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Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence

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The Project Gutenberg eBook of Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence

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Title: Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence

Author: Joseph Anglade

Release date: April 15, 2011 [eBook #35878]

Language: French

Credits: Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS: LEURS VIES — LEURS OEUVRES — LEUR INFLUENCE ***

JOSEPH ANGLADE

Professeur à l'Université de Toulouse

LES

TROUBADOURS

LEURS VIES—LEURS ŒUVRES—LEUR INFLUENCE

DEUXIÈME ÉDITION

Librairie Armand Colin

103, Boulevard Saint-Michel, PARIS

1919

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays

Du même Auteur

Grammaire élémentaire de l'Ancien français. Un volume in-18, broché


AVANT-PROPOS

Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université de Nancy pendant le semestre d'hiver de 1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle pour le public éclairé auquel nous nous adressions, et que nous remercions ici de sa sympathie. Le désir de lui faire connaître sous une forme accessible, dépourvue de l'appareil d'érudition qui accompagne d'ordinaire ces études, une période glorieuse de notre ancienne littérature explique le caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné au grand public, à celui du moins qui sait s'intéresser encore aux choses du passé, non parce qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont belles et intéressantes.

C'est à l'intention de ce public que nous avons multiplié les citations. Nous aurions désiré les donner dans le texte provençal. On aurait pu ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard de Ventadour ou de la comtesse de Die, le style ferme et énergique de Peire Cardenal, et surtout tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction ne peut garder la moindre trace. Mais ce volume en eût été démesurément grossi, et de plus toute une partie du charme de cette langue aurait échappé à ceux qui ne la connaissent pas. Pour les autres, espérons qu'une anthologie provençale, avec traduction, ne se fera pas trop longtemps attendre.

On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes dans les notes qui accompagnent le volume. Cette dernière partie de notre travail comprend des notes bibliographiques et des additions. Nous avons voulu être utile à ceux qui s'intéressent à la poésie des troubadours en leur donnant, non pas une bibliographie complète, mais de simples notes qui leur permettront d'étudier plus à fond les sujets que nous traitons. Nous savons les services que peut rendre un guide de ce genre, même réduit à de modestes proportions.

On voudra bien ne pas chercher dans ce livre ce que nous n'avons pas voulu y mettre: une histoire complète de l'ancienne littérature provençale. Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de la poésie des troubadours en nous en tenant aux plus grands noms, en choisissant les plus intéressants ou les plus caractéristiques d'une période. Il n'y sera donc question ni de Gaucelm Faidit, ni de Peirol, ni de Folquet de Romans, ni de tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être nommés». Pour tous ceux-là on trouvera des renseignements dans le livre toujours précieux de Diez, Vies et Œuvres des Troubadours.(Il n'existe malheureusement de traduction française que de la première édition, qui est vieillie.) Nous l'avons constamment consulté pour une partie de notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus grande partie est d'ailleurs erronée, nous a été moins utile.

Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a semblé. Il nous a semblé qu'il était temps de faire sortir la poésie des troubadours des nécropoles scientifiques que sont trop souvent nos revues, nos collections et nos dissertations, pour la produire au grand jour. L'étude des troubadours a profité du développement des études romanes. Plusieurs éditions ont paru, d'autres sont en préparation; certaines parties de l'histoire littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les résultats de ces divers travaux que nous avons voulu résumer. Après tout les troubadours n'ont pas écrit pour que leurs œuvres deviennent des sujets de thèses de doctorat ou de discussions académiques. Ils ont écrit pour le public, pour un grand public où les femmes d'intelligence et de cœur formaient la majorité et où régnait le culte de la poésie. Malgré la différence des temps et des mœurs, ce public ne doit pas avoir complètement disparu: du moins nous ne le croyons pas.

En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du trobar clus: on verra plus loin que ces mots désignent une manière d'écrire qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls initiés. A quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous a souvent guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l'aurions voulu assez clair et assez simple pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y avons-nous réussi?

Nous avions l'intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire vénérée.

J. A.


LES TROUBADOURS

CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION

La civilisation gallo-romaine.—Maintien de traditions artistiques et littéraires.—Les limites de la langue d'oc.—Les origines «limousines» de la poésie des troubadours.—La période préparatoire (XIe s.).—Le premier troubadour.—Caractère artistique et aristocratique de la poésie des troubadours.—Germes de faiblesse et de décadence.—Aperçu sommaire de son histoire.—Grandes divisions.—Comparaison avec la poésie de langue d'oïl.

L'étude des littératures modernes s'est renouvelée depuis qu'on a appliqué à cette étude la méthode comparative qui a donné de si heureux résultats en linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier en elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à l'extérieur, chacune des grandes littératures nationales. Mais on a reconnu assez vite les défauts et les faiblesses de cette méthode. On n'ose pas—et cela depuis les origines—étudier l'histoire du romantisme français, sans étudier en même temps l'histoire littéraire des pays voisins. L'histoire de certains genres au XVIIe siècle, sur lesquels il semblait que tout eût été dit, a été renouvelée récemment par l'étude des rapports littéraires de la France et de l'Espagne. La poésie française du XVIe siècle a subi de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps soupçonnée et même admise, mais que les érudits contemporains ont seuls étudiée en détail.

La même méthode appliquée à l'étude des littératures du moyen âge a donné d'aussi heureux résultats. Pour prendre comme exemple l'Italie, les historiens de sa littérature n'ont pas eu de peine à reconnaître que l'épopée française était à l'origine de sa poésie épique et que sa première poésie lyrique était imitée de la poésie lyrique provençale.

Cette influence de la poésie des troubadours sur la littérature des peuples romans a été reconnue depuis longtemps. Diez l'avait déjà marquée en étudiant la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers à faire connaître. Les textes ont été publiés depuis et la démonstration a été reprise avec plus d'ampleur; la conclusion est hors de doute. La même conclusion s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la poésie catalane. Dans le fond comme dans la forme, dans les idées comme dans la technique, on retrouve partout la trace d'une influence provençale. Quant à la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, l'influence de la poésie lyrique méridionale a été magistralement démontrée dans un livre dont il suffit de rappeler le titre: Les Origines de la Poésie lyrique en France, par M. Jeanroy.

Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces de cette influence dans la littérature allemande. Le savant Karl Bartsch, à qui la philologie germanique doit autant que la philologie romane et plus particulièrement provençale, a montré que deux Minnesinger, Friedrich von Hausen et le comte Rodolphe de Neuenburg, de la fin du XIIe siècle, avaient formellement imité deux troubadours bien connus, Folquet de Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du Minnesang laisse entrevoir de nombreuses traces d'emprunt.

Ces simples constatations suffisent à marquer l'intérêt de notre sujet. Nous y reviendrons en détail par la suite, quand nous aurons fait à grands traits l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le moment nous voudrions étudier ses origines, délimiter son domaine, marquer son caractère, sa durée, sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est indispensable de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. Nous serons obligés de passer rapidement sur des points importants, de résumer en quelques lignes ou de rappeler par une simple allusion des travaux de grande valeur; mais le caractère que nous voulons laisser à ces études sur les troubadours nous y oblige. Nous nous promettons seulement de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des démonstrations à d'autres études d'un caractère plus scientifique que celle-ci.

La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par la Provence et par le Languedoc, par Marseille et par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà connu la civilisation grecque. De bonne heure de savantes écoles d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les provinces méridionales. Il suffit de rappeler l'éclat dont brillaient au IVe siècle Bordeaux et Périgueux, Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et Lyon.

C'est par le Midi également qu'avait commencé l'évangélisation des Gaules: de gracieuses légendes le rappellent encore aujourd'hui en Provence. Ces causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle et artistique que d'autres parties de la Gaule n'avaient pas connue ou ne connaissaient plus. Sans doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de Besançon, d'Autun et de Trèves, comme celles de Bourges et d'Orléans, dans le Centre, étaient restées célèbres, mais leur décadence, pour des causes que nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide que celle des écoles du Midi. Trèves en particulier, malgré Ausone, était, comme l'a remarqué M. Jullian, une grande place d'armes plutôt qu'une grande Université [1]. Une curieuse anecdote, rapportée par Grégoire de Tours, nous renseigne sur l'état d'esprit d'un abbé parisien de son temps que le caprice du roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, en Avignon, comme on dit plus euphoniquement en Provence. Le pauvre saint Domnolus, car c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières, demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les senatores sophisticos (c'étaient les conseillers municipaux du temps) et les judices philosophicos (la magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait pour lui une humiliation plutôt qu'un honneur [2].

Il semble donc que dans la plupart des villes du Midi de la Gaule des traditions littéraires et artistiques s'étaient maintenues, au moins jusqu'à la rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. A cette date, cent cinquante ans à peine nous séparent des premiers monuments poétiques de la langue d'oc, qui sont un poème philosophique commentant le De Consolatione de Boèce, et un poème sur sainte Foy d'Agen. A la fin du XIe siècle apparaît le premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers.

La tentation est grande d'expliquer par une survivance des traditions littéraires la naissance de ce mouvement poétique. La poésie des troubadours serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. Une explication de ce genre paraît même si naturelle qu'on pourrait être porté à s'en contenter tout d'abord et à n'en point chercher d'autre. Cependant la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons de la dégager après avoir délimité le domaine linguistique de l'ancienne langue d'oc. La question des origines sera plus claire après cet exposé.

Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas avoir changé depuis le moyen âge. La ligne qui sépare les deux langues de la France part de la rive droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne, remonte vers le nord, en laissant Angoulême dans le domaine de la langue d'oïl et en dépassant Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne.

Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de Grenoble), la Franche-Comté (jusqu'aux environs de Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse forment un groupe linguistique que le savant Ascoli a dénommé franco-provençal [3], à cause des traits communs aux langues française et provençale que présentent les dialectes de cette région.

En redescendant vers la Méditerranée la frontière linguistique se confond avec la frontière politique, sauf en ce qui concerne le Val d'Aoste qui appartient au franco-provençal et quelques villages italiens de langue d'oc.

Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de beaucoup les limites de la France actuelle; car le catalan, avec Barcelone, Valence et les îles Baléares est du domaine de la langue provençale.

La région que nous venons de délimiter à grands traits comprenait, comme aujourd'hui, plusieurs dialectes. Les principaux étaient le limousin, qui voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais et poitevin), le gascon, qui occupait, à peu près comme aujourd'hui, la boucle formée par la Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne et de Dauphiné et le provençal proprement dit. Aujourd'hui ces dialectes présentent des différences profondes; livrés à eux-mêmes pendant des siècles, ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même aux origines; les différences étaient beaucoup moins sensibles.

De plus, il se forma de bonne heure une sorte de langue littéraire. Sans Académie, sans règles, par la force des choses, disons mieux, par la force de la poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa à leurs successeurs. On peut reconnaître des différences dialectales—en petit nombre—chez quelques-uns d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la langue resta la même, du début du XIIe siècle à la fin du XIIIe.

Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée était le dialecte limousin. Il y a là une indication précieuse, qui n'a pas échappé à ceux qui se sont occupés les premiers des origines de la poésie provençale. La linguistique a servi de point de départ aux recherches d'histoire littéraire. C'est dans ce dialecte limousin qu'ont été écrites les premières poésies des troubadours, c'est lui qui s'est imposé aux poètes du XIIe et du XIIIe siècle [4].

Il se produisit même un phénomène peu fréquent dans l'histoire littéraire. La langue limousine-provençale devint la seule langue poétique non seulement du midi de la France, mais d'une partie de l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le domaine de langue d'oïl, en Saintonge par exemple, écrivirent en provençal. Une légende attribuait à Dante l'intention d'écrire la Divine Comédie dans cette langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto Latini, écrivit en français, et son compatriote Sordel en provençal); ce qui est certain, c'est qu'il est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la bouche d'Arnaut Daniel dans la Divine Comédie.

Mais il est temps de revenir à la question des origines, que nous avons dû laisser en suspens: elle est d'ailleurs déjà résolue.

Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce fait si important que les premières œuvres poétiques nous viennent de l'ouest et du sud-ouest, du Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait savoir que la langue des troubadours s'appela d'abord langue «limousine». C'est en effet dans le Limousin, et en partie dans le Poitou, plus vraisemblablement à la limite commune des deux provinces, qu'on peut placer le berceau de la poésie des troubadours. Le premier d'entre eux n'est-il pas Guillaume VII, comte de Poitiers [5]?

Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans cette partie de la France où les dialectes d'oc et ceux d'oïl étaient en contact, il semble qu'on ait composé de nombreux chants populaires, romances, aubes, pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants qu'il faut chercher l'origine de la poésie des troubadours.

