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Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence

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CHAPITRE VI

LA PÉRIODE CLASSIQUE

La période «classique».—Arnaut de Mareuil; tendance à la poésie morale et didactique.—Giraut de Bornelh.—Sa manière.—La poésie morale.—Le poète de la «droiture».—Arnaut Daniel; Dante.—Le «style obscur».—Bertran de Born; le sirventés politique; la poésie de la guerre.

Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires du Sud-Ouest de la France. Marcabrun est Gascon, Jaufre Rudel appartient à la Saintonge, Bernard de Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à la contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent les troubadours suivants: Arnaut de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born. Avec Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, ils forment un groupe de troubadours que nous pouvons appeler classiques. Les deux premiers se rattachent à lui par leur conception de l'amour; Arnaut Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche exagérée du style obscur et de la rime difficile; Bertran de Born enfin introduit définitivement dans la poésie provençale le sirventés politique. Ils ont vécu à la même époque (deuxième moitié du XIIe siècle et en partie début du XIIIe); ils sont nés dans la même région, le Limousin et le Périgord; la nature les a pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, et deux ou trois autres troubadours dont il sera question plus loin, ils représentent ce que la poésie provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la période suivante, des troubadours aussi brillants; il n'y en a pas, sauf peut-être une exception, de supérieurs.

Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, était de petite naissance. Il fut clerc dans sa jeunesse; mais il quitta bientôt cette condition pour courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de Burlatz, fille du comte Raymond V de Toulouse et femme du vicomte de Béziers.» Il avait de précieux talents de société: «il chantait bien et lisait de même»; de plus il était très «avenant de sa personne et la vicomtesse l'honorait et l'estimait beaucoup». Il écrivit pour elle de nombreuses chansons; mais il prenait la précaution un peu enfantine de faire croire qu'il n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la vicomtesse accepta ses hommages, elle lui fit donner de beaux habits—chose très importante selon les mœurs du temps—et lui accorda la permission de composer des vers en son honneur.

Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour eut bientôt un rival redoutable en la personne d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la vicomtesse et qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait à son poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara d'Arnaut de Mareuil, et il s'en vint triste et «dolent» auprès du seigneur de Montpellier. C'est sans doute là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses poésies lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont presque toutes trait à l'amour, elles renferment peu d'allusions à la vie de leur auteur.

Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle de Bernard de Ventadour; et il l'exprime comme lui avec sincérité et naïveté. Il a moins d'imagination peut-être, les débuts de ses chansons sont moins poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque qu'on est souvent surpris et charmé de trouver chez Bernard; mais il a la même sincérité un peu ingénue, la même grâce. La convention est encore absente de cette poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut de Mareuil a eu la prétention d'être original et sincère. Tous les troubadours, dit-il, affirment que leur dame est la plus belle qui soit au monde; je leur sais gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car ainsi mes vers passent tranquillement au milieu de leurs vantardises»; moi seul, vous et amour, continue-t-il, connaissons notre serment [1].

S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était tenté de l'oublier, un messager fidèle et discret viendrait le lui rappeler. Ce messager n'est autre que le cœur du poète qui par fiction est resté auprès de sa dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse épître; c'est un genre nouveau qui apparaît dans la littérature provençale avec Arnaut de Mareuil: genre un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux mains des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de Mareuil, malgré un excès de recherche et de finesse, malgré en un mot la préciosité, peut rester comme modèle du genre.

Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous voir; mais mon cœur est resté près de vous, depuis le jour où je vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est nuit et jour près de vous, où que vous soyez; nuit et jour il vous courtise... quand je pense à autre chose, il me vient de vous un courtois message, porté par mon cœur qui est votre hôte [2]...

Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que ce cœur; il rappelle au poète oublieux non seulement les nobles qualités morales de sa dame, mais aussi sa beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et sans doute aux yeux de ses contemporains, l'idéal de la beauté féminine. Le gentil messager qu'est mon cœur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux, votre belle chevelure blonde et votre front plus blanc qu'un lys, vos beaux yeux clairs et rieurs, votre nez droit et bien fait, les fraîches couleurs de votre visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est l'image que le messager remet sous les yeux du poète prêt à oublier. La femme ainsi décrite ressemble comme une sœur à ces miniatures qui ornent certains manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des couleurs, des dents blanches, des doigts grêles, des yeux clairs et rieurs et un nez bien fait forment les principaux éléments de leur beauté; et, à comparer plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous pouvons avouer sans peine que nos aïeux n'eurent pas trop mauvais goût [3].

Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur le poète par cette vision; il s'incline les mains jointes et les yeux baissés vers le pays où est sa dame. N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours ont inventé le culte de la femme? Nous n'aurons pas à nous étonner de la transformation qui changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour mystique.

Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse composition: «Quand je parle ainsi, dit-il après un aveu, je ne puis plus rien dire, je ferme les yeux, je soupire et je marche tout endormi en soupirant...» Il y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu avec son ordinaire splendeur verbale:

Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé.

Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans la poésie provençale l'épître amoureuse; mais ce genre eut peu de succès. Il n'en fut pas de même d'un autre genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir donné aussi la premier modèle. Il a composé en effet, sous le titre d'enseignement, une sorte de petit poème didactique et moral qui contient des remarques précieuses sur la société de son temps et surtout sur les idées morales, sur les conceptions sociales de son époque.

Ce poème renferme des considérations générales sur la courtoisie, l'honneur, la vaillance, la générosité, les belles manières, en un mot sur l'ensemble des qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses contemporains l'homme parfait. Cet homme ne peut se rencontrer que dans les trois classes suivantes, les bourgeois, les clercs et les chevaliers.

Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son temps toutes sortes de qualités: il en est de vaillants, de courtois, d'aimables; ils savent se présenter dans les cours, connaissent l'art de courtiser les dames, savent danser et dire des choses aimables.

Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer: par leurs sentiments religieux, sans doute, mais aussi par la courtoisie, par la bonté, par les belles actions et par leur talent de parole.

Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, elles sont assez variées; la vaillance, la courtoisie, les manières aimables, la générosité, la fidélité à servir le suzerain en sont les principales; l'ensemble de ces qualités et de quelques autres encore formerait assez bien l'idéal du parfait «honnête homme» du temps. Idéal assez relevé par certains côtés, mais où les belles manières, les petits talents de société tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. Une autre qualité y occupait une place éminente: c'était l'art de donner, de faire des libéralités, des largesses; la prodigalité, la magnificence, sont des vertus au même titre que la vaillance, la générosité et la fidélité. C'est sur elles que se fondent les meilleures réputations, c'est par elles qu'elles durent. Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant trop insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent de moins de discrétion.

Dans la même composition Arnaut de Mareuil, après avoir énuméré les qualités qui font la femme distinguée, connaissance, belles manières, parler agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient parfaitement la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est le savoir et la connaissance».

Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes savantes; le savoir et la connaissance ne représentent pas autre chose que l'ensemble des qualités de l'esprit et du cœur. C'est avec Arnaut de Mareuil et Giraut de Bornelh que ces idées pénètrent dans la littérature des troubadours. Elles tiennent plus de place chez le second, mais elles sont en germe dans Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la poésie morale; c'est à elle que Giraut de Bornelh devra le meilleur de sa réputation.

Giraut de Bornelh [4] était le compatriote et le contemporain d'Arnaut de Mareuil. Il menait, suivant la biographie déjà citée, une vie édifiante. Et il eut de son temps une réputation si grande qu'on l'appela le «Maître des Troubadours». Nous savons peu de chose sur sa vie; la plupart de ses poésies, au nombre de quatre-vingt-dix environ, sont consacrées à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut assez longtemps en Espagne, dans les cours de Navarre et de Castille, et surtout auprès du roi d'Aragon Pierre II. La période de son activité poétique paraît s'étendre de 1175 à 1220.

S'il a de l'amour la même conception que les troubadours de son temps, plus d'une de ses chansons se distingue par la même sincérité naïve qui fait le charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. Les deux poésies suivantes peuvent nous donner une idée de sa manière.

J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour qui tient mon cœur dans sa fidélité. L'autre jour je vins en un verger, radieusement couvert de fleurs et rempli du chant des oiseaux; comme j'étais dans ce beau jardin, m'apparut la belle fleur de lys; elle s'empara de mon cœur et de mes yeux; si bien que depuis ma pensée ni mon souvenir ne vont vers d'autres que celle que j'aime.

Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure. Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières là-bas où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si gracieusement conquis est la fleur de toutes les femmes; elle est aimable, bonne et douce, de haute naissance, noble dans ses actions, agréable dans ses entretiens.

Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car tout le monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur que les médisants faux, vils et détestés me comprennent, et il y a tant de gens jaloux de l'amour des autres que je crains de laisser deviner notre amour...

Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et quelle folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!» Mais moi, même au milieu de la plus grande foule, je ne pense qu'à celle que mon cœur a choisie, je tiens les yeux tournés vers le pays où elle habite et je parle constamment en mon cœur de celle à qui mon cœur s'est donné. [5]


Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes, tant j'ai le cœur morne et triste. Et cependant je m'étonne qu'Avril ne m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire ma joie redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent ni la fleur ni les forêts qui pendent aux rameaux.

Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de tristesse. Ah! s'ils savaient combien une petite maison vaudrait mieux ici que là-bas un grand palais! Leurs entretiens me sont une peine et il me semble que je serai déshonoré si je reviens avec eux dans ma contrée.

Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme s'exile dans sa propre patrie. Mais ma dame est si dure pour moi! et le retour dans ma patrie m'est une si grande peine! Plus ma renommée augmente là-bas, plus je souffre. Ma honte et ma crainte redoublent chaque fois [6].

Un trait caractéristique de la manière de Giraut de Bornelh c'est une tendance à exposer ses pensées sous forme dialoguée. Il se dédouble pour ainsi dire, s'adresse les questions et se fait les réponses; le monologue devient ainsi une sorte de dialogue et prend une allure dramatique. Il y a là un procédé curieux et qui produit souvent une impression remarquable de vie et de mouvement. Seulement le danger est grand et l'abus facile. Ce procédé n'est vraiment dramatique que quand la passion s'exprime avec force et éclat, comme il arrive souvent dans les monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette sorte de conversation intérieure dont le poète nous rend témoin garderait comme un reflet de la vie du cœur. On sent trop souvent chez Giraut de Bornelh, que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans l'emploi de ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice.

Voici le début d'une chanson composée sous forme dialoguée.

Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je veux chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui m'a vaincu? Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il m'en vient. Alors pourquoi suis-je triste et mélancolique? Pourquoi? Je ne saurais le dire.

J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de ma dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais pareil malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un amant. Non? Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur? Non. Suis-je un amant? Oui, de celle qui me permettrait de l'aimer.

J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie ni aucun secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus belle qui soit au monde. Aucune joie? Non, aucune... Comment? N'ai-je pas reçu assez de bien et d'honneur de ma dame? Si, mais elle en a retenu davantage... [7].

Voici encore le début d'une chanson tout entière en style dialogué. Ici le poète fait intervenir un ami comme interlocuteur.

Hélas! je meurs!—Qu'as-tu, ami?—Je suis perdu.—Et pourquoi?—C'est que j'ai jeté mes regards sur celle qui me fit si belle impression.—Est-ce pour cela que tu as le cœur dolent?—Oui.—Ton amour est-il si grand?—Oui, plus (que je ne saurais dire).—Es-tu donc si près de la mort?—Oui, très près.—Mais pourquoi te laisses-tu mourir?—Parce que j'aime trop et que je suis trop timide.—Ne lui as-tu rien demandé?—Moi? par Dieu, non.—Mais pourquoi te plains-tu si fort, tant que tu ne connais pas ses sentiments?—C'est que j'ai peur.—De quoi?—De son amour qui me tient en si grand émoi.—Tu as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter son amour?—Non, mais je n'ose m'enhardir.—Tu pourrais bien souffrir longtemps.

—Seigneur, quel conseil me donnez-vous?—Un bon conseil et courtois.—Dites.—Va vite devant elle et demande lui son amour.—Et si elle le prend mal?—Ne t'en préoccupe pas.—Et si elle me fait quelque méchante réponse?—Supporte-le; à la patience appartient toujours la victoire.—Et si le «jaloux» (le mari) s'en aperçoit?—Alors vous agirez avec plus de ruse.

—«Nous» agirons?—Sans doute.—Pourvu qu'elle veuille.—Elle voudra.—Comment?—Crois-moi. Ta joie doublera, si tu oses parler [8].

Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce genre qui lui valurent d'être appelé par Dante le poète de la «droiture». Le grand poète italien était sensible à d'autres côtés de son talent [9].

Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une conception très haute. Le retour de la belle saison ne suffit pas à l'inspirer; le thème est déjà trop conventionnel. Il faut à son inspiration des motifs et des causes plus intimes. Il raconte dans une de ses chansons [10] un songe étrange: un épervier sauvage était venu se poser sur son poing; il était d'abord farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique ce songe à un ami qui lui dit que c'était là le présage d'un grand amour. «Alors, dit-il, vous entendrez le poète, vous verrez chansons aller et venir.» Un grand amour, c'était le secret de son enthousiasme, de son inspiration lyrique.

Mais il y en avait un autre encore plus relevé. Giraut de Bornelh est, parmi les troubadours, un des premiers et des plus éminents représentants de la poésie morale. Il semble que son œuvre appartienne à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. Rappelons-nous que cette poésie est essentiellement «courtoise», elle vit des sentiments chevaleresques; les moindres changements dans les mœurs du temps devaient produire sur elle un effet fatal. Giraut de Bornelh a été témoin des débuts de la décadence, ou du moins de la transformation qui s'est produite dès la fin du XIIe siècle. «Autrefois, dit-il, on aimait les chansons, on se plaisait aux danses et aux lais.» «Où sont passés les jongleurs que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu de gentils petits jongleurs, bien chaussés et bien habillés, aller par les cours pour faire l'éloge des dames; ils n'osent parler maintenant [11]

Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs ne sont plus tournés vers la poésie et la joie; leurs instincts grossiers ont repris le dessus; la guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps favori. Tels sont les spectacles auquel paraît avoir assisté Giraut de Bornelh. Il en aurait été victime, si l'on en croit la biographie: car le vicomte de Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait volé ses livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces désordres et de ces violences lui a inspiré quelques poésies remarquables par la sincérité de l'inspiration.

C'est la même sincérité qui règne dans les «sirventés» consacrés aux croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies, c'est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans les poésies de ce genre c'est une élévation de pensée et une noblesse par lesquelles il mérite bien l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de la droiture».

Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé plusieurs pièces en «style obscur»; mais il abandonna bientôt ce genre faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu'il composa avec un troubadour peu connu [12]. Les raisons du défenseur du style obscur peuvent se résumer en une seule: la poésie est un art trop relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi Giraut de Bornelh répondit avec esprit et bon sens: «chacun ses goûts, on aime mieux les chants que l'on entend, et après tout l'on écrit pour être compris».

Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer à Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien au-dessus de Giraut de Bornelh. «Il fut, dit-il, le plus grand artiste dans sa langue maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh lui est supérieur. Ils jugent d'après la renommée, mais non d'après la vérité; et ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir observé l'art et la raison [13].» Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans l'histoire de la littérature provençale une place peut-être plus grande que celle qu'il mérite.

Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que sur celle des grands troubadours étudiés jusqu'ici. C'était un chevalier de Ribérac, en Périgord; il se serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant quelque temps ses hommages à une dame de Gascogne et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il aurait continué à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du roi d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de l'anecdote suivante.

Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard de trouver de meilleures rimes qu'Arnaut Daniel. Celui-ci accepta le défi. Le roi Richard les fit enfermer dans des appartements séparés et leur donna un laps de temps pour écrire leurs chansons. Arnaut Daniel était tellement irrité contre son impudent rival que l'inspiration lui faisait totalement défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé sa chanson et il passa les derniers jours à la chanter et à l'apprendre par cœur. Arnaut Daniel l'ayant entendu retint le texte et la musique. Le jour du jugement venu, il demanda à chanter le premier; puis il récita simplement la chanson de son rival. Ce dernier réclama vivement et le roi ayant interrogé Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie et rendit aux deux concurrents leurs chevaux qu'ils avaient donnés en gage [14].

L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite en partie la gloire, la renommée du poète Arnaut Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est le poète des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit. Il choisit, parmi les rimes, les plus rares et la nécessité de les enchâsser au bout des vers n'est pas pour rendre la pensée plus claire ou la suite des idées plus nette.

Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non dans la même strophe mais d'une strophe à l'autre. Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante, qui l'a imité, l'inventeur de la «sextine», où les six rimes enjambent, suivant un certain ordre, de l'une à l'autre des six strophes.

Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices de versification que nous ne pouvons énumérer ici n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on appelait le «style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé». Les jeux de mots, les allitérations les plus fortes, en étaient un autre. Pour dérouter le lecteur profane, le troubadour détournait les mots de leur sens habituel, il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas suffi à produire la bonne obscurité que l'on cherchait, on laissait aller la pensée à l'aventure; et l'ensemble de ce «beau désordre» était sans doute un «produit de l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette conception qu'Arnaut Daniel devait le meilleur de sa réputation. C'est pour avoir exprimé ses pensées sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le chantre de l'amour et que Pétrarque le nomme le grand maître de l'amour et de la poésie [15].

On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs de donner par une traduction une idée de la manière d'Arnaut Daniel. Tout le charme—en nous plaçant à son point de vue—disparaîtrait: ce serait une trahison. Voici cependant quelques extraits d'une des rares poésies qui ne soient pas inintelligibles; on y retrouvera quelques traits qui rappellent les chansons de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la seule à propos de laquelle le nom du représentant du «style clair» que fut Bernard de Ventadour puisse être évoqué,

Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et que le froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est privé du doux refrain des oiseaux, mais mon amour est parfait...

Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un nouvel amour me fait reverdir le cœur; je ne frissonne pas de froid, car amour me couvre et me cache, c'est lui qui me donne ma valeur et me guide.

La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, qui est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me blâme, car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux.

Je ne veux pas que mon cœur se mêle d'un autre amour... ni qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y ait femme plus belle que ma dame, ni même qui lui ressemble [16].

Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»; c'est en «Enfer» qu'il rencontre Bertran de Born.

Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans plus de preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je vis et il me semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de lanterne, et cette tête nous regardait et disait: «Hélas!» De lui-même il se faisait lumière; et ils étaient deux en un et un seul en deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à nous; et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi qui, vivant, visites les morts; vois si aucun supplice ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi (d'Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre l'autre le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe en moi la peine du talion.»

Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des autres grands troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible supplice qu'il souffre aux enfers est mérité [17].

Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort, en Périgord. Ce château «était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom qu'on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce n'était pas le centre d'une seigneurie de grande importance [18]».

Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. C'est par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence profonde qui sépare leur conception de la poésie. Ce troubadour de haute extraction, qui passa la majeure partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le chantre de la guerre. Il a sans doute composé quelques chansons amoureuses; mais elles sont bien pâles, à côté de celles de Bernard de Ventadour et à côté de ses poésies guerrières. En revanche il règne sans conteste dans le domaine de la poésie politique. La langue des troubadours avait besoin de passer par cette école; elle y a gagné une fermeté et une vigueur qu'elle ne connaissait guère encore.

Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born: tout un livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n'en rappeler que ce qui est nécessaire à l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.

Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore d'Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d'Hautefort. Bertran ayant eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment l'attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d'Angleterre.

Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait une grande déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité qui régnaient dans le Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; nous aimons que l'on donne et que l'on rie.» Il n'en était pas de même à la cour anglaise et Bertran y serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II [19], n'avait daigné agréer ses hommages poétiques. «Il ne saurait y avoir de cour digne de ce nom, dit-il, sans que l'on y plaisante et que l'on y rie; une cour sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la mesquinerie d'Argenton [c'était là que séjournait la cour] m'auraient tué sans faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la conversation de la Saxonne m'en ont préservé.»

Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, Henri, que l'on appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard Cœur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné.

Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement j'ai envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif nouveau et fort (de composer un chant); le roi Henri retire par force la demande qu'il avait adressée à son père. Puisqu'il ne possède aucune terre, qu'il soit le roi des lâches.

Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s'engagea dans la lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.

Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes menaces; je chante cette guerre et le jeu que je vois engagé; nous saurons, quand nous l'aurons joué, auquel des fils appartiendra la terre.

Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes funèbres qui sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie des troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de quelques strophes ne peut en garder qu'un pâle reflet.

Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais entendus dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et de tristesse.

Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; ils ont trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient avares...

Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car tout ce qui fait la réputation de l'homme se trouvait chez le jeune roi anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, que lui vécût plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais procuré aux vaillants que deuil et tristesse.

Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut, demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon; qu'il le mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n'y eut et où il n'y aura jamais ni deuil ni tristesse.

Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son château d'Hautefort par Richard Cœur de Lion. Il se défendit mollement et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses biographes, le sujet d'une scène touchante que le vieux chroniqueur raconte ainsi.

Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit: «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n'aviez eu besoin de la moitié de votre sens; il me semble qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.—Sire, dit Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai dit que la vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites l'effet de l'avoir complètement perdu maintenant.—Sire, dit Bertran, je l'ai perdu, en effet.—Et comment?» dit le roi.—«Sire, dit Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est mort, j'ai perdu le sens, le savoir et la connaissance.» Le roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils, sentit l'émotion lui étreindre le cœur, et le coup fut si fort qu'il se trouva mal.

Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d'avoir perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait pas d'homme au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui, non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends vos biens et votre château et j'y ajoute avec mon amour et mes bonnes grâces, cinq cents marcs d'argent pour les dommages que vous avez éprouvés.»

Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation, quand il décrivait l'horrible supplice de Bertran de Born.

Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint son fidèle allié; cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu'à suivre son fils, Richard Cœur de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, à Tyr, je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement les comtes, les ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s'embarquer. Et puis, j'ai vu ma dame, belle et blonde, et mon cœur a faibli; autrement je serais là-bas depuis au moins un an.» Pour le reste de sa vie, nous pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie: «il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l'ordre de Citeaux» dans l'abbaye de Dalon, voisine d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout au début du XIIIe siècle.

Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de Guillaume de Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l'on retrouve rarement dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et elle atteint dès ses débuts un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère Richard, le roi d'Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d'Aragon, Alphonse II; aucune tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier poète: noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine de poète indépendant et redresseur de torts.

Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de notre troubadour, c'est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain, Richard Cœur de Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II d'Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe Auguste le souvenir de Charlemagne et lui demande s'il laissera longtemps à l'abandon les cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n'a rien à faire dans cet enthousiasme factice: en voici l'explication: «Ne croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j'aie l'humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en venir aux mains; c'est grâce à cela que les vassaux et les châtelains peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la guerre que quand ils ont la paix.» «Quand les rois font des folies, dit Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée limousine toujours en révolte contre leurs suzerains.

Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime surtout pour les profits immédiats qu'on en peut retirer. «Le danger est grand, mais le gain est encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il dans la même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières, gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs... on prendra leurs biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller tranquilles et les bourgeois, vivre sans crainte... celui-là sera riche qui voudra étendre la main.»

C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu'un éditeur de Bertran de Born l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot est assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en soldat la poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus brillant éloge qu'on en trouve dans la poésie du moyen âge.

Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants; mais j'aime aussi à voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j'ai une grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et chevaux armés.

J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux une grande masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les forts châteaux assiégés, les fortifications brisées et démolies et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux solides et serrés...

Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; nous verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au moment de l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser bras et têtes, car il vaut mieux être mort que vaincu.

Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me plaisent autant que le cri de guerre: à eux! et le hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés de leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: à l'aide! à l'aide! de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe ou dans les fossés et de contempler les morts qui portent encore au flanc le tronçon des lances avec leurs flammes [20].

Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du même ton, on ne peut nier qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé «l'odeur fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels les troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude entre cette poésie vivante, d'une vie farouche et brutale, et les chansons amoureuses des premiers troubadours. C'est de ce contraste que naît, en partie, l'intérêt de l'œuvre de Bertran de Born. Il forme une exception parmi les troubadours.

Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et virile; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage; nous ne la retrouverons pas dans la littérature provençale.


CHAPITRE VII

LA PÉRIODE CLASSIQUE (Suite)

Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.—Sincérité des poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.—Pierre d'Auvergne.—La satire littéraire.—Le message du rossignol.—Peire Vidal.—Une vie originale.—Folquet de Marseille.—Folquet évêque de Toulouse et les hérétiques albigeois

Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés aux troubadours originaires du Sud-Ouest de la France. C'est là—on s'en souvient—que se trouve le berceau de la poésie des troubadours; c'est là aussi que sont nés les plus grands d'entre eux, ceux que nous pouvons appeler classiques, entendant par ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de pair par la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.

Cependant les autres provinces de langue d'oc, depuis l'Auvergne jusqu'à la Provence et au Dauphiné, ont eu également de bonne heure leurs grands troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu suivre l'ordre purement chronologique, nous aurions dû citer, presque en même temps que Bernard de Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse de Die. L'activité poétique du premier peut être placée entre 1158 et 1173.

Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver le style obscur, maniéré et recherché. Une de ses chansons renferme le même mot ou son dérivé à chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre il se contente de répéter le même mot à chaque strophe. Cette recherche des artifices de la forme n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses sentiments et à la force de sa passion. Le contenu de ses poésies—presque toutes consacrées à l'amour—justifie cette première impression.

Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion au premier abord. Il y attaque souvent les médisants qui le desservent auprès de sa dame; il proteste à plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, comme dans le début de la chanson suivante:

Mais ce sont là protestations déjà bien banales dans la littérature provençale. Nulle part on ne sent dans l'œuvre de Raimbaut d'Orange la sensibilité naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; on éprouve plutôt l'impression d'avoir affaire à un excellent artiste en vers, amoureux des difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il connaît d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; il défie ses rivaux et témoigne de quelque vantardise et même de quelque fanfaronnade en poésie comme en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, le talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit ne vaut pas une rave au prix du mien»; voilà des fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas les seules. Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de rire et je ris souvent; je ris même en dormant; ma dame me rit si aimablement qu'il me semble que c'est un sourire divin; et ce sourire me rend plus heureux que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement de joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; et de ma joie tous mes parents vivraient joyeusement sans manger [2]

Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que se marque la vraie passion; ces recherches et ces excès sont même un indice du contraire. Mais ce qui rend assez pâles les poésies amoureuses du comte d'Orange c'est leur contraste avec celles de la comtesse de Die, qui paraît avoir eu pour lui un amour sincère et profond.

C'est une figure originale dans la poésie provençale que celle de la comtesse de Die [3].

Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme on l'a vu dans un précédent chapitre; mais elle est la plus célèbre. Il faut dire à la louange de la plupart de ces poétesses que leur poésie se distingue par une sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des troubadours. Le «style obscur», la rime difficile ne paraissent avoir eu pour elles aucun attrait. Elles n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur était nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup de charme et de douceur des sentiments sincères et naturels. La plupart des troubadours écrivaient par nécessité, par métier; il semble que les poétesses provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous le souffle de l'inspiration.

Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une place éminente. Par sa naissance elle était l'égale du comte d'Orange. Comment naquit et se développa le roman d'amour dont les chansons de la comtesse de Die—au nombre de cinq—nous ont gardé l'écho? C'est ce qu'il est bien difficile de dire. Étant donné ce que nous connaissons du caractère de notre poète, il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait à l'amour que lui témoignait Béatrix. Cependant, des cinq chansons qui nous restent d'elle deux au moins nous apprennent que son amour pour le comte d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, par exemple, doit se rapporter au début du roman. On y remarquera une certaine recherche—plus sensible dans l'original que dans la traduction—et qui consiste surtout dans la répétition du même mot (ou de son dérivé) deux fois à la rime; mais il y règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté et de jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.

Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la joie me vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est pourquoi je suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, il convient qu'il le soit avec moi...

Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le plus vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne grande joie à celui qui le premier m'attira vers lui; quelque médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance qu'en moi; car souvent on cueille la verge dont on se bat soi-même.

La femme qui tient à une bonne renommée doit placer son amour en un preux et vaillant chevalier; quand elle connaît sa vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; quand une femme aime ainsi ouvertement, les preux et les vaillants ne parlent de son amour qu'avec sympathie...

Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; et je vous demande, s'il vous plaît, de me garder votre amour [4].

On a pu remarquer combien cette chanson est conforme à la théorie de l'amour courtois. L'amour est principe de vertu: l'amant et l'objet aimé doivent réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur ces principes et conforme à cet idéal est noble et pur; il est une vertu et non une faiblesse, et les preux et les vaillants n'en parlent qu'avec respect et sympathie. Mais il y a dans les cours une catégorie de gens dont l'unique mission paraît être de troubler l'amour des autres en répandant médisances et calomnies; c'est à eux qu'est adressé le fragment de chanson suivant.

L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus gaiement; et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir que ces médisants truands travaillent contre moi; leurs médisances ne m'effraient pas; bien plus, j'en suis dix fois plus gaie... Ces gens-là sont semblables au brouillard qui s'épand et fait perdre au soleil ses rayons [5].

Il semble cependant que Béatrix avait tort de garder vis-à-vis des médisants sa gaie et sereine tranquillité; ils réussirent à mettre la brouille entre elle et le comte d'Orange ou du moins ils y contribuèrent. Deux des chansons de Béatrix se rapportent à cette seconde phase du roman. Voici la traduction d'une des deux.

Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; tellement celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime d'amour parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun secours ni pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée et trahie comme si j'étais coupable envers lui.

Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis jamais envers vous aucune faute, en aucune manière; car je vous aime plus que Seguin ne fit Valence, et il me plaît beaucoup, ami, que je vous surpasse en amour; puisque vous êtes le plus vaillant, pourquoi vous, qui êtes si doux pour les autres, pourquoi vous montrez-vous si dur pour moi en paroles et en actions?

Je suis bien étonnée, ami, que votre cœur soit si dur, et j'ai sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre femme vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel fut le commencement de cet amour; Dieu veuille que je ne sois pour rien dans notre séparation...

Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, à ma beauté et plus encore à mon cœur si parfait; c'est pourquoi je vous mande cette chanson pour vous porter mon message: je veux savoir, mon bel ami, mon doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur et si cruel; est-ce par orgueil ou par antipathie? Mais je veux que vous sachiez par mon message que trop d'orgueil fait mal à beaucoup de gens [6].

Il semble que sous cette traduction imparfaite on sente encore la douce plainte d'un cœur blessé, et d'un cœur délicat. «Quand je veux chanter, dira une autre poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je soupire... et mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon cœur.» C'est l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit dans les chansons de la comtesse de Die. Et peut-être, encore, comme chez Clara d'Anduze, le «meilleur de ses vers» ne fut-il jamais lu.

On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans ce petit coin privilégié de la Provence qu'était le comté d'Orange en étudiant un autre troubadour, Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. Mais il en sera question ailleurs. Quittons un moment la Provence pour une autre région, Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre d'Auvergne [7].

Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de Bernard de Ventadour et aussi de Giraut de Bornelh et d'Arnaut de Mareuil; car son activité poétique s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de sa biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements qu'il tenait du Dauphin d'Auvergne, troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais ces renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent que Pierre d'Auvergne était le fils d'un bourgeois de Clermont-Ferrand.

Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant de sa personne... Il fut bon poète et le premier troubadour qui vécut au delà des montagnes [8].

Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh... Il était très fier de son talent et méprisait les autres troubadours... Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit pénitence avant de mourir.

Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord à la carrière ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. Un troubadour de son temps le lui rappelle en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit chanoine, pourquoi se promettait-il à Dieu tout entier, puisqu'il ne devait pas tenir son serment? Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son mérite.»

Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît avoir été assez bref, ce troubadour ne prit pas le goût de l'humilité. «Jamais avant moi, dit-il, ne furent écrits de vers parfaits.» Par cette vantardise il appartient bien à la grande famille des troubadours, qui ressemblent sur ce point à la plupart des autres poètes comme des frères. «Pierre d'Auvergne, dit-il ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est maître de tout, pour peu qu'il mette un peu de clarté dans sa poésie, qu'on n'entend pas sans peine.» Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un des représentants du style obscur; mais il semble reconnaître ici qu'il y a quelque excès dans l'emploi de ce genre et en effet toute une partie de ses poésies est composée d'après cette nouvelle conception.

Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique se montre avec éclat dans une curieuse composition [9] qui est le premier essai de satire littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre d'Auvergne y cite une bonne douzaine de poètes contemporains et il les gratifie à mesure de quelques épithètes peu flatteuses, mordantes en général, quelquefois cyniques et grossières. On retrouve dans cette satire un écho vivant des sentiments qu'un grand poète du temps pouvait avoir pour ses confrères en poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.

La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle de la plupart des troubadours. Une de leurs habitudes—presque une nécessité—était de courir le monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur activité. Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps en Espagne. Il y visita la cour de Sanche III de Castille; c'était un roi chevaleresque; on l'appelait, dit un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le protecteur des veuves et des orphelins, le justicier des peuples [10]». Mais ce n'étaient pas ces qualités qui attiraient les troubadours: Sanche n'aurait pas été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner largement, royalement, à tous les quémandeurs, grands seigneurs castillans ou troubadours, qui venaient à lui: cela aussi était une vertu chevaleresque.

Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre d'Auvergne à la cour d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, et à celle de Raimon V de Toulouse. C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le Sud de la France; elles furent deux foyers vivants de poésie pendant la seconde moitié du XIIe siècle.

Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes sont des poésies religieuses: elles seront étudiées dans un des chapitres suivants. Une dizaine ont trait à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart des poésies consacrées par les troubadours à leur thème favori. Ce sont les mêmes plaintes sur la cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne lui témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le poète, dit son éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, sans individualité, sans personnalité.» Ceci est d'autant plus grave que nous sommes à peine dans la période classique, encore près des origines.

Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas échéant, de sincérité et ce fut au moins une fois un gracieux poète. Il trouva une manière originale d'envoyer un message d'amour; le poétique messager fut un rossignol. Et voici la charmante composition où l'oiseau du printemps joue le principal rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager ailé.

«Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; qu'elle me les fasse connaître ici..., et que d'aucune manière elle ne te garde auprès d'elle...»

L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne; il part de bon cœur et sans crainte jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée.

Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles qu'elle daigne ouïr.

«Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir...

«Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant d'amour; je partirai et volerai avec joie où que j'aille; mais non, car je n'ai pas dit encore mon plaidoyer.

«Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur la branche...»

Telle est la première partie du récit, la première scène de la petite comédie imaginée par le poète. En voici la seconde.

L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai envoyé; et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse qu'il m'a faite: «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or écoutez—pour le lui dire—ce que j'ai au cœur...

«J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de moi... la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui aurais témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.

«Je l'aime de si bon cœur qu'aussitôt que je pense à lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît...

«Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance...

«Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; il s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et croyez que l'amitié chaque jour s'améliore...

«Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse aventure [11].

Ce récit—ou plutôt cette petite comédie—est des plus poétiques. D'autres troubadours ont employé les oiseaux comme messagers d'amour: les hirondelles, les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour cet honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne charge de son message tient une place à part parmi ces personnages ailés. C'est un avocat habile, discret et disert, sachant choisir son temps pour ne pas surprendre ni étonner; procédant sans brusquerie, par allusions voilées, par réflexions générales; tâchant, suivant une formule chère aux rhétoriqueurs, de persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de sa mission! C'est ce modeste personnage qui fait l'unité de cette poésie.

Il y a dans le cadre de cette petite composition, dans le récit, dans le plaidoyer de l'habile avocat, dans la réponse un peu mélancolique qu'il provoque un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve pas souvent dans l'œuvre poétique de Pierre d'Auvergne. Restons-en, à son sujet, sur cette impression. Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, passons à un troubadour un peu postérieur, mais dont la vie et l'œuvre sont empreintes d'une vivante originalité.

Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. La biographie provençale nous dit qu'il fut bon troubadour, qu'il chantait à merveille, et qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à composer; mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du monde. L'histoire de sa vie et la lecture de ses poésies justifie bien ces deux observations du biographe.

L'œuvre de Peire Vidal—qui comprend une cinquantaine de pièces—témoigne d'une remarquable facilité; l'inspiration n'en est pas profonde, mais le développement est clair et abondant, rien n'y trahit l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans le genre du style obscur; mais il paraît avoir eu plus de goût pour la clarté; aussi est-il encore aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une forme recherchée et obscure une pensée banale. La seconde observation que fait le biographe, «il fut l'homme le plus fou du monde» est justifiée par l'histoire de sa vie. On ne prête qu'aux riches, sans doute, et la plupart des anecdotes qui ont trait à sa vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, à ce point de vue, prodigieusement riche.

Et d'abord il semble que, par une première folie, il se soit fait une ennemie de la comtesse Barral de Baux, femme du seigneur de Marseille. On se souvient peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant avec elle et que la comtesse, malgré son mari qui prenait très bien la chose et qui riait des folies du troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se réfugia en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la jolie chanson suivante.

J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir de Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour un mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en entends dire.

Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et la Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie plus parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé mon cœur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux malheureux.

Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car elle est la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, quelque bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; elle est, sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui se voie au monde.

Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et mes belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et la connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a fait poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle [12]...

Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses chansons. Mais Barral de Baux, qui l'aimait beaucoup, le regrettait; il fit si bien que sa femme pardonna Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort bien accueilli. Et il paya son pardon en poète, par une chanson.

Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame m'a pardonné, je dois faire une bonne chanson, au moins par reconnaissance...

Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir que mon malheur se change en bien... et tous les autres amants pourront se réconforter en apprenant mon bonheur; car avec un labeur surhumain je tire un feu clair de la froide neige et de l'eau douce de la mer.

Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne me refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner à son gré.

Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; car les Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils avaient mis leur espoir; et moi, pour avoir longuement espéré, j'ai conquis une bien grande douceur, un baiser que la force d'amour me fit prendre à une dame, mais maintenant elle doit me le donner.

Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon sans avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la bienveillance et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi par peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant vaincu [13]...

Sa folie se manifestait de diverses manières. Quand son seigneur, le comte Raimon V de Toulouse, qui avait été si sympathique à la poésie, mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse comme le commun des troubadours. Ceux-ci se contentaient d'ordinaire de composer en l'honneur de leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins bien sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la biographie, aurait fait couper la queue et les oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête à ses domestiques et leur ordonna de laisser pousser la barbe et les ongles. Tout ceci est-il bien authentique? et Peire Vidal avait-il un tel train de maison qu'il pût se permettre ces folies? On ne saurait l'affirmer; mais il semble qu'il en fût bien capable.

Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour où le roi d'Aragon, Alphonse II, vint en Provence. Il était accompagné de barons de haut parage, tous joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire Vidal n'aurait pas su résister à leur amicale insistance et pour leur plaire il aurait écrit la chanson suivante.

J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; mais puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une chanson nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon...

Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire et d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur les charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me semble que le monde est à moi et que le roi tient de moi ses fiefs.

Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, car je me suis énamouré d'une noble dame; et je suis plus riche pour un ruban que dame Raimbaude m'a donné que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers.

Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler loup, de m'entendre insulter par les bergers ni de me voir chassé par leurs chiens; j'aime mieux les buissons et les bois qu'un palais ou une maison; (pour elle) je vis avec joie dans la neige, dans la glace et le vent [14].

On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote rapportée dans sa biographie, et d'après laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi par des chiens et porté en piteux état au château de la Louve. Cette anecdote comme on voit n'est pas sortie tout entière de l'imagination du biographe; Peire Vidal a contribué de son mieux à faire naître la légende.

Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des goûts un peu différents de ceux qui animent d'ordinaire le cœur des poètes. Ce troubadour se sentait l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne manquait aucune occasion de s'en vanter. On croirait entendre souvent Bertran de Born, le grand baron poète, farouche et violent dans ses poésies guerrières.

Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, mes ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent plus qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent plus un denier de leur vie, tant ils me savent fier, courageux et vaillant...

J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et à cent autres j'ai enlevé le harnais—j'ai fait pleurer cent femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.

Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint l'épée, la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas d'ennemi si orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers et chemins; tellement ils me craignent quand ils entendent mes pas.

En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; souvent viennent vers moi des messagers avec un anneau d'or, avec des rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages dont tout mon cœur se réjouit [15].

A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas longtemps sans emploi. Et Peire Vidal s'embarqua avec Richard Cœur de Lion pour la Terre Sainte. Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour les armes et pour les beaux coups d'épée paraît s'être éteint, mais la folie des grandeurs reparut. On lui fit croire que sa femme était de sang impérial. Il prit le titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée impératrice, eut des armoiries et fit suivre un trône dans ses déplacements. Il aurait même eu l'intention d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire. Combien de temps dura cette folie? Dans quelle mesure sa femme la partageait-elle? Et quelle part de vérité renferme encore cette anecdote? C'est ce que nous ignorons; on sait seulement que Peire Vidal passa une partie de sa vie, pendant la dernière période, en Lombardie et en Hongrie [16].

Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des folies à son actif. Ce troubadour à l'humeur vagabonde et à la fantaisie déréglée était capable, à l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses poésies politiques en particulier il montre un sens des réalités et des nécessités qui fait un singulier contraste avec ses chansons amoureuses. Ce fut en somme une nature de poète bien doué.

L'imagination et la fantaisie paraissent primer chez lui tous les autres dons; mais ce sont là dons de poète et si même notre troubadour a fait passer un peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est un charme de plus, du moins pour ceux qui ont à l'étudier.

Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière partie de sa vie dans sa ville natale, Toulouse. On suppose qu'il vécut jusqu'aux environs de 1215; à cette époque les chansons joyeuses commençaient à ne plus être de mode dans le Midi de la France; depuis plusieurs années la croisade contre les Albigeois y accumulait les ruines et les deuils. On va voir par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la transformation qui se produisit dans le Midi.

Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine italienne; il était fils d'un marchand de Gênes et il paraît avoir exercé pendant quelque temps le métier paternel [17]. Puis la vocation poétique l'emporta; il abandonna le commerce où son père s'était enrichi et s'adonna à la poésie. Dante l'a placé au Paradis et lui prête la déclaration suivante: «Je suis né dans cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et se couche le soleil (c'est-à-dire sur le même méridien) se trouve Buggia (Bougie en Afrique) et la ville où je vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son port» [18]...

Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses Triomphes d'Amour: «Folquet, dit-il, a enlevé son nom à Gênes pour le donner à Marseille; et à la fin il changea pour une meilleure patrie son habit et son état.»

Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable à la poésie. Gênes a fourni—un peu plus tard il est vrai—toute une pléiade de troubadours, et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral de Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent avec le plus de sympathie la poésie provençale. C'est à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs, que ce fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle aussi que chanta Folquet.

Il la désignait sous le nom d'Aimant, pseudonyme dont se servirent aussi quelques autres troubadours. Mais il ne semble pas que la force d'attraction de cet aimant fût très forte; bien plus, Folquet de Marseille semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses chansons sont pleines de plaintes sur son amour malheureux. Il accuse amour d'inconséquence: «Il lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma douleur.» L'amour qui n'est pas accompagné de la pitié, continue Folquet, est un «désamour». Folquet développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec préciosité. «Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une apostrophe à l'amour, il faut qu'amour et pitié aillent ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle qu'Amour; son visage est blanc et coloré, comme la neige et le feu; le mélange des couleurs est pour notre troubadour l'indice des sentiments du cœur: pitié et amour s'unissent en elle.

Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien mérité de pleurer, dit-il; ils ont causé leur mort et la mienne; pourquoi se sont-ils trompés dans leur choix?»

Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile qu'il faudrait juger uniquement Folquet de Marseille. Il sait s'exprimer avec plus de simplicité et aussi avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple dans le début de la chanson suivante.

Si j'avais le cœur à chanter, ce serait bien le moment de faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand je considère ma part de bonheur et de malheur, je suis bien affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais ceux qui le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur que quand tous nos vœux sont accomplis; un pauvre joyeux est plus riche qu'un grand riche sans joie...

Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour et je n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à mon cœur; les autres joies me semblent des tristesses; sur mon amour je vous dirai la vérité; je n'ose le quitter et je n'ose bouger; je n'ose m'élever et je n'ose rester en place; je suis comme un homme qui, arrivé au milieu d'un arbre, est monté si haut qu'il n'ose ni redescendre ni aller plus loin, tellement cela lui paraît dangereux...

La chanson se termine par un intéressant aveu:

Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré moi je dis la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est pas, mais malgré moi ma chanson devient vraie [19].

Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance à cette déclaration; mais plus d'un troubadour pouvait la faire. Les plaintes de Folquet de Marseille ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit seul a sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette matière que le cœur ait été souvent la dupe de l'esprit.

Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. Le vicomte Barral de Baux avait deux sœurs à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de Pontevès. La vicomtesse, jalouse de sa belle-sœur Laure, aurait exigé le départ du troubadour.

Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur de Montpellier et il adressa ses hommages poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en effet alors une impératrice [20]. C'était la fille de l'empereur de Constantinople, Manuel Comnène, à qui il était arrivé une étrange aventure, bien digne des mœurs du temps. Elle avait été demandée en mariage par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été accordée. Elle se mit en route pour Barcelone, mais quand elle arriva, il était trop tard; le roi d'Aragon impatient s'était marié avec la fille du roi de Castille. La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle avait sans doute débarqué; le seigneur de cette ville vint au secours de la fiancée errante en l'épousant. Elle garda son titre d'impératrice et c'est sous ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet resta sans doute peu de temps à Montpellier et revint bientôt à Marseille. A la mort du vicomte Barral de Baux, en 1192, il écrivit une touchante plainte funèbre en son honneur.

Semblable au malade qui est si déprimé par le mal qu'il ne sent plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse... et nul homme ne peut savoir le deuil que me cause la mort de mon bon seigneur Barral...

Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur qui se fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; Dieu nous montre que c'est lui seul que nous devons aimer et qu'il faut mépriser le misérable monde où nous passons comme des voyageurs...

Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter de vous, quand je devrais tant pleurer; mais je pleure abondamment en pensant que les gentils troubadours diront de vous plus de louanges que je n'en saurais dire [21].

La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de son ami fut sincère; et elle ne contribua pas peu à l'éloigner du monde et de la poésie. «Quand il eut perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa femme et les deux enfants qu'il avait. Il devint abbé d'une riche abbaye de Provence, puis fut évêque de Toulouse et mourut dans cette ville.»

Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux événements les plus tristes de la croisade albigeoise et il se comporta, en cette aventure, comme on ne l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.

Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce qu'il avait adoré; il rougissait de ses poésies profanes: ceci était dans l'ordre. Ce qui l'était peut-être moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala par une telle vigueur dans la répression de l'hérésie qu'il fut plus tard sanctifié par l'Église. L'auteur anonyme de la Chanson de la Croisade le juge d'une façon plus profane, mais sans doute aussi plus humaine et plus juste. Dans un passage célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se défend devant le pape des accusations portées contre lui. Voici ce qu'il dit de l'évêque Folquet auquel il répondait.

Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit dans l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand il fut élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre terre un tel feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; car il fit perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, grands et petits; par la foi que je vous dois, en faits et en paroles, il ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager de Rome. [22]

Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la qualification qui lui convient le mieux. Mais la scène qui vient d'être citée nous rappelle qu'il y a quelque chose de changé dans le Midi de la France. Des événements importants s'y sont produits au début du XIIIe siècle. La croisade contre les Albigeois, avec ses conséquences politiques et religieuses, y a transformé bien des choses. Pour la poésie, c'est la décadence qui commence et qui arrive à grands pas.


CHAPITRE VIII

LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL

Débuts de la décadence.—Les causes.—La croisade contre les Albigeois.—Raimon de Miraval.—La Chanson de la Croisade.—Bernard Sicard de Marvejols.—Peire Cardenal.—Ses attaques contre les femmes et l'amour.—La satire morale et sociale.—Satires contre les croisés et contre le clergé.—L'anticléricalisme de Peire Cardenal.—Satire contre la papauté: Guillem Figueira.—Défense de la papauté: Dame Gormonde, de Montpellier.

Diez place aux environs de 1250 le début de la dernière période de la poésie provençale, de la période de décadence. Cette date est trop tardive; la décadence a commencé plus tôt et les germes en sont de plus en plus visibles pendant la première moitié du XIIIe siècle.

La période la plus brillante pour la noblesse méridionale paraît avoir été le XIIe siècle: c'est aussi—du moins dans sa deuxième partie—la période de splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la fin du XIIe siècle plusieurs d'entre eux se plaignent—déjà!—de la transformation qui s'opère dans les mœurs. Le siècle est devenu grossier, les grands seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire, deviennent durs et avares; ils ne sont plus si accueillants au talent, à la poésie, point si disposés aux fêtes et amusements; leurs passe-temps sont la guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous qu'il y a quelque exagération dans ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par les désordres dont il fut le témoin et même la victime? Non, il semble plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne soient qu'un écho de la réalité. Les successeurs immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à leur tour, elles se multiplient bientôt au point de devenir un thème conventionnel.

Un changement s'était produit en effet d'assez bonne heure dans la haute société méridionale. La noblesse y avait atteint un degré de culture que celle du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours en témoigne à tout instant. Mais la vie brillante et facile n'a qu'un temps, même dans les sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: cette société s'en allait gaîment à sa ruine.

Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe et ses prodigalités. On a vu plus haut quelles folies, suivant un chroniqueur, marquèrent la réunion des seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait été semé—et non pas au figuré—à pleines mains. Admettons la fausseté du récit, si l'on veut, au point de vue historique; mais on connaît par des documents de tout genre les goûts et les mœurs du temps, les uns et les autres rendent possibles des folies de ce genre.

Une autre cause contribua à l'appauvrissement de la noblesse: ce fut l'érection des consulats dans les grandes communes du Midi. Les premiers—importés sans doute d'Italie—datent de la fin du XIIe siècle. Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie à la vie politique; les bourgeois et les marchands, gens actifs et hardis au travail, s'enrichissent et se taillent une assez belle part d'influence dans la société. La situation sociale de la noblesse en est diminuée d'autant; sa puissance et son influence baissent rapidement dans les villes, surtout dans les villes marchandes comme Marseille, Arles, Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, où le XIIIe siècle voit le triomphe de la bourgeoisie.

Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse vint s'en joindre, dès les premières années du XIIIe siècle, une autre bien plus grave. Au mois de juin 1209 une armée de croisés était concentrée à Lyon, non pas pour partir en Terre Sainte, mais pour marcher contre le Midi de la France. Il est à peine besoin de rappeler les faits qui avaient précédé ces événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du XIIe siècle des sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie était dans le pays Albigeois, mais elle s'était répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation de la grande hérésie manichéenne qui professait que le monde est livré à deux puissances, celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme manichéen, c'était la croyance des cathares albigeois. Une autre hérésie, celle des Vaudois, était née à Lyon—mais elle avait recruté de nombreux adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois étaient confondus par l'Église dans une réprobation commune. On sait comment elle s'y prit pour extirper l'hérésie jusqu'en ses racines [1].

Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas d'hérésie, mais de faiblesse et d'indulgence pour les hérétiques; ils étaient d'une tolérance rare pour le temps; le pape Innocent III appela contre eux les barons du Nord; ils accoururent en foule à cette nouvelle croisade, moins dangereuse en somme que les expéditions d'outre-mer et qui promettait des bénéfices plus immédiats.

L'armée des croisés marqua son passage par le siège et le pillage de Béziers et de Carcassonne. A Béziers sept mille personnes périrent dans la seule église de la Madeleine [2]. Toulouse fut d'abord épargnée, parce que Raimon VI et la bourgeoisie se soumirent en quelque manière aux croisés; mais les exigences de ces derniers devenant trop fortes, bourgeois et comte prirent les armes.

La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté des croisés, avec mollesse, et avec peu d'entente du côté des seigneurs méridionaux. Simon de Montfort, comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve ni cesse; les principales forteresses tombèrent en son pouvoir et s'il éprouva quelques légers échecs, ils furent vite réparés. Les excès furent innombrables. L'historien officiel de la croisade, le moine de Vaux-Cernay, s'exprime en ces termes: «C'est avec une allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques»; l'historien moderne auquel nous empruntons cette citation, M. Luchaire, dit à son tour: «Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué par une boucherie [3].» Les principaux événements de cette triste période furent le siège de Béziers et de Carcassonne (juillet 1209), l'excommunication de Raimon VI, comte de Toulouse (1211), la bataille de Muret où Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui était venu à son secours, fut tué (1213), le concile de Latran (1215), le siège de Toulouse et la mort de Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y l'établissement de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des Frères-Prêcheurs par saint Dominique.

On devine sans peine ce que devenait la poésie courtoise au milieu du tumulte des armes. La plupart des protecteurs des troubadours, Raimon VI, comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, de Béarn étaient en pleine lutte; les seigneurs de moindre importance y étaient entraînés de gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple de leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus sensibles aux biens temporels qu'aux indulgences qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y avait plus de place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou du moins pour la poésie courtoise. Un troubadour toulousain, Aimeric de Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, exprime ainsi le contraste entre l'ancien temps et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon exil: si par amour on vous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses réunions et invitations; il me semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin de voir la différence entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui [4]

Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, Raimon de Miraval, petit chevalier de la région de l'Albigeois, ne paraît pas s'être aperçu qu'un changement profond s'opérait autour de lui. La plupart de ses chansons amoureuses semblent avoir été écrites pendant la période la plus tragique de la croisade contre les Albigeois. Marié avec une poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations avec les principaux seigneurs du pays, de Narbonne à Toulouse, aurait mené une vie fort insouciante et fort joyeuse et la société pour laquelle il écrivait n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour au calme olympien aurait écrit ses chansons les plus gaies en pleine vieillesse: double motif d'étonnement et belle occasion de dépeindre l'insouciance et la frivolité de cette société méridionale qui ne songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment où la guerre faisait rage autour d'elle.

Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire pardonner sans doute. Si elle a eu l'intention de défendre son indépendance, elle n'a pas eu la volonté nécessaire; les efforts désordonnés, le manque d'union devant le danger, l'absence d'un chef capable et énergique ont rendu ses sacrifices inutiles; mais elle a su faire des sacrifices; et si, au siège de Toulouse, les femmes et les enfants portaient en chantant des pierres pour réparer les brèches, cela prouve qu'on y faisait gaîment son devoir.

Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et d'abord il semble bien que l'on confonde sous le même nom deux personnes de la même famille, le fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas été un vieillard au moment où il composait ses poésies amoureuses, serait mort avant la croisade contre les Albigeois. Il resterait donc simplement qu'à la veille de la catastrophe la société méridionale, et principalement languedocienne, n'aurait rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage et n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation est plus juste et correspond mieux à la réalité [5].

Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez souvent et avec éloquence les sentiments d'indignation ou de pitié que faisaient naître les massacres inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. Si ces études ne portaient pas surtout sur la poésie lyrique, il y aurait lieu d'analyser et de commenter ici la Chanson de la Croisade, poème épique de plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs différents; le premier était un clerc originaire de la Navarre, le second est inconnu. On y relèverait, surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique du récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui l'anime d'un bout à l'autre.

La poésie lyrique a également gardé l'écho des rancunes et des haines que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout contre les pieux auxiliaires des croisés.

Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le monde confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant; de quelque côté que je me tourne, j'entends la gent courtoise qui crie humblement aux Français: «Sire»; les Français accordent leur pitié pourvu qu'ils voient le butin. Ah! Toulouse et Provence, terre d'Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues et comme je vous vois!

Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit me sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la simonie et à l'amour des grands biens; pour être admis dans leurs rangs, il faut de grandes richesses, de bons héritages; ils ont l'abondance et le bien-être; la fourberie et la ruse, c'est là leur religion.

O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si je le pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides auront de belles récompenses; vous êtes larges en aumônes, vous ne connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien malheureuse... Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce que je dis est mensonge [6].

C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité du Languedoc, chez Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour de cette période du début de la décadence. C'est un de ceux qui, par la noblesse et la sincérité des sentiments et surtout par ces «haines vigoureuses» que le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux «âmes généreuses», mérite d'avoir une place à part, et par certains côtés, une place unique parmi les troubadours. Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses ou légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.

Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice biographique du temps, écrite par un notaire de Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était du Puy-en-Velay; il était de bonne naissance, fils de chevalier; ceci est confirmé par des documents concernant la ville du Puy. Comme son compatriote Pierre d'Auvergne, il était destiné à l'état ecclésiastique. «Quand il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre du Puy; il y apprit ses lettres et sut bien réciter et bien chanter.» Et le biographe ajoute: «Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois qualités de tout premier ordre pour réussir dans la carrière de troubadour. «Il composa des chansons, mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux et bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...» C'était un troubadour de haut étage, il se faisait accompagner d'un jongleur qui chantait ses compositions. «Il fut très honoré par le bon roi Jacme d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, foi de notaire, que Peire Cardenal atteignit presque l'âge de cent ans.

Plusieurs points sont dignes de remarque dans cette courte biographie; il y est dit en particulier que Peire Cardenal composa peu de chansons: elles sont rares en effet dans son œuvre et le peu qu'il en reste nous laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun goût pour la poésie amoureuse.

Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il continue dans la poésie provençale la tradition inaugurée par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque à l'amour vénal et, avec son tempérament satirique, ne lui ménage pas ses traits, comme au début de la chanson suivante.

Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L'une a un amant parce qu'elle est de grande naissance, et l'autre parce que la pauvreté la tue; l'autre a un vieillard et dit qu'elle est jeune fille, l'autre est vieille et a pour amant un jeune homme; l'une se livre à l'amour parce qu'elle n'a pas de manteau d'étoffe brune, l'autre en a deux et s'y livre tout autant.

Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa terre; mais il l'a bien plus près encore quand elle est près de son coussin; quand la femme n'aime pas son mari, cette guerre est la pire de toutes. Si tel que je connais était au delà de Tolède, il n'y a sœur, femme, ni cousin qui ne s'écriât: «Que Dieu me le rende!»; mais quand il part, le plus triste est forcé de rire [7].

C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle nous paraît telle du moins; mais elle est originale dans cette poésie idéaliste des troubadours. Il en est peu, très peu, au moins chez les plus grands, où l'on remarque un pareil sens de la vie. La plupart de leurs satires morales ne renferment que des généralités; elles portent peu de traces d'observation; c'est ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa sincérité ne pouvait-elle s'accommoder des formules ordinaires, déjà vides de sens, de la poésie amoureuse. Il en a fait une piquante critique dans une de ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en une assez longue énumération; aucune partie importante du vocabulaire amoureux, aucune formule consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire la plus juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de la phraséologie amoureuse des troubadours.

Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève ni le manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, ni la chaleur; il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à l'aventure; je ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.

J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas trahir—je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.

Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n'a pas mon cœur en gage, je ne suis pas son prisonnier. Mais je dis que je me suis échappé (de ses liens).

A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le vaincu; car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on va ensevelir le vaincu; et qui purifie son cœur des mauvais désirs, cette victoire l'honore plus que la conquête de cent cités [8].

Voici, sous une forme différente, une autre attaque contre l'amour.

Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec Amour; car plus on s'y fie, plus on est malheureux. On pense se chauffer, on se brûle; les biens d'amour viennent tard, les maux tous les jours. Les fous, les traîtres, les trompeurs, ceux-là, oui, sont bien en sa compagnie; aussi n'y vais-je pas...

Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera; si elle me trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va son droit chemin, je marcherai droit.

Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma mie; car en la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu. On gagne peu quand on se perd soi-même; mais quand on perd ce qui vous cause du dommage, c'est bien un gain, n'est-ce pas?... Ah! la douceur pleine de venin! comme l'amour aveugle et dévoie l'homme qui place mal son amour et qui néglige ce qu'il devrait aimer [9]!

De cette chanson on pourrait rapprocher une autre où il nous livre peut-être le secret de ses sentiments hostiles à l'amour. «Si j'étais aimé ou si j'aimais, je chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas le cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j'en avais une. Je serais l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé une fois et je sais comment vont les choses d'amour et comment j'aimerais encore [10].» C'est la même évocation rapide et un peu mélancolique du passé qui fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable: «J'ai quelquefois aimé.»

Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal plus d'attention qu'elles ne méritent; c'est dans la satire morale et politique qu'il est vraiment supérieur. La satire n'était pas inconnue dans la poésie des troubadours et Giraut de Bornelh avait un des premiers cultivé ce genre. Mais elle prend chez Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur.

Il juge avec une grande élévation de pensée, mais avec une sévérité extrême, la société de son temps; il n'est point de vice, si grave soit-il, qu'il n'y reconnaisse. L'amour des richesses, la soif des jouissances, le triomphe de l'injustice, de la convoitise, de la fausseté, du mensonge, le relâchement des mœurs, sont ses thèmes favoris. Il les développe avec vigueur, souvent avec passion. Les grands seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient mutuellement avec entrain au temps de Bertran de Born et de Giraut de Bornelh avaient par certains côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de «routiers»; mais ceux qui arrivèrent d'un peu partout, à la suite de Simon de Montfort, et qui prirent part à la curée finale valaient encore moins. On pense bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires vengeresses de Peire Cardenal. La suivante donnera une idée du ton de ces satires.

On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort vous l'a enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent en ce monde... quand ils sont menteurs, misérables, voleurs, larrons, parjures, traîtres que le diable mène et qu'il enseigne comme on ferait un enfant...

Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette bien plus qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on ne l'ait pas pendu... je ne regrette pas que ces gens-là meurent, mais je regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des héritiers pires qu'eux...

Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les hommes y sont dans une telle erreur et perversité qu'ils regardent les vices comme des vertus et les maux comme des biens; les preux sont blâmés, les lâches estimés, les mauvais deviennent bons, les torts sont des bienfaits et la honte est un honneur...

Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai ourdi et tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne cueille pas facilement de bons fruits—et je ne sais pas faire un beau discours sur de mauvaises actions [11].

Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du même genre correspondent-elles à la réalité? Il est difficile de le dire. L'exagération, la violence, et un fonds inguérissable de pessimisme caractérisent les satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre part on sait comment les périodes de troubles et de violences déchaînent vite la bête humaine et Peire Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par exemple, auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un temps et dans un milieu où les mauvais instincts ont eu de belles occasions de se donner libre carrière.

Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est l'orgueil et la méchanceté des parvenus; c'est encore là un de ses thèmes favoris; le voici simplement indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un homme puissant est en chemin, il a comme compagnon—devant, à côté, derrière lui—le Crime; la Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière et l'Orgueil le guidon [12]

La sympathie du satirique est acquise aux victimes de ces grands criminels, aux pauvres gens qui ont si souvent pâti, au moyen âge, des crimes des grands. Il les console, comme le ferait un prédicateur: «Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi s'affine et s'améliore le bon pauvre qui garde sa patience au milieu des durs travaux; quant au mauvais riche, plus il cherche son bien-être, plus il gagne de douleur, de peine et de chagrin [13]

Notre troubadour a exposé une fois sous une forme originale sa conception du monde; voici le récit qu'il a imaginé.

Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait dans sa maison et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit faire toutes sortes de folies: l'un lançait des pierres, l'autre des bâtons, l'autre déchirait son manteau; celui-ci frappe son voisin, celui-là pense être roi, l'autre saute à travers les bancs... Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d'étonnement; ils pensent qu'il a perdu son bon sens, car ils ne lui voient pas faire ce qu'ils font; il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés et que c'est lui le fou [14].

Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s'enfuit à demi mort. C'est l'image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes sont les fous, mais ils regardent comme fou celui qui ne leur ressemble pas, parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du «monde». C'est en somme un véritable sermon que cette fable, mais sous une forme imagée et en quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament de sermonnaire et de prêcheur; ce côté de son talent sera étudié ailleurs, dans le chapitre suivant consacré à la poésie religieuse.

Quittons la satire générale pour étudier un autre côté important de l'œuvre de Peire Cardenal: ce sont ses satires contre les croisés et contre le clergé. Les premières—contre les Français—sont les moins développées; Cardenal reproche aux croisés leur intempérance (reproche ordinaire adressé aux hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens (Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous, dit-il, s'ils veulent avoir les Français et les Picards pour maîtres et alliés; car leur plaisir consiste à tuer des innocents [15].» «Les Français buveurs ne vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte de Toulouse, Raimon VI, que la perdrix à l'autour [16]

Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre les hommes du Nord; une allusion à Simon de Montfort est un éloge de sa vaillance.

C'est au clergé [17] qu'il réserve ses satires les plus hardies et les plus vigoureuses. Ce troubadour est un anticlérical enragé. Peire Cardenal est un croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il a contre le clergé séculier ou régulier de son temps une haine profonde. Il n'est pas de vice qu'il ne lui reconnaisse: la simonie, la débauche, la soif des richesses sont les plus communs. Quelques extraits de ses satires—et il en est de si violentes qu'on ne peut les citer—donneront une idée de cette haine et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée chez Peire Cardenal.

Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des criminels; quand je les vois habiller, il me souvient d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos des brebis; mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu'il voulut.

Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant, par l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des faux prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de Dieu [18].


Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans une autre satire, s'emparent des villes et des châteaux; l'Église imite leur exemple.

Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure; si vous tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne vous le rendront pas facilement, à moins que vous ne leur donniez de l'argent et que vous ne fassiez avec eux une convention plus dure.

Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent par la bonne chère, les moines blancs par leur refus de payer, les chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur orgueil, et les chanoines par leurs prêts à usure, je tiens pour fous saint Pierre et saint Andrien qui souffrirent pour Dieu grand tourment, si ces gens-là parviennent à leur salut [19].

Voici d'autres traits satiriques du même genre: «Un seigneur avide n'aime pas voir son pareil; les clercs ont la même convoitise; ils ne voudraient voir dans le monde aucune autre classe d'hommes qui détienne le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir des terres, pour les accroître, non pour les diminuer, car un peu de puissance ne gêne pas.

«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de mettre le monde en leur puissance... et ils y arrivent en prenant ou en donnant, par hypocrisie ou pardon, par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou avec l'aide du diable [20]

Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute robe et de tout ordre sont compris dans ces satires. Mais parmi les ordres nouveaux un paraît exciter plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal, ce sont les Jacobins; si le portrait qu'il en trace est exact—et d'autres documents nous renseignent sur l'état des ordres religieux fondés après la croisade—on peut voir quels étranges serviteurs soutenaient au milieu des populations méridionales la cause de la religion pour laquelle ces populations avaient été frappées.

Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec des mots subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la voie du Christ que chacun devrait suivre, comme il la suivit pour nous... La religion fut d'abord honorée par des hommes ennemis du bruit; mais les Jacobins ne se taisent pas après leur repas; ils discutent sur les vins pour savoir quels sont les meilleurs; querelles et procès sont leur vie ordinaire et ils traitent de Vaudois qui les en détourne; ils cherchent à connaître les secrets pour mieux se faire craindre...

Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice qui leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau comme faisait saint Martin—ils convoitent les aumônes destinées aux pauvres [21].

Voici dans la même satire le portrait en pied du jacobin.

Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir...

Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion toute rabelaisienne: vivons gaîment, dit-il, plus de jeûne ni de pénitence, bons «coulis et bonne sauces bien grasses», des vins de choix, suivons le bon exemple: «si les bons vins, la bonne chère et la bonne vie mènent à Dieu, nous irons sûrement», aussi sûrement qu'eux.

Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce qu'il y a de grave et de hardi dans ces satires. On y trouve en raccourci les arguments les plus redoutables qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et contre la religion, du moins contre ses serviteurs. La recherche de la puissance politique, la mainmise sur les cœurs, dans un ordre moins relevé l'amour des richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté de l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne lui ont pas été ménagées dans la polémique moderne; elles datent de loin; parmi les ordres qui se forment pendant le XIIIe siècle celui des Frères Mineurs, rival de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes le mépris des richesses et ce principe engendrera avec Bernard Délicieux des querelles et des hérésies.

Les attaques suivantes ne sont pas moins graves.

Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de mauvais désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses que voleurs et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous de vos secrets vous ne pourrez pas plus vous en défaire que s'ils étaient vos frères.

Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent leurs beaux vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons qui convertiront Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de passer la mer et d'y mourir; ils aiment mieux bâtir ici que se battre là-bas (en Terre Sainte).

Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon, quelque mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont tellement ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers; mais ils ne visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent le pauvre.

Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent de bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux, bons vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je fusse de tel ordre, si je pouvais être sauvé [22]!

Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier trait plus violent que les autres.

Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse; aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la maladie l'accable, ils se font faire des donations... Mais savez-vous que devient la richesse mal acquise? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui les abat et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux ne leur manqueront pas [23]...

Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires et bien d'autres que nous ne pouvons citer fut un croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble de son œuvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première partie d'une de ses satires, et dont voici la traduction.

Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin, je ferai un poème magistralement composé: car je crois que Dieu naquit d'une mère sainte par qui le monde fut sauvé; il est Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois personnes.

Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que saint Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du fleuve...

Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné d'être juge de pénitence, de sens et de folie [24].

Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de foi le «credo» que Dante exprime au chant XXIV du Paradis.

Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir le Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le désir... je crois en trois personnes éternelles et je crois qu'elles sont d'une seule et d'une triple essence... Pour cette croyance je n'ai pas les seules preuves physiques et métaphysiques, mais j'ai encore comme preuve la vérité qui s'est manifestée sur terre par Moïse, par les Prophètes, par les Psaumes et par l'Évangile...

Sans doute ce sont là des formules bien connues des catholiques, mais chez ces deux poètes, Peire Cardenal et Dante, elles prennent un éclat nouveau par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant sa déclaration presque à la fin de son grand poème, a voulu donner la preuve, la marque de son orthodoxie et il l'a fait en vers magnifiques. Peire Cardenal a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce genre n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais celui-ci prend encore plus de valeur par le contraste qu'il forme avec la fin de la composition; le tempérament satirique du poète reparaît; voilà ce que je crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient pas les mauvais prêtres, «larges en convoitises mais chiches de bonté; ils sont beaux de visage, mais leur âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate obtiendront grâce plutôt qu'eux».

On a remarqué sans doute le passage où Peire Cardenal affirme sa croyance à Rome et à saint Pierre [25]. Il s'en prend en effet aux faux prêtres, aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne s'attaque pas à la papauté, seule responsable cependant des malheurs et des misères dont il est le témoin. Est-ce par prudence ou plus probablement par scrupule de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules n'ont pas arrêté un de ses contemporains, le troubadour Guillem Figueira [26]. Il était originaire de Toulouse et paraît avoir séjourné dans la Haute-Italie, à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu où il était né et celui où il vécut n'étaient pas faits pour développer ses sentiments de respect envers la papauté. On lui doit en effet la satire la plus violente et la plus hardie que le moyen âge se soit permise contre cette puissance. On en jugera par les extraits suivants.

Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur, car c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les maux de la guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous trompe aussi, car à vos brebis vous tondez trop de laine...

Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les os et vous menez les aveugles avec vous dans la fosse; vous foulez aux pieds les commandements de Dieu, et votre convoitise est trop grande, car vous pardonnez les péchés pour de l'argent. Rome, vous vous chargez d'un grand fardeau de crimes. Puisse Dieu vous abattre et vous faire déchoir, car vous régnez pour l'argent... Rome, vous tenez votre griffe si serrée que ce que vous pouvez tenir vous échappe difficilement...

Et voici le trait final de cette série d'invectives:

Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au fond vous avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent couronné, engendré de vipère, et le diable vous aime comme son intime ami [27].

Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion de la papauté fut une poétesse, une dame de Montpellier, dame Gormonde. Elle répond strophe par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle souhaite à Toulouse, la patrie du mécréant, et au comte Raimon tous les malheurs possibles. Mêmes vœux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et protecteur du troubadour; elle termine par la charitable prière suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna à Madeleine fasse périr le fou enragé qui répand de telles calomnies et qu'il le fasse mourir de la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon accordé à Marie-Madeleine n'a pas adouci le cœur de la dévote poétesse [28].

La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente et par moments si éloquente de l'attaque. Le fait qu'une femme écrit une poésie religieuse pour défendre la papauté est un nouveau signe des temps. Nous voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il s'est produit dans les mœurs une transformation profonde. La ruine de la noblesse méridionale, la destruction de ces foyers intellectuels et surtout poétiques que furent la plupart des petites cours du Midi a porté à la poésie des troubadours une atteinte dont elle ne se relèvera pas; l'établissement de l'Inquisition, la création des ordres religieux, la transformation qui s'opère dans les mœurs amènent le développement d'une poésie nouvelle: c'est la poésie religieuse.


CHAPITRE IX

LA POÉSIE RELIGIEUSE

Le paganisme de la poésie des troubadours.—La morale.—La conception de la Divinité.—Chants de repentir: Guillaume de Poitiers.—Pierre d'Auvergne.—Les chansons de croisade.—Les plaintes funèbres.—Folquet de Marseille.—Les poésies religieuses de Peire Cardenal.—Ses poésies à la Vierge.—Saint Dominique et les Frères Prêcheurs.—Développement des poésies à la Vierge.—Transformation de la lyrique courtoise en lyrique religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.

Un fonds ineffable de paganisme caractérise les origines de la poésie des troubadours et la première période de la littérature provençale. Le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, part pour la Terre Sainte et y fait vaillamment son devoir, mais il s'y amuse encore davantage et surtout amuse ses compagnons de route et de bataille par des facéties de tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, où l'esprit religieux n'a aucune part: ce croisé de marque a par plus d'un côté l'âme d'un païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec ou d'un Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint, c'est pour les mettre en assez mauvaise compagnie, et il leur rend, en les nommant, à peu près le même hommage qu'il leur rendrait par un juron.

Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage chez les troubadours de la première période; il est également à peu près absent de la période «classique». Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Bertran de Born, Arnaut de Mareuil n'ont composé aucune poésie religieuse.

C'est que la religion tenait peu de place dans la société où ils ont vécu. Il y avait peu de mécréants sans doute; mais il semble bien que les sentiments religieux y furent assez tièdes et que la religion y fut une affaire privée, la vie extérieure étant tournée vers des sujets plus profanes. Si nous jugeons de cette société du XIIe siècle par la littérature des troubadours, les doctrines de l'amour courtois paraissent avoir tenu plus de place dans ses occupations et ses préoccupations que l'étude de l'Évangile et celle plus austère de la théologie.

L'amour chanté par les troubadours était sans doute doué d'un pouvoir ennoblissant, il purifiait l'âme, en même temps qu'il élevait le cœur et l'esprit. Mais, d'abord, quelques troubadours—et non des moindres—concevaient l'amour sous une forme moins idéale et moins pure [1]. De plus l'amour ainsi conçu, comme on l'a vu dans un précédent chapitre, ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes cette conception paraissait moins immorale dans la société du temps qu'elle ne le serait aujourd'hui. La condition de la femme mariée n'était pas en réalité aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le laisserait supposer. Le mariage était pour le grand seigneur une occasion d'accroître son domaine, simple seigneurie ou empire; le bon mariage était celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce domaine.

Les divorces sont innombrables et scandaleux. On trouvait facilement des prétextes, mais le vrai motif était à peu près toujours le même: se débarrasser d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable, plus utile. On a cité l'étrange aventure de la fille de l'empereur de Constantinople qui trouva son royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en arrivant dans le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier épousa, non par amour, mais pour la perspective des droits qu'elle pourrait lui donner sur l'empire grec. On conçoit que ces unions d'intérêts, où le cœur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient rapidement quand les motifs qui les avaient fait naître disparaissaient ou s'affaiblissaient. Aussi les liens du mariage étaient-ils très relâchés et fort fragiles [2].

Cependant ils existaient, et quelque excusable que fût aux yeux de cette société la conception que les troubadours se faisaient de l'amour, elle n'était pas moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens. Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir fleurir la poésie religieuse pendant la période la plus brillante de la poésie des troubadours.

Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une remarquable tolérance et aussi indulgents que la société laïque pour la poésie profane. On se souvient que le Moine de Montaudon avait la permission de parcourir les contrées voisines de son couvent, à condition d'y rapporter les présents qu'il récoltait dans ses tournées poétiques. Encore au début du XIIIe siècle un chanoine de Maguelone (où paraît avoir existé une sorte d'abbaye de Thélème) charmait les loisirs de la solitude claustrale en écrivant des chansons dignes du chantre de Lisette.

On ne saurait reprocher aux troubadours de ne pas avoir été plus religieux que les religieux eux-mêmes. Ils ont eu évidemment une conception de la vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église. Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée de larmes», mais comme un gracieux jardin de joie dont ils ont respiré sans remords la plupart des parfums. Cette littérature est une littérature gaie, au moins pendant sa période de splendeur. Les esprits chagrins et boudeurs, comme Cercamon et surtout son disciple Marcabrun, y sont une exception. On y sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois délicate, rarement grossière. La sensualité y est chose rare; et si quelques troubadours s'expriment parfois avec brutalité, c'est là en somme une exception. Leur conception de la vie est saine et leur poésie élève l'âme et le cœur.

Les troubadours conçoivent la Divinité, comme la vie, d'une façon un peu particulière. Dieu ne leur est pas apparu au milieu des tonnerres et des éclairs, armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent comme une sorte d'ami très haut placé, très puissant et très pitoyable aux poètes, surtout aux poètes d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité et souvent avec quelque inconscience. Une aube célèbre de Giraut de Bornelh commence par une invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi glorieux, vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...» Et que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué? tout simplement de veiller sur un rendez-vous amoureux; et c'est pour la tranquillité des deux amants que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à deux genoux».

