Les voyages de Gulliver
La pension pour la nourriture et l'éducation des enfants est payée par les parents, et les agents du gouvernement en perçoivent le prix. Les séminaires pour les enfants des bourgeois et des artisans sont dirigés dans le même esprit, avec les différences exigées par les divers états; par exemple, les jeunes gens destinés à des professions mécaniques terminent leurs études à onze ans, tandis que les jeunes gens des classes plus élevées continuent leurs exercices jusqu'à quinze ans, ce qui équivaut à l'âge de vingt-cinq ans parmi nous; mais les trois dernières années, ils jouissent d'un peu plus de liberté.
Dans les séminaires à l'usage du beau sexe, les jeunes filles de qualité sont élevées à peu près comme les garçons; seulement elles sont habillées par des habilleuses, en présence d'une maîtresse, jusqu'à ce qu'elles aient atteint l'âge de cinq ans, alors elles s'habillent elles-mêmes.
Si, par malheur, nourrices ou femmes de chambre entretenaient ces petites filles d'histoires extravagantes, de contes insipides, ou capables de leur faire peur (ce qui est en Angleterre ordinaire aux gouvernantes), nourrices et gouvernantes seraient fouettées publiquement trois fois par toute la ville, emprisonnées pendant un an, puis exilées le reste de leur vie en quelque désert inaccessible. Ainsi les jeunes filles, parmi ces peuples, sont aussi honteuses que les hommes d'être lâches; elles n'ont égard qu'à la bienséance, à la propreté. Leurs exercices ne sont pas tout à fait aussi violents que ceux des garçons; elles étudient un peu moins; toutefois, on leur enseigne aussi les sciences et les belles-lettres. C'est une maxime, à Lilliput: La femme est une compagne agréable, elle doit s'orner l'esprit, qui ne vieillit point.
Dans les séminaires des filles de la basse classe, elles sont instruites à faire toutes sortes d'ouvrages; celles qui doivent entrer en apprentissage quittent la maison d'éducation à sept ans; les autres sont gardées jusqu'à onze ans.
Les fermiers et les laboureurs gardent chez eux leurs enfants, parce que, leur besogne étant de cultiver la terre, il importe peu à l'État qu'ils soient plus ou moins instruits; mais, devenus vieux, ils sont recueillis dans des hospices; la mendicité est inconnue à Lilliput.
Je dois parler ici de ma façon de vivre en ce pays pendant un séjour de neuf mois et treize jours. Avec les plus grands arbres du parc royal, je me fis moi-même une table et un fauteuil assez commodes. Deux cents couturières furent chargées de faire mon linge avec la plus forte toile que l'on trouva, mise en plusieurs doubles et piquée. Leurs toiles sont larges de trois pouces et longues de trois pieds. Les ouvrières prirent la mesure de mon pouce, et ce fut assez; elles avaient calculé, par un A + B, que deux fois la circonférence de mon pouce formait celle de mon poignet; en doublant encore, on avait le tour de mon cou; en doublant encore, on avait la grosseur de ma taille. Je déployai une de mes vieilles chemises, et elles l'imitèrent parfaitement. Trois cents tailleurs confectionnèrent mes habits, et s'avisèrent d'un autre moyen pour prendre leurs mesures. M'étant mis à genoux, ils dressèrent contre mon corps une échelle; un d'eux y monta jusqu'à la hauteur de mon cou, et laissa tomber un plomb de mon collet à terre, ce qui donna la mesure de mon habit. Ils travaillèrent chez moi, aucune de leurs maisons ne pouvant contenir des pièces de la grandeur de mes vêtements, qui, achevés, ressemblaient à ces couvertures composées de petits morceaux carrés cousus ensemble; heureusement ils étaient tous de la même couleur.
Trois cents cuisiniers préparaient mes repas dans des baraques construites autour de ma maison, où ils logeaient avec leurs familles; ils étaient chargés de me fournir deux plats à chaque service. Une vingtaine de laquais s'empressaient sur ma table; une centaine se tenaient en bas, apportant sur leurs épaules les mets, les vins et les liqueurs; ceux qui étaient sur la table déchargeaient les porteurs de ces objets, à mesure que j'en avais besoin, avec le secours d'une sorte de poulie. Un plat répondait à une bouchée, un baril à une gorgée raisonnable. Leur mouton ne vaut pas le nôtre, mais leur bœuf est parfait. Une fois on me servit un aloyau dont je fis trois bouchées; cet aloyau est une exception. Mes domestiques étaient émerveillés de me voir manger ce rôti, os et viande, comme nous croquons la cuisse d'une mauviette.
Sa Majesté voulut un jour se donner le plaisir de dîner avec moi, ainsi que la reine et les jeunes princes. Ils vinrent donc, et je leur fis prendre place dans des fauteuils sur ma table, en face de moi, avec leurs gardes autour d'eux. Le grand trésorier Flimnap les accompagnait aussi; il me regardait de mauvais œil; j'eus l'air de ne pas m'en apercevoir. Flimnap profita de l'occasion de cette visite pour me desservir auprès de son maître. Ce ministre avait toujours été mon ennemi secret; à tout propos, il me faisait un accueil charmant. Il représenta à l'empereur le mauvais état de ses finances, qui le forçait d'emprunter à très-gros intérêts, les bons du trésor étant tombés à neuf pour cent au-dessous du pair; il représentait que j'avais déjà coûté plus d'un million de leur monnaie, et qu'il serait bon de profiter du premier prétexte pour me renvoyer dans ma patrie.
Flimnap me suscita beaucoup d'autres tracasseries; il fit sur mon compte de faux rapports qui indisposèrent contre moi l'empereur lui-même, sur lequel ce favori exerce un empire absolu.
Les Lilliputiens sont persuadés, beaucoup plus qu'on ne l'est en Europe, que rien ne demande autant de soins et d'application que l'éducation des enfants. Il est aisé, disent-ils, d'en mettre au monde, autant qu'il est aisé de semer et de planter; mais conserver certaines plantes, les défendre et les protéger contre les rigueurs de l'hiver, contre les ardeurs et les orages de l'été, contre les attaques des insectes, et si bien faire enfin qu'elles se couvrent des plus belles fleurs et portent des fruits en abondance, il y faut toute l'attention et les peines d'un habile jardinier.
Ils prennent garde que le maître ait un esprit bien fait et plus que sublime, et plutôt des mœurs que de la science. Ils ne peuvent souffrir ces tristes pédagogues qui étourdissent sans cesse les oreilles de leurs disciples de combinaisons grammaticales, de discussions frivoles, de remarques puériles! Pour leur apprendre l'ancienne langue de leur pays (elle a peu de rapports avec celle qu'on parle aujourd'hui), ils accablent les jeunes esprits de règles et d'exceptions, oublieux de l'usage et de l'exercice, pour farcir la mémoire de principes et de préceptes épineux. Donc, les Lilliputiens prévoyants exigent que le maître instituteur de la jeunesse, avant tout, se familiarise avec dignité; rien n'étant plus contraire à la bonne éducation que le pédantisme et le pédant. Le maître est fait plutôt pour s'abaisser que pour s'élever devant son disciple. Il faut beaucoup plus d'attention sur soi-même pour se faire humble avec les petits que pour se montrer superbe avec les grands.
Ils prétendent que les maîtres doivent bien plus s'appliquer à former l'esprit des jeunes gens pour la conduite de la vie qu'à l'enrichir de connaissances curieuses, mais presque toujours inutiles. On leur enseigne, et de très-bonne heure, à être sages et prudents, afin que, dans la saison même des plaisirs, ils sachent les goûter en philosophes. N'est-il pas ridicule, après tout, de n'apprendre la nature et le vrai usage des passions que si les passions nous abandonnent; d'apprendre à vivre, à l'heure où la vie est presque passée, et de commencer à être un homme lorsqu'on va cesser de l'être?
On leur propose (et voilà qui est bien fait) des récompenses pour l'aveu ingénu et sincère de leurs fautes; ceux qui savent raisonner sur leurs propres défauts obtiennent des grâces et des honneurs. On veut qu'ils soient curieux, et qu'ils fassent souvent des questions sur tout ce qu'ils voient et sur tout ce qu'ils entendent; ceux-là sont punis très-sévèrement qui, à la vue d'une chose extraordinaire et remarquable, témoignent peu d'étonnement et de curiosité.
On leur recommande aussi d'être fidèles, très-soumis et très-attachés à leur prince; mais d'un attachement général et de devoir, et non pas d'aucun attachement particulier, qui blesse assez souvent la conscience, et toujours la liberté.
Les professeurs d'histoire sont moins en peine d'apprendre à leurs élèves la date d'un événement que de leur peindre le caractère, les bonnes et les mauvaises qualités des rois, des généraux d'armée et des ministres. Ils pensent qu'il leur importe assez peu de savoir qu'en telle année, en tel mois, telle bataille était gagnée ou perdue; il y va de leurs intérêts les plus chers de considérer combien les hommes, dans tous les siècles, sont barbares, injustes, sanguinaires, toujours prêts à prodiguer leur propre vie au premier prétexte, à commettre un attentat sans raison. Apprenons aussi combien les combats déshonorent l'humanité, qu'en bon gouvernement il n'y a que les plus puissants motifs pour justifier cette extrémité funeste. Ils regardent l'histoire de l'esprit humain comme la meilleure de toutes les histoires; ils apprennent aux jeunes gens à retenir les faits et surtout à les juger.
Ils veulent que l'amour des sciences s'arrête à de certaines limites, et que chacun choisisse le genre d'étude qui convient le plus à son inclination, à son talent. Ils font aussi peu de cas d'un homme qui étudie au delà de ses besoins que d'un glouton qui s'indigère; ils sont persuadés que l'esprit a ses indigestions comme le corps.
Dans tout l'empire de Lilliput, l'empereur est le seul qui ait une vaste et nombreuse bibliothèque. A l'égard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des ânes chargés de livres.
La philosophie à Lilliput est très-gaie, et ne consiste pas en argotisme. Ils ne savent ce que c'est que Baroco et Baralipton, que catégories, que termes de la première et de la seconde intention, et autres sottises épineuses de la dialectique. A leurs yeux, un maître à raisonner, un maître à danser, sont même chose. Ainsi, toute leur philosophie consiste à établir des principes infaillibles qui conduisent l'esprit à préférer l'état médiocre d'un honnête homme aux richesses, au faste d'un financier; les victoires remportées sur ses passions aux envahissements des conquérants. Elle leur apprend à vivre de peu, à fuir tout ce qui pousse à la volupté, tout ce qui rend l'âme trop dépendante du corps. On leur représente incessamment la vertu comme une chose aisée, agréable.
On les exhorte à bien choisir la profession qui convient le mieux à leurs diverses aptitudes, à la fortune de leur père, aux facultés de leur âme; en sorte que le fils d'un laboureur est quelquefois ministre d'État, pendant que le fils d'un seigneur devient un simple marchand.
Ces peuples estiment la physique et les mathématiques comme autant de sciences avantageuses à la vie et au progrès des arts utiles. En général, ils se mettent moins en peine de connaître toutes les parties de l'univers, moins jaloux de raisonner sur l'ordre et le mouvement des corps physiques que de jouir de la nature et d'ignorer ses divines perfections. La métaphysique, ils la regardent comme une source odieuse de chimères et de divisions.
Ils haïssent l'affectation dans le langage, et le style précieux, en prose, en vers; ils jugent qu'il est aussi impertinent de se distinguer par sa façon de penser que par la façon de ses habits. L'écrivain qui renonce au vrai style élégant et châtié, pour un papotage éloquent, est couru et hué dans les rues comme un masque de carnaval.
On cultive à Lilliput le corps et l'âme tout ensemble; il s'agit de dresser un homme, et l'on ne doit pas former l'un sans l'autre. Un bel attelage est celui de deux chevaux du même âge, et qui vont le même pas. Si vous ne formez (disent-ils) que l'esprit d'un enfant, son extérieur devient grossier et impoli: si vous ne formez que son corps, la stupidité et l'ignorance aussitôt s'emparent de son esprit.
Il est défendu aux maîtres de châtier les enfants par la douleur: ils le font par le retranchement de quelque douceur, mieux encore par la honte, et surtout par la privation de deux ou trois leçons; ce qui les mortifie extrêmement, se voyant abandonnés à eux-mêmes, et jugés indignes d'instruction. La douleur nuit aux enfants; elle ne sert qu'à les rendre timides: un défaut dont on ne guérit jamais.
La férule est une absurde cruauté.
CHAPITRE VII
Gulliver, ayant reçu l'avis qu'on voulait lui faire son procès, pour crime de lèse-majesté, s'enfuit dans le royaume de Blefuscu.
Avant que je raconte par quel accident je sortis de l'empire de Lilliput, il sera peut-être à propos d'instruire le lecteur d'une intrigue secrète, et des piéges qui me furent tendus.
J'étais peu fait au manége des cours, et la bassesse de mon état m'avait refusé les dispositions nécessaires au rôle d'un habile courtisan. Je n'ignore pas que plus d'un courtisan d'aussi basse extraction que la mienne a souvent réussi à la cour, jusqu'à parvenir aux plus grands emplois. Oui, mais il peut se faire aussi que lui et moi eussions eu peine à nous entendre sur la probité et sur l'honneur. Quoi qu'il en soit, pendant que je me disposais à partir pour me rendre auprès de l'empereur de Blefuscu, un grand personnage à qui j'avais rendu de grands services me vint trouver secrètement pendant la nuit; même il entra chez moi dans sa chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congédiés; je mis la chaise avec Son Excellence dans la poche de mon justaucorps; et donnant l'ordre à un mien huissier de tenir ma porte fermée, je posai sur un guéridon le susdit conseiller d'État. Hélas! le cher seigneur semblait accablé de tristesse, et moi, lui ayant demandé la raison de ce nuage, il me pria de le vouloir bien écouter, sur un sujet qui intéressait mon honneur et ma vie.
«Je vous apprends, me dit-il, que l'on a convoqué depuis peu plusieurs comités secrets à votre sujet; et que depuis tantôt deux jours Sa gracieuse Majesté a pris une fâcheuse résolution.
«Vous n'ignorez pas que Skyriesh Bolgolam (galbet ou grand amiral) a toujours été votre ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n'en sais pas l'origine, mais sa haine s'est fort augmentée après votre heureuse et glorieuse expédition contre la flotte de Blefuscu. On n'est pas en vain le vice-amiral d'un si grand peuple, et vos lauriers l'empêchent de dormir. Ce seigneur, de concert avec Flimnap, grand trésorier; Limtoc, le général; Lalcon, le grand chambellan, et Balmuff, le grand juge, ont dressé un acte d'accusation contre vous, ès crimes de lèse-majesté, et plusieurs grands attentats qu'ils ont longuement énumérés.»
Cet exorde me frappa tellement que j'allais l'interrompre: il me pria de ne rien dire et de l'écouter...
«Pour reconnaître les services que vous m'avez rendus, je me suis fait instruire de tout le procès, et j'ai obtenu une copie exacte des articles: c'est une affaire en laquelle je risque ma tête pour vous servir, et cela vaut bien quelque attention de votre part.
ARTICLES DE L'ACCUSATION INTENTÉE CONTRE QUINBUS FLESTRIN
L'HOMME-MONTAGNE)
«Article premier.—Considérant que par une loi portée sous le règne de Sa Majesté Impériale Cabin Deffar Plune, il est ordonné que quiconque fera de l'eau dans le vaste espace du palais impérial sera sujet aux peines et châtiments du crime de lèse-majesté; que ledit Quinbus Flestrin, pour avoir manifestement souillé le texte de ladite loi, sous le prétexte d'éteindre le feu allumé dans une aile du palais de Sa Majesté, aurait malicieusement, traîtreusement et diaboliquement éteint ledit feu, allumé dans ledit appartement, étant alors entré dans l'enceinte dudit palais impérial.
«Art. 2.—Que ledit Quinbus Flestrin ayant amené la flotte royale de Blefuscu dans notre port impérial, et lui ayant été ensuite enjoint par Sa Majesté Impériale de se rendre maître de tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le réduire à la forme d'une province, qui pût être gouvernée par un vice-roi de notre pays; et encore de faire périr et mourir non-seulement tous les Gros-Boutiens exilés, mais aussi tout le peuple de cet empire qui ne voudrait incessamment quitter l'hérésie gros-boutienne, ledit Flestrin, traître et rebelle à Sa très-heureuse impériale Majesté, aurait présenté requête afin d'être dispensé dudit service sous le prétexte frivole d'une répugnance de se mêler de contraindre les consciences, et d'opprimer la liberté d'un peuple innocent.
«Art. 3.—Que certains ambassadeurs étant venus depuis peu, de la cour de Blefuscu, pour demander la paix à Sa Majesté, ledit Flestrin, comme un sujet déloyal, aurait secouru, aidé, soulagé et régalé lesdits ambassadeurs, quoiqu'il les connût pour être ministres d'un prince qui venait d'être récemment l'ennemi déclaré de Sa Majesté impériale, et dans une guerre ouverte contre Sadite Majesté.
«Art. 4.—Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d'un fidèle sujet, se disposerait actuellement à faire un voyage à la cour de Blefuscu, pour lequel il n'a reçu qu'une permission verbale de Sa Majesté impériale; et sous prétexte de ladite permission, se proposerait témérairement et perfidement de faire ledit voyage, et secourir, soulager, aider le roi de Blefuscu.»
«Il y a encore d'autres articles, ajouta le conseiller d'État, mon fidèle ami; mais tels sont les plus importants, dont je viens de vous lire un abrégé.
«Dans les différentes délibérations de son conseil d'État, Sa Majesté a bien usé de sa modération, de sa justice; elle a parlé de vos rares services; elle a, de son mieux, atténué l'accusation..... vains efforts! Vos deux ennemis, Leurs Excellences le trésorier et l'amiral, ont opiné au plus terrible, au plus infamant de nos supplices: on mettra le feu à votre hôtel pendant la nuit; et le général, si vous sortiez de ce brasier, vous attendra avec vingt mille hommes, armés de flèches empoisonnées. Alors gare à vos yeux! gare à vos mains! Je sais aussi de bonne source que des ordres secrets sont donnés à quelques-uns de vos domestiques de répandre un suc vénéneux sur vos linges de corps. Malheureux! mille feux cachés feront tomber vos chairs en lambeaux!
«Sur ces entrefaites, Reldresal, premier secrétaire d'État pour les affaires secrètes, a donné un avis conforme à celui de Sa Majesté, et certainement il a bien justifié l'estime que vous avez pour lui. Il a reconnu tout d'abord que vos crimes étaient grands; mais qu'ils méritaient quelque indulgence. Il a dit que l'amitié qui était entre vous et lui était si connue, que peut-être on pourrait le croire à l'excès prévenu en votre faveur; que cependant, pour obéir au commandement exprès de Sa Majesté, il dirait franchement son avis: si donc Sa Majesté, en considération de vos services, et suivant la douceur de son esprit, voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expédient, la justice pourrait être en quelque sorte satisfaite; et que tout le monde applaudirait à la clémence de l'empereur, aussi bien qu'à la procédure équitable et généreuse de ceux qui avaient l'honneur d'être ses conseillers. Véritablement la perte de vos yeux ne ferait point d'obstacle à votre force corporelle, par laquelle vous pourriez être encore utile à Sa Majesté. Au contraire, une prompte cécité augmente le courage, en nous cachant les périls; l'esprit en devient plus recueilli, et plus disposé à la découverte de la vérité. Malheureusement, la crainte que vous aviez pour vos yeux était une grande difficulté à surmonter; mais la difficulté n'était pas insurmontable, en s'y prenant par la violence, ou mieux encore par la douceur. Le grand malheur, après tout, d'y voir par les yeux des autres?... les plus puissants princes n'y voient pas autrement!
«Cette proposition fut reçue avec un déplaisir extrême par toute l'assemblée: l'amiral Bolgolam, tout en feu, se leva, et, transporté de fureur, il s'écria que le secrétaire était bien hardi d'opiner pour la conservation d'un pareil traître, ajoutant que les services que vous aviez rendus étaient, selon les véritables maximes d'État, des crimes énormes. Ah! disait-il, la plus simple prudence nous fait un devoir d'en finir avec cette espèce de phénomène qui porte en ses chausses un fleuve impétueux, capable, à son gré, d'éteindre un vaste incendie ou d'inonder toute une capitale! Oui, messeigneurs, ce qui nous a sauvé peut nous perdre! Il a pris toute sa flotte à l'ennemi, j'en conviens; qui donc l'empêche, un autre jour, de la lui rendre, avec quatre ou cinq de nos vaisseaux de haut bord? Ajoutez, messeigneurs, que cet homme est Gros-Boutien au fond du cœur!... et parce que la trahison commence au cœur, avant qu'elle paraisse dans les actions, comme Gros-Boutien, il vous déclara formellement traître et rebelle et digne du dernier supplice.
«Entraîné par cet exorde et cette invocation ab irato, Son Excellence le trésorier fut du même avis. Il fit voir à quelles extrémités les finances de Sa Majesté étaient réduites par la dépense de votre entretien, qui deviendrait bientôt insoutenable; que l'expédient proposé par le secrétaire, de vous crever les yeux, loin d'être un remède, augmenterait la disette dont Lilliput était menacé, comme il paraît par l'usage ordinaire d'aveugler certaines volailles, qui redoublent de mangeaille et ne s'engraissent que plus promptement. La péroraison était fondée sur cette base carrée: que Sa Majesté sacrée et le conseil, qui sont vos juges, étaient, dans leurs propres consciences, persuadés de votre crime: et qu'il n'était pas besoin d'autre preuve pour vous condamner à mort, sans avoir recours aux preuves formelles, requises par la lettre exacte de la loi.
«Vains discours! inutile espérance et vains efforts! Sa Majesté impériale, étant absolument déterminée à vous faire grâce de la vie, ajouta que, le conseil jugeant la perte de vos yeux un châtiment trop léger, on pourrait en ajouter un autre... Omnia citra mortem! A ces mots sans réplique, votre ami le secrétaire, ayant demandé la parole pour répondre aux objections de Son Excellence le trésorier d'État, touchant la grande dépense que Sa Majesté faisait pour votre entretien, adressa au conseil cette insinuante proposition: Sommes-nous donc forcés, dit-il, de gorger de nos vins et de nos viandes cet avaleur de toutes sortes de biens? Est-il écrit que, nuit et jour, sans en rien retrancher, nous lui donnerons l'empire à dévorer? Non, messeigneurs! Nous nous rappellerons la maxime d'État: Il faut manger pour vivre, et peu à peu, graduellement, le mangeur en question se retranchera d'une centaine de poulets par chaque repas: s'il meurt de faim, la faute en est à son gros appétit!
