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Les vieilles villes des Flandres: Belgique et Flandre française

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Un chemin de ronde fait le tour de l'enceinte de tourelle en tourelle. Au milieu s'élève le gros donjon, masse barlongue soutenue de puissants contreforts portant des tourelles, et entourée de diverses constructions. On a pu dégager certaines salles, des chambres, des galeries gothiques, rétablir même la grande salle supérieure.

Abandonné au quatorzième siècle par les Comtes, qui s'en allèrent habiter en ville un autre palais, «la Hoften Wale», la Cour du Prince, aujourd'hui détruit, le château fut alors affecté à divers services, le Tribunal du Comte et le Conseil de Flandre à partir du quatorzième siècle.

La belle grande salle d'en haut, dans le gros donjon central du château, continua à servir en des occasions solennelles pour des fêtes et des cérémonies; après celles des Comtes, celles des ducs de Bourgogne, banquets de la Toison d'or, réceptions d'ambassadeurs. Les Cours de justice fonctionnèrent ici pendant des siècles; à côté des salles de justice, se trouvaient les locaux-annexes obligés, le cachot et la salle de la question; les arrêts de mort s'exécutaient sur la petite place devant le Châtelet d'entrée, et Dieu sait s'il y en eut à certaines époques particulièrement sombres de la vie gantoise.

Du haut de ce Châtelet, on a une jolie vue sur la place Saint-Pharaïlde et son groupe de curieuses vieilles maisons, si bien découpées sur le ciel, avec les trois tours, Beffroi, Saint-Bavon et Saint-Nicolas, surgissant de la masse des toits, en arrière.

Voici, en prolongement de ces vieilles maisons, devant les tourelles trempant dans le canal, une très jolie chose qui n'a rien de la sévérité du vieux burg roman, le portique d'entrée du Marché au poisson, c'est-à-dire des colonnes et pilastres à bossages vermiculés, des chapiteaux ioniques en queues de poissons, des impostes encadrées de dauphins; au fronton, une grande statue de Neptune debout dans son char, sur le côté, grandes figures nues de l'Escaut et de la Lys symbolisant la pêche en mer et la pêche en rivière.

Le second burg de Gand, le Steen de Gérard le Diable, est d'un siècle plus jeune que celui des Comtes, il fut construit au treizième siècle par Gérard dit le Diable, châtelain de Gand. C'est un très gros morceau d'architecture, restauré aussi de nos jours, une puissante masse de bâtiments baignée à sa base par un petit bras de l'Escaut. Haut donjon carré, tourelles, longue façade éclairée par un étage de hautes fenêtres ogivales et par un autre de baies jumelles, renfermant de grandes salles et, au-dessous, une belle crypte aux voûtes soutenues par trois rangs de colonnes. L'excellent Guide archéologique de Gand nous apprend que le château de Gérard le Diable, devenu propriété de la ville, fut, à l'époque héroïque, l'arsenal des citoyens, puis prenant une destination plus pacifique, devint couvent, école, hospice d'aliénés, asile d'orphelins, séminaire même, et, pour finir, de nos jours dépôt des archives de la Flandre orientale.

Les plus anciennes pierres de Gand sont, avec celles du Château des Comtes, les restes de l'abbaye de Saint-Bavon, les arcades romanes accolées aux galeries gothiques, les cryptes et la tour octogonale du cloître, qui était le Lavatorium des moines au rez-de-chaussée, avec petite Chapelle à l'étage. Cette antique abbaye fondée au septième siècle par saint Amand et saint Bavon, montre encore des restes importants, malgré les destructions de Charles-Quint, rasant un vaste espace et construisant une forte citadelle pour maintenir des sujets trop prompts aux révoltes, destructions continuées par les Réformés.

La citadelle de Charles-Quint a disparu, le cloître reste, et c'est un coin de solitude charmante parmi toutes ces vieilles pierres, ces colonnettes romanes enveloppées dans le feuillage, habillées de lierre, avec les trous sombres des galeries intérieures traversées de rayons de lumière.

L'ancien réfectoire des moines abrite un musée lapidaire; tous les débris intéressants pour l'histoire de la ville y ont trouvé asile: pierres tumulaires, fragments de sculptures, pinacles, colonnettes, etc. Le morceau important de ce musée c'est la statue célèbre provenant du beffroi de la ville, l'Homme du beffroi, un de ces rudes compagnons des métiers, qui firent si tragiques les annales de leur ville, figure précieuse pour le costume et l'armement. Debout sur un massif de pierre dans un angle de la salle, l'Homme du beffroi regarde tous ces débris et songe aux luttes du passé, aux triomphes et aux revers populaires, aux révoltes, aux chefs portés sur le pavois, puis renversés, à Jacques van Artevelde massacré, et à son fils Philippe, écrasé avec les milices gantoises à la bataille de Rosebecke.

Le vieux beffroi de Gand n'est arrivé malheureusement à notre époque que mutilé et abîmé; toute la partie haute, le campanile à flèche, est une construction en faux gothique de 1853. Seule est contemporaine de la grande époque la tour sombre et hautaine, jusqu'à la galerie crénelée aux quatre tourelles, d'où l'Homme du beffroi, le vieux Communier, est descendu récemment, le dernier des quatre qui jadis veillaient aux quatre côtés de l'édifice.

A la pointe vire au vent un énorme dragon de cuivre doré: ce n'est pas une simple girouette, ce dragon, c'est un personnage qui plane depuis plus de cinq cents ans sur les toits de la ville. On racontait jadis qu'il avait été enlevé par les Brugeois, lors de la prise de Constantinople à l'une des églises de la ville, et conquis sur Bruges par les Gantois, mais il paraît que la tradition est controuvée et qu'il est de fabrication gantoise, placé là au quatorzième siècle.

Le beffroi fut achevé au commencement du quatorzième siècle. La grosse cloche placée en 1314 s'appelait Roeland, elle portait en ceinture cette fière inscription en vers flamands:

«Mon nom est Roeland.
«Quand je tinte, c'est l'incendie.
«Quand je sonne, c'est la tempête dans la Flandre.»

Elle sonna souvent, car la tempête rugit de nombreuses fois dans la Flandre des quatorzième et quinzième siècles, quand son tocsin appelait aux armes les métiers, alors qu'il y avait à Gand deux cent cinquante mille habitants, cinquante mille ouvriers en laine, cinquante-deux guildes diverses; les métiers, fortement constitués, organisés en compagnies, en décades équipées et armées, chaque homme devant posséder son harnais de guerre. L'appel de la grosse cloche devait les jeter tous en moins d'une bonne heure sur la place du Marché.

Les corporations se décomposaient en plusieurs classes, en grands et en petits métiers, chaque classe possédant ses droits, et ses franchises; les corporations supérieures étaient les guildes de franc négoce, c'est-à-dire les guildes des marchands de draps de laine, des marchands de toiles, des merciers et des brasseurs, corporations bourgeoises jouissant de privilèges particuliers, très fières et presque fermées, ou du moins d'une accession voulue difficile. Et les autres corporations qui formaient la grande masse, les guildes ouvrières se trouvaient forcément assez souvent en opposition d'intérêts avec les guildes marchandes.

L'énergie de toutes ces corporations artisanes s'était déjà montrée maintes fois, et les Comtes de Flandre, pour se faire, de ces rudes compagnons des métiers, des alliés dans leurs luttes avec le suzerain, les avaient soutenus contre l'aristocratie communale des corporations marchandes, et en retour, les communes ne marchandèrent pas le secours de leurs bras aux Comtes.

En 1297, l'Angleterre alliée de la Flandre ayant abandonné la cause du comte Guy de Dampierre, pour conclure avec Philippe le Bel un accord particulier, les soldats anglais, au moment de quitter Gand, songèrent à piller l'ancien allié, pour ne pas rentrer chez eux sans quelque butin. Croyant avoir bon marché de tous ces bourgeois et artisans, ils se jetèrent inopinément sur la ville, mirent le feu en divers quartiers et se ruèrent au pillage.

Mais les gens des métiers, sans s'effrayer, coururent aussitôt aux armes, les compagnons, à la hâte, endossèrent le haubert, prirent leurs piques et leurs goedendags; les Anglais assaillants furent assaillis, repoussés, traqués, sept cents routiers avec plus de trente chevaliers tombèrent assommés et le reste n'échappa que difficilement au massacre, jeté hors de la ville avec le roi Edouard lui-même, sauvé à grand'peine par les seigneurs flamands.

Sans alliés désormais, la Flandre allait avoir à faire face à l'armée formidable de Philippe le Bel. «Flandre au lion!» le vieux cri retentissait d'un bout à l'autre du pays. Le lion aurait à montrer des griffes solides pendant une terrible période, et le tocsin du beffroi aurait à appeler bien souvent les métiers de Gand aux armes.

De là-haut, vieux Communier du beffroi, maintenant retraité à Saint-Bavon, tu les as vus tant de fois accourir aux mauvais jours, quand la tour vibrait sous les coups de la Roeland et que frétillait d'aise sur sa pointe le dragon de cuivre. Combien de malheurs ont été amenés par les accès de colère des métiers, leur facilité à s'émouvoir, à courir aux armes et à s'en servir, par leurs imprudences aussi ou leurs haines jalouses, leur promptitude dans les troubles à occire leurs magistrats ou leurs chefs sur de simples soupçons. D'ailleurs, ne rencontre-t-on pas assez souvent dans les musées archéologiques de ces vieilles cités, des armes, épées ou marteaux, ayant servi aux jours de rumeur à dépêcher tels ou tels échevins ayant cessé de plaire ou tels fonctionnaires du prince. Dans cette Flandre si riche et si forte, dans ces démocraties soupçonneuses et rudes, on avait la tête chaude et le bras prompt. Pour les corps de métiers les intérêts du commerce particulier ou de la corporation primaient tous les autres.

Regarde, Homme du beffroi, regarde passer le puissant chef que les métiers se sont donné, le grand Jacques van Artevelde que Bruges, Ypres et Gand confédérés ont fait Ruwaert ou régent de Flandre. Malgré le comte, il a jeté la Flandre dans l'alliance anglaise contre la France. Il est chef de guerre et conduit les Flamands à la bataille sur terre et sur mer. Jours brillants, mais jours tragiques bientôt.

Regarde maintenant, Homme du beffroi. Les gens des métiers soupçonnant Artevelde d'en vouloir aux libertés du pays ont retourné contre lui leurs fureurs, le Ruwaert Artevelde, poursuivi par les cris de mort est traqué dans sa maison, assiégé et massacré à coups de hache, comme il cherche à gagner l'église voisine, lieu d'asile qui n'eût peut-être pas été inviolable.

Jacques van Artevelde, à la fois homme de discours et homme d'action, tribun et capitaine, était pourtant l'idole des Gantois que sa parole entraînait et fanatisait. Gentilhomme, élevé à la cour de France, il était revenu à Gand, s'était fait inscrire à la Guilde des Brasseurs: la commune bourgeoise dirigée par trente-neuf échevins bourgeois, était devenue commune populaire, entre les mains des chefs des métiers, ennemis des «Léliarts», ou gens du Lys, c'est-à-dire de la haute bourgeoisie restée du parti de France. Artevelde fortifia l'organisation des gens de métiers astreints au service militaire de quinze à soixante ans; à sa voix se forma une sorte de confrérie militaire, un corps de gens déterminés, les Chaperons blancs, avec lesquels il fit peser une vraie dictature sur la ville de Gand et sur les villes alliées, Ypres, Bruges, où le parti populaire avait également saisi le pouvoir.

Le commerce ayant pris une extension considérable grâce aux avantages commerciaux consentis par l'Angleterre, les métiers prospéraient, mais cela n'allait pas sans rivalité ni sans haine de métiers à métiers, pour des raisons économiques, des questions de concurrence ou de salaires et ces haines amenaient des batailles et des massacres.

Sur la Place du Vendredi, forum de la cité, il y eut nombreux tumultes et même, un jour, en 1345, bataille rangée entre foulons et tisserands qui laissèrent cinq cents cadavres sur le terrain, et une autre fois, peu après la mort d'Artevelde, à l'entrée du comte Louis de Male, on y vit une tentative de résistance populaire, au cours de laquelle six cents tisserands furent massacrés par les bouchers et les foulons.