Par suite de cette conception il n'est pas rare qu'un troubadour demande à Dieu de fléchir le cœur d'une amante trop rigoureuse; c'est par exemple dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des cierges et fait dire et entend «mille messes» [3]. Même quelques troubadours, comme le comte d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à Dieu aide et protection pour l'accomplissement de leurs désirs les plus sensuels.

Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est pas seulement indulgente aux faiblesses (dans la plupart des religions, à tout péché miséricorde), mais elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons même la conception que les troubadours se sont faite du Paradis; ils se le sont représenté comme un lieu de délices, où des poètes toujours jeunes et toujours inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame, un amour éternel.

Le milieu où naissaient des conceptions de ce genre n'était pas tout à fait propre au développement et à la floraison de cette poésie un peu spéciale, un peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la poésie religieuse.

Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours qui ont fini leur vie dans un cloître; il est considérable [4]. Le sentiment religieux n'était pas tout à fait mort dans cette société; il sommeillait dans l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous l'influence de circonstances spéciales ou par suite des leçons de la vie. Aussi n'est-il pas rare, même dès le XIIe siècle, de rencontrer quelques poésies religieuses perdues parmi les chansons profanes. Ce sont ordinairement des chants de repentir, d'inspiration sincère et touchante. Le poète, au déclin de la vie, examine s'il a bien employé le temps qui lui a été accordé et il demande grâce sinon pour le mal qu'il a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé.

Une des plus anciennes pièces de ce genre est du premier troubadour, Guillaume de Poitiers. On ne s'attendrait pas à trouver une poésie religieuse parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a une, simple et touchante. Il l'a sans doute écrite avant d'entreprendre un lointain pèlerinage, ou plus probablement aux approches de la mort. Il y exprime ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son fils encore jeune, mais la partie la plus intéressante pour nous est celle où il dit adieu au monde: le gai compagnon qu'il fut trouve les accents les plus justes pour chanter cette séparation.

Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je lui ai fait du tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de «Prouesse» et de «Joie»; maintenant je me sépare de l'une et de l'autre; et je m'en vais vers celui où tous les pécheurs trouvent la paix. J'ai été très jovial et très gai, mais notre Seigneur ne le veut plus; maintenant je ne puis plus supporter le fardeau (de la vie?), tellement je suis proche de la fin. J'ai quitté tout ce que j'aime, la vie chevaleresque et brillante; mais puisqu'il plaît à Dieu, je me résigne et je le prie de me retenir parmi les siens [5].

C'est à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de grâce mélancolique, qu'un troubadour de la première période, Pierre d'Auvergne, prend congé du monde, du «siècle». «Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le Juge juste m'éloignait de vous, car c'est à vous que je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami, je suis trop heureux d'aller où le Saint-Esprit me guide; c'est lui qui me mène; ne vous fâchez pas si je ne reviens pas vers vous [6].» On croirait entendre comme un écho de la gracieuse composition où le même poète fait du rossignol un si habile messager d'amour.

Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à l'amour ait été définitif. Il reste de lui une série de pièces consacrées uniquement à exprimer les louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. Voici le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur», en l'honneur de la Trinité.

Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, qui est un en trois personnes, saint-esprit, fils, et père accompli... C'est celui qui voulut venir au monde pour effacer nos péchés et par qui les quatre éléments furent séparés... C'est Dieu, qui était hier et qui sera demain, car il n'eut jamais de commencement... Il se sacrifia lui-même pour que le premier péché fût effacé; et ce fut une grande peine de voir que celui qui n'avait jamais péché a souffert les maux des hommes, a subi la mort sous Ponce Pilate et est ressuscité de son linceul... C'est en ce Dieu que je crois, c'est par lui que j'existe... je lui donne mon âme et mon cœur [7].

Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église en l'honneur de la Trinité; ce sont les mêmes thèmes, le même développement. Mais les souvenirs de la vie miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se meuvent les hymnes et les poésies religieuses de toute sorte écrites en latin. En somme les poésies de ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises sont remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation à Dieu, le poète rappelle les principaux événements de l'ancien et du nouveau Testament. C'est aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte une autre poésie religieuse du même Pierre d'Auvergne.

C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la flamme ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de la baleine et qui avez protégé Suzanne contre les faux témoins; vous avez nourri la multitude, seigneur souverain, de cinq pains et de deux poissons... vous avez fait la terre et d'un seul signe le soleil et le ciel; vous avez détruit Pharaon et donné aux fils d'Israël le miel, la manne et le lait [8]...

Cette énumération, que nous abrégeons, est longue et monotone; la poésie dont elle fait partie est froide et peu intéressante. Plus poétiques sont quelques autres compositions religieuses du même auteur où la pensée n'est pas remplacée comme ici par une longue série d'allusions bibliques.

Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur d'expression sur le thème de la mort, de l'inanité des richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Il s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et passer par le chemin où sont passés nos pères»; «nous mourrons tous, dit-il ailleurs, les richesses ne nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce sont là des thèmes lyriques par excellence; d'autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec plus de bonheur; mais Pierre d'Auvergne est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord et ensuite une certaine originalité dans l'expression de sentiments que la poésie des troubadours ne connaissait guère encore justifient l'attention que l'on doit donner dans l'histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses.

Les mêmes thèmes forment le fond de certaines poésies morales et religieuses de Giraut de Bornelh. Elles n'ont pas l'allure épique des poésies religieuses de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également sur la nécessité de la mort et sur le mépris des richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Ces thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien qu'aux sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même appelle une fois une de ces compositions un «sermon», mais ce sont en général des sermons un peu spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens pour les croisades. Quoique l'élément religieux y soit assez développé, on peut les considérer comme un genre à part.

En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont tout autant des poésies historiques que des poésies religieuses. Les thèmes qui y sont développés n'ont rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, de ceux qui, par lâcheté ou par négligence, laissent le «saint pays» aux mains des infidèles. Cette partie historique, et souvent satirique, a plus d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le «chant de croisade» est devenu de bonne heure un genre, lui aussi un peu conventionnel et factice. Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs de Syrie, c'est par les mêmes arguments que les troubadours cherchent à exciter contre eux les chefs de la chrétienté.

Ces arguments ressemblent fort à ceux que les prédicateurs du temps devaient développer; comme eux les troubadours rappellent le lieu où le Christ fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses futures et aussi celui de récompenses plus immédiates. Ces chants ne sont pas à proprement parler des poésies religieuses; l'amour de la religion, sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent plutôt à la catégorie des sirventés politiques qu'à celle des poésies religieuses.

On peut en dire autant des «planns» ou plaintes funèbres. C'est là un genre où l'absence de sentiments religieux ne se comprendrait guère, surtout au moyen âge. En effet la plupart se terminent par une prière. Quelques-unes de ces pièces sont touchantes de naïveté ou de sincérité, mais beaucoup d'entre elles prennent de bonne heure l'apparence de formules toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative occupe la première place; l'élément religieux y est accessoire. Laissons donc de côté «chants de croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la période de floraison de la poésie religieuse.

Mais auparavant nous citerons encore une poésie religieuse de cette première période; c'est une aube de Folquet de Marseille, le futur évêque de Toulouse et persécuteur des Albigeois. On remarquera la gravité et l'élévation de cette sorte de prière du matin.

Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant vous et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de vers Jérusalem et me fait dire: Debout, hommes qui aimez Dieu; le jour est proche et la nuit tient sa route; Dieu soit loué et adoré par nous; prions-le de nous donner la paix pendant toute notre vie. La nuit va et le jour vient dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et parfaite.

Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous sauver de la mort et restaurer la vie et pour détruire l'enfer que le Diable tenait, toi qui fus levé en croix, couronné d'épines, abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon peuple vous demande grâce pour que votre pitié lui pardonne ses péchés. La nuit va et le jour vient, etc.

Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que j'apprenne vos saints commandements, que je les entende et les comprenne; que votre piété me protège et me défende pour que ce monde terrestre ne m'emporte pas avec lui; car je vous adore, Seigneur, et je crois en vous, je m'offre à vous, moi et ma foi; je vous demande grâce et pardon de mes péchés.

Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous garde du mal, nous donne la joie et nous conduise parmi les siens, là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et le jour vient, dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et parfaite [9].

Les troubadours que nous avons précédemment cités, Pierre d'Auvergne et Giraut de Bornelh, appartiennent à la première période de la poésie provençale: Pierre d'Auvergne est un des plus anciens troubadours; Giraut de Bornelh est de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Les poésies religieuses forment une exception dans leur œuvre, et même dans la littérature du temps.. C'est surtout au XIIIe siècle que ces poésies se développent de plus en plus.

Le poète qui a le plus contribué à ce développement est le satirique Peire Cardenal auquel a été consacrée une partie du dernier chapitre. On y a vu sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps son attachement aux dogmes de l'Église. Sans doute il est surtout un satirique et son «Credo» n'est qu'une introduction à une satire des plus violentes et des plus crues contre une catégorie de religieux. Mais ses poésies morales et religieuses sont par beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a pas de peine à concevoir quels en sont les thèmes principaux; ce sont: la nécessité de se préparer à la dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, la crainte de Dieu le souverain juge, le jugement dernier; ce dernier thème en particulier, qui a toujours inspiré sermonnaires, peintres ou poètes, a été traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal. La traduction suivante fera juger de l'originalité de cette conception; ce sont des accents qu'on n'avait pas encore entendus dans la langue des troubadours.

Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai au jour du jugement, à celui qui me créa et me forma du néant; s'il veut m'accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai: Seigneur, pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour vous) toute ma vie les méchants, gardez-moi, s'il vous plaît, des tourments de l'enfer.

Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra mon plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les siens, s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il est juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au lieu d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et libéral pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).

Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant que l'autre rit; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s'il ne nous ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison.

Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d'âmes et plus souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s'en absoudre lui-même...

Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez à l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition: renvoyez-moi où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis, si je n'avais pas existé.

Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer, ce serait tort et péché; car je puis vous reprocher que pour un bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame Sainte Marie, qu'auprès de votre fils vous nous serviez de guide [10].

«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière, dit Fauriel; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie... sa pensée est grave et sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine l'existence du mal comme la conséquence d'une espèce de dualisme, mais d'un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de ramener à l'unité [11].» La question se pose de savoir si le dualisme imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances hérétiques du temps, qui admettaient l'existence d'un principe du bien et d'un principe du mal dans le monde. La hardiesse de Peire Cardenal dans cette conception n'est égalée que par celle d'un troubadour obscur de la décadence qui, dans une tenson avec Dieu, discute en toute liberté le problème du mal [12].

Mais les poésies de ce genre sont en somme rares: les deux que nous venons de rappeler sont les plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne traitaient pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en avaient pas le goût et puis le jeu était dangereux. L'Église s'est toujours défiée des auxiliaires qui, en dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans les querelles et les discussions théologiques et métaphysiques; au moment où l'Inquisition fonctionnait dans le Midi de la France, il y avait quelque imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être l'idée en fut retenu par la «crainte du Seigneur» et surtout des représentants plutôt rudes qui jugeaient en son nom.

La poésie de Peire Cardenal se terminait par une invocation à la Vierge. Ceci est quelque chose de nouveau dans la lyrique provençale. Cette simple mention permet de juger la différence qui existe entre l'époque de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour et celle de Peire Cardenal. Une autre poésie du même troubadour marquera mieux cette différence: c'est une chanson en l'honneur de la Vierge.

Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie mère et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par ta pitié il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix avec ton fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.

Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile qui guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour dont ton fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils sincère plein de droiture.

Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre d'avoir, douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en pensées, formée en toute perfection, sans aucune tache, ornée de tous les biens; et tu parus si douce que Dieu descendit en toi.

Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense; si tout le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à tes prières s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie jamais tes volontés.

David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à droite de Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une Reine vêtue de vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute. Traite la paix avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec lui [13].

Cette pièce est imitée en partie des hymnes de l'Église ou plutôt des litanies. Les images en sont empruntées au style biblique; mais il semble que notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus gracieuses et sa prière donne l'impression d'une poésie naïve et originale et ne sent pas l'imitation. Cette poésie en forme de litanie n'est pas d'ailleurs la seule dans la poésie provençale. Un troubadour de la décadence, le même dont nous citions tout à l'heure la hardie tenson avec Dieu, a composé une «aube», en l'honneur de la Vierge; en voici la première strophe où les images les plus connues des litanies à la Vierge se trouvent réunies.

Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, source de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent tous les biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation des parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, port de salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, mère de Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube du paradis [14].

On voit tout ce qui manque à cette énumération pour être poétique; la longueur, la monotonie, l'incohérence en sont les moindres défauts; le reste de la pièce est digne de cette froide introduction. Si les chansons à la Vierge ont été une des dernières grâces de la littérature provençale en décadence elles le doivent à tout autre chose qu'à l'imitation des litanies de l'Église. Nous allons étudier la transformation qu'elles subirent. Mais auparavant il faut rappeler succinctement quelques faits historiques importants.

Les événements qui ont suivi la croisade contre les Albigeois et qui en ont été, pour ainsi dire, le complément, ont exercé sur les mœurs, et, par suite sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après la conquête, saint Dominique institue ses Frères Prêcheurs et, dans l'espace de quelques années, la congrégation possède dans le Midi de la France quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme il convient, fondés dans des villes où l'orthodoxie avait le plus souffert; Toulouse, Béziers sont des premières à en avoir. D'autres ordres religieux, Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même époque dans le Midi. L'influence de ces différents ordres, concourant à une fin commune, a transformé les mœurs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des choses de la religion, qui avait même été la cause de l'hérésie, elle l'a dirigé dans la voie régulière de l'orthodoxie [15].

D'autre part la création de ce redoutable tribunal d'exception que fut l'Inquisition y contribua par des moyens plus rudes. Le sentiment religieux s'est développé et le domaine de la poésie religieuse s'est agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart de siècle auparavant elle aurait trouvé peu d'écho dans la société. Les poésies religieuses de la période qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent par des raisons particulières à chaque poète plutôt que par des causes générales. Il n'en est plus de même maintenant. Les poètes suivent le goût du jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il grand pendant cette période de décadence.

Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques consacrées à louer «Dieu, la Vierge et les Saints», les chansons à la Vierge devenaient de plus en plus nombreuses pendant le XIIIe siècle. Le nom de la Vierge n'apparaissait pas chez les troubadours de la période précédente.

Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son honneur; mais sa poésie (comme une autre du troubadour Perdigon) est dans le ton des prières de l'Église. Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant pendant le XIIIe siècle [16].

Ce fait est une preuve de l'influence exercée par saint Dominique et ses disciples. Les confréries du Rosaire avaient été fondées en même temps que l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait pas auparavant d'une manière indépendante, s'était rapidement développé. Ce culte se présentait avec un charme et une grâce que celui de la Trinité ou même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait pas au même degré. La Vierge était l'avocate des pécheurs, elle était l'intermédiaire indulgente entre les hommes et son fils.

«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l'homme et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel au Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge en qui il n'y a rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la pureté.» «En fait s'écrie le même théologien, si Marie était exclue du Ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des ténèbres.»

Son culte se répandit rapidement dans le Midi de la France. Les poésies à la Vierge se multiplièrent sous l'œil bienveillant de l'Église, jusqu'au jour où elles furent les seules poésies permises, ou du moins les seules qui eussent des chances de plaire.

Seulement la littérature provençale n'avait déjà plus la vie nécessaire pour créer les formes nouvelles qui convenaient à ce genre nouveau; la lyrique religieuse prit la forme de la lyrique profane, toute la forme même, métrique, mélodies peut-être, en tout cas idées et expressions.