«Ainsi, par la grande amitié du secrétaire, l'affaire est terminée à l'amiable; les ordres ont été donnés pour tenir secret le dessein, petit à petit, de vous abandonner à votre appétit. L'arrêt pour vous crever les yeux est enregistré dans le greffe du conseil. Personne à ce double projet ne s'est opposé, sinon l'amiral. Dans trois jours, le premier ministre sera chez vous, et vous lira les articles de votre accusation; en même temps, sans trop vous faire languir, il vous dira la grande clémence et grâce de Sa Majesté et du conseil, en ne vous condamnant qu'à la perte de vos yeux, Sa Majesté ne doutant pas que vous ne vous soumettiez avec la reconnaissance et l'humilité qui conviennent. Au même instant, vingt des chirurgiens de Sa Majesté exécuteront l'opération par la décharge adroite de plusieurs flèches très-aiguës dans vos prunelles, vous étant couché par terre. Maintenant qu'un bon averti en vaut deux, vous prendrez les mesures convenables que votre prudence vous suggérera. Pour moi, si je veux prévenir les soupçons, il faut que je m'en retourne aussi secrètement que je suis venu.»
Son Excellence, à ces mots, me quitta, et je restai livré aux inquiétudes. C'était un usage introduit par ce prince et par son ministre (très-différent, on me l'a dit, de l'usage des premiers temps), que, la cour ordonnant un supplice pour satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d'un favori, l'empereur devait faire une harangue à tout son conseil. Dans cette harangue, il était de style et d'étiquette que le prince attestât de sa douceur et de sa clémence, «connues de tout le monde.» La harangue de l'empereur fut bientôt publiée par tout l'empire, et rien n'inspira tant de terreur à cette intelligente nation que ces éloges de la clémence de Sa Majesté, ce bon peuple ayant remarqué que plus ces éloges étaient amplifiés, plus le supplice était injuste et cruel. Mais quoi! j'étais ignorant de tous ces mystères; par ma naissance et par mon éducation, j'entendais si peu les affaires, que je ne pouvais décider si l'arrêt porté contre moi était doux ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point à demander la permission de me défendre..... Autant valait être condamné sans être entendu; j'y gagnais, du moins, la peine de me défendre. En ces sortes de procès, où le plus fort est juge et partie, il arrive assez souvent que la nuance est assez délicate entre l'accusation et la condamnation.
J'eus quelque envie, il est vrai, de résister à cette marmaille héroïque. Avec mes deux bras, mes deux pieds, mes deux mains, un vieux chêne à la main, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues à bout de mon courage, et j'aurais pu facilement, à coups de pierres, renverser la capitale. O prince inhospitalier! Dieu merci, je rejetai ce projet avec horreur, me souvenant du serment que j'avais prêté à Sa Majesté, des grâces que j'avais reçues d'elle, et de la haute dignité de Nardac, qu'elle m'avait conférée. D'ailleurs, je n'étais pas assez dans l'esprit de la cour, pour me persuader que les rigueurs de Sa Majesté m'acquittaient de toutes les obligations que j'avais en ses bontés.
A la fin je pris une résolution qui, selon les apparences, sera censurée avec justice de quelques personnes; et vraiment ce fut de ma part un très-mauvais procédé d'avoir sauvé mes yeux, ma liberté, ma vie, malgré les ordres de la cour. Si j'avais mieux connu le sacré caractère et l'inviolabilité des princes et des ministres d'État, tels que depuis je les ai étudiés chez plusieurs nations considérées, et leur méthode abominable de traiter des accusés moins cruels que moi, je me serais soumis sans difficulté à une peine aussi douce. Mais, emporté par le feu de la jeunesse, et muni que j'étais de la permission de Sa Majesté impériale de me rendre auprès du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l'expiration des trois jours, d'envoyer une lettre à mon ami le secrétaire, par laquelle je lui faisais savoir la résolution que j'avais prise, de partir, ce jour-là même, pour Blefuscu, suivant la permission que j'avais obtenue. Alors, sans attendre la réponse à ma lettre, je m'avançai vers la côte de l'île, où la flotte était à l'ancre. Un navire à trois ponts semblait dormir dans ces eaux paisibles... je m'en empare, et tirant mon navire après moi, tantôt guéant, tantôt nageant, j'arrivai au royal port de Blefuscu, où tout un peuple attendait ma présence. «Il arrive! il arrive! Le voilà! Soyez le bienvenu!» Telle fut la réception qui m'attendait. On me fournit deux guides pour me conduire à la capitale de Blefuscu. Je les tins dans mes mains, jusqu'à ce que je fusse parvenu à cent toises de la porte de la ville, et les priai de donner avis de mon arrivée à l'un des secrétaires d'État et de lui faire savoir que j'attendais les ordres de Sa Majesté. Je reçus la réponse, au bout d'une heure, que Sa Majesté, avec toute la maison royale, venait pour me recevoir. Je m'avançai à cinquante toises; le roi et sa suite descendirent de leurs chevaux, et la reine avec les dames sortirent de leurs carrosses; je n'aperçus pas qu'ils eussent peur de moi le moins du monde. Je me couchai à terre pour baiser les mains du roi et de la reine; je dis à Sa Majesté que j'étais venu, suivant ma promesse, avec la permission de l'empereur mon maître, pour avoir l'honneur de baiser les pieds d'un si puissant prince, et lui offrir les services qui dépendaient de moi, et qui ne seraient pas contraires à ce que je devais à mon souverain. Tel fut mon discours. Je passai sous silence et ma disgrâce, et mes yeux qu'ils voulaient crever, et le jeûne auquel j'étais condamné par le plus doux des princes et le meilleur de mes amis.
Je ne fatiguerai pas le lecteur du détail de ma réception à la cour, elle fut conforme à la générosité d'une si grande nation, ni des incommodités que j'essuyai, faute d'une maison et d'un lit, étant obligé de me coucher par terre, enveloppé de mon manteau.
CHAPITRE VIII
Gulliver, par un accident heureux, trouve le moyen de quitter Blefuscu.—Après quelques difficultés, il retourne enfin dans sa patrie.
Trois jours après mon arrivée, en me promenant par curiosité vers la côte de l'île, au nord-nord-est, je découvris, à une demi-lieue de distance en mer, une façon de bateau renversé. Je tirai mes souliers et mes bas; à cent ou cent cinquante toises, je vis que l'objet s'approchait par la force de la marée, et je reconnus alors que c'était vraiment une chaloupe, qui pouvait avoir été détachée d'un vaisseau par quelque tempête: sur quoi je revins incessamment à la ville, et priai Sa Majesté de me prêter vingt des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa flotte, et trois mille matelots sous les ordres du vice-amiral. Cette flotte mit à la voile aussitôt, faisant le tour, pendant que j'allai, par le chemin le plus court, à la côte, où j'avais découvert la chaloupe. En ce moment, la marée l'avait fort approchée du rivage; et, quand les vaisseaux m'eurent rejoint, je me dépouillai de mes habits une seconde fois, me mis dans l'eau, et m'avançai jusqu'à cinquante toises de la chaloupe; après quoi je fus obligé de nager, jusqu'à ce que je l'eusse atteinte. Les matelots me jetèrent un câble; j'attachai un des bouts à quelque trou sur le devant du bateau, et l'autre bout à un vaisseau de guerre; et bientôt, dans l'eau profonde, je me mis à nager derrière la chaloupe, en la poussant avec une de mes mains. La nuit venue, à la faveur de la marée (elle montait toujours), je serrai de très-près le rivage, et, m'étant reposé deux ou trois minutes, je poussai le bateau jusqu'à ce que la mer ne fût guère plus haute que mes aisselles.—Bon! me dis-je; et la plus grande fatigue étant passée, je pris d'autres câbles, apportés dans un des vaisseaux, et, les attachant d'abord à la chaloupe, et puis à neuf des vaisseaux qui m'attendaient, le vent étant favorable et les matelots m'aidant de toutes leurs forces, je fis en sorte que nous arrivâmes à vingt toises du rivage, et la mer s'étant retirée, je gagnai la chaloupe à pied sec. Ce n'est pas tout encore! Avec un secours de deux mille hommes seulement, et force cordes et machines, je vins à bout de relever cette étrange épave, et, chose heureuse! elle n'avait été que très-peu endommagée.
Je fus dix jours à faire entrer ma chaloupe dans le port de Blefuscu, où s'amassa un grand concours de peuple, étonné, Dieu le sait, à l'aspect d'un navire, comparable au navire des Argonautes! Je dis au roi que ma bonne fortune m'avait fait rencontrer cette barque pour me transporter à quelque autre endroit, d'où je pourrais retourner dans mon pays natal; et je priai Sa Majesté de vouloir bien donner ses ordres afin qu'elle fût navigable et qu'elle me conduisît sur les terres de mes semblables. Après quelques plaintes obligeantes, il plut au roi de m'accorder ce que je demandais.
J'étais fort surpris que l'empereur de Lilliput, depuis mon départ, n'eût fait aucunes recherches à mon sujet; mais j'appris que Sa Majesté impériale, ignorant que j'avais eu avis de ses desseins, s'imagina que j'avais gagné Blefuscu pour accomplir ma promesse, et que je reviendrais dans peu de jours. A la fin, ma longue absence le mit en peine; il tint conseil avec le trésorier et le reste de la cabale, et une personne de qualité fut dépêchée avec une copie des articles dressés contre moi. L'envoyé avait ses instructions pour représenter au souverain de Blefuscu la grande humanité de son maître, qui s'était contenté de me punir par la perte de mes deux yeux; que je m'étais soustrait à sa justice; et que si je ne retournais dans deux jours je serais dépouillé de mon titre de Nardac et déclaré criminel de haute trahison. L'envoyé ajouta que, pour conserver la paix et l'amitié entre les deux empires, son maître espérait que le roi de Blefuscu ordonnerait que je fusse reconduit à Lilliput, pieds et poings liés, pour y subir les peines de ma trahison.
De son côté, Sa Majesté très-prudente, le roi de Blefuscu, ayant pris trois jours pour délibérer sur cette affaire, rendit une réponse honnête et très-sage. Il représenta qu'à l'égard de m'envoyer lié, l'empereur n'ignorait pas que cela n'était guère possible, à moins d'une extrême bonne volonté de ma part. Le roi ajoutait (c'était un roi galant homme) que, s'il était vrai que j'eusse enlevé sa flotte, il m'était redevable de plusieurs bons offices que je lui avais rendus dans son éternel traité de paix avec l'empire de Lilliput. D'ailleurs, ils seraient bientôt l'un et l'autre, délivrés de moi: j'avais trouvé sur le rivage un vaisseau prodigieux sur lequel je voulais partir. Même il avait donné l'ordre d'accommoder, et suivant mes instructions, cette machine, en sorte qu'il espérait que dans peu de semaines les deux empires seraient débarrassés d'un si pénible et humiliant fardeau.
Avec cette réponse, l'envoyé retourna à Lilliput; et le roi de Blefuscu me raconta tout ce qui s'était passé, m'offrant en même temps, mais en confidence, sa gracieuse protection, si je voulais rester à son service. Bien que je crusse à la sincérité de sa proposition, je résolus de ne me livrer jamais à aucun prince ni ministre, lorsque je me pourrais passer d'eux: c'est pourquoi, après avoir témoigné à Sa Majesté ma juste reconnaissance de ses intentions favorables, je la priai humblement de me donner mon congé. Puisque la fortune, bonne ou mauvaise, m'avait offert un navire européen, j'étais résolu de me livrer à l'Océan, plutôt que d'être l'occasion d'une rupture entre deux monarques si puissants. Le roi ne me parut pas offensé de ce discours, et j'appris même qu'il était bien aise de ma résolution; la plupart de ses ministres furent tout-à-fait de cet avis.
Ces considérations m'engagèrent à partir un peu plus tôt que je n'avais projeté; la cour, qui souhaitait mon départ, y contribua avec empressement. Cinq cents ouvriers furent employés à faire deux voiles latines, suivant mes ordres, en doublant treize fois ensemble leur plus grosse toile, et la matelassant. Je fis moi-même cordages et câbles, en joignant ensemble une trentaine de leurs câbles-monstres, revenus de la dernière exposition de leur industrie, où le gouvernement les avait fort approuvés, mais sans garantie du gouvernement. Une grosse pierre... un rocher, que j'eus le bonheur de trouver, après une longue recherche, assez près du rivage de la mer, me servit d'ancre. Avec le suif de trois cents bœufs, tant bien que mal, je graissai ma chaloupe; enfin, par des peines infinies, je parvins à couper les plus grands arbres pour en faire des rames et des mâts, en quoi cependant je fus aidé par les charpentiers des navires de Sa Majesté.
Au bout d'environ un mois, quand tout fut prêt, j'allai demander les ordres de Sa Majesté, et prendre enfin congé d'elle. Le roi, accompagné de sa maison royale, sortit du palais. Je me couchai sur le visage, pour avoir l'honneur de lui baiser la main, qu'il me donna très-gracieusement; ainsi firent la reine et les jeunes princes du sang. Sa Majesté me fit présent de cinquante bourses de deux cents spruggs chacune, avec son portrait en pied, que je mis aussitôt dans un de mes gants, pour le mieux conserver.
Je chargeai sur ma chaloupe cent bœufs et trois cents moutons, avec du pain et de la boisson à proportion, puis une certaine quantité de viande cuite aux fourneaux de quatre cents cuisiniers. Je pris avec moi six vaches et deux taureaux vivants, même nombre de brebis et de béliers; ayant dessein de les porter dans mon pays pour en multiplier la très-curieuse espèce. En même temps, je me fournis de foin et de blé. J'aurais été bien aise d'emmener six des gens du pays; mais le roi ne le voulut pas permettre. Après une exacte visite de mes poches, Sa Majesté me fit donner ma parole d'honneur que je n'emporterais aucun de ses sujets, quand même ce serait de leur propre consentement et à leur requête.
Ayant ainsi préparé toutes choses, je mis à la voile le vingt-quatrième jour de septembre 1701, sur les six heures du matin; et, quand j'eus fait quatre lieues, tirant vers le nord, le vent étant au sud-est, sur les six heures du soir, je découvris une petite île d'environ une demi-lieue au nord-ouest. Je m'avançai et jetai l'ancre vers la côte de l'île, à l'abri du vent: elle me parut inhabitée. Un peu rafraîchi, je m'allai reposer. Je dormis environ six heures; le jour commençait à paraître deux heures après que je fus éveillé. Je déjeunai, et, par un vent favorable, je levai l'ancre et suivis la même route que le jour précédent, guidé par mon sextant de poche. C'était mon dessein de me rendre à quelques-unes de ces îles, que je croyais avec raison situées au nord-est de la terre de Van-Diemen. Je ne découvris rien tout ce jour-là; mais le lendemain, sur les trois heures de l'après-midi, quand j'eus fait, selon mon calcul, environ vingt-quatre lieues, je découvris un navire allant au sud-est. Je déployai toutes mes voiles; au bout d'une demi-heure, le navire, m'ayant aperçu, arbora son pavillon et tira un coup de canon. Il n'est pas facile de représenter la joie que je ressentis à l'espérance de revoir encore une fois mon aimable pays et les chers gages que j'y avais laissés. Le navire relâcha ses voiles, et je le joignis à cinq ou six heures du soir, le 26 septembre. J'étais transporté de joie en retrouvant le pavillon d'Angleterre. Je mis mes vaches et mes moutons dans les poches de mon justaucorps, et me rendis à bord avec toute ma cargaison de vivres. C'était un vaisseau marchand anglais revenant du Japon, par les mers du nord et du sud, commandé par le capitaine Jean Bidell, de Deptford, fort honnête homme, excellent marin. Il y avait environ cinquante hommes sur le vaisseau, parmi lesquels je rencontrai justement un de mes anciens camarades, nommé Pierre Williams, qui répondit de son ami Gulliver au capitaine. Ainsi je trouvai bon visage d'hôtes, et mon sauveur, avisant que je venais d'un étrange pays, me demanda le: ou? quand? et comment? du navigateur; à quoi je répondis simplement et en peu de mots. Il s'imagina que la fatigue et les périls que j'avais courus m'avaient tourné la tête; sur quoi je tirai mes vaches et mes moutons de ma poche, et mon troupeau le jeta dans un grand étonnement. Cependant il hésitait encore à me croire, et je lui montrai les pièces d'or que m'avait données le roi de Blefuscu; je lui mis sous les yeux le portrait de Sa Majesté, avec plusieurs autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux bourses de deux cents spruggs chacune, et promis, à notre arrivée en Angleterre, de lui faire présent d'une vache et d'une brebis pleines, pour en amuser ses enfants.
Et, seul sur le tillac, je disais tout bas adieu à ces misérables petits pays; adieu à ces bouts d'hommes; adieu à ces terres misérables; adieu à ces armées qui passaient, avec armes et bagages, et toute enseigne au vent, dans les jambes de Gulliver. Petits philosophes! Petits poëtes! Petits savants! Petits princes! Petites Majestés! Lilliput!
Je n'entretiendrai point le lecteur du détail de ma route; nous arrivâmes aux Dunes le 13 du mois d'avril 1702. Malheureusement, les rats du vaisseau emportèrent une de mes brebis. Je débarquai le reste de mon bétail en santé, et le mis paître en un parterre de jeu de boule à Greenwich.
Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je fis un profit considérable en montrant mes petits animaux à plusieurs gens de qualité et même au peuple; un montreur de curiosités finit par les acheter six cents livres sterling. Depuis mon dernier retour, j'en ai, mais en vain, cherché la race, que je croyais fort augmentée. J'avais toute espérance aux moutons de Lilliput: quel parti nos manufactures de laine auraient tiré de la finesse des toisons!
Je ne restai que deux mois avec ma femme et ma famille; une insatiable passion de voir les pays étrangers ne me permit guère un plus long séjour. Je laissai quinze cents livres sterling à ma femme, et l'établis dans une bonne maison à Redriff. Et, comme à la passion de tout voir s'ajoutait la passion de tout gagner, je fis une intelligente pacotille du restant de ma fortune. Au reste, ma position était bonne. Notre oncle Jean m'avait laissé des terres proches d'Epping, de trente livres sterling de rente; et j'avais un long bail des taureaux noirs en Ferterlane qui me fournissait le même revenu: ainsi je ne courais pas risque de laisser ma famille à la charité de la paroisse. Mon fils Jean, ainsi nommé du nom de son oncle, apprenait le latin au collége; et ma fille Élisabeth (qui est à présent mariée et mère de famille) s'appliquait au travail de l'aiguille. Je dis adieu à ma femme, à mon fils et à ma fille, et, malgré beaucoup de larmes qu'on versa de part et d'autre, je m'embarquai sur l'Aventure, un navire marchand de trois cents tonneaux, commandé par le capitaine John Nicolas, de Liverpool.
Le récit de ce deuxième voyage formera, s'il vous plaît, la deuxième partie, et non pas, je l'espère, la moins intéressante et la moins curieuse des Voyages de Gulliver.
DEUXIÈME PARTIE
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LE
VOYAGE A BROBDINGNAC
CHAPITRE PREMIER
Gulliver, après avoir essuyé une grande tempête, se jette dans une chaloupe et descend à terre.—Il est saisi par un des habitants du pays.—Comment il est traité.—Idée du pays et du peuple de Brobdingnac.
Hélas! malheureux que je suis! la nature et la fortune ont disposé de moi d'une étrange façon! A peine échappé aux Lilliputiens, deux mois après mon retour, j'abandonnai de nouveau mon pays natal, et m'embarquai dans les Dunes le 20 juin 1702, sur l'Aventure, dont le capitaine Nicolas, de la province de Cornouailles, partait pour Surate. Nous eûmes le vent très-favorable jusqu'à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, où nous mouillâmes pour l'aiguade. Notre capitaine alors, se trouvant incommodé d'une fièvre intermittente, à peine si l'on quitta le Cap à la fin du mois de mars. Donc nous livrons la voile aux vents favorables, et notre voyage fut heureux jusqu'au détroit de Madagascar; mais, arrivés au nord de l'île, et les vents, qui dans ces mers soufflent toujours également entre le nord et l'ouest, des premiers jours de décembre aux premiers rayons du mois de mai, soufflant très-violemment du côté de l'ouest, l'Aventure, errant au hasard, fut poussée à l'orient des îles Moluques, à trois degrés au nord de la ligne équinoxiale.
En ce moment, le pilote était loin de son estime et les passagers étaient loin de leur compte; le capitaine, après avoir bien interrogé le ciel et les étoiles: «Enfants! nous dit-il, c'est maintenant qu'il faut montrer du courage, opposer un front calme à la tempête, et se sauver par le sang-froid. Pour demain, pas plus tard, je vous annonce un terrible orage, et malheur aux poltrons!» Il parlait encore... Un vent du sud, appelé mousson, s'élève. En vain, nous serrons la voile du beaupré et mettons à la cape en serrant la misaine; l'orage augmente: il faut attacher les canons. Mais quoi! le vaisseau était au large, et nous crûmes que le meilleur parti était d'aller vent derrière. Alors de border les écoutes; le timon était contre le vent, et le navire ne se gouvernait plus. A la fin, nous essayons de la grande voile... elle est déchirée par la violence du temps! Nous amenons la grand vergue, nous coupons tous les cordages... Hélas! la mer était très-haute, et les vagues se brisaient les unes contre les autres. Encore un effort: nous tirons les bras du timon, nous aidons au timonier, qui ne pouvait gouverner seul... Amener le mât du grand hunier, c'était dangereux, c'était mettre le malheureux navire à la dérive, et nous étions persuadés qu'il ferait mieux son chemin le mât gréé. Vanité de nos périls, de nos efforts, de nos espoirs! le vent et la tempête grondaient. Nous trouvant, grâce à Dieu, loin de l'écueil, nous mettons hors la grande voile, et gouvernons près du vent. Bientôt ce fut le tour de l'artimon, du grand hunier, du petit hunier! Notre route était nord-est; le vent, sud-ouest. Amarrés à tribord, démarrés, le bras devers le vent.—Oh! brassez les boulines, et toutes voiles dehors! Pendant cet orage, qui fut suivi d'un vent impétueux d'ouest-sud-ouest, nous fûmes poussés, selon mon calcul, environ cinq cents lieues vers l'orient; le plus vieux et le plus expérimenté des mariniers ignorait en quelle partie du monde nous étions. Cependant les vivres ne manquaient pas; solide était le navire, et notre équipage en bonne santé; mais nous étions réduits à une très-grande disette d'eau. Que faire? Après un moment d'hésitation, le vaisseau suivit son chemin; plus au nord, nous courions risque d'être emportés sur les côtes de la Grande-Tartarie, au nord-ouest, et dans la mer Glaciale.