Les tempêtes ne cessèrent de souffler sur la Flandre pendant ce quatorzième siècle. En 1379, c'est une révolte générale des Gantois, à propos de la permission accordée à Bruges de creuser un canal qui devait lui rendre plus facile l'accès de la mer; les Chaperons blancs assaillent le bailli du comte, et brûlent les châteaux des nobles. C'est bien la tempête. Soixante mille communiers vont assiéger Audenarde où les nobles se sont réfugiés. Deux ans de luttes, de batailles. Après des revers, les Gantois mettent à leur tête Philippe Artevelde, fils du grand Artevelde, homme de «tres bel langage» aussi, comme dit le chroniqueur,—ainsi que doivent être d'ailleurs par tout pays toutes les idoles des foules.

La guerre embrase toute la Flandre. C'est l'invasion d'une grosse armée française commandée par Charles VI et ses oncles, marchant sur Bruges pour la reprendre aux Gantois. Artevelde attend l'armée féodale à Rosebecke où tout va se décider dans un effort suprême, mais la chevalerie vengeant la journée des Éperons d'or, écrase l'armée des Communes. Ainsi qu'à la même époque dans les guerres des républiques italiennes autour du Carroccio de Florence, «les vaillantes gens de Gand», comme dit Froissart, se sont liés les uns aux autres pour ne pas reculer. Carnage horrible, en une heure et demie de bataille, les bataillons des Communes rompus, il y a vingt mille cadavres de Flamands entassés et, parmi eux, Artevelde.

Il a vu tout cela, le vieux Communier du beffroi, il en verra bien d'autres.

Sous les princes de la maison de Bourgogne, la prospérité revint avec le calme. Ce sont alors fêtes et tournois, entrées de princes, concours d'arbalétriers, chapitres de la Toison d'or; partout, grand déploiement de faste et de richesses. Au milieu du siècle, cela se gâte de nouveau. Après une série de troubles, les Gantois se mettent en pleine révolte contre le duc Philippe le Bon, ils lèvent trente mille combattants, s'emparent de quelques places fortes et vont encore mettre le siège devant Audenarde.

De ce siège qui finit mal pour les Gantois, il reste un souvenir sur une petite place à côté du Marché du Vendredi, c'est le gros canon «Dulle Griete» ou Marguerite l'Enragée, du nom détesté d'une comtesse Marguerite de Flandre, du treizième siècle.

C'est, posée sur trois supports, une belle et forte bombarde qui déjà avait servi contre Audenarde, en 1382, avec Philippe Artevelde. Cette fois, les Gantois, qui espéraient, avec leur nombreuse artillerie, emporter vivement la place, ne purent même pas ramener Marguerite l'Enragée et s'en servir pour défendre leur ville, quand leur tour vint d'être assiégés et il leur fallut attendre plus d'un siècle, jusqu'en 1578, pour parvenir à reprendre la vieille bombarde.

Alors se reforma la Confrérie des Chaperons blancs et avec eux parut une autre bande aussi déterminée, les Compagnons de la Verte-Tente. Ceux-ci, toujours en avant dans les sorties, dans les expéditions, tentèrent même, un jour, d'enlever la duchesse de Bourgogne à Bruges.

Quinze mois de batailles et de carnages s'ensuivirent, jusqu'à la soumission.

C'est Charles le Téméraire maintenant qui est leur duc, et l'on voit à peine quelques tentatives de rébellion, réprimées par la dure main du maître, mais à sa mort, explosion soudaine. La jeune duchesse Marie, fille du Téméraire, se trouvait à Gand lorsque éclata l'insurrection; les conseillers de Charles, le chancelier Hugonnet, le sire d'Humbercourt, Jean van Mele, trésorier de la ville et quelques autres furent jetés dans les cachots du Château des Comtes. Les Métiers en armes remplissaient le marché du Vendredi et réclamaient leur mort. Condamnés par les échevins, les prisonniers furent conduits à l'échafaud. Sur cette Place du Vendredi, au milieu d'un tumulte effroyable, on vit alors la jeune duchesse en habits de deuil, implorer inutilement les Gantois, les trois têtes tombèrent.

Le 24 février 1500, Gand est en fête. L'Homme du beffroi peut s'en souvenir. Du haut de l'édifice communal à la tour de l'église Saint-Nicolas, on a tendu une galerie de cordages illuminée de lanternes et de hardis compagnons font la traversée dans les airs, d'une tour à l'autre. C'est qu'un prince vient de naître à Gand, un petit-fils du Téméraire, qui doit être un jour l'empereur Charles-Quint.

Pourtant en 1540, la ville se mit en pleine révolte contre le Prince né dans ses murs, et ce fut pour venir châtier cette révolte que Charles-Quint obtint de François Ier le passage à travers la France.

Il a réuni une armée formidable. Devant toute cette chevalerie et ces bandes de lansquenets, Gand, contenant sa fureur, est obligée de se soumettre: vingt-six chefs de la sédition ont la tête tranchée, Gand perd ses antiques privilèges et sur l'emplacement de l'abbaye de Saint-Bavon, l'empereur ordonne de construire aux frais de la ville, une citadelle qui doit la maintenir en obéissance.

Les années passent. Maintenant, c'est autre chose. Ce sont les guerres de religion. Les Réformés, dans un accès de folie iconoclaste, dévastent les églises de Gand et détruisent une quantité de précieux monuments, ce qui motive l'entrée en scène du terrible duc d'Albe qui vient dresser échafauds et bûchers sur le Marché du Vendredi.

Mais, en 1579, pendant les revers de fortune des Espagnols, Gand a la joie de secouer le joug et de s'emparer de la citadelle de Charles-Quint. Toute la population met la main à sa destruction, on se rend à la démolition avec tambours et musiques, enseignes déployées; un jour, les habitants d'Anvers viennent avec le même appareil de fête militaire, aider les Gantois dans leur œuvre de délivrance et les Gantois s'en vont ensuite, fraternellement, à Anvers, manier la pioche pour abattre, là-bas, une autre citadelle espagnole.

Le vieux Marché du Vendredi, théâtre de toutes les grandes scènes de l'histoire de Gand, a, d'un côté seulement, conservé un peu de son aspect d'autrefois. C'est vers Saint-Jacques qui montre ses vieilles tours romanes au-dessus du Toreken, belle maison à pignon à l'angle de laquelle monte une haute tour ronde. C'était le local de la Corporation des Tanneurs. A mi-hauteur de la tourelle règne un balcon de fer sur lequel on suspendait les pièces de toile défectueuse saisies par les syndics dans les magasins.

Devant le Toreken, il est encore là, comme jadis, le grand Jacques van Artevelde. Sa statue domine la place où tant de fois aux jours des colères et des revendications, le tribun souleva, entraîna, grouillantes et hurlantes, les foules en armes, et les dirigea comme et où il voulut, au gré de son âme violente, jusqu'au jour où, sur ces mêmes pavés, ces mêmes compagnons retournés l'abattirent à coups de hache. Et il semble que le geste et la voix de l'homme d'il y a cinq siècles s'adressent, à l'autre bout de la place, à un édifice très moderne, d'architecture ambitieuse et gonflée, la Maison du peuple, forteresse socialiste d'aujourd'hui.


VIII

GAND (suite).

L'Hôtel de ville.—La Breteque.—La Halle aux draps.—Le Mammeloker.—Les Francs-Bateliers.—Les Béguinages: l'ancien et le nouveau.—Sainte Begga, princesse carolingienne, et les Béguines.—Vieilles maisons.—Le Rabot.

L'Hôtel de ville de Gand, malheureusement, n'a pas la majesté ni la splendeur qu'il lui faudrait pour correspondre à l'importance historique de la ville. Hélas! son histoire particulière, c'est une suite de projets, de mises en route arrêtées par de malencontreux événements, troubles et séditions. C'est un très vaste ensemble de constructions qui vont, comme date, du quatorzième siècle au dix-huitième, façades juxtaposées, bâtiments amalgamés selon les nécessités.

Le morceau principal, le seul vraiment beau, c'est la partie appelée Maison des Echevins de la Keure, superbe morceau d'architecture gothique de la Renaissance, commencé en 1518, construction poussée jusqu'au temps du soulèvement contre Charles-Quint et définitivement arrêtée par les troubles et les guerres de la Réforme.

Ce n'est qu'un fragment superbe, l'édifice n'a pas dépassé la corniche du premier étage. La belle tourelle à balcon, la grande bretèche aux proclamations municipales,—il y en a une plus petite dans la grande façade,—que l'on voit à l'angle du marché au beurre, n'a pas la moitié de la hauteur qu'elle devait comporter, comme toute la façade, d'ailleurs. Tout le reste, le deuxième étage projeté, les pignons prévus, tout manque, et l'œil s'attriste à suivre toutes ces belles lignes, partant d'une base robuste, et encadrant les hautes fenêtres, arrêtées dans leur ascension par un toit qui n'est qu'une sorte de couvercle, brutalement posé sur les fleurs gothiques prêtes à s'épanouir superbement.

A côté de cela, la façade voisine, dite Maison scabinale des Parchons, ne fait pas très bonne figure. C'est de la Renaissance du dix-septième siècle, du classique lourd, avec les trois ordres superposés.

L'intérieur est très riche et naturellement de styles très variés; il faut citer l'ancienne chapelle, la salle de l'arsenal, et surtout la magnifique salle de Justice au rez-de-chaussée, avec son estrade de tribune, son mur décoré d'arcatures et les degrés montant à la bretèche.

Au pied du beffroi, presque devant la façade classique de l'Hôtel de ville, on a dégagé, restauré et complété—on dégage et on restaure beaucoup en ce moment à Gand—un bel édifice des quatorzième, quinzième et vingtième siècles, la vieille Halle aux draps.

C'est un vaste bâtiment à deux étages soutenus par des contreforts, entre deux beaux pignons flanqués de tourelles, l'un ancien, l'autre tout neuf. Au-dessus de la grande salle se trouve une magnifique salle inférieure, une sorte de crypte voûtée sur deux épines de gros piliers, et occupée actuellement en brasserie, authentique brasserie Moyen-Age cette fois, décor en vrai, bien fait pour donner encore meilleur goût à la bonne bière belge.

Comme le château des Comtes, tout cela, Halle aux draps et beffroi, se trouvait, il y a peu d'années, à peu près complètement enveloppé dans un massif de maisons sans caractère, parmi lesquelles il y avait la prison de la ville; on a rasé ces bâtisses en conservant seulement, à la base du beffroi, l'entrée de la prison. Ne disons pas trop de mal du dix-huitième siècle, il avait placé là une jolie chose, le Mammeloker, grand bas-relief décoratif, au milieu d'un fronton concave, représentant «la jeune Romaine qui nourrit de son lait son vieux père condamné à mourir de faim dans un cachot», ce qui est un gentil et coquet frontispice pour une prison.

En descendant par les divers marchés, marché au beurre ou au blé, on se trouve jeté sur un autre point célèbre de la cité de Gand, sur le quai aux Herbes où les grandes Maisons de Corporations, les pignons gothiques, Renaissance et même romans, se reflètent dans l'eau de la Lys, quand il n'y a pas trop de bateaux amarrés aux quais. C'est un point fort animé sur terre ou sur l'eau, et très remuant, très bien encadré de tous les côtés.

La magnifique façade du plus important de ces pignons, celui de la maison des Francs-Bateliers, vient d'être restaurée, on a retouché ou refait les moulures et sculptures de ses quatre ou cinq étages de fenêtres, ses nombreux écussons, le bas-relief au-dessus de la porte représentant une nef du quinzième siècle, les sculptures du pignon figurant des matelots, ainsi que celles des pinacles.

Cette maison fut construite par la corporation des Francs-Bateliers—les Navieurs—en 1530. Sa voisine est moins ancienne, c'est une façade beaucoup plus simple avec pignon à gradins et quelques ornements sous les fenêtres. C'était la maison des Mesureurs de blé.

Le pignon qui suit après un pignon minuscule abrité sous son aile, se carre solidement, plus rude, plus trapu, vieille façade romane d'un grand caractère assombrie par les siècles. C'est la Maison de l'Etape, siège de perception du droit d'étape que Gand prétendait avoir sur les grains et autres marchandises, droit contesté qui fut le sujet de dissensions avec les autres villes de Flandre.

Le tableau se complète, après ces pignons historiques, par un fond de maisons d'une jolie coupe, qui paraissent encore plus pittoresques, le soir, lorsque s'allument leurs rangées de fenêtres serrées, trouant toute la largeur de la façade, et dont toutes les lumières se reflètent, dansant en zigzags de flammes dans les eaux noires de la rivière.