La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre d'Auvergne avait chanté l'amour céleste dans des termes qui prêtent à l'équivoque. Il était plus facile encore de chanter la Vierge, la dame, dona, par excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut pas de peine à s'accommoder à cette direction nouvelle. La conception que les troubadours s'étaient faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en avaient-ils pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans effort, sans violence, les mêmes images, les mêmes termes qui leur avaient servi à chanter l'amour terrestre servirent à la description de leur nouvel idéal. La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la plus belle des femmes; on se déclara son amant parfait, on se soumit à ses volontés; on lui reconnut tous les dons et toutes les vertus, une fidélité sans bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants; tels sont les principaux traits par lesquels se manifesta ce nouveau culte poétique.

Les débuts de cette conception apparaissent d'abord chez des troubadours d'origine italienne. Voici comment l'un d'eux chante la Vierge.

Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre de manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai... O noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les autres femmes, on peut vous louer sans crainte d'être contredit; en vous louant personne ne peut mentir, car vous êtes la fleur de la vraie connaissance, fleur de beauté, fleur de vraie pitié... Je sais, dame, que qui se souvient de vous et qui se donne de bon cœur à votre service se sert lui-même, car il est sûr de jouir de sa récompense et de ne pas voir ses services méprisés [17]...

Voilà un exemple de cette transformation; en voici un autre pris chez un troubadour de Béziers; il est moins caractéristique en apparence; mais l'auteur a emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies chansons que le troubadour Rigaut de Barbezieux ait consacrées à l'amour profane.

Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une chanson agréable; car je ne veux pas chanter d'autre dame que la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes paroles qu'à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et plaça tous les biens; aussi je la prie d'agréer mon chant [18].

Cette pièce appartient à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Plus la littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en 1288 commence ainsi:

Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait pour la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j'espère qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore tout à fait soumis.

Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour nous est exposée dans toute son ampleur.

Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore aux viles actions; qui veut le secours de ma dame ne doit pas se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. Et quand je considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle me veut pour serviteur, je dois tenir mon cœur en respect.

Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me fasse commettre aucune faute envers la belle que j'adore; car je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle; donc je dois rester tout à fait maître de mon cœur, si de mauvais désirs lui viennent...

Car les belles actions conviennent au parfait amant; et puisque j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me conviennent... Tout homme qui obtient l'amour de ma dame apprend d'elle à se conduire avec courtoisie et sincérité; il ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter ses rivaux ni à craindre d'être supplanté par eux; et s'il devient de ses amis intimes il montera en grande richesse...

Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent leurs prières de faire de moi un amant parfait [19].

On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons d'amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, qu'avec le renouveau de la nature; c'était un amour incomplet; celui qui anime notre poète éclate en toute saison.

L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et les médisants; il n'y a plus à craindre que la nouvelle «dame» chantée par les troubadours soit accessible à leurs médisances; elle est par excellence un principe de bien, elle développe la «connaissance», l'entendement du poète et lui inspire la pureté du cœur.

La même transformation de la conception de l'amour s'observe dans la composition suivante du même poète.

Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, mais je ne le connaissais pas, car je nommais amour ma folie; maintenant amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre ni l'honorer assez, ni l'aimer comme elle le mérite...

Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, en richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que mes pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque par elle je puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout mon soin à la servir; car je suis aimé d'elle, pourvu que je me conduise envers elle suivant le code du parfait amant...

Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; rien n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma Dame je puis la nommer à bon droit Belle Joie (c'est le nom par lequel il désignait l'objet de son amour terrestre)...

Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de celle que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; celui qui ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je crois fermement que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs accomplis.

On pourrait emprunter d'autres exemples à l'œuvre du dernier troubadour; prenons-en quelques-uns à celle d'un de ses contemporains, un poeta minor assez gracieux, Folquet de Lunel [20]. Lui aussi a chanté l'amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le début de la chanson suivante. «Il m'en a pris comme au marinier, quand il s'est lancé dans la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps qu'il cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer profonde, le mauvais temps renverse sa barque; il ne peut éviter le péril, il ne peut rester ni fuir.» C'est ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans l'espérance d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu'on ne peut s'empêcher, quand on la voit, d'aimer follement». Voilà comment notre troubadour chante l'amour profane. Et voici maintenant comment il chante l'amour religieux.

Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans un tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que je porte à celle qui m'affermit en amour.

Une autre de ses chansons est un modèle du genre.

Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a poussé à l'aimer.

Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n'est ni volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne se farde; elle n'écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu bonne récompense.

Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire aucune amélioration; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau Testament) n'atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si grande que tout ce qu'elle fait plaît à Dieu... et ceux qui la prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame.

Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse; non qu'il n'y ait d'autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer, et qui sont de la fin du XIIIe siècle. Au contraire le XIVe siècle voit le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul genre admis par l'école toulousaine; mais d'abord, la poésie provençale du XIVe siècle n'a que la langue de commune avec la poésie des troubadours; et puis, dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux Jeux Floraux de Toulouse pendant le XIVe siècle, il en est peu qui méritent d'être tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à propos du dernier troubadour.

On a observé que la transformation de la lyrique «courtoise» en poésie religieuse avait pu se produire facilement. En effet l'amour terrestre et l'amour divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; le langage des mystiques n'est pas autre chose qu'une variété du langage de l'amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en déclaration amoureuse. De plus la conception que l'ancienne poésie provençale s'était faite de l'amour se prêtait à cette transformation; mais la conception des troubadours de la décadence s'y prêtait encore davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par plus d'un côté. Ainsi la conception sensuelle de l'amour du comte de Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIIIe siècle avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux telle qu'elle apparaît chez les derniers troubadours.

En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes a exprimé en traits de génie l'opposition entre le paganisme et le christianisme. Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune homme qui y était inconnu; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père; les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt venir à lui une jeune fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d'un ruban noir et or. «Reste, belle enfant, dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et tu apportes l'amour, ô chère enfant.—Reste debout, jeune homme, reste loin; je n'appartiens pas à la joie; le dernier pas, hélas! est dû à la folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le vœu suivant: que Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison.»

C'est ainsi que s'exprime Gœthe dans la Fiancée de Corinthe. «Quand une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l'amour et la fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est ce qui a eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; on s'en rendra mieux compte en étudiant l'œuvre et la vie du dernier troubadour. Mais auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s'excuse devant sa mère de n'avoir pas tenu son serment: «revenons aux anciens dieux», en étudiant l'histoire des troubadours en Italie, et leur influence sur Dante et sur Pétrarque.


CHAPITRE X

LES TROUBADOURS EN ITALIE

Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.—Raimbaut de Vaquières et le marquis de Montferrat.—L'école sicilienne et Frédéric II.—Troubadours nés en Italie.—Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.—Sordel: sa vie aventureuse; le poète.—Le Sordel de Dante.—Dante et les troubadours.—L'école de Bologne.—Le dolce stil nuovo.—Pétrarque.

L'influence de la poésie des troubadours s'est fait sentir de bonne heure sur les pays voisins; parmi eux l'Italie, surtout l'Italie du Nord, tient une place à part.

Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine, mare nostrum, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par des traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien provençal était, par plus d'un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos voisins; la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs en Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord étaient aussi accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France. Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d'Este ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et élégante pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, et dans la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux foyers poétiques.

Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses d'Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti dans les luttes des Milanais, des Pisans et des Génois; il aime à habiter au milieu des «Lombards joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le parler semble un «aboiement de chien [1]».

Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie de son existence. Il était originaire du comté d'Orange et fils d'un pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps il partit pour l'Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat, fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis.

Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité l'amour. Raimbaut s'exprime en termes tout à fait conformes à la phraséologie consacrée.

Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il vous plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; comme vous êtes courtoise en tout, mon cœur s'est épris de vous plus que de toute autre Génoise; je serai bien récompensé si vous m'aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes m'appartenait avec tout l'argent qui y est amassé [2].

Ces choses-là sont dites en termes très courtois; mais la dame de Gênes avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois: «Jongleur, vous n'êtes point courtois de me faire une pareille demande; jamais je ne vous l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit Provençal... J'ai un mari plus beau que vous; allez votre chemin, frère; à des temps meilleurs.»

Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant avec courtoisie et discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois. La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s'était amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par moments, le contraire des sentiments qu'il exprime avec la discrétion, l'élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours. C'est ce contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le souvenir de son mari; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n'a ordinairement qu'un nom bien simple, le «jaloux» tout court. Quand on évoque son souvenir ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de la galanterie [3].

A la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce point de vue. Et d'abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le marquis l'arma chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait sa sœur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit une déclaration et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons parler ici le biographe provençal.

Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait de désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière d'amour ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé par l'amour, il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de grand mérite, qu'il était très familier avec elle, mais qu'il n'osait ni lui dire ni lui montrer son amour; et il lui demanda, pour Dieu, de lui donner conseil. «Dois-je lui ouvrir mon cœur, ou mourir en cachant mon amour?—Raimbaut, lui dit-elle, il convient que tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le conseil suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour et qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle l'estimera davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»

La conception de l'amour courtois est la même, comme on le voit, dans cette société que dans la société méridionale. L'amant est un être craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles essentielles du code d'amour. La dame que le poète prend pour confidente reconnaît les préceptes du même code; mais elle encourage et réconforte l'amant timide en lui rappelant que l'amour parfait est un honneur, qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se plaindre de cette déclaration, en tiendra l'auteur pour un parfait galant homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer.

Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de la réalité.

On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces conseils et par un petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut avoua à Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en doutait bien un peu, car elle lui répondit: «Que votre amour soit le bienvenu; efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur; je vous accepte pour chevalier servant.»

Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice. Voici ce qu'il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles du Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, s'étaient liguées pour faire la guerre; à qui? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte comme une petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une longue chanson, d'un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre féminine.

Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu'elles appellent Troie, et l'entourent de remparts solides et de fossés. Quand le rassemblement des combattantes s'est fait «la cité se vante de mettre une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune (on va voir quels sont ces biens), il n'y a plus que honte et confusion. Les trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons à Béatrice beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» Et la troupe répond: «Oui!»

L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, avec feu grégeois et machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le rempart; elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant qui s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n'est pas douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal, composé des dames les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice [4].

Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois; la garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la contrée; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut; leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums. Telle est l'histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le savant Muratori. C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de rechercher l'origine de cette légende; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du temps [5].

Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l'originalité, a composé un descort ou désaccord en cinq langues. Le descort était un court poème sans règles fixes; le désordre produit par le changement du mètre marquait que le cœur du poète n'était plus d'accord avec celui de sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières et Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille cacophonie!

Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l'attention du chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à Soissons pour recevoir le commandement d'une nouvelle croisade. Raimbaut y prépara les esprits par un énergique sirventés.

J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et couronné d'épines sur la croix... Que saint Nicolas de Bari guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons et que le marquis s'écrie: Montferrat et Léon... Beau Cavalier (c'est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste pour vous ou si je prends la croix—je ne sais si je pars ou si je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense mourir si je suis loin de vous [6].

Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans une touchante élégie composée pendant la croisade. L'expédition fut d'abord brillante pour lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier Béatrice.

Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais pour plus riche quand j'étais aimé et que je me repaissais d'amour courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici terres et grand avoir; car plus mon pouvoir augmente, plus je suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin de moi [7].

Raimbaut de Vaquières avait exprimé le vœu de mourir à la croisade plutôt que de vivre et de rester en Italie; ce vœu fut exaucé. Le marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans doute à ses côtés (1207); entre temps Béatrice était morte [8].

Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre Rome, Uc de Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore en Italie vers 1247, et bien d'autres.

Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; transportons-nous en Sicile. C'est là, dans cette partie de l'ancienne Grèce, où s'étaient succédé les civilisations arabe et normande, qu'apparaissent dans la première moitié du XIIIe siècle, les premiers monuments de la poésie italienne; la cour de l'empereur Frédéric II devient un centre poétique. Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque d'originalité; tout—sauf la langue qui est empruntée à la Toscane—est pris aux troubadours. «Le contenu de la poésie provençale, dit un des meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans changer; seulement il s'affaiblit.» L'amour chevaleresque réapparaît en effet dans les poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours.

«L'amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le vasselage amoureux, l'obéissance absolue à sa dame rappellent à tout instant des traits connus de la poésie provençale. L'amant est humble et suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse [9].» Enfin un des éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l'amour est un principe de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier ce précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu'un peu de vie et de flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature italienne, ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours de la décadence, répétant par simple jeu d'esprit, par amusement, pour ainsi dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs.

La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à la société du Midi de la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que la poésie se développa. La vie qu'elle aurait pu reprendre au contact de la société féodale lui fut refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes racines et produit en abondance fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu'un très grand nombre de troubadours d'origine italienne se sont servis uniquement de la langue provençale dans leurs poésies.

Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas même de donner une idée des principaux d'entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus connus, avant d'arriver au principal.

Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina, est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable pléiade; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc Cigala et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville natale. «Il chantait volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de vigueur. Il est un des premiers, comme on l'a vu dans le précédent chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la lyrique courtoise.

Son compatriote et contemporain Boniface Calvó [10] paraît avoir été d'humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X, roi de Castille. C'est là qu'il composa la plupart de ses sirventés, dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en Espagne.

Ses chansons, comme l'a remarqué Diez [11], se distinguent par une certaine recherche de traits nouveaux. C'est ainsi que, pour mieux exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. Une élégie touchante sur la mort de celle qu'il aimait se termine par un trait analogue. «Je ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis... car à mon avis, sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète [12]»; aussi n'a-t-il pas besoin de prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure comme il convient.

Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la suivante.

Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir; c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous m'avez conquis par vos douces manières; et je me suis enamouré de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance.

Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout donné; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, dame, car aucun autre amour ne me plaît.

J'ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix de tout mon talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance; et pour peu que vous m'accordiez votre pitié, il n'est joie au monde que la mienne ne dépasse [13].

Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel.

Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l'occasion d'être utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce troubadour était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. Pris dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un sirventés adressé aux Génois, n'avait pas ménagé les Vénitiens. Très courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie une réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, loin d'en vouloir à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur ami.

Mais le plus célèbre des troubadours d'origine italienne est sans contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du XIIIe siècle [14]. Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses biographes dit qu'il était de «noble naissance, avenant de sa personne, bon chanteur et bon troubadour»; mais il ajoute qu'il était de mauvaise foi avec les barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes.

Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la cour du comte de Saint-Boniface; il lui enleva sa femme, la comtesse Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et la vie de Sordel n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne et jusqu'en Portugal; c'est même le seul troubadour dont on trouve le nom cité dans les œuvres de l'école portugaise. Revenu en Provence, il y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille contre Charles d'Anjou), puis suivit son seigneur devenu l'allié de Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. «Il revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la «Marche joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse [15].» La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts; seule Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane.

Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, mais après avoir été mis en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut même le pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur d'un poème sur les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente.

Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois sirventés politiques a eu de son temps un grand succès: c'est une plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence, troubadour et protecteur des troubadours. En quête d'originalité, Sordel a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du cœur partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici sont conviés à ce funèbre festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi de France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte de Champagne, roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une strophe de cette étrange composition.

Que le premier à manger du cœur (car il en a grand besoin) soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de force les Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et il vit déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui en mange le roi français, puis il recouvrera la Castille qu'il perd par sa sottise [16].

L'idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s'en emparèrent aussitôt. L'un, Bertran d'Alamanon [17], reproche à Sordel de donner à des lâches le cœur de Blacatz qui était vaillant parmi les vaillants (survaillant, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le glorieux s'occupe de l'âme de Blacatz; car le cœur est resté avec celles qu'il aimait.»

L'autre troubadour, Peire Bremon [18], a renchéri sur Sordel. Puisqu'on a partagé le cœur, dit-il, il reste le corps; nous le donnerons par quartiers à la chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous autres Provençaux, car si nous le donnions tout, cela irait trop mal; nous le mettrons à Saint-Gilles, comme en un lieu national»; et Rouergats, Toulousains et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de la gloire, y viendront. Telles sont les puérilités auxquelles s'amusaient les troubadours de la décadence.

Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus du niveau commun, dit son éditeur. Ses chansons sont monotones; rarement un trait naturel vient rompre cette monotonie. Dans une discussion avec un autre troubadour, qui préférait à l'amour la vie des camps et la gloire des armes, Sordel défend son point de vue de la manière suivante: «Pourvu que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je suis vaillant, je vivrai toujours dans la joie parfaite...» Rien de bien neuf jusque-là, mais voici la fin: «Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai près de ma dame; même si vous deveniez un des vaillants de France, un doux baiser vaut bien un coup de lance! [19]» C'est à peu près le seul trait naturel qu'on puisse relever dans ses chansons.

Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment son cœur lui a été enlevé par l'Amour. «Ma dame sut bien m'enlever mon cœur, dès que je la vis, avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses yeux voleurs. Ce jour-là, avec ce regard, Amour m'entra au cœur de telle sorte qu'il me l'enleva et le mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès d'elle, où que j'aille ou que je sois.»

Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus dans le goût de Sordel. Sa conception de l'amour se rattache assez bien à la conception classique. Pour lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu; aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et exprime-t-il à plusieurs reprises son mépris pour les passions charnelles. L'amour ainsi conçu est une passion noble et pure.

Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours de la décadence, sur cette doctrine. L'amour, pour lui comme pour les poètes du temps, est quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié encore qu'à la période précédente [20]. La dame aimée n'a plus ni corps, ni figure; c'est une abstraction créée par l'esprit, le cœur n'y a point de part. Cette conception facilite dans le Midi de la France la transformation de la lyrique profane en lyrique religieuse; en Italie, elle annonce et prépare l'école de Bologne, où fleurit l'amour mystique.

Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans l'histoire littéraire; un chevalier de moyenne naissance dont la vie—sauf pendant sa jeunesse—n'offre rien de bien extraordinaire, qu'un poète de peu d'originalité.

Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans la Divine Comédie, une place immortelle. Virgile lui montre, dans le Purgatoire, une âme éloignée des autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait. Virgile la prie de lui indiquer la route; mais l'âme, sans lui répondre, lui demande à son tour quelle est sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile. Aussitôt l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je suis Sordel, originaire de ta terre et aussitôt l'autre l'embrassait.» C'est ici que se place la célèbre apostrophe de Dante à l'Italie: «O esclave Italie, maison de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, cette âme noble fut aussitôt prête, rien qu'en entendant le doux nom de sa terre, à faire fête à son concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce qu'un mur ou un fossé renferment. Regarde, malheureuse, autour de tes rivages, et puis regarde dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...» Et l'apostrophe se continue, violente et pathétique, jusqu'à la fin du chant [21].

Le chant suivant du Purgatoire est encore consacré à Sordel; et c'est en le lisant qu'on s'explique la place d'honneur que Dante a donnée au troubadour de Mantoue. Sordel montre à Virgile les âmes de ceux qui implorent leur pardon en chantant Salve Regina au milieu des fleurs suaves; ce sont les rois et princes qui ont négligé de faire leur devoir; et, en comptant bien, on y retrouve [22] ceux auxquels Sordel, dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut donner une part du cœur du mort. C'est donc cette composition—qui paraît faible à notre goût moderne—qui a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On peut dire que Dante a vu Sordel transfiguré; la satire que celui-ci adressait aux rois était remarquable par l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence du fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât à Sordel, dans le Purgatoire, l'allure «fière et dédaigneuse» d'un poète redresseur de torts et pour qu'il lui accordât une place d'honneur dans la Divine Comédie. Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine d'années, on voit que la légende, ou plus simplement l'imagination de Dante, avaient vite fait du poète une personnalité plus intéressante qu'il ne fut en réalité.

Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le poème de Dante; elle est même mieux traitée que son ami Sordel; elle est dans le Paradis (ch. IX) et prend joyeusement son parti d'être encore dans un cercle inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, et je brille à cette place parce que la lumière qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit; mais je me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de mon sort.» Elle ajoute; «cela peut vous paraître un peu fort à vous autres, vulgaire»; élevons-nous donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne nous paraisse pas trop fort.

Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans ces études, l'occasion de citer Dante. On a rappelé à plusieurs reprises ses jugements sur certains troubadours, principalement sur ceux de la première période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour, Bertran de Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il connaissait bien leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du Purgatoire. Il a enfin montré dans son traité De vulgari eloquentia la connaissance profonde qu'il avait de leur technique poétique si délicate et si complexe; il est un des premiers à l'analyser.

Mais le sujet de la Divine Comédie ne se prêtait pas à l'imitation de la poésie des troubadours. C'est dans la Vita Nuova [23] et dans ses chansons que cette influence est sensible. Dante, en effet, avant d'écrire son grand poème, composa un certain nombre de poésies lyriques, chansons ou sonnets; ces derniers sont enchâssés dans la Vita Nuova. Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de Bologne, qui, dans la deuxième partie du XIIIe siècle, brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité des traditions de la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de l'influence provençale; seulement les poètes de l'école de Bologne l'emportent de beaucoup sur les Siciliens par plus d'imagination, plus de grâce et aussi plus de talent. Même quand ils imitent les troubadours, modèles communs de l'école sicilienne et de la leur, ils gardent leur originalité. Voici par exemple la traduction d'une des chansons les plus célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école poétique; on y retrouve des traits bien connus dans la poésie provençale; mais on y remarque aussi une imagination brillante et ingénieuse, qui rappelle Bernard de Ventadour.

La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel de l'amour, semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma dame resplendit aux nobles cœurs et aux âmes généreuses.

O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne serez dans mes vers, car je ne suis point doué d'assez d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni pour me lamenter d'un si grand mal...

Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me revient à l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois, je songe que je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je crains qu'elle ne soit telle encore...

Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les fois que mes yeux rencontrent une belle femme... L'image de celle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement impérieuse que je me sens mourir [24].

Cette imagination gracieuse, que gâte un peu d'affectation et de préciosité, défaut commun à la lyrique provençale et italienne, elle apparaît mieux encore dans une autre chanson du même poète, dont nous citerons les deux premières strophes.

L'amour s'abrite toujours en noble cœur, comme l'oiseau bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l'amour avant noble cœur, ni noble cœur avant l'amour. La lumière ne fut point avant le soleil; elle fut avec lui et au même instant que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l'amour naît de noblesse; et flamme d'amour prend en noble cœur.

Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté d'une étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en a extrait toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile lui communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise d'étoile, une dame remplit d'amour le cœur que la nature a créé noble et fier.

«Flamme d'amour naît en noble cœur», dit Guido Guinicelli; c'est presque par les mêmes termes que commence un sonnet célèbre de Dante dans la Vita Nuova.

Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un noble cœur ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans l'autre, c'est comme quand l'âme abandonne la raison.

La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le Maître, et fait du cœur la maison dans laquelle on se repose en dormant, tantôt peu, tantôt longtemps.

Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les traits d'une dame sage, et cet objet agréable fait naître un désir de la posséder; et quelquefois ce désir persiste de telle sorte qu'il éveille l'esprit d'amour. Un homme de mérite produit le même effet sur une dame [25].

Voilà comment Dante explique la naissance de l'amour; et voici comment, dans un autre sonnet, il en décrit les effets.

Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle tout ce qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque homme tourne les yeux vers elle, et elle fait battre le cœur de celui qu'elle salue.

Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère fuient devant elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, pour lui faire honneur.

Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne naisse dans le cœur de celui qui l'entend parler; aussi celui qui la voit le premier est-il bienheureux.

L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et éclatant [26].

Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson suivante de la Vita Nuova.

Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je veux m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère la louer dignement, mais dans l'intention de soulager mon esprit en parlant d'elle. Je dis que, lorsque je réfléchis à mon mérite, l'amour se fait si doucement entendre à moi que, si je ne perdais pas toute hardiesse en ces moments, ce que je dirais rendrait tout le monde amoureux. Mais je ne veux pas m'élever si haut, dans la crainte que ma timidité ne me fasse tomber trop bas. Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles, mais bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes qualités de ma dame.

Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au monde une merveille dont les manières nobles et gracieuses procèdent d'une âme dont la splendeur s'élève et parvient jusqu'ici.» Le ciel, à qui il ne manquait rien que de la posséder, la demanda à son seigneur, et chaque saint la réclame par ses prières. La seule pitié plaide ma cause dans le Ciel; en sorte que Dieu, sachant qu'il s'agit de ma dame, dit: «O mes bien-aimés! souffrez tranquillement que celle que vous désirez de voir reste autant qu'il me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui s'attend à la perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer: «J'ai vu l'espérance des bienheureux.»

Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant je veux vous faire connaître quelque chose de son mérite et je dis: toute dame qui veut prendre des manières nobles doit aller avec elle, parce que, quand elle s'avance quelque part, Amour jette aussitôt une glace sur les cœurs corrompus, qui frappe et détruit toutes leurs pensées. Celui qui serait exposé à la voir ou s'ennoblirait ou mourrait; et quand elle rencontre quelqu'un digne de la regarder, celui-là éprouve toute la puissance de ses vertus; et s'il lui arrive qu'elle l'honore de son salut, elle le rend si modeste, si honnête et si bon, qu'il va jusqu'à perdre le souvenir de toutes les offenses qu'il a reçues. Cette dame a encore reçu une grâce particulière de Dieu; car la personne qui lui a adressé là parole ne peut pas mal finir...

Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, et aux chansons de Guido Guinicelli, nous montre quelle est la conception que les poètes de l'école du dolce stil nuovo se font de l'amour. La dame chantée par eux devient de plus en plus une pure abstraction. C'est précisément la même transformation qui s'est produite chez les troubadours de la décadence. Cette conception d'un amour qui n'a plus rien de terrestre et de charnel, qui s'adresse à l'esprit et non à la matière, a facilité, on s'en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie religieuse. C'est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et l'école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique.

Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la décadence que Dante a emprunté sa conception de l'amour; il connaissait plutôt ceux de la première période [27]. Mais lui et l'école de Bologne ou de Florence se rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n'avaient pas traité pendant près de deux siècles l'amour courtois, sa noblesse, son influence sur le cœur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être pas existé ou elles auraient traité d'autres sujets. Et sans doute nous aurions la Divine Comédie ainsi que la poignante élégie de la Vita Nuova, mais on voit tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'œuvre du grand poète italien.

Il manquerait quelque chose aussi à l'œuvre de Pétrarque. On sait qu'il passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les dernières années du XIIIe siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a donné une place d'honneur dans son Triomphe d'amour; c'est une page d'histoire littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche les troubadours les plus célèbres des noms les plus connus de la lyrique italienne. A la suite des poètes anciens qui ont chanté l'amour, comme Anacréon, Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus illustres de ses compatriotes, Dante et Béatrice, Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis les deux Guide, Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont déchus de leur ancienne royauté poétique.

Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit en langue vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel, grand maître d'amour, dont le style élégant et poli fait encore honneur au pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient aussi l'un et l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre Vidal?) si tendres aux coups de l'amour; et le moins fameux Arnaut (Arnaut de Mareuil), et tous ceux qu'amour ne put soumettre qu'après de longs efforts; c'est des deux Rambaut que je parle, qui tous deux chantèrent Béatrix de Montferrat (Rambaut d'Orange, Rambaut de Vaquières) et le vieux Pierre d'Auvergne, avec Giraut (de Bornelh); Folquet, dont le nom fait la gloire de Marseille, qui a frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin changea sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, contre un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort et mille autres encore à qui la langue fut toujours lance et épée, bouclier et casque [28].

On n'avait pas besoin de ce témoignage de Pétrarque pour reconnaître en partie les sources de son inspiration. Sans doute, il a visé à l'originalité dans l'expression des sentiments amoureux, au point qu'il se privait [29] de lire les poètes italiens de son temps pour ne pas tomber dans l'imitation; sans doute aussi la passion que lui inspira Laure suffisait à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce n'est pas au hasard que sont dues les nombreuses analogies avec leur poésie qu'on a relevées depuis longtemps dans son œuvre.

D'où est tiré par exemple le couplet suivant, d'une chanson de troubadour ou de Pétrarque: «L'amoureuse pensée qui habite en mon cœur vous montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de mon esprit toute autre joie. C'est elle qui m'inspire ces actions et ces paroles, qui, je l'espère, me rendront immortel, malgré la mort de cette chair... Si quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en vient la semence; de moi-même je ne suis qu'un terrain desséché; toute culture me vient de vous, à vous en revient le mérite [30].» Le passage suivant est emprunté à un troubadour et on y retrouve une pensée qui est devenue un lieu commun dans la poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous ne se sente ennobli»; même pensée dans Pétrarque, exprimée d'ailleurs avec plus de grâce: «Qu'est devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette démarche si fière et si noble? Qu'est devenu ce parler qui rendait humble le cœur le plus farouche et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une âme généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et pleurs dans la poésie des troubadours. «Je pleure toute la journée, dit Pétrarque, et puis, pendant la nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je me reprends à pleurer; et mes maux redoublent encore; ainsi je dépense mon existence en pleurs.» Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est tout à fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on trouverait plus d'un modèle; c'est une description des impressions diverses que produit l'amour. «Amour en un même instant me presse et me retient, me rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me plaît et m'irrite; il m'appelle à lui, il me repousse; il me remplit d'espérance, il me remplit de chagrin.»

On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. Cependant, il faut observer que quelques traits sont peut-être empruntés aux poètes italiens de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois sans doute c'est à travers ces poètes italiens que Pétrarque a imité les troubadours. Et surtout—et nous terminerons par là—l'originalité de Pétrarque vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de la poésie italienne n'en demeure pas moins grande. La première poésie lyrique italienne faisait de l'amour une abstraction que l'on pouvait confondre dans une admiration commune avec l'intelligence et même avec la philosophie.

Cette passion était trop épurée et devenait trop éthérée. Pétrarque la ramène sur la terre, où est en somme sa véritable place. Sans doute il ne la ramène pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et des désirs charnels; mais on sent que la beauté physique de Laure l'a frappé, qu'il a été sensible à l'éclat de ses regards, et ce n'est pas dans l'école italienne qu'il a pris les traits de la description suivante: «En quel lieu, en quelle mine précieuse Amour a-t-il pris l'or dont il a fait ses deux blondes tresses? sur quelles épines a-t-il cueilli ces roses? sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?... Où a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser ces paroles si douces, si pures, si étrangères au monde? Où a-t-il pris les beautés si grandes et si divines de ce front plus serein que le ciel?» Rapprochons de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre «les mains blanches et déliées (de Laure), ses bras gracieux, sa démarche doucement altière... et sa jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse». C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique a pu dire, en quelques phrases qui sont d'heureuses formules: «Pétrarque n'adore pas l'idée, mais la personne de la femme; il sent qu'il y a quelque chose de terrestre dans ses affections et il ne peut les séparer des désirs charnels [31].» C'est par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et qu'il se rapproche non des troubadours de la décadence, mais plutôt de ceux du XIIe siècle.

L'histoire de l'influence de la poésie provençale en Italie peut être arrêtée ici [32]; non qu'il n'y eût rien à ajouter; au contraire cette influence est encore très vivante pendant le XIVe siècle. Bientôt elle diminue d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne fait oublier pendant un temps les troubadours.

Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de leur poésie. Du XIVe siècle à nos jours on trouve une série ininterrompue d'esprits de tout ordre, gracieux poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et ne cessent encore de rendre à l'ancienne poésie provençale l'hommage que lui ont rendu les deux grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur propre poésie, Dante et Pétrarque.


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