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Les vieilles villes des Flandres: Belgique et Flandre française

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The Project Gutenberg eBook of Les vieilles villes des Flandres: Belgique et Flandre française

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Title: Les vieilles villes des Flandres: Belgique et Flandre française

Author: Albert Robida

Release date: February 16, 2014 [eBook #44931]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VIEILLES VILLES DES FLANDRES: BELGIQUE ET FLANDRE FRANÇAISE ***

Au lecteur

LES VIEILLES VILLES

DES FLANDRES


DU MÊME AUTEUR:

Les Vieilles Villes d'Espagne

Épuisé.

    ——    ——    d'Italie

Épuisé.

    ——    ——    de Suisse

Épuisé.

Le Dix-neuvième Siècle

25 fr.

Le Vingtième Siècle: La Vie électrique

25 fr.

Petits Mémoires secrets du dix-neuvième siècle: Le portefeuille d'un très vieux garçon

Épuisé.

Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde

Épuisé.

La Nef de Lvtèce povr tovs péregrins et gentils-homes voyageans es rves du movlt vieil qvartier dv vievlx Paris

5 fr.

Le même (sur simili-parchemin)

12 fr.

Mesdames nos Aïeules. Dix siècles d'élégance

Épuisé.

Le Cœur de Paris: Splendeurs et Souvenirs

25 fr.

Paris de siècle en siècle

25 fr.

La Grande Mascarade parisienne

Épuisé.

La Vieille France: I. Normandie.—II. Bretagne.—III. Touraine.—IV. Provence

Chaque: 25 fr.

Le Vieux Paris à l'Exposition Universelle de 1900

12 fr


A. ROBIDA


LES VIEILLES VILLES

DES

FLANDRES

BELGIQUE ET FLANDRE FRANÇAISE

ILLUSTRÉ PAR L'AUTEUR

DE 155 COMPOSITIONS ORIGINALES, DONT 25 HORS TEXTE,
ET D'UNE EAU-FORTE

PARIS

LIBRAIRE DORBON-AINÉ

53 ter, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 53 ter


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

25 exemplaires sur papier des Manufactures impériales du Japon
numérotés de 1 à 25

100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder
numérotés de 26 à 126


I

CAMBRAI—VALENCIENNES

Au pays des Hôtels de Ville.—Le Palais de Fénelon.—La Porte Notre-Dame.—Quelques vieilles façades.—La Maison du Prévost.—Les vieux Chroniqueurs.—Monstrelet et Froissart.

Sur la vieille terre flamande, les villes se touchent, plus serrées qu'en nul autre pays d'Europe, surtout lorsqu'on a quitté la Flandre française et franchi la frontière après Lille.

Et ce sont toutes de vieilles cités historiques, illustres pour le rôle considérable joué aux grandes époques du Moyen-Age, et enrichies par les grands courants commerciaux et maritimes du temps de la Hanse, des villes fameuses pour la grandeur souvent épique de leur histoire mouvementée, pour l'indomptable vaillance de leurs fourmillants bataillons des Métiers et des Communes, dans les grandes luttes contre la puissance féodale ou la domination espagnole.

Elles sont si rapprochées que, du haut des beffrois, les guetteurs pouvaient apercevoir de tous côtés d'autres beffrois, d'autres flèches pointant dans le bleu du ciel, sur les horizons plats.

Dans les Flandres de jadis, c'étaient de vastes ports ouverts sur le monde entier, au fond de quelque estuaire de grand fleuve arrivant du fond des Allemagnes, ou de grandes cités industrielles au cœur du pays, mais rattachées à l'Océan par la mince ligne de quelque canal où se suivaient à la file les navires venus de pays lointains, pendant que sur toutes les routes de terre les chariots de marchandises, en longs convois, apportaient tous les produits de l'Europe, du levant au couchant.

Ces ruches travailleuses débordaient d'une population remuante, qui le prenait parfois de très haut avec les princes et les seigneurs, population prompte aux révoltes et aussi courageuse aux besognes de guerre qu'à celles de ses métiers, mais après les pires désastres, se remettant toujours vaillamment à l'œuvre.

Très vivantes encore aujourd'hui, ou bien déchues et somnolentes, ce sont toujours cités de grande originalité pittoresque et de haut goût artistique.

L'art s'y épanouissait, autrement peut-être qu'en Italie, mais tout autant, art moins fastueux, plus concentré, plus profondément senti dans la brumeuse atmosphère. Et sous un ciel humide et voilé, l'art créait les joies nécessaires que le soleil se refuse à dispenser aussi généreusement que là-bas, l'art ciselait les monuments, fleurissait toutes leurs lignes du haut en bas, taillait et fouillait leurs sculptures, découpait diversement tous les pignons des logis bourgeois, effilait vers les premiers nuages toutes ces flèches, du haut desquelles les carillons, pour égayer et faire chanter le ciel, lançaient d'heure en heure les chansons des cloches.

Après les longues plaines de Picardie et d'Artois, où les tours des Hôtels de ville montrent bien leur cousinage architectural avec les splendides palais municipaux de Belgique, après les mornes horizons des pays miniers où, parmi les collines en scories de charbon, se dressent tant de sombres beffrois industriels, tant de gigantesques cheminées vomissant des fumées noires et tourbillonnantes, tant de hauts fourneaux en gueule d'enfer, la vraie campagne flamande enfin se découvre: verdures à perte de vue, prairies et bouquets d'arbres, villages aux maisons de briques passées à la chaux ou peintes en blanc, aux toits de grosses tuiles d'un rouge éclatant, alignées le long d'un canal dans le feuillage, avec quelque haut moulin de briques battant des ailes de loin en loin. Et c'est tout à fait, vers Cassel ou Dunkerque, le paysage classique des peintres flamands ou hollandais, ou, pour parler comme aujourd'hui, une symphonie de bleu, de vert et de rouge.

Auparavant, il y a des villes un peu intermédiaires, où l'empreinte flamande est moins marquée, modifiée et atténuée plus ou moins par une sorte de refonte subie au cours des derniers siècles. La marque particulariste ne se retrouve que dans certains monuments, ou bien lorsque, parmi les maisons carrées aux toits réguliers, surgissent tout à coup quelques vieux pignons de briques en escalier ou à grosses volutes, évoquant les origines et l'ancien goût régional.

La vieille cité de Cambrai est une jolie ville blanche et propre où les plus vieilles choses ne semblent pas dater de plus loin que la réunion à la France sous Louis XIV. Larges rues d'allures bourgeoises, grands boulevards tournant sur l'emplacement des anciens fossés, avec une ancienne porte de temps en temps, grande place d'aspect très moderne, monuments également modernes ou modernisés,—à première vue voilà tout Cambrai.

L'Escaut tout jeune a encore bien à courir, avant de devenir le large fleuve qui connaîtra sous Anvers les grands navires de haute mer, les gigantesques paquebots venus des lointains océans; il se divise à Cambrai en plusieurs bras et reçoit du canal de Saint-Quentin les lentes péniches marchant comme des canards à la file, sous les peupliers.

Dans cette ville si moderne, que reste-t-il pour parler du Cambrai du Moyen-Age où passa triomphant le roi Charles VI après sa victoire de Rosebeke sur les Flamands, vengeant après soixante-quinze ans la défaite subie à Courtrai par la Chevalerie française? Que reste-t-il du Cambrai de la Renaissance, qui fut deux fois lieu de rencontre entre les Empereurs et les Rois de France pour y négocier des traités de paix et vit se dérouler les magnificences des cours de François Ier et de Charles-Quint, de la ville impériale où Charles, au grand dam des bourgeois, construisit une citadelle, en jetant bas, pour ses bastions, des centaines de maisons avec la vieille collégiale Saint-Géry.

Il ne reste pas beaucoup de pierres de ces temps pourtant si proches. Siège d'un archevêché-duché dont Fénelon fut le plus célèbre pasteur, portant la crosse au milieu d'un chapitre illustre, Cambrai possédait une magnifique cathédrale, de belles églises, de riches abbayes, des couvents nombreux; toutes ces magnificences architecturales disparurent pendant la Révolution, rasées par un stupide vandalisme. Notre-Dame, l'église métropolitaine, est moderne, ayant été construite il y a quarante ans, après un incendie; l'église Saint-Géry date pour la plus grande partie du dix-huitième siècle, avec quelques restes anciens. Ce n'est d'ailleurs pas l'édifice consacré par le Moyen-Age à Saint-Géry, l'un des premiers évêques de Cambrai, mais l'ancienne chapelle de l'abbaye de Saint-Aubert, avec laquelle on reconstitua une paroisse du vieux Saint cambrésien.

Du palais archiépiscopal où passèrent bien des prélats jusqu'à Fénelon, et que l'illustre archevêque, après la bataille perdue à Malplaquet près de Mons, en 1709, convertit en hôpital pour les blessés, de ce palais que le très proche successeur de Fénelon au siège de Cambrai, Dubois, le cardinal des roués de la Régence, respecta en ne l'occupant point, il ne reste qu'un portique en architecture du commencement du dix-septième siècle, composé de trois arcades décorées d'écussons très ornementés, portant des inscriptions latines: A Clave Justitia, d'un côté, A Gladio Pax, de l'autre, rappelant les attributions des Archevêques-ducs, spirituelles avec les clefs de saint Pierre, temporelles avec le glaive de justice.

Ce portique, flanqué aujourd'hui d'estaminets, ne voit plus passer les magnifiques prélats et les chanoines à perruques et dentelles d'autrefois, il n'encadre plus que d'humbles passants, petits locataires, ouvriers et ouvrières.

Le dix-septième siècle a laissé encore une assez curieuse façade de chapelle en style classique fignolé et surchargé, avec fronton à volutes, pilastres, frises, sculptures partout. C'était jadis la chapelle du collège des Jésuites, hier celle du Séminaire; pendant la Terreur et sous le sanglant proconsulat de Joseph Lebon, le tribunal révolutionnaire opérait à côté dans une salle du collège.

Tout près de cette fastueuse façade, une vieille maison de bois, rare débris du Cambrai des âges précédents, contraste gaiement par son pignon ogival ardoisé, ses poutrelles sculptées, avec les lignes froides et banales des rues un peu trop modernes.

L'Hôtel de ville de Cambrai n'a rien de flamand, l'hôtel de l'ancien échevinage et le vieux beffroi communal ayant été remplacés au dix-huitième siècle par un vaste édifice classique, refait encore de nos jours avec un plus grand luxe de colonnes gréco-romaines, de balustrades et de vases décoratifs. Au milieu de la façade, quatre colonnes en avant-corps supportent le classique fronton que surmonte un élégant campanile à coupole, sur le côté duquel montent la garde les Jacquemarts célèbres: Martin et son épouse Martine, en costume antique, placés là, dit-on, par l'empereur Charles-Quint, en remplacement des Jacquemarts plus anciens du vieux beffroi.

Quelques parties subsistent de l'ancienne enceinte, c'est d'abord la porte de Paris ou du Saint-Sépulcre, un gros pâté de murailles gothiques complètement isolé et en bon état, à grosses tours par derrière et tourelles vers la ville, puis la porte Notre-Dame, beau morceau dix-septième siècle, de bel aspect avec ses gros bossages en diamants, ses deux étages de colonnes superposées, ses canons de pierre dressés sur le toit, sa statuette de la Vierge dans une niche, mais qu'il aurait fallu voir, comme il y a peu d'années encore, enchâssée dans son rempart au bout du pont jeté sur le fossé. Aujourd'hui, privée de ses accessoires, la porte Notre-Dame ressemble surtout à une maison qui occuperait le milieu de la rue.

Les remparts de briques et pierres du château de Selles, continuent à défendre la ville au nord; le château sert aujourd'hui d'hôpital militaire. La porte de Selles, longue voûte sombre passant sous le château, conduit aux fossés pleins d'eau, à l'Escaut et aux verdures mouillées de la campagne.

A quelques lieues, sur l'Escaut aussi, Valenciennes a bien des caractères communs avec Cambrai. C'est une ville un peu plus importante cependant, avec un passé historique plus chargé, mais qui n'a pas laissé beaucoup plus de traces dans le grand remaniement opéré aux derniers siècles.