La forme artistique de leurs premières compositions, la technique élégante de leur métrique, toutes choses qui nous éloignent de la facture simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent pas nous faire illusion sur les humbles origines de leur art. La chanson courtoise, qui est le produit le plus remarquable de la poésie des troubadours, a eu pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour ou rondes de printemps. Rondes de printemps surtout, si on en juge par le début des chansons courtoises qui rappellent presque toutes la réapparition des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux; la mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle ou de l'alouette, oiseaux populaires et poétiques, laisse entrevoir dès les premiers vers des chansons les plus conventionnelles les origines lointaines de cette poésie.

D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours, il en est quelques-uns qui ont gardé leur type populaire. Rappelons seulement que les principaux d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère; l'aube, genre curieux où un personnage qui a veillé toute la nuit sur un rendez-vous amoureux annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit en même temps du danger; les ballades et danses dont il reste quelques exemples et quelques autres genres plus rares qu'il est inutile de citer ici [6].

Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé surtout au début un certain caractère populaire, la poésie des troubadours est une poésie essentiellement artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail marque bien sa différence avec la poésie populaire qui lui a donné naissance. On sait que celle-ci ne présente pas une très grande variété dans l'emploi des mètres et dans la combinaison des strophes; les moyens d'expression de la poésie et de la musique populaires, compagnes habituelles, sont simples. Eh bien, c'est par centaines qu'on a pu compter les formes de strophes dans la lyrique provençale; on en a relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité on peut dire qu'il y en a près d'un millier, depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à la strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse strophique, une technique telle qu'aucune poésie lyrique peut-être n'en peut offrir de semblable. Le caractère artistique de cette poésie s'affirme avec évidence à mesure qu'on avance dans son étude; qu'il suffise pour le moment d'avoir marqué par un aperçu très sommaire de sa forme combien elle s'est éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses origines [7].

A quelle époque peut-on fixer ces origines? On comprend qu'étant donné le caractère populaire de cette première poésie il est bien difficile de donner une date même approximative. La chanson populaire, avec ses thèmes assez simples, dans leur apparente variété, a existé de tout temps. Le folklore relève à peu près dans tous les pays, au moins dans les pays dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux traits communs. L'auteur des Origines de la Poésie lyrique en France a pu citer (p. 457), dans la poésie populaire russe contemporaine, des chansons sur le thème de la Mal mariée où un cosaque joue auprès de la dame abandonnée le même rôle de consolateur que jouent les chevaliers dans les chansons populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de fixer une date à la première période de la poésie des troubadours. Pour nous cette poésie commence avec Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant vraisemblable que le début et le milieu du XIe siècle ont vu se multiplier les chansons populaires, c'est la période préparatoire, la période de germination pour ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou du moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits incontestables.

D'abord, si la poésie lyrique est peu développée pendant le XIe siècle, s'il ne nous en reste que quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à nos jours des poésies d'un genre différent, comme la paraphrase de Boèce, et la chanson de sainte Foy d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème surtout a été une heureuse surprise pour les érudits, qui en soupçonnaient l'existence depuis que le président Fauchet l'avait cité au XVIe siècle, et qui ne l'ont connu que depuis quelques années, grâce au flair d'un savant portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par hasard dans la bibliothèque de l'Université de Leyde [8].

La Chanson de sainte Foy par le caractère archaïque de ses formes nous fait remonter tout à fait aux origines de la langue d'oc. La métrique, quoiqu'il ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un poème épique et narratif, est déjà d'une facture remarquable. C'est de la poésie savante, n'en doutons pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et même peut-être avant, car on discute encore sur ce point), la langue qui était apte à la poésie savante était-elle incapable de servir à l'expression de simples sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à qui nous devons sans doute les deux poèmes que nous venons de citer, n'auraient pas, dans le cas contraire, employé leur langue habituelle, le latin, pour louer le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils se sont servis de l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en composer, sans trop de maladresse dans les deux cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour d'eux une langue et une poésie toutes formées.

Redescendons de près d'un siècle et examinons les premières poésies du premier troubadour connu, Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs de l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique capable d'exprimer les sentiments les plus élevés et les plus délicats (joints, il est vrai, aux sentiments les plus vulgaires et même les plus grossiers). Nous remarquons surtout une technique déjà merveilleuse. Il existe des règles poétiques, il y a des conventions, des lois, toutes choses qui caractérisent ce qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte de Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines règles établies; il existait une tradition. C'est pendant le XIe siècle que celle tradition s'est sinon formée, au moins développée. Entre les poèmes narratifs du début et les poésies de Guillaume de Poitiers la langue s'est assouplie, la poésie populaire s'est développée, elle a grandi, pendant le XIe siècle, et elle nous apparaît transformée avec le premier troubadour, très élégante déjà, très belle et ne sentant ses origines que par sa jeunesse et par sa fraîcheur.

C'est donc dans le XIe siècle qu'il faut placer la période la plus ancienne de la poésie des troubadours, celle que nous ne connaissons pas, mais que nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous aidant aussi, comme on l'a fait, de certains refrains qui nous ont été conservés. Un texte célèbre nous prouve que les premiers troubadours avaient peut-être eu conscience des origines de leur art. Il nous est dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a vécu dans la première moitié du XIIe siècle, avait composé des pastourelles à la «manière antique». Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours qui nous donne ce détail a vécu au XIIIe siècle et c'est peut-être à son point de vue qu'il se plaçait quand il parle de la «manière antique». De sorte que le renseignement n'a peut-être pas toute la valeur qu'on a voulu lui attribuer. Mais même si on ne fait pas état de ce texte, les vraisemblances sont infiniment nombreuses en faveur de l'hypothèse que nous venons d'exposer.

Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à la prendre telle qu'elle se présente à nous chez les premiers troubadours du XIIe siècle, elle a dès le début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé jusqu'en son extrême décadence. C'est une poésie essentiellement courtoise et aristocratique. Il faut entendre par le mot «courtois» une poésie de cour, faite exclusivement pour des milieux élégants, rarement pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.

Ce caractère s'explique par l'état de la société à l'époque des troubadours et aussi en partie par leur condition sociale. Beaucoup d'entre eux—et le premier entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine,—furent de grands seigneurs: plusieurs rois et autres gens de qualité cultivèrent la poésie et protégèrent les poètes. Car pour ceux d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme dit Villon, la protection d'un grand seigneur les mettait à l'abri des misères de la vie: la poésie n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de ces époques; ou plutôt s'il le fut dans le Midi de la France, et si les troubadours y obtinrent de bonne heure crédit et considération, ce fut, le plus souvent, au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit un caractère à peu près exclusivement aristocratique.

Mais à quelle autre société que celle des grands seigneurs du temps auraient-ils pu s'adresser? Et quel goût pour la poésie auraient-ils trouvé en dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas encore assez cultivée, du moins au début de la période qui nous occupe. Sans doute, dans la plupart des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son importance politique. En Provence et en Languedoc, les consulats, imités des institutions similaires qui florissaient en Italie, s'élèvent de plus en plus nombreux à la fin du XIIe siècle; ils sont en plein éclat au XIIIe dans toutes les grandes cités méridionales. La bourgeoisie a fini par dresser son pouvoir en face de celui de la noblesse; elle a imité ses goûts et a pris ses habitudes; et pendant le XIIIe siècle on observe dans la poésie provençale des traces de transformation, image du changement qui s'est opéré ou qui s'opère dans la société. Mais à cette époque la poésie lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période la plus brillante elle est restée une poésie aristocratique: elle ne pouvait pas être autre chose.

On connaît assez par l'histoire de la civilisation la transformation profonde qu'a produite dans les mœurs le développement de l'esprit chevaleresque et courtois. Il semble que cette transformation se soit produite plus rapide et plus complète dans la société féodale du Midi de la France. Pour quelles raisons y prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble de ces qualités que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie», mot qui nous est resté mais qui s'est singulièrement affaibli? Il n'est pas très facile de l'expliquer. Peut-être le caractère fut-il, à cette époque, dans ces régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large. Ceci est possible: ce qui est moins probable c'est que le climat y soit pour quelque chose, comme l'ont cru trop d'historiens étrangers qui voient les pays du Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi de la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord.

Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la poésie provençale refléta les idées et les mœurs de ces milieux. C'est dans la conception de l'amour surtout que ces idées diffèrent de celles des âges précédents et que la société féodale méridionale est en avance sur celle du Nord. Les idées chevaleresques du temps avaient contribué à relever la condition de la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme. Elle devint dans la plupart des pays où se développa l'esprit de la chevalerie un objet de respect et d'adoration. C'est dans le Midi de la France que cette évolution se produisit d'abord avec le plus d'éclat. Les troubadours ont créé par leur théorie de l'amour courtois un véritable culte de la femme. Le mot ne paraîtra pas trop fort, quand nous aurons examiné cette théorie, que nous en aurons étudié le développement et que nous verrons l'amour profane ainsi conçu se transformer presque insensiblement en dévotion à la Vierge. Cette évolution est régulière; elle est sortie sans effort de la conception primitive.

C'est le développement de ce thème de l'amour courtois qui a fait l'originalité de la poésie des troubadours. C'est à lui qu'elle doit et son éclat et son influence sur tous les pays où ont pénétré les idées de la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore vivante, malgré les ans. A tel point qu'en un certain sens on pourrait l'appeler classique. Ne nous posons pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique? Mais si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir exprimé sous une forme parfaite des vérités éternelles, l'ancienne poésie provençale mériterait le nom de classique. Pour la forme, on peut dire qu'aucune poésie lyrique ne l'a cultivée avec plus de soin, disons mieux, avec plus d'amour; quant au fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de ceux qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait vibrer les cœurs des hommes. Et quel charme de plus pouvons-nous donc exiger de la poésie?

La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le même caractère aristocratique que la «chanson». La poésie lyrique méridionale se divise en plusieurs genres, dont les principaux sont: la chanson, consacrée à l'exaltation de l'amour courtois et le sirventés ou serventois, comme on l'appelle dans la poésie du Nord. C'est le sirventés qui sert à l'expression des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire, politique et sociale. La poésie des troubadours a connu toutes ces divisions du genre; mais là encore on voit qu'elle est un produit de la société aristocratique. Les pièces diffamatoires ne sont pas rares dans cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa protection à un troubadour? La vengeance du «poète irritable» s'exprimait sous forme de satire personnelle, dure et méprisante. Les poésies de ce genre qui nous sont restées—et elles sont assez nombreuses—sont de curieux documents pour l'histoire des mœurs.

Malheureusement cette poésie portait, dès ses origines, des germes de faiblesse et de décadence. Son existence était trop intimement liée à celle de cette société brillante au milieu de laquelle elle s'était développée et pour laquelle elle était faite. Le moindre changement dans les mœurs ou dans les conditions d'existence de cette société devait avoir pour conséquence la transformation ou la décadence de cette poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit assez vite pour de nombreuses raisons dont les principales sont les suivantes: les contributions aux croisades, le développement de la bourgeoisie et sans doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois. Mais surtout elle eut à supporter, pendant et après la croisade contre les Albigeois, de Toulouse aux bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les cours où les troubadours trouvaient aide et protection devinrent de plus en plus rares et bientôt disparurent tout à fait. A la fin du XIIIe siècle un très petit nombre seulement, dans toute la France méridionale, essayaient de maintenir les anciennes traditions.

Avec la décadence de la chevalerie commença la décadence de la poésie des troubadours. Elle était frappée à mort dès les débuts du XIIIe siècle. Non pas que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui prirent part à la croisade contre les Albigeois aient témoigné des sentiments hostiles à la poésie et à ses représentants. Il y avait parmi eux des poètes de langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli, Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même voulu tirer de ce fait la conclusion piquante que ces chevaliers-poètes auraient profité de la guerre pour introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle, qui serait née dans les pays du Nord. On n'a pas eu de peine à répondre que la croisade à laquelle ils prirent part n'était rien moins qu'une croisade poétique [9].

D'une tout autre importance fut, à notre point de vue, l'établissement du tribunal de l'Inquisition. Ce tribunal d'exception fut établi dans les principaux centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. En même temps saint Dominique fondait, dès les premières années du XIIIe siècle, le couvent de Prouilhe et engageait avec toute l'ardeur d'un croyant du moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, du moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. Cependant l'Église proscrivit les livres en langue vulgaire qui traitaient de choses religieuses. On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour elle à ce que des livres de ce genre se répandissent dans le peuple. Nous savons aussi que quelques troubadours s'exilèrent, peut-être pour aller chercher à l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par peur de l'Inquisition. Cependant aucun document formel ne nous permet de croire qu'elle les ait poursuivis comme complices des hérétiques.

Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation de l'ordre des frères Prêcheurs par saint Dominique, et de nombreux ordres religieux, pendant le XIIIe siècle, produisirent un changement sensible dans la société. Le goût des choses religieuses, de l'orthodoxie surtout fut restauré. On ne s'intéressa plus à la poésie purement profane. On ne comprit plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. Deux troubadours de la décadence nous avouent—et ces témoignages, quoique rares, sont précieux—que d'après les gens d'Église la poésie est un péché. Cet aveu est caractéristique; il est l'indice d'une nouvelle conception de la vie et de la poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire que le développement de l'esprit religieux a contribué à hâter la décadence de l'ancienne poésie.