Aujourd'hui, tout ce quartier central est bouleversé par la construction de l'Hôtel des Postes: on a démoli un certain nombre de maisons depuis le quai jusqu'à Saint-Nicolas, et pendant que l'on était en train, on a jeté bas les petites maisons qui encadraient si bien cette église. Elles l'encadraient sans la cacher, ce n'était pas comme à la Halle aux draps; on peut les regretter, elles faisaient valoir la vieille église et sa grosse tour.

Peut-être, pourrait-on dire que cet Hôtel des Postes tient à se montrer un peu trop moyen-âgeux. Au cœur du vieux Gand, dans ce milieu historique, il lance en l'air trop de tourelles qui ne le sont pas du tout. Ainsi, à Courtrai, devant le beffroi, s'élève orgueilleusement un Hôtel des Postes, plus Moyen-Age que le Moyen-Age lui-même, plus hérissé de tourelles que le vieux beffroi d'en face.

Il y a peut-être là exagération d'un bon principe, le principe du Traditionalisme en architecture, autrement dit, de la vraie Renaissance. C'est très bon et très heureux, l'adoption du style national, c'est-à-dire la reprise du style national flamand pur, non pas simplement pastiché, mais continué et adapté à notre époque et à ses nécessités. C'est surtout une question de goût et de mesure. Les gares de Furnes et de Bruges sont gothiques, pourtant elles n'ont rien de choquant, au contraire, car c'est un gothique logiquement adapté; tandis qu'on en connaît d'autres—il est vrai qu'elles sont d'une époque antérieure et mauvaise—qui sont Moyen-Age à peu près comme l'étaient les troubadours de pendule.

On peut trouver de meilleurs exemples récents. A Tournai, il y a un entrepôt de style flamand tout à fait intéressant et soigné. Qu'est-ce généralement qu'un entrepôt? Quelque chose comme un hangar à marchandises, une bâtisse ordinairement très laide, tandis qu'il y a là une recherche d'art et un fort bel édifice.

Saint-Bavon, la cathédrale, n'est Saint-Bavon que depuis que Charles-Quint supprima l'abbaye de Saint-Bavon, pour construire la citadelle destinée à mater la ville souvent rebelle. Avant qu'elle héritât du vocable et du chapitre de l'abbaye, elle était l'église Saint-Jean. C'est un très beau monument du treizième siècle pour le chœur, et du seizième pour la tour et le reste. La tour, cantonnée de quatre fines tourelles, est très haute, même sans flèches. Du côté de l'abside, sous les gables des premières chapelles, au pied d'un haut transept aux immenses verrières se blottit une petite chapelle extérieure. Les tourelles du transept, la grosse tour, la Halle aux laines dans le fond, et le beffroi, cela fait sur le ciel un alignement de silhouettes bien découpées.

Quant à l'intérieur, il semble un peu froid, grâce aux marbres blancs et noirs qui ferment le chœur, mais on y voit d'intéressants monuments, de grands tombeaux d'évêques, une superbe chaire, de nombreux tableaux dans les chapelles, parmi lesquels un Van Dyck célèbre: l'adoration de l'Agneau mystique, un Rubens sur la vie de saint Bavon, où l'on voit saint Bavon en gentilhomme Louis XIII se retirant du monde à l'abbaye de Saint-Amand. Saint Bavon était un noble Gantois du septième siècle qui, dans la première partie de sa vie, s'abandonna vilainement à toutes les débauches, déshonora sa famille et fit mourir sa femme de chagrin. Terrassé soudain par le remords, il chercha à obtenir le pardon du ciel par une vie d'austérités dans le cloître voisin, où il mourut en odeur de sainteté.

La chaire est à elle toute seule un immense monument, comme toutes les chaires des dix-septième et dix-huitième siècles que l'on voit en Belgique, d'une composition extraordinairement touffue, d'aspect peu religieux, qui sont plutôt des décorations de théâtre, malgré tout le talent déployé par des sculpteurs très savants, et malgré toute l'imagination mise en œuvre pour trouver des sujets allégoriques, bibliques, presque mythologiques même, puisqu'on y voit quelquefois le père Temps et des Vertus et qui semblent des Déesses, avec une profusion d'accessoires extraordinaires animés ou inanimés, des chars, des chevaux, des barques, etc...

Ici, l'ordonnance est fastueuse et très décorative: un double escalier très contourné et tarabiscoté, gardé par de grandes figures d'anges, encadre le groupe principal, la Vérité ou la Religion montrant les Livres Saints à un vieillard barbu qui représente à la fois le Temps et le Monde. Au sommet de la chaire, parmi des branchages désordonnés et des draperies soulevées par une nichée de chérubins voltigeant, des petits anges plantent la Croix.

L'œuvre, en bois et en marbre, terminée en 1745, est du sculpteur gantois, Laurent Delvaux.

L'église Saint-Jacques, sur une place en arrière du Marché du Vendredi, est un grand édifice très pittoresque dans ses parties élevées, très découpé, où, sur une nef et des chapelles gothiques, se dressent deux belles tours romanes sur la façade, et une tour centrale également romane, terminée par un étage gothique portant une haute flèche effilée. A l'intérieur, se voient quelques beaux monuments et un très curieux tabernacle de marbre en forme de clocher dix-septième siècle, à quatre ou cinq étages en retrait les uns sur les autres.

Saint-Nicolas, c'est la vieille église noircie, aux murailles patinées à souhait, qui se dresse sur le vieux Marché aux grains, au point le plus mouvementé de la ville. Elle a subi de nombreuses vicissitudes au cours des siècles. Pendant les guerres de religion, lorsque Gand fut au pouvoir des armées des Provinces Unies, on y avait logé la cavalerie, les chevaux et le fourrage. Plus tard, en très triste état, presque ruinée, elle avait frisé la démolition. Par bonheur, les échevins la sauvèrent de la pioche.

Il y a bien peu d'années, elle était encore entourée de petites maisons accrochées sur les bas-côtés ou le long du portail, enserrant le pignon étroit, très noir, de mine sévère, flanqué de deux tourelles à demi romanes, plaquées du haut en bas d'arcatures en plein cintre ou en ogive. Cela faisait valoir, au-dessus des vieilles murailles noires, criblées de blessures, écorchées en bien des endroits, la grosse tour centrale, sombre et rébarbative. Tout l'ensemble: l'église et les petites maisons, avec le mouvement du marché sur la place, plus étroite alors, constituait un joli tableau, vu du fond d'une petite rue disparue sous le nouvel Hôtel des Postes. Peut-être, une fois la restauration terminée, cela fera-t-il mieux, mais ce sera, en fin de compte, moins pittoresque probablement.

Rien de bien remarquable à l'intérieur des écussons armoriés accrochés aux piliers, quelques tableaux, un, entre autres, rappelant un citoyen de Gand, Olivier van Minjau, qui fut un notable chef de famille, père de dix filles et de vingt et un fils, à la tête desquels,—seulement les fils,—armés en guerre, il s'était montré, en 1526, à une solennelle entrée de Charles-Quint, qui s'empressa de lui accorder une pension probablement très nécessaire.

Et ces trente et un enfants, moins de trois mois après, mouraient dans une épidémie de suette importée d'Angleterre, et s'en venaient, avec leurs parents, se coucher au cimetière entourant Saint-Nicolas.

Il y a encore Saint-Michel, Saint-Pierre, Saint-Martin, Saint-Etienne, Saint-Sauveur, Sainte-Anne, cette dernière moderne. Saint-Michel a une très vilaine et très triste façade, sous une tour restée inachevée depuis des siècles, mais le côté de l'abside qui trempe dans l'eau de la Lys est d'un effet assez pittoresque, vu du pont réunissant le Quai aux Herbes au Quai au Blé. En arrière de cette abside, une longue façade grise et morne trempe aussi dans la rivière, vieille muraille de couvent abandonné alignant deux files de fenêtres ogivales, les unes bouchées, d'autres plus ou moins transformées. C'était un couvent de Dominicains qui eut des malheurs au temps des guerres de Religion; son église a disparu, mais le cloître défiguré subsiste, simple cour aujourd'hui, pour des bâtiments convertis en magasins et logements.

L'église Saint-Pierre a été construite sur l'emplacement d'un oratoire de Saint-Amand, c'est l'église classique du dix-septième siècle, un portail à fronton surmonté d'un dôme. Cela s'arrange bien de loin, au-dessus de l'eau, parmi le vert des arbres et le rouge des toits. A l'intérieur, des sculptures et de belles grilles de chœur de style Louis XV.

Saint-Martin, très loin du centre, au boulevard d'Akkergen, est assez curieux avec ses trois nefs d'un gothique très simple et sa chapelle annexe du Saint-Sépulcre; les autres églises ont peu d'intérêt.

Gand possède plusieurs béguinages, il y a le petit et le grand, ce dernier tout à fait moderne; une curieuse petite ville toute neuve a remplacé l'ancien grand béguinage, ou béguinage Sainte-Elisabeth, rue de Bruges, du côté de la porte du Rabot. C'était aussi une petite ville à part dont il reste quelques ruelles avec quelques curieuses rangées de petites maisons, et l'église, aujourd'hui paroisse Sainte-Elisabeth, édifice du dix-septième siècle. Il y avait là six cents béguines; le nouveau grand béguinage en compte au moins autant.

L'institution des béguines date de loin, on la fait remonter aux temps mérovingiens et la fondatrice de l'ordre serait en même temps quelque chose comme la fondatrice de la monarchie carlovingienne. Cette fondatrice marraine de l'ordre, c'est sainte Begga, qui vivait au septième siècle.

Quand on va de Louvain à Liége, on passe à Landen, vieux petit pays dont les contours ont de l'allure, village modeste, mais berceau illustre de la famille carlovingienne. Vers le milieu du septième siècle, vivait dans un burg sur ces collines, Pépin de Landen, dont la fille ou la sœur, la princesse Begga, devint duchesse de Brabant et mère de Pépin d'Héristal,—par conséquent, grand'mère de Karl Martel, qui à la tête de toute la chevalerie franque, refoula les hordes de l'Islam, parvenues à Poitiers,—par conséquent aïeule de Charlemagne, Empereur d'Occident à la barbe florie.

L'institution de Sainte-Begga a traversé les siècles, il est peu de villes en Belgique qui n'aient leur petit enclos de béguines. Les béguines ne sont pas des religieuses, elles n'ont pas prononcé de vœux éternels, ce sont des femmes qui, sans abandonner complètement le monde, se réunissent dans des enclos consacrés, en vertu de fondations anciennes, pour vivre, travailler et prier en commun. C'est un refuge pour des femmes que la solitude dans le monde effraie, qui n'y trouveraient que le vide et la désolation dans la vieillesse, pour des veuves qui veulent passer le restant de leur vie dans une retraite pieuse. Elles peuvent n'avoir qu'un très petit pécule et compléter la somme nécessaire à leur entretien par un travail de couture ou de dentelle. Ainsi, en associant leurs ressources à plusieurs, la vie leur devient facile.

La discipline du béguinage n'a rien de celle des cloîtres fermés, les béguines peuvent sortir, aller et venir, rentrer dans le monde, s'il leur plaît; les petites maisons, suivant leur importance, sont occupées par une béguine ou par un groupe. Elles vivent et travaillent ensemble, égrènent des rosaires, et quand la cloche de la petite église tinte, de chaque petite porte sortent des formes noires, des femmes enveloppées de longues mantes, en cornettes blanches ou en capuchons, chaque ruelle fournissant son contingent à la longue file en marche lente vers l'église, dans la paix et le silence qui planent sur l'enclos. Ces petits groupes, ces mantes sombres isolées, c'est comme un long chapelet vivant, à grains noirs se déroulant à travers les ruelles.

Aux offices du soir, la cloche les exhorte,
Et chacune s'y rend, mains jointes, les yeux clos,
Avec des glissements du cygne dans l'eau morte.

a dit Rodenbach, le poète des béguinages, du silence et de toutes les mélancolies, à qui justement Gand vient d'élever un monument près de l'église de l'ancien grand béguinage.

Les deux béguinages de Gand ont été fondés en 1234 par la comtesse Jeanne de Constantinople et sa sœur Marguerite. Le petit béguinage Notre-Dame est toujours à la même place, rue Longue-des-Violettes, joli nom pour ce nid d'humbles et pauvres existences, mais les violettes sont aujourd'hui bien enfermées dans les grandes bâtisses et les rues en rumeur, à deux pas du mouvement le plus intense de la vie moderne, près de la grande gare.