La grande place, immense avec un important Hôtel de ville, manque aussi de couleur. Que n'a-t-elle gardé un peu plus de ses vieilles maisons d'autrefois! Il y en a encore deux dans un coin, perdues et comme honteuses, les pauvres belles de jadis, au milieu des façades rectilignes et ennuyeuses. Cependant elles ne manquent pas de charmes, avec leurs étages en encorbellement, leurs pignons ardoisés, leurs consoles sculptées, tandis que l'impitoyable—et pitoyable—goût moderne a rasé soigneusement les façades voisines, et distribué partout les fenêtres à intervalles réguliers.

L'Hôtel de ville, construit au dix-septième siècle, est un monument d'une certaine ampleur, flanqué aux angles de tourelles décoratives dans le style de la Renaissance; on avait conservé le vieux beffroi du Moyen-Age qui datait de 1237 et montait à 70 mètres; malheureusement ce beffroi, bien des fois réparé ou mal rafistolé, a fini par s'écrouler en 1843.

L'histoire de Valenciennes est fort mouvementée; c'était déjà aux anciens jours une ville de commerce importante, affiliée à la Hanse, comme ses grandes voisines du cœur de la Flandre, Gand et Bruges, une ville fière et libre, avec une bourgeoisie enrichie par le négoce. Les troubles religieux du seizième siècle portèrent un coup terrible à cette prospérité qui s'était développée jusque sous Charles-Quint. Les querelles religieuses commencées, le moment vint vite où elles prirent un caractère de lutte furieuse et implacable; alors Huguenots et Catholiques se massacrèrent, pillèrent et brûlèrent à qui mieux mieux. Les Huguenots dévastèrent les églises et furent quelque temps les maîtres en ville. Les Espagnols intervinrent et prirent la place en 1567, après un siège difficile; le duc d'Albe, cinq ans après dut la reprendre encore, la garnison espagnole de la citadelle n'ayant pu empêcher les bandes protestantes de pénétrer en ville, et il en résulta une horrible mise à sac qui dura douze jours.

Au dix-septième siècle, Turenne essaya sans succès d'enlever Valenciennes aux Espagnols, mais en 1677, les armées de Louis XIV reparurent avec le Roi en personne, et la ville, emportée d'assaut après un siège rapide, fut définitivement réunie à la France.

Le monument religieux le plus important de Valenciennes est Notre-Dame du Saint-Cordon, belle et grande église construite de nos jours dans le style du treizième siècle, avec une haute tour à flèche pointant à plus de 80 mètres. On la voit bien surtout du parc arrangé sur l'emplacement des anciens remparts, près de la Tour de la Dodenne.

Son nom lui vient d'un vœu fait par les Valenciennois au onzième siècle, lors d'une peste qui ravagea la ville et emporta sept ou huit mille habitants en très peu de jours. Alors que les habitants désespéraient devant le fléau, un ermite eut une apparition, la Vierge, en compassion des prières des pauvres pestiférés, venait, aidée par une troupe d'anges, entourer les remparts d'un filet protecteur. La peste arrêta ses ravages immédiatement et ne dépassa pas le cordon. En reconnaissance, une procession solennelle eut lieu annuellement et le cordon de la Vierge fut enfermé dans une châsse magnifique en une église dédiée à Notre-Dame.

Dans les rues, les logis d'autrefois sont rares, le débris le plus pittoresque du vieux Valenciennes est la maison dite du Prévost, à l'angle des rues de Paris et Notre-Dame, vieil hôtel de briques aux murailles écorchées et abîmées; l'encorbellement de l'étage sur faux mâchicoulis en ogive fait très bien, ainsi que le renflement en tourelle renfermant l'escalier, malheureusement les fenêtres ont perdu leurs meneaux et leurs moulures.

Dans le faubourg de Paris, presque aux champs, il est encore une petite maison fort jolie, plus jeune que celle-ci d'un bon siècle: le pignon a trois étages de volutes avec des mascarons grassement sculptés, et une tourelle carrée s'élève en arrière. C'est le type de ces maisons qu'on s'obstine à appeler maisons espagnoles un peu partout dans le Nord. Il est superflu de dire qu'elles n'ont absolument rien d'espagnol et ne ressemblent aucunement aux architectures d'au delà des Pyrénées, seulement elles sont du temps de l'occupation espagnole. De même, en d'autres provinces, en Normandie, en Picardie ou ailleurs, on entend dire de telles églises, ou de tels clochers du quinzième siècle, que ce sont ouvrages des Anglais; les Anglais, pas plus que les Espagnols, n'ont rien bâti en France, où d'ailleurs ils avaient bien d'autres choses à faire et bien d'autres préoccupations.

C'est ici le pays des chroniqueurs, des vieux historiens du Moyen-Age. A Cambrai s'élève la statue d'Enguerrand de Monstrelet, le chroniqueur des luttes entre Armagnacs et Bourguignons, le narrateur exact des fêtes, des tournois et des splendeurs, aussi bien que des guerres et des désolations de la première partie du quinzième siècle. Il avait été bailli du chapitre de Cambrai et ensuite prévôt de la ville. A Valenciennes, c'est encore une autre statue d'historien, celle de Froissart, né à Valenciennes en 1337, le chroniqueur voyageur, toujours en recherche de beaux et brillants gestes de chevalerie, batailles, sièges et chevauchées, de hauts faits et de magnifiques histoires de rois, princes, seigneurs et nobles dames, à raconter, détailler amoureusement et embellir de gracieuses et brillantes enluminures.

Le peintre Watteau, dont la statue se dresse bien près des noires murailles de l'église Saint-Géry, est aussi un évocateur, mais d'un autre temps, d'une folle époque où falbalas et dentelles ont remplacé armures de fers et cottes historiées.


II

DOUAI.—LILLE

Le Beffroi.—La famille Gayant.—L'Hôtel de Ribour.—La Colonne du Siège et les Sièges.—Commines et son Beffroi.—Troisième Chroniqueur.—Bergues. Autre Beffroi.—Gravelines.—Dunkerque.

Douai, ancienne ville de commerce au Moyen-Age, ville d'Université depuis le seizième siècle, université fondée par Philippe II d'Espagne, ancienne ville forte aux défenses considérablement augmentées par Vauban, siège du Parlement de Flandre au dix-huitième siècle, est restée cité universitaire et centre industriel.

L'aspect de la ville est gai et avenant; certes ses rues sont bien modernisées, ce qui veut trop souvent dire banalisées, mais enfin, de loin en loin, au milieu des maisons quelconques, bourgeoisement banales ou de petit aspect boutiquier, on aperçoit encore bien des façades à la mode du dix-huitième siècle, de jolis détails de style rococo, tout à l'honneur du goût de la bourgeoisie ou de la magistrature d'alors. Et puis il y a l'Hôtel de ville, le superbe Hôtel de ville gothique qui peut aller de pair avec les plus célèbres édifices communaux de Belgique. Cet Hôtel de ville est admirable, on est bien forcé, par l'étroitesse de la rue qui passe devant la façade principale de lever très fort la tête pour détailler les beautés de cette façade, mais enfin on y parvient et l'on ne perd rien des belles fenêtres, des deux entrées à triple porte, des pinacles et des ogives dont les crochets et les fleurons s'épanouissent largement.

Le beffroi est superbe. C'est une grosse tour du quatorzième siècle, à hautes et larges fenêtres, flanquée de quatre tourelles coiffées de clochetons qui se hérissent de petites lucarnes. Au-dessus des créneaux se dresse un campanile de bois octogonal à quatre ou cinq étages de lucarnes sur lucarnes, se chevauchant l'une l'autre, laissant voir cloches et clochettes et non moins hérissés de pointes et de crochets, d'épis, de girouettes, d'aiguilles et de hallebardes, avec le lion de Flandre brandissant la dernière girouette au sommet. Une partie de la façade est moderne et par derrière une autre façade et des ailes en retour ont été construites dans le style du monument primitif sur une large cour.

Sur la place d'armes, tout près de l'Hôtel de ville, se trouve la maison dite du Dauphin, la plus jolie façade dix-huitième siècle de la ville; devant son toit, un fronton contourne ses lignes, ses coquilles et ses rocailles, avec de jolies sculptures aux deux étages de fenêtres encadrées de pilastres et de trophées au-dessus d'un riche balcon de fer forgé.

La Renaissance est représentée à Douai par la belle maison des Rémy, un haut pignon entre deux ailes, pignon tout en fenêtres, trois étages de légères colonnades, encorbellées au premier étage sur des têtes de lions et des masques, encadrant des frises et de jolis cartouches.

On trouve encore à Douai, avec çà et là quelques souvenirs d'abbayes et de couvents, un reste d'une ancienne commanderie du Temple, un portail fortifié avec tourelles de briques et vieux toits formant un motif assez pittoresque.

Douai n'a pas d'églises bien remarquables; il y a Saint-Jacques, Saint-Pierre et Notre-Dame: celle-ci est un édifice gothique dont les pignons un peu frustes ne manquent pas de pittoresque, surtout celui que couronne un clocheton ardoisé lourd et trapu, bizarrement campé sur le toit.

La grande église Saint-Pierre allonge sa nef moderne entre une haute chapelle, dont le dôme se termine par un de ces clochetons en gourde qui se rencontrent si nombreux en Belgique, et une très grosse tour carrée de la Renaissance récemment restaurée, à silhouette intéressante malgré sa lourdeur. A l'intérieur, ces églises sont riches en tableaux et sculptures provenant, pour la plupart, d'églises ou d'abbayes supprimées à la Révolution.

Douai n'a pas eu de vieux chroniqueur à statufier, ce n'est pas à l'histoire, c'est à la poésie que la ville a consacré un peu de marbre; sous les arbres d'un square voisin de Notre-Dame, s'élève la statue de cette pauvre Marceline Valmore, grand poète à la destinée malheureuse, dont l'âme vibra sous la douleur en admirables vers, en poèmes de tristesse les plus poignants qui soient, les plus doux et les plus résignés.

Douai est la patrie du géant Gayant, le célèbre géant Gayant, haut de trente pieds, colosse casqué, bardé de fer, qui se promène, bouclier au bras, lance au poing, tous les ans, à la Ducasse, un des premiers dimanches de Juillet, en grande cérémonie et dans un grand fracas de musiques, accompagné de sa femme, géante richement vêtue, et de ses enfants Mlle Fillion, M. Jacquot et Ch'tiot Bimbin, son dernier rejeton, bambins de quatre ou cinq mètres. Cette joyeuse procession qui met tout le pays en liesse daterait du quinzième siècle et remonterait, dit-on, à des réjouissances célébrant le départ des troupes du roi Louis XI après une vaine tentative sur la ville—à moins pourtant que son origine ne soit encore plus lointaine.

Lille se montre grande ville, très grande ville, les larges boulevards très mouvementés, les immenses voies sillonnées de tramways électriques sont bien d'une capitale; par malheur, cette capitale de la Flandre française, très modernisée, cité industrielle de première grandeur, ressemble à toutes les villes modernes d'importance, trop riches, trop lancées dans le mouvement industriel, pour avoir conservé grand'chose, sinon des monuments du passé, au moins des aspects caractéristiques des époques précédentes. Partout ce sont rues de commerce et d'affaires, avenues, boulevards neufs se prolongeant vers des quartiers usiniers, lesquels s'allongent à leur tour et marchent à la conquête des villages de leur banlieue pour les envelopper et les dévorer, et à la rencontre des villes voisines qui joindront un jour les volutes de fumée de leurs hautes cheminées aux fumées des siennes, pour la grande bataille industrielle.

Et partout de grands monuments bien modernes: le Palais des Beaux-Arts, vaste édifice Renaissance qui ressemble un peu au château de Chantilly et renferme d'importants Musées, l'institut Pasteur, l'Ecole des Arts et Métiers, le Lycée, les Facultés, le palais de Rameau, etc., etc.

Le point central, où bat le cœur de la ville, la Grand'Place, est certainement d'un noble aspect, tout à fait modernisée aussi, mais encore avec quelques monuments âgés d'un siècle ou deux, et quelques façades à lignes intéressantes, pour encadrer tout le mouvement sur cette place: l'Hôtel de ville, l'ancienne Grand'Garde, la Bourse et la colonne du siège de 1792.

