Les trois pirates (2/2)
NOTES.
PAGE 21, LIGNE 11.
[1] Les trombes de mer sont produites par un phénomène météorologique que les marins observent particulièrement sous les latitudes les plus souvent exposées aux commotions électriques. Les physiciens expliquent diversement la formation des trombes. Les uns attribuent l'existence et les effets de ce phénomène, à l'échange des deux espèces contraires d'électricité qui, en se trouvant à une distance convenable, se déchargent l'une sur l'autre pour se mettre en équilibre suivant les lois naturelles de leur tendance.
D'autres savans, sans chercher à analyser aussi complètement les causes auxquelles on doit la présence des trombes dans les régions torrides, pensent qu'elles ne sont produites que par la condensation d'un nuage qui, venant à être comprimé entre deux vents contraires, tourbillonne sur la mer en se chargeant de toutes les molécules d'eau qu'il peut lui enlever.
Les trombes, au reste, sont de deux espèces par rapport à la direction qu'elles reçoivent et qu'elles suivent, quelle que puisse être la cause réelle qui les produit: il y a des trombes descendantes et des trombes ascendantes. Si un nuage chargé d'électricité positive, se décharge sur la terre ou sur la mer, chargée d'électricité négative, le nuage crève et la colonne d'eau s'écroule: c'est ce qu'on appelle la trombe descendante.
Si, au contraire, c'est la terre ou la mer qui décharge sur le nuage l'électricité contraire dont elle est chargée, le nuage emporte en s'élevant les objets qu'il rencontre sur le sol, ou l'eau qu'il aspire dans la colonne qu'il forme en appuyant sa masse sur la surface de la mer. Dans ce cas, la trombe est ascendante. Telle est du moins l'opinion des physiciens, qui pensent que les trombes ne sont qu'un phénomène électrique.
Quoi qu'il en puisse être de ces définitions différentes, il est un fait que personne ne peut méconnaître ni contester: c'est que les parages dans lesquels on observe le plus souvent la présence des trombes de mer, sont ceux où de brusques changemens de vents, et le renversement subit de brises ou de moussons, se font sentir avec le plus de fréquence et de force.
Tels sont les parages du golfe de Guinée, le canal Mozambique, les Moluques, les Philippines, etc.
Les trombes marines, qui furent pendant si long-temps un grand sujet d'effroi pour nos vieux navigateurs, paraissent avoir perdu aujourd'hui, comme toutes les choses que l'on croit voir de près, une partie du prestige qui les faisait tant redouter autrefois. L'aspect d'une trombe semblait menacer d'un anéantissement total le navire assez malheureux pour rencontrer ce spectre des mers. Un coup de canon envoyé à boulet sur la fantastique colonne d'eau pouvait, disait-on, faire s'écrouler sur lui-même ce colosse redoutable des élémens conjurés. Aussi, les anciens bâtimens du commerce n'embarquaient-ils une ou deux mauvaises pièces d'artillerie à leur bord, que pour crever une trombe, ou pour appeler à eux les pilotes dans les momens de détresse, car le naufrage et les trombes étaient les deux plus grands dangers que pouvaient craindre les navigateurs des siècles passés.
Mais, maintenant que l'expérience a réduit, en quelque sorte, les trombes de mer à leur juste valeur, on sait les effets qu'elles sont capables de produire sur les navires qui se trouvent exposés à les recevoir en mer. Plusieurs grands bâtimens ayant été assaillis par ces énormes nuées d'eau ascendantes, en ont été quittes pour avoir vu le tourbillon liquide enlever leurs voiles, une partie de la mâture, et des objets amarrés sur le pont; accident toujours grave il est vrai, mais moins effrayant encore que la destruction totale dont, autrefois, l'approche d'une trombe marine paraissait menacer les navires mêmes du plus fort tonnage et de la plus grande solidité.
La manière dont je m'y prends pour mettre dans la bouche de maître Bastringue la description d'une trombe marine, ne peut amener sans doute qu'une idée très imparfaite de la théorie aux raisons de laquelle il est possible d'expliquer ou de définir ces sortes de phénomènes. Mais pour rendre l'effet que produit en général sur l'esprit des matelots, l'aspect d'une trombe, il fallait bien faire parler un marin autrement que n'aurait parlé un savant de l'Institut, qui aurait observé, par ordre de l'Académie, l'apparition du météore dont il est question dans ce chapitre. Les hommes du commun et les hommes de la science, ont les mêmes yeux, mais ils n'ont ni les mêmes idées, sur les choses qui affectent leurs yeux, ni les mêmes expressions pour rendre les idées que la vue des mêmes objets peut produire sur leur imagination. Or, ce qu'il y a de plus piquant pour les gens du monde, ce n'est guère d'apprendre la manière dont s'y prendrait un savant pour rendre compte des sensations que lui ferait éprouver l'apparition d'une chose extraordinaire. Il y a long-temps que l'on sait que les personnes instruites n'ont qu'un langage pour peindre ce qu'elles observent dans l'intérêt de la science; et malheureusement, la préoccupation à laquelle elles sont presque toujours livrées dans l'ardeur de leurs recherches méthodiques, ne laisse que trop peu de part à cette mobilité d'impressions, que l'on aime à retrouver dans la peinture des événemens saisissans. Or, le langage le plus propre peut-être à rendre fidèlement et énergiquement les impressions les plus vives, et je l'avouerai à ma honte et à la honte de notre langue littéraire, est le langage, ou si l'on veut, le jargon que parlent les hommes du peuple. Cette observation est si désespérante, et si vraie en même temps, que pour décrire les combats, les manœuvres et les tempêtes, toutes choses fort émouvantes de leur nature, le style officiel du bulletin et le style même de l'histoire, a été obligé d'emprunter au langage vulgaire des soldats et des matelots, les termes avec lesquels il devenait possible de rendre certaines idées, et de peindre certains faits. Dumarsais a dit, avec sa haute et profonde raison, qu'il se faisait plus de figures un jour de marché, à la halle, qu'il ne s'en faisait en plusieurs jours d'assemblées académiques. On pourrait encore ajouter pour compléter le sens de cette assertion, que les plus belles figures de rhétorique que nos écrivains aient mises littérairement en œuvre, n'ont pu être empruntées qu'à la rhétorique naturelle des gens qui savent le moins bien exprimer des idées communes.