Comme tous les enclos de béguines, celui-ci a son église, édifice du dix-septième siècle, joli à l'intérieur, en dépit de la froideur peu engageante de sa façade.

Le nouveau grand béguinage du Mont Saint-Amand, qui ne date que d'une trentaine d'années, est un peu en dehors de la ville, au-delà de l'abbaye de Saint-Bavon et des bassins. Il faut passer un certain nombre de canaux, la Lys, le bas Escaut, des voies ferrées, avec les gares d'Eecloo et du pays de Waes, entendre des sirènes de navires et des sifflets de locomotives, traverser les premières rues noires de charbon d'un faubourg industriel pour aboutir tout à coup au paisible petit village des béguines.

Que c'est à la fois près et loin de toutes ces usines et de tout ce mouvement de la grande ville! Il suffit de franchir le portail gothique pour tomber dans un autre monde, en dehors du temps et de la vie, qui, de l'autre côté de la muraille, gronde et se précipite tumultueusement.

Entièrement clos de hautes murailles de briques, le béguinage se compose d'un certain nombre de rues et de ruelles, autour d'une église dont on aperçoit le haut pignon dès la voûte ogivale de l'entrée. Ce Nouveau Béguinage, c'est en somme une petite ville construite tout d'une pièce, très intéressante dans son ensemble et charmante par l'aspect général, par tous les détails pittoresques que le tracé des rues et la plantation très étudiée des maisons fournit à chaque pas.

Tout est en briques, les murs des jardins, les maisons, avec des toits de grosses tuiles claires; ces maisons diverses d'importance, sont très variées de formes, avec des pignons en escaliers, des arrangements de fenêtres ou de toits, des lucarnes, de jolies portes de jardin.

On compte, dans l'enceinte, une quinzaine de couvents, plus de quatre-vingts maisons et une église au centre, église à nef très haute, grand portail flanqué d'une tourelle et campanile surmonté d'une longue flèche ardoisée. Plus de six cents béguines vivent dans ce village, dans ces petites maisons qui doivent être très claires, derrière les vitres des fenêtres nombreuses, groupées par rangées ou espacées deux par deux.

Dans le dédale des rivières, des canaux et des rues, d'une ville à la topographie aussi compliquée que celle de Gand, combien de choses intéressantes et d'aspect curieux rencontrées au hasard des promenades. Parmi toutes ces constructions nouvelles des grandes rues, ou les bâtisses industrielles qui s'alignent le long des berges, il y a bien des coins imprévus, des restes importants du vieux Gand, ou de pittoresques perspectives s'ouvrant tout à coup sur l'eau.—Lys, Liève, Escaut, bras, dérivations ou canaux—, avec souvent par-dessus les toits, quelques monuments se détachant sur le ciel.

Les vieilles maisons sont nombreuses dans les quartiers du centre, vers le Marché du Vendredi ou le Palais de Justice. Un des plus importants de ces vieux logis se rencontre derrière l'Hôtel de ville, dans la rue du Refuge, c'est l'hôtel connu sous le nom de la Faucille, ancien logis seigneurial occupé aujourd'hui par le Conservatoire de musique. La cour se laisse voir maintenant, complètement ouverte, grands bâtiments de briques sur arcades, avec une haute tour à laquelle s'appuie une petite chapelle également portée sur arcades, très beau morceau du quinzième siècle.

Dans la rue du Haut-Port, à côté, ce sont encore de hauts pignons à redans de la même époque, puis, rue du Serpent, rue des Gainiers, de vieilles façades brunies, quai de la Grue, rue du Vieux-Bourg, des maisons du dix-septième siècle à pignons décorés et curieux bas-reliefs sous chaque fenêtre.

Sur la Lys, la Vieille Boucherie est un grand bâtiment sombre, annexe de la Poste, où la Halle aux viandes fut établie en 1417; son pignon a encore quelque beauté pittoresque.

La Vieille Boucherie avait sa chapelle dont on a retrouvé des peintures murales. Dans la très importante corporation des bouchers, jadis, ne pouvaient entrer que les membres de quatre familles privilégiées monopolisant le commerce de la boucherie. Très bien vus au Palais, au temps de Charles-Quint, les bouchers fournissaient aux entrées princières une garde d'honneur, et leur bannière avait un bon rang dans toutes les cérémonies.

Le Musée d'archéologie est établi dans l'ancienne église des Carmes chaussés: il est très riche en tableaux provenant des couvents, en étendards, bannières, écussons, souvenirs divers des anciennes corporations.

De l'autre côté du Marché aux grains, dans la rue des Champs, ce sont encore de belles façades, mais plus jeunes, des architectures pompeuses, de nobles hôtels du dix-huitième siècle, parmi lesquels se remarque surtout le portique de l'hôtel Steenhuyse, habité par le roi Louis XVIII en 1815, pendant les Cent Jours, alors que les réfugiés de la Cour de France remplissaient Gand, en attendant la fin des derniers soubresauts de l'aigle, dans le carnage de Waterloo.

A côté de l'Hôtel Steenhuyse, le Palais de Justice classique s'élève imposant et massif, sur une pointe entre la Lys et le canal des Chaudronniers. Plus loin vers les quartiers neufs, quelques vieilles choses encore, ce sont les restes de l'ancienne abbaye de la Biloque dans l'enceinte des hospices civils, un superbe pignon du treizième siècle, une salle curieuse, un grand pignon du quatorzième siècle, aussi intéressant comme décoration, et des bâtiments divers.

De la cour du Prince, l'ancien Prinsen Hof, où naquit Charles-Quint, il ne reste guère que de vagues traces derrière le château des Comtes, mais la rue qui en marque le contour conduit à un important débris de la vieille cité, le fort du Rabot, aujourd'hui entouré de choses bien modernes, des bâtiments de gare ou d'autres aussi peu intéressants. Le Rabot, qui n'a plus aujourd'hui toute sa hauteur, le sol ayant été relevé, se compose de deux grosses tours reliées par un bâtiment à pignon; l'ouvrage fut élevé en 1489, pour défendre un saillant de rempart et l'écluse de la Liève.


IX

BRUGES

Le bourg et ses monuments.—En haut du beffroi.—Le carillon.—Le Saint-Sang.—Les cygnes expiatoires.—Les grandes églises.—L'hôtel de Gruuthuse.—L'hôpital Saint-Jean.—Le lac d'Amour et le béguinage.

Le Musée archéologique de Bruges conserve le cuivre d'un admirable plan dessiné par Gheeraerts, en 1562, où toutes les rues et places, les canaux, les églises, les édifices et toutes les maisons, une à une, se trouvent figurés à vol d'oiseau, avec un détail et un fini remarquables. Ce portrait de sa jeunesse, ou plutôt de son bel âge, Bruges peut le regarder encore avec orgueil; malgré les trois siècles et plus qui ont passé sur elle, le portrait est toujours ressemblant. Bruges n'a pas de rides, Bruges est restée Bruges la belle, aujourd'hui, comme alors. C'est toujours Bruges la princesse, en robe rouge à ramages gothiques.

Ne l'appelons jamais Bruges-la-Morte, Bruges est bien vivante, elle n'est même nullement mélancolique, quoi qu'on dise. De la mélancolie, il y en a peut-être dans certains quartiers, mais rien de maladif ni de dolent. Et quelle ville n'a pas ses coins un peu abandonnés, dont l'aspect semble un bâillement ou une lamentation? Bruges n'a pas de ces coins-là, car la mélancolie y est de la poésie.

Elle a moins de population qu'autrefois, cela est exact, l'ardeur et les fièvres du négoce qui la tenaient jadis l'ont un peu abandonnée sans doute, mais qu'importe si elle demeure toujours superbe autant que Venise, avec seulement moins de bleu dans le ciel, et si elle reste vraiment la Perle des Flandres.

Bruges combat pour la beauté, puisque tous ses efforts tendent à sauvegarder son caractère de ville d'art, de reliquaire de vieilles et précieuses architectures, puisqu'elle entretient soigneusement ses grands monuments, puisqu'elle restaure ceux que le temps veut détruire, et qu'elle rétablit même les façades de celles de ses maisons qui, aux époques d'aberration, avaient subi, sous prétexte de modernisation, des grattages et des transformations.

Elle combat pour la beauté, puisque dans ses constructions nouvelles elle reprend les traditions de son passé, et réussit à concilier les convenances modernes avec les sentiments et le goût des ancêtres.

Cela se voit dès la gare. Mon Dieu oui, la gare n'étonnerait nullement l'artiste du plan de 1562, qui la dessinerait immédiatement. Une gare, c'est, dans la vie actuelle, aussi important qu'un Hôtel de ville. Pourquoi ne pas fignoler une gare autant qu'un beffroi ou une porte de ville? Bruges a fignolé la sienne et elle a donné un bon exemple. Il y a dans cette gare, une salle des Pas Perdus qui semble une salle échevinale, et un beffroi domine le tout de très haut, pour donner l'heure au loin. Bonne entrée de ville, cela remplace les portes monumentales, militaires ou autres.

Au point de vue de la beauté sur laquelle le poète nous convie à écarquiller nos yeux:

«Ecarquille les yeux à la beauté des choses...»

le présent, presque partout, n'a rien à gagner aux comparaisons avec jadis. Ici, dans ces rues de Bruges la belle, le présent n'est que le passé qui continue. Qu'il continue donc longtemps, et saisissons toutes les occasions qu'il offre d'écarquiller nos yeux.

D'abord, pénétrons au cœur de la cité, pour saluer le grand Beffroi, si fièrement campé sur le bâtiment des Halles, depuis le treizième siècle.

Le berceau de Bruges, c'est le vieux bourg, c'est-à-dire le Burg, avec le Palais du Franc et l'Hôtel de ville; la Grande Place et ses entours, ensemble défendu alors par des murailles et des canaux. Cela, c'était la ville des premiers temps, assez vite forcée de s'agrandir, en raison de la prospérité de son commerce, d'élargir à plusieurs reprises sa ceinture de murailles, pour loger tous ces gens de négoce qui venaient à elle, et abriter leurs navires, des centaines de nefs de toute taille, dans ses canaux ou dans son avant-port de Damme, créé au douzième siècle, sur le bras de mer du Zwin.

Bruges se développe, grandit et prospère jusqu'au quatorzième siècle, qui marque l'apogée de sa fortune. Alors, sur le Burg, il y avait le Palais du Comte, la maison des échevins ou l'Hôtel de ville, la chapelle du Saint-Sang. A côté, sur la Grande Place séparée par un canal, le grand bâtiment des Halles. Autour, dans la ville, des églises admirables, des monastères, des comptoirs de marchands de toutes les nations, c'est-à-dire des halles particulières à chacune de ces nations, quinze ou vingt grands édifices solides, faciles à défendre, pour loger commis et marchandises affluant de toutes les contrées d'Europe et d'Orient, une quantité de somptueux hôtels de noblesse ou de riche bourgeoisie, cent cinquante mille habitants, quatre-vingts corporations florissantes, pour le trafic ou la fabrication des draps, laines, cuirs, etc.

La première Bourse était fondée pour tous ces négociants, elle tirait son nom de la maison Van-der-Beursen, qui portait trois bourses dans ses armoiries.

Pour marquer sa grandeur et sa puissance, au milieu du treizième siècle, Bruges élève sur sa Grande Place le bâtiment des Halles que nous voyons aujourd'hui, et le Beffroi, symbole de la liberté communale et de l'union des bourgeois et artisans des métiers.

Elle est immense, cette Grande Place, et bien à la mesure du formidable beffroi. Les Halles tiennent tout le fond, un carré massif flanqué de tourelles aux angles; du centre de ce massif, l'énorme tour jaillit et monte par étages successifs, deux étages carrés, chacun à plate-forme crénelée, flanquée de tourelles, puis, après le deuxième, un étage octogonal très en retrait, construit seulement en 1482, l'étage des cloches, relié par un arc-boutant à chaque tourelle d'angle. Le sommet est à 80 mètres du sol; il y eut autrefois, sur cette dernière plate-forme, une flèche terminale trois fois incendiée, la dernière fois, en 1742, et qui n'a plus été refaite.

Le symbole est clair et apparaît encore mieux qu'à Ypres; l'énorme beffroi dominant de toute sa taille les Halles à ses pieds, c'est bien la force, la puissance communale, abritant et protégeant le libre trafic des citoyens.

A l'intérieur, les Halles sont occupées à droite par la boucherie, marché aux viandes pittoresquement installé, et à gauche, par le Musée archéologique.