Le 16 juin 1703, un mousse découvrit terre, du haut du perroquet; le 17, nous vîmes clairement une grande île ou peut-être un continent (encore aujourd'hui c'est un doute). L'île, à droite, s'avançait par langues de sable au milieu de l'Océan, en formant une baie étroite: à peine elle eût abrité un navire de cent tonneaux. Nous jetâmes l'ancre à une demi-lieue de cette baie, et notre capitaine envoya douze hommes bien armés, dans la chaloupe, avec des vases à contenir cette eau salutaire, que nous appelions de tous nos vœux. Je demande au capitaine la permission de monter dans la chaloupe, et je m'embarque avec une magnifique ardeur de tout voir, de tout découvrir. A peine à terre, il nous apparut que cette terre inhospitalière ne contenait ni rivière, ni fontaine, aucuns vestiges d'habitants; et voilà nos gens côtoyant le rivage afin d'y chercher de l'eau fraîche à la portée de leur navire. Pour moi, l'aventurier de l'Aventure, je m'avançai environ un mille dans les terres... et toujours le même pays stérile et plein de rochers! Je commençais à me lasser, et, ne voyant rien qui pût satisfaire ma curiosité, je m'en retournais vers notre embarcation, lorsque je vis nos hommes sur la chaloupe, qui s'efforçaient, à grand renfort de rames, de sauver leur vie; je remarquai en même temps qu'ils étaient poursuivis par un homme d'une grandeur prodigieuse. Quoiqu'il fût entré dans la mer, à peine s'il avait de l'eau jusqu'aux genoux; il faisait des enjambées étonnantes; mais nos gens avaient pris le devant d'une lieue, et, la mer étant dans cet endroit pleine de rochers, le géant ne put atteindre la chaloupe. Alors moi, de mon côté, je me mis à fuir et je grimpai jusqu'au sommet d'une montagne escarpée.
Ah! quelle épouvante! ah! quelle détresse et quel abandon! Il y avait si peu de temps que j'étais l'homme-montagne, et me voilà devenu si vite l'homme-fourmi! Que j'étais loin de Lilliput! loin de ses petits herbages, de ses petites montagnes, de ses champs de blé, de ses jardins, de ses forêts! En ce lieu sans nom, tout était vaste, immense, gigantesque et fabuleux!
A la fin, ne voyant rien venir, je descendis la colline, et par un grand chemin, qui n'était qu'un étroit sentier pour les habitants de ces campagnes, je gagnai un vaste espace où s'agitaient, avec un bruit formidable, des épis d'orge et de blé de soixante pieds de hauteur. Si grande et si touffue était la moisson, qu'il m'était impossible de rien voir au delà.
Je marchai pendant une heure avant d'arriver à l'extrémité de ce champ, qui était enclos d'une haie haute au moins de cent vingt pieds; les arbres étaient si grands, qu'il me fut impossible absolument d'en supputer la hauteur.
Je tâchais de trouver quelque ouverture dans la haie; malheureux que j'étais! En ce moment, j'aperçus un des habitants dans le champ voisin, de la même taille que le géant qui tantôt poursuivait notre chaloupe. Il me parut aussi haut qu'un clocher ordinaire, il faisait environ cinq toises à chaque enjambée; et je ne crois pas que les plus beaux hommes de Lilliput aient jamais été frappés, en ma présence, d'une épouvante égale à la mienne en ce moment. Que faire et que devenir? Par quel miracle échapper au monstre?... Et je courus me cacher dans le blé. Je le vis arrêté à une ouverture de la haie, appelant d'une voix plus retentissante que si elle fût sortie d'un porte-voix! Figurez-vous, dans un clocher catholique, un bourdon qui sonne, appelant les peuples à la révolte! Ainsi criait le géant. A ces cris à me rendre sourd, six géants, leur faucille en main (chaque faucille étant de la hauteur de six faux), arrivèrent pour faucher ce blé géant. Ces gens n'étaient pas si bien vêtus que le premier, dont ils semblaient être les domestiques. Les voilà donc, avec ces grandes mains, armés de ces grandes faux, qui se mettent à scier ce grandissime blé dans le champ où j'étais couché. Je m'éloignai d'eux autant que je pus, mais je n'allais qu'avec une extrême difficulté: les tuyaux du blé n'étaient pas distants de plus d'un pied l'un de l'autre, en sorte que je ne pouvais guère marcher dans cette espèce de forêt. Toutefois je m'avançai vers un endroit du champ où la pluie et le vent avaient couché le blé... En ce moment l'obstacle devint insurmontable; et il me fut impossible d'aller plus loin, car ces pailles géantes étaient entremêlées à ce point, qu'il n'y avait pas moyen de ramper à travers; en même temps, les barbes des épis tombés étaient si fortes et si pointues, qu'elles me perçaient au travers de mon habit et m'entraient dans la chair. Cependant j'entendais ces grands moissonneurs qui n'étaient qu'à cinquante toises de ma misérable personne. Hélas! j'étais au bout de mes forces; la sueur coulait de mon visage. A la fin, n'en pouvant plus, je me couchai entre deux sillons, déjà prêt à mourir. Ici je me représentai ma veuve désolée, avec mes enfants orphelins, et je déplorais la folie qui m'avait fait entreprendre ce second voyage, contre l'avis de tous mes parents.
Dans cette terrible agitation, je ne pouvais m'empêcher de songer au doux pays de Lilliput, à ses frêles habitants que je tenais dans le creux de ma main, qui sans doute à cette heure, parlaient de moi dans leurs histoires, comme du plus grand prodige qui eût jamais paru dans le monde. Et je me rappelais le palais sauvé par moi, l'incendie éteint, les ennemis en fuite, la flotte entièrement accaparée, et tant d'autres actions merveilleuses dont la mémoire sera éternellement conservée dans les chroniques de cet empire, la postérité ayant peine à les croire, et les neveux tout disposés à traiter de menteurs les Hérodotes et les Tites Lives de Lilliput! «O mes braves gens! que diriez-vous si vous appreniez que votre Alcide est un insecte, et votre Jupiter tonnant un pauvre Lilliputien dans les mains de ces fils du limon!» Mais, fi de mon orgueil! c'était bien le cadet de mes soucis.
On remarque, en effet, que les créatures humaines sont ordinairement plus sauvages et plus cruelles à raison de leur taille; en faisant cette réflexion, que pouvais-je attendre? sinon d'être un morceau dans la bouche du premier de ces barbares énormes qui me saisirait? En vérité, les philosophes ont raison, quand ils nous disent qu'il n'y a rien de grand ou de petit que par comparaison. Peut-être un jour les Lilliputiens trouveront quelque nation plus petite à leur égard; et qui sait si cette race prodigieuse de mortels ne serait pas une nation lilliputienne, par rapport à celle de quelque pays que nous n'avons pas encore découvert? Effrayé et confus comme je l'étais, je ne fis pas alors toutes ces réflexions philosophiques.
Cependant un des moissonneurs s'approchant à cinq toises du sillon où j'étais couché, j'eus grand'peur qu'en faisant encore un pas, je ne fusse écrasé sous son pied, ou coupé en deux par sa faucille; c'est pourquoi le voyant près de lever le pied et d'avancer, je me mis à jeter des cris pitoyables, et aussi forts que la frayeur dont j'étais saisi put le permettre. A ce cri de sauterelle dans les blés, le géant s'arrête, il s'étonne... il se baisse... il cherche... il regarde... il avance avec mille précautions, et tant et tant, qu'à la fin il m'aperçut. Il me considéra quelque temps avec la circonspection d'un homme essayant d'attraper un petit animal inconnu. «Ça doit mordre ou ça doit piquer: prenons garde!» Ainsi, moi-même, autrefois, j'avais pris une belette. Il eut pourtant la hardiesse, à tout hasard, de me saisir par le milieu du corps et de me soulever à une grande toise de ses yeux, afin d'observer ma figure exactement. Je devinai son intention et résolus de ne faire aucune résistance. A quoi bon la résistance? Il me tenait en l'air, à plus de soixante pieds du sol; d'ailleurs, il me serrait cruellement, par la crainte qu'il avait que je ne lui glissasse entre les doigts. Tout ce que j'osai faire, ce fut de lever mes yeux vers le ciel, de mettre mes mains dans la posture d'un suppliant, de dire quelques mots d'un accent très-humble et triste, conformément à l'état où je me trouvais alors, tant je craignais, à chaque instant, qu'il ne voulût m'écraser, comme nous écrasons certains insectes entre deux ongles. O bonheur! le monstre était tout à fait rassuré. Même il parut content de ma voix et de mes gestes, et il commença à me regarder comme quelque chose de curieux, étant bien surpris de m'entendre articuler des mots... qu'il ne comprenait pas.
Cependant je ne pouvais m'empêcher de gémir et de verser des larmes; et, tournant la tête, je lui faisais entendre, autant que je pouvais, combien il me faisait de mal. Il me parut qu'il comprenait la douleur que je ressentais; ses doigts (c'étaient bel et bien le pouce et l'index) se relâchèrent, et levant un pan de son justaucorps, il me posa doucement dans un pli de la rude étoffe et courut du même pas vers son maître qui était un riche laboureur, et le même que j'avais vu d'abord dans le champ de blé.
Le laboureur, très-surpris à son tour de cette petite bête sans nom, prit un petit brin de paille, environ de la grosseur d'une canne, et leva délicatement les pans de mon justaucorps, qu'il prenait sans doute pour une espèce de couverture que la nature m'avait donnée. Il souffla dans mes cheveux pour mieux voir mon visage, et son souffle avait la violence d'un soufflet de forge. Il appelle en même temps ses valets, et leur demande (autant que j'en pus juger) s'ils avaient vu dans les champs un animal qui me ressemblât. Ensuite, il me pose à terre sur les quatre pattes; je me lève aussitôt, et, d'un pas solennel, je vais, je viens, je m'arrête, afin de montrer à mes frères que je n'avais pas envie de m'enfuir. Ils s'assirent tous en rond autour de moi pour mieux observer mes mouvements; j'ôtai mon chapeau et leur fis une belle révérence... Ils ne pouvaient revenir de leur étonnement; ils me regardaient sans mot dire, attendant l'opinion de leur maître. Et moi (tant on est lâche quand on est petit), voyant que ce gros fermier était l'arbitre de mon sort, je me jetai à genoux, je levai les mains et la tête, et je prononçai plusieurs mots en criant à m'égosiller. Puis je tirai ma bourse, pleine d'or, de ma poche, et la lui présentai humblement. Il la reçut dans la paume de sa main, et la porta bien près de son œil, pour voir ce que c'était; ensuite il la tourna plusieurs fois avec la pointe d'une épingle qu'il tira de sa manche... Il n'y comprit rien. Je lui fis signe qu'il mît sa main à terre, et, prenant la bourse, je l'ouvris et répandis toutes les pièces d'or dans sa main. Il y avait six pièces espagnoles de quatre pistoles chacune, sans compter vingt ou trente pièces plus petites. Je le vis mouiller son petit doigt sur sa langue et lever une de mes pièces les plus grosses, et ensuite une autre; mais il me sembla tout à fait ignorer ce que c'était. A la fin, il me fit signe de les remettre dans ma bourse et la bourse dans ma poche; et il se mit à rire avec le rire d'un ignorant.
Je lui fis tant et tant de génuflexions, de bassesses, de lâchetés, qu'il fut convaincu tout à fait que j'étais une créature raisonnable. Il me parla très-souvent, mais le son de sa voix m'étourdissait les oreilles comme le tic-tac d'un moulin; cependant ces mots étaient bien articulés. Je répondis aussi fortement que je pus en plusieurs langues, et souvent il appliqua son oreille à une toise de moi: tout fut inutile. Ensuite il renvoya ses gens à leur travail, et, tirant son mouchoir de sa poche, il le plia en deux et l'étendit sur la main gauche qu'il avait mise à terre, me faisant signe d'entrer là dedans, ce que je pus faire aisément: elle n'avait pas plus d'un pied d'épaisseur. J'obéis donc, et de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le mouchoir, dont il m'enveloppa. De cette façon il m'apporta dans son logis, et tout de suite il appela sa femme en lui montrant sa trouvaille. Et la dame, avec des cris effroyables, recula d'horreur ou de dégoût. Ainsi font les petites maîtresses d'Angleterre, à la vue d'un crapaud ou d'une araignée. Cependant, lorsqu'au bout de quelque temps elle eut remarqué mes belles manières, mon intelligence, et comment j'observais les signes que faisait son mari, elle se prit à m'aimer très-tendrement.
Il était environ midi; un domestique servit le dîner. Ce n'était (suivant l'état simple d'un laboureur) que de la viande grossière, un plat d'environ vingt-quatre pieds de diamètre. Le laboureur, sa femme, trois enfants, une vieille grand'mère, composaient la compagnie. Lorsqu'ils furent assis, le fermier me plaça à quelque distance de lui sur la table, qui était à peu près haute de trente pieds; je me tins aussi loin que je pus du bord, de crainte de tomber. La femme, alors, coupa un morceau de viande, ensuite elle émietta du pain sur une assiette de bois qu'elle plaça devant moi. Je lui fis la révérence, et, tirant mon couteau et ma fourchette, je me mis à manger, ce qui leur fit grand plaisir. La maîtresse envoya sa servante chercher une petite tasse qui servait à boire des liqueurs; elle pouvait contenir douze pintes, et, pleine, elle me la présenta. Je levai le vase avec une grande difficulté, et, d'une façon respectueuse, je bus à la santé de madame, exprimant les mots aussi fortement que je pouvais, en anglais: ce qui fit rire la compagnie, et la mit de si belle humeur, que peu s'en fallut que je n'en devinsse sourd. Cette boisson aigrelette avait à peu près le goût du petit cidre, et n'était pas désagréable. Le maître me fit signe de venir à côté de son assiette; en marchant trop vite sur la table, une croûte de pain me fit broncher et tomber sur le visage, et j'en fus quitte pour la peur. Aussitôt je me relève, et, remarquant que ces bonnes gens étaient fort touchés, je pris mon chapeau, et, le faisant tourner sur ma tête, je fis trois Hurrah! pour marquer que je n'avais point reçu de mal. Voyez cependant le guignon, et comme on a très-bien dit que l'enfance est sans pitié! J'allais sans méfiance à mon maître (eh! oui, le petit est un grand esclave!), lorsqu'un rustre, un enfant de vingt pieds, le plus jeune, assis près de son père, un drôle ingénieux, me prit par les jambes et me tint si haut dans l'air, que je me trémoussai de tout mon corps. Son père indigné, m'arracha d'entre ses mains, en même temps qu'il lui donna sur l'oreille gauche une tape à renverser une troupe de cavalerie européenne. «Ah! drôle! ah! bandit! va-t-en d'ici!» tels étaient sans doute les discours de ce bon père. Mais moi, homme avisé, et qui redoutais fort les rancunes de ce petit garçon, me souvenant que tous les enfants, chez nous, sont naturellement lâches, méchants et sans pitié à l'égard des oiseaux, des lapins, des petits chats et des petits chiens, je me mis à genoux, désignant ce garnement qui était le Benjamin de la maison, je me fis entendre à mon maître et le priai de pardonner à son fils. Le père y consentit, le garçon reprit sa chaise; alors je m'avançai jusqu'à lui, et lui baisai la main.
Au milieu du dîner, le chat favori de ma maîtresse arriva, d'un bond, dans son giron. J'entendis un bruit semblable aux battements de douze faiseurs de bas au métier, et tournant la tête, je trouvai que ce chat était un tigre qui faisait le gros dos. Il me parut une fois plus grand qu'un tigre, au seul aspect de sa tête et de ses pattes, pendant que sa maîtresse lui donnait à manger et lui faisait mille caresses. La férocité de cet animal me déconcerta tout à fait, bien que je me tinsse au bout le plus éloigné de la table, à la distance de cinquante pieds. Notez que notre maîtresse, au chat et à moi, le tenait par son collier, de peur qu'il ne me prît pour une souris... Il méprisa cette espèce de gibier, et ne me fit pas même l'honneur d'un coup d'œil.
Vous avez vu parfois de mauvais plaisants mettre en présence un bouledogue et un matou; puis on les pousse, on les excite, et bientôt ils se déchirent, à la grande joie des spectateurs. Ainsi mon maître eut la curiosité de savoir si le chat et moi nous avions bec et ongles, et il nous plaça à une toise l'un de l'autre, en faisant: ticks! ticks!... J'étais perdu; mais, comme j'ai toujours éprouvé que si l'on fuit devant un animal féroce, ou s'il voit que vous tremblez devant lui, c'est alors qu'on est infailliblement dévoré, je résolus de faire à bon chat, bon rat! Je marchai hardiment à la bête et je m'avançai jusqu'à dix-huit pouces; elle recula, comme si elle avait peur. J'eus beaucoup moins d'appréhension pour les chiens de la maison, et pourtant, parmi ces roquets de la grosseur d'un bœuf, il y avait un mâtin d'une grosseur égale à celle d'un éléphant, et un lévrier un peu plus haut que le mâtin, mais moins gros.
Sur la fin du dîner, la nourrice entra, portant entre ses bras un enfant de l'âge d'un an. Ce marmot, à mon aspect, poussa des cris si violents, qu'on aurait pu, je crois, les entendre facilement du pont de Londres jusqu'à Chelsea. L'enfant, me regardant comme une poupée ou une babiole, criait afin de m'avoir, pour lui servir de jouet. La mère, heureuse, m'éleva et me donna à l'enfant, qui se saisit de moi, et me mit ma tête dans sa bouche, où je commençai à hurler si horriblement, que l'enfant, effrayé, me laissa tomber. Je me serais infailliblement cassé la tête, si la mère n'avait pas tenu son tablier étendu sous le petit animal. De son côté, la nourrice, pour apaiser son poupon, se servit d'un hochet, qui était un gros pilier creux, rempli de grosses pierres, et rattaché, par un câble, au corps de l'enfant; mais rien n'y fit, et elle se trouva réduite à lui donner le sein. Bonté divine! de toutes les monstruosités celle-ci était la plus horrible! Une montagne! un flot de lait! des vallons et des plaines de chair humaine! Une dame anglaise, un bel enfant dans ses bras... il n'y a rien de plus charmant! Peut-être est-ce en effet que ce doux spectacle apparaît à nos yeux désarmés, et qu'une loupe aurait bientôt dissipé le charme.
Oui, et ce fut ainsi qu'étant à Lilliput, une dame à la mode me disait que je lui paraissais très-laid; elle découvrait de grands trous dans ma peau, les poils de ma barbe étaient dix fois plus forts que les soies d'un sanglier, mon teint, composé de différentes couleurs, était tout à fait désagréable aux yeux de la dame... et pourtant je suis blond, et passe pour avoir le teint assez beau.
Après le dîner, mon maître alla retrouver ses ouvriers; autant que je le pus comprendre, il chargea sa femme de prendre un grand soin de son jouet. J'étais bien las, et j'avais une grande envie de dormir: ce que ma maîtresse apercevant, elle me mit dans son lit, et me couvrit d'un mouchoir blanc, mais plus large que la grande voile d'un vaisseau de guerre.
Je dormis deux grandes heures, et songeai que j'étais chez moi, avec ma femme et mes enfants, ce qui augmenta mon affliction quand je m'éveillai et que je me trouvai seul dans une chambre immense, et couché dans un lit de dix toises. Ma maîtresse était sortie et m'avait enfermé au verrou. Le lit était élevé de quatre toises; cependant quelques nécessités naturelles me pressaient de descendre, et je n'osais appeler: quand je l'eusse essayé, avec ma voix de galoubet, pas un ne fût venu à mon appel, et puis, j'étais à deux lieues de la cuisine où la famille se tenait. Sur ces entrefaites, deux rats grimpèrent le long des rideaux, et se mirent à courir sur le lit. L'un approcha de mon visage; et moi, me levant tout effrayé, je mis le sabre à la main pour me défendre. Ces animaux horribles eurent l'insolence de m'attaquer des deux côtés; mais je fendis le ventre à l'un, et l'autre eut peur de moi! Cet exploit accompli, je me couchai pour me reposer et reprendre mes esprits. Ces animaux étaient de la grosseur d'un mâtin, mais plus agiles et plus féroces, en sorte que, si j'eusse ôté mon ceinturon et mis bas mon sabre avant que de me coucher, j'aurais été dévoré par ces deux misérables rats! Je mesurai la queue de mon rat mort, elle avait quatre pieds environ; mais je n'eus pas le courage de traîner son cadavre hors du lit, et, comme il donnait encore signe de vie, je l'achevai, en lui coupant la gorge.
Bientôt après ma maîtresse entrait dans la chambre, et, me voyant tout couvert de sang, elle accourut, et me prit dans sa main. Je lui montrai du doigt le rat mort, en souriant et en faisant d'autres signes, pour lui faire entendre que je n'étais pas blessé; ce qui lui donna de la joie. Or, plus que jamais, certain besoin me pressait, et je m'efforçai de faire entendre à la dame que je souhaitais fort qu'elle me mît à terre, ce qu'elle fit. Foin de ma modestie! Elle ne me permit pas de m'expliquer autrement qu'en montrant du doigt la porte et en faisant plusieurs révérences. La bonne femme à la fin m'entendit, mais avec quelque difficulté; et, me reprenant dans sa main, elle alla dans le jardin et me déposa par terre.
La bonne dame était curieuse; elle eût donné beaucoup pour savoir comment je m'y prendrais pour accomplir ces petites nécessités qui la faisaient rire. Elle avait une idée étrange de notre pudeur; elle ne comprenait guère qu'un si petit animal eût des hontes de cette qualité. Bref, je la vis toute disposée à me suivre; il fallut tout le feu de mon regard, toute l'énergie et toute l'autorité de mon geste pour l'empêcher d'aller plus loin.
Pendant qu'elle était là, immobile et semblable au clocher de notre village, au milieu du champ de blé, je m'éloignai environ à cent toises, en lui renouvelant l'ordre absolu de me laisser en paix. Modeste et recueilli, je disparus entre deux feuilles d'oseille..... Faisons-nous grâce, ami lecteur, d'un plus long détail.
CHAPITRE II
Portrait de la fille du laboureur.—Gulliver est conduit à la ville, un jour de marché.—Plus tard on le porte dans la capitale du royaume, et récit de ce qu'il a vu et souffert.