Que le peuple des halles, des bivouacs ou du gaillard d'avant soit mal habile à rendre dans un idiôme usuel des pensées ordinaires ou des sentimens calmes, c'est là ce que nous ne nierons pas, en nous rappelant surtout combien il semble manquer d'esprit et de chaleur dans ce qu'on pourrait nommer le médium de la conversation. Mais qu'il soit moins pittoresque et moins heureux que les gens d'éducation, pour exprimer les choses qui l'affectent vivement ou qui le passionnent puissamment, c'est là ce que nous contesterons toujours, en invoquant à l'appui de notre opinion l'exemple des faits et l'autorité des preuves les plus irrécusables. Que l'on compare aux mots éloquens les plus péniblement trouvés par nos auteurs, les mots mémorables tout trouvés dans la bouche du peuple en face d'un danger, d'un grand événement ou d'un spectacle sublime. Quel fut l'orateur qui répondit viens les prendre, au roi insolent qui demandait leurs armes aux Lacédémoniens? le peuple de Sparte. Quel guerrier s'écria La Garde meurt à Waterloo? un sergent auquel Cambronne eut la noblesse de restituer ce cri immortel. Qui prononça, dans nos journées de Juillet, cet anathème de quatre monosyllabes contre la royauté suppliante: Il est trop tard? un ouvrier de l'hôtel-de-Ville. A nous deux peut-être les belles phrases, mais aux hommes du peuple les beaux mots.
Pour en revenir aux trombes marines, après la longue digression à laquelle nous venons de nous laisser aller, tout en voulant d'abord ne parler que de ce phénomène curieux, nous reproduirons ici ce qu'un navigateur moderne, aussi justement estimé pour l'étendue de ses connaissances pratiques, que pour la profondeur de son talent d'observation, a publié récemment sur les trombes et les tourbillons. C'est au savant ouvrage de James Horsburg sur la navigation des mers de l'Inde, que nous empruntons la notice qu'on va lire; et nous saisissons d'autant plus volontiers l'occasion de citer le nom de ce marin célèbre, que c'est à l'un de nos bons amis, le capitaine de frégate le Prédour, que les capitaines français doivent l'excellente traduction de James Horsburg.
«Les tourbillons, dit Horsburg, sont souvent occasionnés par des terres hautes et inégales. Lorsque le vent est violent, il descend parfois, des montagnes, des raffales en tourbillons sur la surface de la mer; mais le phénomène appelé tourbillon et que les marins nomment trombe, est attribué à l'électricité. C'est dans les climats chauds et lorsque de gros nuages noirs occupent les régions inférieures de l'atmosphère, qu'on rencontre ordinairement des trombes; l'air est alors surchargé d'électricité, et l'on a en même temps du tonnerre et beaucoup de pluie. Lorsqu'on aperçoit une trombe se former à peu de distance, on distingue un cône descendant d'un des nuages noirs, le sommet dirigé vers la mer; au même moment, l'eau qui est en dessous, s'élève un peu, en prenant la forme d'un nuage ou d'une vapeur blanchâtre, et il en suit un autre petit cône qui s'unit au premier: la trombe est alors complètement formée, mais il arrive souvent que la force motrice n'est pas assez forte, et, dans ce cas elle est bientôt dispersée.
«Il y a au milieu du cône qui forme la trombe, une colonne blanche et transparente qui paraît être dangereuse quand on la voit de loin, attendu qu'elle représente alors une colonne d'eau ascendante; mais en s'en approchant, on voit qu'il n'y a pas de danger. J'ai passé auprès de quelques trombes au moment où le tourbillon se formait, et j'ai été en position de faire les observations suivantes:
«Par une force électrique, ou un tourbillon ascendant, un mouvement circulaire est donné à une petite partie de la surface de la mer autour de laquelle on voit des brisans, et les eaux semblent tourbillonner avec une vitesse de deux, trois, quatre ou cinq milles par heure. Au même moment, une très grande partie de l'eau que contient la trombe se disperse en parties extrêmement fines, ressemblant à de la fumée ou de la vapeur, et en faisant un grand bruit qui provient de la vitesse avec laquelle tourbillonnent ces gouttes d'eau, elles montent en décrivant une spirale jusqu'à ce qu'elles se joignent au nuage qui est au-dessus. Au milieu de la trombe, il existe une lacune dans laquelle ces gouttes d'eau ascendantes ne pénètrent pas, et dans cette lacune, ainsi que le long de la partie extérieure de la trombe, il semble pleuvoir. Cela vient de ce que la force motrice n'étant pas assez puissante dans ces parties pour faire monter l'eau, elle retombe en forme de pluie.
