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Les voyages de Gulliver

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TROISIÈME PARTIE

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LE
VOYAGE A LAPUTA

AUX BALNIBARBES, A LUGGNAGG, A GLOUBBDOUBDRID ET AU JAPON


CHAPITRE PREMIER

Gulliver entreprend un troisième voyage.—Il tombe aux mains des pirates. Méchanceté d'un Hollandais.—Arrivée à Laputa.

«Qui a bu boira!» J'étais fou de voyages, et le repos me semblait un supplice. Il n'y avait guère que deux ans que j'étais chez moi, lorsqu'un certain capitaine Guillaume Robinson, de la province de Cornouailles (il montait la Bonne-Espérance, navire de trois cents tonneaux), vint me trouver. J'avais été le chirurgien d'un autre bâtiment dont il était capitaine, dans un voyage au Levant; il m'avait toujours bien traité. Le capitaine ayant appris mon arrivée, me rendit une visite; il me marqua la joie qu'il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m'étais fixé pour toujours; enfin il m'apprit qu'il méditait un voyage aux Indes orientales et qu'il comptait partir dans deux mois. Il me fit comprendre en même temps que je lui ferais plaisir d'être encore une fois son chirurgien et que j'aurais un aide avec moi. Ajoutez qu'il me promettait double paie (ayant éprouvé que la connaissance que j'avais de la mer était au moins égale à la sienne), et il s'engageait à se comporter à mon égard comme avec un capitaine en second.

Que vous dirai-je? il me dit tant de choses obligeantes et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner. La seule difficulté que je prévoyais était d'obtenir le consentement de ma femme... et pourtant elle me laissa partir, sans trop de résistance! Un mari qui s'ennuie à la maison, la ménagère n'y tient guère, et puis ma femme avait cure des avantages que ses enfants en pourraient retirer.

Nous mîmes à la voile le 5 août 1706, pour arriver au fort Saint-Georges le 1er avril 1707, où nous restâmes trois semaines à rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De là nous fîmes voile pour Tonquin, où notre capitaine résolut de s'arrêter quelque temps, la plus grande partie des marchandises qu'il voulait acheter ne pouvant lui être livrées avant plusieurs mois. Pour se dédommager de ce retard, cet homme entreprenant acheta une barque chargée de différentes sortes de marchandises, dont les Tonquinois font commerce avec les îles voisines; il mit sur ce petit navire quarante hommes (il y en avait trois du pays), il m'en fit capitaine, avec plein pouvoir pour tout le temps qu'il passerait au Tonquin.

Il n'y avait pas trois jours que nous tenions la mer, soudain par une grande tempête et sur une mer violente nous fûmes poussés pendant cinq jours vers le nord-est. Au dernier jour le temps devint peut-être un peu plus calme, mais le vent d'ouest soufflait encore. Lorsque enfin le flot tomba, deux pirates nous donnèrent la chasse, il fallut nous rendre, il n'y eut pas moyen de mieux faire. Eh! le moyen de nous défendre et de manœuvrer sur cette lourde machine, semblable au vaisseau de l'État, lorsqu'il est conduit par milord Suderland?

Les deux pirates grimpèrent à l'abordage et s'emparèrent du navire à la tête de leurs gens; mais nous trouvant tous couchés sur le ventre et sans défense, ils se contentèrent de nous lier et de nous bien garder, puis ils se mirent à visiter la barque à leur bel aise.

Je remarquai parmi ces écumeurs de mer un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorité. Il connut à nos manières que nous étions Anglais, et nous parlant en sa langue, il nous dit qu'on allait nous lier dos à dos et nous jeter à la mer. Comme je parlais hollandais assez bien, je lui déclarai qui nous étions, et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens, et de chrétiens réformés, de voisins, d'alliés, d'intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne firent que l'irriter. Il redoubla ses menaces, et s'étant tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, répétant souvent le nom de christianos.

Le plus gros de ces bateaux pirates était commandé par un capitaine japonais qui parlait un peu le hollandais. Il vint à moi; après diverses questions, auxquelles je répondis, il m'assura qu'on ne nous ôterait point la vie. A cette assurance, je répondis par une très-profonde révérence, et, me tournant vers le Hollandais, je lui dis que j'étais fâché de trouver plus d'humanité dans un idolâtre que dans un chrétien. Mais j'eus bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées: ce misérable ayant en vain tenté de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu'on ne lui accorda pas, le pirate étant lié par sa parole), il obtint que je serais plus rigoureusement traité que si l'on m'eût fait mourir. Ces bandits, après avoir partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque, résolurent de m'abandonner à mon sort dans un petit canot, avec des avirons, une voile, et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation; il poussa la condescendance jusqu'à me laisser le contenu de toutes mes poches. Ainsi lesté, je descendis dans mon canot, pendant que mon féroce Hollandais m'accablait de toutes les injures et imprécations que son langage et son mauvais cœur lui pouvaient fournir.

Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates, j'avais pris la hauteur au sextant; j'avais trouvé que nous étions à quarante-six degrés de latitude, à cent quatre-vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette différentes îles au sud-ouest. Alors, le vent étant bon, je haussai ma voile, dans le dessein d'aborder à la plus prochaine de ces îles. Il me fallut trois grandes heures pour cet abordage. Hélas! cette île était une roche, où je trouvai beaucoup d'œufs d'oiseaux. «C'est toujours cela,» me dis-je, et, grâce à mon briquet, je fis cuire à un petit feu de bruyères et de genêts tous les œufs que je pus ramasser. Ma provision tout ensemble augmentée et ménagée, et bien repu, je passai la nuit sur une roche, étendu sur un lit de bruyères et de joncs marins.

Le jour suivant, je ramai vers une autre île, et de celle-ci à celle-là, j'en visitai quatre, en quatre jours... Le cinquième jour, j'atteignis la dernière île que j'avais découverte; elle était au sud-sud-ouest de la première.

Gavarni del.Ed. Willmann sc.
Imp. Lemercier et Ce Paris

»très étonné de ce phénomène, je m'armai de mon télescope.

Cette dernière île était plus éloignée que je ne croyais, et je n'y pus arriver qu'en cinq heures. J'en fis presque tout le tour avant de trouver un abordage, et je pris terre à une petite baie une fois plus large que mon canot. Je trouvai que l'île entière était un rocher, orné de quelques espaces où croissaient du gazon et des herbes. Ma prudence eut bientôt retiré mon lard et mon biscuit du canot; et, quand j'eus dîné, j'enfouis le reste de mes provisions dans un des caveaux que la mer avait creusés dans le rocher. Je ramassai des œufs; j'arrachai des joncs marins, afin de les allumer le lendemain, pour le déjeuner. Je passai toute la nuit dans la cave aux provisions; mon lit était d'herbes sèches. Je dormis peu, mon inquiétude l'emportant sur ma fatigue. Au fait, je considérais comme impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable, et je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n'eus pas le courage de me lever. J'hésitais encore à sortir de mon trou qu'il faisait déjà grand jour. Le temps était beau, et le soleil ardent. Mon visage était tout brûlé de ses rayons.

Mais tout à coup le temps s'obscurcit d'une manière pourtant très-différente de ce qui arrive par l'interposition d'un nuage. Un regard me suffit pour m'expliquer ce phénomène... Un grand corps opaque et mobile, allant ça et là, s'interposait entre moi et le soleil. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha l'astre environ six minutes: l'obscurité m'empêcha de le bien voir. Mais, à mesure qu'il approchait de l'endroit où j'étais, il me parut être une substance solide, à base plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m'arrêtai sur une hauteur à deux cents pas du rivage, et je vis ce même corps descendre et s'approcher de moi, à un mille de distance, ou peu s'en faut. Très-étonné de ce phénomène, je m'armai de mon télescope, et je découvris sur ces hauteurs tout un peuple de personnes en mouvement, qui me regardaient et se regardaient les unes les autres.

L'amour naturel de la vie, à cet aspect, me fit éprouver ce sentiment, plein de joie et d'espérance, que cette aventure pourrait m'aider à me tirer de l'abîme où j'étais. En même temps le lecteur ne saurait s'imaginer mon étonnement de voir une espèce d'île en l'air, habitée par des hommes habiles à la hausser, à l'abaisser et à la faire avancer à leur gré; mais, sans tant disserter un pareil phénomène, je me contentai d'observer de quel côté l'île irait obéissante au gouvernail. Elle hésita plus d'une heure; à la fin elle se rapprocha, et très-distinctement je découvris plusieurs grandes terrasses, et des escaliers, d'intervalle en intervalle, qui communiquaient les uns aux autres. Sur la terrasse la plus rapprochée on voyait des oisifs qui pêchaient des oiseaux à la ligne, et d'autres qui les regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau en criant de toutes mes forces; je vis une grande foule amassée à mes cris (comme autrefois quand je parlais au roi des géants) au pied de l'escalier, et je compris à leur attitude, à leurs gestes, qu'ils m'avaient remarqué. En même temps cinq ou six hommes allaient avec empressement au sommet de l'île, envoyés sans doute à quelques personnages considérables dont ils prendraient les ordres sur ce qu'on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta; en moins d'une demi-heure, l'île à ce point se rapprocha, qu'il n'y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Et moi, priant et suppliant par toutes les invocations que je pouvais inventer, je demandais assistance à ces insulaires aériens. Mais je ne reçus point de réponse! A en juger par la broderie absurde et la richesse inutile de leurs habits chargés de plaques et couverts de cordons de toutes couleurs, ces gens qui m'entendaient sans daigner me répondre étaient des personnages considérables et de la plus haute distinction.

A la fin, l'un d'eux, plus jeune... et moins décoré que ses camarades, me fit entendre un langage clair, poli et très-doux, dont le son approchait de l'italien; ce fut aussi en italien que je répondis, m'imaginant que le son et l'accent de ce doux langage en douces voyelles seraient plus agréables à leurs oreilles délicates...

O bonheur! certes, je n'avais pas deviné, moi chétif, la grammaire et le dictionnaire de ce peuple étrange, et pourtant, après la première hésitation, ce gouvernement sur les hauteurs, je puis le dire, avait compris ma pensée! On me fit signe de descendre et d'aller vers le rivage; et l'île volante alors s'étant abaissée à un degré convenable, il me fut jeté, de la terrasse, une chaîne avec un petit siége qui y était attaché, sur lequel m'étant assis, je fus enlevé en un clin d'œil: telle une poulie obéissante enlève un canot et se remet à sa place accoutumée.


CHAPITRE II

Caractère des Laputiens.—Leurs savants, leur roi et sa cour.—Réception faite à Gulliver.—Les craintes et les inquiétudes des habitants.—Caractère des femmes laputiennes.

Une fois sur le tillac, je me vis entouré d'une foule de peuple qui me regardait avec admiration, et je les regardai de même, n'ayant encore jamais vu race de mortels si singulière dans sa figure, ses habits, sa façon de vivre. Ils penchaient la tête à droite, ils la penchaient à gauche alternativement. L'œil gauche, ils le tenaient baissé, l'œil droit se perdait dans le haut. Leurs habits bigarrés des figures du soleil, de la lune et des étoiles, étaient parsemés de violons, de flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs instruments inconnus aux musiciens de l'Europe. Autour d'eux s'empressaient plusieurs domestiques armés de vessies au bout d'un bâton, dans lesquelles il y avait une certaine quantité de petits pois et de petits cailloux. Ils frappaient de temps en temps avec ces vessies, tantôt la bouche et tantôt les oreilles de ceux dont ils étaient proches, et tout d'abord je n'en devinai pas la raison. L'esprit de ce peuple était si distrait et plongé dans la méditation, que ces citoyens de l'air, toujours bayant aux corneilles, ne pouvaient ni parler ni être attentifs à ce qu'on leur disait sans être avertis de ces vessies bruyantes dont on les frappait à la bouche, aux oreilles, pour les prévenir qu'ils eussent à écouter, à répondre. Il n'était pas dans l'île entière un personnage important qui n'entretînt, à grands frais, un pareil moniteur. «Saluez celui-ci!—Tendez la main à celui-là!—Prenez garde à cet autre!—Avant peu vous aurez besoin de tel suffrage, allez au-devant de ce gros bonnet qui passe en rêvant!» Bref, sans le moniteur, pas un de ces distraits n'arriverait au moindre emploi de leur île. Et que dis-je? à chaque pas notre homme irait trébuchant, ses profondes rêveries l'auraient bientôt mis en danger de tomber dans quelque abîme, ou de se heurter la tête contre un poteau, de pousser les passants dans la rue, ou d'être jeté dans le ruisseau.

Cette explication était très-utile, afin de ne pas laisser le lecteur dans la même perplexité que me faisaient éprouver les étranges actions de ces gens, qui, oubliant plusieurs fois ce qu'ils faisaient, me laissèrent là jusqu'à ce que leur mémoire fût réveillée par les frappeurs.

On me fit monter au sommet de l'île; on me fit entrer dans le palais du roi; je vis Sa Majesté sur un trône environné de personnes de la première distinction. Devant le trône une grande table était couverte de globes, sphères, instruments de mathématiques de toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque j'entrai, bien que la foule qui m'accompagnait fît un très-grand bruit. Sa Majesté était tout appliquée à résoudre un problème, et nous fûmes, sous ses yeux, une heure entière à attendre que le roi eût fini son calcul. Il avait auprès de lui deux pages, qui tenaient des vessies monitoires à la main. L'un, sitôt que Sa Majesté eut cessé de travailler, le frappa à la bouche, et l'autre à l'oreille droite. Le roi parut alors se réveiller en sursaut, et, jetant les yeux sur moi et sur les gens qui m'entouraient, il se rappela enfin ce qu'on lui avait dit de mon arrivée, il n'y avait pas plus de deux heures. Averti de ma présence, il daigna m'adresser quelques paroles; aussitôt un jeune homme armé d'une vessie s'approcha de moi et m'en donna sur l'oreille droite. Mais je fis signe que c'était inutile, et le roi et la cour eurent soudain une haute idée de mon intelligence. Le roi, content d'un interlocuteur si éveillé, me fit diverses questions auxquelles je répondis sans que nous nous entendissions l'un l'autre. On me conduisit, bientôt après, dans un appartement où l'on me servit à dîner. Quatre personnes de distinction me firent l'honneur de se mettre à table avec moi: on servit à deux services, chacun de trois plats. Le premier service était composé d'une épaule de mouton coupée en triangle équilatéral, d'une pièce de bœuf sous la forme d'un rhomboïde, et d'un boudin cycloïde. Le second service amena deux canards en forme de violons, des saucisses et des andouilles semblables à des flûtes et hautbois, un foie de veau-harpe, et des pains-cônes, cylindres parallélogrammes.

Pendant que nous étions à table, je me hasardai à demander le nom de plusieurs choses dans la langue du pays, et mes nobles convives, grâce à l'assistance de leurs frappeurs, se firent un plaisir de me répondre, espérant exciter mon admiration pour leurs talents extraordinaires, si je pouvais un jour converser avec eux. Bientôt je fus assez savant pour demander du pain, du vin et tout ce qui m'était nécessaire.

Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec plume, encre et papier, et me fit entendre qu'il avait ordre de m'apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j'écrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots, avec la traduction interlinéaire: il m'apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître le sens, en faisant devant moi ce qu'elles signifiaient. Mon maître, ensuite, me montra, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des étoiles, du zodiaque, tropiques et cercles polaires, en me disant le nom de la mécanique céleste. Il y avait dans son alphabet toute sorte d'instruments de musique, avec les termes de cet art, convenables à chaque instrument. Quand il eut fini sa leçon, je composai en mon particulier un très-joli petit dictionnaire de tous les mots que j'avais appris; en peu de jours, grâce à mon heureuse mémoire, et peut-être à la logique, à la clarté de cet idiome illustre, je sus passablement la langue laputienne.

Les personnes chargées par le roi de pourvoir à tous mes besoins ayant remarqué le mauvais état de mes vêtements, un tailleur laputien (le tailleur des laquais et des courtisans de Sa Majesté) vint le lendemain, me prendre mesure d'un habit. Messieurs les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu'en Europe. Celui-ci prit d'abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle; avec la règle et le compas il mesura ma taille, et prit la proportion de tous mes membres; il fit ensuite son calcul sur le papier; et, au bout de six jours, il m'apporta... un habit très-mal fait. Il m'en fit grande excuse, en me disant qu'il avait eu le malheur de se tromper dans ses calculs.

Étant légèrement indisposé et manquant d'habits, je fus plusieurs jours sans paraître en public. Je mis ce temps à profit, et j'augmentai beaucoup mon dictionnaire; aussi, la première fois que je parus à la cour, je compris plusieurs choses que le roi me dit, et je pus lui répondre tant bien que mal.

Sa Majesté ordonna, ce jour-là, qu'on fît avancer son île vers Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme; on devait s'arrêter, chemin faisant, à certaines villes, à plusieurs villages, pour recevoir les requêtes des fidèles sujets de Sa Majesté. On jetait plusieurs ficelles chargées de petits plombs, le peuple attachait ses placets aux ficelles, on les tirait ensuite comme autant de cerfs-volants.

La connaissance que j'avais des mathématiques m'aida beaucoup à comprendre leur façon de parler et leurs métaphores, tirées, pour la plupart, des mathématiques et de la musique; car je suis aussi quelque peu musicien. Toutes leurs idées[3] n'étaient qu'en lignes et en figures; même leur galanterie est toute géométrique. «Ah! disent-ils, que cette fille est belle et charmante! Avez-vous jamais vu un parallélogramme égal, ou seulement comparable aux blancs parallélogrammes de ces trente-deux dents si parfaites? Quel beau demi-cercle a jamais valu ce sourcil obéissant à l'ellipse de ces deux yeux?»

Ainsi du reste. Et sinus, tangente, ligne droite, ligne courbe, cône, cylindre, ovale, parabole, diamètre, rayon, centre et point, sont autant de paroles brûlantes qui représentent élégies, sonnets, rondeaux, etc., en un mot, tout le bagage poétique de l'amour.

Je remarquai dans les cuisines royales toutes sortes d'instruments de mathématiques ou de musique, d'après lesquels on taillait les viandes qui devaient être servies à Sa Majesté.

Leurs maisons étaient fort mal bâties; en ces pays sans base, on méprise hautement la géométrie pratique; on la traite de chose vulgaire et mécanique. Je n'ai jamais vu peuple aussi malavisé et si maladroit pour tout ce qui regarde les choses communes et la conduite de la vie. Les instructions qu'on donne aux ouvriers étant d'une nature abstraite, ils ne peuvent les comprendre, et il en résulte des erreurs perpétuelles. Ils sont, en outre, les plus mauvais raisonneurs du monde et toujours prêts à contredire, sinon lorsqu'ils pensent juste, ce qui leur arrive assez rarement, alors ils se taisent. Ils ne savent ce que c'est: imagination, invention, portraits, et n'ont pas même mots en leur langue exprimant ces belles choses. Aussi leurs ouvrages, voire leurs poésies, ressemblent à des théorèmes d'Euclide.

Plusieurs d'entre eux, principalement ceux qui s'appliquent à l'astronomie, ont un grand penchant pour l'astrologie judiciaire; ils s'en cachent; en revanche, ils ne se cachent pas de leur passion pour la politique, et de leur curiosité pour les nouvelles. Ils parlaient incessamment des affaires de l'État, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes.

J'ai souvent remarqué le même caractère à nos mathématiciens d'Europe, et sans avoir jamais trouvé la moindre analogie entre la mathématique et la politique; à moins que l'on ne suppose ici que, le plus petit cercle ayant autant de degrés que le plus grand, celui qui sait raisonner d'un cercle tracé sur le papier peut raisonner sur la sphère du monde. Au fait, n'est-ce pas plutôt le défaut de tous les hommes, qui se plaisent à tout propos, en toute occasion, à parler, à raisonner, à déraisonner, sur ce qu'ils entendent le moins?

Ce peuple, à tout bout de champ, s'alarme et s'inquiète, et ce qui n'a jamais troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs frayeurs. Ils appréhendent l'altération des corps célestes. Ils tremblent que la terre, par ses approches du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes de cet astre terrible; ils font des vœux pour que le flambeau de la nature ne se trouve encroûté quelque jour par sa propre écume, et ne vienne à s'éteindre aux yeux des mortels. Ils ne sont pas très-convaincus des projets bienveillants de la prochaine comète. «Il ne s'en faut, disent-ils, que de six cent trente mille et soixante-trois ans six mois huit jours et trente-cinq minutes que la prochaine comète, en passant, ne réduise en poudre tout le globe.» Ils redoutent aussi que le soleil, à force de se répandre, ne vienne enfin à s'user et à perdre tout à fait sa substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur ôtent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs! Aussi bien, chaque matin, ils se demandent les uns aux autres des nouvelles du soleil: comment il se porte, en quel état il s'est couché, il s'est levé.

En un mois, je fis assez de progrès dans la langue pour être en état de répondre à la plupart des questions du roi, lorsque j'avais l'honneur de lui faire ma cour. Sa Majesté ne montra pas la moindre envie de connaître les lois, l'histoire, le gouvernement, la religion ni les mœurs des pays où j'avais voyagé; il se borna à s'informer de l'état des mathématiques en chacune de ces contrées, et reçut mes réponses avec dédain ou indifférence, bien qu'il fût très-souvent réveillé par ses frappeurs.


CHAPITRE III

Phénomène expliqué par les philosophes et les astronomes modernes.—Les Laputiens sont grands astronomes.—Comment s'apaisent les séditions.

Je demandai au roi la permission d'étudier les curiosités de son île; il répondit en me donnant un de ses courtisans pour m'accompagner. Je voulais savoir, avant tout, par quel secret de la nature ou par quel artifice étaient obtenus ces mouvements divers, dont je vais rendre au lecteur un compte exact et philosophique.

L'île volante est parfaitement ronde, son diamètre est de sept mille huit cent trente-sept demi-toises, environ quatre mille pas, à peu près dix mille acres. Le fond de l'île, et disons mieux, sa base, apparente à la foule d'en bas, est comme un large diamant, poli et taillé à mille facettes; il réfléchit la lumière à quatre cents pas. Au-dessus, resplendissent de tout leur éclat plusieurs minéraux posés en diverses couches, selon le rang ordinaire des mines. Pour couronner l'œuvre, apparaît fertile et féconde, parmi les fruits et les fleurs, une terre... un jardin merveilleux.

Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et rosées qui tombent sur l'île incessamment sont conduites par de petits ruisseaux vers le centre, en quatre grands bassins, chacun d'environ un demi-mille de circuit. A deux cents pas de distance du milieu de ces bassins, l'eau est attirée par le soleil pendant le jour, et le débordement est impossible. De plus, comme il est au pouvoir du monarque d'élever l'île au-dessus de la région des nuages et des vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, priver ses sujets de pluie et de rosée; ce qui n'est au pouvoir d'aucun potentat de l'Europe. A ce compte, il est le seul, parmi tant de rois et d'empereurs, dont il soit permis de dire: Il fait la pluie et le beau temps!

Au centre de l'île, est un trou d'environ vingt-cinq toises de diamètre, et par ce trou les astronomes descendent dans un large dôme appelé Flandona Gagnolé, ou la Cave des astronomes. Cette cave est située à la profondeur de cinquante toises au-dessous de la surface supérieure du diamant. Vingt lampes y sont sans cesse allumées, qui, par la réverbération du diamant, répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu célèbre est orné de sextants, cadrans, télescopes, astrolabes, et autres instruments astronomiques; mais la plus grande curiosité de l'île (on dit même que ses destinées y sont attachées) est une pierre d'aimant d'une grandeur prodigieuse, en forme de navette de tisserand. Elle est longue de trois toises, et, dans sa grande épaisseur, elle a une toise et demie. Or cet aimant est suspendu par un gros essieu de diamant, qui passe à travers; le plus léger mouvement suffit à donner une grande impulsion à cette étrange machine. Elle est entourée d'un cercle de diamant, en forme de cylindre (il est creux), de quatre pieds de profondeur, de plusieurs pieds d'épaisseur, et de six toises de diamètre horizontal, que soutiennent huit piédestaux de diamant, hauts chacun de trois toises. Au côté concave existe une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle sont placées les extrémités de l'essieu, qui tourne à volonté.

Aucune force ne peut déplacer la pierre, le cercle et le pied du cercle étant d'une seule et même pièce avec le corps du diamant qui fait la base de l'île.

Par le moyen de cet aimant, l'île à l'instant, se hausse et se baisse, et change de place. En effet, par rapport à cet endroit de la terre sur laquelle le monarque a la haute main, la pierre est munie à l'un de ses côtés d'un pouvoir attractif, et de l'autre d'un pouvoir répulsif. Ainsi, quand il lui plaît que l'aimant soit tourné vers la terre par son pôle ami, l'île descend. Si le pôle ennemi est tourné vers la terre, aussitôt l'île, en haut, remonte. Ainsi, par ce mouvement oblique, elle est conduite aux différentes parties des domaines du monarque.

Ce roi-là serait un prince absolu, s'il pouvait engager ses ministres à lui complaire en toute chose; mais ceux-ci ayant leurs terres au-dessous, dans le continent, et considérant que la faveur des princes est passagère, ils n'ont garde en vrais sages de se porter préjudice à eux-mêmes, en opprimant la liberté de leurs compatriotes.

Gavarni del.Ch. Colin sc.
Imp. Lemercier et Ce Paris

La reine de Laputa.

Si quelque ville au loin se révolte, ou refuse de payer les impôts, le roi a deux façons de la réduire... Il tient son île au-dessus de la ville rebelle et des terres voisines, et voilà des pays entiers privés du soleil et de la rosée. Si le crime est capital, la conjuration violente, on les accable de grosses pierres du haut de l'île indignée, et les malheureux! de ces pierres ils ne peuvent se garantir qu'en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, où ils passent le temps à boire frais, tandis que les toits de leurs maisons sont écrasés. S'ils persistent, téméraires, dans leur obstination et dans leur révolte, alors, tant pis pour les innocents! Nous laissons dégringoler l'île sur leurs têtes, et rien n'échappe: habitants, animaux, et cités! Remède extrême; et le prince en est très-avare. Il y perdrait trop d'impôts.

Une autre raison plus forte et plus humaine, pour laquelle les rois de ce pays ont été toujours éloignés d'exercer le dernier châtiment, c'est que si la ville à détruire était voisine de quelques hautes roches (il y en a en ce pays, comme en Angleterre, des grandes villes, qui ont été exprès bâties près de ces roches pour se préserver de la colère des rois), ou si elle avait grand nombre de clochers et de pyramides, il pourrait arriver qu'en voulant tout aplatir l'île royale se brisât comme verre. Ainsi, parmi tant d'obstacles au plus complet anéantissement, ce sont les clochers que le roi redoute, et le peuple le sait bien. Quand donc Sa Majesté est le plus en courroux, elle fait toujours descendre son île assez doucement, de peur, dit-elle, d'accabler son peuple... Oui-dà! la vraie raison, c'est que le roi a grand'peur que les clochers ne brisent son île, et, brisée, elle tomberait, entraînant dans sa chute ce roi sans prudence... On vous donne ici l'opinion des plus grands hommes d'État de Laputa.

Les Laputiens (si vous leur passez leur astrologie) ont d'assez grands mépris pour les superstitions populaires. Ils ne se croient pas perdus, et tant s'en faut, pour une salière renversée, une corneille à leur droite; ils poursuivent fièrement leur chemin; ils se moqueront volontiers des influences malsaines du vendredi, et du treizième jour de chaque mois... Ils sont moins fiers quand il s'agit de la sagesse des nations. Le proverbe est pour eux une loi... laputienne! Ils ont toujours un tas de proverbes à la bouche; ainsi quand ils vous disent ces deux jolis vers dont leur sagesse a fait un proverbe:

Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien!...

Ils forcent leur roi lui-même d'obéir au proverbe!

A ce compte, d'après les proverbes... et les lois du royaume, le roi et ses deux fils aînés ne peuvent sortir de l'île. Ils y naissent, il faut qu'ils y meurent!

Quant à la reine, elle est sujette à moins de retenue; elle a le droit de voir le monde aussitôt qu'elle n'est plus d'âge à avoir des enfants.


CHAPITRE IV

Gulliver quitte l'île de Laputa; il est conduit aux Balnibarbes.—Son arrivée à la capitale.—Description de cette ville et des environs.—Il est reçu avec bonté par un grand seigneur.

Ce n'est pas que j'aie été maltraité dans cette île; il est vrai cependant que je m'y crus négligé, et par trop dédaigné. Le prince et le peuple n'étaient curieux que de mathématiques et de musique: or, j'étais en ce genre au-dessous d'eux, et ils me rendaient justice en faisant peu de cas de moi.

D'autre part, je fus bien vite au courant des curiosités de l'île, et je fus pris d'une forte envie d'en sortir, étant très-las de ces insulaires aériens. Ils excellaient dans des sciences que j'estime, et dont j'ai même une teinture; mais ils étaient si complétement absorbés dans leurs spéculations que je ne m'étais jamais trouvé en si triste compagnie. Il est vrai que les dames étaient assez causantes; mais quelle ressource au philosophe, au voyageur Gulliver! Autant valait causer avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour et autres gens de cette espèce! Il n'y avait pourtant que ceux-là avec qui je fisse amitié... Les gens bien posés daignaient à peine, en passant, me jeter un coup d'œil.

Il y avait à la cour un grand seigneur, le favori du roi. C'est pourquoi il inspirait un grand respect... En tout le reste, il était regardé comme un homme ignorant et stupide. Il passait, toutefois, pour avoir de l'honneur et de la probité; mais il n'avait pas d'oreille; il battait, dit-on, la mesure assez mal. On ajoute aussi qu'il n'avait jamais pu apprendre les propositions les plus aisées des mathématiques. Ce seigneur, si disgracié dans sa faveur, me donna mille marques de bonté. Il me faisait souvent l'honneur de me rendre visite; il s'informait des affaires de l'Europe; il semblait heureux de s'instruire des coutumes, des mœurs, des lois et des sciences des différentes nations parmi lesquelles j'avais vécu. Il m'écoutait toujours avec une grande attention, et faisait de très-belles remarques à propos des choses que je lui disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme; il ne s'en servait qu'à la cour et dans les visites de cérémonie; il les faisait toujours retirer quand nous causions tête à tête, et comme une paire d'amis.

Je priai ce seigneur d'intercéder pour moi auprès de Sa Majesté, pour obtenir mon congé. Le roi m'accorda cette grâce avec regret, comme il eut la bonté de me le dire, et me fit plusieurs offres avantageuses que je refusai, non pas sans lui en témoigner ma plus vive reconnaissance.

Le 16 du mois de février, je pris congé de Sa Majesté, qui me fit un présent considérable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis, demeurant à Lagado, capitale des Balnibarbes. L'île étant alors suspendue au-dessus d'une montagne, facilement je descendis de la dernière terrasse, et de la même façon que j'étais monté.

Le continent porte le nom de Balnibarbes, et la capitale a nom Lagado. Ce me fut d'abord une assez agréable satisfaction de me trouver en terre ferme. Aussitôt j'entrai dans la ville, et sans peine et sans embarras, vêtu comme les habitants, la tête haute et sachant assez bien la langue pour la parler. Je trouvai bientôt le logis de la personne à qui j'étais recommandé. Je lui présentai la lettre de mon seigneur, et j'en fus très-bien reçu. Ce seigneur balnibarbe s'appelait Munodi. «Vous serez mon hôte et mon ami, me dit-il, en l'honneur de celui qui vous envoie.» Et il me donna le plus bel appartement de sa maison, très-belle et très-vaste, où je logeai pendant mon séjour en ce pays; j'y fus très-bien traité.

Le lendemain matin après mon arrivée, Munodi me prit dans son carrosse pour me montrer la ville; elle est grande au moins comme la moitié de Londres; les maisons sont étrangement bâties et la plupart tombaient en ruine. Le peuple, couvert de haillons, marchait dans les rues d'un pas précipité, son regard était farouche. Après avoir franchi une des portes de la ville, il nous fallut marcher plus de trois milles dans la campagne, où je vis un grand nombre de laboureurs qui travaillaient à la terre avec plusieurs sortes d'instruments; je ne pus deviner ce qu'ils faisaient; je ne voyais nulle part aucune apparence d'herbes ni de grain. Je priai mon guide alors de m'expliquer ce que prétendaient toutes ces têtes et toutes ces mains occupées à la ville et à la campagne... Un travail sans résultat! tant de sueurs et de fatigues sans récompense! véritablement, dans tous mes voyages, je n'avais trouvé de terre si mal cultivée, de maisons en si mauvais état, si délabrées, un peuple si misérable et si gueux.

Le seigneur Munodi avait été plusieurs années gouverneur de Lagado; mais par la cabale des ministres on l'avait déposé, au grand regret du peuple. Cependant le roi l'estimait comme un homme aux intentions droites. A quoi bon? Il n'avait pas l'esprit de la cour!

Lorsque j'eus ainsi critiqué le pays et ses habitants, il me répondit que peut-être avais-je eu trop peu de temps pour bien voir; que les différents peuples du monde avaient des usages différents. Il me débita plusieurs lieux communs de même force, et quand, le soir, nous fûmes de retour chez lui, il me demanda comment je trouvais son palais, quelles absurdités j'y remarquais, ce que je trouvais à redire aux habits de ses domestiques. Il pouvait me faire aisément cette question; car chez lui tout était magnifique, régulier et poli. Je répondis à mon hôte que sa grandeur, sa prudence et ses richesses l'avaient exempté de tous les défauts qui avaient rendu les autres regnicoles fous et gueux. Il me dit que si je voulais aller avec lui à sa maison de campagne à vingt milles d'ici, il aurait plus de loisir de m'entretenir de tout cela. «Je suis à vos ordres,» répondis-je à Son Excellence; et le lendemain, de grand matin, nous nous rendîmes à sa maison des champs.

Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes des laboureurs pour ensemencer leurs terres. Cependant, sauf peut-être en quelques endroits, je n'avais découvert dans tout le pays aucune espérance de moisson, ni même aucune trace de culture. Au bout de trois heures de marche, la scène changea tout à fait. Quel miracle et quel changement! Voici soudain que la campagne est superbe; les maisons des laboureurs se succèdent l'une à l'autre; elles sont bâties avec une élégance inattendue! Ici, tout est riche, heureux, fécond, varié, charmant. Les champs, clos de haies vives, renfermaient vignes, blés et prairies. Je ne me souviens pas d'avoir rien vu de plus agréable. Le seigneur, qui observait ma contenance, me dit alors en soupirant que là commençait sa terre. Et, néanmoins, les gens du pays le raillaient et le méprisaient, l'appelant ignorant, malhabile, imprévoyant.

Nous arrivâmes enfin à son château, qui était d'une très-noble structure; les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bosquets, étaient disposés avec l'intelligence et le goût qui décèlent à chaque instant l'œil du maître. «Ah! m'écriai-je, au moins voilà des maisons bien tenues, des campagnes bien cultivées! Tout respire ici joie, abondance et liberté! Le beau domaine!...» Il accepta mes louanges sans mot dire. Après souper, et délivré de ses valets: «Mon cher Gulliver, me dit-il d'une voix triste, avec un regard pitoyable, avant peu, si j'en crois les augures et les pressentiments, ces belles choses que vous avez sous les yeux vont disparaître! Il me faudra moi-même abattre et bouleverser ce beau domaine, et tout détruire, afin d'obéir à la mode et pour me conformer au goût moderne. Il le faut, si je ne veux pas être une pierre d'achoppement, déplaire au peuple et m'attirer tous les déplaisirs...»

Et, comme il vit sur mon visage un sincère étonnement, il me dit que depuis environ quatre ans certaines personnes étaient venues à Laputa pour leurs affaires, pour leur plaisir, et qu'après cinq mois de résidence elles s'en étaient retournées avec une très-légère teinture de mathématiques, mais pleines d'esprits volatils recueillis dans cette aérienne région. Ces personnes, à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait dans le pays d'en bas, et formé très-nettement le projet de mettre les arts et les sciences sur un nouveau pied. C'est pourquoi elles avaient obtenu des lettres patentes à ces fins d'ériger une académie d'ingénieurs, c'est-à-dire de gens à système. Eh bien (tant le peuple est fantasque!), il y avait une académie de ces gens-là dans toutes les grandes villes. Dans ces académies ou colléges, les professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour l'agriculture et l'architecture, et de nouveaux instruments et outils pour tous les métiers et manufactures, par le moyen desquels un homme seul pourrait travailler autant que dix hommes laborieux. De cette façon, un palais pourrait être bâti en une semaine, et si solidement, qu'il durerait sans réparation tout un siècle. En même temps, par les mêmes procédés, les fruits de la terre devaient naître en toute saison, plus gros cent fois qu'à présent, avec une infinité d'autres projets admirables. «Quel malheur, disait ce malheureux retardataire, ennemi du progrès, qu'aucun de ces projets n'ait été perfectionné jusqu'ici! Au contraire avec ces économistes (c'est le nom qu'on leur donne), en peu de temps, la campagne s'est couverte de ronces, la plupart des maisons sont tombées en ruine, et le peuple tout nu, meurt de froid, de soif et de faim! Croyez-vous cependant que ces beaux résultats les aient découragés et corrigés? Ils en sont plus animés à la poursuite de leur système, poussés tour à tour par l'espérance et par le désespoir.» Il ajouta que, n'étant pas d'un esprit entreprenant, il s'était contenté de l'ancienne méthode. A ce compte, il habitait les maisons bâties par ses ancêtres, il faisait... ce qu'ils avaient fait, sans rien innover! Mais bientôt, lui et les bonnes gens qui avaient suivi son exemple et s'étaient tenus en dehors des économistes, ils avaient été regardés avec mépris et s'étaient rendus odieux, comme gens malintentionnés, ennemis des arts, ignorants, mauvais républicains, préférant leurs commodités particulières et leur molle fainéantise au bien général du pays.

Son Excellence ajouta qu'il ne voulait pas prévenir, par un long détail, le plaisir que j'aurais lorsque j'irais visiter l'académie des systèmes; il souhaitait seulement que j'observasse un bâtiment ruiné, du côté de la montagne. «Admirez, me disait-il, ce que nous appelons ici le progrès! Cette ruine était naguère un moulin, obéissant au courant d'une grande rivière, et ce moulin suffisait à ma maison, à mes vassaux; grâce à lui, tout allait bien: bon grain, belle fleur de farine et bon pain. Le moulin était la joie et l'orgueil de la contrée; il travaillait sans peine à bon marché! Or, croirez-vous, messire, qu'une compagnie économiste d'inventeurs est venue, il y a tantôt sept ans déjà, me proposer d'abattre ce moulin, et d'en bâtir un autre au pied de la montagne? Ils projetaient de construire un réservoir, où l'eau pourrait être aisément conduite par des tuyaux et par des machines; d'autant que le vent et l'air, sur le haut de la montagne, agiteraient l'eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de l'eau, en descendant, ferait par sa chute même tourner le moulin avec la moitié du courant de la rivière. Et tant et tant, par une suite de raisonnements irréfutables, ils me démontrèrent la vanité de mon moulin, tant et tant ils s'en moquèrent, appelant à leur aide l'opinion publique et l'assentiment de la cour, que, ma foi! de guerre lasse et peut-être aussi voulant témoigner de ma déférence pour les opinions d'en haut, je fus assez mal avisé pour subir ce triste attentat. Aussitôt mes gens de s'incliner devant ma sagesse et de vanter ma prévoyance! Ils envahissent mon domaine, épouvanté de leur économie, et tout de suite, et sans crier gare, les voilà qui abattent, qui bâtissent, qui arrangent, qui dérangent... et qui se sauvent, lorsqu'à la fin il leur est démontré qu'ils sont des rêveurs! Bref, mon beau moulin ne va plus! Leur moulin ne va pas! leur moulin n'ira jamais!»

Peu de jours après, quand je fus quelque peu revenu de ces progrès... étonnants: «Par Dieu! me dis-je à moi-même, il doit être assez curieux de voir toute une académie à l'usage exclusif des faiseurs de systèmes!» Et je fis part de mon désir à Son Excellence. Aussitôt il voulut bien me donner une personne pour me conduire à cette illustre académie. «Heu! disait-il en levant les épaules, en voilà encore un qui tourne mal!»

Le brave homme! il me prenait pour un grand admirateur de nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Au fond, j'avais été dans ma jeunesse un homme à projets et à systèmes tout comme un autre. Encore aujourd'hui tout ce qui est neuf et hardi ne me déplaît pas.

Gavarni pinxtOuthwaite sc.
Imp. Lemercier et Ce Paris

je passai dans une autre chambre, l'odeur en était repoussante.

CHAPITRE V

Gulliver visite l'Académie; il en fait la description.

Le logement de cette académie n'est pas un seul et simple corps de logis; mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d'une cour. «Un rendez-vous de bicoques!» Rien de plus.

Je fus reçu très-honnêtement par le concierge; il nous dit que, dans ces bâtiments, toute chambre, à coup sûr, renfermait un ingénieur, et quelquefois plusieurs; il y avait environ cinq cents chambres dans l'académie! Aussitôt il nous fit monter et parcourir les appartements.

Le premier académicien me parut un homme en mauvais état: il avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les cheveux sordides, un habit et une chemise de même couleur que sa peau. Il avait dépensé huit ans de sa vie à méditer sur un projet merveilleux, lequel projet consiste à recueillir les rayons de soleil aux temps chauds, pour les enfermer dans des fioles bouchées hermétiquement! «Quelle meilleure façon, disait-il, de chauffer l'air aux temps froids?» Il me dit aussi que, dans huit autres années, il pourrait fournir aux jardins des financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable. En même temps, il se plaignait que ses fonds étaient bas; il se plaignait en tendant la main... comme un philosophe..., ou comme un mendiant!

Je passai dans la chambre à côté; l'odeur en était repoussante, et mon guide: «Holà! me dit-il en me poussant dans cette infection, prenons garde à ne pas offenser messieurs les savants, et je ne vous conseillerais guère de vous boucher le nez.» L'ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de l'académie; son visage et sa barbe étaient couleur de parchemin, ses mains et ses habits étaient couverts d'une ordure infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m'embrassa très-étroitement; politesse dont je me serais bien passé. Son occupation, depuis son entrée à l'académie, avait été de rendre aux excréments humains le goût et la saveur nourricière, en séparant les divers aliments des parties diverses que l'excrément reçoit du fiel, et qui causent uniquement sa mauvaise odeur. A ce grand homme (une des lumières de l'académie) on donnait chaque semaine, de la part de la compagnie, un plat rempli de la matière la plus louable... environ de la grandeur d'un baril de Bristol. «Je vous ferais bien goûter, me dit-il, de ma recomposition; mais elle n'a pas encore acquis toutes les qualités que je lui voudrais.»

J'en vis un autre occupé à calciner la glace pour en extraire, disait-il, de fort bon salpêtre. Il me montra un traité concernant la malléabilité du feu qu'il voulait publier; et il me demanda ma souscription.

Je vis ensuite un très-ingénieux architecte! Il avait trouvé une méthode admirable pour bâtir les maisons en commençant par le faîte et finissant par les fondements; il justifia son projet par l'exemple de deux insectes, l'abeille et l'araignée.

Il y avait un aveugle de naissance. Il avait sous lui plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation était de composer des couleurs pour les peintres. Ce maître ingénieux leur enseignait à distinguer les couleurs par le tact et par l'odorat. Que vous dirai-je? Il leur en faisait voir de toutes les couleurs!

Je montai dans un appartement habité par un économiste du premier numéro. Ce grand homme (il fut d'abord un quasi-dieu) avait trouvé le secret de labourer la terre avec des cochons; grâce à la collaboration du pourceau, race inerte et tout au plus bonne à manger, notre économiste épargnait les frais de chevaux, de bœufs, de charrue et de laboureurs. Voici sa méthode, elle était aussi simple que son esprit: il enfouissait dans son terrain quantité de truffes, champignons, glands, dattes, châtaignes et autres victuailles recherchées de dom pourceau, et, quand le sol était saturé de toutes ces bonnes choses, il vous lâchait dans le champ du labour cinq ou six cents de ces animaux, qui, de leurs pieds et de leur grouin, mettaient la terre en état d'être ensemencée, en même temps qu'ils l'engraissaient en lui rendant ce qu'ils prenaient. Par malheur l'expérience avait démontré que ce labour, coûteux et embarrassant, était d'un triste rapport. On ne doutait pas néanmoins que cette invention ne fût plus tard d'une très-grande importance et d'une vraie utilité.