Ma maîtresse avait une fille de l'âge de neuf ans, belle enfant de beaucoup d'intelligence et d'esprit pour son âge. Sa mère, de concert avec elle, s'avisa d'accommoder pour moi le berceau de sa poupée, avant qu'il fût nuit. Le berceau fut enfermé dans un petit tiroir de cabinet, et le tiroir posé sur une tablette suspendue, hors de l'invasion des rats: ce fut mon lit, pendant tout le temps que je demeurai avec ces bonnes gens. Cette jeune fille était adroite à ce point que, m'étant déshabillé une ou deux fois en sa présence, elle sut m'habiller et me déshabiller comme un vrai valet de chambre; elle y trouvait son amusement, et moi, pour ne pas la contrarier, je la laissai faire... Elle me fit six chemises, et d'autres sortes de linge, de la toile la plus fine qu'on put trouver (à la vérité, c'était une toile plus grossière que des toiles de navire), et les blanchit toujours elle-même. Elle voulut aussi m'apprendre la langue du pays; elle répondait à toutes mes questions, une table? une chaise? une armoire? Elle m'en disait aussi le nom aussitôt; si bien qu'en peu de temps je fus en état de demander presque tout ce que je souhaitais. Elle me donna le nom de Grildrig, mot qui signifie ce que les Latins appellent homunculus, les Italiens uomicciuolo, et les Anglais mannikin. C'est à ma bonne et bienveillante institutrice que je fus redevable de ma conservation: nous étions toujours ensemble et je l'appelais Glumdalclitch, ou la «petite nourrice.» O ciel, je serais un ingrat, si j'oubliais jamais tant de grâce et de bonté! Elle avait, ma petite géante, un noble cœur, une grande âme, et si mon malheur a voulu que sa pitié pour moi ait été pour elle une disgrâce, un jour peut-être il me sera permis de lui prouver qu'un freluquet de mon espèce est capable, après tout, d'un bon souvenir.
Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé un petit animal dans les champs, environ de la grosseur d'un splack-nock (animal de ce pays, d'environ six pieds), et de la même figure qu'une créature humaine; il imitait (disait la renommée aux cent mille voix) la créature humaine en toutes ses actions, et semblait parler une espèce de langue qui lui était propre; même il savait déjà plusieurs mots de leur langue; il marchait droit sur ses deux pattes de derrière, il était doux et traitable, il venait quand il était appelé, faisait tout ce qu'on lui ordonnait de faire, avait les membres délicats, un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d'un seigneur à l'âge de trois ans. Un laboureur, l'intime ami de mon maître, lui rendit visite exprès pour s'assurer si la renommée avait dit vrai. «Rien n'est plus vrai, reprit mon maître, il n'y a rien de plus joli que ce petit animal; ma fille en fait tout ce qu'elle veut; c'est mignon, rangé, obéissant, fidèle, attaché, reconnaissant; ça vit de rien, un chiffon de pain; un doigt de vin! Ça s'habille avec une loque; et toujours gai, facile à vivre, et de bonne humeur. Il n'y a pas d'oiseau sur nos arbres, pas de lapin dans nos bois, qui se puisse comparer à cette infiniment petite bête! On dirait que ça raisonne, et parfois même on dirait que ça vous a une âme, et de la religion. Mais vous en jugerez, compère, et justement le joli animal vient de sortir de son petit réveil et d'achever son petit lever.» Au même instant on me posait sur une table, et je marchai. Je tirai mon sabre et le remis au fourreau. Je fis la révérence à l'ami de mon maître, en lui demandant en sa propre langue «comment il se portait,» et lui dis qu'il était le bienvenu; le tout, suivant les instructions de ma petite maîtresse. Cet homme, à qui le grand âge avait affaibli la vue, eut besoin de ses lunettes pour me mieux regarder, sur quoi je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Les gens de la famille, qui découvrirent la cause de ma gaieté, se prirent à rire aussi; de quoi ce rustique fut assez bête pour se fâcher. Il m'avait tout l'air d'un avare, et le fit bien paraître par le conseil détestable qu'il donna à mon maître de me montrer pour de l'argent, à quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était éloignée de notre maison d'environ vingt-deux milles. Je devinai qu'il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai mon maître et son ami se parlant ensemble à l'oreille, pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me montrant du doigt.
Le lendemain, Glumdalclitch, ma petite maîtresse, me confirma dans cette pensée en me racontant toute l'affaire, qu'elle avait apprise de sa mère. La pauvre fille, en pleurant beaucoup, me cacha dans son sein, comme une petite miss son serin favori. «Hélas! disait-elle, ils vont me l'estropier en chemin! Ces gens-là sont des brutes, ils ne sauraient manier une créature si délicate...» Et les sanglots de redoubler. On eût dit la fontaine Aréthuse! Comme elle me savait modeste de mon naturel et très-délicat en tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de me voir exposé, pour de l'argent, à la curiosité du plus bas peuple. Elle disait que son papa et sa maman lui avaient donné Grildrig..... Elle voyait bien qu'on la voulait tromper, comme on avait fait l'année dernière, quand on feignit de lui donner un agneau, qui fut vendu au boucher! Quant à moi, je puis dire en vérité qu'au fond de l'âme j'eus moins de chagrin que ma chère maîtresse. J'avais conçu de grandes espérances, qui ne m'abandonnèrent jamais, que je recouvrerais ma liberté un jour ou l'autre; or c'est en faisant beaucoup de chemin que les occasions se présentent. Quant à la honte de me voir exposé en public, et d'y jouer une façon de comédie..... à coup sûr la chose était triste; mais comment faire? Et puis quel homme assez lâche, après tout, pour me reprocher cette nécessité cruelle, à mon retour en Angleterre? Le roi de la Grande-Bretagne, s'il se trouvait en pareille occurrence... aurait un pareil sort!
Cependant mon cher maître, obéissant aux conseils de son compère, enferma son phénomène dans une caisse, et, le jour de marché suivant, il me mena à la ville avec sa petite fille. La caisse était fermée de tous côtés, et l'on avait ménagé quelques trous en guise de fenêtre. Minette avait pris le soin de mettre sous moi le matelas du lit de sa poupée; cependant je fus horriblement agité et rudement secoué dans ce voyage, un voyage d'une demi-heure: le cheval faisait à chaque pas environ quarante pieds, et trottait si haut, que l'agitation était égale à celle d'un vaisseau, dans une tempête furieuse! Enfin, le chemin était un peu plus long que de Londres à Saint-Albans. Mon maître descendit de cheval à une auberge où il avait coutume d'aller; et, après avoir pris conseil avec l'hôte et fait quelques préparatifs nécessaires, il loua le Glultrud, ou crieur public, pour donner avis à toute la ville d'un petit animal étranger, qu'on ferait voir à l'enseigne de l'Aigle-Vert, qui était moins gros qu'un splack-nock, et ressemblait, dans toutes les parties de son corps, à une créature humaine. «Il savait prononcer plusieurs mots, et faire une infinité de tours d'adresse, à la volonté de messieurs les amateurs.»
Je fus posé sur une table, dans la salle haute de l'auberge, et, se tenant près de moi, pour me rassurer et me servir de chaperon, ma chère protectrice. Elle avait une voix si douce, une main si délicate, comparée à toutes les autres! Même de son silence, elle m'encourageait et plus que moi elle semblait mal à l'aise. On procédait cependant avec un certain ordre en cette exhibition de mes petits mérites, et nous ne recevions pas plus de trente personnes à la fois. Selon l'ordre entre nous tacitement convenu, à l'œil, à la voix, et parfois à la baguette de ma générale, eh bien, j'allais, je venais, je saluais, je me couchais par terre et me relevais. Je montais à cheval sur une des allumettes de l'auberge, et j'ôtais ma veste, et je la remettais; aux hommes je donnais des poignées de main; aux dames j'envoyais des baisers. Je répondais aux questions proportionnées à la connaissance que j'avais de la langue, et du mieux que je pouvais. Je me retournai plusieurs fois vers toute la compagnie, et fis mille révérences. Je pris un dé plein de vin que Glumdalclitch m'avait donné pour gobelet, et je bus à leur santé. Je tirai mon sabre, et fis le moulinet à la façon des maîtres d'armes d'Angleterre. Avec un bout de paille, je fis l'exercice de la pique, ayant appris cela dans ma jeunesse. Je fus montré ce jour-là douze fois de suite, à l'admiration générale, et répétant toujours les mêmes choses, jusqu'à ce qu'enfin je fusse à demi-mort de lassitude et d'humiliation.
Les premiers qui m'avaient admiré firent de tous côtés des rapports si merveilleux, que le peuple menaçait d'enfoncer les portes. Quand il vit tout l'argent que je lui rapportais, mon doux maître eut peur des envieux de sa fortune, et les tint, désormais, à distance. Un petit écolier qui voulait rire me jeta une noisette à la tête, et peu s'en fallut qu'il ne m'attrapât. Elle fut jetée avec tant de force, qu'elle m'eût infailliblement fait sauter la cervelle. Elle était presque aussi grosse qu'un melon! J'eus l'intime satisfaction de voir le petit écolier chassé de la salle honteusement.
Mon maître annonça une nouvelle exhibition de ma personne au prochain jour de marché; cependant il me fit faire une voiture plus commode. Ah! que j'étais fatigué de mon premier voyage et du spectacle que j'avais donné pendant huit heures de suite! On n'eût pas reconnu, certes, que j'étais un animal intelligent. Je me traînais à peine, il m'était impossible de me servir même de la paille, et des allumettes, et de porter à mes lèvres le dé à boire de ma chère institutrice. Pour m'achever, les gentilshommes du voisinage, ayant entendu parler de moi, se rendirent à la maison de mon maître. Il y en eut, un jour, plus de trente à la ferme, avec leurs femmes et leurs enfants. Ce malheureux pays, non moins que l'Angleterre, est peuplé de gentilshommes chasseurs.
Mais mon doux maître, âpre au gain, considérant le profit que je pouvais lui rapporter, résolut de me montrer dans les villes du royaume les plus considérables. S'étant donc fourni de toutes choses nécessaires à un long voyage, après avoir réglé ses affaires domestiques et pris congé de sa femme, le 17 août 1703, environ deux mois après mon arrivée, nous partîmes pour la capitale, située au beau milieu de cet empire, à quinze cents lieues de notre demeure. Il allait à cheval, il portait sa fille en croupe: elle me portait dans une boîte attachée autour de son corps, doublée du drap le plus fin qu'elle avait pu trouver.
Le dessein de mon maître était de m'exhiber, chemin faisant, dans toutes les villes, bourgs et villages, où la recette était assurée, et même de parcourir les châteaux qui l'éloigneraient peu de son chemin. Nous faisions ainsi de petites journées de quatre-vingts ou cent lieues; car Glumdalclitch, exprès pour m'épargner de la fatigue, se plaignit d'être bien incommodée du trot du cheval. Souvent elle me tirait de la caisse pour me donner de l'air et me faire voir le pays. Nous passâmes cinq ou six rivières plus profondes que le Nil et le Gange; il n'y avait guère de ruisseau qui ne fût plus large que n'est la Tamise, au pont de Londres. Nous fûmes trois semaines en voyage, et je fus montré dans dix-huit grandes villes, sans compter plusieurs villages et châteaux des environs.
Le 26 octobre, nous arrivâmes enfin à la capitale, appelée en leur langue: Lorbruldrud, ou l'Orgueil de l'Univers. Le rustre à qui j'appartenais, et qui disposait de moi comme de sa chose, fit garnir un appartement dans la rue principale, et non loin du palais royal. En même temps il fit distribuer, selon sa coutume, des affiches contenant (avec l'image) une description merveilleuse de ma personne et de mes talents. Dans une très-grande salle de trois ou quatre cents pieds de large, il plaça une table de soixante pieds de diamètre, un vrai théâtre, où je devais jouer tous mes rôles, et, toujours prudent, il la fit entourer de palissades, pour me mettre à l'abri des brutalités, voire des gentillesses de la foule. Et, cette fois encore, je fus exhibé, dix fois par jour, au grand étonnement, à la satisfaction de tout le peuple. Je savais alors passablement parler la langue, et j'entendais parfaitement tout ce qu'on disait de moi: d'ailleurs, j'avais appris leur alphabet, et je pouvais, quoique avec peine, expliquer leurs livres classiques; la bonne Glumdalclitch m'avait donné des leçons chez son père, et aux heures de loisir pendant notre voyage. Elle portait dans sa pochette un petit livre un peu plus gros qu'un atlas de géographie; on eût écrit volontiers sur les marges toutes les œuvres de MM. Pope, Addison, Swift, Dryden, toute la Clarisse Harlowe de M. Robertson, l'inépuisable; le poëme de Milton, et le Voyage du Pèlerin, par Jean Bunyan. De ce bluet elle se servait pour m'enseigner les lettres de l'alphabet.
CHAPITRE III
Gulliver mandé à la cour.—La reine l'achète et le présente au roi.—Il dispute avec les savants de Sa Majesté.—On lui prépare un appartement.—Il devient favori de la reine.—Il soutient l'honneur de son pays.—Ses querelles avec le nain de Sa Majesté.
Les peines et les fatigues qu'il me fallait essuyer apportèrent un changement considérable à ma santé. Plus d'argent gagnait mon maître, et plus il devenait insatiable. J'avais perdu l'appétit, et j'étais presque un squelette. Mon maître, à la fin, s'en aperçut, et, jugeant que je mourrais bientôt, résolut de me faire valoir autant qu'il le pourrait. Pendant qu'il raisonnait de cette façon, un slardral (écuyer du roi) apporta l'ordre que je fusse incessamment dirigé sur le Wite-Hall de ce pays, pour le divertissement de la reine et de ses dames. Quelques-unes de ces belles dames m'avaient déjà vu; elles avaient rapporté des choses merveilleuses de ma figure mignonne, de mon maintien gracieux et de mon esprit délicat.
A cet ordre il fallut obéir: ce pays des géants n'est rien moins qu'un pays constitutionnel; la loi du plus fort est la Loi; quand le maître exprime un désir, son désir est un ordre. A peine arrivé, la reine me voulut voir, et Dieu sait si Sa Majesté et sa suite furent extrêmement diverties de mes manières! Je me mis à genoux, et demandai l'honneur de baiser le pied royal. Mais la gracieuse princesse me présenta son petit doigt, que j'embrassai de mes deux bras, et dont j'appliquai le bout avec respect à mes lèvres. Elle me fit des questions générales touchant mon pays, mes voyages, auxquelles je répondis aussi distinctement et en aussi peu de mots que faire se pouvait. Elle me demanda si je serais bien aise de vivre à la cour. Je fis la révérence jusqu'au bas de la table sur laquelle j'étais huché, et je répondis humblement que j'appartenais à mon maître. Ah! reine! Ah! Majesté, si j'étais libre! il n'y a pas de service qui me semblât préférable à votre service. Un chambellan n'eût pas mieux dit. On m'eût pris, à mon attitude humble et fière à la fois, pour le lord-maire ouvrant la porte de la cité de Londres à la reine Élisabeth.
La reine, à ces mots, daigna sourire, et d'un petit geste assez dédaigneux elle fit comprendre à mon propriétaire qu'elle désirait m'acheter. Comme il était pris de la crainte de me perdre, et que à son compte, à peine avais-je encore un mois à vivre, il fut ravi de la proposition, et fixa le prix de ma vente à mille pièces d'or, plus un chien savant que la reine avait acheté naguère, et dont elle s'était déjà dégoûtée. Je dis alors à la reine que, puisque j'étais devenu un humble esclave de Sa Majesté, je lui demandais la grâce que Glumdalclitch, qui avait toujours eu pour moi tant d'attentions et d'amitié, fut admise à l'honneur de son service, et continuât d'être ma gouvernante. Sa Majesté y consentit; elle y fit consentir aussi le laboureur, qui était bien aise de voir sa fille à la cour. Quant à Glumdalclitch, elle ne pouvait cacher sa joie. Enfin mon cornac se retira, et me dit, en partant, qu'il me laissait dans un bon endroit: à quoi je répliquai en lui tournant le dos.
La reine remarqua la froideur avec laquelle j'avais reçu le compliment et l'adieu du laboureur, et m'en demanda la raison. «Plaise à Votre Majesté, lui dis-je, de ne point porter un mauvais jugement des qualités de mon cœur. Si ce croquant avait été bon pour moi, s'il m'avait été seulement hospitalier, je lui aurais fait les adieux que l'on doit à son hôte, à son ami, à son frère... Il m'a traité plus mal qu'une bête de somme, et quelle autre obligation puis-je avoir à ce manant que celle de n'avoir pas écrasé un innocent animal trouvé par hasard dans son blé? Du reste, ce bienfait avait été assez payé par le profit qu'il avait fait en me montrant pour de l'argent, et par le prix qu'il venait de recevoir en me vendant. Oui, madame! En même temps, considérez que ma santé était très-altérée par mon esclavage et par l'obligation continuelle d'entretenir et d'amuser le menu peuple à toutes les heures du jour; et comptez que si cet homme injuste n'avait pas cru ma vie en danger, Sa Majesté ne m'aurait pas eu à si bon marché! Et maintenant soyez la bien remerciée, ô reine! pour tant de grâces et de bienfaits. Grâce à vous, je touche au port de toutes mes infortunes; eh! le moyen de ne pas être un mortel fortuné, sous la protection d'une princesse et si grande et si bonne, ornement de la nature, admiration du monde, et les délices de ses sujets, le phénix de la création?» Ainsi, désormais, je voulais vivre et mourir au service de ma reine; et déjà, voyez le miracle! il me semblait que mes esprits étaient ranimés par l'influence de sa présence auguste.
Tel fut le sommaire de mon discours, prononcé avec plusieurs barbarismes et bon nombre de balbutiements.
La reine, excusant avec bonté les défauts de ma harangue, fut surprise de trouver tant d'esprit et de bon sens dans un si chétif animal: elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ me porta au roi, qui était alors retiré dans son cabinet. Sa Majesté, prince assez sérieux et d'un visage austère, ne remarquant pas bien ma figure à la première vue, demanda froidement à la reine depuis quand elle était devenue amoureuse d'un splack-nock (car il m'avait pris pour cet insecte). Mais la reine, qui avait infiniment d'esprit, me mit doucement debout sur l'encrier royal... il était profond comme un puits; si j'y fusse tombé, je me serais noyé infailliblement... et m'ordonna de dire à Sa Majesté qui j'étais. Je le fis en très peu de mots: Glumdalclitch, qui était restée à la porte du cabinet, ne pouvant souffrir que je fusse longtemps hors de sa présence, entra, et raconta à Sa Majesté comment j'avais été trouvé dans un champ de blé, à la dernière moisson.
Le roi, aussi savant qu'homme du monde en ses États, avait été élevé dans l'étude de la philosophie, et surtout des mathématiques; cependant, quand il vit de près ma figure et ma démarche, avant que j'eusse commencé à parler, il s'imagina que je pouvais être une machine artificielle, un tourne-broche, ou tout au plus quelque horloge inventée et exécutée par un habile artiste. A peine il eut entendu ma voix, et trouvé du raisonnement dans les petits sons que je rendais, il ne put cacher son étonnement et son admiration.
Il n'était guère satisfait de la relation que je lui avais donnée de mon arrivée en ce royaume; il supposait même que c'était un conte inventé par le père de Glumdalclitch, que l'on m'avait fait apprendre par cœur. Dans cette pensée, il m'adressa d'autres questions, et je répondis à toutes avec justesse, mais avec un léger accent villageois et quelques locutions rustiques que j'avais apprises chez le fermier, lesquelles étaient assez déplacées à la cour.
Il envoya sur-le-champ (il était de l'Académie des sciences) pour convoquer trois fameux savants, ses confrères, qui alors étaient de quartier à la cour. Ces messieurs, dans leur semaine de service (selon la coutume admirable de ce pays), après avoir examiné ma figure avec beaucoup d'exactitude, discutèrent à perte de vue... et de bon sens. Ils convenaient tous que je ne pouvais pas être un produit légitime des lois ordinaires de la nature, attendu que j'étais dépourvu de la faculté naturelle de conserver ma vie. Un si petit animal, disaient-ils, ne saurait grimper sur un arbre, ou creuser la terre et s'y faire un trou pour s'y blottir comme les lapins. Mes dents, qu'ils étudièrent longtemps à la loupe, les firent conjecturer que j'étais un animal carnassier.
Un de ces philosophes avança que j'étais un embryon, un pur avorton, bon tout au plus à conserver dans l'esprit-de-vin, et que je serais l'ornement de leur cabinet d'histoire naturelle, entre un veau à deux têtes et le mouton à six pattes. Mais cet avis fut rejeté par les deux autres, attendu que mes membres étaient parfaits et parachevés dans leur espèce, et que j'avais vécu plusieurs années, ce qui parut évident par ma barbe, dont les poils se découvraient avec un microscope. On ne voulut pas avouer que j'étais un nain, parce que ma petitesse était hors de comparaison: le nain favori de la reine, le plus petit qu'on eût jamais vu dans ce royaume, avait près de trente pieds de haut. Après un grand débat, on conclut unanimement que je n'étais qu'un relplum scalcath, autrement dit: «Un jeu de la nature,» un lusus naturæ; rien de plus. Décision très-conforme à la philosophie moderne de l'Europe! En effet, nos modernes professeurs, dédaignant le vieux subterfuge des causes occultes, à la faveur duquel les sectateurs d'Aristote tâchent de masquer leur ignorance, ont inventé récemment cette solution merveilleuse de toutes les difficultés de la physique. Admirable progrès de la science humaine!
Après cette conclusion décisive, et naturellement sans réplique, il me sembla que peut-être avais-je la liberté de dire quelques mots d'explication. C'est pourquoi je répondis non pas à nos trois savants, mais au roi lui-même. Avec la dignité d'un citoyen libre de la joyeuse Angleterre, je protestai à Sa Majesté que je venais d'un pays où mon espèce était répandue en plusieurs millions d'individus des deux sexes, où les animaux, les arbres, les maisons, étaient proportionnés à la taille que j'avais moi-même, où, par conséquent, je pouvais être aussi bien en état de me défendre et de trouver toutes les conditions d'une vie heureuse qu'aucun des sujets de Sa Majesté. Cette réponse fit sourire dédaigneusement les trois susdits philosophes, et (parlant à Sa Majesté) ils répliquèrent que le laboureur m'avait bien instruit et que je savais ma leçon. Le roi, qui avait un esprit vraiment éclairé, renvoya les savants à leur académie, et manda le laboureur, qui n'était pas encore sorti de la ville. Il commença par interroger mon rustique, il le confronta avec sa fille, avec moi-même, et de toutes ces réponses, qui portaient le cachet même de la vérité, sa très-souveraine Majesté tira cette conclusion que je lui disais la vérité. Il pria la reine de donner l'ordre que l'on prît un soin tout particulier du phénomène, et fut d'avis qu'on me laissât sous la conduite de Glumdalclitch, attendu la grande affection que nous avions l'un pour l'autre.