«La lacune qu'on aperçoit au centre de la trombe, est probablement la colonne transparente qu'elle paraît former quand on la voit de loin. Durant les calmes, les trombes ont une direction verticale; mais quand il vente, elles sont inclinées et courbées selon la pression que le vent exerce sur elle. Quelquefois elles disparaissent tout-à-coup; mais il y en a qui parcourent rapidement la surface de la mer et qui durent plus d'un quart-d'heure.
«On en rencontre rarement la nuit, bien qu'il me soit arrivé d'en trouver une. Les trombes ne sont pas aussi dangereuses que le prétendent quelques personnes, qui disent, que quand elles se rompent, elles jettent assez d'eau pour couler un navire. Je ne pense pas qu'il en soit ainsi, attendu que l'eau ne tombe que comme une forte pluie; mais un petit bâtiment courrait le danger de chavirer, s'il avait beaucoup de voiles dehors, et un grand navire qui n'amènerait pas ses huniers et ne tournerait pas ses cargues-points, pourrait les voir remonter par l'effet du tourbillon, et serait exposé à démâter. On pense qu'en tirant du canon auprès d'une trombe, on doit la disperser par l'ébranlement que cause l'explosion dans l'atmosphère. Dans le voisinage des trombes, le vent est sujet à changer promptement de direction, en sorte qu'il est prudent de se tenir sur une voilure aisée.
«Quand une trombe passe sur la terre, elle enlève toutes les matières légères qui sont à sa surface; j'en ai vu une passer sur la rivière de Canton, qui fit bouillonner l'eau comme celles qu'on rencontre en mer, et tous les navires près desquels elle passa, l'évitèrent sur leurs ancres. Elle dépouilla plusieurs arbres de leurs feuilles, qui s'élevèrent dans l'air à une très grande hauteur, ainsi que le chaume de plusieurs cabanes.
PAGE 26, LIGNE 8.
[2] Les vœux d'une nature au moins aussi étrange que celui que je mets ici sur le compte de maître Bastringue, n'étaient pas rares chez les anciens marins livrés pour la plupart à la superstition des temps dans lesquels ils vivaient; et, pour prouver jusqu'à quel point peut aller quelquefois la bizarrerie des engagemens qu'ils prenaient avec le ciel dans les momens de péril et d'effroi, je me contenterai de citer un exemple qui, je crois, pourra me dispenser de reproduire, à l'appui de la vraisemblance du fait que j'ai cité dans ce chapitre, les autres témoignages que je serais encore à même d'invoquer en recueillant mes souvenirs.
Un capitaine caboteur, assailli par une tempête qui menaçait d'envahir à chaque lame, son malheureux petit navire, promit à la Vierge-Marie, de retirer du péché la première fille de joie qu'il rencontrerait à terre, s'il parvenait jamais à rentrer sain et sauf dans le port. Le miracle se fit, et le navire fut sauvé. Le dévôt capitaine ne tarda pas à trouver l'occasion de se montrer fidèle au vœu qu'il avait formé dans le danger, et, en arrivant pieds nus à terre, pour aller déposer un cierge bénit sur l'autel de la secourable Madone, il rencontra sur son chemin la femme qu'il s'était engagé à retirer des abîmes du vice. C'était, entre toutes les pécheresses du lieu dans lequel le capitaine avait été chercher un refuge, la fille la plus connue et la plus mal famée, et cette circonstance, en donnant plus d'éclat au sacrifice du marin, devait lui rendre ce sacrifice plus méritoire, et son devoir plus sacré. Il épousa sa nouvelle et facile conquête en donnant à la cérémonie de son mariage tout le pompeux scandale qu'il jugeait le plus propre à sanctifier son humilité. Mais, ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette inconcevable aventure, c'est que la Madelaine ainsi purifiée par les chastes feux de l'hyménée, devint aussi sage qu'elle avait été autrefois dissolue, et que son pieux époux finit par mourir d'ivrognerie dans un des lieux de prostitution, d'où il avait si évangéliquement retiré sa fiancée.
PAGE 63, LIGNE 12.
[3] La vie de Christophe offre à la philosophie, l'exemple d'une fortune extraordinaire et la preuve malheureuse de l'ambition, qu'une élévation trop subite peut développer soudainement chez les hommes même les plus modestes et les plus obscurs.
Né dans l'île de La Grenade, au sein du plus abject esclavage, et jeté avec d'autres esclaves comme lui sur les rivages de St.-Domingue, au milieu des événemens qui devaient arracher cette colonie au joug des Européens, ce noir audacieux parvint, à la tête de quelques insurgés de sa classe, à chasser les Anglais et les Espagnols de la partie de l'île que la France révolutionnaire disputait encore aux nègres qu'elle avait eu l'imprévoyance de soulever aux premiers cris de liberté.
Nommé général par le droit de révolte, sans avoir cherché d'abord d'autre gloire que celle de mourir pour sa nouvelle patrie, Christophe se tourna, après la victoire, du côté de Toussaint-Louverture, contre ces mêmes Français dont il n'avait un moment embrassé la cause, que pour soustraire son pays adoptif à la domination des Espagnols et des Anglais, les deux peuples ennemis qui, dans son esprit, devaient être les moins disposés à favoriser les idées de liberté que la révolution de 89 avait été réveiller jusques dans le sein des plus pauvres nègres.