L'Hôtel de ville, c'est à la fois le plus jeune et le plus vieux de ces monuments. Sur la place il date du règne de Louis-Philippe et cela se voit, mais si l'on traverse la cour, pour passer derrière, on y trouve les restes de l'hôtel de Rihour, ancien palais des Comtes de Flandre, une tour de briques, deux hauts pignons briques et pierres soutenus par des contreforts et percés de hauts fenestrages éclairant une belle salle gothique dite du Conclave.

En ces bâtiments résidèrent souvent les Comtes de Flandre de la maison de Bourgogne, ceux du quinzième siècle, époque brillante, période de prospérité pour la Flandre, après les luttes et les guerres terribles des treizième et quatorzième siècles, entre les rois de France et les ducs, depuis Ferrand que Philippe-Auguste ramena ferré, dans un chariot pour le tenir treize ans prisonnier en son donjon du Louvre:

«Lors fut Ferrand tout enferré,
«Dans la Tour du Louvre enserré.»

entre Français, Flamands et Anglais, et avant l'époque espagnole, seconde période de malheurs, de guerres et de ravages, qui ne cessa qu'avec les victoires du Grand Roi.

En face de l'Hôtel de ville, la Bourse fait meilleure figure; c'est un bel édifice carré du dix-septième siècle, en style de la Renaissance flamande, dont les façades à deux étages présentent une suite de colonnes décorées de gaines et de cariatides, alternées, encadrant des frontons très chargés de sculptures au-dessus de chaque fenêtre. L'ensemble est joli, avec le grand comble régnant sur le tout et toutes les cheminées, et le campanile malheureusement un peu maigre à la partie supérieure.

A l'intérieur, une cour à arcades, au milieu de laquelle la statue de Napoléon contemple une série de bustes de savants illustres, sous les arceaux.

Sur le côté de la place, troisième édifice, plus modeste. C'est un corps de garde élevé en 1717, sur un immense perron en avant-corps; la Grand'Garde est sans beauté particulière malgré son perron et ses frontons, mais elle rachète sa lourdeur par sa silhouette, d'autant mieux qu'elle est flanquée de quelques maisons anciennes à grands toits.

Au milieu de la place s'élève la colonne commémorative du fameux siège de 1792, colonne robuste et trapue, dressée sur un soubassement entouré d'obusiers pris à l'ennemi, et portant sur son sommet crénelé une figure de Lille au geste énergique, le boute-feu à la main. C'est le dernier des sièges soutenus par la vieille cité flamande, contre une armée autrichienne forte de trente-cinq mille hommes. Elle se défendit héroïquement avec une garnison peu nombreuse et des volontaires qui se distinguèrent, particulièrement les fameux Canonniers bourgeois, vieille et célèbre compagnie bourgeoise des Canonniers de Sainte-Barbe, dont l'hôtel actuel conserve nombre de précieux souvenirs. Une attaque vigoureuse, neuf jours et neuf nuits de bombardement pendant lesquels une partie de la ville flamba, n'eurent pas raison de la résistance héroïque des Lillois, et les Autrichiens, très éprouvés, durent lever le siège.

Si la ville voulait élever sur sa grande place une colonne pour tous les sièges qu'elle a soutenus, victorieusement ou malheureusement, mais toujours avec honneur, les Lillois actuels pourraient s'y promener à l'ombre. En prenant seulement leur histoire au temps du malheureux comte Ferrand et de ses démêlés avec Philippe-Auguste, nous voyons le roi de France assiéger et prendre trois fois Lille, et la troisième fois, pour en finir avec sa résistance obstinée, l'incendier et dévaster de fond en comble. C'est encore un siège sous Philippe le Bel, cent ans plus tard, lorsque Philippe le Bel, peu après la terrible défaite des Eperons d'or, eut écrasé les milices des villes flamandes à Mons-en-Puelle. Ensuite, au seizième siècle, pendant les troubles de la Réforme et la révolte des Pays-Bas, ce sont des coups de main et des surprises.

Puis, c'est le siège de 1667, Louis XIV en personne conduit son armée sous les murs de la vieille cité, qui se défend énergiquement avec deux mille quatre cents hommes de garnison et ses dix-huit compagnies bourgeoises. Mais, après dix jours de tranchée ouverte, une capitulation honorable est signée; moyennant le maintien de ses coutumes et privilèges, Lille fait partie désormais du royaume de France et elle aura à prouver bientôt sa fidélité au roi aussi complètement que jadis à ses ducs.

Vauban transforme la place et construit une citadelle très forte. A cette citadelle viennent se heurter en 1708, lors des guerres de la Succession d'Espagne, le prince Eugène et Marlborough. C'est le temps des désastres des armées royales en Flandre. Siège terrible, Boufflers défend la place à outrance. Après deux mois passés de tranchée ouverte, de famine et de bombardement pendant lesquels les Lillois montrent bien leur vaillance accoutumée, les violons narguant les canons, leur théâtre, malgré bombes et boulets, jouant insolemment la comédie tous les soirs, il faut rendre la ville; mais Boufflers se retire dans la citadelle et se défend encore deux mois, pendant lesquels Lille continue à vivre sous une pluie de fer et de feu.

Des remparts de la première période, Lille peut montrer près de l'église Saint-Sauveur la Noble Tour, qui n'est simplement que la base d'une grosse tour du quinzième siècle, mais, sauf modifications, éventrements et démolitions, la citadelle de Vauban est toujours là, et aussi quelques portes monumentales comme la Porte de Paris, très important arc triomphal, plutôt que porte, élevé par Louis XIV.

Lille a dédié à Saint Maurice une grande église à cinq nefs égales, superbe morceau d'architecture ancienne avec quelques reconstructions ou restaurations. Sur la façade, au-dessus de quatre hauts pignons, s'élève une grosse tour fort intéressante comme détails avec une belle flèche moderne. Du côté de l'abside, Saint-Maurice se prolonge par des sacristies, des chapelles basses en gothique très fleuri, s'alignant sous les hautes verrières.

Il y a encore Sainte-Catherine, Saint-Sauveur, Saint-André, Notre-Dame-de-la-Treille, etc., édifices peu anciens ou tout à fait modernes, quelques-uns intéressants à l'intérieur par des détails ou des œuvres d'art.

Très près de Lille, à cheval sur la frontière belge, à mi-chemin d'Ypres, la petite ville de Commines dresse sur sa grande place l'un des plus curieux, des plus originaux de ces beffrois municipaux de la Flandre. Toutes les villes belges ont gardé précieusement leurs donjons communaux, symboles de leurs libertés et franchises, belle famille de tours géantes, variées dans leurs structures, parfois vraiment colossales comme à Ypres ou Bruges, couronnées de façon si diverses, crénelées, coiffées de campaniles où tintent des carillons, ou bien découpées, ciselées en fantastiques bouquets de fleurs de pierres, comme à Audenarde ou Louvain.

La Flandre française peut, à côté de ces belles tours, avec un rang honorable dans la famille, montrer, outre celui de Douai, les beffrois de Commines et de Bergues.

A Commines, ville franco-belge, en deux parties séparées par la Lys et par une Douane, c'est une grosse tour carrée du quatorzième siècle, en briques et pierres, colorée d'une patine chaude, se terminant par une galerie de fausses arcatures flanquée de quatre tourelles, sous un énorme couronnement bulbeux en coupole ardoisée, coiffée à son tour par un campanile à deux étages, encore surmonté d'un autre clocheton, bulbeux comme les pointes des tourelles renflées en double poire.

L'Hôtel de ville, sous ce beffroi, est une construction quelconque moderne; en arrière, le clocher de l'église ne fait pas mal au-dessus des maisons, malheureusement sans caractère comme le reste de la ville. La faute en est sans doute aux guerres du seizième siècle, pendant lesquelles toute la ville brûla.

Si, comme le veut la tradition, Philippe de Commines est né au château de Commines et non à Argenton, en Poitou, cela fait avec Monstrelet et Froissart un joli trio de chroniqueurs. Il serait dommage de les séparer. Le fin politique qui sut vivre sans accident trop grave,—le cachot de Loches à part,—à côté de Charles le Téméraire et de Louis XI, et nous les pourtraicturer dans ses Mémoires, voisine admirablement avec Froissart et Monstrelet.

Bergues est mieux que Commines. C'est une petite ville gaie d'aspect, ceinte de remparts, de bastions baignant dans l'eau fournie par des canaux, avec des paysages de verdures tout à l'entour, animée par le clairon et le tambour des petits fantassins résonnant dans les vieilles murailles. Les rues de la ville n'ont pas grand caractère et l'église gothique est sans beauté particulière, mais, sur la grande place, s'élève le magnifique beffroi, haute et superbe tour complètement revêtue de haut en bas de grandes arcatures ogivales en sept ou huit zones, sans autres ouvertures que d'étroites meurtrières. Quatre grosses tourelles également plaquées d'arcatures, cantonnent la plate-forme portant le cadran de l'horloge sur ses créneaux. Au-dessus s'élève le campanile où chante le carillon, campanile à dôme renflé en poire ou en gourde, accompagné de petites gourdes ardoisées sur les tourelles.

Un petit corps de garde à arcades s'accote au bas de la tour. Malheureusement l'Hôtel de ville appuyé à côté n'est qu'un bâtiment sans style, refait il y a quarante ans.

Ce magnifique beffroi, par-dessus les petites maisons éparpillées à ses pieds, peut regarder ses vieilles connaissances les tours de l'abbaye de Saint-Winoc, dressées sur le mamelon du Groenberg, à deux ou trois rues de distance, dans le balancement, au vent de la mer assez proche, des masses de verdures de grands vieux arbres alignés, ombrageant une jolie promenade, laquelle fut sans doute le jardin de l'abbaye.

On disait Bergues-Saint-Winoc jadis, l'abbaye étant quelque peu la mère de la ville, ainsi que du village de pêcheurs à deux lieues de là, qui devait devenir Dunkerque, et il ne reste de Saint-Winoc que ces deux tours isolées, l'une carrée, soutenue par d'énormes contreforts de briques, ancien clocher de l'église, et l'autre, octogonale, à quatre étages en retrait les uns sur les autres, terminée par une haute flèche filant très haut dans les airs. Ces pauvres vieilles tours n'ont échappé à la destruction générale que parce que, sur ces côtes basses, elles sont visibles de très loin au large et servent d'amers aux navires.

Gravelines, qui flanque Dunkerque à quelques lieues sur la gauche, est un bon modèle de la petite place de guerre à la mode du dix-septième siècle. Se promener le long de ses remparts, sur les glacis des larges fossés pleins d'eau, c'est relire et revivre un peu l'histoire des guerres avec l'Espagne dans nos provinces du Nord. La ville n'a pas d'importance, il n'y a pas de monuments, ou ces monuments sont d'une architecture tout à fait modeste, mais aux portes, sous les petits corps de garde à colonnes, on est tout surpris de ne pas voir un poste du régiment de Champagne ou de Picardie, des piquiers ou des mousquetaires commandés par un anspessade.

Existence agitée, coups de canons nombreux, sièges, assauts, prises et reprises, durant une centaine d'années, de Philippe II à Louis XIV, puis retour à la tranquillité, voilà l'histoire de Gravelines et des agglomérations voisines, presque ses faubourgs, Petit fort Philippe, Grand fort Philippe, à l'embouchure de l'Aa.

Un point surtout est bien dans le caractère de l'époque, figé aux temps de Louis XIII et de Louis XIV. C'est un décor de petite place solitaire: au fond l'église basse, fenêtres gothiques, petite porte Renaissance; à droite, de vieilles casernes réunies par un pont à la nef de l'église, pour que Mgr le Gouverneur pût, sans descendre dans la rue, gagner sa tribune à la messe.

Dans la ville actuelle de Dunkerque, rivale d'Anvers, grand port qui s'agrandit d'année en année, on ne peut guère retrouver grand'chose de la physionomie caractéristique du vieux port de la Flandre française, au temps des frégates du Roi Soleil, du terrible refuge de corsaires d'où, pendant trois siècles, sous les couleurs espagnoles, sous le pavillon fleurdelysé de Louis XIV et de Louis XV, ou sous le drapeau de la République, s'élancèrent tant de hardies escadrilles pour courir sus, à travers la Manche ou la mer du Nord, aux flottes des Hollandais ou des Anglais.