La reine ordonna donc à son ébéniste de faire une boîte qui me pût servir de chambre à coucher, suivant le modèle que Glumdalclitch et moi lui donnerions. Cet homme, qui était un ouvrier très-adroit, me fit en trois semaines, une chambre de bois de seize pieds carrés sur douze de hauteur, avec fenêtres, portes et cabinets.
Un ouvrier excellent, qui était célèbre pour les petits bijoux curieux, entreprit de me construire deux chaises d'une matière semblable à l'ivoire, et deux tables, plus une armoire pour serrer mes hardes. En même temps la reine faisait chercher chez les marchands les étoffes de soie et les dentelles les plus fines, pour me faire des habits.
Cette princesse avait en tel gré le plaisir de ma conversation, qu'elle ne pouvait dîner sans moi; j'avais une table à part, sur la table même où mangeait Sa Majesté, avec une chaise sur laquelle je me pouvais asseoir. Glumdalclitch était debout sur un tabouret, près de la table, elle me servait et souriait, et me choisissait mes morceaux.
J'avais un service complet, qui aurait tenu dans une boîte de ménage d'enfant, et Glumdalclitch la portait dans sa poche. La reine dînait seule avec les princesses ses filles; l'une avait seize ans, l'autre en avait treize. Sa Majesté plaçait un morceau de l'un des plats de sa table sur mon assiette, et je le découpais avec mon couteau, ce qui paraissait divertir ces aimables princesses. De mon côté, les énormes bouchées que prenait la reine (dont l'estomac était cependant très-délicat) me causaient un dégoût involontaire; une douzaine de nos fermiers auraient dîné d'une de ces bouchées. Elle croquait l'aile d'une mauviette, os et chair, bien qu'elle fût neuf fois aussi grande qu'une aile de dindon; et le morceau de pain qui l'accompagnait était de la grosseur de deux pains de quatre livres. Les cuillers, les fourchettes et autres instruments étaient dans les mêmes proportions. Une fois, la fille du fermier me fit voir une des tables des gens du palais, et j'avoue que la vue de dix à douze de ces grands couteaux et fourchettes en mouvement me parut un spectacle effrayant.
Tous les mercredis (le mercredi leur sert de dimanche) le roi, la reine et la famille royale dînent ensemble dans les appartements de Sa Majesté, laquelle, m'ayant pris en grande amitié, faisait placer en ces occasions ma petite chaise et ma table à sa gauche et devant la salière... un rempart.
Un jour, le prince, en dînant, prit plaisir à s'entretenir avec moi, me faisant des questions touchant les mœurs, la religion, les lois, le gouvernement et la littérature de l'Europe; et je lui en rendis compte, en bel esprit du club des littérateurs. Son esprit était si pénétrant, et son jugement solide à ce point, qu'il fit des réflexions et des observations très-sages sur toutes les nouveautés dont j'eus l'honneur de l'entretenir. Lui ayant parlé des deux partis qui divisent l'Angleterre, il me demanda si j'étais un Wight ou un Tory? Puis, se tournant vers son premier ministre, qui se tenait derrière Sa Majesté, un bâton blanc à la main, aussi haut que le grand mât du Souverain-Royal: «Hélas, dit-il, que la grandeur humaine est peu de chose, puisque de vils insectes ont aussi de l'ambition, avec des rangs et des distinctions honorifiques! Quelle apparence! Une race de mirmidons qui s'enflent à crever... Ils ont des petits lambeaux dont ils se parent; des trous, des cages, des boîtes, qu'ils appellent des palais et des hôtels; des équipages, des livrées, des titres, des charges, des occupations, des passions, comme nous! Sotte espèce! Et songer que chez ces fourmis, dans leurs fourmilières, on aime, on hait, on trompe, on trahit, comme ici! Que dis-je? Ils ont des passions, des haines, des vengeances, de petits supplices, de petites chicanes, de petits échafauds.» C'est ainsi que Sa Majesté philosophait, à l'occasion de ce que je lui avais dit de l'Angleterre; et moi, j'étais confus, indigné de te voir, ô patrie! ô maîtresse des arts, souveraine des mers, arbitre de l'Europe et gloire de l'univers, traitée avec tant de mépris!
Il n'y avait rien qui m'offensât et me chagrinât plus que le nain de la reine, qui, étant de la taille la plus petite qu'on eût jamais vue en ce pays, devint d'une insolence extrême à l'aspect d'une taille infiniment supérieure, par sa petitesse, à toutes les distinctions que lui, le nain de la reine, il eût jamais rêvées. Mais il faisait, comme on dit, contre fortune bon cœur. Sous un apparent mépris, il cachait son envie; il me regardait d'un air fier et dédaigneux, raillant sans cesse ma petite figure. Je ne m'en vengeai qu'en l'appelant Frère! Un jour, pendant le dîner, le malicieux nain, prenant le temps que je ne pensais à rien, me prit par le milieu du corps, m'enleva, me laissa tomber dans un plat de lait froid et s'enfuit... J'en eus par-dessus les oreilles. Si je n'avais été un nageur excellent, j'étais noyé. Glumdalclitch se tenait, par hasard, à l'autre extrémité de la chambre, et me crut perdu. La reine fut si consternée de cet accident, qu'elle manqua de présence d'esprit pour m'assister; mais ma petite gouvernante accourut à mon aide, et me tira hors du plat, comme j'étais en train d'avaler ma dernière pinte de lait. On me mit au lit, et grâce à Dieu, il n'y eut pas d'autre mal que la perte d'un habit qui fut tout à fait gâté. Mon frère le nain fut fouetté à outrance, et je pris quelque plaisir à cette exécution.
De ce moment, il fut disgracié; la reine le donna à l'une de ses dames, à ma grande joie; il se serait vengé tôt ou tard... Au reste, il m'avait joué déjà plus d'un tour. Un os à moelle avait tenté la reine, et Sa Majesté, l'ayant vidé tout d'une haleine, avait posé l'os vide sur un plat... Crac! le nain me plonge, en riant, dans cet abîme, et pensez si je criai à perdre haleine!... Heureusement les princes ne mangent pas leurs mets très-chauds, j'aurais été brûlé comme dans un four! On rit beaucoup quand on me retira sain et sauf de cette singulière prison; comme c'était sa première niche, je demandai grâce pour le nain.
La reine me raillait souvent de ma poltronnerie, et me demandait si les gens de mon pays étaient aussi braves que moi. La cause de ces railleries était l'importune agression des mouches, qui ne me laissaient pas un instant de repos. Ces odieux insectes (de la grosseur de nos alouettes) m'étourdissaient de leur bourdonnement, s'abattaient sur ma nourriture et la souillaient. Parfois elles se posaient sur mon nez, et me piquaient au vif, exhalant, en même temps, une odeur détestable; et je pouvais alors distinguer la trace de cette matière visqueuse qui, selon nos savants, donne à ces animalcules la faculté de marcher sur un plafond. Malgré moi, je tressaillais à l'approche de ces mouches; le nain prenait plaisir à en rassembler plusieurs dans sa main, puis à les lâcher, pour m'effrayer et divertir les princesses. Mon unique ressource était de tirer mon couteau et de tailler en pièces mes ennemis ailés. Et je criais: Victoire! et l'on m'applaudissait. J'étais l'égal, après ces batailles sanglantes, d'Alexandre et de César! J'étais un héros!
Un matin, ma gouvernante avait posé ma boîte sur une fenêtre entr'ouverte, en me disant: «Respirez un peu d'air frais, mon petit ami, et soyez sage!» Elle m'avait donc quitté pour un instant, et moi, resté seul sur le bord de l'abîme (en effet, par respect humain, je puis le dire, je ne voulus jamais que l'on accrochât ma boîte à un clou, comme on fait d'une cage), il me sembla que je devais profiter de ce moment de libre arbitre. Alors me voilà, levant un de mes châssis et m'asseyant auprès devant ma table, en me disant: «Que c'est bon, la solitude! et que c'est charmant d'être un peu son maître!» Ainsi songeant, je commençais à déjeuner avec une tartine sucrée, lorsque des guêpes entrèrent dans ma chambre avec un bourdonnement aussi fort que le son d'une douzaine de cornemuses. Les unes se jetèrent sur la tartine et l'enlevèrent par morceaux, les autres voletaient autour de ma tête.
Malheureux que j'étais! J'appelle à l'aide, au secours! Je crie au meurtre! au feu! Ces guêpes maudites faisaient de moi, pauvret, leur proie et leur jouet!
A la fin, hors de moi, désespéré, je me lève, et, tirant mon grand sabre, à droite, à gauche, et d'estoc et de taille... en voici deux qui tombent éventrées; trois ou quatre autres se sauvent à tire-d'aile, et je reste, essoufflé, triomphant et presque enseveli dans ma victoire! Une guêpe, en ce pays, est plus grosse qu'une perdrix du Yorkshire, et son dard est plus dangereux que la langue d'un attorney.
CHAPITRE IV
Description du pays.—Gulliver indique une correction pour les cartes modernes.—Palais du roi; sa capitale.—Manière de voyager de Gulliver.—La tempête.
Je vais maintenant donner au lecteur une légère description de ce pays, autant que je l'ai pu connaître à vol d'oiseau. Ce vaste royaume, en son étendue, occupe environ trois mille lieues de long, sur deux mille cinq cents lieues de large; à ce compte, nos géographes se trompent lorsqu'ils nous disent qu'il n'y a que la mer entre le Japon et la Californie. Quant à moi, je me suis toujours imaginé qu'il devait y avoir de ce côté-là un grand continent, pour servir de contre-poids au grand continent de Tartarie. En conséquence, il faudrait corriger cette lacune de nos cartes marines, et joindre cette vaste étendue de pays aux parties nord-ouest de l'Amérique, sur quoi je suis prêt à éclairer les géographes de mes humbles lumières. Ce royaume est une presqu'île terminée au nord par une chaîne de montagnes; elles ont bien trente milles de hauteur: de ces pics élevés, les volcans nous défendent d'approcher.
Les plus savants ignorent quelle espèce de mortels habite au delà de ces montagnes, à peine ils affirmeraient qu'elles soient habitées. Le royaume est privé de toute espèce de port; les endroits de la côte où les rivières se jettent dans la profonde mer sont remplis d'écueils; une mer violente est un empêchement éternel, à ces peuples, de tout commerce avec le reste du monde. Les grandes rivières sont pleines de poissons excellents; rarement l'on pêche dans l'Océan: les poissons de nos mers méritent si peu l'honneur d'être pêchés par ces géants! tout au plus le cachalot et le souffleur trouvent grâce à leurs yeux. Il est évident, pour moi, que la nature, dans la production des plantes et des animaux de cette grosseur énorme, se borne à ce continent. J'ai vu prendre un jour, par des pêcheurs de la côte, une baleine si grosse, qu'un homme du pays avait grand'peine à la porter sur ses épaules. Le pêcheur imagina de l'offrir à Sa Majesté, qui se la fit servir sur un plat.
Le pays est très-peuplé; il contient cinquante-et-une villes, près de cent bourgs entourés de murailles, un bien plus grand nombre de villages et de hameaux. Pour satisfaire le lecteur, il suffira peut-être de donner la description de Lorbrulgrud. Cette ville est bâtie aux bords d'une rivière qui la traverse et la divise en deux parties égales. Elle contient plus de quatre-vingt mille maisons, et six cent mille habitants, elle a en longueur trois glonglungs (qui font cinquante-quatre milles d'Angleterre) et deux et demi en largeur, selon la mesure que j'en ai prise sur la carte qui fut dressée par les ordres du roi. Cette carte, déployée exprès pour moi, était longue au moins de cent cinquante pieds.
Le palais du roi est un bâtiment qui manque un peu de régularité. Figurez-vous un amas d'édifices de sept milles de circuit; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds, et larges à proportion.
On donna un carrosse à ma chère Glumdalclitch, qui me prit sur ses genoux, pour voir la ville, ses places et ses hôtels. Je supputai que notre carrosse était environ, en carré, comme la salle de Westminster, mais pas tout à fait de pareille hauteur. Un jour, nous fîmes arrêter le carrosse à plusieurs boutiques, où les mendiants, profitant de l'occasion, se rendirent en foule aux portières, et me fournirent le plus affreux spectacle qu'un œil anglais ait jamais vu. Comme ils étaient difformes, estropiés, sales, malpropres, couverts de plaies, de tumeurs et de vermine, et que tout cela me paraissait d'une grosseur énorme, je prie le lecteur de juger de l'impression que ces objets firent sur moi, et de m'en épargner la description.
Outre la grande boîte dans laquelle j'étais ordinairement transporté, la reine en commanda une seconde de douze pieds carrés sur dix de haut, afin que ma gouvernante la pût mettre sur ses genoux quand nous allions en voiture. L'habile ouvrier qui l'avait faite, sous notre direction, avait percé une fenêtre de trois côtés (on les avait grillées crainte d'accident), et sur le quatrième côté étaient attachées deux boucles en cuir. On passait une ceinture en ces boucles, s'il me plaisait d'aller à cheval; un domestique fixait la ceinture autour de son corps, et me tenait devant lui. C'est ainsi que j'accompagnais souvent le roi et les princes, que je prenais l'air dans les jardins ou que je rendais des visites, quand ma petite bonne se trouvait indisposée; on me traitait à la cour comme un des courtisans les plus considérables, sans doute grâce à la faveur dont le roi voulait bien m'honorer. En voyage (et je préférais de beaucoup cette façon d'aller, qui était plus commode et qui me permettait de voir le pays) ma personne était confiée à un chambellan; la reine lui confiait ce qu'elle appelait son trésor, et ma boîte était posée sur un coussin.
J'avais dans ce cabinet un hamac suspendu au plafond, une table et deux fauteuils vissés au plancher. Ma vieille habitude de la mer faisait que les mouvements du cheval ou de la voiture ne me causaient pas d'incommodité, bien qu'ils fussent souvent très-violents.
Toutes les fois que je désirais visiter la ville, c'était dans cette boîte qu'on me portait. Glumdalclitch la posait sur ses genoux, après être montée dans une chaise ouverte et portée par quatre hommes à la livrée de la reine. Le peuple, qui avait souvent ouï parler de moi, se rassemblait en foule autour de la chaise, et la jeune fille avait la complaisance de faire arrêter les porteurs et de me prendre dans sa main, afin que l'on pût tout à l'aise me contempler.
J'étais fort curieux de voir le temple métropolitain, avec la tour qui en fait partie et qui passe, à bon droit, comme la plus haute du royaume. Ma gouvernante m'y conduisit; mais, vanité des Guides et des Itinéraires! cette illustre tour n'a pas plus de trois mille pieds du sol au point culminant, ce qui n'a rien de très-merveilleux, vu la différence de proportion qui existe entre ces peuples et nous: autant vaudrait se récrier, chez nous, sur la hauteur du clocher de Salisbury. Toutefois je ferai observer que ce qui manque à cette tour en élévation est compensé par la beauté et la solidité. Les murs ont cent pieds d'épaisseur, et sont en pierres de taille de quarante pieds cubes; ils sont ornés de statues colossales de dieux et d'empereurs, en marbre, et dans leurs niches. Je mesurai le petit doigt de l'une de ces statues qui était tombée et gisait parmi les décombres, et je trouvai qu'il avait juste quatre pieds un pouce de long. Glumdalclitch l'enveloppa dans son mouchoir, et l'emporta, pour le conserver avec d'autres jouets.
La cuisine royale était un superbe édifice voûté, d'environ six cents pieds de haut. Le grand four a dix pas de moins que la coupole de Saint-Paul: je m'en suis assuré en mesurant celle-ci à mon retour. Mais, si je décrivais les grilles à feu, les énormes pots et marmites, et les pièces de viande qui tournaient sur les broches, on aurait peine à me croire; du moins de sévères critiques pourraient m'accuser d'exagération. Pour éviter ces censures, je crains d'être tombé dans l'excès opposé: si le présent livre était jamais traduit dans la langue de Brobdingnac et qu'il fût transmis en ce royaume, le roi et le peuple auraient bien raison de se plaindre du tort que je leur avais fait en réduisant leurs proportions.
Ce monarque est assez bon prince et peu dépensier. Il n'a jamais plus de six cents chevaux dans ses écuries, chevaux de carrosses et chevaux de main, de cinquante-quatre à soixante pieds de haut. Dans les grandes solennités, il est suivi d'une garde de cinq cents cavaliers. Au premier abord, je m'étais écrié: «Ah! quelle armée!» Eh bien, rangée en bataille, il n'y eut jamais rien de plus imposant sous le soleil!
CHAPITRE V
Aventures diverses.—Gulliver montre ses connaissances en navigation.
J'aurais passé ma vie assez doucement dans ce pays, si ma petite taille ne m'eût exposé à mille accidents. Ma gouvernante me portait quelquefois dans les jardins, et là me tirait de ma boîte ou me laissait me promener librement. Un jour, le nain de la reine (avant sa disgrâce) nous avait suivis dans les jardins, et, Glumdalclitch m'ayant posé à terre, nous nous trouvâmes, lui et moi, à côté d'un pommier nain. Je fus tenté de montrer mon esprit par une comparaison assez sotte entre mon compagnon et l'arbre. Le drôle, pour se venger de ma plaisanterie, se mit à secouer une branche chargée de fruits, et voici qu'une douzaine de pommes, plus grosses que des tonneaux de Bristol, tombèrent dru comme grêle. Une seule m'atteignit à l'instant où je me baissais, et me fit choir à me briser. Mais quoi! j'étais le provocateur, et j'aurais eu mauvaise grâce à me plaindre de cette méchanceté.
Un autre jour, ma bonne me laissa sur un gazon bien uni, tandis qu'elle causait à quelque distance avec sa gouvernante. Tout à coup l'orage et la grêle... et je fus à l'instant renversé et meurtri par les grêlons. Je me traînai jusqu'à une bordure de thym, sous laquelle j'étais à moitié abrité; mais ces grêlons m'avaient moulu des pieds à la tête, et je gardai la chambre pendant huit jours. Quoi d'étonnant? toutes choses ayant, en ce pays surnaturel, la même proportion gigantesque par rapport aux habitants, les grêlons ordinaires étaient dix-huit cents fois plus gros que les nôtres.
Un plus dangereux accident m'arriva dans ces jardins. Un jour que ma petite gouvernante, croyant m'avoir mis en lieu sûr, me laissa seul, comme je la priais souvent de le faire, pour me livrer à mes pensées, elle oublia mon refuge ordinaire, à savoir ma boîte, et, m'ayant posé à terre, elle s'éloigna avec quelques dames de sa connaissance. Elle absente, un petit épagneul, qui appartenait à l'un des jardiniers, vint par hasard près de l'endroit où j'étais, courut à moi, flairant et jappant, me prit dans sa gueule, et, me portant à son maître, il me posa devant lui en remuant la queue. Heureusement, il m'avait saisi d'une dent si légère, que je n'eus pas le moindre mal; mais le jardinier, qui me connaissait et m'aimait beaucoup, eut la plus grande frayeur. «Tout beau! tout beau!» disait-il à l'épagneul, qui finit par me lâcher. Puis, se tournant vers moi: «Comment vous trouvez-vous?...» Hélas! j'avais grand'peine à lui répondre, tant j'avais été suffoqué par la frayeur et par la rapidité de la course. Il me reporta où l'épagneul m'avait pris. Glumdalclitch était là, désespérée et m'appelant de tous côtés. Elle gronda le jardinier à cause de son chien. Cependant nous convînmes de taire cette aventure, qui ne pouvait que jeter un ridicule de plus sur ma personne.
Ce dernier accident décida ma gouvernante à ne plus me perdre de vue; et, comme je craignais depuis longtemps cette résolution, je lui avais caché plusieurs petits incidents fâcheux qui m'étaient arrivés. Un cerf-volant avait failli m'emporter, si je n'avais pas eu la présence d'esprit de me mettre à l'abri d'un espalier. Un jour, je m'enfonçai jusqu'au cou dans une taupinière, et je manquai peu de temps après de me casser l'épaule contre une coquille de limaçon, sur laquelle je trébuchai en rêvant à ma chère Angleterre.
J'avais remarqué, dans mes promenades solitaires, que les oiseaux n'avaient aucune frayeur de moi. Une grive eut même l'effronterie de me voler un morceau de biscuit que je tenais à la main. Quand j'essayais de prendre un de ces oiseaux, il se retournait hardiment, me menaçait de son bec, puis recommençait à chercher des vers ou des grains.
Il advint que je lançai un gros bâton de toute ma force sur un linot, et si adroitement, que l'oiseau fut terrassé..... je le saisis par le cou pour le traîner jusqu'à l'endroit où ma gouvernante m'attendait. Mais le linot, qui n'avait été qu'étourdi, me donna des coups d'aile si violents, que j'aurais été forcé de le lâcher, si un domestique n'était venu à mon secours.
La reine (elle m'entretenait souvent de mes voyages sur mer) cherchait toutes les occasions de me divertir, sitôt qu'elle me voyait retombé dans mes tristesses. Elle voulut savoir comment donc je m'y prenais pour carguer une voile, et si la rame et le bateau n'auraient pas tout au moins quelque heureuse influence sur ma santé. Je répondis à sa très-gracieuse Majesté que j'entendais assez bien la rame et la voile. Il est vrai que je n'étais pas plus marin que matelot; mais ma qualité de chirurgien de marine et de première classe ne m'avait pas empêché très-souvent d'aider à la manœuvre. Toutefois j'ignorais comment cela se pratiquait dans ce pays, où la plus petite barque représentait un vaisseau de guerre de premier rang. Un navire proportionné à mes forces n'aurait pu flotter longtemps sur leurs rivières, et je n'aurais pu le gouverner. A quoi Sa Majesté répondit que son menuisier me ferait une petite barque, et que l'on trouverait une crique où le bateau pourrait naviguer. Le menuisier, suivant mes instructions, en peu de jours, construisit un petit navire avec tous ses cordages, capable de tenir commodément huit Européens. A peine achevé, la reine ordonna que l'on fît une auge de bois, longue de trois cents pieds, large de cinquante, et profonde de huit; laquelle, étant bien goudronnée pour empêcher l'eau de s'échapper, fut posée sur le plancher, le long de la muraille, dans une salle extérieure du palais. Elle avait un robinet bien près du fond, pour que l'eau s'échappât à volonté; deux domestiques la pouvaient remplir en moins d'une heure. Voilà dans quel océan d'eau douce on me donna la fête de ce navire à ma taille; les rames et la voile, et mon adresse, accomplirent aisément cette navigation peu dangereuse. Il y eut, cette fois encore, grande rumeur au palais, les uns criant à la magie, et les autres au miracle! Ici, j'étais un être surnaturel; à vingt pas de là, j'étais un sorcier. La reine et ses dames prirent grand plaisir à mon adresse: tantôt je haussais ma voile, et tantôt je tenais le gouvernail, pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs éventails; sitôt qu'elles se trouvaient fatiguées, quelques-uns des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur souffle, et moi, comme un loup de mer, je signalais mon adresse à tribord et à bâbord, selon qu'il me plaisait. Quand j'avais quitté ma galère, Glumdalclitch la reportait dans son cabinet, et la suspendait à un clou.