Dans une chambre où logeait un homme diamétralement opposé au projet de la charrue à cochons, un autre économiste promettait à ses adeptes et à ses souscripteurs de mettre en mouvement une charrue avec le secours du vent. Il avait construit sa charrue avec un mât et des voiles. Ainsi, d'un trait de plume, étaient supprimés bœufs et chevaux. Il soutenait que, grâce à lui, le zéphyr (un vent si doux!) ferait aller charrettes et carrosses, et que dans la suite on pourrait courir la poste en chaise, en mettant à la voile sur les grands chemins comme sur mer.

Je passai dans une autre loge tapissée de toiles d'araignée; à peine un espace étroit donnait passage à l'ouvrier. Dès qu'il me vit: «Prenez garde à rompre mes toiles!» Un peu calmé, il me dit que c'était une honte que l'aveuglement où les hommes avaient été jusqu'ici par rapport aux vers à soie, ayant à leur disposition tant d'insectes domestiques dont ils ne faisaient aucun usage, et préférables aux vers à soie: ils ne savaient que filer: l'araignée est tout ensemble une fileuse et une ourdisseuse. Il ajouta que l'usage des toiles d'araignée, avant fort peu de temps, épargnerait les frais de tentures. «Notez, disait-il, que la bergame et le cuir de Cordoue, et la soie et la laine adoptées pour l'éclat et la variété des couleurs, seront bientôt dépassés, et que j'ai trouvé le moyen de donner aux toiles de l'araignée une grâce inaccoutumée.» En même temps, il me montrait, pour appuyer son dire, un grand nombre de mouches de couleurs diverses et charmantes dont il nourrissait ses fileuses; il était certain que leurs toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches, et, comme il en avait de toute espèce, il espérait bientôt des toiles dignes de satisfaire, par leurs couleurs, tous les goûts différents des hommes, aussitôt qu'il aurait pu trouver je ne sais quel mélange et quelle conglutination ajoutés à ces fils trop menus et trop peu consistants. Au reste, il ne lui fallait guère plus de huit jours pour mener à bonne fin ce complément de sa découverte.

Je vis ensuite un célèbre astronome! Il avait entrepris de poser un cadran à la pointe du grand clocher de la maison de ville, ajustant de telle façon les mouvements diurnes et annuels du soleil avec la rose des vents, qu'ils iraient à l'unisson avec le mouvement de la girouette.

Sur ces entrefaites, il me sembla que j'allais avoir la colique, et justement l'appariteur me fit entrer fort à propos dans la salle d'un grand médecin, très-célèbre par son secret de guérir la colique. Il avait un grand soufflet dont le tuyau était d'ivoire, et ce soufflet, à double courant, aspirait les vents fétides, et les remplaçait par des vents purs, salutaires, et récréatifs. De sa seringue à double courant, il fit l'essai sur un pauvre chien, qui par malheur en creva net, ce qui déconcerta fort notre docteur et me guérit de l'envie d'avoir recours à son soufflet.

Après avoir visité le bâtiment des arts, je passai dans l'autre corps de logis. Là se tenaient les faiseurs de systèmes scientifiques. Nous entrâmes d'abord dans l'école assez bruyante du beau langage, où nous trouvâmes trois académiciens qui raisonnaient, à perte de vue, sur les moyens d'ajouter au langage une foule d'embellissements qui lui manquaient.

L'un d'eux proposait, pour abréger le discours, que tous les mots fussent réduits en simples monosyllabes. Il chassait du beau langage: article, adverbe et verbe, adjectif et subjonctif, et jusqu'au gérondif.

L'autre allait plus loin: il proposait la complète abolition du dictionnaire, et désormais, grâce à sa reforme grammaticale, on raisonnerait sans parler, ce qui serait très-favorable à la poitrine, attendu qu'à force de parler les poumons s'usent et la santé s'altère. L'expédient était de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s'entretenir. Ce nouveau système, intéressant s'il en fut, eût triomphé de tous les obstacles (à en croire monsieur l'inventeur), si les femmes ne s'y fussent opposées. «Mais la perte! elles sont si contentes des longs discours!» Pourtant, malgré ces dames, déjà plus d'un académicien se conforme à cette façon d'exprimer les choses par les choses mêmes, ce qui n'était embarrassant que lorsqu'ils avaient à parler de plusieurs sujets différents. Alors il leur fallait apporter sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu'ils n'eussent un ou deux valets bien constitués pour s'épargner cette peine de portefaix. «Voyez donc, cher monsieur, me disaient-ils, l'heureuse occasion de nous délivrer de l'étude et des langues étrangères! Ce que je veux raconter... je le montre. Et désormais, au lieu d'entendre... on regarde!»

A côté de cette étrange grammaire habitait (le mur était mitoyen) la mathématique. Ici, le maître enseignait à ses disciples une méthode que les Européens auront de la peine à s'imaginer. Chaque proposition, chaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de teinture céphalique, ou céphalitique, ad libitum. L'écolier, à jeun, était obligé, après avoir avalé ce pain à chanter, de s'abstenir de boire et de manger, pendant trois jours, en sorte que, le pain à chanter étant dûment digéré et absorbé, la teinture céphalitique pût monter au cerveau, où elle portait en grand triomphe avec elle la proposition et la démonstration. Cette méthode, il est vrai, n'avait pas eu beaucoup de succès jusqu'ici; c'était, disait-on, parce que l'on s'était trompé quelque peu dans le secundum certum, c'est-à-dire dans la mesure de la dose, ou bien parce que les écoliers indociles faisaient semblant d'avaler le bolus. Grave inconvénient de la méthode mnémonique! De deux choses l'une: ou ces messieurs allaient trop tôt à la garde-robe, ou tout simplement ils n'étaient pas de force à jeûner pendant trois jours.

Telles étaient les graves démonstrations des faiseurs de systèmes. Ils avaient écrit sur leur drapeau le mot méthode, et c'était, parmi eux, à qui trouverait la plus excellente méthode à l'usage des clairvoyants qui y voyaient trop!


CHAPITRE VI

Suite de l'Académie.

Je ne fus guère plus satisfait de l'école politique. Elle était non moins paradoxale que les trois autres. Sitôt que le bon sens me manque, ou que je manque au bon sens, pauvre de moi! je deviens tout mélancolique. Ces hommes extravagants soutenaient que les grands devaient choisir, pour leurs favoris, les plus habiles et les plus sages, parmi les plus honnêtes gens. Ils disaient aussi que le devoir des gouvernants, c'était de songer aux gouvernés, de récompenser le mérite et le savoir, l'habileté et les services; que les princes devaient leur confiance aux plus capables, aux plus expérimentés; et autres pareilles sottises et chimères, dont peu de princes se sont avisés. Ce qui me confirma dans la vérité de cette pensée admirable de Cicéron, qu'il n'y a rien de si absurde qui n'ait été avancé par quelque philosophe.

Heureusement que les autres membres de l'Académie ne ressemblaient pas aux originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d'un esprit sublime, et très-versé dans la science du gouvernement. Il avait consacré ses veilles à découvrir les causes des maladies d'un État, et, ces causes étant trouvées, à chercher des remèdes pour guérir le mauvais tempérament des administrateurs de la chose publique. «On convient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique ont entre eux une parfaite analogie. A ces causes, l'un et l'autre peuvent être traités par les mêmes remèdes. Ceux-là qui sont à la tête des affaires ont souvent les maladies que voici: ils sont pleins d'humeurs en mouvement qui leur affaiblissent la tête et le cœur, et leur causent des convulsions et des contractions de nerfs à la main droite, une faim canine, indigestions, vapeurs, délires et autres sortes de maux. Pour les guérir, ce grand médecin proposait que, lorsque ceux qui manient les affaires d'État seraient sur le point de s'assembler, on leur tâterait le pouls, ou tâcherait de connaître la nature de leur maladie; et, la première fois qu'ils s'assembleraient, on leur enverrait, avant la séance, des apothicaires avec des remèdes astringents, palliatifs, laxatifs, céphalalgiques, ictériques, apophlegmatiques, acoustiques, etc., selon la qualité du mal, en réitérant toujours à chaque séance et secundum artem.

«L'exécution de ce projet ne serait pas d'une grande dépense, et serait, selon mon idée, utile au suprême degré en tous pays où les états et les parlements se mêlent des affaires d'État! Oui, monsieur, un peu de casse et de séné administré quelques instants avant l'ouverture du Parlement, soudain tout s'apaise, à l'obéissance, à la règle, au devoir, au suffrage unanime, au respect de l'autorité, à l'admiration pour le ministre. Adoptez mon projet, il termine aussitôt les différends, il ouvre la bouche aux muets, il la ferme aux déclamateurs; il calme à l'instant l'impétuosité des jeunes sénateurs, échauffant la froideur des vieux, réveillant les stupides, ralentissant les étourdis.»

Et parce que l'on se plaint ordinairement que les favoris des princes ont la mémoire courte et malheureuse, le même docteur voulait que quiconque aurait affaire aux grands, à ceux qui tiennent l'oreille du prince, après avoir exposé le cas en très-peu de mots, eût la liberté de donner à monsieur le favori une chiquenaude sur le nez, un coup de pied dans le ventre, ou de lui tirer les oreilles, de lui ficher une épingle... à l'endroit où le dos change de nom, en un mot toutes les façons de le tenir en haleine et en souvenance de sa promesse. Même il serait permis de réitérer de temps en temps cet argument ad hominem, jusqu'à ce que la chose fût accordée ou refusée absolument.

Il voulait aussi que chaque sénateur, dans l'assemblée générale de la nation, après avoir proposé son opinion, après avoir dit tout ce qu'il aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de conclure à la proposition contradictoire, parce qu'infailliblement le résultat de ces assemblées serait par-là très-favorable au bien public.

Je vis deux académiciens politiques disputer sur le moyen de lever des impôts sans faire hurler les peuples. L'un soutenait que la meilleure méthode était d'imposer une taxe sur les vices et sur les folies des hommes, et que chacun serait taxé suivant le jugement et l'estimation de ses voisins. L'autre était d'un sentiment opposé; il prétendait qu'il fallait taxer les belles qualités du corps et de l'esprit, chacun se piquant d'être un Addison ou un Lovelace, et les taxer plus ou moins, selon leurs degrés; chacun, cette fois, restant son propre juge et faisant lui-même sa déclaration. La plus forte taxe, à coup sûr, devait être imposée aux mignons de Vénus, aux favoris du beau sexe, à proportion des faveurs qu'ils auraient reçues; et l'on s'en devait rapporter encore, en cet article, à leur propre déclaration. A ce compte, il fallait taxer non moins fortement l'esprit et la valeur, selon l'aveu que chacun ferait de son intelligence et de son héroïsme. A l'égard de l'honneur, de la probité, de la sagesse, de la modestie, on exemptait ces vertus de toute espèce de taxe: attendu qu'étant trop rares, elles ne rendraient presque rien. C'est bien dit! Faites donc convenir mes voisins que je suis un modèle de modestie et de sagesse. Et comptez que j'aurai la bonhomie insigne de m'affubler de la vertu des plus petites gens.

On devait pareillement taxer les dames à proportion de leur beauté, de leurs agréments, de leurs bonnes grâces, suivant leur propre estimation, comme on faisait à l'égard des hommes à l'article honneur, héroïsme et dignité. Pour la fidélité, la sincérité, le bon sens et le bon naturel, comme ces dames ne s'en piquent guère, cela ne devait rien payer: tout ce qu'on en pourrait retirer ne suffirait pas pour les frais du recouvrement.

Afin de retenir les sénateurs dans les intérêts de la couronne, un autre académicien politique était d'avis qu'il fallait que le prince offrît à ces seigneurs tous les grands emplois à la rafle! et pourtant de façon que chaque sénateur avant de toucher aux dés et aux cornets, fît serment, et donnât caution qu'il opinerait ensuite selon les intentions de la cour, soit qu'il gagnât le gros lot, soit que l'emploi favorisât le sénateur son voisin. En revanche, et comme fiche de consolation, il était convenu que les perdants auraient le droit de jouer entre eux au jeu de l'avancement, sitôt qu'une dignité viendrait à s'éteindre, ou quelque charge à disparaître. Ainsi tenus en éveil par une espérance incessamment renaissante, ils ne se plaindraient point des fausses promesses qu'on leur aurait données, et ne s'en prendraient qu'à la Fortune. Elle a si bon dos, la Fortune!

Un autre académicien me fit lire, en grand mystère, un écrit contenant une méthode ingénieuse pour découvrir les complots et les cabales. Il s'agissait tout bonnement d'examiner la nourriture des personnes suspectes, les heures de leurs repas, le côté sur lequel ils se couchent et se tournent dans leur lit, et principalement (c'était la clef de voûte du système) fallait-il étudier, à la loupe, la forme et la nature de leurs digestions. Ce projet, bien qu'il fût écrit avec talent et rempli d'observations utiles aux hommes d'État, me parut incomplet. Je m'aventurai à le dire à l'auteur, et j'offris d'y faire quelques additions. Il reçut ma proposition avec plus de complaisance que les écrivains académiques n'ont coutume de le faire, et il m'assura qu'il serait charmé de profiter de mes lumières.

Je lui dis que dans le royaume de Tribnia, nommé Laugden par les naturels, où j'avais résidé quelque temps dans le cours de mes voyages, la masse du peuple se composait en grande partie de dénonciateurs, espions, accusateurs, délateurs, témoins, jureurs et autres instruments utiles et subalternes, à la solde des ministres, et dévoués à leur volonté. Dans ce royaume, où la police a posé ses tabernacles, les intrigues et les complots sont en général inventés par ces sortes de gens, qui désirent établir leur réputation de profonds politiques, rendre à coups de terreurs et de surprises la vigueur à une administration malade, étouffer ou détourner les mécontentements, remplir les coffres par les amendes et confiscations, enfin élever ou abaisser le crédit public au gré de leurs intérêts privés. C'est pourquoi ils conviennent entre eux, d'avance, des complots dont certaines personnes suspectes doivent être accusées. Ils saisissent les lettres et les papiers de ces malheureux, sacrifiés à la raison d'État, et sur ces légers indices, ils vous les font mettre en prison. Or, sitôt que l'homme est en prison, tous ses papiers, quels qu'ils soient, sont remis (sous les auspices du préposé à l'opinion publique) à une société d'experts très-habiles à trouver le sens caché des mots, des syllabes, des lettres.

Par exemple, ils découvriront que:

Chaise percée, signifie conseil privé;

Crible, dame de la cour;

Goutte, grand prêtre;

Pensionnaire, un mendiant;

Troupeau d'oies, une assemblée;

Peste, armée permanente;

Hanneton, premier ministre;

Balai, une révolution;

Souricière, un emploi;

Puits perdu, le trésor public;

Tonneau vide, un général;

Plaie ouverte, les affaires d'État.

Ils ont des moyens encore plus efficaces, qu'ils appellent acrostiches et anagrammes. Avant toute espèce d'inquisition, ils donnent à toutes les lettres initiales un sens politique, et tire-toi de là, si tu peux.

Ainsi, N serait complot; B, régiment de cavalerie; L, flotte; ou bien ils transposent les lettres d'un papier suspect, de manière à mettre à découvert les desseins les plus cachés d'un parti mécontent: par exemple, vous lisez dans une lettre écrite à un ami: Votre frère Thomas a la fièvre! Holà! voici que l'habile déchiffreur trouvera dans l'assemblage de ces mots indifférents au premier abord une phrase horrible, apprenant aux conspirateurs que tout est prêt pour le jour du complot.

L'académicien me fit de grands remercîments de lui avoir communiqué ces petites observations; même il me promit de m'accorder une mention honorable dans le traité qu'il devait publier depuis tantôt cinquante ans!

Au demeurant, je ne vis rien dans ce pays qui pût m'engager à y faire un plus long séjour, aussi commençai-je à songer à mon retour en Angleterre.


CHAPITRE VII

Gulliver quitte Lagado.—Il arrive à Maldonada.—Il fait un petit voyage à Glubbdubdrid.—Comment il est reçu par le gouverneur.

Le continent auquel appartient ce royaume au moins étrange s'étend, selon ma modeste estime, à l'est vers une contrée inconnue de l'Amérique, à l'ouest vers la Californie, au nord vers la mer Pacifique. Il n'est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays possède un port célèbre et fait un grand commerce avec l'île de Luggnagg, au nord-ouest, à vingt degrés de latitude septentrionale, à cent quarante degrés de longitude. L'île de Luggnagg, au sud-ouest du Japon, en est éloignée environ de cent lieues. Une étroite alliance est jurée entre l'empereur du Japon et le roi de Luggnagg, et leurs sujets, volontiers, vont d'une île à l'autre. Il était donc naturel que je prisse un si bon chemin pour retourner en Europe. Je louai deux mules, avec un guide, et du meilleur de mon cœur je pris congé de l'illustre protecteur qui m'avait témoigné tant de bonté! A mon départ, j'en reçus un magnifique présent.

Il ne m'arriva, pendant mon voyage, aucune aventure qui vaille la peine d'être rapportée. Au port de Maldonada, qui est une ville environ de la grandeur de Porstmouth, pas un navire, même un navire marchand, n'était en partance pour Luggnagg. Je fis bientôt quelques connaissances dans la ville. Un gentilhomme de l'endroit me dit que, puisqu'on ne ferait pas voile avant un grand mois pour Luggnagg, je ferais bien de me divertir à quelque petit voyage à l'île de Glubbdubdrid, à cinq lieues de là, vers le sud-ouest. Même il s'offrit d'être de la partie, avec un de ses amis, et de fournir une petite barque.

Glubbdubdrid, selon son étymologie, est l'île des Sorciers, l'île des Magiciens. Elle obéit au chef d'une tribu composée uniquement de sorciers. Sorciers et sorcières se marient entre eux; le prince est toujours le plus ancien de la tribu, et... ça n'est pas plus sorcier que cela. Ce sorcier-prince habite un palais magnifique, au milieu d'un parc de trois mille acres, entouré d'un mur de pierre de taille de vingt pieds de haut. Lui et les siens sont servis par des domestiques d'une espèce extraordinaire. Par la connaissance qu'il a de la nécromancie, il possède le pouvoir d'évoquer les esprits et de les obliger, pendant vingt-quatre heures, à porter sa livrée.

Il était environ onze heures du matin quand nous débarquâmes. Un des deux gentilshommes qui m'accompagnaient s'en fut, du même pas, trouver le gouverneur, pour lui annoncer qu'un étranger souhaitait avoir l'honneur de saluer Son Altesse. A ce compliment, monseigneur daigna sourire. Aussitôt la cour du palais nous est ouverte, et nous traversons un triple rang de gardes de la manche, dont les armes et les attitudes me firent une peur extrême. Arrivés aux appartements, nous rencontrâmes une foule de domestiques qui semblaient postés là plutôt pour défendre que pour nous indiquer la chambre du gouverneur. Après trois révérences, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de son trône. Il entendait la langue des Balnibarbes. Il me fit différentes questions au sujet de mes voyages, et, pour me marquer qu'il voulait agir avec moi sans cérémonie, il fit signe, avec le doigt, à tous ses gens de se retirer. En un clin d'œil (ce qui m'étonna beaucoup), ils disparurent comme une fumée.

«O ciel! m'écriai-je, en levant les mains.

—Rassurez-vous,» me dit le gouverneur.

Et moi, voyant que mes deux compagnons en prenaient tout à leur aise, en gens faits à ces manières, je commençai à prendre courage, et me voilà racontant à Son Altesse mes différentes aventures, non sans un grand trouble de mon imagination! Il me semblait qu'à ma gauche et à ma droite allaient reparaître les fantômes que j'avais vus s'évanouir.

J'eus l'honneur de dîner avec le gouverneur, et nous fûmes servis par une nouvelle troupe de spectres. Nous quittâmes la table au coucher du soleil. «Couchez ici, disait le prince...—Altesse, agréez nos remercîments, et souffrez que nous nous retirions.» Il n'insista pas davantage, et nous fûmes, mes deux amis et moi, chercher un lit dans la ville capitale. Le lendemain matin, nous rendions à Son Altesse le gouverneur tous nos devoirs. Pendant les deux jours que nous sommes restés dans cette île, j'en vins à me familiariser avec les esprits, à tel point que non-seulement je ne les craignais plus, mais encore il me plaisait de les évoquer. «Puisque vous voilà si hardi, voulez-vous, me dit Son Altesse, éprouver ce que je sais faire? Eh bien, nommez-moi tels morts qu'il vous plaira d'évoquer. Soudain je les oblige à se montrer; je les force à répondre à vos questions.» Seulement, il y mettait cette acceptable condition: que je ne les interrogerais que sur les choses qui s'étaient passées de leur temps; de mon côté, je pourrais être assuré qu'ils me diraient toujours vrai! C'est une de leurs tristesses, là-bas le mensonge est inutile aux morts.

Je rendis de très-humbles actions de grâces à Son Altesse, et, content de mettre à l'épreuve une autorité si grande, je revins par la mémoire aux grands événements que j'avais lus autrefois, dans l'histoire romaine, et tout d'abord il me vint dans l'esprit d'évoquer Lucrèce, la victime de Tarquin, Lucrèce qui se tue et ne veut pas survivre à son déshonneur! Aussitôt je vis sous mes yeux une dame assez belle, et vêtue à la romaine. Je pris la liberté de lui demander pourquoi donc elle avait vengé sur elle-même le crime d'un autre? Elle baissa les yeux, et me répondit que les historiens, de peur de la trouver faible, avaient imaginé qu'elle était folle..... A ces mots, elle disparut.

