bien fait son coup de traite pour rire, à Porto-Rico. Ils se sont tués pour un mot, les imbéciles, après avoir si bien fait leurs affaires.—Ah! c'est qu'ils ont voulu, répondaient les plaisans du parterre de ce lugubre spectacle, épargner à maître hacheur (le bourreau du pays) l'office qu'ils pouvaient remplir eux-mêmes.

Bien long-temps, trop long-temps peut-être après la fin tragique de Salvage et de Bastringue, le hasard, ou plutôt une circonstance que je regarde comme providentielle, me fit tomber sous les yeux un article de la Gazette de Java, sur lequel mon attention se fixa avec une vivacité que je ne saurais m'expliquer autrement, qu'en rapportant aux desseins cachés du ciel la curiosité que m'inspira la lecture de cet article. Sans pouvoir d'abord me rendre compte des motifs de l'intérêt que pouvait réveiller si subitement en moi le récit d'un fait qui devait m'être complètement indifférent, je dévorai les premières lignes du journal javanais, en reportant involontairement mes souvenirs sur les événemens déjà bien vieux dont j'avais été appelé dans d'autres temps à devenir le témoin à Saint-Thomas. La Gazette de Java parlait de piraterie, et je me rappelai mes deux pirates morts, et cet infâme frère José qui leur avait survécu sans avoir encore rencontré la destinée que tant de fois je lui avais souhaitée, et que la justice du ciel ne lui avait que trop long-temps épargnée au gré de mes désirs. Je lus, la tête toute remplie de ces idées et de ces souvenirs, le rapport suivant, adressé en Hollande, par le commandant du brick de la marine batave, De Meermin. Il suffira à mes lecteurs de parcourir ce rapport pour qu'ils puissent se peindre l'étonnement et la joie dont je fus saisi à la nouvelle de l'événement inattendu qu'il retraçait avec les couleurs de la plus frappante vérité.

Batavia, 31 octobre 1834.

«Ministre,

«Permettez à votre serviteur de vous instruire des détails et des suites d'un engagement sérieux que j'ai eu dans les premiers jours du mois, avec une Florine (une flottille) de bintasses appartenant aux pirates qui parcourent encore de temps à autre les mers dont notre Roi bien aimé m'a confié la surveillance.

«Informé depuis plusieurs jours que le navire Maria-Philippina, capitaine Cramer, avait été pillé le 17 août de la présente année, par un pirate de Tiole, en se rendant de Macassar à Balie, je résolus d'aller croiser dans les parages où cet événement avait eu lieu. Quelques hommes de l'équipage du bâtiment européen avaient été lâchement massacrés après un combat acharné, et le désir de venger ces malheureux sur les forbans qui osaient ainsi attaquer des navires armés, me fit accélérer mon départ, en me laissant concevoir l'espoir de me mesurer bientôt avec des misérables, dont l'impunité n'avait que trop long-temps encouragé l'audace.

«Favorisé, quelques heures après ma sortie, par une bonne brise de vent, je parvins en peu de temps à me rendre à la hauteur des côtes de Mangarai, et près d'une petite île inhabitée nommée Pangara Bawang, sous laquelle les écumeurs de mer, dont le pays est infecté, vont quelquefois faire de l'eau ou chercher un refuge. Les bâtimens croiseurs, qui jusqu'ici ont donné le plus vivement la chasse aux forbans de ces détroits dangereux, étaient assez généralement peints en noir à l'extérieur; et tout dans leur gréement bien tenu et leur voilure soigneusement établie, annonçait de loin à l'œil exercé des pirates, l'approche redoutable des navires de guerre qu'ils devaient le plus particulièrement éviter. Aussitôt qu'un croiseur paraissait sur ces mers, rien n'était plus facile aux pillards toujours intéressés à fuir son approche, que de le reconnaître au large et de le gagner de vitesse, avant qu'il ne pût accoster assez la terre pour être à même de s'emparer de leurs barques légères et rapides. Pour mieux tromper la vigilance des forbans auxquels je ne souhaitais rien tant que de donner une sévère leçon, j'avais eu soin de faire peindre le brick de S. M. à la manière de la plupart des navires du commerce, et de faire observer, dans la tenue de mon gréement et l'installation de mes voiles, une négligence qui pût leur faire supposer que mon bâtiment ne devait être qu'un gros brick marchand naviguant lourdement avec un faible équipage. Ce stratagème, que j'avais mes raisons pour employer dans la circonstance où j'allais me trouver, m'a réussi au-delà de toute espérance; et les événemens dont je vais avoir l'honneur de vous rendre compte, prouveront à Votre Seigneurie que je n'avais pas trop bien présumé de la petite ruse au moyen de laquelle je m'étais flatté d'abuser les gens à qui je me proposai d'avoir affaire.