Lors du débarquement du général Leclerc au cap Français, Christophe, resté le dernier et presque seul sur le lieu que nos soldats allaient attaquer, n'hésita pas à livrer aux flammes la ville qu'il n'avait pu défendre, et les premiers pas de notre armée ne rencontrèrent, sur cette terre fatale, que des ruines fumantes à la place où leurs regards charmés avaient vu s'élever une cité florissante, quelques minutes avant la descente. Poursuivi, traqué dans les mornes où il avait été chercher un refuge contre la vengeance des blancs, le général-nègre se soumit au vainqueur avec une apparence de résignation et de bonne foi qui lui valut, de la part de Leclerc, une confiance qu'il n'attendit plus que le moment de tromper et de trahir. Et en effet, à peine l'épidémie affreuse qui devait ensevelir toute notre armée dans le même linceul, eut-elle éclaté dans le camp des Français, que Christophe, acceptant, comme l'indice de la protection du ciel, le fléau qui allait lui servir d'auxiliaire, releva contre les alliés que la force lui avait imposés, l'étendard de cette indépendance pour laquelle il avait déjà combattu.
On sait le sort des quarante-huit mille hommes dont les ossemens blanchissent encore après quarante ans d'oubli, les champs funestes de la colonie que la belle expédition de Leclerc devait reconquérir à la France. Dessalines, le premier entre les généraux de l'insurrection, fut appelé à régner, après la mort de notre armée, sur le peuple d'anciens esclaves, que d'autres esclaves avaient si courageusement affranchis; et parodiste grotesque du grand acte d'usurpation de Napoléon, on vit bientôt le chef ambitieux, que les nègres vainqueurs s'étaient donné, faire son dix-huit brumaire à Haïti, comme Bonaparte avait fait le sien à Saint-Cloud. Mais moins heureux ou moins habile surtout que le César français, le César haïtien, proclamé empereur sous le nom de Jacques Ier, ne tarda pas à payer de sa tête l'extravagance de son ridicule plagiat. Christophe qui, jusqu'à la mort de Dessalines, n'avait recherché ni les honneurs dont on l'avait comblé, ni les grades même qu'il avait mérités sur les champs de bataille, se trouva appelé à remplacer l'usurpateur mulâtre, avec le simple titre de président et de généralissime provisoire. Mais soit que jusqu'à cette époque l'ambition qu'on ne lui soupçonnait pas eût réellement dormi dans son cœur, ou soit plutôt qu'il eût attendu avec dissimulation le moment favorable de la faire éclater, à peine se vit-il investi de l'autorité supérieure, qu'il voulut, comme son téméraire prédécesseur, s'emparer du pouvoir absolu. Péthion venait de se faire proclamer, au Port-au-Prince, président de la république. Christophe lui déclara la guerre. Rigaud, débarqué aux Cayes avec des projets d'invasion, veut en vain se jeter entre les deux compétiteurs, pour compliquer leurs embarras, et profiter pour lui-même de la difficulté nouvelle dans laquelle son agression doit les placer. Christophe marche à la fois sur Péthion et sur Rigaud, pour faire face tout seul aux deux ennemis qui lui disputent le pouvoir usurpé, qu'ils brûlent de lui ravir pour se le partager. Pendant plusieurs années, la malheureuse Haïti se trouva déchirée par les querelles sanglantes et les prétentions forcenées des hommes qu'elle avait placés à sa tête pour s'affranchir du joug européen et de l'esclavage que, plus d'une fois peut-être, l'anarchie lui apprit à regretter.
Christophe, enfin, après quelques succès plus brillans que décisifs, croyant porter un coup fatal à la haine de ses ennemis, en s'élevant au-dessus d'eux, par le vain titre auquel il aspirait depuis long-temps, se fit déclarer roi du pays que ses armes n'avaient pu encore soumettre entièrement à sa puissance; et cet homme qui, né dans l'esclavage, s'était fait traîner, pour ainsi dire, de force, au grade de général, ne sut plus supporter, après s'être couronné roi de ses propres mains, l'idée de la résistance que ses projets insensés devaient rencontrer dans les masses qu'il avait naguère soulevées au cri de liberté. Une révolte militaire, provoquée par un de ses caprices, éclate dans un régiment auquel il a voulu imposer un colonel que les soldats ont déjà repoussé de leurs rangs. On annonce au roi que la mutinerie, qu'il a d'abord méprisée, a pris le caractère imposant d'une insurrection. Le roi, atterré par cette nouvelle inattendue, rentre dans son palais; il demande sa femme et ses enfans à qui il prodigue avec attendrissement les plus vives caresses; et à peine s'est-il arraché avec effort des bras de sa famille troublée, qu'on entend dans le cabinet où il est passé pour faire sa toilette, la détonation d'une arme à feu: les domestiques, accourus dans l'appartement où le roi venait de se renfermer, relevèrent le cadavre de leur maître, qui s'était suicidé en se tirant un coup de pistolet dans l'oreille. Dessalines mort assassiné, Péthion se laissant mourir de faim, par peur de son usurpation, et Christophe se tuant pour échapper au sort que ses sujets lui avaient préparé, ont livré à la révolution haïtienne, des pages aussi sanglantes que celles sur lesquelles nous lisons aujourd'hui l'histoire de la révolution française, et là aussi, selon la belle et terrible expression de Vergniaud, la révolution a fait comme Saturne, elle a dévoré ses enfans.