Ce Dunkerque-là est aussi loin que le Duyne-Kerke, Eglise des Dunes, village de pêcheurs des premiers siècles; il a disparu sous les transformations, avec les pittoresques jetées de bois, les estacades d'il y a cinquante ans, et tout le tohu-bohu irrégulier des constructions maritimes de jadis, avec la vieille marine et les frégates et les flûtes et les corvettes à voiles.

Aujourd'hui, ce sont de nombreux et vastes bassins à flot, un avant-port, un arrière-port, des quais s'étendant sur des immensités bordées d'immenses magasins, et des forts, des docks, des écluses communiquant avec les divers canaux de l'intérieur, de larges voies sillonnées de wagons, de tramways, encombrées de la multitude des camions et des fardiers, et toujours des pâtés de hautes bâtisses, par-dessus lesquelles se dressent des mâtures.

Si l'on cherche des traces du vieux Dunkerque, que trouvera-t-on? Sur le port, la vieille tour de Leughenaer, défigurée, enfermée dans les maisons, l'église Saint-Eloi, avec sa grosse tour-beffroi et son carillon, à peine çà et là quelques restes de vieilles maisons et c'est tout.

L'église Saint-Eloi renferme la sépulture de Jean Bart; le héros Dunkerquois, prototype des rudes marins sortis en foule de la cité flamande, des capitaines corsaires de la période héroïque, s'y repose sous les dalles, à côté de sa femme, de ses vingt années de courses glorieuses, pendant les grandes guerres maritimes qui firent d'un simple matelot pêcheur, un chef d'escadre de Louis XIV!


III

FURNES—NIEUPORT—DIXMUDE

Le décor de la Grand'Place.—Le Pavillon des Officiers espagnols.—Les Eglises.—Le dernier mystère.—Ce qui survit de Nieuport.—Fantôme de ville dans les Dunes.—Dixmude endormie dans ses prairies.

Une des plus gentilles portes pour entrer en Belgique est celle de Furnes. On a suivi depuis Dunkerque les longues ondulations des dunes piquées de végétation, qui menacent de couvrir, tout en les protégeant contre la mer, les petits villages blancs aux toits rouges; les montagnettes de sable envahissant se succèdent, laissant à peine entrevoir la mer entre elles, de temps à autre; on a passé à Zuitcote, marqué par le clocher de son église ensevelie sous le sable, clocher servant aujourd'hui de Sémaphore, et voici bientôt, en quittant le cordon des dunes pour la campagne verte toute sillonnée de canaux, la petite ville de Furnes, et ses tours et ses pignons rouges, et sa jolie gare en vieux style flamand, Furnes, ancienne petite cité d'aspect accueillant et gai, et qui peut montrer comme souvenirs de son passé de superbes édifices et une si magnifique Grand'Place.

Dans cette vaste plaine de Belgique qui s'ouvre, avec toutes ses villes à l'histoire tumultueuse pleine de grandeurs tragiques et de pages éclatantes, c'est le commencement des architectures caractéristiques, et Furnes, comme ensemble monumental, peut être placée immédiatement après les grandes cités d'art, Bruges, Gand et Ypres, au premier rang des villes secondaires.

Bien petite ville aujourd'hui, à peine six mille habitants, mais comme on prend une grande idée de son passé, lorsque, par les rues larges et propres, mais un peu vides, aux grandes et belles maisons bien entretenues, de couleur gaie, mais silencieuses, on débouche tout à coup sur la Grand'Place, carré immense de maisons à pignons flamands dominées par de hauts monuments. Ce forum le dit suffisamment, Furnes fut grande et importante cité jadis; il fallut bien des guerres, et leurs malheurs et leurs bouleversements, puis de lentes modifications économiques pour rétrécir la ville à ses proportions actuelles.

Tout Furnes est sur cette place, ou derrière la ligne de maisons rouges, qui semblent basses sous les hauts édifices montant en arrière. Des ravages de la guerre, Furnes en eut sa bonne part aux époques lointaines, dès le temps des Normands. Au treizième siècle, lorsque Robert d'Artois ayant battu, sous ses murailles, Guy, comte de Flandre, enleva Furnes, il la pilla et brûla de fond en comble. Plus tard, les troubles religieux et les guerres du seizième siècle amenèrent de terribles moments, ses églises en souffrirent, notamment Sainte-Walburge. Cependant elle connut encore des jours de prospérité après l'accalmie, puisque beaucoup de ses belles maisons, l'Hôtel de ville et le Palais de Justice datent de l'occupation espagnole.

Le Pavillon des Officiers espagnols sur la place, belle construction récemment restaurée, était la maison de ville du Moyen-Age, avant d'être occupé par les troupes d'Espagne. C'est d'ailleurs une sorte de gros donjon carré pourvu de créneaux et de tourelles d'angle sous le comble, avec un bâtiment en retour sur la rue, façade plus ornée, d'un grand air aussi, à fenestrages encadrés à la flamande.

Sur l'autre coin, au fond de la place, les Espagnols avaient fait un corps de garde d'une haute maison à pignons, dont le rez-de-chaussée forme une loggia à colonnettes. Cette maison avait été précédemment la Halle aux vins et le quartier des veilleurs de nuit.

Tout l'angle de la place, en face du Pavillon des Officiers, est occupé par l'Hôtel de ville et le Palais de Justice, bien différents de style, quoique très rapprochés comme âge. D'un côté, c'est une façade massive et presque sévère du dix-septième siècle, légèrement renfrognée, de l'autre c'est la Renaissance flamande plus grasse et plus belle, c'est-à-dire tout le charme d'un Rubens opposé à la froideur d'une belle personne classique.

L'Hôtel de ville, de 1612, montre deux beaux pignons décorés de frontons, de colonnettes, de motifs Renaissance, et, passant la tête par-dessus les grands toits, une tourelle octogonale au comble surmonté d'une petite coupole en poire. Sous l'un des pignons, une très élégante loggia en avant-corps forme perron, avec balustrades en ramages Renaissance découpés.

Par-dessus le grave Palais de Justice de 1628, tout en pilastres, colonnes et balustrades, monte le beffroi, grosse tour en partie gothique, avec, en retrait, sur la plate-forme carrée, une seconde tour octogonale portant un campanile à coupoles.

Toutes les maisons de la place, sur la ligne du Palais de Justice, ont des toits de tuiles rouges derrière des pignons en escalier, pignons Renaissance à décoration variée, chacun avec une belle fenêtre à la partie supérieure, surmontée d'une niche en coquille et encadrée de colonnettes et de frontons, décorée d'écussons ou d'arabesques. Sur le côté de l'Hôtel de ville, une autre façade plus ancienne, dans le style du seizième siècle, présente une très belle disposition de moulures montant d'en bas pour encadrer les fenestrages jusqu'à la pointe du pignon.

Par-dessus les petites maisons Renaissance, s'élève le chœur de l'église Sainte-Walburge, le chœur considérable et imposant qui est, avec le transept, toute l'église, le reste manquant, ayant été détruit ou n'ayant pas été achevé, ainsi qu'en témoignent un portail interrompu, des fragments en attente de reconstruction et des débris enchâssés autour de l'église dans la verdure du jardin. A l'intérieur, ce chœur est très majestueux.

On conserve à Sainte-Walburge, les groupes sculptés et les accessoires de la grande procession annuelle du dernier dimanche de Juillet, établie en souvenir de l'aventure d'un comte de Flandre, qui, rapportant de Jérusalem, au temps des Croisades, un morceau de la vraie Croix, et assailli sur les côtes flamandes par la tempête, fit vœu de l'offrir à la première église qu'il apercevrait à terre. La fureur de la mer s'apaisa aussitôt et le croisé, à travers les dernières vagues, aperçut la tour de Sainte-Walburge de Furnes pointant au-dessus de la ligne sablonneuse du rivage.

Par la suite, des confréries se fondèrent en l'honneur de la vraie Croix, et instituèrent une solennelle procession, qui était en même temps une représentation du Mystère de la Passion. Cette procession, supprimée seulement pendant les troubles religieux de la Réforme, a lieu encore, ou plutôt ce Mystère se joue encore tous les ans, et déroule dans les rues de Furnes, à travers le magnifique décor de la Grand'Place, tous les épisodes de l'histoire du Christ, depuis l'étable de Bethléem, la fuite en Egypte, la trahison de Judas, la flagellation, jusqu'au grand drame du Calvaire et la Résurrection, les uns figurés par des personnages vivants, les autres par des groupes sculptés avec une foule considérable de figurants: Prophètes, Apôtres, Juifs, anges, cavaliers, soldats romains accablant le Christ de coups de lance lorsqu'il succombe sous le poids de sa croix, etc., etc. A la suite, à travers les foules accourues pour cette célèbre procession, passent les pénitents et pénitentes, en longue robe noire, la tête couverte de la cagoule, pieds nus, portant ou traînant d'énormes croix de bois.

Sur la partie de la Grand'Place en prolongement du Pavillon des Espagnols, les façades, sauf le joli pignon du théâtre, n'ont plus de caractère artistique, mais se découpent encore pittoresquement en avant de la deuxième église de Furnes, Saint-Nicolas, dont la vieille tour se dresse, épaisse et rugueuse, ses vieilles briques écorchées et patinées par le temps.

En dehors de cette Grand'Place si bien meublée, Furnes n'a plus autre chose à montrer; quelques maisons çà et là et sa belle gare gothique.

Oui, elle est gothique, mais ce n'est pas un de ces pastiches grinçants et mesquins que l'on connaît, fabriqués avec des détails ramassés et appliqués n'importe comment, c'est franc et bien accommodé au programme, c'est ainsi qu'un constructeur du quinzième siècle eût conçu une gare, si le quinzième siècle en avait eu besoin.

A quelques kilomètres dans les dunes, somnole une autre ville tout à fait déchue, celle-là, Nieuport, jadis havre important, ville forte, cité commerçante d'où s'élançaient des flottes pour le négoce ou la grande pêche.

La côte est toute en longues chaînes de montagnes de sables cachant la mer, et nichant dans leurs creux les petits villages de pêcheurs et les plages de bains. Nieuport montre au milieu des prairies ce qui lui reste de rues et de maisons, groupées autour de la grande place vide. Hélas! tout est tristesse et solitude dans la ville, rien ne remue par les rues, le grand bâtiment gothique des Halles, morne et vide, semble bailler par toutes les grandes ouvertures d'un rez-de-chaussée original en avant-corps, par toutes ses fenêtres, où il semble bien, qu'en partant, les gens du seizième ou dix-septième siècle ont oublié seulement de mettre les volets.

La pauvre ville eut jadis vingt mille habitants, elle est fille d'un village de pêcheurs, hameau de la ville de Lombardzyde, que la mer écrasa et emporta sous ses vagues en 1116. Lombardzyde est redevenu village de pêcheurs et de baigneurs.

Nieuport, né de sa ruine, connut plusieurs siècles de prospérité, coupés de quelques mauvais moments, puis les jours difficiles vinrent tout à fait; les secousses et les alertes des guerres se suivant et se répétant, ses remparts eurent à subir de trop nombreuses attaques. Après des sièges malheureux, la prospérité s'en fut, le commerce disparut et la ville, en pleine décadence, sombra dans sa léthargie actuelle.

Le grand bâtiment des Halles est pourtant un bel édifice de vastes proportions, que domine fièrement le beffroi. Grandeur déchue, spectre mélancolique du passé, le vaste monument est vide, et rien ne remue en lui ni devant lui sur le pavé. Les cultures ensevelissant la place des remparts, des édifices et des rues disparues, la campagne a reconquis la ville et vient jusqu'auprès du beffroi. D'un côté, il y a des champs et des jardins tout de suite; de l'autre, de petites maisons basses quelconques et le clocher de l'église, une grosse tour trapue, clocher découronné sans doute. L'église est grande aussi, d'un beau caractère à l'intérieur avec de nombreux monuments, un jubé, une chaire de pierre du quinzième siècle encadrant des bas-reliefs dans ses panneaux.

Derrière cette église, verdures, jardins, petits chemins, c'est la campagne; à quelque distance dans les arbres, une grosse masse sombre se dresse sur un léger renflement du sol. C'est le débris d'une Commanderie de Templiers, un donjon de briques, carré comme tous les donjons de l'ordre du Temple. Annexé à la ville, il en défendait une porte disparue avec le rempart. La Commanderie fut incendiée et ruinée en 1383 par les Anglais, comme la ville, du reste, que le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, rebâtit deux ans après.