L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est courte et elle meurt jeune, comme ceux qui sont aimés des dieux. Diez le premier a divisé son histoire en trois grandes périodes, celle de son développement, celle de son âge d'or et celle de sa décadence. La première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la deuxième de 1140 à 1250; la troisième de 1250 à 1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien d'absolu. Mais d'une manière générale elle les limitent assez bien.

C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période la plus florissante de la poésie provençale. Si l'on avait le goût des divisions et des subdivisions, on pourrait en établir dans cet espace de plus d'un siècle; on montrerait sans peine que les plus grands troubadours appartiennent à la fin du XIIe siècle et que les germes de décadence sont déjà sensibles dès le début du XIIIe. Mais à quoi bon établir des distinctions oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout au moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une rigoureuse précision. Admettons donc d'une manière générale les dates fixées par le premier historien de la poésie des troubadours.

Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de l'histoire de la poésie provençale. Mais il n'est pas sans intérêt de donner, pour terminer cette introduction, un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir l'originalité de la lyrique provençale, montrera aussi quelles lacunes graves on remarque dans la littérature de la langue d'oc.

Par ses origines connues la poésie des troubadours est à peu près contemporaine de la Chanson de Roland. Sa période de splendeur correspond à une période de même éclat dans la poésie épique française. La fin du XIIe siècle, qui marque dans la France du Midi la période la plus brillante, est l'époque où naît dans la France du Nord la poésie narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours correspondent vers la fin du XIIe siècle les romans d'aventures du grand poète champenois Chrétien de Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde, d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot du Lac et de Parceval le Gallois.

C'est à cette époque aussi que se placent les premiers monuments de la poésie lyrique que Gaston Paris appelle l'école «provençalisante». Les quelques chansons d'amour composées par Chrétien de Troyes pour Marie de Champagne sont parmi les premières que l'on puisse rattacher à cette école. Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de Jean de Brienne, de Gace Brulé sont un peu postérieures. C'est au début du XIIIe siècle que cette poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son éclat.

Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de laquelle elle a pris naissance, comme dans les cours du Midi, à la bourgeoisie qui petit à petit voit grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras produit les poètes les plus remarquables du temps. La poésie épique cède sa place aux romans d'aventures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette période du XIIIe siècle, qui est pour la littérature du Midi une période de décadence et de mort, de nouveaux genres naissent dans la littérature française; elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, et l'histoire. Ces nombreux genres si variés dont le XIIIe siècle montre les origines sont le présage d'une magnifique floraison; la littérature du Midi meurt au même moment parce qu'elle n'a pas pu se renouveler.

Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune tentative ne fut faite pour y remonter.

Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait sortir.

Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus? Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que sont la Chanson de Roland, toute la magnifique geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'Aimeri de Narbonne et de la Mort d'Aimeri sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions? Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans convaincus.

Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord. Cependant si la belle épopée de Gérart de Roussillon n'est pas d'origine méridionale, la Chanson de la Croisade reste comme un témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie épique.

En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue d'oc reste donc assez douteuse.

Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente.

Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle a exercée.


CHAPITRE II

CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS

Troubadours d'origine noble, bourgeoise.—Poétesses provençales.—Les protecteurs des troubadours.—Sources de leurs biographies.—Nostradamus.—Biographies de Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.—Légendes et réalité.—Jongleurs et troubadours.

Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres poètes dont les œuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles. Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du XVIIe et du XVIIIe siècle [1]; mais leurs efforts n'ont pas été toujours couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur, la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait séjourné en effet plusieurs années [2] enfoui au pied d'un olivier. Plus récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence, un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus jusque-là [3]. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues.

Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de «haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance. Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui «usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la poésie [4].

Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour, était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.

D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à l'état ecclésiastique. La biographie provençale nous raconte de plus d'un qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du monde» et quitta le métier de clerc pour celui de troubadour. Il est vrai que plusieurs suivirent une voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée aux armes et à la poésie, finit obscurément à l'abbaye de Dalon. Le troubadour Folquet de Marseille, fils d'un riche marchand, entré dans les ordres après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. Il se signala, dans ce nouveau poste, par un tel zèle contre les Albigeois que l'Église le sanctifia. Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui Folqueys, devenu pape sous le nom de Clément IV, accordait cent jours d'indulgence à qui récitait ses poésies; hâtons-nous de dire qu'il s'agissait de prières à la Vierge.

Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie des troubadours paraissent avoir varié avec le temps et peut-être aussi avec les hommes. Ainsi Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de troubadours, et qui était chanoine de Brioude, dut jurer au légat du pape de renoncer à la poésie profane. En revanche le moine de Montaudon avait la permission de son supérieur de se livrer à la poésie dans l'intérieur de son couvent. De plus il était autorisé à visiter les châteaux du voisinage et à y réciter ses chansons; seulement il devait rapporter au cloître les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques parmi les troubadours, dont deux évêques et plusieurs chanoines. Au point de vue profane, très profane même, la palme appartient parmi ceux-ci à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, qui peut compter au nombre des ancêtres les plus immédiats de Rabelais; il vivait au XIIIe siècle, et son activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses supérieurs.

La bourgeoisie enfin a fourni également bon nombre de troubadours: les fils de marchands ne sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du Périgord, était graveur en métaux précieux; Arnaut de Mareuil et plusieurs autres étaient notaires. Toutes les classes de la société étaient ainsi représentées dans ce monde étrange des troubadours; fils de nobles, fils de bourgeois, ou simples fils de gueux, un même amour pour la poésie les rapprochait.

Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die, dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des questions de casuistique amoureuse [5].

Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons au moins deux exemples d'unions de ce genre [6]. Quelquefois il se formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe, était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire; peut-être les mauvaises tensons désignent-elles des tensons grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape fit jurer de renoncer à la poésie profane.

On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères, qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux.

Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Cœur de Lion, poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de Folquet de Marseille [7].

Ce rapide coup d'œil sur l'histoire des troubadours nous laisse entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société, l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de dévouements.

Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours: l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins, et qui s'appelait du joli nom de Moine des Iles d'Or. C'était un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de l'énigme: le Moine des Iles d'Or n'est autre chose que l'anagramme du nom d'un ami de Nostradamus [8]. Telle était la source principale de ses récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification, une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les Centuries de son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.

Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y démêler la vérité du mensonge.

L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par plusieurs chroniqueurs.

On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir choisi parmi les plus intéressantes.

Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a écrit en poète la vie des troubadours, son œuvre est «un document de premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au moyen âge.» [9] C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho.

Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu: celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur et maître de Bernard.

«Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique qui chauffait le four... Il était bel homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle... Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre [10]. «Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»

Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.

Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.

Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il le tua. «Ensuite il lui enleva le cœur et le fit porter par un écuyer à son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: «Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les parfaits amants priaient Dieu pour leur âme.

C'est là, sous sa forme provençale, le roman du Châtelain de Coucy [11], poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est pas une variante d'un conte populaire.

Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa sèche brièveté:

«Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour, pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort [12]

Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la Princesse lointaine, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur.

Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages.

Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant:

Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.

Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves.

Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien chanté ses louanges.

Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des tapisseries commencent soudain à s'animer.

Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis, sortent du mur et se promènent à travers les salles.

Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets, galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.

«Geoffroy, mon cœur mort est réchauffé par ta voix; dans les charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme.

«—Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances terrestres sont seules mortes.

«—Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de l'amour a fait ce miracle.

«—Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité—et je t'aime, ô éternellement belle.

«—Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux rayons du soleil.

«—Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et la joie du mois de mai sortent de terre.»

C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.

Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la tapisserie.

Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe, qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme impératrice.»

Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la nature l'eût généreusement doté. «Il était l'homme le plus fou du monde, dit la chronique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou qu'il voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait de toutes les dames qu'il voyait et qu'il leur faisait des déclarations. Ces femmes d'esprit se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait». «Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et que chacune se donnerait la mort pour lui.»

Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille, Barral de Baux.

Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant... Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit.

La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un fou.»

La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là, ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint joyeusement à Marseille.

Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.» Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se mirent à sa poursuite.

Le pauvre loup en cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,
Ne put ni fuir ni se défendre.

Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son mari de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons (De chantar m'era laissatz).

Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle voudrait.

Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour, sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni parler. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et se laissa mourir.

Terminons cette revue par une biographie édifiante.

«Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil... Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut appelé le maître des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les sentiments amoureux... Sa vie était la suivante: tout l'hiver il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il naquit.»

Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce que tous les témoignages du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser comme fleurs naturelles.

La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée.

La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain, dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'Histoire littéraire de la France [13], de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée... Il l'était de profession... Tout nous montre en lui un adulateur, ou un insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau, reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien des choses.

Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs. Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine—ils existaient d'ailleurs avant elle—et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs—et ils étaient nombreux à l'origine—leur confièrent souvent le soin de réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se développait.

Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de poète. «Ce contact continuel entre troubadours et jongleurs favorisait la confusion des deux classes.» Vingt et un troubadours au moins furent en même temps jongleurs [14].

Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps; il retombait sur les deux classes [15].

Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée. Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux mœurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de jongleur.

On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est emprunté au roman de Flamenca [16], si instructif pour l'histoire des mœurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible... L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre siffle... l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille...»

Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs; mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de leurs moindres préoccupations.

Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les mœurs de la France du Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements» (c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale) [17]. Le poète reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître, qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends dire ni sirventés, ni ballade, ni retroencha. ni tenson.» Notons que ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon»—de Charlemagne—jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!

Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir la symphonie... sache jeter et rattraper quelques pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes... sache jouer de la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler... Fais sauter le chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds... [18]»

Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la poésie elle s'accentua rapidement.

Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies. Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et qu'ils mirent longtemps à retrouver.


CHAPITRE III

L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES

La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.—Écoles de poésie?—Le culte de la forme.—Le «trobar clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.—La musique des troubadours.—Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube.—Autres genres.

Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques [1]. Plusieurs ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre. Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres. Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la poésie lyrique fut seule en honneur.

Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que, dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors. D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les fleurs, en un mot la Nature.

Maîtres, maîtresses de chansons
Assez autour de moi foisonnent:
Mille oiselets sur les buissons
Célèbrent les fleurs qui couronnent
Nos gazons déjà renaissants [2].

Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils didactiques de la période de décadence.

Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les troubadours se distinguent par un souci extrême de la forme. Les métaphores abondent, chez eux, pour marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la pensée d'une parure élégante. L'expression classique de limer, polir revient souvent. L'un se vante de savoir bien «bâtir» ou «forger» une chanson; l'autre de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur le prie de n'y rien changer, tellement il a conscience d'avoir fait œuvre parfaite. Ce souci de la forme est extrême chez les troubadours; il devint bientôt excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des «pensers» déjà antiques de jolis vers nouveaux.

Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif de la forme, sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en honneur. Ce souci d'art est de tradition dans les littératures néo-latines. Elles ont plus d'une fois racheté par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette tradition remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas créée, ils étaient dignes de le faire.

Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils ont de leur art. Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours le furent à l'excès. La mesure et la discrétion, qualités dont ils font si souvent l'éloge, paraissent avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se vantent à tout instant de leur supériorité, et de leur originalité dans l'invention. Cela est vrai en partie. Mais l'invention est pour eux autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer de nouveaux airs, de nouvelles mélodies, de nouvelles rimes ou combinaisons strophiques. C'est encore ici un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune aux poètes? et n'y en a-t-il pas de plus mal placée?

Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire que pour les parfaits connaisseurs a conduit les troubadours—surtout ceux de la première période—à un genre de style raffiné qu'ils désignent sous le nom de trobar clus (invention obscure, fermée aux profanes). Ce genre consiste à n'employer que des mots rares, difficiles et obscurs, ou s'éloignant de leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style paraissent claires à première vue, mais le sens en est si bien caché qu'encore aujourd'hui on discute sur le sens de quelques-unes. Il y eut dans ce genre si faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne leur ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante et Pétrarque mettent au premier rang des troubadours le représentant le plus éminent de ce genre, Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit Pétrarque, et qui fait encore honneur à sa patrie par son style orné et poli [3].» Ces deux grands poètes italiens eux-mêmes ont subi l'influence des troubadours de cette école; mais leur génie les a préservés des excès. Il n'en fut pas de même dans la littérature provençale où ce genre produisit bon nombre de pièces obscures et énigmatiques, pour la plus grande joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir des connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de bonne heure une réaction, et même tous les troubadours de la bonne époque n'ont pas admis cette conception [4].