C'est une jolie ascension que celle des quatre cents marches de la tour, mais la vue qu'on a de la plate-forme vaut bien un peu de fatigue. Au dernier étage, dans la partie octogonale, se trouve le célèbre carillon de quarante-neuf cloches et le gros bourdon. Il faut monter par une sorte d'échelle qui passe en travers des grandes ogives complètement ouvertes et par lesquelles on aperçoit le pavé de la place et les toits des maisons, tout en bas. C'est fort joli déjà, on s'attarde naturellement à tous les détails, et pendant ce temps-là l'horloge vient à sonner la demie ou le quart, la grosse cloche se met en branle, le carillon commence sa chanson, l'escalier tremble, la Tour vibre tout entière. Alors l'ascensionniste sent la tête lui tourner et se croit presque en train de descendre en musique avec la Tour, et les quarante-neuf cloches, et le gros bourdon, sur le pavé d'en bas.

Mais le carillon s'est tu, les dernières notes s'envolent allègres et légères pour aller réjouir les passants au loin, et le beffroi se calme. Sur la plate-forme, c'est l'éblouissement. On plane sur les deux places, le Burg et la Grande Place, au-dessus des grands édifices entourant le vieux Beffroi, l'Hôtel de ville, le Palais du Franc, l'Hôtel provincial, la chapelle du Saint-Sang, toute une poussée de cimes ardoisées, de lignes de toits enchevêtrés de toutes les façons, de pointes, de pinacles, de clochetons de toutes formes, de tourelles qui semblent des minarets, de flèches gothiques, lançant le plus haut possible, leurs boules et leurs girouettes.

Et les premiers canaux, le Dyver, le canal du Rosaire, les quais se prolongeant en lignes de verdures ou en files de pignons, la topographie de la ville se révélant, avec ses hauts points de repère, les églises, avec les tours gigantesques de la cathédrale et de Notre-Dame, encadrant les fines découpures de l'hôtel Gruuthuse ou les masses sombres de l'hôpital Saint-Jean. Et tout autour, d'autres tours, d'autres édifices, des rues et des canaux à perte de vue, sur toute l'étendue de l'immense périmètre de l'ancienne enceinte, marqué par quelques portes restées debout dans un moutonnement de verdure.

Une belle ligne de pignons fait face aux Halles au fond de la Grande Place. La ville a dressé devant elles le monument du boucher Breidel et du tisserand Pierre de Coninck, qui soulevèrent la population de Bruges en 1302 contre le parti des Lys, et, dans une terrible bataille de rues, massacrèrent tout ce qu'il y avait en ville de chevaliers et de soldats français, massacre qui fut le prélude de la grande journée des Eperons d'or, sous les murs de Courtrai.

Une petite rue réunit la Grande Place et le Burg. Après les lignes sévères des Halles et du beffroi, voici dans les façades de l'Hôtel de ville, du Greffe du Franc et du portique du Saint-Sang, toutes les fleurs de l'architecture ogivale dans leur complet épanouissement, et même des fioritures de la Renaissance, des boutures étrangères qui vont prendre dans le sol de Flandre et produire des fantaisies nouvelles.

L'Hôtel de ville est de la fin du quatorzième siècle. Façade élégante et fine en lignes ascendantes, de hautes fenêtres, de fines tourelles découpées, des séries de statues superposées, remplaçant les statues originales polychromes, malheureusement détruites par les armées de la Révolution.

A l'intérieur, se voit une belle salle échevinale récemment restaurée, où de grandes compositions résument les belles périodes de l'histoire de la cité, les grands événements et les vieilles institutions.

En prolongement de l'Hôtel de ville, à droite, s'élève la chapelle du Saint-Sang, avec un porche charmant en retour d'équerre, jolie décoration gothique du seizième siècle. A gauche, ce sont les pignons du Greffe, façade extrêmement décorée d'une gaie fantaisie. Le Saint-Sang, lieu de pèlerinage célèbre, église double à deux étages, se compose d'une chapelle basse dédiée à Saint Basile par le comte Thierry d'Alsace, au douzième siècle, chapelle romane sur gros piliers massifs, et d'une chapelle supérieure, reconstruite au quinzième siècle, dans laquelle est conservée, en une châsse précieuse, la relique rapportée de la croisade par le Comte Thierry.

Entre le Greffe et l'Hôtel de ville, se glisse, sous une voûte, recouverte d'un charmant petit pignon, la ruelle de l'Ane-Aveugle, si jolie, si connue, presque autant que le canal du Pont des Soupirs, à Venise; elle débouche sur un point non moins connu, motif pittoresque devant lequel il y a toujours des chevalets de peintres dressés, des albums ouverts et des boîtes d'aquarelles en fonctions, le canal passant derrière le Palais du Franc, avec les pignons de l'arrière-façade se mirant dans l'eau calme, où le lent sillage des cygnes coupe et recoupe les reflets tremblotants des architectures de tous les tons de rouge, sombres ou clairs.

Ces cygnes si poétiques, qui glissent majestueusement sur tous les canaux de Bruges, c'est, faut-il le dire, un remords qui surnage à travers les siècles, un «Souviens-toi» imposé à la ville à perpétuité, après le meurtre, par les bourgeois, révoltés contre Maximilien, de l'Ecoutête Pierre Lanchals, dont la tombe est à Notre-Dame. Le cygne expiatoire a été choisi parce que Lanchals signifie en flamand long col.

C'est sur ce côté que se trouvent les restes intéressants, bâtiments crénelés, pignons et tourelles, du Palais des Comtes de Flandre, plusieurs fois détruit, et reconstruit au quinzième siècle.

Aux trois villes principales, Gand, Ypres et Bruges, qui constituaient les trois membres des Etats pour traiter des affaires de la Flandre, il avait été adjoint un quatrième membre, le Franc de Bruges, c'est-à-dire le bourgeois du dehors, chargé des intérêts des autres villes et des châtellenies. Le Palais des Comtes de Flandre devint le Palais du Franc, ou de la juridiction des magistrats du dehors. C'était un superbe édifice qui complétait bien l'ensemble de la Place, avec une tour faisant pendant à une autre disparue aussi, à l'angle du Saint-Sang, comme on le voit sur le plan de 1562, façade remplacée pendant le dix-huitième siècle, qui fut avec la moitié du dix-neuvième, une malheureuse époque pour l'art brugeois.

Dans ce Palais du Franc, aujourd'hui Palais de Justice, il y a la fameuse cheminée de l'ancienne salle Echevinale, vaste composition décorative des plus touffues, se reliant aux panneaux latéraux, où se voit au-dessus de l'histoire de la chaste Suzanne dans les quatre compartiments d'une frise en albâtre, une somptueuse décoration d'écussons, de trophées et de médaillons autour d'une statue de l'Empereur Charles-Quint, qu'accompagnent quatre autres belles statues des aïeux de l'Empereur, lignes paternelle et maternelle, Maximilien d'Autriche et Marie de Bourgogne, Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille.

En face du Palais du Franc, se trouve le Marché au poisson, avec le pignon d'une charmante petite maison et le tournant du canal du Rosaire. Toujours des vues bien connues, le quai du Rosaire et les vieilles maisons trempant directement dans l'eau qui semble dormir, des architectures rouges, grises, des verdures encadrant quelque joli détail, et tout à l'arrière-plan, la chapelle du Saint-Sang et ses annexes, dominées par le Beffroi.

Il n'y a qu'à se laisser aller le long de l'eau ou par les petites rues: le groupe des grandes églises est tout près. Notre-Dame, c'est la haute flèche aiguë qui porte une couronne à mi-hauteur. Sous la tour colossale soutenue de gros contreforts, s'abrite un portail du quinzième siècle, toute petite construction en hors-d'œuvre, pourvue d'un toit par-dessus sa balustrade. Cela s'appelait le portail du Paradis, c'est aujourd'hui le baptistère. A côté, en dehors des grilles, on a élevé récemment un petit monument gothique dédié à la Vierge, tout à fait charmant de lignes.

Un bien vilain jubé du dix-huitième siècle attriste l'intérieur; heureusement, il y a tant de choses remarquables dans les bas-côtés, tableaux ou monuments, que l'on peut arriver à l'oublier. Ce sont notamment le célèbre mausolée de Charles le Téméraire, élevé par Philippe II, en 1589, et celui de sa fille, la pauvre duchesse Marie de Bourgogne, morte à Bruges à l'âge de vingt-cinq ans, d'une chute de cheval pendant une chasse au héron. Le corps de Charles le Téméraire, tombé à la bataille de Nancy, après être resté à Saint-Georges de Nancy, jusqu'en 1550, fut alors amené par Charles-Quint, dans l'ancienne cathédrale de Saint-Donat de Bruges, qui se trouvait sur le Burg, en face de l'Hôtel de ville, et fut démolie à la Révolution.

Comme joli motif d'architecture, le bas-côté gauche possède l'oratoire de la famille de Gruuthuse, une claire-voie en bas et au-dessus la tribune elle-même, en belle menuiserie gothique, portée en encorbellement.

C'est que l'oratoire des sires de Gruuthuse communiquait avec leur hôtel situé sous les murailles de l'église, à côté de la tour. Magnifique logis gothique élevé au quinzième siècle, l'hôtel de Gruuthuse vient d'être restauré et dégagé, quelques salles sont occupées actuellement par le Musée des dentelles. Coffret précieux des fines merveilles créées par les dentellières de Bruges, l'hôtel est lui-même une dentelle de tourelles, de lucarnes et de balustrades qui se dessine superbement au pied de l'église, surtout par derrière, sous le chevet, quand on tourne vers le petit canal, au fond d'une ruelle solitaire.

Par la rue du Saint-Esprit, on va de Notre-Dame à la cathédrale Saint-Sauveur, monument sévère qui dresse, en face de la flèche gothique de Notre-Dame, un énorme clocher roman dont la base est du dixième siècle, rude et sans ouvertures jusqu'aux deux tiers de sa hauteur et se terminant ensuite par des étages en partie modernes, avec tourelles carrées aux angles, tourelles encore en retrait accompagnant une courte flèche. La nef de Saint-Sauveur, d'une grandeur imposante, renferme de nombreux monuments et objets d'art. Malheureusement, il y a encore ici, pour fermer le chœur un jubé de froid style classique.

Les vieilles murailles les plus sombres de toute la ville, les briques les plus patinées, ce sont bien celles de l'hôpital Saint-Jean, des grands pignons austères devant Notre-Dame, comme des bâtiments divers, d'aspect si vieux et si dolent qui trempent dans l'eau du canal de la Reie et l'assombrissent au pont Notre-Dame. L'entrée au pied du vieux et fruste clocher de la chapelle est d'un grand caractère. Quelques cours, du silence et du recueillement, de vieilles murailles, des coins de verdure, un rayon de soleil qui passe, et, derrière ces vénérables pierres, des chefs-d'œuvre d'une fraîcheur et d'une jeunesse éternelles, les fameuses peintures de Memling, précieux trésor gardé en une salle spéciale.

La légende veut que Hans Memling soit né à Bruges, elle en fait un soldat de Charles le Téméraire, échappé au désastre de Nancy et revenu mourant en son pays. Soigné à l'hôpital Saint-Jean, il aurait, par reconnaissance, exécuté pour l'hôpital ces merveilleuses peintures. Né à Bruges ou ailleurs, il paraît cependant prouvé qu'il s'y maria et qu'il y mourut. Outre la châsse de Sainte-Ursule, il y a le retable de Sainte-Catherine, un triptyque et différents panneaux d'une conservation miraculeuse.

Petites rues tranquilles, petites maisons bien calmes, au-dessus desquelles on entend comme un bruissement de feuillages. C'est le quartier du Béguinage et du Lac d'Amour, l'un des sites les plus poétiques de Bruges.

Ce qui donne au Béguinage de Bruges tout son caractère, c'est surtout sa situation à part, son enceinte complètement entourée d'eau, plutôt que des séductions architecturales. L'église est sans beauté, les maisons très simples, mais l'entrée en est charmante, avec la porte au bout du pont, sur un large canal ombragé de grands arbres, et comme fond, derrière des verdures tombant dans l'eau, des pignons et des toits rouges, la flèche de Notre-Dame et la tour de Saint-Sauveur montant dans le ciel vaporeux.

A l'intérieur, c'est un vaste carré herbeux, planté de grands arbres, à travers lesquels brillent les petites maisons blanchies, au-dessus de la bordure noire traditionnelle.