«Le 25 octobre, me trouvant en dedans d'une des pointes de l'île Pangara-Bawang, dont j'ai parlé plus haut, je naviguais sous toutes mes voiles du plus près pour doubler cette pointe. A mesure que la terre que je longeais nous permettait de découvrir la partie de la mer qu'elle nous avait cachée jusque là, la surveillance redoublait à notre bord; car selon mes prévisions, c'était dans les environs de cette île, que nous devions rencontrer les pirates les plus avides et les plus cruels de tout l'archipel que nous explorions. Les hommes placés en sentinelles, et cachés dans les parties les plus hautes de la mâture, ne tardèrent pas à me signaler l'événement que j'étais venu chercher et que j'attendais avec tant d'impatience. Au-dessus de la langue de terre que nous allions doubler, mes vigies venaient d'apercevoir d'abord trois ou quatre petites bintasses sortant à la rame des groupes d'arbustes marins qui croissent sur le bord des îles boiseuses et plates dont nous étions environnés. Ces embarcations, qui servent de nids flottans aux corsaires de ces lieux, se dirigeaient sur nous avec l'intention bien évidente de se trouver en face du brick, au moment où il aurait dépassé le bout de la pointe que les bintasses travaillaient aussi à doubler de leur côté. Bientôt, en promenant avec plus d'attention et d'anxiété nos regards sur le nouvel espace que la route du navire ouvrait devant nous, nous pûmes voir tout à l'aise, qu'une cinquantaine de barques s'élançant de tous les points des rivages les plus rapprochés, s'étaient mises en devoir de suivre les premières bintasses qui paraissaient avoir pris l'initiative et l'honneur de l'attaque.

«C'est en ce moment décisif que je crus devoir ordonner de plonger à la mer et le long de mon bord, toutes les bailles vides dont nous pouvions disposer, pour ralentir autant que possible la marche ordinaire du brick, et faire penser aux pirates qui seraient à même de nous observer de plus près, qu'avec le peu de sillage que faisait le navire, il n'était guère probable qu'ils pussent être exposés à avoir un engagement avec un brick de guerre5. Le désordre calculé que j'avais eu la précaution de faire observer dans la disposition des voiles, complétait cet ensemble de supercheries, et en nous voyant, à une portée de fusil, ainsi orientés et naviguant si péniblement, le marin le plus expérimenté nous aurait plutôt pris pour un gros brick hollandais en avarie, que pour un des meilleurs bouliniers de la marine de S. M. Une quinzaine d'hommes, tout au plus, avaient reçu l'ordre de se promener sur le pont et de montrer leurs têtes au-dessus des bastingages. Le reste de l'équipage, et ce reste se composait de quatre-vingt-dix matelots de choix, se tenait à plat-ventre, le sabre et la mèche à la main, le long de mes pièces chargées de mitraille jusqu'à la gueule, et recouvertes en dehors d'un bon prélat peint de deux barres jaunes, à la mode des batteries de nos plus inoffensifs bâtimens marchands.

«Les plus pressées d'entre les soixante ou soixante-dix bintasses nous approchèrent à demi-portée de canon. Rendues à cette distance respectueuse, elles s'arrêtèrent un instant, et toutes à la fois. Je crus alors mon coup manqué; car je supposai d'abord qu'elles nous avaient reconnus pour ce que nous ne voulions pas paraître et pour ce que nous étions bien réellement. Mais j'eus bientôt lieu de m'apercevoir que j'avais fait trop d'honneur à la prévoyance de nos adversaires. Les chefs de l'escadrille ne s'étaient ainsi tenus en observation que pour donner le temps aux forces qui les suivaient, de se rallier à eux, pour pouvoir, plus tard, porter un grand coup avec ensemble et résolution.