Pour secouer un peu la mélancolie de Nieuport et des paysages de sable sur la côte, il n'y a qu'à se rappeler la belle bataille livrée ici, sur les sables de la plage, en 1600, par les troupes du Stadthouder des Provinces Unies, Maurice de Nassau, prince d'Orange, contre l'archiduc Albert et l'armée espagnole. Cernée dans les dunes, séparée de sa flotte, l'armée de Maurice de Nassau ne pouvait que vaincre ou mourir. Et pendant toute une journée ce ne furent que charges désespérées sur le sable, presque dans les premières vagues, belles chevauchées d'escadrons, marche serrée des bataillons traversant l'Yser sous le feu, avec de l'eau jusqu'aux hanches, chocs et carnages jusqu'à déroute complète des Espagnols, qui laissèrent cinq mille cadavres dans la dune, autant de prisonniers et cent cinq drapeaux.

Une troisième ville, à quelque distance en remontant l'Yser, vivote dans les terres, endormie non moins mélancoliquement que Nieuport, parmi les pâturages où de loin en loin tourne quelque moulin.

C'est la curieuse petite Dixmude, bien plus tombée que Nieuport, si elle eut jadis trente mille habitants vivant à l'aise dans ces maisons qui n'en abritent plus maintenant que onze cents. Enchâssée dans la verdure de ses magnifiques prairies, elle dresse encore, pour attester son ancienne splendeur, des beffrois et des flèches.

Dixmude en son temps fut une grande cité, un port; il y a très longtemps, quand l'Yser pouvait lui amener des navires, elle fut ville forte et la marée baignait ses murailles; elle fut cité de commerce, elle eut des métiers et de nombreux artisans comme ses grandes voisines Ypres et Gand;—maintenant, revenue de tout, elle élève des vaches dans ses prairies et soigne la renommée de son beurre.

Hélas! où sont ses corporations et ses confréries? Ce qui en fit l'ombre d'une ville, ce furent des sièges et des sièges, des assauts par les milices de Gand ou Bruges, des pillages, des incendies, dont un seul, en 1553, détruisit le château, les Malles, avec trois cents maisons.

Onze cents habitants seulement. Un des coins de l'immense Grand'Place les contiendrait tous sans peine, car elle est encore plus grande que celles de Furnes et de Nieuport réunies. Le passant,—on doit dire le et non pas les, car il y en a rarement plus d'un à la fois,—le passant, qui la traverse en a pour cinq bonnes minutes.

Le voyageur circulaire n'a pas à regretter ses pas, car cette place fait un beau fond de tableau; il y a quelques vieilles maisons, une prison bien rébarbative, aux fenêtres formidablement quadrillées de barreaux de fer, un Hôtel de ville tout neuf et par-dessus les toits rouges, la masse sombre de l'église Saint-Nicolas.

Ces onze cents habitants se sont fait bâtir un nouvel hôtel de ville dans le beau style ogival flamand—on restaure et on construit beaucoup en Belgique, de très importants monuments, et toujours dans le style national.—Donc, pas si endormis dans la tristesse, les habitants de Dixmude. Leur Hôtel de ville est pourvu d'un joli beffroi en avant-corps, avec bretèche ouverte, comme au Moyen-Age pour parler au peuple dans les grandes occasions, tumultes ou autres. Dans la Dixmude moderne, ces occasions doivent être rares. L'ensemble s'arrange très bien, avec un pignon Renaissance à gauche, le pignon sévère de la prison à droite et Saint-Nicolas, comme repoussoir en arrière.

Saint-Nicolas, vaste église à grosse tour gothique, est l'écrin sombre et rugueux d'un joyau de pierre follement sculpté, fouillé, tarabiscoté et fanfreluché sur toutes les lignes et sur toutes les coutures, en gothique tout ce qu'il y a de plus fleuri, fantastique dentelle pétrifiée ou guipure de pierre arrangée en jubé devant le chœur.

Le jubé de Dixmude est célèbre et mérite sa réputation, ses arcs en anse de panier, se doublent et se triplent de moulures festonnées et refestonnées, qui se découpent en trilobes, se relèvent et s'avancent en pointe pour porter des statuettes nombreuses; c'est extraordinairement compliqué et flamboyant, en contraste avec les lignes un peu rudes de l'église.

En tournant à l'extérieur de Saint-Nicolas, on peut voir sur des carrefours étroits des porches sous de hauts fenestrages, et une petite place arrangeant très pittoresquement de vieilles maisons avec un petit marché au poisson, en avant de l'abside et des pignons des nefs latérales.

Les petites rues n'offrent guère autre chose; de vieilles maisons bordent le canal, un superbe moulin de bois tourne à deux pas de la Grand'Place, mais il y a le béguinage. Ah! si la ville semble plongée dans le sommeil, le béguinage, petite cité dans la cité, bien enclose dans une enceinte particulière, c'est le royaume du Silence. Tout y semble figé et endormi depuis des siècles. Petits murs bordant les jardins, petites maisons entourant une petite place, petite église vieille, vieille, qui semble ratatinée et courbée vers le sol, petites ruelles tournant autour, tout est en briques peintes en blanc, avec une bordure de peinture noire en bas, soulignant tous les angles.

Pas un bruit, pas un souffle. Ce béguinage de petite ville, c'est du silence dans le silence: le feuillage des jardinets oserait-il remuer si le vent soufflait? Le ciel est bleu, il y a du soleil sur ces briques blanchies, ce n'est pas triste. Une forme noire passe sans bruit, lentement, c'est une béguine encapuchonnée, une bonne petite vieille trottinant doucement sous la cape de sa mante, une figure ronde et rose, mais toute plissée de rides, le menton et le nez tendant à se rejoindre. On lui donnerait plusieurs centaines d'années, elle doit dater de la fondation du béguinage, et peut-être est-ce Sainte Begga elle-même, fondatrice de l'ordre des Béguines, en tournée de surveillance.


IV

COURTRAI

Triomphe et mise à sac, la journée des Eperons d'or.—Rosebecke. Le Vieux Beffroi.—Un pont fortifié.—Le Béguinage.

Voilà une de ces grandes Communes batailleuses du Moyen-Age, Courtrai, restée ville importante, populeuse, trente-cinq mille habitants, industrielle comme jadis et continuant à tisser le lin de sa campagne. Vieille et célèbre ville qui eut aussi sa large part de malheurs, de sièges et de mises à sac, au cours des siècles, et qui ne s'en porte pas plus mal aujourd'hui.

Son histoire particulière est mouvementée, et en la prenant seulement au commencement du quatorzième siècle, il faut se rappeler qu'elle vit sous ses murs la chevalerie française écrasée à la bataille des Eperons d'or par les communes et les métiers des Flandres.

Ce fut la grande journée triomphale des milices communales des Flandres. Le roi de France, Philippe le Bel, venait conquérir le comté de Flandre, qui avait pris parti contre lui dans sa lutte avec l'Angleterre. Réunie au domaine royal, la Flandre eut un gouverneur. Visites royales aux villes annexées, joyeuses entrées, fêtes, la Flandre étonne par sa richesse et le luxe de ses riches commerçants. Mais les taxes et les exactions des garnisons françaises soulèvent les colères et les révoltes. En une nuit, Bruges égorge trois mille hommes, venus, disait-on, avec une provision de cordes achetées à Courtrai pour pendre les principaux bourgeois. Gand et Audenarde avaient fait de même pour les partisans de la France. Courtrai ne demandait qu'à suivre l'exemple, mais la petite troupe de Français en garnison dans son château se défendit furieusement et mit quelque peu le feu à la ville.

Une armée accourut de France, pour ruiner l'orgueil de ces vilains de Flandre. Elle comptait une nombreuse chevalerie sous le commandement de Robert d'Artois et du connétable Raoul de Nesle. Elle rencontra les Flamands sous les murs de Courtrai et engagea une de ces batailles féroces où, de part et d'autre, la haine et la fureur sont telles, que la lutte tourne vite au massacre.

C'était le 13 Juillet 1302. Toutes les milices et les corporations des grandes communes des Flandres étaient là, Pierre de Koninck et Jean Breidel avec quelques milliers de gens des métiers de Bruges, les hommes de Gand, d'Ypres, de Furnes et les soldats amenés par les barons flamands du parti national, en tout, trente mille combattants qui comptaient bien faire de nouveau un terrible usage de leurs fameux Goedendags ou Bonjours, les longs marteaux à pointes de fer qui leur avaient déjà si bien servi.

Les Flamands, pour se couvrir contre les charges de l'innombrable chevalerie bardée de fer, s'étaient rangés au milieu des prairies marécageuses dans la plaine de Groeningue, derrière des abattis d'arbres.

Au moment d'engager le combat, dans les rangs des Flamands, bourgeois et hommes de métiers réunis en masses serrées, des prêtres passèrent avec le viatique et donnèrent une absolution générale. La chevalerie française chargea à fond tout de suite, sans reconnaître le terrain, enfonça sous le choc les premières lignes, mais s'en alla se noyer dans des canaux et des marais recouverts de branchages. Alors la boucherie commença, l'égorgement de tous ces cavaliers enfermés dans leurs bardes de fer et écroulés sous leurs chevaux pantelants dans la boue du marécage.

Les Flamands, frappant comme des bûcherons, ou coupant des gorges comme des bouchers, avaient pour mot d'ordre de n'accorder aucun quartier, de ne recevoir personne à rançon. Six mille nobles gens d'armes périrent et des milliers d'autres combattants. Les Flamands recueillirent les éperons d'or de toute cette chevalerie, puis, dans la joie du triomphe, les mesurèrent au boisseau, pour les distribuer aux villes confédérées. Courtrai eut la grosse part et suspendit ces trophées aux voûtes de son église Notre-Dame.

Ces éperons d'or devaient attirer de terribles malheurs sur la ville. Quatre-vingts ans plus tard, lors des grandes luttes d'Artevelde et des Gantois pour les libertés des Flandres, une armée française, amenée par le duc de Bourgogne, écrasa les Flamands à Rosebecke, près Courtrai, le 25 novembre 1382, et pour achever de venger l'ancienne défaite, fonça dans Courtrai, décrocha les éperons d'or, et mit tout à feu et à sang dans la ville. Les infortunés bourgeois massacrés ou chassés, le duc de Bourgogne enleva l'horloge du beffroi avec la cloche et les Jacquemards qui sonnaient les heures, et fit placer le tout sur la tour de l'église Notre-Dame, à Dijon, où les Jacquemards flamands sont encore.

Du sac et de l'incendie, Courtrai se remit pourtant. Voici la Grande Place et le vieux beffroi isolé au milieu, dernier reste des Halles disparues. Il y a quelques années, il était encore tout enveloppé jusqu'à mi-hauteur de maisons sans caractère, et pourvu d'un avant-corps dix-huitième siècle à fronton qui ne lui allait guère. On l'a débarrassé de tout cela et il apparaît plus fier maintenant, sorti de sa gangue, avec les cinq flèches aiguës qui le couronnent. L'horloge est bien modeste pour une horloge de beffroi. On voit que Courtrai regrette toujours celle que Dijon détient.

L'Hôtel de ville, en face du beffroi, n'est pas très important. C'est un bâtiment du seizième siècle, long et étroit, à un seul étage de fenêtres régulièrement espacées, avec un tout petit clocheton sur le toit. La salle échevinale renferme une belle cheminée surchargée de petits sujets sculptés sur trois rangées, les statues des Vertus, les Péchés capitaux, des diableries sur le linteau, et, sous un dais au milieu du panneau, la statuette de Charles-Quint.

Une grande église dresse sa grosse tour sous un large porche au bout d'une petite rue du fond de la place. Ce n'est pas l'église aux Eperons d'or, c'est Saint-Martin, fondée par saint Eloi, reconstruite au quinzième siècle. Belle tour à gros contreforts se terminant en tourelles d'angle à combles effilés et renflés en poire, pour accompagner la flèche-campanile ardoisée, renflée de même au sommet.