Dans cet exercice amusant pour tout le monde, il s'en fallut de très-peu que je ne fusse un homme noyé. Un des pages ayant mis mon navire dans l'auge, une femme de la suite de Glumdalclitch me leva très-officieusement pour me mettre dans le navire; mais il arriva que je glissai d'entre ses doigts, et je serais infailliblement tombé de la hauteur de quarante pieds sur le plancher, si, par le plus heureux hasard du monde, je n'eusse pas été arrêté par une grosse épingle qui était fichée au tablier de cette femme: la tête de l'épingle passa entre ma chemise et ma ceinture, et je restai suspendu en l'air jusqu'à ce que Glumdalclitch accourût.
Dans la même semaine, un des domestiques, dont la fonction était de remplir mon auge d'une eau fraîche tous les trois jours, fut si négligent, qu'il laissa échapper de son seau une grenouille. Or, la grenouille se tint cachée au fond de cet océan jusqu'à ce que je fusse dans mon navire; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle grimpe sur le tillac et le fait pencher de telle sorte, que je me trouvai forcé de faire le contre-poids de l'autre côté; sinon tout était perdu, le navire coulait et disparaissait dans le gouffre. A la fin, je l'emportai sur cette horrible bête, et je l'obligeai à coups de rames à déguerpir.
Voici le plus grand péril que je courus dans ce royaume. Glumdalclitch m'avait enfermé au verrou, dans son cabinet, étant sortie pour rendre une visite à la première dame d'honneur, madame de l'Étiquette! Le temps était très-chaud, et la fenêtre était ouverte; ouvertes, les fenêtres et la porte de ma maison portative. Pendant que j'étais assis, paisible et rêveur, songeant à ma femme, à mes enfants, j'entendis quelque chose entrer dans le cabinet et sauter çà et là. Quoique je fusse alarmé, j'eus pourtant le courage de regarder dehors, mais sans abandonner mon siége, et... Dieu du ciel! je vis un animal capricieux bondissant et sautant de tous côtés. De gambade en gambade il s'approcha de ma boîte et la regarda avec une apparence de plaisir et de curiosité, mettant sa tête à la porte, à chaque fenêtre. En vain, je me blottis dans le coin le plus reculé de mon logis; cet animal... un singe, allait çà et là, regardant d'un côté, regardant de l'autre, et, quand il posa sa tête énorme à ma fenêtre, oh! j'en conviens, son horrible aspect me causa une telle frayeur, que je n'eus pas la présence d'esprit de me cacher sous mon lit, comme je pouvais le faire assez facilement. Après bien des grimaces et des gambades, il me découvrit, et, fourrant une de ses pattes par l'ouverture de la porte, comme fait un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de lieu pour me mettre à couvert de son atteinte, il me saisit par les pans de mon justaucorps (du drap de ce pays, épais et très-fort), et d'une irrésistible impulsion, il me tira hors de ma demeure. Hélas! j'appartenais au singe.
Il me prit dans sa patte droite, et me tint comme une nourrice un enfant qu'elle allaite, et de la même façon que j'ai vu la même espèce d'animal faire avec un jeune chat, en Europe. Si je me débattais, il me pressait à m'étouffer... Bon gré, mal gré, je me résignai à passer par tout ce qu'il lui plairait. J'ai quelque raison de penser qu'il me traitait comme un petit singe; avec son autre patte il flattait doucement mon visage.
Il fut tout à coup interrompu par un bruit à la porte du cabinet, comme si quelqu'un eût tâché de l'ouvrir. Soudain il saute à la fenêtre par laquelle il était entré, et de là sur les gouttières, marchant sur trois pattes et me tenant dans la quatrième, il alla jusqu'à ce qu'il eût grimpé à un toit attenant au nôtre. En ce moment j'entendis jeter des cris pitoyables à la triste Glumdalclitch. La pauvre fille était au désespoir, et ce quartier du palais se trouva tout en tumulte: on se hâte, on s'empresse, on appelle, et de tous côtés les domestiques ahuris, cherchent des échelles. Mais mon singe, à l'abri de l'escalade, était bien tranquillement assis sur le faîte du palais; il me tenait comme une poupée, et me donnant à manger, fourrait dans ma bouche quelques viandes qu'il avait attrapées, et me tapait si je résistais à ses bombances. Certes, je ne riais pas; mais la canaille qui me regardait d'en bas riait à se tordre, en quoi elle n'avait pas tort: excepté pour moi, la chose était plaisante. Quelques-uns jetèrent des pierres, dans l'espérance de rebuter ce maudit animal, mais bien vite on défendit de jeter les plus petits cailloux... un de leurs grains de sable m'eût brisé la tête sans rémission.
A la fin, des échelles furent appliquées, et plusieurs hommes montèrent jusqu'au mur. Aussitôt le singe effrayé décampa, me laissant tomber sur une gouttière. Un des laquais de ma petite maîtresse, honnête garçon, grimpa jusque-là au risque de se casser le cou, et, me mettant dans la poche de sa veste, il me fit descendre en sûreté.
J'étais presque suffoqué des ordures que le singe avait fourrées dans mon gosier; mais ma chère petite maîtresse me les fit rendre et me soulagea. J'étais si faible et si froissé des embrassades de cet animal, que je fus obligé de garder le lit quinze jours. Le roi et toute la cour envoyèrent pour demander des nouvelles de ma santé; la reine me fit plusieurs visites pendant ma maladie, et du singe on fit un exemple: un décret fut porté, faisant défense d'entretenir désormais aucun animal de cette espèce aux alentours du palais. La première fois que je me rendis auprès du roi, ma santé rétablie, pour le remercier de ses bontés, il me fit l'honneur de me railler sur cette aventure. Il riait du grand singe et du petit homme. Il me demanda quels étaient mes sentiments et mes réflexions entre les pattes de ce bandit; de quel goût étaient les viandes qu'il me donnait, et si l'air frais que j'avais respiré sur le toit n'avait pas aiguisé mon appétit. «Mais, dit-il, vous autres, puisque vous êtes des hommes, vous avez des singes qui se moquent de vous. Comment donc agissez-vous les uns vis-à-vis des autres? Quel animal est le plus fort, le plus intelligent, le plus hardi? Même à taille égale, il me semble que le pari serait mauvais de parier pour vous, mon petit ami!» En souriant de ces belles paroles, je répondis à Sa Majesté qu'en Europe nous n'avions point de singes, excepté ceux qu'on apportait des pays étrangers, et qui n'étaient point à craindre. A l'égard de cet animal énorme auquel je venais d'avoir affaire (il était sans rien exagérer, aussi gros qu'un éléphant), si la peur m'avait permis d'user de mon sabre (à ces mots je pris un air superbe et portai la main sur la poignée de mon sabre) quand il a fourré sa patte dans ma chambre, peut-être aurais-je occasionné à cette bête une telle blessure, qu'elle eût été bien aise de la retirer plus promptement qu'elle ne l'avait avancée. Je prononçai ces mots avec un accent martial, en véritable Anglais digne d'appartenir à un peuple de philosophes, de héros et de chercheurs de nouveaux mondes. Voyez cependant quelle bravoure en pure perte! Un si beau discours ne produisit rien qu'un éclat de rire, et tout le respect dû à Sa Majesté ne put arrêter les rieurs; ce qui me donna à penser sur la vanité du point d'honneur, et la maladresse de faire, comme on dit en France, blanc de son épée, et de se vanter devant les géants, quand on est soi-même un pygmée. Or, ce qui m'arriva, je l'ai vu souvent en Angleterre, où tel croquant va trancher du petit seigneur et prendre un air d'importance avec les plus grands du royaume, parce qu'il saura jouer du clavecin.
Ainsi je fournissais tous les jours le sujet de quelque conte ridicule; elle-même, Glumdalclitch, ma meilleure amie, assez volontiers se donnait la peine d'instruire la reine quand je faisais quelque sottise qu'elle croyait de force à réjouir Sa Majesté. Par exemple, étant descendu de carrosse à la promenade, où j'étais avec Glumdalclitch, porté par elle dans ma boîte de voyage, je me mis à marcher: il y avait dans la rue une bouse de vache, et je voulus, pour montrer mon agilité, sauter par-dessus l'obstacle, à pieds joints. Patatras! je tombai au milieu, et j'en eus jusqu'aux genoux! Je me tirai de là avec peine, et l'un des laquais me nettoya comme il put, avec son mouchoir. La reine, instruite de cette aventure fâcheuse, en fit des gorges chaudes, et jusqu'à l'antichambre, tout s'en divertit dans le palais.
CHAPITRE VI
Différentes inventions de Gulliver pour plaire au roi et à la reine.—Le roi daigne s'informer de l'état de l'Europe.—Observations du roi sur la politique des peuples civilisés.
C'était ma coutume: une ou deux fois la semaine, j'assistais au petit lever; je voyais raser le roi, non pas certes sans pâlir et sans trembler, le rasoir du barbier étant près de deux fois plus long qu'une faux. Sa Majesté, selon l'usage du pays, n'était rasé que deux fois par semaine. Je demandai au barbier quelques poils de la barbe royale: il me les accorda très-volontiers.
Sur un petit morceau de bois, je fis plusieurs trous à distance égale, et j'attachai les poils si adroitement, que je m'en fis un peigne, et j'en fus bien heureux: le mien s'était perdu dans la bagarre avec le singe, et pas un ébéniste du pays n'avait osé entreprendre un ouvrage à ce point impossible et délicat.
Je me souviens aussi d'un amusement que je me procurai vers le même temps. Je priai une des femmes de chambre de la reine de recueillir les cheveux fins qui tombaient de la tête de Sa Majesté quand on la peignait et de me les donner. J'en amassai une quantité considérable; alors, prenant conseil de l'ouvrier qui avait reçu ordre de faire tous les petits ouvrages que je lui commanderais, je lui donnai des instructions pour me disposer deux fauteuils de la grandeur de ceux qui se trouvaient dans ma boîte, et les percer de plusieurs petits trous avec une alène imperceptible. Aussi bien, sitôt que les pieds, les bras, les barres et les dossiers des fauteuils furent prêts, je composai le fond avec les cheveux de la reine, et j'en fis des fauteuils pour l'été, semblables aux fauteuils de canne dont nous nous servons en Angleterre. J'eus l'honneur d'offrir ces bagatelles à Sa Majesté, qui les posa sur une étagère comme un objet de curiosité.
Elle voulut un jour me faire asseoir dans un de ces fauteuils; mais je m'en excusai, protestant que je n'étais pas assez téméraire pour appliquer ma personne sur de respectables cheveux qui avaient orné une tête royale. Comme j'avais du génie pour la mécanique, et que la Nécessité, institutrice de tous les arts, avait fait de Gulliver un inventeur, je tressai de ces cheveux une petite bourse admirable et longue environ de deux aunes, avec le nom de Sa Majesté tissu en lettres d'or, que je donnai à Glumdalclitch, du consentement de la reine.
Le roi, qui aimait fort la musique, avait très-souvent des petits concerts de chambre auxquels j'assistais, placé dans ma boîte. Mais le bruit même des violons et des flûtes (on avait supprimé trompettes et tambours) était si grand, que je ne pouvais guère distinguer les accords. Tenez pour certain que tous les tambours et trompettes de notre armée, battant et sonnant à la fois, ne produiraient guère plus de bruit qu'une de leurs musettes. Ma coutume était de faire placer ma maison loin de l'endroit où chantaient les basses, de fermer les portes et les fenêtres, et de tirer les rideaux. Grâce à ces précautions, en bouchant mes oreilles de mes deux mains, je ne trouvais pas leur musique désagréable.
J'avais appris pendant ma jeunesse à jouer du clavecin. Glumdalclitch en avait un dans sa chambre, et deux fois par semaine elle prenait une leçon de musique. La fantaisie me prit de régaler le roi et la reine d'un air anglais sur cet instrument. Mais le moyen? Le plus modeste instrument était long de soixante pieds, et les touches larges d'un pied, de telle sorte qu'avec mes deux bras bien étendus je ne pouvais atteindre à plus de cinq touches. Enfin, pour tirer un son, il me fallait toucher à grands coups de poing! Pourtant voici le moyen dont je m'avisai. J'accommodai deux bâtons de la grosseur d'une canne ordinaire, et je couvris le bout de ces bâtons d'une peau de souris, afin de ménager les touches et le son de l'instrument. Ceci fait, je plaçai un banc vis-à-vis, sur lequel je montai, et par le moyen de cet escabeau, me voilà sur le champ de musique, et marchant en mi bémol, et courant en fa dièze, et frappant le clavier de mes deux bâtons en ut, je vins à bout de jouer une gigue anglaise, à la satisfaction de Leurs Majestés. Mais il faut convenir que je ne fis jamais d'exercice plus violent.
Le roi (je l'ai déjà dit) était un prince intelligent et curieux de toute chose; il ordonnait souvent que l'on m'apportât au palais et que l'on me posât sur son bureau. Alors il me commandait de tirer une de mes chaises hors de la boîte et de m'asseoir de sorte que je fusse au niveau de son visage. Or, dans ce tête-à-tête incroyable, j'eus plusieurs conférences avec ce grand prince. Un jour je pris la liberté de lui dire que le mépris qu'il avait conçu pour l'Europe et pour le reste du monde ne me semblait pas répondre aux rares qualités d'esprit dont il était orné; que la raison était indépendante de la grandeur du corps. Au contraire, nous avions observé dans notre pays, nous autres, les philosophes, que les personnes de haute taille n'étaient pas toujours les plus ingénieuses; que parmi les animaux, les abeilles et les fourmis avaient la réputation d'avoir le plus d'industrie et de sagacité; enfin, quelque peu de cas qu'elle fît de ma figure, j'espérais rendre à Sa Majesté de grands services. Le roi m'écoutait avec attention, et commençait à me regarder d'un autre œil.
«Ouais! disait-il à part soi, ce petit être a vraiment plus d'intelligence qu'il n'est gros.»
C'est pourquoi, par les progrès que chaque jour je faisais dans son esprit, ce prince excellent m'ordonna de lui faire une exacte relation du gouvernement d'Angleterre. «Au fait, me dit-il, peut-être as-tu raison; il ne faut pas mépriser les tout petits peuples, ils peuvent être d'un bon exemple et d'un bon conseil! Moi-même, imbu de nos maximes d'État et tout persuadé que je suis de commander à une nation parfaite et d'être en même temps le chef d'un gouvernement sans rival, je ne serais pas fâché de savoir les belles parties (s'il en est) du gouvernement anglais. Parle hardiment, et t'explique à ton bon plaisir; je t'écoute.»
A ce discours plein d'une bonhomie et d'une modestie ineffables, imaginez-vous, mon cher lecteur, combien je désirai d'avoir le génie et la langue de Démosthène et de Cicéron, pour parler dignement de l'Angleterre, ma patrie, et pour donner une idée de sa grandeur!
Je commençai par dire à Sa Majesté que nos États se composaient de deux îles, qui formaient trois puissants royaumes, sous un seul souverain, sans compter nos colonies en Amérique. Je m'étendis fort sur la fertilité de notre terrain et la température de notre climat. Je décrivis ensuite la constitution du Parlement anglais, composé en partie d'un corps illustre appelé la Chambre des Pairs, personnages du sang le plus noble, anciens possesseurs des plus belles terres du royaume. En même temps, je racontais de quels soins minutieux leur éducation était entourée, en tout ce qui se rapporte aux sciences, aux armes, à l'éloquence, à la politique; et que de peines et d'études pour les rendre capables d'être conseillers-nés du roi et du royaume, d'avoir une part dans l'administration, d'être un jour membres de la plus haute Cour de justice, dont les arrêts sont sans appel. Tels étaient les défenseurs zélés de la couronne et de la commune patrie, et de très-bonne heure ils se distinguaient par leur valeur, par leur fidélité, par leur connaissance approfondie des lois les plus anciennes du Royaume-Uni, qui remontent à la conquête de Guillaume le Bâtard. Ainsi je signalais nos seigneurs, l'ornement et la sûreté du royaume, les dignes successeurs de leurs ancêtres, dont les honneurs avaient été la récompense d'une vertu insigne. «Oui, sire, ils sont éternellement courageux, dévoués, prudents, magnanimes; on n'a jamais vu leur postérité dégénérer. A ces seigneurs se sont joints plusieurs saints hommes, un peuple d'évêques, dont la charge particulière est de veiller sur la religion et sur ceux qui la prêchent au peuple. On cherche et l'on choisit dans le clergé les plus saints et les plus savants hommes, pour les revêtir de cette éminente dignité.»
Peu à peu, m'animant par degrés au spectacle enchanteur de ce gouvernement modèle, et plus jaloux d'imposer une admiration sincère à mon auguste auditeur que de me maintenir dans la limite étroite de la vérité: «Admirez, sire! admirez qu'après les seigneurs, le peuple arrive aux affaires. C'est très-beau, la Chambre des Lords; mais il ne faut guère moins admirer la Chambre des Communes, composée d'hommes habiles, choisis librement, et députés par le peuple même, uniquement pour leurs lumières, leurs talents et leur amour de la patrie, afin de représenter la sagesse de toute la nation. Le monde entier, si Votre Majesté le pouvait interroger, lui répondrait que la réunion de ces deux sénats représente, en tous lieux, la plus auguste assemblée de l'univers; de concert avec le prince, elle dispose et règle en quelque sorte la destinée de tous les peuples européens.»
Ce n'est pas tout (car je voulais que le susdit prince restât écrasé sous la plus écrasante admiration), après avoir expliqué le mécanisme et l'équilibre de nos Chambres, combinées avec nos pairies, j'en vins à parler des Cours de justice, où se tenaient de vénérables interprètes de la loi, arbitres souverains entre les différentes contestations des particuliers, châtiant le crime et protégeant l'innocence. Je ne manquai pas de parler de la sage et économique administration de nos finances, et de m'étendre sur la valeur et les exploits de nos guerriers de mer et de terre. Je supputai le nombre infini du peuple, en comptant combien il y avait de millions d'hommes de différentes religions et de différents partis politiques. Je finis par raconter ce que je savais de nos plaisirs, de nos fêtes, de nos élégances. Je lui parlai de Shakspeare, un demi-dieu dont la voix puissante évoquait les morts, brisait les sceptres: «Il ôte, il rend à son gré la couronne. Il est Dieu!» Et je finis par un récit très-historique des dernières révolutions d'Angleterre, depuis environ cent ans.
Cette conversation dura cinq audiences, fut de trois heures chaque audience; le roi m'écoutait avec grande attention, écrivant l'extrait de toute chose, et marquant en même temps les questions à m'adresser.
Quand j'eus achevé mes longs discours, Sa Majesté, dans une sixième audience, examinant ses extraits, me proposa plusieurs doutes et de fortes objections sur chaque article. Elle me demanda quels étaient les moyens ordinaires de cultiver l'esprit de notre jeune noblesse; quelles mesures l'on prenait quand une maison noble venait à s'éteindre, ce qui devait arriver de temps en temps; quelles si rares qualités étaient nécessaires à ceux qui devaient rentrer dans les pairies? Qui les donne? A qui sont-elles données? Suffit-il d'un caprice de Son Altesse ou d'une somme d'argent donnée à propos à quelque dame de la cour, voire à un favori, ou même le dessein de fortifier un parti opposé au bien public? Le roi trouvait, dans son bon sens, que la pairie anglaise était une grosse affaire. En même temps, il s'informait si vraiment, pour tant de priviléges accordés aux nouveaux seigneurs, l'État exigeait de plus grandes études, plus de science avec plus de vertus que n'en avaient les autres hommes? Il voulait savoir si ces élus de la fortune et de la nature étaient plus que les simples mortels purgés d'ambition, de vanité, d'avarice et de toutes mauvaises passions. Il eût voulu savoir, en même temps, si les saints évêques dont j'avais parlé parvenaient toujours à ce haut rang par leur science théologique et par la sainteté de leur vie, et s'ils n'avaient jamais eu de faiblesses; s'ils n'avaient jamais intrigué, lorsqu'ils n'étaient que de simples prêtres; s'ils n'avaient pas été au préalable aumôniers d'un seigneur qui les avait bombardés au banc épiscopal, avec cette espérance que cet évêque servile obéirait, de toute son âme, aux moindres désirs de son maître et seigneur.
Même, en sa prévoyance, avec tous les instincts d'un chef de l'opposition, le bon roi voulut savoir comment on s'y prenait pour l'élection de ceux que j'avais appelés les Communes: si jamais, au grand jamais, un courtier d'élections, un marchand de fumée et de popularité, un harangueur de place publique, à force de prodiguer sa viande et son vin, les flatteries et l'argent, n'avait gagné le suffrage intéressé de la plèbe électorale, et poussé au gouvernement de ce pays libre un traître, un coquin, un prêteur de serments, un marchand de sa conscience et de son propre honneur qui, par toutes ses manigances, prenait le pas sur les hommes les plus riches, les plus honnêtes et les plus qualifiés.
«D'où vient, disait-il encore, une si violente passion d'être élu pour l'assemblée du Parlement, puisque cette élection était l'occasion d'une très-grande dépense et ne rendait rien?» Il fallait donc que ces élus fussent des hommes d'un désintéressement parfait et d'une éminente vertu; ou bien ils comptaient être indemnisés et remboursés avec usure par le prince et par ses ministres, en leur sacrifiant le bien public. Sa Majesté me proposa sur cet article des difficultés insurmontables, que la prudence, ici, ne me permet pas de répéter.