«Ce moment attendu à notre bord avec ardeur, mais pourtant avec sang-froid, ne se fit pas long-temps désirer: les bintasses réunies enfin en masse serrée, se détachèrent du centre de la flottille, en formant, sur un espace assez étendu, un cercle régulier au milieu duquel elles voulaient nous emprisonner, pour nous étreindre ensuite dans leurs terribles replis. Des cris affreux poussés jusqu'au ciel par tous les forbans qui montaient les embarcations, donnèrent, en agitant l'air paisible de la journée, le signal du combat; et en un clin-d'œil, nous nous trouvâmes accostés et pressés par une triple ligne de canots qui ne présentaient plus autour de nous et de tous côtés, qu'une surface sous laquelle la mer était cachée à un bon demi-quart de lieue du brick. C'est alors que je commandai feu partout à mes hommes qui n'attendaient que l'instant de la vengeance et du carnage. Mes vingt-deux caronades bourrées de mitraille, lancèrent leur triple charge en éventail; et en quelques secondes, la moitié au moins des bintasses furent balayées de leurs hommes, qui, debout pour la plupart sur le fond de leurs barques et dans l'attitude de la menace, se trouvèrent emportés, criblés de balles, sur les vagues qu'ils allèrent teindre de leur sang et couvrir de leurs membres hachés. Jamais décharge de navire de guerre n'a dû faire une plus effroyable boucherie. Ce n'était plus de l'eau, c'était plutôt du sang qui coulait le long de notre bord. Notre batterie rechargée précipitamment envoya une autre bordée aussi meurtrière aux bintasses qui étaient restées à flot après avoir reçu notre première volée, et le désordre que nous achevâmes de plonger ainsi au milieu de la flottille foudroyée, devint tel que nous n'eûmes plus qu'à nous diriger sur les pirates qui cherchaient encore à nous éviter, pour nous emparer de celles de leurs embarcations qui s'efforçaient, mais vainement, de se soustraire par la fuite au sort que nous leur réservions en courant impitoyablement à toutes voiles sur elles.

«Pendant cette chasse que j'appuyais sans relâche aux lambeaux de l'escadrille que je venais de mettre en pièces, je crus devoir m'attacher particulièrement à faire main basse sur une espèce de prame assez grande, qui, pendant l'attaque, m'avait paru être la commandante des barques à la tête desquelles elle s'était fièrement placée. Malgré les efforts que firent les écumeurs qui la manœuvraient, pour échapper à ma poursuite, la prame, au bout d'une demi-heure de course tout au plus, tomba sous ma volée, et au moment où j'allais l'aborder en long, la brise assez forte à laquelle elle avait livré toutes ses voiles, la fit sombrer à un quart d'encablure sous le vent de mon brick. Grâce à la promptitude que mit mon équipage à sauter dans nos embarcations, nous pûmes sauver une vingtaine des principaux forbans qui se trouvaient sur le pont de la prame chavirée. Le reste se noya avant qu'on pût lui porter secours.

«La capture que j'ai faite en cette dernière circonstance, mérite toute l'attention de Votre Seigneurie. Au nombre des naufragés que j'ai réussi à ramener à Java, on a reconnu le fils ou le petit-fils du grand pirate arabe Daco Sariboc. Ce jeune homme, que les siens nomment Katarinbong, était le commandant de la flotte, et c'est à l'autorité qu'il exerçait sur les brigands de Bima, de Macassar et de Mangarai, que l'on doit attribuer les actes de férocité qui se sont exercés si souvent et trop impunément dans ces malheureuses contrées.