Courtrai n'abonde pas en maisons intéressantes. Comme motifs pittoresques, après la Grande Place et ses entours, la ville n'a plus à offrir que le pont fortifié de Broel, l'église Notre-Dame et le béguinage. L'église Notre-Dame où furent apportés les éperons d'or de la bataille, a malheureusement été refaite au dix-huitième siècle, avec trop de placages, de marbres somptueux, trop de rococo; mais elle a meilleur aspect à l'extérieur, vue du béguinage, avec sa tour d'architecture rude et la grande chapelle qui flanque sa nef.

Le pont de Broel, par exemple, dernier reste de ses remparts, est un beau morceau. Au tournant de la Lys chargée de péniches, encadrée d'usines et de fabriques, s'aperçoit tout à coup sur la droite un vieux pont aux piles moussues, défendu à chaque extrémité par une grosse tour trapue trempant dans l'eau, masses cylindriques aux briques noircies par le temps; les brèches et les blessures de jadis ont été soigneusement bouchées: sous les hauts combles aigus, l'étage des mâchicoulis demeure intact, comme pour recevoir sa garniture de hourds en cas de siège.

C'est tout ce qui reste de l'enceinte reconstruite au quinzième siècle après les désastres. Au dix-septième siècle, dans les luttes contre l'Espagne, ces remparts furent assaillis et enlevés plusieurs fois par les Français, repris au dix-huitième et finalement démolis. Sous les arches étroites du vieux pont, les péniches, quittant les fumées des hautes cheminées, filent lentement à la queue leu leu, pour aller se perdre parmi les arbres bordant les prairies.

Le béguinage Sainte-Elisabeth est charmant, soigné, entretenu, d'aspect vivant, du moins sur la jolie place en entrant, où se dresse, au milieu d'une pelouse, une statue de dame Moyen-Age, représentant la comtesse Jeanne de Flandre, fondatrice de l'établissement en 1241. Toujours des petites maisons bien closes, blanchies à la chaux, avec bordure noire en bas, petits jardinets, petites portes numérotées avec guichets et statuette de Vierge au-dessus, quelquefois.

Au fond de la place, à côté de la chapelle, une belle maison flamande, en briques restées rouges et chaînes de pierre, à double pignon en gradins, porte la date de 1649. Tout autour, à droite et à gauche, des petites rues se faufilent, modestes et timides, entre les murs blancs.


V

TOURNAI

Capitale mérovingienne.—La Cathédrale aux cinq tours. Le premier beffroi de Belgique.—Eglises et maisons romanes. Le Pont des Trous et la tour d'Henri VIII.

Il y a vieille ville et vieille ville. La très antique Tournai peut regarder de haut ses voisines, dont l'illustration date des quatorzième et quinzième siècles, et qui peuvent à grand'peine, en fouillant au plus profond de leurs archives, se vanter d'une mise à sac par les Normands, retrouver le nom d'un Baudouin au bras de fer, marquis de Flandre, ou d'un Baudouin à la hache. Que d'autres cités parlent de sièges soutenus contre les Espagnols du duc d'Albe, où les Français de Louis XIV, ce sont là des gens d'avant-hier. Elle les a connus, aussi, ceux-là, mais après bien d'autres, car elle peut se vanter d'avoir été assiégée et prise par César, ce qui se passait quelques siècles auparavant.

Alors que toutes ses voisines n'étaient pas même nées, ou peut-être à peine de modestes villages, elle était déjà cité importante, ville capitale de ces chefs francs qui ont abattu l'orgueil et la puissance de Rome, capitale de Clodion le Chevelu, de Mérovée, le vainqueur d'Attila, et de Childéric, père du grand Clovis, fondateur de la monarchie française, ce qui fait descendre directement le royaume de France du royaume de Tournai. C'est quelque chose pour Tournai.

Voilà donc un bon commencement d'histoire. Quelle belle suite d'annales les plus vieilles pierres des monuments peuvent se raconter en regardant passer le vieil Escaut. Et Tournai fut aussi une antique cité religieuse, siège d'un évêché, peu après Clovis, évêché qui, vers 530, eut pour pasteur saint Médard, évêque de Noyon et Tournai.

La gloire de Tournai, c'est sa cathédrale, l'église mère, avec son cortège d'églises nombreuses, dont les tours et les flèches font un imposant cortège aux cinq tours puissantes du vieil édifice.

C'est une grande ville, cette mérovingienne et religieuse cité; une ville industrielle, vivante et gaie. L'Escaut la partage en deux parties à peu près égales, et, tout autour, des boulevards plantés tiennent la place de ses anciens remparts, dont il reste pourtant quelques vestiges dormant sous les verdures, et un magnifique pont fortifié comme celui de Courtrai.

C'est vers la cathédrale romane, joyau monumental de Tournai, que l'on va tout d'abord, vers ce bouquet de tours qui s'aperçoit de tous les carrefours, par-dessus pignons et toits. Elle est immense et superbe, et révèle des aspects différents quand on tourne par les petites rues irrégulières autour de ses puissantes murailles et des édifices ou maisons accrochées à ses flancs. Cette fantaisie de plan dans la découpure des rues est un charme de plus et permet d'admirer le colossal monument sous tous les angles. Voilà une cathédrale qui n'est pas servie sur un plateau et vue d'un coup d'œil! Pourvu seulement qu'on ne la dégage pas trop: il y a d'inquiétantes démolitions en train!

Quatre tours carrées, légères et d'une belle envolée, montant très haut leurs combles aigus, et percées de quatre étages de hautes arcatures irrégulières, cantonnent une grosse tour centrale également carrée. Du côté du portail, sur une petite place presque fermée, un beau pignon s'élève, percé d'un triangle d'arcatures, qui suivent le rampant du gable, flanqué de deux légères tourelles. En avant, un petit porche gothique, semblable à une galerie de cloître, abrite un grand placage de sculptures seizième et dix-septième siècles, garnissant tout le bas du portail.

Ce portail est réuni à l'évêché par un bâtiment du douzième siècle, sur voûte formant passage pour la rue; on arrive par là à une curieuse petite place donnant sur le jardin épiscopal, où de grands beaux arbres balancent des bouquets de feuillage sous les vieilles murailles sombres.

Toute cette partie de l'église date des onzième et douzième siècles, quand on reconstruisit la cathédrale mérovingienne. Sur chaque flanc, s'ouvrent de petits porches romans d'un beau dessin tous deux, curieux par leurs colonnes à torsades, leur décoration rongée par le temps, où se distinguent des bestiaires, des zodiaques écorchés, mutilés, à demi effacés.

Aux parties romanes vient s'adjoindre un magnifique et très vaste chœur, dans le grand style ogival du treizième siècle, qui remplace le chœur roman incendié en 1213. Intérieurement, la cathédrale est superbe de grandeur religieuse, de majesté impressionnante, tout particulièrement dans les transepts terminés en absides rondes, avec de hautes arcatures, des galeries supérieures très claires, de hautes voûtes au centre sous la grosse tour. Un jubé de marbre de la Renaissance ferme le chœur, mais les monuments, tombeaux d'évêques, statues, etc., qui remplissaient l'église autrefois, sont peu nombreux, en raison des dévastations de la Révolution.

Ville religieuse où la cathédrale est le centre principal, Tournai n'a pas une Grand'Place bien importante comme dimensions. C'est une place triangulaire derrière l'évêché et la cathédrale, se prolongeant au fond vers un carrefour étroit sur lequel se dresse le beffroi municipal.

Celui-ci serait, dit-on, le plus ancien de Belgique; il est, à la base, contemporain de sa voisine, c'est-à-dire roman du douzième siècle, repris au treizième siècle.

Grosse tour isolée cantonnée jusqu'à mi-hauteur de tourelles dont les pinacles portent des statues, étages en retrait et campanile. Son second étage aurait remplacé au quatorzième siècle, le haut de la tour détruit par un incendie. On y plaça alors trois grosses cloches appelées: le Vigneron, cloche des réjouissances, le Timbre, cloche d'alarme, et la Bancloke, cloche d'appel suprême pour la défense de la cité:

«Bancloke suis, de commune nommée,
«Car pour effroy de guerre suis sonnée».

L'Hôtel de ville n'est pas là, il occupe à quelque distance, au milieu d'un vaste jardin, le bâtiment des abbés (dix-huitième siècle), de l'abbaye de Saint-Martin, rasée au temps de la Révolution.

Sur le côté de la Grand'Place opposé à la cathédrale se trouve l'ancienne Grand'Garde, aujourd'hui Musée, édifice de la Renaissance qui fut d'abord la Halle aux Draps. Quelques maisons anciennes la flanquent avec le pignon gothique de l'église Saint-Quentin dominé par son gros clocher ardoisé. Au centre de sa Grand'Place, Tournai a élevé une statue à une héroïne, Christine de Lalaing, princesse d'Epinoy qui s'illustra dans un siège soutenu en 1581, contre les Espagnols. La guerrière, revêtue d'une armure, brandit une hache. Statue de style un peu troubadour malheureusement.

En 1581, au plus fort des luttes contre l'Espagne, Tournai révoltée fut investie par l'armée du prince de Parme, Alexandre Farnèse. Le prince d'Epinoy, gouverneur de la ville, était allé rejoindre Guillaume d'Orange, emmenant une forte partie de la garnison. La princesse d'Epinoy, nièce du malheureux comte de Horn, décapité avec d'Egmont, s'enferma dans la place où il ne restait que peu de soldats et se défendit vaillamment.

Elle donnait de sa personne, pour encourager les habitants, et fut blessée au bras en combattant sur la brèche. Après bien des assauts repoussés, il fallut pourtant se rendre, mais elle ne capitula qu'à la dernière extrémité, obtenant de sortir avec les honneurs de la guerre, à cheval, à la tête de la garnison. Cela valait bien une statue.

De vieux témoins de ces assauts et de bien d'autres, avant et après, subsistent. La grosse tour d'Henry VIII par exemple, qui existe encore sur le petit bras de l'Escaut. Là était le château. En 1513, après la bataille perdue à Guinegate par l'armée de Louis XII contre l'Empereur et le roi d'Angleterre, Tournai, qui tenait pour la France, fut assiégée et prise par l'armée anglaise. Pour garder sa conquête, Henry VIII y construisit une forteresse, dont il reste une seule tour découronnée, énorme donjon rond qui trempe dans l'Escaut.

Le pont des Trous, sur le grand bras de la rivière, se découpe sur le ciel un peu mieux que cette masse de pierres. Ce n'est pas précisément un pont, car on n'y passe pas. C'est un rempart sur la rivière qu'il laisse filer par trois belles arches ogivales couronnées d'une galerie crénelée, entre deux grosses tours, carrées du côté de l'intérieur, rondes sur la campagne, un très beau morceau du treizième siècle, formant un superbe décor Moyen-Age, tout à fait le pendant du pont de Broel à Courtrai, en plus original, avec un fond de verdure qui se relie à une jolie promenade pratiquée sur les anciens fossés, où se voient encore quelques débris de murailles.

Louis XIV avait d'ailleurs rasé une partie des remparts du Moyen-Age pour rajeunir l'enceinte, après la rapide conquête de la Flandre en 1667.

Les églises de Tournai sont nombreuses, quelques-unes très intéressantes. Au premier rang, il faut placer Saint-Jacques, qui a son portail surmonté d'une très belle tour romane, revêtue de trois étages d'arcatures. L'église Sainte-Marguerite, possède aussi une belle tour du douzième siècle, terminée par un clocheton curieux; cette tour, dont la base se trouve cachée par des maisons, fait un fond de place pittoresque, en haut de la partie montueuse de la ville, derrière le Monument français, belle colonne élevée par la Belgique aux soldats français tombés au siège d'Anvers en 1832.

Quelques jolies maisons çà et là: rue du Four-du-Chapitre, une façade romano-gothique, à côté d'une vieille porte ogivale; rue de l'Hôpital, une maison à bas-reliefs du seizième siècle; ailleurs, le pignon de la maison des Brasseurs. Il y a plus vieux du côté de l'église Saint-Brice, un souvenir qui nous fait remonter bien des siècles. Côte à côte se dressent sur un carrefour deux pignons noircis à fenêtres romanes géminées, quelques-unes dénaturées.

Ce sont immeubles du douzième siècle, ce qui est déjà respectable, mais une inscription rappelle qu'en 1653, en construisant une maison en face de ces pignons romans, on mit à jour le tombeau du roi Childéric Ier, mort en son palais de Tournai en 481. Dans le sarcophage du père de Clovis, on trouva un certain nombre d'objets très précieux, petit trésor envoyé à Paris au cabinet des médailles de Louis XIV, sur lequel des voleurs prélevèrent une forte part, mais dont il resta l'épée de Childéric, quelques bijoux, des agrafes et des fibules.