Sur ce que je lui disais de nos cours de justice, Sa Majesté voulut être éclairée sur plusieurs articles. J'étais assez en état de la satisfaire, ayant été presque ruiné à suivre un long procès à la chancellerie. Et pourtant, par un suprême arrêt, j'avais gagné mon procès de point en point!
«J'aime assez, me dit le roi, les apparences de votre justice, encore faudrait-il savoir combien de temps on emploie ordinairement à mettre une affaire en état d'être jugée. Il importe aussi de s'informer s'il en coûte beaucoup pour plaider; s'il est permis à vos avocats de défendre des causes évidemment injustes; si l'on a jamais remarqué que l'esprit de parti et de religion ait fait pencher la balance du côté du plaideur le plus recommandé. Là, voyons, mon ami, ta petite main sur ta petite conscience, oserais-tu jurer que tes avocats soient animés du pur sentiment de la justice, qu'ils aient pâli sur l'étude et les commentaires de leurs lois fondamentales, et qu'ils n'aient jamais donné une seule entorse au bon droit? Ça doit être assez beau, j'en conviens, ce spectacle d'une justice éclairée et constante, et la même pour tous!»
Ensuite, il s'attachait à me questionner sur l'administration des finances; il me dit qu'il croyait que je m'étais mépris sur cet article, parce que je n'avais fait monter les impôts qu'à cinq ou six millions par an; que cependant la dépense de l'État allait beaucoup plus loin, et que, sans nul doute, elle excédait la recette, et de beaucoup.
«Non, non, me disait-il, je ne saurais accepter vos explications financières, et jamais vous ne me ferez comprendre qu'il soit permis à un royaume d'empiéter sur l'avenir comme un simple particulier. La dette est une dette, après tout; non payée, elle augmente, elle double; elle amène une suite incalculable de désastres. Vous devez! mais à qui? Comment payez-vous? dans quels délais? avec quel argent?»
Il n'était pas moins étonné du détail que je lui avais fait de nos guerres et des énormes dépenses qu'elles entraînaient. Il fallait, disait-il, que nous fussions un peuple inquiet et querelleur, ou que nous eussions de bien mauvais voisins. «Qu'avez-vous à démêler hors vos îles? Devez-vous avoir d'autres affaires que celles de votre commerce? Eh! de quel droit songer à des conquêtes inutiles? Enfin, quelle tâche est meilleure que de bien garder vos ports et vos côtes?» Ce qui l'étonna fort, ce fut d'apprendre aussi que nous entretenions une armée, une flotte, en pleine paix, au milieu d'un peuple libre! Il disait que si nous étions vraiment gouvernés de notre propre consentement, il ne pouvait s'imaginer de qui nous avions peur et quel intime ennemi nous avions à combattre. Il demandait si la maison d'un particulier ne serait pas mieux défendue par lui-même, par ses enfants et les serviteurs nés sous son toit, que par une troupe de fripons et de coquins, tirés au hasard de la lie du peuple, avec un salaire aussi misérable que leur fortune, et qui pourraient gagner cent fois plus en coupant la gorge aux citoyens qu'en se faisant tuer pour des gens qui les payaient si mal.
Il rit beaucoup de ma bizarre arithmétique à supputer le nombre de notre peuple, en calculant les différentes sectes qui sont parmi nous, en politique, en religion.
Il avait été frappé de mon discours à propos des cartes, dés, paris, et autres jeux de commerce ou de hasard par lesquels bourgeois et seigneurs tuaient le temps. Il voulut savoir à quel âge ce divertissement était pratiqué, à quel âge on le quittait, combien d'heures on y consacrait, s'il n'altérait pas quelquefois la fortune des particuliers, et ne faisait pas commettre une foule de coquineries. Il cherchait à s'expliquer par quel funeste compromis le jeu associait des coquins aux honnêtes gens, des fourbes à des joueurs de bonne foi? «Çà, disait-il, vos gouvernements ne voient-ils pas que jouer, c'est s'accoutumer à voir mauvaise compagnie, et se détourner de la culture de l'esprit et du soin des affaires domestiques? Enfin, j'ai bien peur que, par tant de pertes successives, le plus honnête homme en arrive à pratiquer cette adresse infâme, à tendre pour son compte les piéges mêmes dans lesquels il est tombé!»
Il était extrêmement étonné du récit que je lui avais fait de notre histoire du dernier siècle. Il y voyait un enchaînement horrible de conjurations, de rébellions, de meurtres, massacres, révolutions, exils, et des plus tristes résultats que l'avarice, l'esprit de faction, l'hypocrisie, la perfidie, la cruauté, la rage, la folie, la haine, l'envie, la malice et l'ambition aient jamais enfantés dans un monde oublieux des plus sages principes. «Ce que vous me dites là, reprenait le roi, n'appartient qu'à des brigands dans leur caverne, et je me demande où donc vous prenez cette urbanité, cette civilisation, ces merveilles dont vous êtes si fier.»
Sa Majesté, dans une autre audience, eut la bonté de récapituler la substance de tout ce que j'avais dit; elle compara les questions qu'elle m'avait faites avec les réponses que j'avais données; puis, me prenant dans ses mains et me flattant doucement, elle s'exprima en ces mots, que je n'oublierai jamais, non plus que la manière dont elle les prononça: «Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un panégyrique extraordinaire de votre pays: vous avez fort bien prouvé que l'ignorance et le vice étaient, trop souvent, les qualités d'un homme d'État; que vos lois sont éclaircies, interprétées et appliquées le mieux du monde par des gens que l'avarice et des alliances coupables poussent à la corruption des lois les plus saintes! Je remarque enfin parmi vous une constitution de gouvernement qui, dans son origine, a peut-être été supportable; mais le vice et l'ambition l'ont tout à fait défigurée. Il ne m'apparaît même pas, après toutes les preuves que vous m'avez données d'un gouvernement excellent, qu'une seule vertu soit requise pour parvenir à vos distinctions les plus honorables, à vos dignités les plus sérieuses. Comment donc! vos hommes d'État se passent de probité, vos prêtres se passent de charité, vos juges de science, et vos soldats de courage! Ah! quel égoïsme en vos sénats! quels nuages autour du trône, et partout que de mensonges! Civilisés, tant que vous voudrez; mais, à mes yeux, vous n'êtes que des barbares. Quant à toi, mon Poucet, tu as passé ta vie à voyager, et je crois bien que tu es innocent de tous ces crimes; mais, par tout ce que tu m'as raconté sans y prendre garde, et par les réponses que je t'ai obligé de faire à mes objections, j'estime que la plupart de tes compatriotes sont la plus pernicieuse et la pire espèce et la plus abjecte de toutes les races d'insectes que la nature ait jamais fait ramper sur la surface de la terre!»
CHAPITRE VII
Zèle de Gulliver pour l'honneur de sa patrie.—Il fait une proposition avantageuse au roi.—Sa proposition est rejetée.—La littérature de ce peuple imparfaite et bornée. Leurs lois, leurs affaires militaires et les divers partis dans l'État.
Mon profond respect pour la vérité me défendait de rien adoucir de mes entretiens avec Sa Majesté. Ce même respect ne me permit pas de me taire, à ces paroles royales, dans lesquelles mon cher pays était indignement traité. J'éludais adroitement la plupart de ces questions, je donnais à toute chose le tour le plus favorable. Il me pressait des arguments d'une logique invincible! Il était plein de ressources dans la discussion, retors à la réplique; il voyait bien, il comprenait tout. Il ne me passait aucune divagation; bref, comme on dit, il me serrait le bouton, chaque fois que je m'efforçais de cacher les infirmités, les difformités de ma patrie, et de poser sa vertu, sa beauté, dans leur jour le plus favorable. Or, voilà ce que je m'efforçai de faire en les différents entretiens que j'eus avec ce judicieux monarque. Il avait une certaine façon de vous empêtrer dans le tissu très-délié de ses raisonnements, à laquelle un maître raisonneur, appelé Socrate, habile au degré suprême, eût infailliblement succombé.
Soyons juste! on n'en saurait vouloir de ses méfiances à un chef d'État séparé du reste du monde, et parfaitement ignorant des mœurs et des coutumes des autres nations. Ce défaut de connaissance est... et sera toujours la cause de plusieurs préjugés. En vain, ce roi des grands hommes nous semble encore aujourd'hui un grand politique, un bon logicien. Il serait, j'en conviens, tout à fait ridicule que les idées de vice et de vertu d'un prince isolé fussent proposées pour règles et pour maximes infaillibles à des nations civilisées qui marchent au premier rang de la civilisation.
Pour confirmer ce que je viens de dire, et pour bien montrer les effets malheureux d'une éducation bornée, on rapporte ici une chose assez difficile à croire. Avec mon envie absurde, à tout prix, de gagner les bonnes grâces de Sa Majesté, je lui donnai avis d'une découverte faite depuis trois ou quatre cents ans, de certaine poudre ainsi faite et triturée, qu'une seule étincelle l'allumait de telle façon, qu'elle était capable de faire sauter en l'air des montagnes, avec un bruit et un fracas plus grands, certes, que le bruit du tonnerre. «Oui, sire, une quantité de cette poudre étant mise en un tube de bronze ou de fer, selon sa grosseur, pousse une balle de plomb, un boulet de fer, avec une si grande violence et tant de vitesse, que rien n'est capable de soutenir sa violence!» En ce moment, je crois bien que le roi ne me crut guère. «Eh bien, sire, un seul boulet, poussé et chassé d'un tube de fonte par l'inflammation de cette poudre, aussitôt brise et renverse escadrons, bataillons, remparts, tours et tourelles! Oui, sire, et cette poudre est un globe de fer lancé avec une machine qui brûle, écrase et ruine, en un clin d'œil, une ville, une armée. Éclair, foudre et tonnerre, et débris, tout cède et tout succombe.., un grain de poudre! Or je sais les ingrédients de ce tonnerre, et s'il plaît à Votre Majesté, je lui donnerai ce secret terrible. Ainsi le rendant invincible, alors malheur à qui l'offense, à qui l'attaque et résiste à sa volonté! Et pour conclure: avec les plus vils ingrédients, on arrive à fabriquer cette flamme obéissante, irrésistible! Oui, sire!... un ordre, un mot de Votre Majesté: fusils, canons, obus, fusées, sapes, serpents et serpenteaux... tout un arsenal, avec les forces dont elle dispose, elle l'aura dans huit jours.»
Le roi, frappé de la description que je lui faisais, des effets terribles de ma poudre, en vain cherchait à comprendre comment un insecte, impuissant, tel que nous autres, les Européens de rien du tout, avait imaginé cette chose effroyable. «Ah! disait-il en levant ses grandes mains jusqu'aux cieux, bête féroce, oses-tu donc parler à la légère de ces machines de carnage et de désolation?» Il fallait, disait-il encore, que ce fût un mauvais génie, ennemi de Dieu et de ses ouvrages, qui en eût été l'auteur. Donc il protesta que si les nouvelles découvertes, dans la nature ou dans les arts, lui semblaient avantageuses, il aimerait mieux perdre à jamais la couronne que de faire usage d'un si funeste secret, et il me défendit, sous peine de mort, d'en faire part à aucun de ses sujets. Effet pitoyable des préjugés d'un prince ignorant!
Ce monarque, orné de toutes les qualités qui gagnent la vénération, l'amour et l'estime des peuples, d'un esprit juste et pénétrant, d'une sagesse active, d'une profonde science, et doué de talents admirables pour le gouvernement, ce prince adoré de son peuple, ô scrupule inconcevable! un rien l'arrête! un doute excessif et bizarre, dont nous n'avons jamais eu la moindre idée en Europe! et il laisse échapper une occasion qu'on lui met entre les mains de se rendre le maître absolu de la vie et de la liberté et des biens de tous ses sujets! Certains moralistes se rencontreront, j'en suis sûr, qui feront à ce prince ingrat une louange de sa modération! A Dieu ne plaise cependant que je veuille abaisser les mérites de ce roi désintéressé! Toutefois nous ne saurions justifier tant d'ignorance, en démontrant que ces malheureux peuples, privés de canons et de poudre à canon, étaient privés même de la politique, un grand art qui depuis si longtemps fait le bonheur du genre humain. Même, il me souvient, dans un entretien que j'eus un jour avec le roi, sur ce que je lui avais dit, par hasard, qu'il y avait parmi nous un grand nombre de volumes écrits sur l'art du gouvernement, Sa Majesté en conçut une opinion très-médiocre de notre esprit, ajoutant qu'il méprisait et détestait tout mystère ou raffinement, et toute intrigue dans les procédés d'un prince ou d'un ministre d'État. Il ne pouvait comprendre ce que je voulais dire par les secrets du cabinet. Il renfermait la science de gouverner dans les bornes les plus étroites, la réduisant au sens commun, à la raison de la justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et criminelles, et d'autres semblables pratiques à la portée de tout le monde... une suite naïve de niaiseries qui ne méritent pas qu'on en parle. Enfin, il avança ce paradoxe étrange (il était chez lui, sur son trône, plus haut que la tour de Babel), que si, par une faveur nouvelle, un homme était assez habile, assez heureux pour augmenter de deux épis de blé ou d'un brin d'herbe la moisson prochaine, il aurait mérité beaucoup plus du genre humain, et rendrait un service plus essentiel à son pays, que toute la race de nos sublimes politiques.
La littérature, en ce pays, privé du grand art de la rhétorique, est assez peu honorée. On s'y contente de la morale, de l'histoire, de la poésie et des mathématiques; c'est bien peu, pour des gens qui savent, comme nous, la théologie et le droit civil, les coutumes, le droit canon. Mais le peu qu'ils savent, il faut convenir qu'ils le savent bien. Moralistes austères, historiens judicieux, mathématiciens exacts, poëtes excellents... Mais quoi! ils sont mauvais coiffeurs, mauvais danseurs et médiocres cuisiniers.
Ils ne sont pas même algébristes! Ils n'entendent rien aux entités métaphysiques, aux abstractions, aux catégories! Il me fut impossible absolument de les leur faire concevoir.
Dans ce pays, ignorant, ignoré, le croirez-vous, races futures? il n'est pas permis de dresser une loi en plus de mots qu'il n'y a de lettres dans leur alphabet, qui n'est composé que de vingt-deux lettres: il y a même très-peu de lois qui s'étendent jusque-là. Elles sont toutes exprimées dans les termes les plus simples; ces peuples ne sont ni assez vifs ni assez ingénieux pour y trouver plusieurs sens: c'est d'ailleurs un crime capital de chercher l'esprit des lois.
Ils possèdent de temps immémorial l'art de l'imprimerie, et l'on pense assez généralement qu'ils l'ont enseigné aux Chinois. Mais leurs bibliothèques ne sont pas volumineuses. La Bibliothèque Royale, qui est la plus nombreuse, est composé de mille volumes, rangés dans une galerie de douze cents pieds de longueur, où j'eus la liberté de lire à ma fantaisie. On posait le tome indiqué par moi sur la table, où j'étais porté. Je commençais par le haut de la page, et me promenais sur le livre même, à droite, à gauche, environ huit ou dix pas, selon la longueur des lignes, je reculais à mesure que j'avançais dans ma lecture. Et d'une page à l'autre ainsi, j'allais d'un pas ferme, et je tournais hardiment le feuillet à deux mains; il était aussi épais, aussi roide qu'un gros carton.
Leur style est clair, mâle et doux, peu imagé. Ils ignorent la redondance et la période éloquentes, et les synonymes, tout ce qui sert à l'enflure, à l'emphase, à l'inutile ornement du discours. Je parcourus plusieurs de leurs livres, surtout les livres d'histoire et de morale. Entre autres, je lus avec plaisir un vieux petit traité qui était dans la chambre de Glumdalclitch. Ce livre était intitulé: Traité de la faiblesse du genre humain et n'était estimé que des femmes et du menu peuple. Cependant je fus curieux de voir ce qu'un auteur de ce pays pouvait dire en pareil sujet. Vraiment, il démontrait tout au long combien l'homme est peu en état de se mettre à couvert des injures de l'air ou de la fureur des bêtes sauvages; combien il était surpassé par d'autres animaux en force, en vitesse, en prévoyance, en industrie. Il démontrait que la nature avait dégénéré dans ces derniers siècles, et qu'elle était incontestablement sur son déclin.
Il enseignait que les lois mêmes de la nature exigeaient que nous eussions été d'une taille plus grande et d'une complexion moins délicate. «Ah! disait-il, nos pères étaient des géants, comparés à nous autres! Nous avons donné le jour à des enfants qui n'ont déjà plus notre taille; ils auront des fils plus petits qu'eux-mêmes!»
Pauvre espèce! un rien la tue! Une tuile, une pierre, un coup de vent, un ruisseau à franchir! De ces raisonnements, l'auteur tirait plusieurs applications utiles à la conduite de la vie, et moi, je ne pouvais m'empêcher de faire des réflexions morales sur cette morale même, et sur le penchant universel des hommes à se plaindre incessamment de la nature, à exagérer ses défauts. Ces géants se trouvaient petits et faibles! Que sommes-nous donc, nous autres Européens? Ce même auteur disait que l'homme était un ver de terre, et sa petitesse un sujet d'humiliation éternelle. Hélas! que suis-je? (ainsi me disais-je) un atome, en comparaison de ces hommes qui se disent si petits et si peu de chose!
Dans ce même livre, on démontrait la vanité du titre d'Altesse et de Grandeur. On riait de la Majesté, et combien il était ridicule qu'un homme, au plus de cent cinquante pieds de hauteur, osât se dire: haut et puissant seigneur des X*** et autres lieux. Que penseraient les princes et les grands seigneurs de l'Europe, s'ils lisaient ce livre, eux qui, avec cinq pieds et quelques pouces, prétendent, sans façon, qu'on leur donne à tour de bras de l'Altesse et de la Grandesse? Pourquoi n'ont-ils pas exigé les titres de Grosseur, de Largeur, d'Épaisseur? Au moins auraient-ils pu inventer un terme général pour comprendre au besoin toutes les dimensions, et se faire appeler Votre Étendue! On me répondra peut-être que ces mots Altesse et Grandeur se rapportent à l'âme, et non au corps. Mais pourquoi ne pas prendre aussi des titres plus marqués et plus déterminés à un sens spirituel? Pourquoi pas, s'il vous plaît, Votre Sagesse! Votre Pénétration! Votre Prévoyance! Votre Libéralité! Votre Bonté! Votre Bon Sens! Votre Bel Esprit? Ces belles et bonnes qualifications, bienséantes avec le véritable orgueil, eussent ajouté une ineffable aménité dans les rapports du prince et du sujet, dans les compliments du subalterne à son chef d'emploi, rien n'étant plus divertissant qu'un discours tout rempli de contre-vérités.
La médecine, la chirurgie et la pharmacie sont très-cultivées en ce pays-là. On me fit visiter un vaste édifice, assez semblable à l'arsenal de Greenwitch. C'était, bel et bien, une pharmacie! Et tant de boulets étaient... des pilules, et tant de canons étaient... des seringues! En comparaison, nos gros canons sont, en vérité, de petites coulevrines.
A l'égard de leur milice, on dit que l'armée du roi est composée de cent soixante-seize mille hommes de pied et trente-deux mille de cavalerie! Au fait, cette armée est composée de marchands et de laboureurs; ils ont pour les commander les pairs et les nobles, sans aucune paye ou récompense. Ils sont à la vérité assez parfaits dans leurs exercices, et la discipline est très-bonne; et quoi d'étonnant? Chaque laboureur est commandé par son propre seigneur, et chaque bourgeois par les principaux de sa propre ville, élus à la façon du conseil des Dix à Venise.
Je fus curieux de savoir pourquoi donc ce prince, dont les États sont inaccessibles, s'avisait de faire apprendre à son peuple la pratique de la discipline militaire. Et je l'appris bientôt par la tradition et par la lecture de leurs histoires. Voici la chose: pendant plusieurs siècles ils furent affligés de la maladie à laquelle tant d'autres gouvernements sont sujets, ces étranges maladies de la pairie et de la noblesse qui se disputent pour le pouvoir; les maladies du peuple se disputant pour la liberté; les fréquents accès du roi, pris soudain de cette espèce de fièvre maligne, appelée: le pouvoir absolu. Ces ambitions, l'une à l'autre si contraires, quoique sagement tempérées par les lois du royaume, ont parfois allumé des passions et causé des guerres civiles dont la dernière fut heureusement terminée par l'aïeul du prince régnant. Souvent aussi ces luttes étranges pour la domination ont perdu le peuple en le dépravant, perdu la royauté en l'isolant, perdu les seigneurs en les déshonorant.
Émeutes, révolutions, régicides, confiscations, échafauds, prisons, exils, telle était ta menue monnaie, ô politique!
C'était à qui sèmerait le plus de ruines et verserait le plus de sang dans ces sentiers traversés par le char des révolutions!
Donc il fallut un contrepoids à ces misères, une balance où seraient balancées toutes ces forces diverses... On inventa la milice! La milice, en ce pays, est semblable aux armes de l'Angleterre... Des roses en peinture et des lions en action!
Et la milice aveugle et sourde... a remis tout en ordre, a tout sauvé.
CHAPITRE VIII
Le roi et la reine font un voyage vers la frontière.—Comment Gulliver sort de ce pays, pour retourner en Angleterre.
J'avais toujours dans l'esprit que je recouvrerais quelque jour ma liberté. Par quel moyen? Je l'ignorais. Je comptais sur ma fortune et sur ma bonne étoile. Hélas! le vaisseau qui m'avait porté et qui avait échoué sur ces côtes était le premier navire européen qui eût approché de ces rocs formidables, les Acérauniens, et le roi avait donné des ordres très-précis, que si jamais il arrivait qu'un autre apparût, il fût envoyé, en toute hâte, avec tout l'équipage et les passagers, sur un tombereau, à Lorbrulgrud.
J'étais, il est vrai, traité d'une façon courtoise, et, favori de la reine, on m'appelait les délices de la cour. Mais cette faveur n'était guère bienséante avec la dignité de la nature humaine. Je ne pouvais d'ailleurs oublier tout à fait ces précieux gages que j'avais laissés chez moi. Enfin j'étais pris du vif désir de me retrouver parmi des peuples avec lesquels je me pusse entretenir d'égal à égal, et retrouver l'inappréciable liberté de me promener par les rues et par les champs, sans redouter d'être écrasé comme une grenouille, ou d'être le jouet d'un jeune chien. Ma délivrance arriva, grâce à Dieu, plus tôt que je ne m'y attendais, et d'une manière extraordinaire, ainsi que je vais le raconter avec toutes les circonstances de cet admirable événement.