La tradition populaire a beaucoup exagéré au loin la cruauté de Christophe, bien plus heureux, en cela, que son prédécesseur Dessalines, dont les actes de férocité pourraient défier l'exagération des traditions les plus erronées. Mais cependant, malgré la justice que l'on est forcé d'accorder à la modération que fit admirer Christophe, en plusieurs circonstances où il aurait pu se montrer rigoureux sans s'exposer à être accusé de barbarie, on lui a attribué l'idée d'avoir fait enterrer vivant, pendant quelques instans, avec toutes les cérémonies de l'église, un jeune officier européen qui passait pour s'être associé à un complot de soulèvement des noirs du Cap contre l'autorité de leur tyrannique souverain.
Le mort vivant en fut quitte pour la peur, m'a-t-on assuré; mais cette peur pensa coûter la vie au malheureux inhumé que l'on avait seulement voulu effrayer par le simulacre des apprêts de ses funérailles. C'est ce trait, d'un nouveau genre de gaie torture, que j'ai essayé de mettre en action dans les aventures toutes fictives du pirate José, sans prétendre aucunement, pour cela, garantir ou affirmer l'authenticité historique du fait dont je me suis emparé. Ce qu'il me suffira de faire remarquer, pour l'acquit de ma conscience de romancier, c'est que dans la conception de mon petit drame funéraire, la nature de l'attentat projeté par le coupable, justifie jusqu'à un certain point, la rigueur et la cruauté même du châtiment dont il m'a plu de surcharger la liste, déjà assez longue, des sévérités de Christophe.
PAGE 65, LIGNE 6.
[4] Boucaniers, Flibustiers, Frères-la-Côte, Vieux-de-la-Cale.
On s'est long-temps ingénié à chercher l'ascendance philologique de la dénomination de boucanier, appliquée aux anciens flibustiers établis sur la côte de Saint-Domingue. La plupart des étymologistes n'ont pas hésité à faire dériver ce nom donné à de fort mauvais hommes, du mot boucan qui, dans notre vieux langage français, exprimait l'idée d'un fort mauvais lieu. Le substantif buccus, que l'on fit découler au moyen-âge et en très basse latinité, du substantif très latin bucculus (jeune bœuf ou bouvier), défraya pendant long-temps les érudits qui cherchaient à trouver, tant bien que mal, l'origine très embarrassante du mot boucanier. Un boucan était un lieu de débauche: faire du boucan se disait pour faire du tapage; or, comme les boucaniers de Saint-Domingue, et de l'île de la Tortue, passaient pour avoir fréquenté long-temps en Europe les lieux de prostitution, et y avoir souvent fait, sans doute, beaucoup de tapage, rien n'avait été plus naturel que de gratifier du nom de boucaniers, ces faiseurs de boucan des lupanards de la métropole. On avait bien fait dériver déjà le mot flibustiers du mot flibuste, dérivé lui-même du composé free-booters, francs-pillards, ou du double mot fliboath bateau léger, petite barque propre à la contrebande! Pourquoi se serait-on plus gêné avec le mot boucaniers, si heureusement appliqué à ces hommes de mauvaise vie, dont la licence de mœurs devait rappeler si complètement la lasciveté et la grossièreté du bouc, antique emblème des appétits les plus impurs de la brute?
Trois ou quatre raisons lexigraphiques concouraient donc pour faire penser que boucanier descendait en ligne directe et étymologique de boucan, lieu infâme, tapage infernal, etc. Mais plusieurs objections, cependant, pouvaient être opposées à la vraisemblance raisonnée de cette dérivation. Premièrement, les boucaniers de Saint-Domingue, privés de femmes dans les commencemens de leur établissement, ne purent guère se montrer plus intempérans que les autres colons aussi débauchés qu'eux, et qui ne furent cependant jamais connus comme eux, sous le nom de boucaniers. Secondement, la vie très sobre que ces misérables aventuriers menaient par force dans les rochers, d'où ils s'élançaient pour piller, ça et là, quelques navires égarés sur leurs côtes, ne leur permettait guère de faire du boucan, et de fonder en quelque sorte, à force de tapage, l'étymologie de la dénomination sous laquelle ils furent connus depuis l'époque de leur réunion. Assez long-temps même les anciens habitans espagnols, perdus eux-mêmes de débauches et de molesse, ignorèrent le voisinage redoutable des flibustiers, tant l'existence de ces nouveaux émigrans était simple, solitaire et paisible jusque dans sa belliqueuse rudesse. Ensuite, pourquoi aurait-on été donner exclusivement le nom de boucaniers, coureurs de mauvais lieux, à ces hommes, la plupart marins, et venant vivre entre des rochers, dans le célibat et l'indigence, tandis que l'on ne pensait pas à appeler du même nom, les émigrans crapuleux qui partaient de France avec leurs concubines, pour aller se livrer à la paresse la plus honteuse, et à la débauche la plus effrénée, sur les rivages hospitaliers des Antilles?
Toutes les conjectures prouvent donc, jusqu'à la plus parfaite évidence, que c'est à d'autres racines que celles qu'offrent les noms buccus et boucan, qu'il faut aller demander l'étymologie du mot boucanier; et ce qui achèverait de démontrer pour nous l'improbabilité de l'origine philologique que l'on a cru pouvoir assigner à ce substantif, c'est le cercle vicieux dans lequel sont tombés les étymologistes, en recherchant à deux époques différentes la généalogie équivoque de ce mot.
Lorsque l'existence des aventuriers de la côte de Saint-Domingue commença à être connue en France, on expliqua ainsi le nom burlesque qui les désignait: boucanier, qui fréquente les boucans, qui va à la chasse des bœufs sauvages dans l'Amérique!