Ces vieux arbres conduisent au Lac d'Amour, si paisible et si frais, large bassin ombragé, très solitaire, quoique pourtant bien près du cœur de la ville. C'est un tableau délicieux dans son heureuse solitude, ce poétique Lac d'Amour où l'eau n'a pas une ride quand aucun cygne ne s'y aventure, et c'était, paraît-il, le bassin du Commerce au temps de la Bruges commerçante, l'arrivée des canaux de l'intérieur. Des remparts qui le défendaient, il reste toujours debout, comme dominante du tableau et rappel historique, une vieille tour enveloppée de verdure.

Bruges, par des travaux considérables à Zeebrugge, espère redevenir ville maritime et commerçante. Zeebrugge est à une bonne douzaine de kilomètres, il a fallu construire une énorme jetée de deux mille mètres s'avançant en courbe dans la mer, creuser un canal avec bassins, écluses, etc... Heureusement tout le trafic maritime est maintenu au loin et le Lac d'Amour n'a rien à craindre.

La tour du lac n'est pas le seul reste des remparts; sur tout le périmètre, immense en réalité, si les murs de pierre ont été remplacés par des ombrages ou par de simples lignes d'arbres bordant le grand canal circulaire formant fossé, il y a encore quelques portes, la porte de Gand, la porte Sainte-Croix, la porte d'Ostende et la porte Maréchale. Elles se ressemblent toutes, c'est la porte classique, entre deux grosses tours rondes mais toujours dans la verdure, dans un encadrement de grands arbres.

La porte Sainte-Croix avait cette particularité, il y a quelques années, d'être accompagnée de deux grands moulins de bois, tournant sur la butte de l'ancien rempart. C'était tout à fait pittoresque, cela faisait tableau avec la porte sur le canal et, sous les moulins, l'antique local de la Guilde de Saint-Sébastien, confrérie des Archers, fondée au quatorzième siècle, l'une des deux Guildes armées ou Serments, l'autre étant la Guilde des Arbalétriers de Saint-Georges. Le bâtiment de briques, un beau pignon décoré, dominé par une très haute tour, date de 1573.

L'un de ces moulins est parti récemment, il n'en reste plus qu'un hélas, dont il faut souhaiter la conservation, puisque c'est le dernier survivant de tous ceux qui, alignés par dix ou douze sur certains points, tournaient depuis cinq siècles en haut du rempart, tout autour de la ville.


X

BRUGES (suite).

Rues et canaux.—Le style flamand.—La Loge des Bourgeois et les Chambres de Rhétorique.—Les Loges des Nations.—La Toison d'or.

Nulle ville autre que Bruges ne présente, dans ses édifices bourgeois, le style flamand de la période gothique ou de la Renaissance aussi déterminé et caractérisé. Il y a dans Bruges une telle collection de pignons de tout âge, que les séries d'exemples abondent pour chaque époque, depuis les pignons les plus simples, les plus modestes, jusqu'aux façades les plus découpées et ouvragées, depuis l'humble petit pignon de maisonnette populaire, comme on en voit dans les quartiers pauvres, où les dentellières réunies par groupes, travaillent dans la rue, sur le pas de quelque vieille porte en ogive, jusqu'aux orgueilleux pignons des maisons de Corporations ou des logis de riches bourgeois, où la brique est travaillée et dessine du haut en bas de la façade, des cordons d'arabesques.

Le principe, c'est l'encadrement des portes et des fenestrages par des moulures, des rangées de briques en pointe ou taillées, mettant au sommet de chaque ouverture un arc trilobé, mais le tracé se complique et s'enjolive de fantaisies, et tout le pignon se décore de moulures, de grandes arcatures à crochets, de trilobés et de roses quadrilobées.

Au hasard de la promenade à travers la ville, en zigzaguant de rue en ruelle, en passant les canaux sur de vieux ponts plus ou moins en dos d'âne, notons les points où ces vieilles architectures se découpent le plus pittoresquement, et les coins de tableaux apparaissant par des ouvertures entre les murailles rouge sombre, avec des trous de lumière sur quelque morceau de jardin fleuri bien imprévu, ou sur quelque petit canal entrevu, se perdant mystérieusement dans un tohu-bohu de constructions.

On vient de restaurer, au centre de la ville, l'ancienne Loge aux Bourgeois, jadis lieu de réunion, local d'une société de l'Ours au quinzième siècle, ce que rappelle un ours placé depuis 1417 dans une niche,— «le plus vieux Bourgeois de Bruges», comme on le nomme—local devenu ensuite le siège de la Chambre de rhétorique du Saint-Esprit, et depuis 1719, de l'Académie des Beaux-Arts.

On sait ce qu'étaient ces Chambres de rhétorique des pays flamands, curieuse institution qui tint pendant plusieurs siècles une place des plus importantes dans la vie des cités, grandes ou petites. Leur origine est très ancienne et l'on pourrait les rattacher aux confréries du Gai Savoir des vieux trouvères, comme à celles des ménestrels et des acteurs des mystères et moralités.

Dans toutes les villes, même les plus modestes, ce qui indique bien l'extraordinaire prospérité des Flandres, malgré les guerres et les calamités publiques, étaient organisées, à côté de toutes les confréries diverses, combien nombreuses, une ou plusieurs Chambres de rhétorique, c'est-à-dire sociétés bourgeoises de récréation, académies littéraires s'occupant de fêtes, de musique, de poésie, sous le haut patronage des princes,—surtout au temps de la Maison de Bourgogne,—sociétés très bien vues, jouissant de nombreux privilèges et même subventionnées par les villes.

Les Chambres de rhétorique possédaient des locaux pour leurs réunions, elles avaient des dignitaires, des bannières, des insignes; elles organisaient des représentations dramatiques, des cortèges dans les grandes occasions, aux entrées des Rois ou des Princes et prenaient part en corps à toutes les processions et fêtes religieuses. Parfois s'ouvraient de grands concours entre les villes, et c'étaient des occasions de fêtes interminables, de réunions, de banquets, au cours desquels pour les beuveries joyeuses, circulaient les hanaps d'honneur, sous les écussons des personnages importants et les bannières victorieuses de la Chambre.

La vieille Loge aux Bourgeois, abîmée par les siècles, n'était plus qu'un bâtiment informe, lourd d'aspect, surmonté d'une tourelle découronnée, et maintenant, après restauration, ou reconstitution si l'on veut, c'est un fort joli fond de perspective pour le Canal du Miroir sur la Place Van Eyck, très belle place, admirablement encadrée par une rangée de magnifiques pignons, qui commence à l'ancienne Loge des Portefaix et au porche du Tonlieu, charmante petite construction du quinzième siècle, très décorée, restaurée de nos jours, comme toutes les façades de la rangée.

La statue de Van Eyck s'élève face à la Loge aux Bourgeois; à côté, la rue qui tourne entre de vieilles maisons, conduit à une autre place plus solitaire, et à une autre statue de peintre, celle de Hans Memling, se détachant sur les pignons rouges d'un vieux couvent.

Nombreuses sont les belles façades, dans les rues centrales, rue Flamande surtout, qui en aligne des séries. Le plus original peut-être de tous ces pignons, est celui de la maison no 53, en ogival de la dernière période, très joliment contourné et découpé en trois motifs.

Pas bien loin,—façade historique celle-là—se voit ce qui reste de l'ancienne Loge des Génois, curieuse par ses grands fenestrages. Cette place, c'était l'ancienne Bourse des Négociants: les vieilles images nous la montrent entourée de hautes constructions pittoresques richement décorées, comme le fragment subsistant de la Loge des Génois, laquelle possédait un étage de plus, couronné d'une ligne de créneaux, au lieu du fronton ajusté au dix-huitième siècle.

Aux grands siècles, alors qu'elle était la reine du commerce des Flandres, alors que, par cent ou cent cinquante quelquefois à la journée, les vaisseaux arrivaient par le Zwin à ses ports,—galéasses de Venise ou du Levant, vaisseaux de la Hanse d'Allemagne ou de Londres, navires d'Espagne, de Guyenne ou de Bretagne,—toutes les nations commerçantes possédaient des maisons consulaires, des comptoirs innombrables. Quelques-unes de ces maisons, des sortes de Halles, d'une importance considérable, étaient de magnifiques édifices de la plus riche architecture, avec des galeries pour les marchandises, des annexes, des boutiques, ce qui constituait, lors des grandes foires, régulières, de véritables expositions fréquentées par des négociants de toutes les nations.

L'ensablement de Zwin, au quinzième siècle, commença la décadence commerciale de Bruges, que les guerres de la Réforme achevèrent. Les anciennes Loges des Nations inutilisées disparurent, c'est à peine s'il en reste encore çà et là quelques indications comme la Loge des Génois, ou les débris de la Loge des Orientaux, ou la tourelle des négociants de Smyrne, qu'on aperçoit au fond de la place Van Eyck.

Çà et là, se présente quelque joli motif à dessin, par exemple la petite bretèche de briques très ornée accrochée à une maison donnant sur le canal, au Pont Flamand, construite par un riche orfèvre en 1514, une jolie rangée de hauts pignons, rue Queue-de-Vache.

Il faut aussi noter deux ponts assez curieux: le Pont des Lions, gardé par deux vieux lions de pierre,—de l'autre côté de la Grande Place,—et le Pont Saint-Jean-Népomucène, avec la statue du Saint, devant de vieux bâtiments dominés par le beffroi...

Sur la Grande Place, à gauche, où jadis était la Halle aux draps, s'élève maintenant, remplaçant des maisons sans caractère du dernier siècle, l'Hôtel du Conseil provincial, belle construction moderne en style gothique, dans laquelle vient d'avoir lieu une Exposition de la Toison d'or, c'est-à-dire de tous les souvenirs, objets d'art, tableaux se rapportant au célèbre ordre de chevalerie, institué à Bruges en 1430, par le duc de Bourgogne Philippe le Bon, de galante mémoire, lors des fêtes de son mariage avec Isabelle de Portugal, fêtes magnifiques où le duc déploya tout le luxe traditionnel de la Cour de Bourgogne, en des tournois extraordinaires, de fastueux banquets, et des chapitres du nouvel ordre, tenus solennellement dans la cathédrale Saint-Donat...

C'étaient là de splendides journées, mais tout comme la rude cité de Gand, Bruges la Belle avait aussi ses mauvais jours, ses sursauts de colères terribles. Philippe le Bon, quelques années plus tard, entré imprudemment avec une trop faible troupe pour apaiser une sédition faillit être massacré à Bruges. Assailli par les Métiers en fureur, il eut grand'peine à s'échapper, en combattant et en laissant des morts sur chaque pavé jusqu'aux remparts.

Sur le côté droit de la Grande Place, deux maisons intéressantes encadrent l'entrée de la rue Saint-Amand: l'une, semblable à une tour, a toute sa décoration en lignes perpendiculaires partant du fond jusqu'à la plate-forme. L'autre, par malheur a eu sa façade dénaturée. C'est le Cranenburg, la Cigogne, maison historique, car c'est là qu'en 1488, lors de la révolte des Flandres, l'archiduc Maximilien d'Autriche, l'époux de l'infortunée Marie de Bourgogne, fut emprisonné pendant trois mois.

Bruges était en pleine révolte. Accourus sous les bannières des cinquante-deux corporations, les métiers soulevés remplissaient la Grande Place et les chefs avaient osé porter la main sur leur prince. Maximilien, arrêté aux Halles, fut enfermé sous bonne garde au Cranenburg, pendant que l'on massacrait ses partisans, que l'on brûlait leurs maisons, et que, sur un échafaud dressé devant ses fenêtres, le bourreau torturait les magistrats qui s'étaient opposés à la sédition.

C'est ainsi que périt, avec beaucoup d'autres, le pauvre Ecoutête Lanchals, celui dont le mausolée est à Notre-Dame. Il était bien caché depuis plusieurs semaines, lorsque les révoltés annoncèrent que le bourgeois qui lui donnerait asile plus longtemps serait pendu avec sa femme et ses enfants, devant sa maison. Lanchals quitta son refuge, fut pris bien vite et exécuté. Et Maximilien, pour obtenir la liberté, dut en passer par toutes les exigences des communes et jurer tout ce qu'elles voulurent, sauf à se retourner contre les révoltés.

Les églises secondaires sont nombreuses, la plupart extérieurement assez simples, mais fort riches à l'intérieur; l'Eglise de Jérusalem, très particulière intérieurement, élève par-dessus toits et pignons, dans le quartier de la Porte-Sainte-Croix, un clocher d'une forme curieuse, avec ses tourelles, ses étages octogonaux et la grosse boule qui surmonte le tout.