A peu de distance du Tournai Mérovingien, le Borinage, le pays du charbon, étend ses plaines hérissées de montagnes noires, de hautes collines de scories, sur lesquelles planent comme des fumées de volcans. Mons, chef-lieu du Hainaut et du bassin houiller, parmi tous ces charbonnages, ces beffrois de mines, ces cheminées, n'est pourtant pas dépourvue de coquetterie.

Cette ville ancienne, mais qui se rajeunit, peut montrer une jolie Grand'Place avec un hôtel de ville du quinzième siècle, à campanile encadré de pignons briques et pierres, un beffroi du dix-septième siècle, à petites coupoles, tout en haut sur la colline d'où la ville tira son nom, puis une curieuse cathédrale, Sainte-Waudru, édifice gothique dont le portail trapu s'ouvre entre d'énormes contreforts qui lui font un peu la mine rébarbative d'une forteresse.


VI

YPRES

L'immense édifice des Halles.—La Grosse Tour et le Nieuwerk.—Tisserands et foulons.—La vieille Boucherie.—Pignons sur pignons.—Le Steen des Templiers.

Une ville grande et belle, de physionomie avenante et que l'on dit pourtant morte. C'est un cliché pour Ypres comme pour Bruges; le cliché tout à fait faux pour Bruges, semble un peu exagéré pour Ypres, qui montre encore les couleurs de la santé.

Pourtant, tomber de plus de deux cent mille habitants au Moyen-Age à moins de vingt mille de nos jours, c'est descendre fortement, mais la ville a toujours si belle apparence que l'on ne se trouve impressionné par cette décadence qu'à la réflexion, par un retour de pensée vers la cité bouillonnante et formidable des treizième, quatorzième et quinzième siècles, la ville aux citoyens peu endurants et batailleurs, comme ceux de Bruges et de Gand, les grandes voisines et rivales d'Ypres. Ypres fut la première ville des Flandres jusqu'à la fin du treizième siècle, avec deux cent mille habitants, quatre mille métiers, et il fallut les guerres du quatorzième siècle, les grandes luttes contre les Comtes, contre les Communes voisines ennemies quelquefois, et contre les rois de France, pour faire choir la ville au second rang, et, par la ruine de ses métiers, commencer sa décadence.

Mais quelle haute idée on prend de sa grande époque, quand on débouche sur la Grand'Place, devant l'énorme édifice des Halles, le plus colossal de tous ces monuments de la fierté communale dans les villes des Flandres, la plus formidable de ces forteresses des Guildes, des gens de négoce et de métiers, enclins à regarder en face les princes et les ducs, et toute la puissance féodale, et prompts aux colères quand leurs libertés étaient en cause.

Sur cette immense Grand'Place qui vit tant de fois des foules tumultueuses aux jours tragiques, l'énorme édifice des Halles aligne une longue façade à trois étages de quarante et quelques ouvertures, hauts fenestrages en ogives, galerie crénelée au-dessus et combles très hauts. Deux belles tourelles à flèches s'encorbellent aux extrémités. De hautes fenêtres à meneaux, éclairant l'étage supérieur, alternent avec des arcatures qui encadrent des statues de personnages historiques, comtes et comtesses de Flandre, illustrations de la ville, statues modernes, remplaçant les anciennes détruites par les armées républicaines de 93.

Au milieu de la façade, la grosse tour altière, le beffroi carré, monte à 70 mètres, ouvert de hautes fenêtres et flanqué sur les angles de tourelles octogonales à flèches, entourant le campanile à carillon dressé sur la plate-forme.

Commencée en 1200, la Halle aux draps, puisque telle était l'ancienne destination de l'édifice, fut après quelques interruptions, achevée en 1304. Le rez-de-chaussée aujourd'hui sert de marché, marché très pittoresquement installé sous les voûtes de briques. A droite sur la face orientale de ce bâtiment gothique, se trouve plaquée une charmante construction de la Renaissance, le Nieuwerck, d'une légèreté invraisemblable, entièrement porté sur une rangée de colonnes; l'édifice, tout en fenêtres, a deux pignons sur le côté, et un autre fort gracieux au milieu de la façade, percé d'une grande verrière éclairant l'ancienne chapelle des échevins. L'angle du Nieuwerck se relie à de vieilles maisons à pignons d'un beau caractère qui n'ont pas été dénaturées, comme malheureusement beaucoup d'autres de la Grand'Place, par exemple l'ancien hôtel de la Chatellenie, leur voisin.

L'intérieur des Halles est fort intéressant. La magnifique salle échevinale abandonnée après les dévastations de la Révolution, a été heureusement restaurée et outre sa superbe cheminée et ses peintures modernes on y peut admirer un côté entièrement revêtu de sa décoration ancienne retrouvée, présentant au-dessus de trois arcades ogivales, une série de portraits de comtes et comtesses de Flandre, peints de 1322 à 1468.

C'est dans la grande salle des Halles qu'apparaît surtout l'énormité de l'édifice. Elle tient toute la longueur de la façade, en deux parties coupées par la traversée du beffroi sous des arcades ogivales. C'est bien une halle, à la charpente apparente, en gigantesques poutres vieilles de près de sept siècles. Sur les panneaux entre les hautes fenêtres donnant sur la Grand'Place et sur le mur de face, on a entrepris une grande décoration historique, dont une partie seulement est exécutée, peintures très remarquables dues à MM. Pauwels et Delbecke, belles compositions historiques pour le premier, et curieux arrangements archaïques dans l'œuvre du second. Toutes les annales d'Ypres se dérouleront ainsi sur ces vieilles murailles si l'entreprise se poursuit: la place ne manque pas. Elle est si haute, cette grande salle, qu'on a pu y relever, dans une travée, la façade entière, pignon compris, d'une vieille maison de bois démolie en ville.

Il est, en face du robuste édifice communal, un autre bâtiment, en partie de la même époque, très intéressant. C'est la vieille Boucherie, ou la Halle aux viandes. Toutefois, si la partie inférieure est du treizième siècle, le double pignon à redans est postérieur. En bas, il est toujours occupé par les bouchers, qui ont une belle installation dans une salle à grosses colonnes, éclairée par deux étages de fenêtres. Au-dessus de la boucherie, l'étage supérieur est occupé par le Musée, ensemble de collections diverses: Beaux-Arts, Archéologie, etc... Le bâtiment donne par derrière sur une jolie petite place où les grands pignons de la Boucherie, les petits pignons des maisons voisines s'arrangent admirablement, dominés par la grosse tour des Halles.

Derrière les Halles, par-dessus le Nieuwerck, on a aperçu la haute nef et la tour d'une grande église. C'est la cathédrale Saint-Martin, édifice superbe et imposant commencé à la même époque que les Halles. Un beau portail du quinzième siècle s'ouvre dans le transept devant le beffroi; un autre beau porche dans l'axe de la nef est au bas de la Tour, gros clocher carré, très joli de lignes dans la décoration de ses hautes fenêtres.

L'intérieur est fort imposant. Pour l'admirer tout à fait, on se trouve un peu gêné par une fastueuse décoration d'autel en marbre noir et blanc, à colonnes romaines, surmontée d'une grande statue de Saint-Martin à cheval. Quoique les Réformés iconoclastes aient passé par là, il reste dans l'église bon nombre de tableaux et de monuments. A côté des tombeaux d'évêques qui sont dans le chœur, on ne manque pas de signaler au visiteur une simple dalle devant l'autel, avec une croix gravée et une date, 1638. Cette pierre recouvre la dépouille mortelle de Cornélius Jansénius, dont la doctrine suscita tant de querelles au dix-septième siècle, querelles mal éteintes d'ailleurs. Evêque d'Ypres, Jansénius mourut de la peste au milieu de ses ouailles qui le vénéraient pour ses vertus et sa charité.

Sur le côté de l'église, dans les constructions de l'ancienne abbaye de Saint-Martin, un cloître sommeille, galerie d'arcatures légères, fort simple, mais d'un bel effet. Sur tout le pourtour de Saint-Martin, solitaire et silencieux, ce sont des perspectives mouvementées ou des fonds de tableaux bien composés, avec le gros massif des Halles, la voûte sombre et la cour dans le beffroi, le joli pignon du Nieuwerck, la façade de la petite conciergerie qui était jadis le local des festins de messieurs les Echevins. Abandonnée, la salle des festins! déserte, la rue Jansénius, un peu triste comme son nom; abandonnés, l'abbaye et les bâtiments des chanoines, et aussi l'ancien évêché, qui sert maintenant de Palais de justice...

Deux siècles d'extraordinaire prospérité avaient fait d'Ypres la première cité des Flandres. Ses tisserands et ses foulons, outre qu'ils avaient acquis renommée d'excellents ouvriers en draps et étoffes de belle et honnête qualité, se montraient aussi de solides soldats pour la défense des droits et libertés de la ville. Organisés par métiers et compagnies, accourant sous leurs enseignes et bannières particulières au premier coup de cloche du beffroi, combien de fois la Grand'Place les a-t-elle vus réunis pour les fêtes, les cérémonies, les joyeuses entrées, ou pour alarme de guerre, soit pour courir aux murailles attaquées, soit pour marcher sur un ennemi extérieur, soit même en temps de séditions, pour renverser quelque mayeur, quelque échevinage, jugé tyrannique.

Deux siècles encore et cette haute fortune s'écroula. Il fallut les désastres des sièges, des guerres, des révolutions religieuses, les ravages des incendies et des pestes...

La Réforme amena ses furies et ses dévastations d'édifices religieux, puis la répression par la main sanglante du duc d'Albe, et la tyrannie espagnole. Mais, de toutes ces calamités, d'autres villes eurent leur bonne part aussi, qui survécurent à tous les désastres. Est-il histoire plus tragique et plus rouge que celle de Gand, l'heureuse rivale d'Ypres? Trouve-t-on beaucoup de villes qui aient autant de bouleversements, de flammes et de massacres, dans leur passé? Et Gand a surmonté les épreuves, elle est restée la grande cité prospère et populeuse, tandis que le déclin d'Ypres ne s'est pas arrêté. Affaire de chance ou seulement de situation géographique.

Les ravages de la peste à la fin du quinzième siècle et au milieu du seizième furent terribles pour Ypres. La première fois, quinze mille personnes périrent; en 1553, la maladie enleva le tiers de la population.

Au temps de la révolte des Provinces-Unies contre l'Espagne, la décadence de la ville déjà commencée s'accentua. Deux fois les réformés l'occupèrent et dévastèrent les églises. Ils y furent assiégés par Alexandre Farnèse pendant sa victorieuse campagne de 1583, et retinrent les Espagnols devant les remparts jusqu'au printemps suivant. Quand la ville affamée, à bout de forces, capitula, il restait cinq mille habitants dans les ruines.

Et d'autres alertes, sièges et bombardements l'attendaient au cours des siècles suivants. Elle devait voir les armées de Condé, de Turenne, celles de la Révolution ensuite...

Une bonne partie des remparts du dix-septième siècle existe encore au sud et à l'est de la ville, avec leurs fossés, encadrement pittoresque pour la vieille cité. Vieux remparts bas sur lesquels ont poussé les grands arbres, fossés larges comme des étangs, une eau tranquille pleine de roseaux et de nénuphars, reflétant les gros bastions ébréchés, au revêtement piqué de broussailles et de fleurs. Par-dessus les brèches, quelques pignons de hautes maisons ou la flèche de quelque église, le beffroi au loin, par-dessus les toits: calme et silence partout.

Une des portes subsiste entre les deux tours rondes. C'est la porte de Lille, au bout de la rue la plus importante de la ville. Il y a de bien jolis fonds de tableaux dans toutes ces rues petites ou grandes, où toujours quelque haute et noble construction parle de l'ancienne Flandre: rutilante façade de briques moulurées, décorée suivant la mode gothique ou le goût de la Renaissance, maison de Corporation, local d'une Guilde disparue, logis de vieille bourgeoisie sur une rue vivante, ou bien, au fond de quelque ruelle étroite et grise, vieux pignon noirci et renfrogné, à portes et fenêtres closes, qui semble se remémorer dans l'éternel silence planant sur le pavé herbeux, des histoires de l'ancien temps que lui seul connaît encore, lui seul et le vieux beffroi.