Plus tard, lorsque nos faiseurs de dictionnaires apprirent que les boucaniers se nourrissaient de la chair des animaux qu'ils faisaient griller et fumer sur une claie de bois, appelée en caraïbe buscan ou bucan, ils nous firent connaître que le mot boucanier était le nom que l'on donnait aux hommes qui mettaient à cuire sur des boucans, la chair des bœufs sauvages qu'ils tuaient à la chasse avec de longues carabines, qui, elles-mêmes, portaient le nom de boucanières.
C'était le mot cherché, expliqué par le mot trouvé, et le problème étymologique résolu par le terme connu de la proportion lexigraphique.
Les meilleurs dictionnaires n'en font presque jamais d'autres. Les dictionnaires ont bien été jusqu'à nous définir ainsi les mots musique et musicien:—Musique, art du musicien,—musicien, homme qui fait de la musique. Ces deux mots, au reste, se définissaient l'un par l'autre.
Un vieux matelot, qui se servait devant moi de ce mot de boucanier, que je lui entendais prononcer avec surprise, m'expliqua plus naturellement que tous les vocabulaires que j'avais consultés jusques-là, la filiation de ce nom.
«Monsieur, me dit-il, avec toute l'ingénuité de son langage, vous n'êtes pas peut-être sans savoir que, lorsque anciennement les flibustiers de la côte Nord de Saint-Domingue et de l'île de la Tortue, se mirent à vouloir vivre d'eux-mêmes dans ces parages, ils commencèrent par tuer les chèvres, les boucs maigres et les cabris qu'il y avait pour toute nourriture dans le pays, en fait de viande. Ces petits boucs étant une fois tués, les flibustiers leur grillaient les gigots pour avoir à manger du cuit, et ils se capelaient leur peau sur le dos, pour s'abriter contre la pluie et les maringouins. Leur nom, à ces grilleurs et mangeurs de boucs, est venu de là. On les appela des boucaniers, parce qu'ils allaient à la chasse des boucs, vous entendez bien. Ils boucanaient leur viande, on les boucana aussi, eux, en leur donnant le nom de guerre de boucaniers; et qui dit aujourd'hui boucanier, dit celui qui fait boucaner de la viande quelconque, bœuf, ou bouc, mouton ou cabri. Pas une ombre d'autre raison de plus ou de moins que cela.»
—Mais pourquoi, demandai-je à mon érudit pratique, dit on faire du boucan, pour causer du vacarme, faire du bruit?
—Parce que, me répondit-il avec la plus grande confiance, que toutes les fois qu'on fait boucaner de la viande sur un feu de branches de manguier ou de palétuvier, ça fait apparemment du boucan plus qu'un merlan de deux sous dans une poële à frire! ceci est clair comme de l'eau de roche.
—Et pourriez-vous m'apprendre, continuai-je, la raison pour laquelle l'on donne encore le nom de frères-la-côte à de vieux marins, dont l'existence paraît ne pas toujours avoir été très catholique?
—Histoire de flibusterie encore que tout cela! voyez-vous? Les anciens gouins (matelots) qui, comme moi et tant d'autres auraient pu le faire alors, étaient partis chercher à se garnir le ventre (à vivre) sur la côte Nord, avaient plus de bon appétit que de vivres, et plus de misère que de grabuge à rafler dans leur métier. La misère, ça vous communique de l'amitié pour ses semblables, et les misérables comme soi. Ils s'appelaient entre eux, frères, parce qu'ils ne faisaient sensément qu'une seule et même famille de rafalés. Aussi boucaniers, flibustiers, frères-la-côte ou vieux-de-la-cale, tout ça ne faisait qu'un, et qui disait l'un disait l'autre; dans le temps passé, et aujourd'hui encore, un frère-la-côte, comme on se nomme souvent entre amis, est un petit restant de la vraisemblance des frères-la-côte de jadis, avec les frères-la-côte d'aujourd'hui dans notre marine.
Ces explications du vieux marin, toutes contestables quelles fussent, me parurent valoir presque autant que celles que jusques-là j'avais trouvées dans les dictionnaires et les notices. Elles avaient du moins, sur celles-ci, l'avantage de la clarté et de la naïveté.
L'histoire vraie et simple des flibustiers, si étrangement défigurée par les plumes coquettes que nous avons vues se mêler de faire de la marine à l'eau de rose, s'est conservée pure et sauvage dans la tradition, pour ainsi dire flottante, des matelots: la voici toute brute, comme je l'ai trouvée dans cette tradition que j'ai si souvent consultée.
Il y a trois cents ans, environ, que quelques bandes de marins vinrent, conduits par les hasards de la mer, se réfugier dans les criques abandonnées de la partie nord et nord-ouest de Saint-Domingue, dégoûtés qu'ils étaient de faire, presque pour rien, le cabotage pénible et misérable des îles du vent. Une carabine, et deux ou trois chiens aussi farouches que leurs maîtres, composaient tout leur attirail de guerre et toute leur fortune domestique. Ils chassaient pour se nourrir et pour occuper le long désœuvrement de leurs journées. La pêche prenait aussi une partie de leur temps. Ennuyés bientôt de cette vie de bêtes fauves, ils songèrent à employer contre les riches navires qu'ils voyaient passer à côté d'eux dans les débouquemens, les chaloupes dont ils ne s'étaient servis, jusques là, que pour pêcher le poisson que les mers transparentes des tropiques amenaient sur leurs côtes ignorées. Les premiers bâtimens abordés par ces terribles pirates, se rendirent à eux et devinrent bientôt sous leurs pieds, des corsaires assez forts pour livrer aux autres navires marchands, des combats réglés et meurtriers. Les équipages des bricks et des trois-mâts capturés, alléchés par l'appât du butin dont les vainqueurs leur offraient libéralement leur part, s'enrôlèrent volontairement sous le pavillon nouveau de ces heureux écumeurs de mer. L'association fortuite se grossit de tous les bandits que leur envoyaient le mécontentement, la banqueroute ou l'indigence. Les plus jeunes et les plus maladroits servaient de mousses; les plus intrépides ou les moins ignorans commandaient au dévouement absolu qu'exigeaient les intérêts de cette communauté d'hommes civilisés, redevenus sauvages par besoin, par peur ou par mépris des lois de la société à laquelle ils avaient dit un éternel et terrible adieu.