La musique est une partie importante de l'art des troubadours. Il nous est dit de plus d'un qu'il trouvait non de belles pensées, mais de beaux «sons», c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits des troubadours, plusieurs «chansonniers», comme on les appelle, nous font connaître cette musique. Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous sommes très mauvais juges de ce qui en faisait l'originalité. Son secret paraît à jamais perdu. Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par quelles modulations, les troubadours et surtout les jongleurs, en relevaient-ils la monotonie? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais [5].

Le chant et la musique étaient proprement du domaine du jongleur. S'il y avait eu une démarcation bien nette entre ces deux classes, le troubadour se serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au jongleur le soin de la chanter en s'accompagnant de la viole, de la cithare et autres instruments. Mais c'est par là précisément que la classe des jongleurs se confondait avec celle des troubadours. N'était-ce pas une tentation toute naturelle pour le poète musicien de chanter lui-même sa composition? Comme aux époques lointaines de la Grèce primitive musique et poésie allaient de pair: les deux arts se confondaient chez les troubadours comme jadis chez les aèdes.

L'étude des différents genres lyriques nous montrera mieux encore l'union de ces deux arts. Les genres que nous allons énumérer sont tous faits pour être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez souvent la confidence) ont mis autant de soin à inventer le «son», c'est-à-dire la mélodie, qu'à trouver le fond et à orner la forme.

On divise quelquefois ces genres en deux groupes: ceux qui ont gardé quelque trace de leur origine populaire et ceux qui s'en sont éloignés [6]. C'est une division qui est à peu près juste, mais elle a le tort de laisser croire que certains genres sont d'origine plus relevée que les autres. Si nous distinguons plus simplement les genres d'après l'importance qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, on voit que la première place appartient à la chanson, puis au sirventés, enfin à la tenson: viennent ensuite les genres que nous pourrions appeler secondaires, donnant aux précédents le nom de genres principaux.

La chanson occupe la place d'honneur. Cela se conçoit sans peine, quand on songe qu'elle est une poésie consacrée exclusivement à l'amour, thème préféré, essentiel même de la poésie provençale.

Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de chanson. La chanson des troubadours n'a, on pourrait dire, rien de commun que le nom avec la chanson moderne. Le nombre des strophes en est variable, il va ordinairement de six à sept. Elle se termine par un ou deux envois (tornada). Le nombre des vers dans chaque strophe est également variable. Il peut aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée de la virtuosité des troubadours; mais ces formes extrêmes sont assez rares.

L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout particulier. Il existe, dans la poétique provençale, toute une terminologie pour désigner ces combinaisons. Quoique ce souci soit commun à peu près à tous les genres lyriques, il est plus sensible encore dans la chanson. La chanson n'a pas de refrain. Voilà pour la forme.

Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un mot: elle est consacrée à l'amour. Elles commencent presque toutes par une description du printemps; ce début est de style, de convention, surtout chez les plus anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces débuts.

Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait entendre haute et claire sa voix et lance son chant, je suis heureux de l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis content de moi, mais encore plus de ma dame [7].

Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, nous ramène feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est pourquoi tous les amants sont gais et chantent, sauf moi qui me plains et qui pleure, et pour qui la joie n'a pas de saveur...

Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri est revenu, puisque j'entends par les prés les refrains variés des petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons épaisses m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis à chanter [8].

Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.

Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, et que paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans la ramure varie, module et affine son doux chant, il est juste que moi aussi je fasse entendre le mien [9].

Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent halène en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant toute la nuit sereine, chantent le rossignol et le geai; chaque oiseau en son langage, dans la fraîcheur du matin, mène joie et allégresse [10].

Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il se présente sous la forme suivante: le poète n'a pas besoin, pour chanter, d'attendre le retour du printemps; l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en toute saison.

Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de songer à la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le chant, ni le rire; car amour me mène et tient mon cœur en une parfaite joie naturelle; il me repaît, me guide et me soutient; nul autre objet ne me réjouit, nul autre ne me fait vivre [11].

Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses chansons:

Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, mais je chante pour la dame à qui vont mes pensées et qui est la plus belle du monde [12].

Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents de poésie. Les premiers surtout rappellent par leur fraîcheur les origines populaires de la chanson courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre qui s'empare des hommes et des choses à la sortie de l'hiver. Seulement ces débuts se ressemblent trop; ils fatiguent par leur monotonie; le charme disparaît assez vite. C'est certainement la partie la plus conventionnelle de la chanson. Qui en connaît quelques-uns connaît du même coup tous les autres. Le thème est trop simple et surtout il reparaît trop souvent. Ce n'est pas d'ailleurs la seule partie conventionnelle de la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister ici; renvoyons-en l'étude au chapitre consacré à la doctrine de l'amour courtois.

Un autre genre lyrique dispute presque la première place à la chanson dans la poésie provençale: c'est le sirventés [13] (fr. serventois). On n'est pas d'accord sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les uns, le nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine par des «serviteurs» ou pour des «serviteurs», c'est-à-dire sans doute, par des «poètes de cour»; suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce serait, pour ainsi dire, une poésie «au service» d'une autre, qu'elle imiterait servilement. Cette dernière opinion a pour elle la plus grande vraisemblance. Car pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement des rimes que dans le genre précédent.

C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. La chanson passait aux yeux des troubadours pour le genre le plus parfait. Mais je ne sais si, à notre point de vue, le sirventés n'est pas plus vivant.

On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord le sirventés moral ou religieux, consacré à des thèmes généraux de morale et de religion. Il fleurit surtout pendant la période de décadence. Là aussi la convention se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale nous offre quelques types de satiriques originaux et vigoureux. Mais à côté d'eux il y eut le troupeau servile des imitateurs.

Le sirventés politique ou personnel est bien plus intéressant. C'est lui qui nous permet de pénétrer dans la société où vécurent les troubadours. Les chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de cette société; le sirventés nous fait connaître la réalité.

Les troubadours s'intéressent aux événements politiques de leur temps. D'abord pour des raisons générales, qui font que les poètes aiment à sortir assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention dans les affaires politiques avait d'ordinaire un mobile plus intéressé. Les troubadours qui étaient à la discrétion—et à la solde—des grands seigneurs prenaient passionnément parti dans les affaires qui intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent par certains côtés la presse du temps, presse pas très indépendante et pas toujours très libre d'ailleurs. C'est surtout en matière de politique étrangère que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X de Castille, nommé empereur, tardait à venir se faire couronner, il envoyait des subsides, les fonds secrets d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se chargeaient de la campagne de presse.

Ils connaissaient même et usaient fort souvent de ce procédé peu délicat, qui consiste à demander en menaçant. Le mot qui désigne cet acte délictueux est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas d'autre arme pour fléchir un seigneur avare ou orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur donnaient qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! Le doux troubadour punissait cruellement l'avarice du grand seigneur qu'il avait vainement sollicité, en répandant sur son compte médisances et calomnies. C'étaient là les mœurs du temps. Et c'était aussi la vengeance du pauvre chanteur errant; plus d'un seigneur orgueilleux et avare, se souvenant que le poète est de race irritable, devenait libéral par crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble des diverses poésies de ce genre que l'on appelle du nom général de sirventés.

Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. On y range par exemple les chants de croisade, dans lesquels les troubadours excitent les chefs de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent avec éloquence; et si l'on songe que ces poésies étaient colportées par les jongleurs ou les troubadours eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de l'effet que pouvaient avoir des exhortations de ce genre sur des volontés hésitantes.

On fait entrer également dans ce genre les plaintes (planh) sorte de chant funèbre composé par le troubadour à la mémoire de son protecteur. L'élément conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent dans certaines de ces poésies une sincérité et une émotion que l'on ne trouve pas toujours dans d'autres compositions.

Tout autre est le genre de la tenson [14]. Par son étymologie le mot indique une discussion. C'est une sorte de discussion poétique sur une question quelconque, peut-on dire. L'origine n'en est sans doute pas tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être dans la coutume qui consiste à organiser un concours de poésie sur un thème donné. Ce genre, qui paraît connu des plus anciens troubadours, aurait une origine différente de la plupart des autres.

Une question importante se pose à propos de la tenson. Une tenson a-t-elle pour auteurs les deux personnages qui sont mis en scène? Ou n'avons-nous affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il tour à tour ses propres idées et celles de son interlocuteur? Il semble bien qu'il faille admettre dans beaucoup de cas deux auteurs différents. Mais le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve l'habitude de composer des tensons avec des personnages imaginaires [15]. Les sujets des tensons sont très variés. On y discute les questions les plus étranges, quelquefois les plus grossières, souvent les plus élevées. D'une manière générale la discussion porte sur un point de casuistique amoureuse. Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit subtil et délié des troubadours, affiné par la dialectique, se donnait libre carrière.

Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. Qu'y a-t-il de plus grand, les joies ou les souffrances causées par l'amour? De deux hommes, l'un a une femme très laide, l'autre une femme très belle; tous deux les surveillent avec un très grand soin; quel est celui des deux qui est le moins blâmable? Une tenson à trois personnages porte sur les questions suivantes [16]: un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche avare à faire des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur libéral de distribuer des largesses; 3º d'obliger à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des trois?

L'auteur de la même tenson propose à un jongleur ou à un troubadour le sujet suivant: ou bien il connaîtra à fond tous les arts qu'un clerc de son temps peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur dans l'art d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec maestria par les deux troubadours: celui qui consacre sa vie à la science commence par affirmer que les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; son érudition lui fournit d'illustres exemples: David, Samson et Salomon. «Je vous plains, répond son partenaire; vous vivrez triste avec vos «sept arts» (le summum de la science d'alors) qui vous troubleront la vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux savants qui en deviennent fous.» Pour lui, son choix est fait; il aime mieux la vie riante que lui promettent la poésie et l'amour.

Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans une tenson, les troubadours Guiraut de Salignac et Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient le mieux l'amour, les yeux ou le cœur?» «Les yeux, répond l'un d'eux, car le cœur ne se donne que sur le jugement des yeux. Les yeux sont de tout temps les messagers du cœur.» «C'est dans le cœur, répond l'adversaire, que se maintient le mieux l'amour; car le cœur voit de loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le cœur a la seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort pas des yeux si le cœur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le cœur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me sont hostiles, peu m'importe le cœur; mais si elle me montre un regard avenant, elle me prend le cœur et le met en sa puissance. Voici en quoi consiste le pouvoir et la hardiesse du cœur: par les yeux l'amour descend dans le cœur et les yeux disent, par un agréable langage, ce que le cœur ne peut ni n'oserait dire.»

Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de salon.

Avec la pastourelle [17], nous arrivons à un genre qui paraît, au premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère; elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.

Je pousse mon cheval vers elle:
«Que ne puis-je arrêter, la belle,
La bise qui vous échevèle!
—Sire, me répond la vilaine,
Si le vent souffle et me hérisse,
Je dois au lait de ma nourrice
De ne point trop m'en mettre en peine.
—Sans médire de votre mère,
La belle, il pourrait bien se faire
Que quelque chevalier fût père
D'une aussi courtoise vilaine
Votre regard est un sourire;
Plus je vous vois, plus je soupire
Mais vous être trop inhumaine.
—Non, non, sire, je suis la fille
De gens dont toute la famille
N'a manié que la faucille
Ou le hoyau, dit la vilaine.
J'en sais un qui vante sa race,
Et qui devrait suivre leur trace
Six jours ou sept dans la semaine.
—Fille aussi farouche que belle,
Je sais un peu, quand je m'en mêle,
Apprivoiser une rebelle.
On peut, avec telle vilaine,
Faire amour loyal et sincère,
Et vous m'êtes déjà plus chère
Que la plus noble châtelaine.
—Quand un homme a perdu la tête,
Est-ce un vain serment qui l'arrête?
Un mot, et votre bouche est prête,
A baiser mes pieds de vilaine.
Mais pensez-vous que je désire
Perdre, pour vous plaire, beau sire,
Ma richesse la plus certaine? [18]

L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure.

Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments, acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés; il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à ce point de vue des débats que sont les tensons.

De la pastourelle on rapproche ordinairement la romance. Dans la littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime. On entendait par romance le récit d'une aventure d'amour fait par le poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle. Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl; ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours.

Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient, au milieu du XIIe siècle, le cœur d'une jeune femme dont l'ami était parti pour la croisade.

A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon, celle qui ne voulait pas de consolation.

C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle changea tout à coup de couleur.

Elle pleura des yeux et soupira du fond du cœur:

«Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous servir.

«C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon vaillant ami.

«A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah! malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans mon cœur.»

Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer, car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre la joie.

«—Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma joie.»

Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est celui de l'aube (prov. alba). Le nom lui vient de ce que le mot «aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé le dévouement jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son compagnon. De cette situation étrange le poète sait tirer d'heureux effets, comme on peut le voir dans la traduction suivante d'une des «aubes» les plus célèbres de la littérature provençale. Elle débute par une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de paganisme.