Le gouverneur, obéissant à mon caprice, fit signe à César, à Brutus, à la victime, à l'assassin de s'avancer. Je fus frappé d'admiration et de respect à la vue de Brutus. Jules César m'avoua que toutes ses belles actions étaient au-dessous des hauts faits de son meurtrier, juste vengeur de la liberté romaine... Il avait tué César pour délivrer Rome de la tyrannie et du tyran.

Après ces illustres fantômes dont on dit tant de fables vulgaires, je voulus voir Homère. Il m'apparut, je l'entretins et lui demandai ce qu'il pensait de l'Iliade. Il m'avoua qu'il était surpris des louanges excessives qu'on lui donnait depuis trois mille années, que son poëme était médiocre et semé de sottises; qu'il n'avait plu de son temps que par la grâce et la beauté de la diction, de l'harmonie, en un mot, il était fort surpris que, puisque sa langue était morte et que personne après tant de siècles n'en pouvait plus distinguer les agréments et les finesses, il se trouvât encore des gens assez vains ou stupides pour l'admirer. Sophocle et son disciple Euripide me tinrent à peu près le même langage, et se moquèrent surtout de nos savants modernes. Obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies, lorsqu'elles étaient fidèlement traduites, ils soutenaient qu'en grec c'étaient des beautés véritables et qu'il fallait savoir le grec absolument, pour en juger avec équité.

Je voulus aussi saluer ces deux grands philosophes, Aristote et Descartes. Le premier m'avoua qu'il n'avait rien compris à la physique, et qu'il était un physicien de la force des philosophes, ses contemporains! Non pas que ceux-là en aient su davantage qui avaient vécu entre lui et Descartes. Il ajouta que Descartes avait pris un bon chemin, quoiqu'il se fût souvent trompé, surtout par son système extravagant de l'âme des bêtes. A son tour, Descartes prit la parole. Il convint de bonne grâce de certaines découvertes qu'il avait faites. Certes, il avait établi d'assez bons principes; mais il n'était pas allé fort loin dans sa voie, et tous ceux qui désormais voudraient courir la même carrière seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit, et forcés d'aller à tâtons. Ce même Descartes répétait que c'était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes, et que la vraie physique utile et convenable à l'homme était de faire un amas d'expériences, et de s'y tenir. Que d'insensés, disait-il, ont été mes disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa!

J'eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces derniers temps, parmi les morts de qualité, car j'ai toujours eu grande vénération pour la noblesse. Oh! que je vis de choses étranges, quand le gouverneur fit passer en revue, et sous mes yeux, toute la suite des aïeux de la plupart de nos ducs, marquis, comtes et gentilshommes modernes! Que j'eus grand plaisir à remonter à ces illustres origines, à contempler les divers personnages qui leur ont transmis le sang de leurs veines! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d'autres le menton pointu, celles-ci le visage hideux, telle race a les yeux beaux et le teint délicat, telle autre abonde en insensés, celle-ci est féconde en fourbes, en fripons; le caractère de celle-là est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté. Telles sont les qualités qui les distinguent entre elles toutes, comme leurs armes et leurs livrées. A dater de cette inspection... rétrospective, je compris enfin pourquoi Polidore Virgile avait dit au sujet de certaines maisons:

Ne cherche pas dans cette caste
Homme hardi, ni femme chaste.

Et que dire aussi des tristes descendants des vrais aïeux, de certaines contagions qui se transmettent avec la noblesse, de l'aïeul au grand-père, au père, au fils, au petit-fils, à l'arrière-petit-fils?

Quelle surprise enfin, de rencontrer, au beau milieu de certaines généalogies, des voleurs, des biographes, des faussaires, des rimeurs, des cuisiniers, des faiseurs de cantates, des pages, des laquais, des maîtres à danser, des maîtres à chanter!

Je reconnus clairement pourquoi les historiens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques; des flatteurs et des courtisans en gens de bien; des athées en hommes pleins de religion; d'infâmes débauchés en gens chastes, et de vrais délateurs en hommes vrais et sincères. Je sus aussi pourquoi donc et comment des personnes très-innocentes avaient été condamnées à la mort ou au bannissement, par l'intrigue des favoris. Grands corrupteurs de la justice et de la vérité! ne m'interrogez pas... Je vous dirais comme il est advenu que des hommes de basse extraction et sans mérite ont été bombardés aux plus illustres emplois; par quelle suite de malheurs un vil proxénète, un coquin d'antichambre, un drôle affublé d'un habit brodé, vendeur de corruptions toutes faites, et fabricant de vénales amours, finissait par être un homme considérable, et arrivait à peser sur les destinées d'une nation! Oh! que je conçus alors une basse idée de l'humanité! Que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir!

Je découvris l'ignorance et la témérité de nos historiens! Malepeste! voilà d'habiles gens! Ils savent, à point nommé, les rois qui sont morts du poison! Ils vous disent, sans en rien oublier, les entretiens secrets d'un prince avec son premier ministre! Ils ont, à votre intention, crocheté la serrure la plus embrouillée (à l'exemple de la politique) des plus mystérieux cabinets; ils ont appliqué à leurs tortures particulières nos seigneurs les ambassadeurs, pour en tirer les anecdotes les plus curieuses et d'intéressantes révélations!

«Vous savez bien ma grande victoire de X***, s'écriait un général, je l'ai gagnée en prenant la fuite!—Et moi, s'écriait l'amiral N***, j'allais amener mon pavillon au moment juste où la flotte ennemie a battu la chamade!» Il y eut trois têtes... couronnées qui me dirent que sous leur règne elles n'avaient jamais récompensé aucun homme de mérite; une seule fois pourtant leur ministre les trompa et se trompa lui-même. Aussi bien, ils s'en étaient repentis cruellement, rien n'étant plus incommode que la vertu. J'eus la curiosité de m'informer par quel moyen un si grand nombre de personnes étaient parvenues à une très-haute fortune. Je me bornai à des temps déjà loin de nous, sans toucher au temps présent, de peur d'offenser même les étrangers. (Est-il donc nécessaire de vous prévenir, ami lecteur, que tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde point ma chère patrie?) Or, parmi ces moyens de fortune et de succès, voici les meilleurs, si j'en crois les renseignements que j'ai recueillis:

Parjure!

Oppression!

Perfidie!

Injustice!

Mensonge!

Subornation!

Serments!

Pendaisons!

Confiscations!

Ajoutons, s'il vous plaît, à ces bagatelles de l'envie de parvenir:

Meurtres!

Poisons!

Assassinats!

Prostitutions!

Suppositions!

Suppressions!

Après ces découvertes, je crois bien que l'on me pardonnera désormais un peu moins d'estime et de vénération pour la grandeur, que j'honore et respecte naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l'égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang supérieur à celui que nous occupons, nous autres, les faibles mortels.

J'avais lu dans certains livres que des sujets avaient rendu de grands services à leur prince, à leur patrie. «Ami sorcier, lui dis-je, ayez la bonté de me montrer ces grands citoyens, ces sujets fidèles, que je les voie!—On ne sait plus ces noms-là, répondit le sorcier, princes et nations oublient volontiers le nom de leurs bienfaiteurs.» On se souvenait seulement de quelques-uns... les historiens, en leurs diatribes, les avaient fait passer pour des traîtres et des lâches! Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, obéirent cependant à mon ordre... et se montrèrent... mais qu'ils étaient humiliés, et dans quel triste équipage! Hélas! les braves gens sans récompense! Ils étaient morts dans la pauvreté et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud!

Parmi ces victimes de leur courage et de leur dévouement, je vis un homme intéressant, s'il en fut onques. Il avait à ses côtés un jeune fils de dix-huit ans. Il me dit qu'il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs années; dans le combat naval d'Actium, il avait enfoncé la première ligne, et coulé à fond trois vaisseaux de premier rang. Bien plus, il en avait pris le vaisseau amiral, ce qui avait été la seule cause de la fuite d'Antoine et de l'entière défaite de sa flotte. Enfin le jeune homme ici présent était son fils unique, tué dans le combat. Cet homme ajouta que, la guerre étant terminée, il vint à Rome y solliciter pour sa récompense le commandement d'un vaisseau dont le capitaine avait péri dans le combat. Que direz-vous de ceci? sans avoir égard à sa demande, ce commandement avait été donné au fils de certain affranchi qui n'avait encore jamais vu la mer! A cette injustice odieuse il avait baissé la tête, et, sans mot dire, il était retourné à son poste... On avait profité de son absence pour donner son propre navire au page du vice-amiral Publicola! C'est pourquoi il avait été obligé de se retirer chez lui, dans une humble métairie, à cent lieues de Rome, et dans ce dernier asile il avait fini ses jours. Quelle incroyable histoire! Agrippa, qui dans ce combat avait été l'amiral de la flotte victorieuse, me confirmant la vérité de ce récit, ajouta des circonstances que la modestie et la réserve du bon capitaine avaient omises.

Comme chacun des personnages évoqués paraissait tel qu'il avait été dans le monde, avec douleur je compris combien depuis cent ans le genre humain avait dégénéré, combien la débauche, avec toutes ses conséquences, avait altéré les traits du visage et rapetissé les corps, retiré les nerfs, relâché les muscles, effacé les couleurs, corrompu la chair des Anglais!

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, ces Sabins, fils des Sabines rustiques, ces paysans du Danube, étonnant le monde entier de leur éloquence austère, héros de la charrue et du toit de chaume, dont on vante encore aujourd'hui la simplicité, la sobriété, la justice, l'esprit de liberté, la valeur, nos plus précieux exemples de dévouement et d'amour pour la patrie. Ils comparurent à ma barre, et je ne pus m'empêcher de les comparer avec ceux d'aujourd'hui, qui vendent à prix d'argent leurs suffrages, dans l'élection des députés au parlement. Ces bons paysans! ces naïfs bergers! ces sages laboureurs! fils de la terre innocente, en fait de rouerie et de mensonge, ils en revendraient aux gens de cour.


CHAPITRE VIII

Retour de Gulliver à Maldonada.—Il fait voile pour le royaume de Luggnagg.—A son arrivée il est arrêté et conduit à la cour.—Comment il y est reçu.

Le jour de notre départ étant arrivé, je pris congé de Son Altesse le gouverneur de Glubbdubdrid, et retournai avec mes deux compagnons à Maldonada. Après une attente de quinze jours, je m'embarquai enfin sur un navire qui partait pour Luggnagg. Les deux gentilshommes, et quelques autres personnes qui m'avaient été bienveillantes, eurent l'honnêteté de me fournir les provisions nécessaires pour ce voyage, et de me conduire à bord. Le second jour de notre départ nous essuyâmes une violente tempête et fûmes contraints de gouverner au nord, par les vents alizés, qui soufflent, en cet endroit, l'espace de soixante lieues. Le 21 avril 1711, nous entrâmes dans la rivière de Clumegnig, qui est une ville port de mer, au sud-est de Luggnagg. L'ancre est jetée à une lieue de la ville et nous faisons le signal au pilote. En moins d'une heure il en vint deux à bord, qui nous guidèrent au milieu des écueils et des rochers, très-dangereux dans cette rade, et dans le passage étroit qui conduit au bassin où les navires sont en sûreté. De la longueur d'un câble, il touche aux remparts.

Quelques-uns de nos matelots, soit trahison, soit imprudence, me signalèrent aux pilotes comme un étranger grand voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane; et ce commis, qui voulait de l'avancement, m'adressa diverses questions dans la langue balnibardienne, qui est entendue en cette ville à cause du commerce, et surtout par les gens de mer et les douaniers. Je lui répondis en peu de mots, et lui fis une histoire aussi vraisemblable qu'il me fut possible. Je jugeai cependant qu'il était nécessaire de déguiser mon pays, et de me dire Hollandais; mon dessein étant d'aller au Japon, où je savais que les Hollandais étaient les bienvenus. Donc je répondis qu'ayant fait naufrage à la côte des Balnibarbes, et m'étant échoué sur un rocher, j'avais été dans l'île volante de Laputa, dont j'avais souvent ouï parler, et que maintenant je songeais à me rendre au Japon pour retourner dans mon pays. Le commis, qui avait du vrai sang de douanier dans les veines, répondit, en homme avisé, qu'il ne doutait pas de la véracité de mon récit; mais il avait ses ordres, et, avant de m'admettre à la libre pratique, il se voyait dans la triste obligation de me séquestrer, jusqu'à ce qu'il eût reçu des ordres de sa cour, où il allait écrire immédiatement. Il espérait recevoir une bonne réponse avant qu'il fût quinze ou vingt jours. Me voilà donc prisonnier de la douane! On me donne un logement convenable avec une sentinelle à ma porte. J'avais un grand jardin où me promener, et je fus traité aux dépens du roi. Plusieurs personnes me rendirent visite, excitées par la curiosité de voir un homme qui venait d'un pays dont elles n'avaient jamais entendu parler.

Je fis marché avec un jeune passager de notre navire comme interprète. Il était natif de Luggnagg; mais, ayant passé plusieurs années à Maldonada, il savait parfaitement les deux langues. Avec son secours, je fus en état d'entretenir tous ceux qui me faisaient l'honneur de me visiter: ils m'interrogeaient, je répondais à leurs questions.

Au bout de quinze jours arriva la réponse du gouvernement: ordre exprès de me conduire avec ma suite, par un détachement de chevaux, à Traldragenbh ou Trildragdrib; autant que je m'en puis souvenir, on prononce ainsi des deux manières. Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon, qui me servait de trucheman, de secrétaire et de valet de chambre. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devança d'une demi-journée, pour donner avis au roi, son maître, de ma prochaine arrivée et pour demander à Sa Majesté le jour et l'heure où je pourrais avoir l'honneur et le plaisir de lécher la poussière du pied de son trône invincible.

Deux jours après mon arrivée, on m'accordait mon audience; et d'abord on me fit coucher et ramper sur le ventre et balayer le plancher avec ma langue, à mesure que j'avançais vers le trône de Sa Majesté. Grâce à ma qualité d'étranger, on avait eu l'honnêteté de nettoyer le plancher; et, ma foi! cette poussière à balayer, ce n'était pas la mer à boire. Ils me firent en ceci une faveur toute particulière, et qui ne s'accordait guère même aux personnes du premier rang, lorsqu'elles avaient l'honneur d'être reçues à l'audience de Sa Majesté. Quelquefois même on laissait le plancher très-sale... il suffisait d'un ennemi puissant pour être exposé à ces disgrâces. J'ai vu un seigneur la bouche obstruée à ce point de poussière et souillée de l'ordure qu'il avait recueillie avec sa langue, que parvenu aux pieds de ce trône intelligent, il lui fut impossible d'articuler une seule parole. A ce malheur point de remède; il est défendu, sous des peines graves, de cracher ou de s'essuyer la bouche en présence du roi. Il y a même en cette cour un autre usage abominable: une fois que vous étiez bel et bien condamné à mort, le roi dans sa bonté, pour vous épargner la honte du supplice, ordonnait que l'on jetât sur le plancher certaine poudre qui ne manque guère de vous faire mourir doucement et sans éclat, au bout de vingt-quatre heures. Mais, pour rendre justice au prince, à sa grande douceur, à la bonté qu'il a de ménager la vie de ses sujets, il faut dire à sa louange qu'après de semblables exécutions il a coutume d'ordonner très expressément de bien balayer le plancher, en sorte que, si ses domestiques l'oubliaient, ils courraient risque de tomber dans sa disgrâce. Je l'ai vu, moi qui vous parle, j'ai vu Sa très-clémente Majesté condamner un page au fouet, pour avoir malicieusement négligé de procéder à un balayage exact... Un jeune seigneur de grande espérance avait léché un restant de poison, et de cette légère inadvertance il était mort! Admirez cependant la bonté du monarque! Il voulut bien encore pardonner cette étourderie à son page, et lui fit grâce du fouet.

Revenons à mon audience. A quatre pas et à quatre pattes des pieds sacrés, je me levai sur mes genoux; là, je frappai sept fois la terre de mon front, et je prononçai ces paroles, que, la veille, on m'avait apprises par cœur... Ickpling Gloffthrobb suqutserumm blhiop mlashnalt, zwin tnodbalkguffh slhiophad gurdlubh asth. Ceci est un formulaire établi par les lois de ce royaume, à l'usage des hommes d'honneur qui sont admis à l'audience, et qu'on peut traduire ainsi: Puisse votre céleste Majesté survivre au Soleil! Le roi, sans se déconcerter (il disait la même chose à tout le monde), me fit une réponse à laquelle je ne compris rien, et moi, de mon côté, je criai très-distinctement: Fluft drin yalerick dwuldom prastrod mirpush, qui peut se traduire ainsi: Ma langue est dans la bouche de mon ami!... Si bien que, de leur côté, les interprètes royaux finirent par comprendre (ils étaient très-intelligents) que je désirais me servir de mon interprète; alors on fit entrer le jeune garçon dont j'ai parlé, et par son trucheman, je répondis à toutes les questions que Sa Majesté m'adressa pendant une demi-heure. Je parlais le balnibarbien, et mon interprète rendait mes paroles en lugnaggien.

Le roi prit grand plaisir à mon entretien; il ordonna à son blisfmarklub, ou chambellan, de faire préparer un logement dans son palais pour moi et mon interprète. Il fit mieux, il me gratifia d'une somme par jour pour ma table, avec une bourse pleine d'or, pour mes menus plaisirs.

Je demeurai trois mois en cette cour. Dans ces trois mois, Sa Majesté me combla de ses bontés, et me fit des offres très-gracieuses, pour me retenir dans ses États; mais trop profondément était gravé dans mon âme le souvenir de mon pays, de mes enfants, de ma chère épouse, privés depuis trop longtemps des douceurs de ma présence.


CHAPITRE IX

Des Struldbruggs ou Immortels.

Les Luggnaggiens sont un peuple très-poli, très-brave; ils ne manquent pas, j'en conviens, de cet orgueil qui est l'apanage de toutes les nations de l'Orient; en revanche, ils sont honnêtes et civils à l'égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à la cour. Je fis connaissance et me liai avec des personnes du grand monde et du bel air, et, grâce à mon interprète, j'eus souvent avec ces braves gens des entretiens agréables et fort instructifs.

Un d'eux me demandait un jour si j'avais vu quelques-uns de leurs Struldbruggs ou immortels. Je lui répondis que non, et que j'étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à des créatures de la race bipède des hommes. Il me dit que parfois, mais rarement, naissait dans une famille un enfant orné d'une tache rouge et ronde au sourcil gauche, et que cette incroyable marque le préservait de la mort. Dans les premiers jours, cette tache était de la largeur d'une petite pièce d'argent (que nous appelons en Angleterre three pence), et, le sujet grandissant, elle croissait et changeait de couleur. A douze ans, elle était verte; à vingt ans, elle passait du noir au bleu; à quarante ans, elle était tout à fait noire et de la grandeur d'un schelling... immuable éternellement. Il ajouta qu'il naissait si peu de ces enfants marqués au front, que l'on comptait à peine onze cents immortels de l'un et l'autre sexe en tout le royaume; il y en avait cinquante dans la capitale, et depuis trois ans on signalait un seul enfant de cette espèce, une simple fille encore! Au fait, la naissance d'un immortel n'était point attachée à telle famille de préférence à telle autre; présent de la nature ou du hasard, les enfants même des Struldbruggs naissaient mortels, comme les enfants des autres hommes.

Ce récit m'enchantait; la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais, je lui témoignai mon admiration avec les termes les plus expressifs. Je m'écriai, enthousiaste et ravi: «Trop heureuse nation, dont les enfants peuvent prétendre à l'immortalité! Heureuse contrée, où les exemples de l'ancien temps subsistent toujours, où la vertu des premiers siècles n'a point péri, où les premiers hommes vivent et vivront pour donner des leçons de sagesse aux générations de leurs générations! Donc, louange éternelle à ces hommes délivrés des horreurs de la mort! Sans doute ils ont la sagesse, ils ont la prudence! ils touchent, par la sympathie et par l'expérience, aux conseils des dieux!»

Pourtant j'étais fort intrigué de n'avoir pas rencontré un seul de ces immortels! Sans doute la glorieuse et flamboyante empreinte sur leur front m'aurait frappé les yeux. «Comment, ajoutai-je, un roi si judicieux pourrait-il se passer de l'expérience et des services de ces hommes d'État... immortels? Mais peut-être que la rigide vertu de ces vieillards l'importune, et blesserait les yeux de sa cour! Quoi qu'il en soit, je suis résolu d'en parler à Sa Majesté à la première occasion; et, qu'elle défère à mes avis ou les trouve hors de saison, j'accepte avec un juste orgueil l'établissement qu'elle a eu la bonté de m'offrir dans ses États, afin de passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels!»

Celui à qui j'adressais la parole, me regardant alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me répondit qu'il était ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d'expliquer aux gens qui nous écoutaient ce que je venais de lui dire. Il le fit, et pendant quelque temps ils s'entretinrent ensemble dans leur langage, que je n'entendais point. Ni dans leurs yeux, ni dans leurs gestes, je ne pouvais me rendre un compte exact de l'impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin la même personne qui m'avait parlé me dit poliment que ses amis, charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l'immortalité, désiraient savoir quel système de vie (au préalable) était dans mes habitudes, et quelles seraient mes ambitions, ou tout au moins mes espérances, si la nature m'avait fait naître Struldbrugg.

A cette intéressante question je repartis que j'allais les satisfaire et leur répondre avec grand plaisir; et quoi de plus simple, à qui se rend compte, et si volontiers, même de ses rêves? Que de fois me suis-je demandé ce que j'aurais fait si j'eusse été roi, général d'armée ou ministre d'État! A plus forte raison, ami Gulliver, que ferais-tu de l'immortalité? A part moi, j'avais déjà médité sur la conduite que je tiendrais si j'avais à vivre éternellement; et, puisqu'on le voulait, j'allais, à ce propos, donner l'essor à mon imagination.