Il y a des ruelles filant entre des maisons d'un pittoresque dessin, se coulant sous des voûtes ornées de quelque Vierge dans une niche, avec une vieille lanterne au bout d'une potence de fer, des ruelles zigzaguant entre des murs de jardins, passant et se perdant en quelque terrain vague, sur quelque place irrégulière et montueuse, visiblement ancien cimetière supprimé, devant quelque chapelle ou quelque église...

Dans cette rue de Lille qui fait face au beffroi, se voient de nombreuses façades intéressantes. D'abord, dès l'entrée, l'hospice Belle, grand pignon éclairé par une large verrière ogivale; de chaque côté de la verrière, une niche Renaissance datée de 1626 encadre une statue agenouillée: Salomon Belle à gauche, Christine de Gimes, sa femme, à droite en costume dix-septième siècle, fondateurs de l'hospice au treizième.

Un peu plus loin, du même rang, c'est une haute construction à tourelles, la maison des Templiers, Steen ou maison forte, vue et dessinée déjà il y a quelques années, à l'état de ruine presque, aujourd'hui rétablie, restaurée et agrandie. On l'appelle Maison des Templiers par tradition, sans qu'il soit bien prouvé qu'elle eût jamais appartenu à l'ordre. C'était, en tout cas, un vieux logis de mine rébarbative.

La ville d'Ypres l'a restauré et en a fait un bureau de poste. La façade a été plus que doublée, elle n'avait que trois fenêtres, il s'en trouve maintenant sept, deux étages de sept belles fenêtres ogivales à meneaux et roses, avec galerie crénelée au-dessus, entre deux fines tourelles.

Pour une ville en décadence, à faible population et sans grande industrie, par conséquent sans gros budget, c'est assez joli, ce souci des vieux souvenirs, ces restaurations soignées, ici et aux immenses Halles, ces maçonneries et aussi la grande décoration historique entreprise!

Tout au bout de la rue de Lille, on peut voir une construction plus modeste, dernier échantillon des maisons de bois du Moyen-Age remplacées par des bâtisses en briques. C'est un pignon en ogive extrêmement simple, en charpente dont les remplissages hourdés sont complètement revêtus de planches sans la moindre décoration.

Un peu en avant, deux édifices religieux se font presque vis-à-vis. L'un, petit hospice Saint-Jean ou Sainte-Godeliève, hospice de veilles femmes, laisse entrevoir son joli clocheton au fond d'une impasse, l'autre, l'église Saint-Pierre, remarquable surtout par son vieux clocher, tour robuste, puissamment épaulée d'énormes contreforts et percée de belles fenêtres romanes.

Des façades de grand caractère, il y en a dans toutes les rues. Dans la rue des Chiens, c'est l'hôtel de Gand à double pignon; rue de Dixmude, un magnifique pignon complètement revêtu d'une belle broderie ogivale encadrant toutes les ouvertures, et portant en ancres de ferronnerie la date de 1544. Plus loin, un pignon treizième siècle, avec statues dans des niches très décorées.

Au Marché au bétail, groupe d'anciennes maisons de Corporations gothique et Renaissance, ornées également de sculptures, médaillons, bas-reliefs avec vaisseaux voguant à pleines voiles. Hélas, hélas, pauvres corporations, votre course est faite! Et pourtant le dix-huitième siècle construisit encore dans Ypres des morceaux intéressants. Le Marché au poisson, dans la rue au Beurre, a un portique d'entrée daté de 1714 qui est un frontispice d'une belle allure décorative. On a campé dans un immense bas-relief au-dessus de la porte, un grand Neptune, le trident à la main, conduisant un char rococo au milieu des flots, sous un fronton sommé de l'écusson d'Ypres entre deux gros dauphins.

Dans un cadre de grands arbres, sur la vaste esplanade demeurée avec une partie du rempart, près de la gare, se dresse la perche de la compagnie d'archers de Saint-Sébastien. Partout dans le pays flamand, sur un tertre devant chaque village, au-dessus des toits rouges, apparaît la perche du tir à l'oiseau, de même que dans l'Artois et la Picardie jusqu'à Compiègne, c'est la galerie et les deux petits abris pour la cible et pour les tireurs.

Les compagnies de Chevaliers d'arc et les confréries de Saint-Sébastien, en Flandre ou en Picardie ont même origine. Constituées depuis des siècles, elles durent toujours, malgré toutes les transformations. Elles ont combattu souvent dans des rangs opposés, les archers picards se sont distingués à Bouvines et dans les guerres contre l'Anglais, les archers flamands avec les piquiers des Métiers ont à leur compte de rudes prouesses dans les guerres du quatorzième siècle. Bien qu'une confrérie de Saint-Sébastien soit un archaïsme à notre époque de fusils portant à 6 kilomètres, l'arc des ancêtres, l'arme préhistorique n'est pas abandonnée. Il est bon de s'accrocher le plus possible à ce qui subsiste des vieilles traditions. Le passé n'est pas tout à fait mort.


VII

GAND

Modernisme et Moyen-Age.—Deux burgs, château des Comtes et château de Gérard le Diable.—Le Cloître de Saint-Bavon.—L'Homme du Beffroi.—Les métiers.—Les Artevelde et les «vaillantes gens de Gand».—Marguerite l'Enragée.

Ypres, c'est le passé révolu, une armure vide, une magnifique carcasse de grande cité éteinte. Bruges, c'est la beauté, Bruges la Belle au canal dormant, une belle endormie qui se réveille et veut vivre comme autrefois d'une vie active et travailleuse, sans pourtant cesser d'être belle. Gand, c'est la ville de lutte et de travail, ville rude et ville d'art pourtant, ville d'histoire superbe et mouvementée, débordant d'usines et de fabriques, remplie aussi de grands monuments de toutes les époques, ville de passé et de présent, citadelle démocratique, qui tient cependant à tout aussi soigneusement conserver toutes les vieilles pierres, toutes les épaves des siècles lointains, que les modernes institutions et les édifices utilitaires d'aujourd'hui.

Ville ultra-moderne, il n'y a pas à en douter devant ses grandes voies semblables à des boulevards, sa rue de Flandre, son mouvement de tramways, de haquets, de camions, de foules grouillantes,—devant ses canaux encombrés de barques, de péniches chargées,—devant l'immense développement de ses faubourgs usiniers l'entourant de plusieurs cercles de cheminées aux fumées tourbillonnantes. Ville serrée et profonde, entassement de maisons que l'on sent, quand on les regarde du haut du donjon des Comtes, remplies comme des ruches qui vibrent et bourdonnent, d'une population agissante, toute à l'action, aux affaires, au commerce, aux besognes de l'industrie. Ville de traditions fortes et fière de son passé aussi, comme on s'en aperçoit au pieux respect qu'elle marque pour ses vieux monuments, sa cathédrale, son beffroi, ses églises, ses châteaux,—car il y a des châteaux de la plus rude féodalité, au cœur de cette vieille forteresse des guildes et des gens de métiers.

Gand est une ville de canaux; il y en a presque autant qu'à Bruges l'ancienne rivale, presque autant d'eau coulant à travers les quartiers, bras divers de l'Escaut, méandres de la petite rivière, la Lys, qui va se jeter dans l'Escaut quelque part en ville, du côté des ruines de Saint-Bavon, nombreux bassins de tous les côtés, dérivations compliquant une topographie déjà très embrouillée. Mais au lieu de se borner à refléter des architectures, maisons de briques ou monuments, au lieu de n'avoir qu'à flâner et dormir sous des verdures de jardins, toutes ces eaux travaillent, polluées par la poussière de charbon, les eaux noires des usines; ce n'est pas le silence doucement mélancolique des canaux de Bruges, troublé seulement par le battement d'ailes d'un cygne ou la cloche grêle d'un béguinage, ce sont les grincements de chaînes, les grands halètements de vapeur, les coups de sifflet, et les ronflements de machines.

Les boulevards modernes, les grandes rues nouvelles aux somptueuses façades, aux étalages luxueux, devanture de ville moderne qu'on trouve partout, vous ont bientôt jeté au cœur de la vieille cité. Le rideau est tout de suite tiré et le passé se dresse brusquement, à deux pas,—disons à une portée d'arbalète de la gare,—avec le château de Gérard le Diable qui touche à la cathédrale de Saint-Bavon, laquelle fait face à la Halle aux draps et au Beffroi communal; celui-ci est presque contigu à l'Hôtel de ville et tout à côté, dans un cercle étroit, on peut voir par-dessus les toits, les autres édifices principaux, Saint-Nicolas, Saint-Jacques sur le Marché du Vendredi et la masse noire et blanche du Château des Comtes.

C'est toute l'histoire et la vie de la grande cité dans un très petit espace et les grandes figures de cette histoire si troublée s'évoquent toutes seules, les comtes des premiers temps, les chefs gantois, les Artevelde, Jacques et Philippe, Charles le Téméraire, sa fille, la pauvre Marie de Bourgogne, l'empereur Charles-Quint, né à Gand, le terrible duc d'Albe que les Réformés appellent le Bourreau des Flandres. C'est la naissance de Gand, entre le Château des Comtes et l'abbaye de Saint-Bavon, c'est la formation de l'industrie gantoise, les premières corporations, la charte de franchise octroyée en 1178 par Philippe d'Alsace, comte de Flandre, constructeur en 1180 du vieux château, c'est l'organisation des métiers et l'interminable suite de luttes, de soulèvements, d'émeutes et de massacres, de révoltes et d'écrasements, la résistance de l'indomptable fourmilière gantoise, et, après chaque défaite, la reprise obstinée de l'offensive contre toute domination, contre l'aristocratie bourgeoise, contre les rois de France suzerains de leurs Comtes, contre la maison de Bourgogne, contre l'Espagne de Philippe II.

Gand fut d'abord une bourgade formée au confluent de la Lys, sous les murailles de l'abbaye de Saint-Bavon, bourgade qui s'étendit peu à peu entre l'église et le château des Comtes. Dès le douzième siècle, Gand est déjà grande ville et son industrie de la draperie, son commerce lui ont apporté la richesse.

Le château des Comtes, comme nous le trouvons aujourd'hui est une exhumation. Il y a vingt ans, qu'en voyait-on? Rien que la porte noire, d'aspect si farouche, serrée entre deux banales maisons qui léchaient de leur fumée les créneaux de ses deux tourelles dépassant le toit.

Le reste était invisible, emboîté dans les bâtisses quelconques, l'intérieur abîmé par des usines, une filature. Après des siècles de grandeur l'abandon était venu, puis la ruine. Vendu à la Révolution comme bien national à un sieur Brisemaille, joli nom pour un démolisseur, on avait taillé dedans, abattu, mutilé. La ruine et la destruction s'acharnaient depuis cent ans sur le manoir féodal. Flux et reflux. Une époque démolit, ensevelit, recouvre. C'est presque l'oubli. Une autre découvre, débarrasse la ruine des constructions parasites accumulées, enlève les décombres, relève et restaure, et c'est un édifice admirable qui réapparaît au grand soleil pour la gloire de la ville.

Le vieux burg est superbe, maintenant que sa restauration est presque terminée, que son enceinte est complètement dégagée, que par-dessus les tourelles le vieux donjon remontre les créneaux de sa plate-forme; c'est véritablement une apparition extraordinaire au cœur de la ville que ce grand château, fantôme de pierres sorti récemment du tombeau. Un Carcassonne flamand de l'époque romane, debout sur les restes d'un autre château de deux siècles plus ancien.

Cette enceinte ovale, avec une pointe pour le Châtelet d'entrée, trempant par un côté dans l'eau de la Lys, compte une trentaine de tours ou tourelles demi-rondes d'une forme particulière, portées chacune et encorbellées au moyen de trompes sur un gros contrefort, et regardant la ville par de larges créneaux auxquels on a rendu leurs volets de bois. Dans le Châtelet d'entrée, la porte ouvre sa voûte noire entre deux tourelles octogonales; au-dessus de la voûte l'inscription de fondation Anno Incarnationis MCLXXX est gravée dans un quatre-feuilles sous une fenêtre en forme de croix.

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