Roi glorieux, roi de toute clarté,
Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!
A mon ami prête une aide fidèle;
Hier au soir il m'a quitté pour elle,
Et je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;
Réveillez-vous, ami, je vous attends,
Car du matin je vois l'étoile accrue
A l'Orient; je l'ai bien reconnue,
Et je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, que j'appelle en chantant,
Ne dormez plus, car voici qu'on entend
L'oiseau cherchant le jour par le bocage,
Et du jaloux je crains pour vous la rage,
Car je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, le soleil a blanchi
Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;
Vous le voyez, fidèle est mon message;
C'est pour vous seul que je crains le dommage,
Car je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous
Toute la nuit, et j'ai fait à genoux
A Jésus-Christ une prière ardente,
Pour vous revoir à l'aube renaissante,
Et je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,
Sur le perron, de veiller sans répit,
Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,
Vous dédaignez ma chanson et moi-même,
Et je vois poindre l'aube.
—Je suis si bien, ami, que je voudrais
Que le soleil ne se levât jamais!
Le plus beau corps qui soit né d'une mère
Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère
Du jaloux ni de l'aube [19].

Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en provençal [20]. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine savante?

Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol, et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays. Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube, admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs vers—les plus populaires—ne seront jamais connus.

Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'aube, chant du matin, on opposa la serena, chant du soir [21]. La pastourelle tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant de faire revivre maladroitement des genres morts.

Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame qu'ils se séparaient d'elle: c'était le congé. Un autre genre secondaire portait le nom d'escondig (excuse ou justification) et le mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour composait un descort (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva encore mieux: il écrivit son descort en cinq langues ou dialectes, une par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le cœur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de dire ce que le cœur ne pouvait exprimer [22].

Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques comme les danses, les danses doubles, les ballades, les estampies. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme.

Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres, ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus. Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains. Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois: c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures.

C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant leur théorie de l'amour courtois.


CHAPITRE IV

LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR

La doctrine de l'amour courtois: son originalité.—L'amour est un culte.—Le «service amoureux» imité du «service féodal».—La discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes mariées.—La patience vertu essentielle.—L'amour est la source de la perfection littéraire et morale.—L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux.—Les cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard.

L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une profonde originalité [1]. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu'expriment les premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un bout à l'autre cette poésie vivra par elle-même et non d'emprunts. Cette originalité, qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.

Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont faite de l'amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire.

Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs nombreux imitateurs: poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des principales poésies modernes.

Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de Poitiers. Ce fut un homme d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses poésies en témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours qui suivirent lui avaient emprunté sa conception de l'amour, ils n'auraient pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose dans la conception de l'amour telle que l'ont faite les grands troubadours du XIIe siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.

Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez, que les principaux traits de l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu les troubadours de l'époque classique, étaient déjà en germe chez le premier troubadour. «L'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était déjà désignée sous le nom de joi(joie); l'hymne enthousiaste que le poète entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus réussies suppose naturellement l'existence de la chose et du mot [2]

Voici quelques strophes de cet hymne:

Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la joie, il est bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l'objet le plus parfait)...

Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie; telle joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir.

Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse doit céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son gracieux et plaisant regard; celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour.

Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa colère peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut tomber dans la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois devenir vilain, le plus vilain courtois.

On croirait lire un troubadour de l'époque classique pendant laquelle la doctrine de l'amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette pièce forme une exception dans l'œuvre de Guillaume de Poitiers et c'est chez ses successeurs qu'il faut chercher la vraie doctrine. En voici les principaux traits.

Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour est conçu de très bonne heure comme un culte, presque comme une religion. Il a ses lois et ses droits; les unes et les autres forment une sorte de code du parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses; il faut se soumettre à leur discipline; on n'y déroge pas sans danger [3].

Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, comme un vassal vis-à-vis de son suzerain. Il existe un service d'amour, comme il existe un service de chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne aimée, ou même d'amour personnifié; il accomplit ses volontés, obéit à ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie des troubadours, c'est s'engager par un serment, comme un chevalier. On accepte tous les liens rigoureux qu'un serment de ce genre impose conformément aux mœurs du temps. Pas plus que le chevalier l'amant n'est un esclave et il garde sa noblesse; mais il est un vassal et à ce titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son gré, sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage amoureux» est une invention des troubadours provençaux; elle porte la marque du temps et les deux termes de cette expression caractérisent l'esprit et les mœurs de cette époque.

C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame: «Je suis, dame, votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par paroles et par serment.» Peire Vidal, avec son exagération habituelle, dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me donner.» «Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je suis votre vassal et votre serviteur [4]

On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des degrés à parcourir, un stage à accomplir; la langue des troubadours a plusieurs mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. «Il y a quatre degrés en amour; le premier est celui du soupirant, le deuxième celui du suppliant, le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs autre chose que l'acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux. «La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci était le premier et le dernier [5]

Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour l'amant de dures obligations.

La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons! A ces imprudents maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la dame aimée est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n'est pas toujours très transparent; c'est un senhal (signal) suivant l'expression technique. La fantaisie et l'imagination guident les troubadours dans le choix de ces pseudonymes; mais ces noms, comme on peut s'y attendre, sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs.

Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt Bel-Vezer (Belle-Vue), tantôt Magnet (Aimant), tantôt Tristan, déroutant ainsi non seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des commentateurs modernes.

Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de Mieux-que-Dame (Miels de Domna), Plus-que-Reine, pourrions-nous dire, en rappelant le titre d'un roman contemporain. Bertran de Born appelle la sienne Miels-de-Ben(Mieux-que-Bien) ou Bel-Miralh(Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes Beau-Réconfort(Belh Conort), Bon-voisin, Beau-chevalier, Mon écuyer, Beau-Seigneur. Le dernier troubadour appelait sa dame Belle-Joie (Belh Deport). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de Poitiers, a été constamment observée.

Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours n'adressent leurs hommages qu'à des femmes mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut nous paraître étrange; mais elle est conforme aux mœurs du temps.

La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C'est à elle que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend d'ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l'absence du seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg, l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, qui, en l'absence de son mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de place dans la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut se rappeler ces mœurs si on veut comprendre la poésie des troubadours.

En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par le code amoureux du temps, c'est la patience, une patience sans mesure et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime ainsi au début d'une de ses chansons: «Celui-là se connaît peu en amour, qui n'attend pas patiemment sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu'il a fait souffrir.» C'est que l'amant est à la merci de sa dame; elle ne lui donne rien que par miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique, le talisman devant lequel s'ouvre le cœur de la personne aimée.» Les meilleurs troubadours vantent les mérites de «patience et longueur de temps» et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients [6].

Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la source des plus pures joies; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; je leur dois de sentir avec mille fois plus d'ivresse les bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j'ose croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne peut savourer tout le charme de la félicité.» Voici une pensée analogue exprimée en termes à peu près semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait choisir la dame qui m'accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l'avait trouvée reconnaissante, je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué; prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour pur et sincère fût de suite payé de retour [7]

Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; quelques-uns déclarent nettement qu'ils sont las d'attendre comme des Bretons. Il leur arrive alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame; ils jouent facilement aux désespérés. «Le monde entier apprendra comment la dureté de votre cœur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux. Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. «Les chants désespérés ne sont pas les plus beaux.» Et les suicides furent plutôt rares; nous n'en connaissons aucun exemple certain, exception faite de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais on sait que dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c'était que le troubadour malheureux se retirât du monde et entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait observer dans un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur vie est assez élevé.

Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en amour; ils se contentaient de peu, ils l'assurent du moins [8]. La plupart demandent à leur dame de les agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs hommages poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l'expression de leurs désirs; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de crudité. Mais en général les vœux sont timides et modestes; ceci aussi est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et de la retenue nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, au sens plein du mot, une «maîtresse» à la disposition de laquelle le poète est corps et âme et dont il faut gagner les faveurs.

Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie du troubadour amoureux quand la dame aimée daigne enfin agréer ses vœux et l'admettre devant elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître ses impressions: «Je suis semblable à Perceval, qui fut saisi d'une telle admiration à la vue de la lance et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli corps, je m'oublie à le considérer avec admiration; je veux vous adresser une prière et je ne puis: je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour Peire Raimon de Toulouse, que je veux vous adresser une prière, dame; mais quand je suis près de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois, avoue Bernard de Ventadour, on voit à mes yeux et à la couleur de mon visage que je tremble de peur, comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un enfant.» «Je n'ose lui montrer ma douleur quand il m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut de Mareuil; je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des plus caractéristiques parmi les déclarations des troubadours; ce ne sont pas les seules; elles sont presque un lieu commun, souvent rajeuni par la fantaisie individuelle.

Éloignés de leur dame les troubadours sont plus éloquents; mais ils n'en restent pas moins discrets et timides, sachant qu'il est de très mauvais ton, pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses désirs. Il n'est pas rare d'ailleurs que plus d'un se console de cet éloignement et n'y trouve même quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien mystérieux, qui ne tient aucun compte de l'espace, l'unit à sa dame [9]. Un des plus élégants représentants de la poésie provençale, Bernard de Ventadour, s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient pas, sachez que mon cœur vous voit.» Le début d'une autre de ses chansons est célèbre: «Quand la douce brise halène de vers votre pays, il me semble que je sens une odeur de paradis, pour l'amour de la gentille dame vers qui va mon cœur.»

C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée dans un chapitre précédent sur les mérites du cœur et des yeux pour le maintien de l'amour. «Le cœur voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait rangé Bernard de Ventadour et surtout Jaufre Rudel qui s'éprit de la princesse lointaine pour le bien qu'il en avait entendu dire.

Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie provençale: c'est par eux que commence le phénomène un peu mystique de l'enamorament. La vue de l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent l'extase; une sorte de fluide mystérieux va de là au cœur et y éveille l'amour.

Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de ceux qui ont le mieux exprimé les divers moments de ce phénomène.

Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force ni pouvoir si les yeux et le cœur ne les lui donnent. Car les yeux sont les truchements du cœur, ils vont chercher ce qui plaît au cœur, et quand ils sont bien d'accord et que tous trois sont fermement unis, alors le vrai amour tire sa force de ce que les yeux font agréer au cœur. Que tous les amants sachent que l'amour est l'accord parfait du cœur et des yeux; les yeux font fleurir l'amour, le cœur donne les graines, l'amour est le fruit [10].

C'est le même Aimeric qui a chanté dans les termes suivants les bienfaits de l'amour.

Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les chagrins, les biens plus grands que les maux, les joies plus grandes que les deuils, les ris plus nombreux que les pleurs... Amour rend les hommes vils vertueux, donne l'esprit aux sots, rend les avares prodigues, donne la loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous, la science aux ignorants et la douceur aux orgueilleux.

Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de cette conception. Elle paraît encore plus grande si l'on observe que, dès les origines de la littérature provençale, les troubadours ont fait de l'amour un principe de perfection littéraire et morale. La longue attente qu'exige la possession de l'objet aimé n'est pas une attente muette; dans une société où la poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs, le poète compte sur la perfection de sa poésie autant que sur la patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience de leur gloire—sentiment si commun aux poètes—ne manquent pas de s'en prévaloir comme d'un titre sérieux. C'est par la perfection de leur poésie qu'ils espèrent adoucir le cœur de leur dame et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une citation caractéristique: «Je me loue du long et doux désir, car souvent il m'a fait rêver et parvenir à des chants de maître... De mon agréable richesse (c'est-à-dire la poésie) je sais gré au joli et cher corps auquel j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à l'amour.» Les déclarations de ce genre ne sont pas rares dans l'ancienne littérature provençale.

Que dire de la perfection morale dont l'amour est également le principe? Elle se rattache étroitement, elle aussi, à la conception que nous venons d'exposer Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se distingue de toutes les autres par la beauté et la grâce de son corps, mais encore par ses qualités morales; elle est sage, «prude», comme dit l'ancienne langue française; tous les dons du cœur et de l'esprit sont réunis en elle. «Comme la clarté du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame, il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les femmes par votre beauté, par vos qualités et votre courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.)

Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage amoureux inventé par les troubadours. Pour gagner la faveur d'un maître aussi parfait, ne faut-il pas rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils pas raison de dire que l'amour ainsi conçu est un principe de moralité? Tout se tient dans cette théorie: la perfection de l'amant suppose la perfection de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il grandira lui-même. Perfection littéraire, perfection morale sont les conséquences de l'amour parfait: la conception des troubadours étant admise, la conséquence est nécessaire.

Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé, passionnel, comme nous dirions; les lois auxquelles il est soumis se résument en une loi supérieure à toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler, agir avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance, réflexion, c'est l'idéal où doit atteindre le parfait amant. De là découlent toutes les obligations auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi lui viennent les vertus qui le rendent digne du «service d'amour» auquel l'admet, par faveur et pitié, la dame aimée. La «mesure» est la vertu suprême qui doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence des idées «chevaleresques». Dans la société du temps la mesure est une vertu éminente: qu'on se rappelle la manière dont l'auteur de la Chanson de Roland oppose au caractère fier mais irréfléchi de Roland le caractère sage d'Olivier.

Mais il y a dans cette conception, originale sans doute, quelque chose de factice et d'artificiel, peu conforme à la réalité. Cette théorie n'est qu'une théorie poétique, qui fut développée à outrance, ressassée pendant les deux siècles que dura l'ancienne poésie provençale. Quand on lit les plus jolies chansons de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure avec le premier historien de la littérature provençale, Diez, que l'amour tel que l'ont conçu les troubadours représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une passion du cœur. «L'amour fut conçu comme un art et eut ses règles, comme la poésie.» On en arriva à une étrange confusion de termes: l'amour étant considéré comme le thème principal de la poésie lyrique, le code où furent résumés au XIVe siècle les principes de la grammaire et de la métrique provençales fut appelé les Leys d'Amors, les lois d'amour, c'est-à-dire de la poésie.

Nous pourrions continuer à exposer didactiquement les principes de cette théorie de l'amour courtois que nous venons de résumer, et à en étudier l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence nous donnera l'occasion de compléter cette esquisse. Il nous paraît plus intéressant de voir l'application de ces principes non chez les grands troubadours, où ils sont pour ainsi dire dispersés, mais chez un poeta minor où ils sont plus faciles à reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de Barbezieux. Ce troubadour d'origine saintongeaise fut un homme célèbre en son temps et il est resté un gracieux poète. Il y a de plus grands noms dans l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de troubadours qui aient montré dans l'expression des sentiments amoureux plus de charme et plus de grâce [11].

Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de témoignages directs pour ces temps lointains; mais le témoignage des manuscrits les remplace. Or, les poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont le plus souvent reproduites dans les «chansonniers» provençaux; et cela, non seulement dans les manuscrits d'origine française, mais aussi dans les manuscrits italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité d'antan suivant les idées du jour, on peut dire qu'il aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et que sa gloire aurait dépassé nos frontières.

L'amour est, suivant la doctrine des troubadours, une faveur suprême, une grâce qu'on n'obtient que de la pitié, par une patience robuste et à toute épreuve capable de tout supporter sans plainte. Écoutons notre troubadour parler avec mépris de ceux qui ignorent ce précepte essentiel de la doctrine.

Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir et attendre; car en peu de temps amour répare tous les maux qu'il a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux mourir après avoir obtenu ses faveurs que vivre le cœur joyeux, mais sans amour...

Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous m'aurez accordé une réparation pour la grande peine et la longue attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui vous plaît, il me convient de le supporter, et je m'efforce de souffrir sans me plaindre, car je veux voir si on gagne à attendre.

C'est le même thème que Rigaut développe dans la plupart de ses chansons. Il ne faut pas l'accuser de manquer d'invention; le cercle d'idées où se meut son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut est victime, comme la plupart des troubadours, de son orthodoxie amoureuse. Voici la traduction d'une autre de ses chansons où l'on retrouvera la même doctrine.

Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous je dirai la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui, après avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir venu, se reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux sans rien trouver qui soit à son gré, retourne à son point de départ... Comme un faucon qui fond sur sa proie, après l'avoir dépassée, ainsi Amour descendait (jadis) dans le cœur de ceux qui aimaient loyalement.

Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne s'agite de désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il s'envole et prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe et épie la jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent toutes les qualités; Amour ne se trompe pas quand il la prend ainsi.

Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense de nos souffrances nous sont données de belles joies; la souffrance amène le redressement de bien des torts et vient à bout des médisants. Ovide dit dans un de ses livres—et vous pouvez le croire—que par la souffrance on obtient les faveurs de l'amour: pour avoir souffert, maints pauvres sont devenus riches; aussi souffrirai-je jusqu'à ce que j'obtienne une grâce.

Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié, qui me serait si profitable dans ma détresse? Car, semblable à celui qui brûle au feu d'enfer, et meurt de soif, sans joie et sans lumière, je vous demande grâce, dame.

Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une de celles qui ont été le plus admirées; elle est reproduite dans une vingtaine de manuscrits, presque tous de première importance. Elle a partagé ce succès avec quelques autres dont nous allons citer les principales.

Elles sont d'un accent peut-être plus personnel que celles dont il vient d'être question. L'appel à la pitié de sa dame, qui est un des thèmes ordinaires traités par les troubadours, s'y exprime en termes touchants et simples, parfois naïfs, ce qui, en l'espèce, est un charme de plus. Rigaut exagère sa crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans souffle, à qui Amour redonne la vie.

Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand son lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et qui en l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher; ainsi ma chère dame et amour peuvent me secourir, et me guérir de ma douleur.

A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne étoile devrait bien revenir; Amour a trop longtemps sommeillé; il me donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder en même temps celui d'oser supplier; ah! que de grands honneurs m'ont ravis la timidité et la crainte!

Quelle magnifique récompense, et noble et sincère j'aurais eue! Aussi je supporte avec joie mon fardeau, pourvu que sa pitié ne m'oublie pas! Comme le marin qui ne peut s'échapper de sa nef naufragée qu'en se sauvant à la nage, ainsi, dame, je me relèverais si vous daigniez me porter secours.

Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je m'irrite... car amour s'est divisé dans mon cœur en amour joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles qualités au milieu des ris et des pleurs.

En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune n'y manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne saurait rien y ajouter, si seulement vous étiez hardie en amour. Vous êtes sans égale, mur, château et tour d'honneur, et fleur de beauté.

Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la chanson suivante; si, au début, le poète se plaint avec quelque impatience de l'indifférence d'Amour à son sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant, serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que de sa pitié, de sa «merci».

Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, car je lui ai demandé grâce bien sincèrement et je n'en obtiens aucune aide; la pitié seule peut me défendre contre ses armes; car je lui suis si soumis qu'il n'est joie ni paradis pour lesquels je voulusse échanger l'espoir et l'attente.

Tout homme qui sert son seigneur de bon cœur et loyalement attend que la raison suggère à son maître de lui faire quelque bien. L'amour parfait doit apprendre cet usage; qu'il prenne garde que ses biens soient convenablement distribués, qu'il considère qui lui sera loyal, franc et sincère, pour que personne ne le puisse blâmer.

Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal succèdent les joies et un long repos suit le labeur; de grandes faveurs récompensent les longues souffrances subies sans plaintes; c'est ainsi qu'on suit d'amour les droits chemins; servez l'amour loyalement et sans le quitter: c'est par ce moyen qu'on l'obtient.

Comme la tigresse devant un miroir [12], qui, pour admirer son beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, ainsi, quand je vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et ma douleur est moindre. Que personne n'essaie de deviner; je vous dirai sincèrement qui m'a conquis, si vous savez le reconnaître et le comprendre.

Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux fraîches couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé droit au cœur la douce mort dont je voudrais mourir, si elle ne me rend pas la joie avec un regard d'amour.

Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon cœur; elle apprendrait dans quelle douleur languit un loyal amant, quand il se consume dans l'attente.

«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant d'autres troubadours notre poète. On comprend sans peine que dans cette conception de l'amour obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la loyauté fût une des qualités essentielles requises chez l'amant. Pendant cette période d'attente, plus ou moins longue suivant les caprices de la dame ou le talent poétique du soupirant amoureux, la moindre défaillance pouvait être fatale à ce dernier; ce n'est pas la banale loyauté dans l'amour qu'on exige de lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le rappelle à sa dame dans la chanson qui suit, en lui reprochant doucement, humblement, suivant les habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y déclare son serviteur fidèle, comme dans la chanson précédente; sa dame est la «maîtresse» qui peut traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait son vassal.

Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, ainsi vous surpassez, dame, toutes les autres femmes du monde, par votre beauté, votre mérite et votre courtoisie.

C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de tout cœur, semblable au voyageur qui, passant sur un pont étroit, n'ose s'écarter de sa route.

Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait avoir quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié plus que le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a ni mensonge ni tromperie et vous n'y en trouverez jamais...

Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai vue; mais quel fruit me revient-il si vous me trompez? A vous sera la faute, à moi est le dommage; comme vous en aurez une part (car tous les savants du monde disent que le dommage va à celui qui tient la seigneurie) vous devez m'en garantir, dame; car je suis votre serviteur, je me reconnais pour tel et vous pouvez me traiter comme il est d'usage de les traiter.

Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le héros, suivant la légende, d'une aventure peu honorable pour un amant parfait comme lui et sa déloyauté aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut expier sa faute que lorsque les «amants sincères et loyaux», sa «dame» et la «Cour du Puy» l'eurent pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette «Cour du Puy», car c'est ici une des allusions les plus formelles aux cours d'amour que nous ayons dans la littérature provençale.

Raynouard a consacré une assez longue dissertation [13] à démontrer l'existence de ces cours d'amour. Elle remonteraient aux origines de la poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, chez les troubadours les plus anciens.

Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à l'ouvrage d'André le Chapelain (XIIIe siècle) sur l'Art d'aimer. Cet écrit contient en effet un certain nombre d'arrêts prononcés par «le jugement des dames» (judicio dominarum); il y est question de cours d'amour qui auraient existé en Gascogne, à Narbonne, à la cour des comtesses de Champagne et des Flandres. Nostradamus en avait inventé quelques-unes de plus; il y en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu et de Signe, en Provence, au château de Romanin, près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers du pays».

Avec son imagination coutumière Nostradamus a reconstitué ces tribunaux. Il nomme les dames qui en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui suggérait. Il y avait Stéphanette, dame de Baux, Phanette de Gantelme, qui fit l'éducation de sa nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours étaient d'ailleurs des cours mixtes et les chevaliers pouvaient en faire partie.

Les jugements étaient rendus d'après un code poétique dont voici quelques extraits: «Le mariage n'est pas une excuse légitime contre l'amour.» «Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne ne peut avoir deux attachements à la fois.» «Le véritable amant est toujours timide.» «L'amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.»

Les jugements rendus d'après ces principes ne manquent pas de piquant ni d'originalité. Voici celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants ou entre époux qu'existe la plus grande affection, le plus vif attachement?» La réponse du tribunal est la suivante: «L'attachement des époux et la tendre affection des amants sont des sentiments de nature et de mœurs tout à fait différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison entre des objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.»

Autre question: «Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son époux, par l'effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande avec instance son amour.» Voici le jugement de la vicomtesse de Narbonne: «L'amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal, s'ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas réputé coupable, il est même honnête.»

Voici encore une question posée à l'un de ces tribunaux: «Un chevalier divulgue des secrets amoureux; tous ceux qui composent la milice d'amour (in castris militantes amoris) demandent souvent que de pareils délits soient vengés, de peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.» La cour d'amour de Gascogne répond de la manière suivante: «Le coupable sera désormais frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame a l'audace de violer ce statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de toute honnête femme.»

Que de tels jugements soient bien dans les idées du temps, cela est tout à fait vraisemblable. Mais qu'ils aient jamais été rendus «en forme» comme disent les juristes, c'est toute une autre question. Laissons d'abord de côté les renseignements que Raynouard et d'autres, avant et après lui, ont tirés de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. Suivant son habitude il a transformé, amplifié ou dénaturé quelques menus faits qu'il a recueillis en lisant les troubadours.

Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent leurs tensons en nommant dans l'envoi la dame à laquelle ils la destinent. Dans une tenson citée par Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs dit: «Je vous vaincrai pourvu que la cour soit loyale; j'envoie ma tenson à Pierrefeu où la belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais pour me juger, dit son partenaire, l'honoré château de Signe.» Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, demande qu'une dame assiste au jugement d'une de ses tensons. Deux autres troubadours désignent trois dames pour juger la question sur laquelle ils sont en désaccord.

Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude des troubadours d'envoyer leurs discussions poétiques au jugement du seigneur qui les protégeait ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant leurs poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de Signe les troubadours n'avaient en vue que les dames de ces châteaux et peut-être leur entourage immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de Barbezieux adressait ses plaintes n'était autre chose qu'une «cour» de seigneurs et non de justice. Aucun des textes que nous connaissons—et nous avons cité quelques-uns des plus formels—n'autorise d'autre explication sur ce point.

Et combien il serait étrange qu'une institution si importante ne nous fût connue que par des allusions équivoques! La littérature provençale n'est pas réduite à quelques fragments obscurs et informes; elle est assez abondante pour qu'une institution de ce genre, si elle avait existé, n'y fût pas passée sous silence.

Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels Raynouard accorde tant de crédit, il n'y a qu'une observation à faire, c'est que cet auteur ne connaissait que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de la France. Son livre reflète les idées qui avaient cours autour de lui, surtout dans la société des comtes de Champagne. Ce que lui-même a connu des troubadours, c'étaient déjà des légendes. Son témoignage est à peu près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on peut dire à sa décharge c'est qu'il fut sans doute de bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de Nostradamus.

Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les troubadours, ni cour particulière ni cour souveraine pour juger leur orthodoxie amoureuse; il n'y eut qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou plutôt celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. Nous avons parlé au début du chapitre d'un code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait aux lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu de tous, profondément gravé au fond des cœurs. C'est à ses règles que se conformaient les troubadours; il était un peu comme le code de la chevalerie, si étroit, si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le besoin de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de lois, de code et de tribunal autrement que par métaphore, c'est transporter dans un passé poétique des conceptions très prosaïques des temps modernes.

Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, cela est certain; et c'est probablement dans ces solennités que les troubadours récitaient, ou plutôt chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces sociétés d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai tribunal de l'opinion publique; on verra en étudiant les grands troubadours, comment il se conformèrent à ses lois.


CHAPITRE V

LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE

Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour «misogyne».—Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse Lointaine».—Bernard de Ventadour.—Sa conception de la vie.—Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.—Son séjour auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse, Raimon V.—Originalité de Bernard de Ventadour.

Si nous avions à faire une histoire complète de la poésie des troubadours, c'est par Guillaume, comte de Poitiers, qu'il faudrait la commencer. Il y aurait long à dire et de sa vie, active, désordonnée, quelquefois peu édifiante, et de son caractère joyeux, et de ses écrits, mélange étrange de grossièreté et de délicatesse, où ne manquent ni les pensées gracieuses ni les idées fines et subtiles, mais où domine en somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée de marquer la place qu'il occupe dans l'histoire de la littérature provençale et de caractériser sa poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours aussi intéressants et dont quelques-uns sont moins connus.

Un des plus originaux de cette première période est certainement le troubadour Marcabrun. Il était originaire de Gascogne, et, si l'on en croit la biographie, il eut une triste jeunesse. «On le trouva devant la porte d'un homme riche et on ne sut jamais rien de sa naissance.» On l'appelait, continue le biographe, Pain perdu (Pan perdut). Diez plaçait son activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus vraisemblable de ne pas la faire remonter au delà de 1150. Il fut l'élève du troubadour Cercamon [1], ainsi nommé parce qu'il avait passé une partie de sa vie à courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour paraît se rattacher au comte de Poitiers: on va voir comment son disciple s'en éloigne [2].

Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies; parmi elles, il en est plusieurs qui se distinguent par leur fraîcheur et leur sincérité; nous avons déjà cité une de ses plus belles romances et une jolie pastourelle. Mais toute une partie de son œuvre reste obscure; «nous en comprenons à peine le quart» dit un critique. C'est qu'il est un des premiers à employer ce genre de style obscur et recherché qui s'appelle le trobar clus; c'est sa conception de la forme dans la haute poésie.

Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de l'amour. Un des premiers représentants de cette poésie dont tout l'effort a pour ainsi dire porté sur le développement unique de ce thème est un misogyne; on doit à ce troubadour de la première période les satires les plus violentes contre l'amour et contre les femmes. Étrange début et qui a frappé non seulement les critiques modernes, mais aussi les troubadours contemporains de Marcabrun.

«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons, le fils de dame Brune... je n'aimai jamais et ne fus jamais aimé.» Cette aversion pour l'amour fut-elle causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire avec un troubadour [3] qu'un enfant trouvé, comme Marcabrun, fût incapable de sentir le charme de l'amour et fût indigne d'en goûter les joies? Il semble qu'il y ait une autre explication plus plausible. La conception de l'amour telle que commençaient à la créer les grands troubadours, originaires du berceau de la poésie provençale (Limousin, Poitou, Saintonge) n'était pas encore unanimement admise; et c'est une originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun de traiter le thème de l'amour dans un esprit tout opposé à celui de Guillaume de Poitiers, son prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son contemporain.

Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son temps, il entend l'amour. «Famine, épidémie ni guerre, ne font tant de mal sur terre comme l'amour... quand il vous verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas.» Toute une série de comparaisons lui servent à mieux rendre sa pensée: «Amour, là où il ne mord pas, lèche plus âprement qu'un chat.» «Qui fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne sent pas plus que celui qui se gratte jusqu'au moment où il s'écorche tout vif.» «Amour pique plus doucement qu'une mouche, mais la guérison est bien plus difficile.» «Amour est semblable à l'étincelle qui couve au feu sous la suie et qui brûle la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là, comme on voit, les traits ordinaires des satires contre l'amour; mais ils sont présentés ici avec une certaine vigueur et aussi avec quelque originalité dans les comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'œuvre de Marcabrun des satires plus énergiques et plus vigoureuses encore, mais d'une crudité intraduisible.

Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion et délicatesse de ce sentiment, comme dans la strophe suivante: «Qui veut sans tromperie donner l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de courtoisie, en proscrire la félonie et le fol orgueil...» Il se plaint ailleurs des troubadours médiocres qui, entre autres erreurs, mettent sur le même pied le «faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour «pur et parfait». L'amour ainsi entendu est le «sommet et la racine» de toute joie, la sincérité fait sa force et sa «puissance s'étend sur de nombreuses créatures».

Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver les accents justes et sincères pour chanter non pas la passion vulgaire, mais l'amour ennobli tel qu'il le conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours. Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est encore par la conception qu'il se fait de la courtoisie. Voici en quels termes il la définit et comment il la comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait garder la mesure... la mesure consiste à parler gentiment et la courtoisie consiste à aimer... Ainsi l'homme sage devient supérieur et l'honnête femme croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés: courtoisie et mesure, ce sont des qualités dont les troubadours font souvent l'éloge; dans la société de leur temps leur union fait l'honnête homme, comme on eût dit au XVIIe siècle.

La curieuse composition d'où nous tirons ces extraits ressemble peu, quant au fond, à la plupart des autres poésies de Marcabrun. Elle est une exception dans son œuvre; il a surtout le tempérament d'un poète satirique; il se distingue par la rudesse, la vigueur et la violence, plutôt que par la délicatesse et la grâce; c'est en somme un sceptique et un pessimiste.

Cette composition est intéressante par un autre côté. Elle est adressée au troubadour Jaufre Rudel [4], qui se trouvait alors en Terre Sainte.

«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à Jaufre Rudel, outre-mer; et je veux que les Français l'entendent pour réjouir leur cœur.»

L'œuvre du doux poète auquel Marcabrun dédie sa pièce forme dans sa brièveté un contraste saisissant avec celle de notre satirique. Nous ne rappellerons pas ici la romanesque aventure dont Jaufre Rudel fut le héros et la victime, mais nous nous en voudrions de ne pas donner quelques extraits du peu de chansons qui nous restent de lui. Il ne distingue pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y en a pour lui qu'une sorte, la plus pure et la plus idéale; c'est celui dont il brûla pour la dame qu'il n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais voir, sauf, si nous en croyons la légende, à ses derniers moments.

Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour personnifié: «Amour de terre lointaine, pour vous j'ai le cœur tout triste; et je ne puis trouver de remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais Dieu ne forma de plus belle femme, ni chrétienne, ni juive, ni sarrasine, et celui-là est bien nourri de manne, qui obtient quelque part de son amour.»

La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont pleines d'allusions à cet «amour lointain»; une est tout entière consacrée au développement de ce thème; le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans chaque strophe de sept vers; on dirait une sorte de refrain; l'impression produite par ce procédé est remarquable.

Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je m'éloigne je me souviens d'un amour lointain. Je vais le cœur triste et la tête basse, si bien que chants ni fleur d'aubépine ne me plaisent pas plus que l'hiver glacé.

Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet amour lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme plus belle ni meilleure; son mérite est si parfait que je voudrais, pour elle, vivre dans la misère, là-bas, au royaume des Sarrasins...

Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme il plaira à Dieu.

Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour lointain; mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je souffre un double mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi ne suis-je pas là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux verraient le costume et le bâton!

Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au cœur, de voir bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si bien que chambre et jardin me paraissent constamment un palais.

Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain dit la vérité; car nulle autre joie ne me plairait autant qu'une joie qui viendrait de cet amour de loin. Mais mes désirs sont irréalisables; car ma destinée est d'aimer sans être aimé [5].

On a pu remarquer dans cette pièce un mélange assez étrange de sentiments amoureux et religieux. C'est Dieu qui a formé cet amour lointain au fond du cœur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes choses; c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation de son rêve; le poète est un croyant, un fidèle qui voudrait aller en pèlerinage en Terre Sainte (et il prit part sans doute à deux croisades); Dieu exaucera ses vœux.

Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance au mysticisme érotique, une certaine obscurité qui règne dans toute la pièce, ont même fait croire à un critique contemporain que cet amour de terre lointaine n'était autre qu'un amour mystique pour la mère de Dieu, pour la Vierge [6]. La poésie courtoise se transforma en effet facilement en poésie religieuse: nous verrons les étapes de cette évolution et plus d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite en termes bien plus équivoques que celle de Jaufre Rudel.

Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse dont il vient d'être question; un des principaux est qu'à l'époque où a été écrite cette pièce la transformation de la lyrique courtoise n'avait pas encore commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle—cette pièce ayant été composée sans doute avant 1150—pour voir le début de cette transformation.

Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson, c'est qu'elle nous montre comment est née la légende dont le biographe provençal s'est fait l'écho. Jaufre Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque qui se rencontre dans la plupart de ses chansons, c'est-à-dire cet amour pour la plus belle personne du monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra que si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même pas, car sa destinée est d'aimer sans être aimé. C'est du rapprochement d'un fait historique et d'un élément romanesque qu'est née la légende. Mais on peut dire que le poète a tout fait pour la créer, et elle est un indice bien curieux de ce que nous appellerions la «mentalité» du temps.

Avec Bernard de Ventadour, contemporain de Marcabrun et de Jaufre Rudel, nous arrivons à un des plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous ne rappellerons de sa vie que ce qui est nécessaire pour l'intelligence de son œuvre. Il se distingue de la plupart des autres troubadours par la naïveté, par la sincérité et la délicatesse des sentiments. Au milieu de cette littérature un peu monotone qu'est l'ancienne littérature provençale ses poésies sont un véritable charme.

Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a valu cette place à part? La voici dans sa franchise naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne sent pas au cœur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert de vivre sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui aux autres?» Ce n'est pas le lieu de disserter sur cette conception de la vie; il faudrait peut-être bien la modifier un peu dans notre société contemporaine; et avec Victor Hugo on pourrait demander, à côté de quelque «grand amour» quelque «saint devoir». Sans insister sur la valeur de cette conception, demandons-nous comment Bernard de Ventadour y a conformé sa vie.

On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres serviteurs du château de Ventadour et que son châtelain avait fait son éducation poétique. Il adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur, à Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon. «Depuis que nous étions tous deux enfants, dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour redouble à chaque jour de l'année... [7]» Cette liaison poétique aurait sans doute duré longtemps, conformément aux mœurs d'alors, si les médisants n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur. Èble de Ventadour lui témoigna son mécontentement par sa froideur et Agnès finit par lui demander de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait pris d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir de son amour l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il peut-être, après quelque temps, voir s'affaiblir le ressentiment de son maître et revenir auprès de celle qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte et forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir renoncé à l'espoir du retour, si on en juge par le début de la chanson suivante. Il y exprime en termes enthousiastes la joie que lui cause son amour; on remarquera en même temps les curieux conseils et les étranges consolations qu'il donne à sa dame, gardée sévèrement par le mari jaloux.

Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je vois le temps clair et serein, quand le doux chant des oiseaux dans le bois m'adoucit le cœur et me ranime, puisque les oiseaux chantent à leur manière, moi qui ai plus de joie qu'eux en mon cœur, je dois bien chanter, car tous mes jours sont joie et chant, et je ne pense à nulle autre chose.

Voici la strophe la plus curieuse.

Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon cœur vous voit; ne vous affligez pas plus que je ne m'afflige, car je sais qu'on vous surveille à cause de moi; et si le mari vous bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas le cœur. S'il vous cause du chagrin, causez-lui-en aussi et qu'avec vous il ne gagne pas le bien pour le mal.

Admirons en passant la légèreté avec laquelle le troubadour supporte les... malheurs d'autrui. La strophe suivante est d'un ton plus relevé.

Celle du monde que j'aime le plus, de tout cœur et de bonne foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières, qu'elle écoute et retienne mes paroles; si on meurt par excès d'amour, j'en mourrai, car en mon cœur je lui porte un amour si parfait et si naturel que tout amour, le plus loyal du monde, est faux en comparaison du mien [8].

Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé dans son espoir; la chanson suivante exprime la mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays natal.

Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour, puisque ma dame ne m'aime plus... Elle me montre un visage irrité parce que je mets mon bonheur à l'aimer; voilà la seule cause de sa colère et de ses plaintes.

Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon, je me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus (de ma folie) que quand je fus au milieu des flammes qui me brûlent plus fort que le feu au four; et cependant je suis si pris dans les liens de cet amour que je ne puis secouer ses chaînes.

Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses liens, car ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au monde; belle, blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait semblable à mon idéal; je ne puis en dire aucun défaut...

Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse qui l'attache à elle.

Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai toujours son homme-lige, son ami et son serviteur; je l'aimerai, que cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser son cœur sans le tuer [9].

Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours le Limousin. Il se rendit à la cour d'Éléonore d'Aquitaine, duchesse de Normandie. Éléonore était la petite-fille du premier troubadour Guillaume de Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère gai et enjoué, un grand amour pour la poésie, beaucoup de sympathie pour les poètes et aussi une légèreté de mœurs qui devint vite proverbiale. Elle fut pour toutes ces causes chantée des troubadours et des ménestrels. Divorcée d'avec le roi de France Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à Henri, duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre quelques années après.

Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard de Ventadour composa pendant cette deuxième période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne connaissait pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure l'a-t-il rendu plus discret? Il semble que dans les chansons de cette période il se montre plus réservé et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié que la duchesse de Normandie lui témoigne.

Voici une des chansons qu'il a composées en son honneur.

Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la feuille, avant que la froidure se répande et que le beau temps se cache, il me plaît qu'on entende mon chant: je suis resté plus de deux ans sans chanter, il faut que je répare (cette négligence).

Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant d'orgueil: car, si je lui demande une faveur, elle ne daigne pas me répondre un seul mot. Mon sot désir cause ma mort; car il s'attache aux belles apparences d'amour, sans remarquer qu'amour le lui rende.

Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense bien qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?) et me confondre avec son doux regard. Dame, ne connaissez-vous nulle ruse? Car j'estime que le dommage retombera sur vous, s'il arrive quelque mal à votre homme-lige.

Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au cœur la volonté de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun bien, tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je me mets à sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende selon son plaisir.

Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir près d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses souliers bien «chaussants», à genoux et humblement, s'il lui plaît de me tendre son pied.

Le vers est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde et sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle m'attire vers elle comme un aimant; que Dieu la protège!

Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant que l'hiver nous surprenne [10].

Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour aux coutumes de la chevalerie apparaît dans plusieurs passages de cette chanson. Le poète est à la disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce qu'elle voudra. Au point de vue du droit féodal si le vassal subit quelque dommage, c'est le suzerain qui en souffre en dernier lieu. Bernard de Ventadour est un des premiers à rappeler ce principe et d'autres troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu noter la strophe où il lui demande la permission de lui enlever ses souliers, à genoux; c'est encore un trait de mœurs chevaleresques.

Cette chanson est une des rares poésies de Bernard de Ventadour qui contienne quelques allusions à sa vie. Ordinairement elles ne renferment aucun trait qui permette de reconnaître à qui elles sont adressées. De plus Bernard de Ventadour emploie plusieurs pseudonymes pour désigner sa dame, l'appelant tantôt Belle-Vue (il s'agit d'Agnès de Montluçon), tantôt Confort, Aimant ou Tristan. Cette discrétion contribue à rendre assez obscure l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa dame lui témoigne de la froideur—plainte ordinaire des troubadours et que nous retrouverons chez lui—et que son chant est composé «au delà de la terre normande et de la mer profonde». La pièce aurait-elle été composée en Angleterre? Peut-être; Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares troubadours—le seul probablement—qui auraient visité ce pays [11].

Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite comme celle-ci loin de la cour de la reine ou, tout au moins, pendant une absence d'Éléonore. Il y exprime son amour avec une sincérité touchante, relevée çà et là par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y notera au passage l'éloge de la mesure, qualité hautement prisée des troubadours.

J'ai le cœur si plein de joie que tout me paraît changer de nature; il me semble que le froid hiver est plein de fleurs blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la pluie croît mon bonheur; c'est pourquoi mon chant s'élance et s'élève et mon mérite grandit. Car j'ai au cœur tant d'amour, de joie et de douceur, que l'hiver me semble plein de fleurs et que la neige m'apparaît comme un tapis de verdure.

Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me protège contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte et ne garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis surveillé depuis que j'ai recherché l'amour de la plus belle...

J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu que je suis balancé comme le navire sur l'onde.

Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent. D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan n'en eut pas d'aussi grande d'Iseut la blonde.

Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et venir dans la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble dame gaie, votre amant a bien peur que son cœur ne se fonde, si ce tourment dure. Dame, devant votre amour je joins mes mains et je prie...

Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense autant. J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt qu'on en parle je me retourne et mon visage s'éclaire de joie: je suis alors sur le point de me trahir. Et je l'aime d'un amour si parfait que souvent je pleure, trouvant dans les soupirs plus de saveur.

Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma douleur, mon martyre [12].

Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique nuirait à la tranquillité de notre troubadour. Après quelques années de séjour auprès d'Éléonore il fut obligé de partir—et probablement pour les mêmes raisons qui l'avaient fait quitter quelques années auparavant le château de Ventadour. Les médisants [13], dont il se plaignit toute sa vie, eurent sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du moins ce que nous pouvons conjecturer d'un passage d'une de ses chansons. Il y loue avec l'exagération habituelle des troubadours la beauté et les charmes de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter—et il y exprime ses sentiments amoureux avec sa grâce et aussi son afféterie coutumières.

Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je suis endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme pleine de rêves amoureux; car ce fut la seule occupation de ma vie d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent mes chants.

Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison de la mienne. Tel se vante de la sienne et croit être riche et supérieur en amour parfait qui n'en a pas la moitié comme moi.

Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et bien fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et qui sait si bien parler. Il me faudrait un an entier, si je voulais dire toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie et de distinction.

Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, toujours prêt à votre service—je suis votre chevalier par serment; vous êtes ma première joie et vous serez la dernière, tant que ma vie durera.

Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas comment l'esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin; sachez que le meilleur messager que j'ai d'elle, c'est la pensée, qui me rappelle sa beauté.

Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce, faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) au milieu des dames et des chevaliers [14].

Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière pensée? On dirait que Bernard demande à Éléonore une sorte de recommandation, de «viatique». Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la joie qu'il sera obligé de montrer, malgré son chagrin intime, dans les nouveaux milieux où il va passer sa vie.

Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant sa cour il vint à celle du comte de Toulouse, Raimond V. Ce prince était un des souverains les plus puissants du Sud de la France; ses possessions s'étendaient jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout un de ceux qui distribuaient leurs largesses avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, soit aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de Vigeois, nous raconte [15] qu'en 1174 le roi Henri II d'Angleterre convoqua une réunion de grands seigneurs à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix entre le roi d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette réunion fut l'occasion de dépenses folles. Le comte de Toulouse fit cadeau à un seigneur de Provence, le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron distribua à ses chevaliers. Un autre seigneur fit labourer un champ et y sema trente mille sols; un troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit préparer le repas de ses hommes à la chaleur de flambeaux de cire; les autres folies de ce genre n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont là des récits légendaires du moyen âge avec leur exagération habituelle; mais légende et exagération ne sont peut-être que des déformations de la vérité et le chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination.

Nous ne savons rien de l'activité poétique de Bernard de Ventadour à la cour du comte de Toulouse. Il s'y rencontra avec de nombreux troubadours [16]: il dut y connaître en particulier Peire Rogier, Peire Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, qui après avoir vécu auprès du roi d'Aragon revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être y connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, et beaucoup d'autres. Il était alors en pleine gloire et bien supérieur à tous ses rivaux. Mais pour nous cette période de sa vie est la plus obscure, à cause du petit nombre d'allusions que contiennent ses chansons.

C'est sans doute pendant son séjour auprès de Raimond V de Toulouse qu'il composa quelques chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne [17]. Cette princesse, qui administra sa vicomté pendant plus de cinquante ans (1142-1193) et qui se distingua par des qualités politiques et même militaires de premier ordre, avait réuni autour d'elle les troubadours les plus célèbres du temps. Elle eut même son poète attitré, Peire Rogier, originaire d'Auvergne, qui, venu à Narbonne, s'éprit d'elle et resta à sa cour jusqu'à ce que «les médisants» ayant répandu des bruits malveillants sur son compte l'eurent obligé à partir.

Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde, se plaint lui aussi que les «médisants» l'aient perdu auprès de sa dame: est-ce de la duchesse de Normandie qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour plusieurs raisons: mais ici encore, à cause de la discrétion habituelle de Bernard de Ventadour, et même à cause des habitudes générales des troubadours, qui cachaient avec soin le nom de leur dame, nous sommes réduits aux conjectures. Voici la chanson qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui ne saurait être une autre personne qu'Ermengarde.

J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est entrée au cœur; elle allège les soucis et les chagrins qui me viennent d'amour...

Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas vers la joie et l'amour son cœur et ses désirs; car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois.

Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, mais la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer... Ne me tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal.

Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais lignage, m'a trahi; mais elle est trahie à son tour et cueille le rameau avec lequel elle se bat elle-même...

Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai vu son cœur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son amour, je serais bien fou de la servir; car un service qui n'est pas récompensé et une attente bretonne font du seigneur un écuyer.

Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte mauvais message; sans les médisants, j'aurais joui de son amour; c'est folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne si elle me pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui m'en ont fait dire du mal [18].

Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse jusqu'à la mort de ce dernier (1194). Bernard était à ce moment-là un homme âgé, car ses premières poésies datent d'avant 1150. A la mort du comte il se retira dans une abbaye célèbre de son pays natal, l'abbaye de Dalon, où il mourut. Notre poète connut la gloire; ses poésies se trouvent dans la plupart des «chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies qui renferment les poésies des troubadours. Il est souvent cité par les troubadours suivants qui lui empruntent de nombreux passages. Un grand poète contemporain, Carducci, lui a consacré une étude intitulée: Bernard de Ventadour, un poète de l'amour au XIIe siècle [19].

C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour qui l'a rendu poète et il ne conçoit pas d'autre inspiration poétique que celle qui lui vient de cette source. Une de ses chansons n'est qu'un développement de ce thème; nous en citerons un simple extrait en terminant.

La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne vient du fond du cœur—mais elle ne peut venir de cette source que s'il y règne un parfait amour—c'est pour cette raison que mes chants sont supérieurs à ceux des autres; car la joie d'amour remplit tout mon être, bouche, yeux, cœur et sentiment.

Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer; quand je ne devrais rien posséder, quand chaque jour m'apporterait de nouveaux maux, j'aurai toujours le cœur prêt à l'amour.

Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela ne lui cause aucun dommage; il n'y a de basses amours que les amours vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence d'amour...

L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à avoir mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont pas semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à l'amour ce qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui plaît pas [20].

Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux que les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux vers l'amour et je suis mieux fait à ses commandements; j'ai mis en lui mon corps et mon cœur, mon savoir et mon intelligence, ma force et mon espoir; je suis tellement entraîné vers l'amour que rien plus au monde ne m'intéresse [21].

Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations; aussi bien on les retrouve partout dans l'œuvre de notre poète.

Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux exprimé le pouvoir ennoblissant de l'amour, qui est, suivant leur doctrine, la plus noble passion de l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement il était difficile de varier à l'infini le développement de ce thème; on l'épuisa de bonne heure et il y eut—trop tôt pour la poésie provençale—trop de convention, trop d'artifice dans l'expression de cette théorie.

Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le XIIIe siècle, n'apparaît guère encore chez Bernard de Ventadour. Sans doute les yeux exercés peuvent y reconnaître des germes de caducité et de décadence, mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse, une finesse apprêtée et maniérée dont malheureusement le charme disparaît dans la traduction; une imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve pas souvent dans la poésie provençale. Il n'est pas jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont pourtant la partie conventionnelle) qui ne se distinguent par la fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a vu «l'alouette mouvoir de joie ses ailes vers le soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir sous les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce et une poésie toutes naïves les sentiments que fait naître en lui le contraste entre l'aspect de la nature et l'état de son cœur. Quand ce cœur est à la joie, peu lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est alors un printemps et la neige lui rappelle les fleurs blanches du mois de mai; quand le pâle soleil d'hiver est caché, «une clarté d'amour ensoleille son cœur». Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui d'amour»; mais si son cœur est à la tristesse, ce même chant n'a plus de charmes: «moi qui aimais chanter, je meurs de tristesse et d'ennui, quand j'entends joie et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons le trait suivant: «car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois».

Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont moins profonds ou moins éclatants que ceux auxquels nous ont habitués les poètes contemporains; mais ils proviennent de la même source: du cœur plutôt que de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception de la vie, son imagination naïve et gracieuse, tout contribue à donner à Bernard de Ventadour une place privilégiée dans la littérature provençale.


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