«Mais cette capture, quelque importante qu'elle puisse paraître à vos yeux, n'est pas cependant la plus heureuse que j'aie pu faire dans ma petite expédition. Le hasard le plus extraordinaire nous a conduits à notre arrivée à Java, à découvrir parmi les misérables que nous avions arrachés des flots, un monstre européen, qui, sous le nom de Lamisa, était parvenu à faire agréer ses services aux naturels de ces pays dont il avait appris à parler les différens dialectes. L'influence que ce Lamisa avait acquise sur Katarinbong et ses sujets était devenue si absolue, que c'était par ses conseils et à son exemple, que les corsaires des tribus environnantes agissaient en toute occasion. Un matelot danois du brick de guerre colonial Niewa, ayant par hasard aperçu Lamisa parmi mes prisonniers, l'a dénoncé pour un pirate français qui, pendant plusieurs années, avait jeté l'effroi et l'épouvante sur les mers des Antilles où il était connu et redouté de tous les marins sous le nom de frère José. Après avoir opposé les dénégations les plus formelles aux faits qui pouvaient le mieux prouver sa parfaite identité avec le frère José, ce scélérat a avoué la vérité qu'il ne lui était plus possible de cacher. Mais comme le châtiment de ses crimes devait suivre de près le jugement qui allait le condamner au supplice qu'il n'a que trop mérité, il s'est avisé de se déclarer sujet espagnol, pour obtenir la faveur de n'être pendu qu'à Manille où il a prétendu qu'il devait être jugé selon les lois et par des juges de son pays. M. le Gouverneur, qui a eu la faiblesse de prendre en considération ce subterfuge employé à toute extrémité par le bandit, a donné ordre à un paduakang de notre station (sorte de bâtiment de l'Inde) de transporter l'infâme frère José à Manille pour qu'il fût remis aux autorités de sa nation, qui sans doute lui feront subir la punition qu'il n'a que trop long-temps évitée. Il serait impossible de dire les actes de cruauté dont ce renégat a souillé sa vie, parmi les pirates pour lesquels il était devenu une espèce de providence infernale. C'est le plus lâche et le plus féroce des êtres à qui la nature ait pu donner une forme humaine. Quand il s'est vu découvert et à la veille de porter sa tête sur le billot du bourreau, il n'est pas de bassesses qu'il n'ait tentées pour racheter sa détestable vie.

«Il s'est offert à moi pour me guider dans les repaires les plus cachés des pirates qui avaient placé toute leur confiance en lui. Le dégoût insurmontable que m'ont inspiré les contorsions de ce reptile affreux, m'a fait repousser avec horreur ses ignobles propositions.

«Je joins ici la liste des marins qui se sont le plus distingués dans mon engagement, et le nom des hommes que j'ai eu le malheur de perdre dans cette journée où tous mes blessés ont succombé par l'effet de l'usage barbare qu'ont les pirates indiens d'empoisonner leurs armes et de mâcher les balles dont ils se servent pour charger leurs carabines.

«J'ai l'honneur de saluer Votre Seigneurie et d'être avec les sentimens du plus profond respect et du plus inaltérable dévouement,

«Le capitaine du brick de S. M. etc.»

A ce rapport textuel du commandant du brick hollandais était jointe par post-scriptum, la note suivante de la Gazette de Java.

«Le pirate José transféré à Manille par ordre de son Excellence le Gouverneur de Batavia, a en vain essayé devant le haut conseil des Philippines, d'invoquer sa fausse qualité de sujet espagnol; le tribunal chargé de prononcer le châtiment à infliger à ce grand criminel, l'a condamné à l'unanimité à être étranglé par l'œuvre du bourreau. Les pères de la Mission, près desquels il avait osé réclamer un sursis en raison du titre de prêtre qu'il disait lui avoir été conféré en France, ont rejeté avec indignation sa supplique, et se voyant réduit à expier enfin tous ses attentats, José n'a pas craint de solliciter pour grâce dernière, la faveur d'être enterré avec le capuchon de moine dont les religieux de Manille ont l'habitude de revêtir les morts d'une certaine distinction. L'exécuteur public a fait justice de cette ridicule prétention, en attachant la corde au cou de l'assassin et en jetant ses restes à la voirie, pour l'exemple et la terreur des malfaiteurs qui seraient tentés d'imiter ce monstre, le rebut des forbans et la honte éternelle de l'espèce humaine.»

Il est donc une justice céleste! m'écriai-je après avoir lu les derniers mots de cette lugubre histoire. Frère José, chassé, plein de crimes, du repaire qu'il avait cru trouver aux Antilles, et allant recommencer ses forfaits au fond des Indes, pour venir, vomi par l'écume des pirates, rendre entre les mains du bourreau toute une vie de sang et de meurtre, sur le sol d'une terre chrétienne; ah! voilà le signe le plus éclatant auquel je puisse reconnaître une Providence rémunératrice… A mes yeux, c'était d'un éclat de tonnerre que venait d'être frappé le dernier et le plus odieux des trois pirates; et après ce coup de foudre vengeresse, il me sembla respirer un air plus pur dans une atmosphère purgée du souffle d'un si lâche et si exécrable criminel.

FIN DES TROIS PIRATES.

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