Il y avait deux ans déjà que j'étais dans ce pays des fables. Au commencement de la troisième année, Glumdalclitch et moi étions à la suite du roi et de la reine, dans un voyage qu'ils faisaient vers la côte méridionale du royaume. On me portait à l'ordinaire dans ma maison de voyage, qui était un cabinet très-commode, à peu près large de douze pieds. On avait, par mon ordre, attaché le brancard à des cordons de soie aux quatre coins du haut de la boîte, afin que je sentisse moins les secousses un peu violentes du cheval sur lequel un domestique me portait devant lui. J'avais ordonné au menuisier de faire au toit de ma boîte une ouverture d'un pied carré; le vasistas s'ouvrait et se fermait à ma volonté.
Arrivés au terme de notre voyage, le roi voulut passer quelques jours à sa maison de plaisance, proche de Flanflasnic, ville située à dix-huit milles anglais du bord de la mer. Glumdalclitch et moi nous étions bien fatigués, moi d'un rhume, et ma bonne Glumdal... (par abréviation, car les noms mêmes n'en finissaient pas) avait une fièvre ardente et gardait le lit. Si près de l'Océan, quel Anglais résiste à la tentation de tâter de l'eau salée? Au fait, je fis semblant d'être un peu plus malade que je n'étais, et je voulus prendre l'air de la mer, avec un page, assez bon homme, à qui j'avais été confié quelquefois. Je n'oublierai jamais avec quelle répugnance Glumdalclitch y consentit, ni l'ordre qu'elle donna au page d'avoir soin de moi, ni les larmes qu'elle répandit. Le page obéissant me porta dans ma boîte, à une demi-lieue du palais, vers les rochers, sur le rivage de la mer. Je le priai de me mettre à terre, et, levant le châssis d'une de mes fenêtres, je contemplai tout à mon aise le vaste Océan. Que mon âme était triste! Et quel tumulte, en ce moment, dans mon âme et dans mon cœur! «Mon ami, dis-je au page, un peu de sommeil me ferait tant de bien!» Il ferma la fenêtre, et bientôt je m'endormis. Tout ce que je puis conjecturer, c'est que, pendant que je dormais, ce page, oublieux des dangers que je pouvais courir, grimpa sur les rochers pour chercher des œufs d'oiseaux. Il était jeune, et folâtre aux jeux de son âge; et puis j'avais cessé d'être une nouveauté pour tout ce monde, et je n'étais plus guère qu'un embarras. Mais voici que soudain je me réveille en sursaut. O terreur! par une secousse violente donnée à ma boîte, je sentis qu'elle était portée en avant avec une vitesse prodigieuse. La première secousse m'avait presque jeté hors de mon brancard, mais le mouvement fut assez doux. Je criai de toute ma force... inutilement. Je regardai à travers ma fenêtre, et ne vis que des nuages. J'entendais un bruit formidable au-dessus de ma tête, assez semblable au battement de grandes ailes. Alors je commençai à comprendre le dangereux état où je me trouvais. Un aigle avait pris le cordon de ma boîte dans son bec, et sans doute il la laissera tomber sur quelque rocher, comme une tortue en sa carapace. Ils sont terribles, ces oiseaux de proie! Odorat, courage et sagacité, rien ne manque à ces tyrans des airs! Cette fois, j'étais perdu, bien perdu, et je remettais mon âme entre les mains de Dieu.
Bientôt, le bruit et le battement de ces grandes ailes augmentant beaucoup, ma boîte allait agitée çà et là, comme une enseigne de boutique par un grand vent. J'entendis plusieurs coups violents qu'on donnait à l'aigle, et puis... je me sentis tomber perpendiculairement pendant plus d'une minute, avec une vitesse incroyable. Ma chute amena une secousse terrible, qui retentit plus haut, à mes oreilles, que notre cataracte de Niagara. Puis le silence et l'abandon des ténèbres! Et lentement ma carapace en bois se releva, et s'éleva si bien, que je voyais le jour par le haut de ma fenêtre.
Alors je reconnus que j'étais tombé dans la mer, et que ma boîte était flottante. Il n'y eut plus de doute, en ce moment, que l'aigle emportant mon humble logis avait été poursuivi de deux ou trois brigands de son espèce et contraint de lâcher sa proie. Il avait laissé l'empreinte ardente de ses terribles serres, sur l'enveloppe en fer de ma maison.
Ah! comme, en ces terreurs, je regrettai l'aide et l'appui de ma chère Glumdalclitch, dont cet accident m'avait tant éloigné! Au milieu de mes malheurs, je plaignais et regrettais ma chère petite maîtresse, et je pensais au chagrin qu'elle aurait de ma perte, au déplaisir de la reine. Je suis sûr qu'il y a très-peu de voyageurs qui se soient trouvés dans une situation aussi désespérée que celle où je me trouvais alors, attendant à chaque instant de voir ma boîte brisée, ou tout au moins renversée au premier coup de vent et submergée. Si un carreau de vitre se fût brisé dans la chute, c'en était fait de moi.
Ma fenêtre, heureusement, fut préservée par des fils de fer d'assez grosse dimension, destinés à me protéger contre les accidents du voyage... En peu d'instants, je vis l'eau pénétrer dans ma boîte par quelques petites fentes, que je bouchai de mon mieux. Hélas! je n'avais pas la force de lever le toit de ma maison; il résistait à tous mes efforts. Je me serais si bien assis sur mon toit, comme, au pont de sa frégate, un bon capitaine armé de son porte-voix!
Dans cette déplorable situation, j'entendis ou je crus entendre un bruit à côté de ma boîte, et bientôt après je commençai à m'imaginer qu'elle était tirée, et en quelque façon remorquée. En effet, l'onde amère atteignait ma fenêtre... en même temps qu'un secours inespéré m'arrivait... De l'une et de l'autre aventure j'avais peine à me rendre compte. A la fin, je montai sur mes chaises, et, m'approchant d'une fente qui s'était faite aux solives de ma maison flottante: A l'aide! au secours! Pitié pour moi! m'écriai-je en toutes les langues que je savais. Pour aider à ma plainte, j'attachai mon mouchoir à un bâton, et, le haussant par l'ouverture, je l'agitai plusieurs fois, afin que, si quelque barque était proche, les matelots fussent avertis qu'il y avait un malheureux mortel renfermé dans cet appareil.
Que mon appel fût entendu, que mon signal fût aperçu, c'était un doute. En revanche, il m'apparut évidemment que ma boîte était tirée en avant. Au bout d'une heure, je sentis qu'elle heurtait quelque chose de très-dur. Je craignis d'abord que ce fût un rocher, et j'en fus très-alarmé. J'entendis alors distinctement du bruit sur le toit de l'arche, un bruit de cordages, et pour le coup je me trouvai haussé peu à peu, au moins de trois pieds plus haut que je n'étais auparavant; sur quoi je levai encore mon bâton et mon mouchoir, criant: A l'aide! au secours! à m'enrouer. A mes cris répondirent de grandes acclamations qui me donnèrent des transports de joie. En même temps j'entendis marcher sur mon toit, et quelqu'un appelant par l'ouverture: Y a-t-il quelqu'un là-dedans? je répondis: «Hélas, oui! Je suis un pauvre Anglais réduit par la fortune à la plus grande calamité qu'aucune créature ait jamais soufferte; au nom de Dieu, délivrez-moi de ce cachot.» La voix me répondit: «Rassurez-vous, vous n'avez rien à craindre, votre boîte est attachée au vaisseau, et le charpentier va venir pour faire un trou dans le toit, et vous tirer dehors.» Je répondis que cela demanderait trop de temps; qu'il suffisait que quelqu'un de l'équipage mît son doigt dans le cordon, afin d'emporter la boîte hors de la mer dans le navire, et dans la chambre du capitaine. Quelques-uns d'entre eux, m'entendant parler ainsi, pensèrent que j'étais un pauvre insensé; d'autres en rirent de tout leur cœur. Je ne pensais pas que j'étais redevenu un vulgaire citoyen parmi des hommes de ma taille et de ma force. En peu d'instants, le charpentier, poussé par la curiosité non moins que par la sympathie, eut vite fait un trou au sommet de ma boîte, et me présenta une petite échelle, sur laquelle je montai. Or c'était tout ce que je pouvais faire, à bout que j'étais de mes forces, en touchant ce navire hospitalier.
Les matelots, le capitaine, et même le subrécargue, un esprit fort, ne revenaient pas de leur surprise, et me firent mille questions auxquelles je ne savais que répondre. En ce moment (tant l'habitude est une seconde nature), il me semblait que j'étais tombé au milieu de pygmées, mes yeux étant accoutumés aux objets monstrueux que je venais de quitter. Mais le capitaine, M. Thomas Wiletcks, honnête homme, homme d'honneur, originaire du Shropshire, remarquant que j'étais près de me trouver mal, me fit entrer dans sa chambre; il me donna un cordial et me fit coucher sur son lit, me conseillant de prendre quelques heures de repos, dont j'avais grand besoin. Avant que je m'endormisse, je lui fis entendre que j'avais des meubles précieux dans ma boîte, un brancard superbe, un lit de campagne, une table, une armoire; que ma chambre était tapissée, ou, pour mieux dire, matelassée d'étoffes de soie et de coton; que, s'il voulait ordonner à quelqu'un de son équipage d'apporter ma maison dans sa cabine, je lui montrerais mes meubles. Le capitaine, entendant ces absurdités, jugea que j'étais fou. Toutefois, pour me complaire, il promit que l'on ferait ce que je souhaitais, et, montant sur le tillac, il envoya, en effet, quelques-uns de ses gens pour visiter cette étrange épave.
Je dormis quelques heures d'un sommeil troublé par l'idée du pays que j'avais quitté et du péril que j'avais couru. A mon réveil, je me retrouvai calme et reposé. Il était huit heures du soir, le capitaine ordonna qu'on me servît à souper, et me régala avec beaucoup d'honnêteté, remarquant néanmoins que j'avais les yeux égarés. Quand on nous eut laissés seuls, il me pria de lui faire un récit abrégé de mes voyages, et de lui apprendre par quel accident j'avais été abandonné au gré des flots, dans cette arche de Noé. «Il pouvait être midi et quelques minutes, me dit-il, et nous allions bon vent, quand j'aperçus au bout de ma lunette une espèce d'embarcation qui semblait venir à nous. Bon, me dis-je, elle aura peut-être à nous vendre une ou deux caisses de biscuit; et je fais stopper... A la fin, j'ai bien reconnu que la chaloupe était une espèce de citadelle flottante, et j'ai envoyé, non sans peine, mes matelots, afin de la prendre à la remorque. Ils ont eu peur, ils ont poussé de grands cris... et je suis venu à leur aide.»
Voilà comme, après avoir ramé autour de la grande caisse et en avoir fait le tour plusieurs fois, il avait remarqué ma fenêtre; alors il avait commandé d'approcher de ce côté-là, puis, attachant un câble à l'une des gâches de la fenêtre, il avait vu mon bâton et mon mouchoir hors de l'ouverture. «Hâtons-nous, dit-il à ses gens, un homme est là-dedans, qui nous appelle et nous implore!—Et, repris-je, a-t-il échappé à votre observation que des oiseaux prodigieux volaient dans les airs, juste au moment où vous m'avez découvert?» A quoi il répondit que, tout à l'heure, interpellant ses matelots au sujet de ces oiseaux prodigieux, un d'entre eux lui avait dit qu'il avait observé trois aigles volant vers le nord; mais il n'avait point remarqué qu'ils fussent plus gros qu'à l'ordinaire, ce qu'il faut imputer, sans doute, à la grande hauteur où ils se trouvaient; et aussi ne put-il deviner pourquoi je faisais cette question. Après quoi je demandai au capitaine de combien il croyait que nous fussions éloignés de terre... Il répondit que par le meilleur calcul qu'il eût pu faire, nous en étions éloignés de cent lieues. Je l'assurai qu'il s'était certainement trompé de la moitié, parce que je n'avais pas quitté le pays d'où je venais plus de deux heures avant que je tombasse dans la mer. Sur quoi il en revint à son idée fixe, que mon cerveau était troublé, et me conseilla de me remettre au lit, dans la cabine qu'il avait fait préparer pour moi. Je l'assurai que j'étais bien rafraîchi de son bon repas et de sa gracieuse compagnie, et que j'avais l'usage de mes sens et de ma raison aussi parfaitement qu'homme du monde. «Là, voyons, me dit-il, ayez confiance, et dites-moi si, par malheur, votre conscience est bourrelée de quelque horrible crime, pour lequel vous auriez été, par l'ordre exprès de quelque prince, claquemuré dans cette caisse, comme autrefois les criminels, en certains pays, étaient abandonnés à la merci des flots, dans un vaisseau sans voiles et sans vivres? Allons, un peu de franchise! et, nonobstant le mauvais présage et le chagrin d'avoir souillé ma goëlette de la présence d'un scélérat, comme, après tout, la misère est sacrée, eh bien, je vous jure ici, sur ma parole d'honneur, de vous mettre à terre au premier port où nous arriverons.» Il ajouta que ses soupçons s'étaient augmentés par les discours absurdes que j'avais tenus d'abord aux matelots, ensuite à lui-même, en leur proposant de hisser sur le tillac toute une maison. Mon attitude effarée, et mes grands yeux étonnés, avaient confirmé le bon capitaine dans la mauvaise opinion qu'il avait de moi. Étais-je un criminel? étais-je un insensé? J'étais l'un ou l'autre, assurément.
Je le priai d'avoir la patience d'entendre le récit de mon histoire, et je lui fis un récit très-fidèle de mes étranges aventures, depuis mon funeste départ de l'Angleterre jusqu'au moment où il m'avait découvert. Et, comme la vérité s'ouvre un passage dans les esprits raisonnables, cet honnête gentilhomme (il avait un très-bon sens et n'était pas tout à fait dépourvu de lettres) fut satisfait de ma sincérité. D'ailleurs, pour confirmer tout ce que j'avais dit, je le priai de donner l'ordre de m'apporter l'armoire dont j'avais la clef; je l'ouvris en sa présence, et lui fis voir toutes les choses curieuses, travaillées dans le pays même d'où j'avais été tiré par un miracle... Il y avait, entre autres merveilles, le peigne que j'avais formé des poils de la barbe du roi, et l'autre peigne, hardiment taillé par moi, dans une élégante et transparente rognure de l'ongle du pouce de Sa Majesté. Il y avait un paquet d'aiguilles et d'épingles longues d'un pied et demi; la bague d'or que la reine m'avait donnée, et d'une façon très-obligeante, l'ôtant de son petit doigt et me la mettant au cou comme un collier. Je priai le capitaine de vouloir bien accepter cette bague en reconnaissance de ses honnêtetés, ce qu'il refusa absolument. Enfin, je le priai de considérer l'inexpressible que je portais alors, qui était faite de peau de souris.
Le capitaine, édifié complétement sur tout ce que je lui racontais, me dit qu'il espérait fort qu'après notre retour en Angleterre je voudrais bien écrire la relation de mes voyages, servitude et délivrance, et la donner au public. «Mais, capitaine, y pensez-vous? L'Angleterre, en ce moment, est débordée par les livres de voyages: mes aventures passeront pour un roman et pour une fiction ridicules; ma relation ne contiendra que des descriptions de plantes et d'animaux extraordinaires, de lois, de mœurs et d'usages bizarres; je prendrai rang (tout au plus) parmi les faiseurs de voyages imaginaires, les faiseurs de romans, les bouffons dont on se moque et qu'on désigne en disant: Voyez les menteurs! Non, non, mon maître, à quoi bon parler pour ne pas être écouté, écrire pour ne pas être lu? Pourquoi donc m'exposer à l'immédiate application du proverbe: A beau mentir qui vient de loin?»
Je lui dis cela en criant comme un sourd. Sur quoi il me demanda si, des pays que je quittais, la reine était sourde et le roi était sourd.
A quoi je répondis en baissant le ton: «Mon Dieu, capitaine, c'est pure habitude. Il y a deux ans que je crie, et que j'ai cessé de parler. Mon oreille est aussi empêchée en ce moment que ma voix: il me semble que chacun me parle à l'oreille. Aux pays d'où je viens, j'étais un homme appelant dans la rue un autre homme huché sur un clocher.» Je lui dis que j'avais remarqué autre chose: en entrant dans son navire, et les matelots se tenant autour de moi rangés, ils me paraissaient des êtres infimes. «Oui, capitaine, il faut que je m'habitue et me déshabitue. A cette heure, je ne sais plus entendre et parler; je ne me reconnais plus si je me regarde, tout m'étonne et me blesse. J'élève la voix, j'étends les mains, je fais des enjambées à passer par-dessus le bord, et je me coupe avec mon couteau.
—Ma foi, mon cher passager, reprit le bon capitaine, à qui si bien se confesse, accordons miséricorde. Et, s'il vous plaît, commencez par nous pardonner nos petites bouchées, nos petits pains, nos petites assiettes, nos petits plats, nos petits poulets, notre petit bateau. Vous quittez le royaume des géants, vous en avez encore le fumet. Quelle pitié que ce petit globe, au milieu de ce petit Océan, sous ce misérable petit soleil!»
Il riait, je ris de bon cœur! j'étais encore uniquement possédé des colosses avec lesquels j'avais vécu. Quel homme, ici-bas, ne s'oublie, aussitôt qu'il se trouve mêlé à quelque illustre compagnie? Une fréquentation de vingt-quatre heures à la cour du premier roi venu, voilà notre homme, juché sur ses ergots, qui se dit à lui-même: «Comte (ou baron), je te salue!...» Et de rire! Et le bon capitaine, faisant allusion au vieux proverbe anglais: «En tout cas, dit-il, monsieur le géant, vous avez plus grands yeux que grand ventre, et si vous ouvrez une grande bouche, encore y jetez-vous de petits morceaux.» Il ajouta qu'il aurait volontiers donné de sa petite poche cent livres sterling pour le plaisir de voir ma caisse au bec de l'aigle, et retomber d'une si grande hauteur dans la mer, beau spectacle et digne en effet d'être transmis aux siècles futurs.
Le capitaine, en revenant du Tonquin, faisait route vers l'Angleterre; il avait été poussé vers le nord-est, à quarante-quatre degrés de latitude, à cent quarante-trois de longitude... Un vent hors de saison s'élevant deux jours après que je fus à son bord, nous fûmes poussés au nord plusieurs jours de suite; et, côtoyant la Nouvelle-Hollande, nous fîmes route vers l'ouest-nord-ouest, et depuis au sud-ouest jusqu'à ce qu'enfin nous eussions doublé le cap de Bonne-Espérance. Ainsi, notre voyage fut un voyage heureux, j'en ferai grâce au lecteur. Le capitaine mouilla à un ou deux ports, et envoya sa chaloupe y chercher des vivres et faire de l'eau; pour moi, je ne sortis point du vaisseau que nous ne fussions arrivés aux Dunes. Ce fut, je crois, si sa mémoire est fidèle, un samedi, le 3 juin 1706, environ neuf mois après ma délivrance. En quittant ma goëlette, je proposai au bon capitaine de laisser mes meubles en nantissement de mon passage... il protesta qu'il ne voulait rien recevoir. Sur quoi nous prîmes congé l'un de l'autre, avec de grandes amitiés des deux parts, lui me promettant de me venir voir à Redriff. Je louai cheval et guide pour un écu, que me prêta le capitaine.
Pendant le cours de ce voyage, en remarquant la petitesse des maisons, des arbres, du bétail et du peuple, je me croyais encore à Lilliput. J'avais peur de fouler à mes pieds les voyageurs que je rencontrais, et je criai souvent pour les faire reculer du chemin; peu s'en fallut qu'une ou deux fois mon impertinence ne me coûtât cher.
Voilà donc ma maison! La revoici! Sous son humble toit est renfermé tout ce que j'aime: mes enfants, ma femme et mes chers souvenirs! A la fin, me voilà délivré de ces créatures et de ces choses hors de proportion avec l'espèce humaine! O bonheur! je vais presser sur mon cœur des créatures à mon image! C'est donc vrai! Des mains me seront tendues, que je tiendrai dans ma main, des regards comprendront mes regards, des larmes répondront à mes larmes! Je retrouve à la fois mon Dieu, mon roi, mon foyer domestique et les douces fleurs de mon jardin. Je suis un homme au milieu des hommes. Poëmes, chansons, festins, plaisirs, murmures, fêtes ineffables de la tendresse conjugale, enchantements de la sympathie avec les plantes, avec les étoiles, avec l'oiseau, avec mon chien de garde, avec le pauvre aussi, qui me salue et me tend une main que je puis remplir... Telle était l'extase, et telles étaient les fêtes du retour!
Pourtant, retrouvant ma douce et chère maison, j'eus de la peine à reconnaître mon toit domestique; ouvrant la porte, je me baissai pour entrer, de crainte de me briser la tête au guichet. Ma femme accourut pour m'embrasser; mais je me courbai plus bas que ses genoux, songeant qu'elle ne pourrait atteindre à mes lèvres. Ma fille, à mes genoux, demandait ma bénédiction; je ne pus la distinguer que lorsqu'elle fut levée, ayant été depuis si longtemps accoutumé à me tenir debout, avec ma tête et mes yeux levés en l'air. Je regardai mes serviteurs, mes amis, comme s'ils avaient été des pygmées et que je fusse un géant.
Ainsi, dans mes grandeurs, j'avais misérablement perdu mes plus chères habitudes. J'étais devenu un véritable Micromégas, trop petit pour ceux-ci, trop grand pour ceux-là! Mais bientôt je revins à ma simplicité première; et, modeste et content, je finis par trouver que moi et mes semblables nous avions la taille véritable des créatures intelligentes: cinq pieds et quelques pouces, la taille de Newton, la taille de Cromwell et du prince Noir; cinq pieds, la taille de la reine Élisabeth et de la duchesse de Portsmouth.
Et comme aux premiers jours de ma chère délivrance, insolent que j'étais, je dédaignais toute chose, en ce moment de simplicité, de bonhomie et de vérité avec moi-même, humble et rentré dans mon bon sens, j'aimais, j'admirais, je reconnaissais ma joyeuse Angleterre!—un lac d'argent plein de cygnes qui chantent! Et ma femme à mon bras, ma fillette à ma main, les arbres à mon front, le gazon à mes pieds, je rendais grâce au Ciel de tous ces biens à ma portée qui m'étaient rendus; et je jurais de ne plus les quitter.
Un Dieu jaloux, un destin funeste, ont emporté mes serments avec les serments de Godolphin, le premier ministre, et de Son Altesse sérénissime le duc de Marlborough.