D'ailleurs, de quelque côté que l'on erre dans Bruges, le long de ces canaux qui tournent et s'entre-croisent dans les quartiers éloignés du centre vivant, sur les quais tranquilles, ombragés de grands arbres ou dentelés de hauts pignons, il y a toujours dans le paysage, pour lui donner tout son caractère, outre les flèches de ces églises ou de ces chapelles, les graves et nobles silhouettes de Notre-Dame et de la cathédrale Saint-Sauveur avec le vieux beffroi.


XI

ANVERS

Façade sur l'Escaut.—Le Steen et ses souvenirs.—La Cathédrale et l'Hôtel de ville.—La fortune d'Anvers.—La Grande Boucherie.—La Furie espagnole et autres furies.—Le grand Siège—Une Bourse gothique.—La Maison Plantin.

Anvers, c'est la grande ville maritime moderne, l'énorme développement de bassins et de quais remplis de hautes mâtures et de cheminées à perte de vue, d'un enchevêtrement de bâtiments de toutes formes et de toutes tailles, depuis les mastodontes ventrus à quatre cheminées rouges, qui s'en viennent des pays d'Extrême-Orient ou des Amériques, jusqu'aux longues, basses et lentes péniches des canaux des Flandres ou de Hollande. Et puis d'étranges constructions, des quais flottants qui tanguent et roulent comme des navires, des grues nombreuses faisant virer des bras fantastiques, un mouvement formidable de gens et de chevaux, de chariots jetant sur les ports des montagnes de ballots et de caisses.

Voilà pour le présent, mais il y a autre chose: Anvers est une grande et magnifique ville où le passé ne peut s'oublier, car il a laissé partout, derrière la façade de grands édifices modernes alignés le long de l'Escaut, sa marque et ses souvenirs, et tous ces monuments d'art si nombreux, de toute nature et de toute importance.

Anvers a une admirable façade sur l'Escaut, presque bras de mer ici plutôt que fleuve, large de 500 mètres. C'est un panorama mouvementé et pittoresque, quand on le regarde en bateau ou de la rive du pays de Waes.

Derrière l'embarcadère flottant, une ligne de hautes constructions modernes, par-dessus lesquelles monte et s'effile la flèche géante de la Cathédrale; sur la gauche, trempant dans les eaux mouvantes, sur lesquels filent de grands vapeurs, apparaît la masse blanche du Steen, berceau du vieil Anvers. Et d'autres monuments s'indiquent par-dessus les toits, le campanile de l'Hôtel de ville, l'église Saint-Paul, d'autres flèches au loin, puis encore un massif de hautes maçonneries, la Vieille Boucherie, un édifice énorme aux pignons rouges flanqués de tourelles. Au delà, sur la gauche, ce sont les grands bassins, les grands services maritimes, la forêt des mâtures, les docks s'estompant dans une buée faite de toutes les fumées qui montent dans le ciel.

Le Steen, la Cathédrale, l'Hôtel de ville, ce sont les trois principaux monuments caractéristiques, c'est-à-dire le passé féodal, le grand élan religieux, puis l'essor commercial de la cité au seizième siècle attesté par l'ampleur du palais bourgeois, énorme auprès du petit burg du Moyen-Age.

Dès le septième siècle, il y avait un burg sur l'Escaut, au Steen.—La légende le fait bien plus vieux, et raconte que ce burg était le repaire d'un géant farouche, nommé Druon d'Antigon, qui percevait un tribut sur toutes les marchandises passant par le fleuve et coupait la main droite aux marchands récalcitrants. Sylvius Brabo, chevalier romain, comme on disait dans les romans du Moyen-Age, vint défier le géant dans son repaire, le tua, comme de juste, et lui coupa les deux mains qu'il jeta dans le fleuve.

Hand Werpen, lancement de la main, de là le nom d'Anvers «Antwerpen». Et la légende ajoute que le vaillant chevalier Brabo, illustré par son exploit, s'en alla de plus fonder le duché de Brabant.

Le Steen d'aujourd'hui, restauré tout récemment, est l'édifice réédifié au seizième siècle sur l'emplacement d'un château du treizième siècle défendant la petite cité du Moyen-Age, enfermée dans une enceinte fort étroite, mais qui sentait déjà le commencement de ses prospérités et faisait craquer ses murailles assez rapidement.

Le quatorzième siècle vit la fortune commençante d'Anvers, le quinzième son rapide développement, et le seizième le triomphe de la ville sur les cités rivales qui tenaient depuis des siècles le sceptre du commerce. Lorsque Bruges descend, quand l'ensablement du Zwin et des ports de Damme et de l'Ecluse fait abandonner l'ancienne route des navires et déserter les Halles et les comptoirs brugeois, c'est Anvers qui hérite des établissements commerciaux, des comptoirs de la Hanse et des Nations, ainsi que de toutes les flottes et des convois de marchandises venant de tous pays par la mer, par les canaux ou par les routes de terre.

C'est une prospérité inouïe. Anvers prend la première place comme ville de négoce et cette richesse de la ville, cette opulence de ses marchands, font sortir de terre églises et palais, maisons de corporations, grands logis bourgeois, monuments publics. Anvers a bientôt plus de deux cent mille habitants; elle déborde de son enceinte qu'il faut élargir et élargir encore. Des centaines de navires se balancent au mouillage devant ses murs, ils arrivent par flottilles, quelquefois cinq cents navires par jour, pendant que deux mille chariots de marchandises par semaine se présentent à ses portes.

Prospérité inouïe. C'est une ville de commerce et de banque et non une ville fabricante comme l'étaient les grandes communes: Gand, Bruges et Ypres. Il y avait à Anvers un millier de maisons étrangères et l'on disait qu'il s'y traitait plus d'affaires en un mois qu'à Venise en deux ans.

Et cette riche cité est souvent en fêtes: joyeuses entrées de Princes, de Rois et d'Empereurs, Maximilien, Charles-Quint, tournois, carrousels, fêtes des Chambres de rhétorique,—bourgeois et marchands rivalisant de luxe avec les princes et les seigneurs.

Le ciel s'assombrissait pourtant. Déjà les querelles religieuses menaçaient de tourner en guerres civiles et la riche cité commerçante, après de triomphales périodes, allait voir des séries d'années cruelles.

Le Steen, réédifié en 1520, a été complètement restauré depuis quinze ans et transformé en Musée. C'est un petit château seizième siècle avec quelques tours portées sur des bases plus anciennes, des pignons en escalier, un grand bâtiment à fines tourelles regardant les bassins. La vieille porte ogivale donne sur une jolie cour pittoresque où se trouve l'entrée du Musée sous la saillie de l'ancienne chapelle. Avant la restauration, c'était un autre genre de pittoresque; le Steen vendu à la Révolution avait été fort maltraité et avili, on y avait établi une scierie et des ateliers; des bicoques de toutes sortes s'étaient incrustées dans ses vieilles murailles et accrochées extérieurement aux tours.

Le Musée est intéressant pour ses souvenirs locaux. Les instruments de torture qui s'y trouvent conservés n'ont pas beaucoup changé de place, car le Steen fut prison pendant des siècles, prison terrible pendant les troubles et les guerres de la Réforme, et ses cachots, ses salles de la question virent passer d'innombrables prisonniers.

Ce n'était plus le temps des joyeuses entrées ni des fêtes. Au commencement du soulèvement des Gueux, quand tout le pays en insurrection se trouvait pour ainsi dire entre les mains des révoltés protestants de toute secte, que la régente Marguerite de Parme était enfermée à Bruxelles, sans pouvoir aucun, les Réformés iconoclastes avaient attaqué la procession de l'Assomption, et, pendant trois jours, s'étaient livrés à tous les excès: destruction des monuments religieux, dévastation et pillage de la cathédrale et de toutes les églises, massacre des opposants, trois journées de véritable mise à sac, simple répétition d'ailleurs de ce qui se passait aux mêmes moments à Gand, Ypres, Furnes, Malines, Valenciennes, Amsterdam, Leyde, et, partout, villes et campagnes, où les églises et les abbayes furent dévastées de fond en comble.

Ce que la splendide cathédrale d'Anvers perdit de monuments en ces explosions de folie sauvage, on le devine. Envoyé par Philippe II pour réduire les Flandres, le terrible duc d'Albe allait entrer en scène. Il arrivait à petites journées par l'Italie, la Savoie, la Franche-Comté. Son armée, composée de dix mille fantassins et de trois mille cavaliers, tous vieux soldats, suivis de mille courtisanes, se grossissait en route d'autres régiments éprouvés et d'escadrons de reîtres; la terreur de son approche remplissait les Flandres et faisait fuir à la hâte les gens compromis dans la révolte...

Ainsi Anvers, parvenu si rapidement à l'apogée de sa fortune, allait, tout aussi rapidement, par une suite de malheurs, redescendre la pente escaladée.

La guerre sévit partout, le négoce tombe à plat, tous les commerçants étrangers ont fermé leurs comptoirs. Anvers épouvanté végète sous les canons de la citadelle espagnole.

En 1576, après une suite de revers des Espagnols, quand la situation devient dangereuse pour eux, Anvers subit l'effroyable accès de rage des vieilles bandes d'Espagne, les trois journées terribles de ce qu'on a appelé la Furie espagnole.

Le 4 novembre, les troupes de la citadelle, demeurées sans solde depuis vingt-deux mois, se mutinent, réunies à un corps accouru d'Alost, sortent tout à coup de la citadelle, alors assiégée par les troupes des Etats, tombent sur la ville, enlèvent les retranchements et mettent tout à feu et à sang. L'Hôtel de ville flambe et, avec lui, huit cents maisons; trois jours durant, les Espagnols égorgent, pillent et brûlent, jettent sept mille cadavres sur le pavé de la ville.

Six ans après, c'est une secousse nouvelle. La ville était au pouvoir des Etats; le duc d'Alençon, frère d'Henri III, qui venait d'être élu duc de Brabant, reçu dans la ville avec magnificence, essaya de s'en assurer la possession. Sous prétexte de passer son armée en revue, il la réunit sous les murs de la ville. Tout à coup, un tumulte préparé s'élève à l'intérieur, l'escorte du duc qui partait pour la revue tombe sur la garde de la porte de Kindorp, la massacre et toutes les troupes massées au dehors s'élancent au cri de: Ville gagnée! Mais, revenus de la première surprise, les gens d'Anvers résistent, tendent leurs chaînes, se réunissent et chargent les assaillants; ceux-ci arquebusés de partout, écrasés sous les meubles qui leur pleuvaient sur la tête, massacrés à leur tour, sont acculés aux portes fermées, et bientôt obligés de sauter par-dessus les remparts pour s'échapper, laissant douze cents soldats et quatre cents gentilshommes sur le terrain.

Puis, c'est l'armée victorieuse du duc de Farnèse qui vient bloquer la ville, place d'armes des Etats, c'est le grand siège de 1584 et 1585, siège mémorable pendant lequel les Espagnols et les Anversois, pour la défense de leurs forts et de leurs circonvallations, inondèrent le terrain sur d'immenses étendues en amont et en aval, couvrant sous les eaux 300 kilomètres carrés!

Outre de formidables ouvrages et les grands forts Sainte-Marie et Saint-Philippe, les Espagnols avaient barré l'Escaut par d'énormes estacades et une chaîne de trente-deux gros navires, le tout défendu par quatre-vingt-dix-sept canons. Les Anversois aux abois s'efforcèrent de détruire ces estacades par tous les moyens, canonnades, machines infernales, jusqu'au jour où treize brûlots chargés de mines réussirent à faire sauter le barrage, en tuant huit cents Espagnols par leur explosion.

Néanmoins, le passage demeura fermé par de nouveaux retranchements, de nouvelles digues, et Anvers, épuisé, affamé, dut se résoudre à capituler, à des conditions d'ailleurs honorables.

Mais à la fin des guerres, dans le traité de Munster qui reconnut l'indépendance des Provinces-Unies de Hollande, une clause ordonnait la fermeture de l'Escaut, et mieux que l'estacade de Farnèse, cet article, bouclant le port d'Anvers, acheva la ruine de la ville au profit d'Amsterdam et Rotterdam. Anvers tomba si bien, qu'à la fin du dix-septième siècle, des milliers de maisons étaient vides d'habitants.