Leur audace leur assura des succès inouïs, et leurs succès redoublèrent leur témérité. Après avoir formé, du fruit de leurs rapines, une espèce de colonie de corsaires, assez semblable à celle d'Alger, ils osèrent attaquer la Côte-Ferme et rançonner des villes, comme auparavant ils avaient rançonné des navires. On les vit même s'aventurer jusque sur les côtes du Brésil et dans l'océan Pacifique, en doublant le point, alors si redouté, du cap Horn, pour aller porter la guerre dans des contrées inconnues, et échanger le fer de leurs armes contre l'or de Geraës et de Lima.
On a dit et répété que c'était en ramant trois mille lieues contre le vent, dans des barques légères, que les flibustiers réussirent à gagner les mers du Sud. Une telle erreur ne peut être tombée que sous la plume de gens qui ne connaissaient pas plus les vents et les mers dont ils parlaient, que les mœurs possibles des hommes dont ils se sont hasardés à écrire l'histoire. Les meilleurs bâtimens dont ces aventuriers, marins pour la plupart, s'étaient emparés, durent leur servir à côtoyer les rivages sur lesquels ils mouillaient pour poursuivre, en cabotant, leur route lointaine. Sobres et robustes, forts contre toutes les fatigues et toutes les privations, aguerris contre le climat de feu dont ils avaient bravé et pour ainsi dire déjà vaincu l'intempérie, ces hommes d'acier devaient, en se tenant unis, devenir l'effroi et les maîtres de tous les marins, trop peu expérimentés et trop amollis de l'Europe.
Les richesses qu'ait avaient conquises, quand ils étaient encore avides et misérables, les divisèrent dès qu'ils furent repus d'excès et gorgés de jouissances. Le partage du butin rendit faibles ces hommes que la misère et la nécessité avaient rendus si long-temps forts, et leur désunion délivra d'eux, les voisins qui n'avaient pu réduire jusques là leur féroce et redoutable indigence. Ils cédèrent enfin Saint-Domingue au roi de France, et la plus belle possession coloniale que nous ayons jamais eue, fut un présent fait à la France par quelques bandits que, soixante ans plutôt, elle avait repoussés de son sein et qu'elle eût rougi de reconnaître pour ses enfans.
PAGE 175, LIGNE 20.
[5] On ne peut s'imaginer toutes les ruses que les bâtimens de guerre et les corsaires ennemis mettaient en usage pour se tromper entr'eux ou pour inspirer aux navires marchands, dont ils voulaient s'emparer, une confiance qui leur permît de les approcher assez pour les faire tomber en leur pouvoir.
Lorsqu'il arrivait, par exemple, qu'un de nos corsaires, abusé par une erreur que les marins les plus expérimentés peuvent commettre à la mer, se prît à chasser une corvette ou une frégate anglaise, en croyant ne poursuivre qu'un gros bâtiment marchand, celle-ci, pour attirer plus sûrement son adversaire dans le piège vers lequel il courait lui-même, se gardait bien de revirer subitement de bord et d'orienter sur l'ennemi trompé, dont il lui importait de se laisser accoster. Pour profiter, en habile manœuvrière, de la méprise de l'imprudent corsaire, on voyait la frégate ou la corvette ainsi poursuivie, s'efforcer d'imprimer à sa tournure et à sa marche l'apparence captieuse de l'allure lente et du lourd sillage d'un gros bâtiment marchand. Pour amoindrir la dimension imposante des voiles, on amenait un peu les perroquets et les huniers sur leurs drisses, en ayant soin de mal orienter leurs vergues, auxquelles on avait eu d'abord la précaution de ménager une obliquité favorable à la perspective qu'on espérait leur donner. Pour diminuer la vitesse du sillage qui n'aurait pas manqué de trahir le modeste incognito que l'on voulait garder, on gouvernait mal, on faisait tantôt une embardée sur tribord, tantôt une embardée sur babord, maladresses combinées qui, en ralentissant la marche du navire, étaient merveilleusement propres à confirmer le corsaire dans cette idée qu'il ne pouvait y avoir qu'un trois-mâts du commerce qui fût capable de gouverner aussi pitoyablement. Souvent même, le navire chasseur attribuait à la peur de se voir bientôt hâlé en dedans, le désordre trop calculé qu'il remarquait, avec satisfaction, dans la manœuvre du pauvre navire aux abois, serré de si près. Mais lorsque, en dépit de toutes ces précautions subreptices, le renard caché sous la peau de la pacifique brebis trouvait que son allure n'était pas encore assez déguisée, il ne manquait jamais d'avoir recours au moyen rétrograde dont le capitaine du brick hollandais De Meermin fit usage contre les bintasses javanaises; c'est-à-dire qu'il vous envoyait par-dessus le bord toutes les bailles vides qu'il s'amusait ensuite à traîner péniblement derrière lui. Ce procédé, en absorbant une partie de la célérité ordinaire du bâtiment convoité, donnait au corsaire la dangereuse facilité de le gagner main sur main, et c'était ce qu'il pouvait advenir de plus fâcheux pour l'un et de plus heureux pour l'autre, car, dès que les deux jouteurs en étaient arrivés à une portée de canon, la corvette ou la frégate reprenait son rôle en hissant ses huniers et ses perroquets à tête de bois, en coupant les bosses de ses bailles vides, et le corsaire reprenait aussi le sien en se faisant chasser par le renard qu'il avait lui-même si gauchement accosté; et l'on peut croire que le beau rôle n'était pas toujours alors celui qu'avait repris le malheureux corsaire.