«Mes amis (tel fut mon discours d'immortel), si véritablement le ciel m'avait fait naître au milieu de ce royaume, où tant de chances d'immortalité sont accordées aux regnicoles, mon premier soin eût été de faire une grande fortune, et deux petits siècles auraient suffi à m'enrichir, tant j'aurais été, sans cesse et sans fin, un lâche, un coquin, un proxénète, un mendiant, un délateur, un intrigant. Donc me voilà riche! En même temps, je vois, j'entends, j'étudie, et je m'applique à devenir le plus savant homme de l'univers, remarquant avec soin tous les grands événements, observant avec attention tous les princes et tous les ministres d'État qui se succèdent les uns aux autres, comparant leurs caractères, et faisant à ce propos les plus belles réflexions du monde. Oui-dà! j'aurais tracé un mémoire fidèle, exact, de toutes les révolutions de la mode et du langage, et des changements arrivés aux coutumes, aux lois, aux mœurs, aux plaisirs même. Ainsi, par cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un magasin d'antiquités, un registre vivant, un trésor de connaissances, un dictionnaire éloquent, toujours consulté, un oracle infaillible, l'oracle perpétuel de mes compatriotes et de tous mes dignes contemporains.

«Immortel, j'obéissais aux lois les plus strictes de l'immortalité. Point de mariage et point d'enfants; la vie élégante, en belle humeur, sans peines et sans gêne! En même temps, je m'occupe à former l'esprit de quelques jeunes gens; je leur fais part de mes lumières et de ma longue expérience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidents naturels, je les prends parmi mes illustres confrères les Struldbruggs, dont je choisis une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement avec eux. Toutefois je ne laisse pas que de fréquenter aussi quelques mortels de mérite. Hélas! il faudra bien m'habituer à les voir mourir, sans chagrin et sans regrets, leur postérité me consolant de leur perte. On s'accoutume à tout, si l'on est immortel, et je finirai par contempler les gens que l'on mène au tombeau, comme un fleuriste éprouve un certain plaisir à voir chaque année au printemps, dans ses plates-bandes, naître et mourir, puis renaître et mourir, ses roses, ses tulipes, ses œillets.

«Nous nous communiquerions mutuellement, entre nous autres Struldbruggs, toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progrès de la corruption du genre humain. Nous en composerions un beau traité de morale tout rempli de leçons bien faites, pour régénérer l'espèce humaine, qui va se dégradant de jour en jour depuis au moins deux mille ans.

«Quel spectacle imposant que de voir, de ses propres yeux, les décadences et les révolutions des empires, la face de la terre incessamment renouvelée, les villes superbes transformées en bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines honteuses; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de leurs courtisans; les fleuves célèbres changés en petits ruisseaux; l'Océan baignant d'autres rivages; de nouvelles contrées découvertes; un monde inconnu sortant ce matin, éclatant de nouveauté, du chaos d'hier! Immortels, mes frères, quelle joie et quel orgueil! La barbarie et l'ignorance étendues sur les nations les plus polies, les voilà dissipées; nous autres, les prévoyants et les sages, nous avons mis ordre à ces tristes spectacles: l'imagination éteignant le jugement, le jugement glaçant l'imagination; le goût des systèmes, des paradoxes, de l'enflure, des pointes et des antithèses étouffant la raison et le bon goût; la vérité opprimée en un temps, et triomphant dans l'autre; les persécutés devenus persécuteurs; les persécuteurs persécutés à leur tour; les superbes abaissés; les humbles élevés; des esclaves, des affranchis, des mercenaires parvenus à l'autorité par le maniement des deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le sang des peuples! Ces abîmes sont comblés; ces crimes désormais sont impossibles! L'attraction a remplacé la répulsion, la guerre implacable a cédé aux douceurs de la paix, la force a dit son dernier mot dans l'univers régénéré. La postérité de ces brigands publics est rentrée enfin dans le néant, d'où l'injustice et la rapine l'avaient tirée!

«Comme, en cet état d'immortalité, l'idée de la mort ne serait jamais présente à mon esprit pour troubler ou ralentir mes désirs, je m'abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la nature, indulgente mère, et la raison, ce flambeau plus brillant que l'étoile, approuveraient le sage et charmant emploi. Point de plaisir suivi de regrets! Fi des voluptés que le repentir empoisonne! Immortel, je suis l'ami de la science; à force de méditer, je trouverai à la fin les longitudes, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philosophale, et le remède à tous les maux. Et sanando omnes; c'était le rêve du Sauveur.»

Lorsque j'eus finis mon discours, celui qui seul l'avait entendu se tourna vers la compagnie, et leur en fit le précis dans son langage; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leur attitude, aucun mépris pour ce que je venais de dire. A la fin, cette même personne qui avait résumé mon discours fut priée par la compagnie d'avoir la charité de me dessiller les yeux et de m'avertir de mes erreurs. Ce qu'il fit bien volontiers, dans un long discours que j'abrége... attendu que je n'ai pas abrégé mon propre discours.

Il commença par reconnaître, avec beaucoup de courtoisie, à propos des immortels, que, si grande était mon erreur, il avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Japonais à peu près les mêmes dispositions: le désir de vivre était naturel à l'homme; un pied dans la tombe, il s'efforce encore de se tenir sur l'autre. Ainsi le vieillard le plus courbé se représente un lendemain, un avenir, et n'envisage la mort que comme un mal éloigné. Au contraire, en l'île de Luggnagg, la vieillesse était réputée une honte; l'exemple familier et la vue continuelle de leurs tristes immortels avaient préservé les habitants de cet amour insensé de la vie.

«C'est bien à tort (reprit ce mortel content de son sort) que vous portez si haut ce malheureux privilége, et vous changerez bien d'avis, quand vous connaîtrez le fond de cette immortalité lamentable. Avez-vous donc pensé que l'immortalité, c'était la jeunesse à l'infini, avec la force et la santé?—Toujours vingt ans? Sans cesse et sans fin le mois de mai? Quoi donc? vous supprimez la vieillesse et cette horrible caducité des jours, des années, des siècles amoncelés sur ces vieillards incapables de vivre et de mourir?»

En même temps, il me fit le portrait des Struldbruggs; ils ressemblaient aux mortels; ils vivent comme eux, jusqu'à trente ans; passé l'âge où tout est mûr et se déforme, hélas! ces malheureux mélancoliques tombent dans un immense ennui qui ne s'arrête plus. Au bout d'un siècle, ils ne sont plus que des vieillards courbés sous la vieillesse, avec l'idée affligeante de l'éternelle durée de leur caducité misérable; à ce point ils en sont tourmentés, que rien ne les console: ils ne sont pas seulement, comme les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, insensés... Le temps les fait stupides; il en fait d'abominables égoïstes. Ils renoncent à tout jamais aux douceurs de l'amitié; ils n'ont plus même de tendresse pour leurs enfants, pour leurs petits-enfants, pour les enfants de leurs enfants; dès la troisième génération, ils ont cessé de se reconnaître en ces naissances qui se croisent et s'inquiètent fort peu de l'immortel qui est leur grand-père. Inertes, impuissants, lamentables, leur vie est un sommeil entrecoupé de haine et d'envie. Haine aux jeunes amours, haine à la vie, au printemps, au bonheur, aux fraîches chansons; envie à la fleur, au sourire, aux plaisirs, aux fiançailles, aux mariages, aux naissances; envie aux vieillards, trop heureux, qui s'éteignent doucement dans les bras d'une famille qui les pleure. O peine et désespoir! Cette absence de la mort! Point de relâche à la vie et nul repos. Pour eux seuls, la tombe est fermée; ils ignorent les Elysées, les paradis, les enchantements, les récompenses; le savoir leur pèse; ils ont peur des révolutions qu'ils ont vues; plus de sympathies et plus d'espérance. Hélas! les moins misérables, les moins à plaindre, étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout à fait perdu la mémoire, et se voyaient réduits à l'état d'une horrible enfance, où rien ne sourit, où rien ne vous aime, où tout est silence, horreur, solitude, abandon.

Si par malheur un Struldbrugg épouse une Struldbrugge, le mariage est dissous dès que le plus jeune des deux est parvenu à l'âge de quatre-vingts ans. Il est juste, en effet, qu'un malheureux, condamné, sans l'avoir mérité, à vivre éternellement, ne soit pas obligé de vivre avec une femme éternelle. Ce qu'il y a de plus triste, est qu'après avoir atteint cet âge fatal, ils sont regardés comme étant morts civilement: leurs héritiers s'emparent de leurs biens; ils sont mis en tutelle, ils sont dépouillés de tout, et réduits à une pension alimentaire (loi très-juste, à cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards). Les Immortels sans argent sont entretenus aux dépens du public, dans une maison appelée l'Hôpital des pauvres Immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer charge, emploi, commandement. Il est incapable de négocier, contracter, acheter ou vendre. En justice, on ne reçoit plus son témoignage... Enfant au-dessous des enfants.

Sitôt qu'ils ont un siècle moins dix ans, voici l'abîme, et voilà le fantôme! Ah! que de misères entassées sur l'homme immortel! Le crâne est dépouillé, la mâchoire est dégarnie; et plus de goût, plus de saveur. Ils perdent la mémoire des choses les plus aisées à retenir, ils oublient le nom de leurs amis, et quelquefois leur nom propre. A quoi bon s'amuser à lire une phrase de quatre mots? Ils oublient, en épelant, les dernières syllabes. Par la même raison, il leur est impossible de s'entretenir avec personne... Et comme la langue est changeante autant que les feuilles des arbres, les Struldbruggs nés dans un siècle ont peine à comprendre le langage des hommes du siècle ancien. Ils ne parlent plus... Ils balbutient! Ils parlent d'une lèvre inerte une langue morte. Il faudrait un dictionnaire pour la comprendre! Esprit qui se perd en fumée! intelligence éteinte, enfantillage hébété! Les années se dandinent sur ces têtes chauves où tout vacille... Évitez, croyez-moi, ce spectacle hideux!» Ainsi parla ce mortel, tout content d'une maladie incurable qui le menait au tombeau tambour battant.

Certes, je perdis l'envie, à ce compte, d'une immortalité si lamentable, et je demeurai bien honteux de toutes les folles imaginations auxquelles je m'étais abandonné, sur le système d'une vie éternelle, ici-bas.

Le roi, ayant appris ce qui s'était passé dans ce mémorable entretien, rit beaucoup de mes idées sur l'immortalité, et de l'envie absurde que j'avais portée aux Struldbruggs. Il finit par me demander sérieusement si je ne voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays, pour guérir mes compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir.

Je répondis à Sa Majesté que je le voulais bien, mais, à vrai dire, il m'eût paru bien cruel de me charger de cet ignoble fardeau, et, Dieu merci, j'en fus quitte pour la peur. Une loi fondamentale a défendu, à perpétuité, aux immortels de quitter le royaume de Luggnagg.


CHAPITRE X

Gulliver, de l'île de Luggnagg, se rend au Japon.—Il s'embarque sur un vaisseau hollandais.—Il arrive dans Amsterdam, et, de là, passe en Angleterre.

J'espère un peu que tout ce que je viens de dire ici des Struldbruggs n'aura point ennuyé le lecteur. Ce ne sont point, certes, des choses communes, usées et rebattues, que l'on trouve à satiété dans les relations des voyageurs; au moins, puis-je affirmer que je n'ai rien vu de pareil dans celles que j'ai lues. Si pourtant quelque autre, avant moi, avait raconté ses propres voyages dans les pays dont je crois être, au moins, le Christophe Colomb, le lecteur aura la bonté de considérer qu'un voyageur, sans copier son voisin, est en droit de raconter les mêmes choses qu'il aura vues dans les mêmes pays.

Comme il se fait un très-grand commerce entre le royaume de Luggnagg et l'empire du Japon, les auteurs japonais n'auront pas oublié, dans leurs livres, de faire mention de ces Struldbruggs. Mais, le séjour que j'ai fait au Japon ayant été très-court, et d'ailleurs sans aucune teinture de la langue japonaise, il ne m'a pas été facile de m'assurer si j'avais été précédé dans mes découvertes. Je m'en rapporte à MM. les voyageurs hollandais.

Le roi de Luggnagg, m'ayant souvent pressé, mais en vain, de rester dans ses États, eut enfin la bonté de m'accorder mon congé; même il me fit l'honneur de me donner une lettre de recommandation, écrite de sa propre main, pour son cousin, l'empereur du Japon. Il me fit présent de quatre cent quarante-quatre pièces d'or, de cinq mille cinq cent cinquante-cinq petites perles, et de huit cent quatre-vingt-huit mille huit cent quatre-vingt-huit grains d'une espèce de riz très-rare, pour l'acclimatation. Ces sortes de nombres, qui se multiplient par dix, plaisent beaucoup en ce pays-là.

Le sixième jour du mois de mai 1709, je pris congé de Sa Majesté; je dis adieu à tous les amis que j'avais à sa cour. Ce prince excellent me fit conduire par un détachement de ses gardes au port de Glanguestald, au sud-ouest de l'île. Au bout de six jours, je trouvai un navire en partance pour le Japon: en moins de cinquante jours, nous débarquâmes à un petit port nommé Xamoski.

J'exhibai tout d'abord aux officiers de la douane la lettre dont j'avais l'honneur d'être chargé de la part du roi de Luggnagg pour Sa Majesté Japonaise. Ils reconnurent tout d'un coup le sceau de Sa Majesté Luggnaggienne, dont l'empreinte représentait un roi soutenant un pauvre estropié, et l'aidant à marcher.

Les magistrats de la ville, aussitôt qu'il leur fut démontré que j'étais porteur de cette auguste lettre, me traitèrent en ministre d'État, et me fournirent une voiture pour me transporter à Yédo, qui est la capitale de l'empire. A peine arrivé, j'obtins une audience de Sa Majesté, et l'honneur de lui présenter le rescrit royal. La lettre étant ouverte en grande cérémonie, l'empereur se la fit expliquer par son interprète, ajoutant en post-scriptum, que j'eusse à lui demander quelque grâce! En considération de son très-cher frère le roi de Luggnagg, il me l'accorderait aussitôt.

Cet interprète, ordinairement employé dans les affaires du commerce avec les Hollandais, connut aisément à mon air que j'étais Européen, et me rendit en langue hollandaise les paroles de Sa Majesté. Je répondis que j'étais un marchand de Hollande, triste jouet du naufrage et des vents. J'avais fait beaucoup de chemin par terre et par mer, pour me rendre à Luggnagg, et de là dans l'empire du Japon, où mes compatriotes se livraient à un grand commerce, et me fourniraient l'occasion de retourner en Europe. Ainsi je suppliai Sa Majesté de me faire conduire en sûreté à Nangasaki. Je pris en même temps la liberté de lui demander une autre grâce. En considération du roi de Luggnagg, qui me faisait l'honneur de me protéger, je fus dispensé de la cérémonie abominable imposée aux gens de mon pays. Les avares! Pour un peu d'or, ils foulent aux pieds la sainte image du Rédempteur. Dieu merci! je n'étais pas de ces vils marchands; je venais au Japon pour passer en Europe, et non point pour y trafiquer.

Sitôt que l'interprète eut exposé à Sa Majesté Japonaise la dernière grâce que je demandais, elle parut surprise infiniment de ma proposition, et me répondit que j'étais le premier homme de mon pays à qui pareil scrupule fût venu à l'esprit; ce qui le faisait un peu douter que je fusse un véritable Hollandais. «Cet homme est un chrétien, tout simplement,» disait-il. Cependant l'empereur, goûtant la raison que je lui avais alléguée, et poussé par la recommandation du roi de Luggnagg, voulut bien compatir à ma faiblesse, à condition du moins que je sauverais les apparences. Il donnerait l'ordre aux officiers préposés à l'observance de cet horrible usage qu'ils eussent, et pour cette fois, à se contenter de l'apparence. Il ajouta qu'il était de mon intérêt de tenir la chose secrète; infailliblement les Hollandais, mes compatriotes, me poignarderaient dans le voyage, s'ils venaient à savoir la dispense étrange que j'avais obtenue, et le scrupule injurieux que j'avais eu de ne pas les imiter.

Je rendis de très-humbles actions de grâces à Sa Majesté pour cette faveur singulière, et, quelques troupes étant alors en marche pour se rendre à Nangasaki, l'officier commandant eut l'ordre de me conduire en cette ville, avec une instruction secrète sur l'affaire du crucifix.

Le neuvième jour de juin 1709, après un voyage assez pénible, j'arrivai à Nangasaki, où je rencontrai une compagnie de Hollandais; ils étaient partis d'Amsterdam pour négocier à Amboine, et déjà ils étaient prêts à se rembarquer sur un gros navire de quatre cent cinquante tonneaux. J'avais passé un temps considérable en Hollande, ayant fait mes études à Leyde, et j'en parlais bien la langue. On me fit plusieurs questions sur mes voyages, auxquelles je répondis comme il me plut; je soutins parfaitement mon personnage de Hollandais; très-libéralement, je me donnai des amis et des parents dans les Provinces-Unies, et je choisis pour ma patrie une des plus jolies villes de mon royaume adoptif.

J'étais disposé à donner au capitaine (un certain Théodore Vangrult) tout ce qu'il lui aurait plu de me demander pour mon passage... En ma qualité de chirurgien de navire, il se contenta de la moitié du prix ordinaire; il fut convenu en même temps que j'exercerais ma profession jusqu'à la fin du voyage et sans appointements.

Avant de nous embarquer, plusieurs passagers s'étaient inquiétés de savoir si j'avais pratiqué la cérémonie. A quoi j'avais répondu... sans répondre... Un d'entre eux, qui était un mécréant de la pire espèce, s'avisa de me montrer malignement à l'officier japonais: «Celui-là, disait-il, s'est abstenu de fouler aux pieds le crucifix.» L'officier, qui avait ordre de ne point exiger de moi cette formalité, lui répliqua par vingt coups de canne; autant de motifs pour que pas un, pendant tout le voyage, osât renouveler son indiscrète question.

Nous fîmes voile avec un vent favorable; au cap de Bonne-Espérance, on s'arrêta deux jours; le 16 avril 1710, nous débarquâmes à Amsterdam, et de là je m'embarquai bientôt pour l'Angleterre. Ah! que je fus heureux de revoir ma chère patrie, après cinq ans et demi d'absence! Ah! que je fus heureux de retrouver, dans ma douce maison, ma femme et mes enfants en bonne santé!

Gavarni del.Ed. Willmann sc.
Imp. Lemercier et Ce Paris

Capitaine Gulliver.


QUATRIÈME PARTIE

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LE VOYAGE
AU PAYS DES HOUYHNHNMS


CHAPITRE PREMIER

Gulliver entreprend un dernier voyage en qualité de capitaine.—Son équipage se révolte, et l'abandonne sur un rivage inconnu.—Description des Yahous.—Deux Houyhnhnms viennent au-devant du voyageur.

Je passai cinq mois, fort doucement, avec ma femme et mes enfants; heureux si j'avais dignement apprécié mon bonheur! Hélas! j'appartenais, de mon âme et de mon corps, à tous les démons du voyage, et je fus tenté plus que jamais, lorsqu'on m'eut offert le titre flatteur de capitaine sur l'Aventure, un navire marchand de quatre cents tonneaux. J'entendais bien la navigation, et, sans renoncer tout à fait à la lancette, il me parut qu'il était convenable de la mettre au repos jusqu'à nouvel ordre. Il me suffirait d'emmener avec moi un jeune apprenti qui ferait la grosse besogne, et vogue la galère! Adieu donc à ma pauvre femme! Adieu l'enfant qu'elle portait dans son sein! De Portsmouth, je mis à la voile, un deuxième jour du mois d'août 1710.

Les maladies m'enlevèrent, pendant la route, une partie de mon équipage, et je fus obligé de faire une recrue aux Barbades, aux îles de Leeward, où les négociants dont je tenais ma commission m'avaient donné l'ordre de mouiller. Mais j'eus bientôt à me repentir de cette maudite recrue, un ramassis de bandits qui avaient été boucaniers! Ces coquins débauchèrent le reste de mon équipage, et tous ensemble ils complotèrent de se saisir de ma personne et de mon petit navire. Un matin, je dormais encore, ils brisent la porte de ma cabine, et quand ils me tiennent pieds et poings liés: «Obéis! disent-ils, ou l'on te jette à la mer!» Certes, si je possède une qualité, ce n'est pas l'héroïsme! A force d'avoir rencontré çà et là des maîtres de toute espèce, des pygmées, des géants, j'ai tout à fait oublié l'art de commander, et j'aurais dû le savoir, avant de m'imposer à des hommes sans loi et sans foi... Je promis volontiers de me soumettre, et les voilà qui m'enchaînent au bois de mon lit; ils postent une sentinelle à la porte de ma cabine, avec ordre de me casser la tête à la moindre tentative. Ils avaient résolu d'exercer la piraterie et de donner la chasse aux Espagnols; mais ils n'étaient pas assez forts d'équipage. «Allons, se dirent-ils, à Madagascar; nous vendrons la cargaison et chercherons une douzaine de bons garçons, à notre humeur!» Cependant j'étais fort inquiet du sort que me préparait cette importante délibération.

Gavarni pinxtOuthwaite sc.
Imp. Lemercier et Ce Paris

le cheval s'arrêta et me regarda fixement.

Le 9 mai 1711, un certain Jacques Welch (justement une nouvelle recrue) entra chez moi, et me dit qu'il avait reçu ordre exprès de monsieur le capitaine de me mettre à terre. En vain je protestai contre la violence qui m'était faite, il m'ordonna de me taire au nom du brigand qu'il appelait monsieur le capitaine. On me fit descendre aussitôt dans la chaloupe, après m'avoir permis d'emporter quelques hardes. Cependant on me laissa mon sabre, on eut la politesse de ne point visiter mes poches, où se trouvait quelque argent. Après avoir fait environ une lieue dans la chaloupe, on me déposa sur le rivage. «Au moins dites-moi, matelots, sur quels écueils vous m'abandonnez.—Ma foi, dirent-ils, nous ne le savons guère, mais prenez garde que la marée ne vous surprenne. Adieu.» Et la chaloupe s'éloigna.

Je quittai les grèves et montai sur une hauteur, pour m'asseoir et délibérer sur le parti que j'avais à prendre. Un peu calmé, j'avançai dans les terres, avec la résolution de me livrer au premier sauvage que je rencontrerais, et de racheter ma vie, au moyen de petites bagues, bracelets et autres bagatelles dont les voyageurs ne manquent jamais de se pourvoir, et dont j'avais une assez bonne provision.