Après deux siècles, tout à coup, la grande tourmente de la Révolution souffle. Les vieux traités sont déchirés, l'Escaut est libre et Anvers commence à renaître. Un grand monument, sur la Place Marnix de Sainte-Aldegonde, commémorant l'affranchissement de l'Escaut, montre à son sommet le fleuve Scaldis délivré de ses chaînes et foulant aux pieds le traité de Munster.

Anvers reprenait le cours de ses prospérités. Quelques secousses encore pendant les grandes guerres et un siège en 1814, rappelèrent les mauvais jours; cela s'acheva après la Révolution belge de 1830 par le siège de la vieille forteresse des Espagnols restée aux mains des Hollandais. Le général Chassé, commandant de la citadelle, bombarda la ville, mais, investie par une armée française, la citadelle capitula en décembre 1832.

L'Hôtel de ville avait été achevé en 1565; incendié lors de la Furie espagnole, il fut restauré ou plutôt réédifié tout de suite après. Anvers n'est pas une de ces grandes communes de la période gothique; c'est une ville de la Renaissance, et son temps de gloire, c'est le seizième siècle. L'Hôtel de ville ne monte pas, il n'a pas de beffroi lancé à l'escalade des nuages et qui s'élève en élan passionné, tout en âme, en imagination fière et joyeuse; c'est un large et ample monument d'une architecture qui ne cherche rien du tout, mais entend jouir commodément des agréments de la vie, de la richesse et du luxe. L'architecture de la Renaissance classique, ce serait, on peut bien le dire sans blasphème artistique, une architecture d'opulent parvenu qui fait bâtir en y mettant le prix, en prenant dans les cartons quelque chose de cossu et de tout fait.

C'est néanmoins un bel édifice, bien proportionné, solidement assis; ses nobles colonnades, le superbe pavillon central en avant-corps pyramidant élégamment, la longue galerie ouverte qui règne en haut, forment un ensemble majestueux, mais il n'y a pas de détails particuliers à chercher et à savourer, de fioritures à caresser particulièrement des yeux ou du crayon comme on en trouve dans tel modeste petit bâtiment de petite cité.

Une fontaine du sculpteur Jef Lambeaux dresse, sur un massif rocheux posé à même sur le pavé de la place, le bon chevalier Brabo en costume du commencement du monde, lançant à toute volée les mains du méchant géant Antigon, étendu mort sur la pente du rocher.

A l'intérieur on voit de nobles salles et d'intéressantes décorations, surtout les belles compositions du grand peintre Leys, l'artiste aux étonnantes reconstitutions, qui faisait si bien revivre les gens, les esprits, les sites, les architectures du Moyen-Age, dans l'atmosphère même du temps, à ce qu'il semble: la joyeuse Entrée de Charles-Quint, le bourgmestre Lancelot d'Ursel haranguant les milices communales sur la Grand'Place, en 1541, au moment de marcher à la bataille, la Régente Marguerite de Parme à Anvers, etc...

La Grand'Place est en train de prendre une physionomie dans le genre de celle de la Grand'Place bruxelloise, avec la restauration ou reconstitution des vieilles façades des maisons de corporations qui la bordent, lesquelles, hélas, avaient été bien abîmées, abandonnées et transformées depuis longtemps. On refait les pignons, on redonne du style aux façades trop dénaturées. Il y a les maisons des Serments ou Corporations, celle des charpentiers, celle des drapiers du seizième siècle, reconstruite après la Furie espagnole, la maison des Tonneliers, la maison de l'Arbalète ou de Charles-Quint, de 1515, la plus haute, six étages et une façade complètement en fenêtres, avec des pilastres décorés, des armoiries; on vient de rétablir au sommet du pignon la statue équestre de saint Georges, patron de la Guilde des Arbalétriers. A côté, s'érige une autre grande façade gothique.

Les rues autour du Palais-Municipal, rue des Serments, rue des Rôtisseurs, à côté de ces pignons nouveaux, sont toutes d'aspect ancien; les hautes façades ont un grand caractère, pignons immenses, noircis par les siècles, longues lignes de fenêtres à meneaux. Combien d'étages jusqu'à la pointe du pignon? On ne sait. Et tout le quartier est ainsi.

Les bouchers ont toujours et partout formé une corporation puissante. Cela se voit aux édifices qu'ils ont laissés. A Anvers, la maison de la Vieille Boucherie est colossale, c'est un autre Steen à peu de distance du premier, une énorme construction de briques de deux couleurs, un carré de 45 mètres, à pignons majestueux flanqués de hautes tourelles. L'édifice datant de 1501, est éclairé par de belles fenêtres ogivales. Les bouchers faisaient bien les choses, il y avait même dans l'édifice une chapelle très ornée.

Aujourd'hui, on restaure l'édifice, ou du moins on le dégage, pour commencer, des vieilles maisons qui l'enserraient.

Un trou sombre formant passage voûté, sur le côté, le long d'un calvaire sous un auvent, arrange un coin bien pittoresque parmi ces vieilles maisons, au pied des sombres murs de briques aux assises alternativement rouges et blanches, écorchés par les griffes du temps. Sur un autre coin, c'est une Vierge érigée au mur d'une tourelle, avec une lanterne à ses pieds. C'est d'ailleurs une note très anversoise: partout, dans la vieille ville, on aperçoit au coin des rues saints ou madones, témoignages de la piété du passé.

L'église Saint-Paul, tout près, possède sur son flanc droit un monumental Calvaire qui n'est pas une merveille de goût, arrangé en montagne de rochers, portant sur toutes les pointes des statues d'apôtres, de saints et d'anges, avec des grottes encadrant divers épisodes de la Passion.

Le centre moderne de la vie anversoise, c'est la Place Verte, sous la cathédrale, un carré d'arbres, avec la statue de Rubens au milieu.—Ce centre de la vie était, jusque vers 1800, le cimetière de la cathédrale.—Il y a bien du mouvement, mais, en dépit de tout le bruit, des flots d'étrangers qui passent et repassent, c'est toujours en haut que les yeux sont attirés, vers l'immense cathédrale qui domine tout le fond du tableau.

Elle élève sa masse puissante, la longue nef avec la coupole en oignon du petit clocheton central, et, par-dessus tout cela, le jaillissement de la grande tour, filant ogive sur ogive, toujours plus haut, jusqu'aux étages de la flèche. Mais c'est par-dessus les pignons en escalier du vieux Marché au blé que paraît plus audacieuse, plus fantastiquement aérienne, cette flèche qui s'élance, échelons par échelons, avec des tourelles posées sur des tourelles, des pinacles hissés sur des pinacles, et reliés par des arceaux pour l'arc-bouter, la soutenir jusqu'à la dernière pointe, à 123 mètres du sol.

Ramenons nos yeux à terre. Au pied de la Tour, sur le Marché aux grains, le Puits de Quentin Metzys pose ses fioritures en ferronnerie sur une margelle toute neuve. C'est le chef-d'œuvre du vieux forgeron peintre Anversois qui, sur la pointe d'un berceau de vignes, feuillages et lis enroulés et entremêlés, en fer miraculeusement forgé, plaça la statuette de Sylvius Brabo en chevalier du quinzième siècle brandissant les mains du géant.

Ce puits, jadis, était devant l'ancien Hôtel de ville, il fut transféré ici quand on construisit le grand édifice au temps de la Renaissance.

L'intérieur de la cathédrale immense, aux nefs d'une surprenante majesté, est un musée d'œuvres d'art parmi lesquelles beaucoup de modernes, car l'église, outre les dévastations des iconoclastes vers 1566, a souffert terriblement à la Révolution. La chaire, du dix-septième siècle, énorme, est un morceau curieux, avec ses statues, sa tente supportée par des arbres, tous ses chérubins soulevant les draperies, le grand ange tombant du ciel en sonnant de la trompette et de grands oiseaux, toute une basse-cour.

Il y a les célèbres Rubens: la Mise en Croix, la Descente de Croix et l'Assomption.

La maison des parents de Rubens est tout près d'ici sur la longue place de Meir. Le grand peintre a fait construire en 1610, à côté, sur la petite rue, une belle maison du style pompeux qu'il affectionnait, maison transformée, malheureusement, et dont il ne reste que des fragments.

Devant Pierre-Paul Rubens, cavalier de noble tournure, ambassadeur, homme politique, admirable peintre, le Rubens des chairs roses et dodues, des grasses Flamandes à fraises, des gentilshommes de belle prestance, évidemment on ne se sent pas ému comme devant le mystérieux et profond Rembrandt, mais on est séduit par cette belle Flandre épanouie, pleine de santé, et bien reposée des terribles émotions du seizième siècle.

Il y a des Rubens partout à Anvers. L'église Saint-Jacques en possède aussi de célèbres; c'était la paroisse du grand peintre, inhumé dans la chapelle de la famille. Musée encore, cette superbe église, commencée vers la fin du quinzième siècle, dont la haute tour se dresse inachevée, au milieu d'énormes échafaudages.

Dès le quinzième siècle, Anvers possédait une Bourse, bientôt devenue trop étroite; la ville en construisit une autre en 1532. Les négociants se réunissaient alors en de vastes locaux entourant un préau à arcades d'un gothique capricieux. Anvers était une place de riches banquiers; dès le seizième siècle, il s'y traitait même des emprunts de princes, tout comme aujourd'hui. Brûlée plusieurs fois, cette Bourse fut définitivement ruinée par un dernier incendie en 1858. On la reconstruisit plus grande, sur le même emplacement, dans le même style ogival extrêmement fleuri.

L'ancien préau, doublé d'un étage de galeries et couvert d'un plafond supporté par de belles ferronneries, forme une très curieuse salle, avec de beaux portiques d'entrée, sur la rue de la Bourse ou sur la rue des Douze-Mois.

Anvers est une ville de contrastes! Juste devant la Bourse, un étroit couloir, en sortant de la rue très moderne et très animée, mène dans une petite cour silencieuse et paisible comme un béguinage, où de vieilles maisons entourent une petite chapelle désaffectée, aux ogives en partie bouchées, avec des tuyaux de cheminées sortant des trilobes. C'était l'hospice du Métier des Merciers. Un menuisier rabote dans la cour, une fontaine coule sous un pilier portant un vieux Saint-Nicolas tout rongé, tandis qu'à deux pas, de l'autre côté de la rue, la Bourse s'agite et bourdonne.

Un coin délicieux et bien en dehors des temps, c'est la vieille maison Plantin-Moretus, poétique musée du passé docte et artiste, que les siècles en tourbillonnant semblent n'avoir même pas effleuré. On ne le devinerait pas de l'extérieur, ce musée, sur le petit Marché du Vendredi aux maisons quelconques, il faut pousser la porte pour retrouver le seizième siècle dans la belle cour de l'imprimeur au Bois-Dormant.

Toute la maison du bon imprimeur Tourangeau, fixé à Anvers après quelques pérégrinations, en 1576, est demeurée intacte. Son appartement, sa chambre avec son lit, comme s'il était toujours là, et le bureau des correcteurs, la boutique où se vendaient les livres à la célèbre marque plantinienne, le Compas d'or, les ateliers de composition et les vieilles presses à bras qui ont tiré les beaux volumes visibles dans la boutique, la fonderie de caractères, les collections des bois et des cuivres ayant servi à l'illustration des vieilles éditions. C'est un asile charmant, cette belle cour à arcades, où, sur la façade de briques, des vignes plantées par le vieil imprimeur, montent encadrer de leurs pampres, les grandes fenêtres à meneaux. Hélas, le bon Plantin, que l'on s'attend à rencontrer en quelque couloir, l'a quittée il y a trois siècles, mais ses descendants, la dynastie des Moretus, l'ont occupée, y ont imprimé des livres jusqu'en 1876, époque où la maison, achetée par la ville, fut transformée en Musée.

Que de choses encore dans Anvers, de vieilles maisons et de grands édifices modernes, des musées, des statues: Van Dyck, Quentin Metzys, Téniers, Jordaens, Leys, un jardin zoologique superbe, un parc établi sur l'emplacement d'un vieux bastion. Et vers le port, toujours en rumeur,—où tout le travail est fait par des corporations d'ouvriers organisés, depuis le seizième siècle, en plus de cinquante nations ou groupes ayant gardé les appellations adoptées à l'origine,—dans le tumulte des chargements, des charrois, parmi tant de hangars et de magasins, il se trouve encore quelques vieux bâtiments curieux, comme la Porte de l'Escaut, sur le quai, ou la Maison Hydraulique, construite en 1553, avec un réservoir pour alimenter les brasseries du quartier.


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