L'abus de quelques-uns de ces déguisemens avait fini, pendant nos dernières guerres maritimes, par décréditer tellement l'usage qu'on en avait fait si long-temps, qu'il aurait fallu plus que de la bonhomie pour se laisser abuser encore par de pareils stratagèmes, devenus grossiers à force d'avoir trop souvent réussi. Masquer et aplatir sa batterie sous un long bandeau de toile peinte, rentrer ses canons et fermer ses sabords, placer des balles de coton ou de foin dans ses porte-haubans, dépasser ses mâts de perroquets et mettre son pavillon en berne pour revêtir l'apparence d'un navire en détresse; déchirer ses voiles, avarier sa mâture, faire barbouiller la figure de ses hommes pour se donner les airs coquets d'un équipage ravagé par une épidémie: tout cela n'était plus, vers la fin de nos longues croisières, qu'un misérable charlatanisme de mer, abandonné aux derniers plagiaires du métier, pour abuser les dernières dupes du commun des marins sans expérience et sans finesse.
Un capitaine de Saint-Malo, convaincu du besoin qu'il y avait de rajeunir tout ce vieux système de fraudes, pour pouvoir tromper encore la vigilance exercée que l'abus maladroit de la ruse avait blasée, fit un jour donner à un corsaire, construit d'après ses plans, tous les dehors d'un gros brick charbonnier. Le brick malouin, ainsi travesti, alla croiser sur les côtes de Cork et dans le chenal de Bristol, avec ses voiles noires et son misérable gréement, jusqu'à ce que, grâce à sa pacifique tournure, il eût fait trois ou quatre bonnes prises, pour prix de l'impunité qu'il s'était assurée en se donnant la mine d'un pauvre marchand de houille. Mais l'année suivante, le faux charbonnier ayant voulu renouveler le stratagème qui lui avait si bien réussi, fut pris, à la suite d'un vif engagement, par un autre navire charbonnier plus fort encore que lui, et tout aussi adroitement travesti. Ce terrible concurrent se trouva être un grand brick de guerre anglais qui, pour mettre à profit la leçon que lui avait donnée, l'année précédente, le corsaire français, s'était aussi déguisé comme lui en charbonnier irlandais.
Le capitaine français, si tristement pris dans ses propres lacs, ne perdit cependant pas courage. Revenu à Saint-Malo avant la fin de la guerre, et après avoir brûlé la politesse aux geôliers des prisons d'Angleterre, son premier soin fut de faire jeter sur les chantiers la quille d'un nouveau corsaire qui, avec les façons les plus favorables à une grande marche, devait recevoir le lourd acastillage extérieur d'une pesante galiote hollandaise. La fausse galiote est faite, elle est lancée, elle flotte; tout le monde la trouve charmante d'épaisseur et d'obésité; ses ponts énormes, et massivement arrondis vers leurs larges extrémités, cachent si habilement ses fonds déliés et ses formes sveltes, qu'à une portée de fusil, ou une demi-portée de canon tout au plus, on la prendrait pour la plus grosse hourque qui ait jamais refoulé les eaux paresseuses du Zuyderzée ou de la Baltique. Le chef-d'œuvre de construction part: il ne marche pas, il vole sur la crête des lames écumeuses de la Manche. Il fait une prise, deux prises; il va le lendemain en faire une troisième, et cette troisième capture sera une galiote plus forte encore que lui, et naviguant sous le pavillon anglais. La fausse galiote française chasse pendant une demi-heure la vraie galiote ennemie; mais celle-ci, ennuyée, au bout de cette demi-heure d'efforts, d'être chassée par la galiote qu'elle peut chasser à son tour, oriente tout-à-coup sur le corsaire qui a d'abord orienté sur elle. Le corsaire galioté, soupçonnant alors la ruse, songe, mais trop tard, hélas! à prendre le parti de la retraite. La vraie galiote anglaise gagne du terrain sur la feinte galiote française; elle la joint même d'assez près pour entamer avec elle le plus rude entretien, et après quarante et quelques minutes d'action, le corsaire tout coi, tout honteux de sa méprise, est réduit à amener pavillon pour la contrefaçon anglaise d'une galiote hollandaise. C'était une corvette déguisée en hourque, pas autre chose, et l'une des meilleures marcheuses de la marine britannique: on n'est jamais trompé que par les siens. La seconde contrefaçon était la bonne.
Notre ingénieux et brave capitaine resta cette fois-là, jusqu'à la paix, dans le carcer durus des prisons d'Angleterre, où il apprit que, pendant qu'il faisait construire sa galiote à Saint-Malo, l'amirauté anglaise, instruite à temps de ses projets, avait donné ordre de construire, à Portsmouth, une corvette galiotée, destinée à tromper les corsaires français qui iraient croiser dans la Manche.
FIN DES TROIS PIRATES.