A ma grande surprise, il m'apparut que cette terre était bien cultivée, et n'avait rien de l'écueil. Je n'avais pas marché deux heures que je découvris de grands arbres, de vastes herbages, et des champs où l'avoine croissait de tous côtés. Je marchais avec précaution, de crainte de surprise ou de quelque flèche au passage... et tout à coup je rencontrai un grand chemin où je remarquai le pas des hommes et le pas des chevaux, les traces des taureaux et des génisses. Je vis en même temps grand nombre d'animaux dans un champ; quelques-uns de la même espèce étaient perchés sur un arbre. Ah! les singulières créatures! Comme elles firent mine de se rapprocher, je me cachai derrière un buisson, pour les mieux voir.

De longs cheveux leur tombaient sur le visage; un poil épais recouvrait leur poitrine, leur dos et leurs pattes; ils avaient de la barbe au menton comme des boucs; le reste de leur corps était sans poil et laissait voir une peau très-brune. Ajoutez qu'ils étaient sans défense, exposés à la piqûre des moindres insectes; ils se tenaient assis sur l'herbe, et couchés, ou debout sur leurs pattes de derrière. Ils sautaient, bondissaient et grimpaient aux arbres avec l'agilité des écureuils; des griffes aux pattes de devant, des espèces d'ongles aux pattes de derrière; les femelles étaient un peu plus petites que les mâles; elles avaient de fort longs cheveux, et seulement un peu de duvet en plusieurs endroits de leur corps. Le duvet des uns et des autres était de diverses couleurs, brun, rouge et noir, et blond, blond ardent. Malheureux que je suis! dans tous mes voyages, je n'avais pas rencontré d'animal si difforme et si dégoûtant!

Après les avoir suffisamment considérés, je suivis le grand chemin, qui me conduirait sans doute à quelque hutte... Hélas! je cherchais un homme et je rencontre un de ces vils animaux qui venait droit à moi. A mon aspect il s'arrêta, fit une infinité de grimaces, et parut me regarder comme une espèce d'animal qui lui était inconnue; ensuite il s'approcha et leva sur moi sa patte de devant. Je tirai mon sabre et le frappai du plat, ne voulant pas le blesser, de peur d'offenser le maître à qui ces animaux pouvaient appartenir. L'animal frappé se mit à fuir et à crier si haut, qu'il attira une quarantaine d'animaux de sa sorte, accourant à moi avec des grimaces horribles. Je courus vers un arbre, et contre cet arbre appuyé, je me tins, le sabre à la main. Si vous aviez vu la rage et le tremblement de toutes ces bêtes ridicules et féroces! Comme elles évitaient le tranchant du sabre! Elles grimpèrent à l'arbre, et, quand elles furent hors de ma portée, elles me lâchèrent leurs immondices!... Puis, tout d'un coup, prises de panique, elles s'enfuirent en hurlant.

Alors je quittai l'arbre et poursuivis mon chemin, assez surpris qu'une terreur soudaine eût dissipé ces harpies. En ce moment je vis venir à moi un beau cheval marchant gravement au milieu d'un champ; sans nul doute, c'était la crainte ou le respect pour ce cheval qui avait fait décamper si vite la troupe immonde qui m'assiégeait. Le cheval, s'étant approché, s'arrêta, recula et me regarda fixement, paraissant étonné. Il me considéra de tous côtés, tournant plusieurs fois autour de moi. Je voulus avancer, il me barra le chemin, me regardant d'un œil doux et sans me faire violence. Nous nous étudiions ainsi l'un l'autre; à la fin je m'enhardis à lui mettre une main sur le cou, pour le flatter, sifflant et parlant à la façon des palefreniers, lorsqu'ils veulent caresser un cheval. Mais l'animal, superbe, honteux de ma politesse et la tête indignée, fronça les sourcils et leva fièrement un de ses pieds de devant, pour m'obliger à retirer ma main trop familière. En même temps, il se mit à hennir, mais avec des accents variés et des inflexions impérieuses, qui représentaient, sans nul doute, un vrai langage... une espèce de sens étant attachée à ces divers hennissements.

Sur l'entrefaite arriva un autre cheval, qui salua le premier très-poliment; l'un et l'autre ils se firent des honnêtetés réciproques, hennissant en cinquante façons différentes, qui semblaient former des sons articulés. Ils firent ensuite quelques pas ensemble, comme s'ils eussent voulu conférer sur un point difficile; ils allaient et venaient, en marchant gravement côte à côte, assez semblables à des hommes d'État qui tiennent conseil sur des affaires importantes: toutefois ils ne me perdaient pas de vue, et je compris que si je voulais m'enfuir, ils m'auraient bien vite attrapé.

Surpris de voir des bêtes se comporter ainsi, je me dis à moi-même: «Oui-dà! puisqu'en ce pays les bêtes ont tant de raison, il faut que les hommes y soient raisonnables au suprême degré.» Cette réflexion releva mon courage, et je résolus d'avancer dans le pays, jusqu'à ce que j'eusse enfin découvert village ou maison, ou rencontré quelque habitant. Sur quoi je m'apprêtais à fausser compagnie à MM. les chevaux, à les laisser discourir ensemble, à leur bon plaisir. Mais l'un des deux, un gris-pommelé, voyant que je m'en allais, se mit à hennir après moi d'une façon si impérieuse qu'il n'y eut pas moyen de ne point obéir. Donc je me retourne et me rapproche en dissimulant mon embarras et mon trouble; au fond, je ne savais ce que tout cela deviendrait, et le lecteur peut aisément s'imaginer que je perdais quelque peu de mon sang-froid.

Les deux chevaux me serrèrent de près, et se mirent à considérer mon visage et mes mains. Mon chapeau paraissait les surprendre, aussi bien que les pans de mon justaucorps. Le gris-pommelé se mit à flatter ma main droite, paraissant charmé de la douceur et de la couleur de ma peau; mais il la serra si fort entre son sabot et son paturon, que je ne pus m'empêcher de crier de toute ma force: aussitôt mille autres caresses pleines d'amitié. Mes souliers et mes bas leur donnaient aussi de grandes inquiétudes: ils les flairèrent et les tâtèrent plusieurs fois, et firent à ce sujet plusieurs gestes semblables à ceux d'un philosophe, inquiet d'un phénomène, et qui cherche à l'expliquer.

Enfin la contenance et les manières de ces deux animaux me parurent si raisonnables, si sages, si judicieuses, que je conclus en moi-même qu'il fallait que ce fussent des enchanteurs; ils s'étaient transformés en chevaux pour un motif que j'ignorais encore, et, trouvant un étranger sur leur route, ils avaient voulu se divertir un peu à ses dépens; peut-être étaient-ils tout simplement frappés de sa figure, de ses habits et de ses manières. C'est ce qui me fit prendre aussi la liberté de leur parler en ces termes:

«Messieurs les chevaux, si vous êtes des enchanteurs, vous entendez toutes les langues; ainsi j'ai l'honneur de vous dire en la mienne, que je suis un pauvre Anglais; mon malheur m'a fait échouer sur ces côtes hospitalières (je disais cela à tout hasard), et je vous prie humblement, l'un ou l'autre, si pourtant vous êtes de vrais chevaux, de vouloir bien souffrir que je monte sur vous, afin de me mettre en quête de quelque village ou maison qui me veuille accepter pour son hôte. En reconnaissance, acceptez, messeigneurs, ce petit couteau et ce bracelet.»

Les deux animaux parurent écouter mon discours avec grande attention; et, quand j'eus fini, ils se mirent à hennir tour à tour, tournés l'un vers l'autre; à cette fois, je compris clairement que leurs hennissements étaient significatifs, et renfermaient des mots dont on pourrait peut-être écrire un alphabet tout aussi simple que celui des Chinois.

Je les entendis souvent répéter le mot Yahou, dont je distinguai le son, sans en distinguer le sens. Va donc pour Yahou! et, sans savoir ce que je disais, je me mis à crier de toute ma force: «Yahou! Yahou!» en tâchant de les imiter. Cela parut les surprendre extrêmement; alors le gris-pommelé, répétant deux fois le même mot, semblait m'enseigner comme il le fallait prononcer; je répétai sa leçon de mon mieux avec toute l'intelligence que j'y pouvais mettre... et, certes, si ma prononciation n'était point encore parfaite, il me sembla que mon professeur équestre en était assez content. L'autre cheval, un grave bai-brun, sembla vouloir m'apprendre un autre mot, beaucoup plus difficile à prononcer, et qui, étant réduit à l'orthographe anglaise, peut ainsi s'écrire: Houyhnhnm. Je ne réussis pas si bien dans la prononciation de ce Houyhnhnm que dans le Yahou; mais, après les premiers essais, je m'en tirai mieux, et les deux seigneurs-chevaux me trouvèrent une certaine intelligence.

Lorsqu'ils se furent encore un peu entretenus (sans doute à mon sujet), ils prirent congé l'un de l'autre avec la même cérémonie. Le bai-brun me fit signe de marcher devant lui, et j'obéis, décidé à le suivre, en effet, jusqu'à ce que j'eusse rencontré quelque autre introducteur. Comme je marchais fort lentement (je tombais de lassitude), il se mit à hennir, hhum, hhum. Je compris sa pensée, et lui donnai à entendre que j'étais las et marchais avec peine; et lui, bonhomme, en dépit de ses quatre pieds qui pouvaient brûler la terre, il s'arrêta charitablement pour me laisser reposer!


CHAPITRE II

Gulliver est conduit au logis d'un Houyhnhnm: comment il y est reçu.—Quelle était la nourriture des Houyhnhnms.—Embarras de l'auteur aux heures du repas.

Après avoir marché environ trois milles, nous arrivons à une grande maison de bois fort basse, et couverte en chaume, et déjà je tirais de ma poche les petits présents que je destinais aux hôtes de cette maison, pour en être honnêtement reçu. Le cheval me fit entrer dans une grande salle assez propre, où pour tout meuble, il y avait un râtelier et une auge. Je vis trois chevaux entiers avec deux cavales; la compagnie avait dîné et se tenait assise sur ses jarrets. Au même instant rentrait le gris-pommelé, qui se mit à hennir en maître. Il me fit parcourir, à sa suite, deux autres salles de plain-pied, et dans la dernière il me fit signe d'attendre, et passa dans la chambre voisine. Alors je m'imaginai que le maître de céans était une personne de qualité, et que je devais attendre ainsi son bon plaisir. Toutefois, je ne pouvais guère concevoir qu'un homme de qualité eût des chevaux pour valets de chambre. «Ah! me disais-je, ai-je, en effet, perdu le sens commun? Suis-je donc fou, à force d'abandon et de malheur?...» Je regardai attentivement autour de moi, et me mis à considérer l'antichambre aussi nue que le premier salon. J'ouvrais de grands yeux; je regardais tout ce qui m'environnait; je voyais toujours la même chose! En vain, pour me reconnaître et retrouver la conscience de mon moi je me mordis les lèvres, je me battis les flancs pour m'éveiller si j'étais endormi..... les mêmes objets frappaient ma vue! Et toujours le même problème à résoudre! Eh non, je ne dormais pas: j'étais la victime éveillée et malheureuse de quelque odieux enchantement.

Tandis que je faisais ces réflexions, le gris-pommelé revint à moi dans le lieu où il m'avait laissé, et me fit signe de le suivre en la chambre, où je vis sur une natte élégante, une belle cavale, avec un beau poulain et une belle petite jument, tous appuyés modestement sur leurs hanches. La cavale se leva à mon arrivée, et s'approcha de moi; mais du premier coup d'œil jeté sur mon visage et sur mes mains, elle me tourna le derrière d'un air dédaigneux, et se mit à hennir, en prononçant souvent le mot Yahou! Je compris bientôt, à mes risques et périls, le sens funeste de ce mot plein de dégoût, car mon cheval introducteur, me faisant signe de la tête et me répétant souvent le mot hhnn, hhnn, m'introduisit dans la basse-cour d'un autre bâtiment séparé de la maison, comme on fait chez nous pour les étables ou les toits à porcs, et tout d'abord mes yeux s'arrêtèrent sur un trio de ces maudits animaux que j'avais vus d'abord dans un champ, et dont j'ai fait plus haut la description: ils étaient attachés par le cou à leur auge, et mangeaient des racines hachées avec de la chair d'âne, de chien et de vache morte. Ils tenaient cette abominable pâtée entre leurs griffes, et la déchiraient avec leurs dents.

Le maître-cheval commanda alors à un certain petit bidet alezan, qui était un de ses laquais, de délier le plus grand de ces animaux et de l'amener. On nous mit tous deux côte à côte, afin de nous comparer l'un avec l'autre; et désormais plus de doute: Yahou! j'en étais un! Ce fut alors que le mot de Yahou fut répété plusieurs fois, et je compris enfin que ces vils animaux s'appelaient Yahous. Je ne puis exprimer ma surprise et mon horreur, lorsqu'ayant considéré de très-près cet animal, je retrouvai, ô quelle honte! les caractères distinctifs de notre espèce, mais dégradés et déprimés. Le visage était plat, le nez écrasé, les lèvres étaient épaisses et la bouche énorme! L'Yahou avait cela de commun avec toutes les nations sauvages, parce que les mères couchent leurs enfants, le visage tourné contre terre, les portent sur leur dos, et leur battent le nez avec leurs épaules. Ce Yahou avait les pattes de devant semblables à mes mains; elles étaient armées d'ongles fort grands; la peau en était brune, rude et velue. Ses jambes ressemblaient à mes jambes. Cependant les bas et les souliers que je portais avaient fait croire à messieurs les chevaux que la différence était plus grande. A l'égard du reste du corps, c'était la même chose, et je soutiendrais un véritable paradoxe, en soutenant qu'au premier abord je n'étais pas un parfait Yahou.

Quoi qu'il en soit, ces messieurs les chevaux n'en jugeaient pas de même, parce que mon corps était vêtu; ils croyaient que mes habits étaient ma peau même et tenaient à ma substance, et ils en tiraient cette conclusion que j'étais par cet endroit, du moins, différent des Yahous. Le petit laquais, Bidet, tenant une racine entre son sabot et son paturon, me la présenta. Je la pris, et, ayant goûté, je la lui rendis sur-le-champ. Du même pas, il s'en fut chercher dans la loge des Yahous un morceau de chair d'âne et me l'offrit. Fi! l'horreur! Je n'y voulus point toucher, témoignant que cette viande me faisait mal au cœur. Le Bidet jeta le morceau au Yahou, qui sur-le-champ le dévora de grand appétit. Quand donc il se fut assuré que la nourriture des Yahous ne me convenait point, mon Bidet s'avisa de me présenter de la sienne: avoine et foin! Mais je secouai la tête en niant que ce fût là ma nourriture. Impatienté de me trouver si difficile, il me fit signe avec un de ses pieds de devant, qu'il portait à la bouche d'une façon très-surprenante et pourtant très-naturelle, qu'il ne savait comment me nourrir, et ce que je voulais donc manger? Mais que répondre, et par quels signes indiquer ma pensée? Et quand je l'aurais pu, je ne voyais pas que maître Bidet fût en état de me satisfaire.

Sur ces entrefaites une vache passa; je la montrai du doigt, et fis entendre, par un signe expressif, que j'avais envie de l'aller traire. On me comprit; aussitôt on me fait entrer dans la maison, et l'on commande à une servante-jument de m'ouvrir une salle, où je trouvai une quantité de terrines pleines de lait, et rangées en bon ordre. Ah! quel doux breuvage! Ah! comme enfin je pris ma réfection fort à mon aise, et de grand courage!

Sur l'heure de midi, je vis arriver à la maison une espèce de chariot tiré par quatre Yahous. Il y avait dans ce carrosse un vieux cheval qui paraissait un personnage de distinction; il venait rendre visite à mes hôtes et dîner avec eux. Ils le reçurent fort civilement, avec de grands égards. Ils dînèrent ensemble dans la plus belle salle; outre du foin et de la paille à profusion qu'on leur servit d'abord, on leur servit de l'avoine bouillie dans du lait. Leur auge, au milieu de la salle, était disposée à peu près comme un pressoir de Normandie, et divisée en compartiments, autour desquels ils étaient rangés, assis sur leurs hanches et sur des bottes de paille. Chaque compartiment avait son râtelier, en sorte que cheval et cavale à son gré mangeait sa provende avec beaucoup de décence et de propreté. Le poulain et la petite jument, enfants bien élevés du maître et de la maîtresse du logis, avaient place à ce repas; leur père et leur mère étaient fort attentifs à les servir. Au dessert (prunes et poires), le gris-pommelé m'ordonna de venir auprès de lui, et il me sembla qu'il s'entretenait à mon sujet avec son ami. Le vieux seigneur-cheval me regardait de temps en temps, et répétait souvent le mot: Yahou.

Sur ces entrefaites, ayant mis mes gants, le maître gris-pommelé s'en aperçut, et ne voyant plus mes mains telles qu'il les avait vues d'abord, il fit plusieurs signes qui marquaient son embarras. Il me toucha deux ou trois fois avec son pied, et me fit entendre qu'il souhaitait qu'elles reprissent leur première figure; aussitôt je me dégantai, ce qui fit jaser toute la compagnie et lui inspira de l'affection pour moi. J'en ressentis bientôt les effets. On s'appliqua à me faire prononcer certains mots que j'entendais, et l'on m'apprit les noms de l'avoine, du lait, du feu, de l'eau, et très-heureusement je retins tous ces beaux noms; plus que jamais je fis usage de cette prodigieuse facilité linguistique que la bonne nature m'a donnée.

Le repas fini, le maître-cheval me prit en particulier, et par des signes, par certains mots que je savais déjà, il me fit entendre qu'il était mal content de ma façon de vivre. Hlunnh, dans leur langue, signifie avoine. Je prononçai ce mot deux ou trois fois: il est vrai que j'avais refusé l'avoine; après mûre réflexion, je jugeai que je pouvais m'en faire une sorte de nourriture en la mêlant avec du lait, et que ce serait pour attendre l'occasion de m'échapper, avec l'aide et l'appui des créatures de mon espèce. Aussitôt le cheval ordonna à sa servante-maîtresse, qui était une jument très-jolie, à robe blanche, de m'apporter une bonne quantité d'avoine, en un plat de bois. Alors, de mon mieux, me voilà torréfiant cette avoine et l'écrasant entre deux pierres; je pris de l'eau et fis une espèce de gâteau, que je fis cuire et que je mangeai tout chaud, en le trempant dans du lait.

C'était là, certes, un mets primitif, s'il en fut onque; mais je m'y accoutumai bien vite, et, m'étant trouvé souvent réduit à des états fâcheux, ce n'était pas la première fois que j'avais éprouvé qu'il faut peu de chose pour contenter les besoins de la nature, et que le corps se fait à tout. C'est même une remarque à faire, et je la fais volontiers: aussi longtemps que j'habitai le pays des chevaux, je n'eus pas la moindre indisposition. Quelquefois, il est vrai, j'allais à la chasse aux lapins et petits oiseaux, que je prenais avec des filets de cheveux d'Yahou: quelquefois je cueillais des herbes, que je faisais bouillir, ou que je mangeais en salade, et de temps en temps je faisais du beurre. Ah! si j'avais eu du sel, quelle saveur eût complété mes inventions culinaires! Mais de tout on se passe, même de sel. La nécessité est la plus inexorable des ménagères; d'où je conclus que l'usage du sel est l'effet de notre intempérance; il fut introduit pour exciter à boire. L'homme est le seul animal qui mêle du sel à ce qu'il mange. Il me fallut, plus tard, un certain temps pour reprendre et l'usage et le goût du sel.

C'est assez parler, je crois, de ma nourriture. Insister serait imiter, dans leurs relations, la plupart des voyageurs: ils s'imaginent qu'il importe fort au lecteur de savoir s'ils ont fait bonne chère. Et pourtant j'ai pensé que ce détail de ma nourriture était nécessaire: on se serait peut-être imaginé qu'il est impossible de subsister dans un pays où j'ai vécu trois ans, et parmi de tels habitants.

Sur le soir, le maître-cheval me fit donner une chambre à six pas de la maison, et séparée du quartier des Yahous. J'étendis quelques bottes de paille et me couvris de mes habits; bref, la nuit fut bonne et mon sommeil fut tranquille. Un peu plus tard, grâce à Dieu! je complétai tout ce bien-être, et le lecteur s'en peut assurer dans les chapitres suivants.


CHAPITRE III

Gulliver s'applique à apprendre la langue, et le Houyhnhnm son maître s'applique à la lui enseigner.—Plusieurs Houyhnhnms viennent voir Gulliver par curiosité.—Il fait à son maître un récit succinct de ses voyages.

Je m'appliquai fort à apprendre la langue, que le Houyhnhnm mon maître (ainsi je l'appellerai désormais), ses enfants et ses domestiques avaient beaucoup d'envie et de plaisir à m'enseigner. Ils me regardaient comme un prodige; ils étaient surpris qu'une brute eût les manières et donnât les signes naturels d'un animal raisonnable. Je montrais du doigt chaque chose, on m'en disait le nom; je le retenais dans ma mémoire, et ne manquais pas de l'écrire sur mon petit registre de voyage. A l'égard de l'accent, je tâchais de le prendre en écoutant attentivement. Le Bidet alezan m'y aida beaucoup.

Il faut avouer que cette langue est difficile à prononcer. Les Houyhnhnms parlent en même temps du nez et de la gorge, et leur langue également nasale et gutturale approche hautement de la langue allemande, avec beaucoup plus de grâce et d'expression. Avant moi, l'empereur Charles-Quint avait fait cette curieuse observation: aussi bien, disait-il, que s'il avait à parler à son cheval, il lui parlerait allemand.

Mon maître était très-impatient de me voir parler couramment sa langue, afin de pouvoir s'entretenir avec moi et de satisfaire sa curiosité. C'est pourquoi il employait toutes ses heures de loisir à me donner des leçons, à m'apprendre, en vrai linguiste, les termes, les tours et les finesses de sa parole. Il était convaincu, comme il me l'a depuis avoué, que j'étais un Yahou. Mais ma propreté, ma politesse et ma docilité, ma disposition à apprendre, étonnaient son jugement... Il ne pouvait allier ces qualités à celles d'un Yahou, animal grossier, malpropre, indocile, idiot. Mes habits lui causaient beaucoup d'embarras; il s'imaginait qu'ils étaient une part de mon corps; je ne me déshabillais, le soir, pour me coucher, que si la maison était endormie; et, le matin, on me trouvait tout habillé, tout lavé, tout rasé, tout peigné. Qui j'étais, d'où je venais, où j'allais, mon histoire, enfin, était la préoccupation du cheval mon maître; il se flattait de pénétrer ces mystères, si rapides étaient les progrès que je faisais, de jour en jour, dans l'intelligence et dans la prononciation de sa langue. Et moi, pour aider ma mémoire, je formai un alphabet de tous les mots que j'avais appris, et je les écrivis à part moi, interlignés d'anglais.

Dans la suite, je ne fis point difficulté d'écrire en présence de mon maître les mots et les phrases qu'il m'apprenait; mais il ne pouvait comprendre ce que je faisais, parce que les Houyhnhnms n'ont aucune idée de l'écriture.

A la fin... au bout de six semaines, je pouvais comprendre assez clairement plusieurs de ses questions; trois mois après, je fus assez habile pour répondre aux plus précises. Une des premières questions qu'il m'adressa: «Allons, hennit-il, conviens donc une fois pour toutes, que tu n'es qu'un Yahou. Je te garderai le secret.» Le Yahou le préoccupait au delà de tout ce qu'on peut dire. Or, ces misérables Yahous, auxquels il trouvait que je ressemblais par le visage et par les pattes de devant, s'ils n'étaient pas, autant que moi, prudents, intelligents et dociles, ils avaient parfois des lueurs étranges, des ruses curieuses et des malices amusantes. Yahou tant que vous voudrez, mais l'Yahou est un animal d'une race à part. Telle était l'opinion de mon maître, et voilà comme il appuyait ses préventions! Sans appuyer sur son inquiétude à propos de mes origines, je lui répondis que je venais de loin; que j'avais traversé les mers avec plusieurs autres de mon espèce, dans un grand bâtiment de bois; que mes compagnons m'avaient mis à terre sur cette côte et m'avaient abandonné. Il me fallut alors joindre au langage plusieurs signes pour me faire entendre. «A coup sûr, me dit-il en hochant la tête, le Yahou se trompe, ou le Yahou (chez eux toutes les voyelles sont aspirées) affirme ici la chose qui n'est pas,» c'est-à-dire «Yahou est un menteur.» (Les Houyhnhnms, dans leur langue, n'ont point de mot pour exprimer le mensonge ou la fausseté.) Il ne pouvait comprendre qu'il y eût des terres au delà de la mer, et qu'un vil troupeau d'animaux pût imposer au dos de la plaine liquide un grand bâtiment de bois, et le conduire. A peine, disait-il un Houyhnhnm pourrait-il faire un bateau, et certes, il n'en confierait pas la conduite à des Yahous.

Ce mot Houyhnhnm, dans leur langue, signifie un cheval et veut dire, selon son étymologie, une perfection de la nature. Je répondis à mon maître que les expressions me manquaient, mais que, avant peu, je serais en état de lui dire des choses qui le surprendraient davantage. Il exhorta madame la Cavale, son épouse, avec messieurs ses enfants, le Poulain et la Jument, et ses domestiques, à concourir avec zèle à me perfectionner dans leur langue, et chaque jour il y consacrait lui-même deux ou trois heures.

Plusieurs chevaux et cavales de distinction vinrent alors rendre visite à mon maître, excités par la curiosité de voir le Yahou sans rival, le Yahou parlant comme un Houyhnhnm, et faisant reluire en ses paroles et dans ses manières des étincelles de raison! Ils prenaient plaisir à m'adresser la parole, à me faire des questions à ma portée, auxquelles je répondais tant bien que mal; mais ces visites, au demeurant amicales, contribuaient à me fortifier dans l'usage de la langue. Au bout de cinq mois j'entendais tout ce qu'on me disait, et m'exprimais sur la plupart des questions.

Quelques Houyhnhnms, qui venaient à la maison pour me voir et me parler, avaient grand'peine à croire que je fusse un vrai Yahou, parce que, disaient-ils, j'avais une peau fort différente: ils ne me voyaient, ajoutaient-ils, une peau à peu près semblable à celle des Yahous, que sur le visage et sur les pattes de devant, mais sans poils. L'objection était plausible, elle eût embarrassé tout autre que mon maître... Hélas! il savait à quoi s'en tenir sur ma nationalité: un accident l'avait mis au fait de mon mystère, et bien malgré moi, tant j'avais peur qu'il ne me prît pour un vrai Yahou et qu'il ne m'imposât leur compagnie.

J'ai déjà dit au lecteur que tous les soirs, quand la maison dormait, ma coutume était de me déshabiller et de me couvrir de mes habits. Un jour, mon maître envoya de grand matin son laquais, le Bidet alezan; lorsqu'il entra dans ma chambre je dormais profondément; mes habits étaient tombés; je me réveillai au bruit qu'il fit. Il s'acquitta de sa commission d'un air inquiet et embarrassé. Il s'en retourna aussitôt vers son maître, et lui raconta confusément ce qu'il avait vu. Sitôt que je fus levé, j'allai souhaiter le bonjour à Son Honneur (c'est le terme dont on se sert parmi les Houyhnhnms, comme nous nous servons de ceux d'Altesse, de Grandeur et de Révérence).

Il me demanda tout d'abord ce que c'était que son laquais lui avait raconté le matin. Il lui avait dit que je n'étais pas le même endormi qu'éveillé: couché, j'avais une autre peau que debout.

J'avais jusque-là caché ce grand secret pour n'être point confondu avec la maudite marmaille des Yahous. Mais, pour le coup, il fallut me découvrir malgré moi. Comment, d'ailleurs, aurais-je dissimulé plus longtemps? mes habits commençaient à s'user, et je ne les pouvais remplacer que par la peau d'Yahou; donc je prévoyais que mon secret ne serait guère caché plus longtemps. Alors, puisque ainsi le voulait la nécessité, je convins que ceux de mon espèce avaient coutume de se couvrir le corps du poil de certains animaux préparé avec art, pour l'honnêteté et la bienséance, autant que pour se défendre de la rigueur des saisons. En même temps, j'étais prêt à montrer au cheval-maître comment s'habille et se déshabille une créature humaine; il me verrait tout nu, étant réservé ce que la pudeur ne veut pas que l'on montre! A ce discours, il eût fallu voir l'étonnement de mon maître! Il ne pouvait concevoir que la nature nous obligeât à cacher ce qu'elle nous avait donné. «La nature, disait-il, nous a-t-elle fait des présents furtifs et criminels? Pour nous, nous ne rougissons point de ses dons, nous ne sommes point honteux de les exposer à la lumière; et cependant, puisque votre pudeur ainsi l'exige, on verra seulement ce que la nature et la pudeur vous permettent de montrer.»

Cependant je me déshabillai, pour satisfaire à la curiosité de Son Honneur; il donna de grands signes d'admiration en voyant la configuration de toutes les parties honnêtes de mon corps. Il prit tous mes vêtements l'un après l'autre, entre son sabot et son paturon, et les examina d'un œil curieux; il me flattait en tournant plusieurs fois autour de ma personne. Après quoi il me dit gravement qu'il en était bien fâché pour moi, mais il était clair comme le jour que j'étais un vrai Yahou: je ne différais de tous ceux de mon espèce que par une chair moins coriace et plus blanche, avec une peau plus douce. Il y avait aussi cette différence en ma faveur: je n'étais pas un Yahou fauve et velu; mes griffes étaient moins dures, moins noires, mieux disposées, et tout lui donnait à penser que je ne savais pas marcher à quatre pattes... Il n'en voulut pas voir davantage et me laissa me rhabiller; ce qui me fit plaisir, le froid commençant à piquer.

Je témoignai à Son Honneur qu'il était sans justice et sans pitié lorsqu'il me donnait sérieusement le nom d'un animal infâme, odieux. Je le conjurai de vouloir bien m'épargner une dénomination ignominieuse, et de recommander la même déférence à ses domestiques, à ses amis. Vain espoir! vaine prière! Si, du moins, il eût gardé pour lui le secret que je lui avais découvert, tant que je n'aurais pas eu besoin de changer de vêtements! Pour ce qui regardait le laquais alezan, Son Honneur lui pouvait ordonner de ne point parler de ce qu'il avait vu.

Il me promit le secret, et le garda, jusqu'à ce qu'enfin mon habit ne fut plus qu'un lambeau, et, plus que jamais, il soutint mordicus que j'étais un Yahou. Nonobstant cette misère, il m'exhorta à me perfectionner dans sa langue, étant beaucoup plus frappé de me trouver si intelligent que de me voir tout blanc et non velu. Plus que jamais, il avait une envie extrême d'apprendre ces choses admirables que je lui devais expliquer, et mieux que jamais il prit soin de m'instruire. Il me menait avec lui dans toutes les compagnies, et me faisait partout traiter avec beaucoup d'égards, afin de me mettre en joie et de belle humeur et que messieurs les chevaux me trouvassent agréable et divertissant.

Tous les jours, quand nous étions en tête-à-tête, outre la peine qu'il prenait à m'enseigner sa langue, il me faisait mille questions auxquelles je répondais de mon mieux, ce qui lui avait déjà donné quelques idées générales mais imparfaites des choses que je lui devais annoncer. Il serait inutile ici d'expliquer comment je parvins à lier avec lui une conversation suivie et sérieuse. On dira seulement notre premier entretien, qui fut vraiment digne de mémoire.

Je commençai par dire à Son Honneur que je venais d'un pays très-éloigné, accompagné d'environ cinquante de mes semblables; sur un bâtiment formé avec des planches, nous avions traversé les mers; je lui décrivis la forme de ce bâtiment le mieux qu'il me fut possible, et, déployant mon mouchoir, je lui fis comprendre aussi le vent enflant les voiles, et nous faisant avancer. Quand il eut compris les moindres détails de notre embarcation, je racontai la révolte et les violences de mes matelots, comment, par ceux-là mêmes qui devaient m'obéir, me sauver, j'avais été exposé sur le rivage de l'île où j'étais; je finis par le récit de ma course aventureuse à travers les champs d'avoine et les prairies, mon épouvante à l'aspect des sales Yahous, ma reconnaissance enfin pour l'aide et l'appui que j'avais reçus de Son Honneur!

Il parut comprendre assez bien ces étranges nouveautés; mais il n'était pas cheval à se contenter de ces premières explications: sa logique excellait à remonter du fait à la cause, et, revenant à ce navire qui le préoccupait, il voulut savoir qui donc l'avait inventé, qui l'avait construit, qui l'avait machiné, qui donc avait forcé le vent même à l'obéissance, au travail, et comment il se pouvait que les Houyhnhnms de mon pays en eussent donné la conduite à des brutes? Je répondis qu'il m'était impossible de répondre à sa question et de continuer mon discours, s'il ne me donnait sa parole et s'il ne me promettait, sur son honneur et sur sa conscience, de ne point s'offenser de tout ce que je lui dirais; qu'à cette condition seule je poursuivrais mon discours, et lui exposerais, avec sincérité, les choses merveilleuses que j'avais promis de lui raconter.

Il m'assura positivement qu'il ne s'offenserait de rien. Alors je lui dis que le navire avait été construit par des créatures semblables à moi; que dans mon pays et dans toutes les parties du monde où j'avais voyagé, l'espèce à laquelle j'appartenais était souveraine! Elle commande, elle gouverne, elle a dompté, à son usage, tous les animaux de la création. Certes, Votre Honneur, avant d'arriver en ce pays, j'aurais été cruellement surpris de voir les Houyhnhnms agir comme des créatures douées de raison, de même que lui et tous ses amis étaient fort étonnés de trouver des signes manifestes, incontestables, de cette raison dans un vil Yahou, qui ressemblait, à la vérité, à ces vils animaux par sa figure extérieure, mais non par les qualités de son âme! En même temps (moi aussi, à cheval sur mes renseignements, je n'étais pas facile à désarçonner), affirmai-je au maître-cheval, si jamais le ciel permettait que je retournasse enfin dans mon pays et que j'y publiasse, en ma langue, la relation de mes voyages, et particulièrement celle de mon séjour chez les Houyhnhnms, que tout le monde, à cette incroyable lecture, rirait, m'accusant de raconter la chose qui n'est point. Oui, Votre Honneur, je m'expose à des récriminations violentes; on dira partout que je suis un faussaire, et que j'invente une histoire impertinente! Enfin, malgré tout le respect que j'avais pour lui, pour toute son honorable famille et pour tous ses amis, j'osais assurer qu'on ne croirait jamais, dans mon pays, qu'un Houyhnhnm fût un animal raisonnable et qu'un Yahou ne fût qu'une brute.


CHAPITRE IV

Idée des Houyhnhnms sur la vérité et le mensonge.—Les discours de Gulliver sont censurés par son maître.

Pendant que je prononçais ces dernières paroles, mon maître semblait inquiet, embarrassé, hors de lui-même. Douter et ne point croire ce qu'on entend dire est parmi les Houyhnhnms une opération d'esprit à laquelle ils ne sont point accoutumés; lorsqu'on les y force absolument, leur esprit sort, pour ainsi dire, de son assiette naturelle. Je me souviens même que, m'entretenant quelquefois avec mon maître au sujet des propriétés de la nature humaine, telle qu'elle est dans les autres parties du monde, et ayant occasion de lui parler du mensonge et de la tromperie, il avait beaucoup de peine à concevoir ce que je lui voulais dire. «L'usage de la parole (suivez son raisonnement) nous a été donné pour nous communiquer les uns aux autres ce que nous pensons, et pour être instruits de ce que nous ignorons. Si donc celui qui parle est assez mal avisé pour dire la chose qui n'est pas, celui-là n'agit point selon l'intention de la nature: ou taisez-vous ou soyez vrai! Mentir, c'est insulter à la parole, elle est faite pour faire entendre ce que l'on pense.

«Or, quand vous mentez, vous me faites entendre ce que vous ne pensez point; au lieu de me dire honnêtement ce qui est, vous affirmez ce qui n'est point; vous ne parlez donc pas: vous ouvrez la bouche et vous rendez de vains sons. Vous ne me tirez point de mon ignorance; au contraire, vous l'augmentez.» Telle est l'idée que les Houyhnhnms ont de la faculté de mentir, que nous autres humains, nous possédons dans un degré parfait, éminent.

Pour revenir à ce remarquable entretien, lorsque j'eus assuré Son Honneur que les Yahous étaient, dans mon pays, les animaux maîtres et dominants (ce qui l'étonna beaucoup), il me demanda si nous avions des Houyhnhnms, et quel était parmi nous leur état et leur emploi. A cette question, je fus très-embarrassé, comme on peut le croire, et j'essayai de faire une réponse à la fois habile et vraie.

«Oui, lui dis-je, et chez nous la race des Houyhnhnms est une race à part. Nous tenons la généalogie exacte des Houyhnhnms célèbres. Nous les entourons de soins et de respects; pendant l'été ils paissent librement dans les prairies, en hiver ils restent dans leurs palais. Ils ont des Yahous pour les servir, peigner leurs crins, nettoyer leur peau, laver leurs pieds, leur donner à manger.—Je vous entends, reprit-il; c'est-à-dire que, quoique vos Yahous se flattent d'avoir un peu de raison, les Houyhnhnms sont toujours les maîtres, comme ici. Plût au ciel seulement que nos Yahous fussent aussi dociles et aussi bons serviteurs que ceux de votre pays! Mais poursuivez, je vous prie.»

Ici je conjurai Son Honneur de vouloir me dispenser d'en dire davantage. Il m'était impossible, en effet, par les plus simples lois de la bienséance et de la politesse, de lui expliquer le reste. «Je veux tout savoir me répliqua-t-il; continue, et ne crains point de me déplaire.—Eh bien, lui dis-je, vous le voulez absolument, j'obéis. Les Houyhnhnms, que nous appelons des chevaux, sont parmi nous des animaux très-beaux et très-nobles, également vigoureux et légers à la course, à la guerre, à la chasse, au triomphe, à tous les emplois. Pas de victoire à laquelle ils n'aient leur bonne part, pas de fête à laquelle ils ne soient conviés! L'Angleterre, en certains jours, toute affaire et toute passion cessantes, appelle en ses arènes les plus beaux chevaux du royaume, et par les plus belles mains elle applaudit aux efforts des lutteurs; le vainqueur, elle le couronne! Il n'y a pas de plus grand honneur chez le peuple anglais. Les Houyhnhnms favoris des grands seigneurs sont les plus heureux du monde. Ils passent leur vie à voyager, à courir, à tirer des chars; nous avons pour eux toute sorte d'attention et d'amitié, tant qu'ils sont jeunes et qu'ils se portent bien; mais, sitôt qu'ils commencent à vieillir, on s'en défait, on les vend à des Yahous, qui les occupent à des travaux durs, pénibles et honteux, jusqu'à ce qu'ils meurent. Morts, on les écorche, on vend leur peau, on les livre aux oiseaux de proie, aux chiens dévorants. Telle est, dans mon pays, la fin des plus beaux et des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne sont pas tous réservés à ces bons traitements. Les plus beaux seulement, jouissent de cette existence heureuse. Les autres, aussitôt qu'ils ont l'âge du labeur, appartiennent aux laboureurs, charretiers, voituriers, et autres gens de même sorte. Ils travaillent tout le jour, à peine ils ont une ration suffisante.» Je décrivis notre façon de voyager à cheval, et l'équipage d'un cavalier. Je racontai, non pas sans hésiter, la bride et la selle, les éperons, le fouet, sans oublier les harnais des chevaux qui traînent un carrosse, une charrette, une charrue. Une fois lancé, je ne dissimulai pas au seigneur cheval qui m'écoutait que l'on attachait au bout des pieds de tous nos Houyhnhnms une plaque d'une certaine substance très-dure appelée fer, pour conserver leur sabot et l'empêcher de se briser dans les chemins pierreux.

Mon maître, à la fin, me parut indigné de la façon brutale dont nous traitions les Houyhnhnms dans notre pays. Il me dit qu'il était très-étonné que nous eussions la hardiesse et l'insolence de monter sur leur dos; que si le plus vigoureux de ses Yahous osait jamais prendre cette liberté à l'égard du plus petit Houyhnhnm de ses domestiques, il serait sur-le-champ renversé par terre, écrasé, foulé, brisé. A quoi je répondis: «Seigneur, nos Houyhnhnms sont domptés et dressés dès l'âge de trois ou quatre ans; si quelqu'un d'eux est indocile et rétif, on l'occupe à tirer des charrettes, à labourer la terre. Inutiles cruautés! il résiste, on le tue à coups de fouet! Nous faisons pire encore! Oui monseigneur! les Houyhnhnms de votre sexe, les mâles, destinés à porter la selle, à tirer les carrosses, nous les coupons deux ans après leur naissance, afin de les rendre plus doux et plus dociles. Rien ne saurait dégrader ce superbe animal. Retranchés du nombre des pères, ils restent sensibles aux récompenses, aux châtiments, et pourtant nos plus savants docteurs sont tout à fait de cet avis que les Houyhnhnms sont dépourvus de raison, tout comme ici les Yahous.»

J'eus beaucoup de peine à faire entendre à mon maître cet accident étrange; il me fallut user de beaucoup de circonlocutions pour exprimer mes idées. La langue des Houyhnhnms n'est pas riche, et, comme ils ont peu de passions, ils ont aussi peu de mots pour les exprimer. C'est par le nombre et le mouvement des plus charmantes passions que se forment la richesse, la variété et la délicatesse du langage.

Il est impossible aussi de représenter l'impression pénible que mon discours produisit sur l'esprit de mon maître, et le noble courroux dont il fut saisi de notre impiété pour les Houyhnhnms, et de cette abominable façon de «les retrancher du nombre des pères,» afin de les rendre obéissants et dociles. Il convint que s'il y avait un pays où les Yahous fussent les seuls animaux raisonnables, il était juste qu'ils y fussent les maîtres et que les autres animaux se soumissent à leurs lois, la raison l'emportant sur la force. Oui! mais, considérant la figure de mon corps, il ajouta qu'une créature ainsi faite était trop mal faite pour être raisonnable, ou pour se servir de sa raison dans la plupart des choses de la vie. Il voulut savoir si tous les Yahous de mon pays me ressemblaient. Je lui répondis que nous avions à peu près la même figure, et que je passais pour assez bien fait; les jeunes mâles et les femelles avaient la peau plus fine et plus délicate: une fille anglaise étant un composé de deux fleurs célèbres et charmantes, la rose et le lis. Il me répliqua qu'il y avait sans doute une certaine différence entre moi et les Yahous de sa basse-cour: j'étais moins horrible, il est vrai; mais, par toutes les qualités qui me manquaient, il croyait qu'ils l'emportaient sur moi. «Fi! me disait-il, de tes pieds de derrière: ils s'écorchent, ils se gercent, ils ne sont bons à rien! Parlons aussi de tes pieds de devant, est-ce que l'on marche avec ces pieds-là? Deux pieds pour aller vite, est-ce assez? Nous autres, les intelligences à quatre pieds, nous faisons, sans fatigue et sans peine, dix fois plus de chemin que le plus léger des Yahous à deux pattes!» Il trouvait à redire à toute la configuration de mon corps: mon visage était plat, mon nez était une montagne, à l'entendre! Il se moquait de mes deux yeux, percés dans le front... «Tu ne peux regarder à droite, à gauche, sans tourner la tête.» Il démontra que je ne pouvais manger sans le secours de mes pieds de devant, que je portais à ma bouche, et que c'était pourquoi, sans doute, la nature y avait mis tant de jointures. Il ne voyait pas de quel usage me pouvaient être tous ces petits membres séparés l'un de l'autre à l'extrémité de mes pieds de derrière; ils étaient assurément trop faibles et trop tendres pour n'être pas coupés et brisés par les pierres et par les broussailles, et j'avais besoin, pour y remédier, de les couvrir de la peau de quelque autre bête! Enfin mon corps, tout nu et sans défense, était exposé au froid; et pour l'en garantir j'étais contraint de m'habiller et de me déshabiller chaque jour, ce qui était, certes, la chose du monde la plus ennuyeuse et la plus fatigante. A toutes ces causes réunies, tous les animaux de son pays avaient une horreur naturelle des Yahous et les fuyaient. C'est leur raison qui les guide: ils obéissent à des répugnances naturelles. En vain je me parais de ce grand titre d'animal raisonnable; il se demandait par quels prodiges nous viendrions à bout de l'antipathie que tous les animaux ont pour ceux de notre espèce. «Oui, disait-il, Yahous que vous êtes, comment feriez-vous pour mériter l'amitié des autres bêtes? Mais, tenez, je suis bon prince et n'insiste pas sur cette question pénible, essentielle... Au fait, je vous tiens quitte de toutes les réponses que vous me pourriez faire, et je suis content si vous me racontez l'histoire de votre vie et du pays où vous êtes né.»

Je répondis que j'étais disposé à lui donner satisfaction sur tous les points qui intéressaient sa curiosité; mais je doutais fort qu'il me fût possible de m'exprimer assez clairement sur des matières dont Son Honneur ne pouvait avoir aucune idée. En effet, je n'avais rien vu jusqu'à ce jour de semblable en son pays; néanmoins, je ferais de mon mieux, et je tâcherais de m'exprimer par des similitudes et des métaphores, le priant de m'excuser si je ne me servais pas du terme exact.

Je lui dis que j'étais né d'honnêtes parents, dans une île appelée Angleterre, si éloignée que le plus vigoureux des Houyhnhnms pourrait à peine accomplir ce voyage pendant la course annuelle du soleil. J'avais d'abord exercé la chirurgie, qui est l'art de guérir les blessures; mon pays était gouverné par une femelle que nous appelions la Reine; je l'avais quitté pour tâcher de m'enrichir et mettre enfin ma famille à son aise: dans le dernier de mes voyages, j'avais été capitaine d'un navire marchand, ayant environ cinquante Yahous sous mes ordres, dont la plupart étaient morts en chemin. Bientôt j'avais été forcé de les remplacer par d'autres, tirés de diverses nations; enfin ce malheureux navire avait deux fois couru le danger de faire un grand naufrage: la première fois par une violente tempête, et la seconde pour avoir heurté contre un écueil.

Ici mon maître interrompit mon discours pour me demander comment j'avais pu engager des étrangers de différentes contrées à se hasarder de venir avec moi, après les périls que j'avais courus et les pertes que j'avais déjà faites. Je lui répondis que c'étaient tous des malheureux sans feu ni lieu, chassés de leur pays par le mauvais état de leurs affaires, ou pour les crimes qu'ils avaient commis. Quelques-uns avaient été ruinés par les procès, d'autres par la débauche ou par le jeu; la plupart étaient des traîtres, des assassins, des voleurs, des empoisonneurs, des brigands, des parjures, des faussaires, des faux monnayeurs, des ravisseurs, des diffamateurs de profession, des suborneurs, des soldats déserteurs et presque tous des échappés des galères; enfin nul d'entre eux n'osait retourner dans son pays, de peur d'être pendu ou de pourrir dans un cachot.

Tel fut mon discours, et mon maître, entier dans son opinion, se vit forcé de m'interrompre à plusieurs reprises. J'usais de beaucoup de circonlocutions pour lui donner l'idée approchante de tous les crimes qui avaient obligé la plupart des gens de ma suite à quitter leur pays. Il ne pouvait concevoir à quelle intention ces gens-là avaient commis ces forfaits, et ce qui les y avait poussés. Il n'était certes pas très-facile d'expliquer ces mystères à une bête ignorante des plus mauvaises passions de l'espèce humaine; et, sans y trop parvenir, je tâchai de lui donner une idée exacte du désir insatiable que nous avions les uns les autres de nous agrandir, de nous enrichir, et des funestes effets du luxe, de l'intempérance, de la malice et de l'envie. Il me fallut, pour cette explication sommaire, une foule d'exemples et d'hypothèses; il ne pouvait comprendre avec sa naïveté... chevaleresque, une botte de tant de crimes, et que tous ces vices qui n'avaient pas même de nom dans sa propre langue existassent réellement. Joueur! usurier! débauché! ivrogne! impie! hypocrite! imposteur! autant de mystères pour cette honnête conscience; et quand enfin, par un effort surnaturel, il en eut compris quelque chose, il me parut tout semblable à une personne dont l'imagination est frappée: elle écoute une chose qu'elle n'a jamais vue et dont elle n'a jamais ouï parler; elle baisse les yeux et ne saurait jamais exprimer sa surprise et son indignation.

Ces idées: pouvoir, gouvernement, guerre, loi, punition, et plusieurs autres idées pareilles, ne peuvent se représenter dans la langue des Houyhnhnms que par de longues périphrases. Ils sont à ce point dépourvus de toute expérience, qu'ils ne se doutaient pas, les malheureux! de l'habile agencement de nos lois; de l'excellence de notre admirable procédure, et du double jeu de notre admirable gouvernement représentatif; on leur eût demandé quelle différence ils mettaient entre la liberté naturelle et la liberté octroyée, ils n'auraient su que répondre.

Ah! certes, j'eus donc beaucoup de peine à faire à messieurs les chevaux une intelligible relation de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre, ma patrie.


CHAPITRE V

Gulliver expose à son maître les causes les plus ordinaires de la guerre entre les princes de l'Europe; il explique ensuite comment les particuliers se font la guerre les uns aux autres.—Portrait des procureurs et des juges en Angleterre.

Le lecteur, s'il lui plaît, se fera cette observation à lui-même: ce qu'il va lire est l'extrait de plusieurs conversations, pendant deux années, avec le Houyhnhnm mon maître. Son Honneur me faisait des questions; elle exigeait de moi des récits détaillés, à mesure que j'avançais dans la connaissance et dans l'usage de la langue; et de mon mieux je lui disais l'état de toute l'Europe. En même temps je lui disais les arts utiles et les beaux-arts, les manufactures, le commerce, les sciences. Les diverses réponses que je fis à toutes ses demandes furent le sujet d'une conversation inépuisable. A peine on rapporte ici la substance de nos entretiens sur l'état politique et moral de l'Angleterre. Il y fallut un ordre, une méthode! et d'autant plus, que je m'attachais moins au temps et aux circonstances qu'à l'exacte vérité. Tout ce qui m'inquiète ici, c'est de rendre avec grâce, avec énergie, la suite des beaux discours de mon maître, et ses raisonnements solides. Ami lecteur, excusez ma faiblesse; et, s'il vous plaît, mettez-la sur le compte de la langue défectueuse dans laquelle je suis, écrivant ces pages pour des Yahous anglais, obligé de m'exprimer.

Pour obéir aux ordres de mon maître, un jour je lui racontai la dernière révolution arrivée en Angleterre par l'invasion du prince d'Orange, et la guerre que ce prince ambitieux fit ensuite au roi de France, le monarque le plus puissant de l'Europe: un roi, le grand roi par excellence, dont la gloire était répandue en tout l'univers, et qui possédait toutes les vertus de la majesté royale. Ajoutez que la reine Anne, qui avait succédé au prince d'Orange, avait continué cette guerre, où toutes les puissances de la chrétienté étaient engagées. Bien plus, cette guerre avait fait périr environ un million de Yahous; plus de cent villes florissantes avaient été assiégées, prises et saccagées; plus de trois cents vaisseaux de guerre avaient été brûlés ou coulés à fond.

Au récit de ces meurtres, de ces désastres, de ces misères implacables, mon philosophe hennissant voulut savoir quelles étaient les causes les plus ordinaires de nos querelles, et de ce crime énorme en morale, que j'appelais la guerre. «Hélas! monseigneur, ces causes sont innombrables. Dans la plupart de nos guerres, c'est l'ambition de certains princes, qui ne croient jamais posséder assez de terres et gouverner assez de peuples. Quelquefois c'est la prudence des ministres: ils tiennent à leur office; et tantôt pour que le roi, leur esclave, ait quelque chose à faire, et tantôt pour que les peuples, facilement ergoteurs, aient quelques occupations sérieuses, ils font la guerre à des voisins, qui n'en peuvent mais. Plus d'une fois, la guerre est dans les opinions, et voilà les épées tirées. L'un croit que siffler est une bonne action; l'autre (un applaudisseur) vous soutiendra que siffler est un meurtre. Celui-ci a l'opinion qu'il faut porter des habits blancs; l'autre, qu'il faut s'habiller de noir, de rouge et de gris; sur quoi... bataille, exil, égorgement! Tel prétend qu'il faut porter un petit chapeau retroussé, l'autre est d'avis qu'il en faut porter un grand, dont les bords retombent sur les oreilles.» (J'imaginais ces exemples chimériques, ne voulant pas lui expliquer les causes véritables de nos dissensions, j'aurais eu trop de peine et de honte à les lui faire entendre.) Et je conclus: que nos guerres les plus sanglantes étaient causées par ces opinions diverses; des cerveaux échauffés les font valoir. De part et d'autre on crie: Aux armes! et voilà des gens morts, des deux parts.

«Deux princes se sont battus parce que tous deux voulaient dépouiller un troisième de ses États. Or, ni le premier ni le second larron n'avait le droit, que dis-je? un prétexte à dépouiller le prince leur voisin. Quelquefois un souverain en attaque un autre, uniquement pour ne pas en être attaqué. On déclare à son voisin la guerre, aujourd'hui parce qu'il est trop fort; on l'attaquera demain parce qu'il est faible. Souvent ce voisin a des choses qui nous manquent, et nous avons des choses qu'il n'a pas... Bon! nous lui tirons des coups de fusil, pour qu'il nous donne ce qu'il a; nous lui tirons des coups de fusil, pour qu'il nous achète ce qu'il n'a pas. Un royaume en proie à la famine, à la guerre civile, à la peste, est un royaume à la merci du premier venu. Une ville est à la bienséance d'un prince, et la possession d'une petite province arrondit son État: sujet de guerre. Un peuple est ignorant, simple et faible... on l'attaque, on en massacre la moitié, on réduit l'autre à l'esclavage, et le voilà... civilisé! Une guerre honorable? on peut vous proposer un exemple: un souverain généreux vient au secours d'un roi comme lui; son frère (entre eux ils s'appellent frères), après avoir chassé l'usurpateur, s'empare à l'instant des États qu'il a secourus, et, sur la plainte de son frère, il le tue, ou l'emprisonne, ou le chasse à jamais de son trône et de sa patrie, et de ses domaines patrimoniaux. La raison du plus fort, sujet de guerres éternelles!

«La proximité du sang, les alliances, les mariages, autant de sujets de guerre entre les princes; plus ils sont proches parents, plus ils sont près d'être ennemis. Les nations pauvres sont affamées, les nations riches sont ambitieuses; l'indigence et l'ambition aiment également les changements et les révolutions. Pour toutes ces raisons, vous voyez bien que parmi nous le métier d'un homme de guerre est le plus beau de tous les métiers.—Qu'est-ce, un homme de guerre?—Un Yahou payé pour tuer, de sang-froid, ses semblables, qui ne lui ont fait aucun mal.

—Vraiment, ce que vous venez de me dire des causes ordinaires de vos guerres, me répliqua Son Honneur, me donne une haute idée de votre raison. Quoi qu'il en soit, il est heureux pour vous qu'étant si méchants, vous soyez hors d'état de vous faire beaucoup de mal. Tout ce qui me reste en l'esprit de vos ruines, de vos désastres, de vos guerres cruelles où périt tant de monde, c'est que vous m'avez dit la chose qui n'est point! Non pas que je mette en doute votre méchanceté naturelle et vos haines les uns pour les autres, mais voyez vos dents! vous ne sauriez mordre; et vos griffes! elles sont si faibles et si courtes, qu'un seul de nos Yahous en déchirerait une douzaine comme vous.»

Je ne pus m'empêcher de secouer la tête et de sourire de l'ignorance de mon maître. Comme je savais un peu l'art de la guerre, je lui fis une ample description de nos canons, coulevrines, mousquets, carabines, pistolets, boulets, sabres, baïonnettes. Je lui expliquai que nous avions inventé la poudre... et je lui peignis les siéges de places, les tranchées, les attaques, les sorties, les mines et contre-mines, les assauts, les garnisons passées au fil de l'épée; je lui expliquai nos batailles navales et par quelles imaginations bien simples, et d'un facile emploi, de gros vaisseaux coulent à fond avec tout leur équipage; d'autres, criblés de coups de canon, sont fracassés et brûlés au milieu des eaux. Je dis, à la façon d'un poëte épique, la fumée et le feu, les gémissements des blessés, le cri des combattants, les membres qui sautent en l'air, la mer ensanglantée et couverte de cadavres. «Ah! seigneur, c'est si vaste et si terrible, une bataille en plaine rangée! ah! que de sang versé en moins de six heures! les mourants, les morts, les blessés, les ambulances; quarante mille combattants périssent en un jour.» Pour faire valoir le courage et la bravoure de mes chers compatriotes, je racontais comment je les avais admirés, dans un siége, qui faisaient sauter en l'air une centaine d'ennemis! J'en avais vu sauter davantage encore dans un combat sur mer! Les membres épars de tous ces Yahous semblaient tomber des nues, spectacle agréable aux yeux des victorieux.

J'allais continuer par quelque éloquente description, lorsque Son Honneur m'ordonna de me taire... «Le naturel du Yahou, me dit-il, est si mauvais, que je n'ai point de peine à croire que tous ces crimes ne soient possibles, dès que vous lui supposez une force égale à sa méchanceté. Cependant quelque triste idée que j'eusse de cet animal, elle n'approchait point de celle que vous venez de m'en donner. Votre discours me trouble et me met dans une situation où je n'ai jamais été; je crains que mes sens, effrayés des horribles images que vous leur avez tracées, ne viennent peu à peu à s'y accoutumer. Je hais les Yahous de ce pays; mais, après tout, je leur pardonne leurs qualités odieuses, la nature les ayant faits tels qu'ils sont, et parfaitement incapables de se gouverner, de se corriger. Mais qu'une créature orgueilleuse, qui se flatte d'avoir la raison et le partage, soit capable de commettre ces actions détestables et de se livrer à ces excès horribles, c'est ce que je ne saurais comprendre. Ainsi voilà mon opinion tout entière, et je n'en démordrai pas. Si vos récits ne sont point menteurs, et si la cent millième partie de ces meurtres est vraie, à coup sûr l'état des brutes est préférable à cette raison dépravée. Allons! parlons de bonne foi, êtes-vous vraiment des animaux raisonnables? Savez-vous comment on se sert de la raison? C'était un flambeau, vous en faites une torche! Ah! malheureux, vous vivriez mille années, vous ne sauriez vous affranchir d'un seul vice! Et quelle horrible aventure, ce que vous appelez: la guerre! Écoutez cependant une autre inquiétude qui me vient: vous m'avez dit qu'il y avait, dans cette troupe de Yahous qui vous accompagnait sur votre bateau, des misérables que les procès avaient ruinés, dépouillés, et que c'était la loi qui les avait mis en ce triste état. Comment se peut-il faire que la loi réduise en si misérable état les mêmes êtres qu'elle protége, et qu'est-ce enfin que cette loi? Votre nature et votre raison devraient suffire. Quoi donc! elles ne vous disent pas assez clairement ce qui vous est permis, ce qui vous est défendu?»

Je répondis à Son Honneur que je n'étais pas un grand légiste; le peu de connaissance que j'avais de la jurisprudence, je l'avais puisé dans le commerce de quelques avocats, pour mes propres affaires; mais puisque tel était son bon plaisir, je m'efforcerais de le satisfaire. «Ainsi, ce qui se consomme, en Angleterre, d'avocats, attorneys, juges, greffiers, huissiers, solliciteurs de procès, avocats du banc du roi, et toutes gens qui font profession d'interpréter la loi, est infini. Que dis-je? Ils ont entre eux toutes sortes d'étages, distinctions, désignations. Comme leur multitude énorme rend leur métier peu lucratif, qui veut vivre, en cette triste profession, a recours à l'industrie, au manége. Ils ont appris, dès leurs premières années, l'art merveilleux de prouver par un discours entortillé, que le noir est blanc, que le blanc est noir.—Ce sont eux surtout qui dépouillent les plaideurs par leur habileté? reprit Son Honneur.—Oui, sans doute, et je vais vous en donner un exemple, afin que vous compreniez ce que je vous ai dit.

«Envie à mon voisin prend d'avoir ma vache; aussitôt il va trouver un procureur, c'est-à-dire un docte interprète de la pratique des lois, et lui promet récompense honnête s'il peut démontrer, par des arguments puisés dans l'arsenal de ces mêmes lois, que je ne suis pas légitime propriétaire de ma vache. Aussitôt je suis forcé de comparaître en justice. Absolument il faut que j'aille aux pieds du juge, ou je suis condamné, par ce simple motif que je n'ai pas comparu. Que faire alors? De mon côté, je cherche un Yahou légiste, en opposition au légiste de mon voisin; car il n'est pas permis par la loi de me défendre moi-même.

«Or, ayant de mon côté la justice et le bon droit, je me trouve entre deux embarras considérables. Premier point: le Yahou auquel j'ai eu recours pour plaider ma cause est, selon l'esprit de sa profession, accoutumé dès sa jeunesse à soutenir le faux; en sorte qu'il se trouve hors de son élément lorsque je lui donne à défendre, à protéger la vérité pure et nue: il ne sait alors comment s'y prendre.

«Autre embarras: ce Yahou, docteur ès lois, malgré la simplicité de l'affaire dont je l'ai chargé, est obligé de l'embrouiller, pour se conformer à l'usage de ses confrères, et la traîner en longueur: sinon ils l'accuseraient de gâter le métier et de donner mauvais exemple. Ceci posé, pour me tirer d'affaire, il me reste deux moyens. C'est d'aller trouver le procureur de ma partie et de tâcher de le corrompre, en lui donnant le double de ce qu'il espère, avant peu, recevoir de son client; et vous jugez qu'il ne m'est pas difficile de lui faire accepter une proposition si avantageuse. Un second moyen, qui pourra vous surprendre, également infaillible, est de recommander à ce Yahou qui me sert d'avocat, d'entourer ma cause de nuages favorables, de plaider pour ma vache entre chien et loup, c'est-à-dire en plein clair-obscur; en un mot, de faire entrevoir à mes juges que la vache appartient peut-être à mon voisin. Les juges, peu accoutumés aux choses claires et simples, s'arrêteront volontiers aux subtiles arguments de mon avocat, ils trouveront du goût à l'écouter et à balancer le pour et le contre, et les voilà, par la seule puissance de ces subtilités, beaucoup plus disposés à juger en ma faveur que si l'on se contentait de leur prouver mon droit en quatre mots.

«C'est une maxime aussi parmi les juges: «Tout ce qui a été jugé ci-devant est bien jugé; ce qui est dit est dit, ce qui est fait est fait!» Aussi bien ont-ils grand soin de conserver dans un greffe éternel les arrêts antérieurs aux arrêts qu'ils prononcent, et qui seront de vieux arrêts à leur tour. Ils poussent, de leurs jugements, l'idolâtrie à ce point, qu'ils ne sauraient effacer de leurs greffes même ceux que l'ignorance a dictés, et qui sont le plus opposés à l'équité, à la raison. Ces arrêts antérieurs forment ce qu'on appelle, en bon anglais, la jurisprudence; on les produit comme des autorités; il n'est rien que l'on ne justifie en les citant. Depuis peu, il est vrai, la jurisprudence autorise à revenir de l'abus où l'on était de donner tant de force à l'autorité des choses jugées: on cite en effet des jugements pour et contre; on s'attache à démontrer que les espèces ne peuvent jamais être entièrement semblables, et j'ai ouï dire à un juge habile que les arrêts sont pour ceux qui les obtiennent.

«Au reste, l'attention des juges se tourne plutôt vers les circonstances que vers le fond d'une affaire. Par exemple, en parlant de ma vache, ils voudront savoir si elle est rouge ou noire; si elle a de longues cornes; dans quel champ elle a coutume de paître, et combien elle rend de lait par jour. Ainsi du reste. Après quoi ils se mettent à consulter les anciens arrêts: longues consultations, et très-coûteuses! Tous les six mois, ma vache ainsi revient sur le tapis et j'ai lieu de me féliciter si la cause est jugée au bout de dix ans.

«Remarquez aussi que les gens de loi ont une langue à part, un jargon qui leur est propre, une façon de s'exprimer que les autres n'entendent point. En cette belle langue inconnue aux simples mortels, les lois sont écrites; lois multipliées à l'infini, lois accompagnées d'exceptions innombrables.

«Dans ce labyrinthe inextricable, le bon droit s'égare aisément, le meilleur procès est très-difficile à gagner. Qu'un malhonnête étranger, né à trois cents lieues de mon pays s'avise de me disputer un héritage appartenant à ma famille depuis trois cents ans, il faudrait trente ans pour terminer ce différend et vider cette affaire difficile.

—C'est dommage, interrompit mon maître, que des gens qui ont tant de génie et de talents ne tournent pas leur esprit d'un autre côté et n'en fassent pas un meilleur usage. Au fait, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux utiliser sa science et sa vie en donnant à ses semblables des leçons de sagesse et de vertu? J'imagine, en effet, que ces arbitres suprêmes du droit et du devoir, de la fortune et de l'honneur de toute une nation, sont autant de demi-dieux.

—Point du tout, répliquai-je, ils ne savent que leur métier, rien de plus. Ce sont les plus grands ignorants du monde en tout autre matière; ils sont les plus acharnés ennemis des beaux-arts, des artistes, des écrivains, de la belle littérature et de toutes les sciences; dans le commerce ordinaire de la vie, ils paraissent stupides, pesants, ennuyeux, impolis. Je parle en général; on en voit, clair-semés, qui sont spirituels, agréables et galants. C'est le cas de dire, ou jamais, que la règle, en ceci, est confirmée par l'exception.»


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