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Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I

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XXXV

Paris, 3 mai 1860.



Mon cher Panizzi,

Vous aurez reçu une lettre de moi qui répond à une partie de vos questions. Je viens de voir Flourens qui est pour la séparation des collections d'histoire naturelle. Il m'a donné de nouveaux détails sur l'administration du Jardin des Plantes. Le grand défaut, à son avis, est que le professeur qui préside et signe les actes du conseil n'a aucun pouvoir, et que chaque professeur est souverain absolu dans sa collection. Il en résulte plus d'un inconvénient grave. Par exemple, un singe étant mort au Jardin des Plantes, M. Cuvier voulait voir s'il avait treize côtes. M. de Blainville, professeur, ayant les singes sous ses ordres, ne permit pas la vérification.

J'ai le malheur d'être pour le moment secrétaire du Sénat, ce qui m'oblige d'une part à beaucoup d'exactitude, et de l'autre m'ennuie horriblement. J'ai bien peur de ne pas être libre avant la fin de la session, c'est-à-dire au commencement de juin. Je n'ai guère de goût pour Carlsbad. Venez-vous-en plutôt à Florence ou quelque part en Italie, je serai votre homme. Si nous allions demander au saint-père un chapelet bénit?

Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour dépouiller un scrutin: c'est une opération presque aussi divertissante que d'écosser des pois.


XXXVI

Paris, 11 mai 1860.



Mon cher Panizzi,

Je vous écris un mot à la hâte. Je ne connais guère de savants: qui se ressemble s'assemble. En outre, ils sont encore plus coquins que nous, à l'Académie des sciences. Cependant, comme il y a des exceptions à tout, je me suis adressé à Élie de Beaumont, secrétaire de l'Académie des sciences, qui est un fort galant homme et dont la réputation est européenne. Si vous dites son opinion devant la Chambre des communes, modifiez-la quant à l'expression. Quant au fond, il pense, comme tous les gens sensés, que les crocodiles empaillés doivent faire retraite devant les marbres grecs et les manuscrits.

Je sais de bonne part que Lamoricière commence à en avoir assez du service du saint-père. La cour papale lui joue tous les petits tours qu'un nouveau venu peut attendre. Le cardinal Antonelli a dit il y a peu de jours à un Français que Lamoricière était un homme du plus sublime mérite. «Je lui ai parlé de tous nos embarras, disait le cardinal; il m'a tout expliqué, a trouvé des remèdes à tout, et sur chaque question il avait quatre avis différents qu'il exposait si bien et défendait par de si bons arguments, que j'aurais été bien embarrassé de choisir.»

Il y a fort peu de Français qui aient offert leurs services. La plupart sont des jeunes gens de familles carlistes qui demandent à être colonels.

On donne pour certain que Garibaldi est parti pour la Sicile. Qu'y pourra-t-il faire? c'est ce que personne ne sait; mais il paraît que, quoi qu'il arrive, M. de Cavour ne regrettera pas beaucoup son absence.

Adieu, mon cher Panizzi; je ferme ma lettre et je vais faire une visite officielle.


XXXVII

Paris, 23 mai 1860.



Mon cher Panizzi,

Je savais que les Anglais étaient gens d'imagination et enclins parfois à prendre des vessies pour des lanternes; mais vous, cosmopolite et hombre de razon, comme disent les Espagnols, vous me cassez bras et jambes avec votre accusation de complicité avec Garibaldi! Mais, en même temps, vous me dites que l'empereur veut s'allier aux Russes pour faire du mal à l'Angleterre en Orient.

Il me semble que les deux reproches ne vont pas bien ensemble. Si vous accusiez un homme d'avoir voulu mettre le feu à votre blé, vous ne commenceriez pas par dire qu'il a débuté par l'inonder. Pour moi, il me paraît assez évident qu'une nouvelle complication en Italie ne doit pas laisser à la France une trop grande liberté d'action en Orient, et vice versa. Il faut choisir entre les deux crimes, et ne pas nous charger des deux à la fois. Je crois pouvoir vous assurer que, pour ce qui concerne l'Orient, M. de la Valette apporte les instructions les plus pacifiques et qu'il n'y aura rien, de notre côté, pour précipiter une catastrophe, qui pourtant me paraît inévitable.

Quant à Garibaldi, il n'y a que moi, ici, qui m'intéresse à son expédition, et je crois qu'elle a déplu énormément à l'empereur, qui se disposait à évacuer Rome le mois prochain et qui se trouve bien empêché à présent entre l'enclume et le marteau. Je ne crois pas davantage que l'Angleterre ait aidé à l'expédition, bien que les apparences et les dépêches télégraphiques tendent à faire supposer le contraire. L'expédition de Garibaldi me plaît, parce que j'aime les romans et les aventures. Au fond, il est assez triste qu'un héros de roman puisse mettre l'Europe en feu. Remarquez que nous sommes en plein moyen âge. Lorsque Tancrède et ses Normands s'embarquèrent pour la Sicile, il n'y avait pas de droit international en Europe. Maintenant on prétend qu'il y en a un, et on le cite même, à l'occasion de quelques arpents de neige du Faucigny; mais il demeure bien entendu que c'est la force qui constitue le meilleur droit. Si un Grec partait de Marseille pour émanciper les îles Ioniennes; qui demandent à être, annexées au royaume de Grèce, l'Angleterre jetterait les hauts cris; mais il y a un mois que lord John disait en plein Parlement que la flotte anglaise croisait devant la Sicile, pour être utile à des gens opprimés.

Le mal de la chose, c'est que, d'après tout ce que nous apprenons, l'expédition de Garibaldi est partie malgré le gouvernement de Victor-Emmanuel. Les sociétés secrètes sont beaucoup plus puissantes que M. de Cavour. Or je crains qu'elles n'aient pas autant d'esprit, et que, par désir de trop avoir, elles ne nuisent fort une cause très juste et très en bon train jusqu'à présent. Lorsqu'un peuple se soulève et met son souverain à la porte, cela faisait autrefois un grand scandale. La grande habitude qu'on en a prise a fait qu'à présent on accepte assez facilement le fait accompli. Mais il est plus grave d'aller délivrer le voisin, et cela fait faire des réflexions à tout le monde. Lord Cowley disait hier que toutes les chances semblaient contraires à Garibaldi. Il y en a une à mon avis, c'est la qualité des troupes de Sa Majesté napolitaine, qui rend possible une défaite et une défection. Nous verrons, d'ici à quelques jours.

La note russe a fait un grand effet aujourd'hui. Un congrès peut difficilement remédier aux dernières coliques du malade. S'il a survécu à l'empereur Nicolas, il n'a pas gagné de nouvelles forces. M. Thouvenel me disait dernièrement que ce qui rendait la question d'Orient si difficile, c'est que les Turcs, dans l'état de décomposition où ils se trouvent, recouvraient une autre société chrétienne, non moins pourrie. «Représentez-vous, disait-il, plusieurs caput mortuum les uns sur les autres. Les Grecs et les Bulgares sont de plus grandes canailles que les Turcs. Il faudrait commencer par tout exterminer et faire une colonie d'honnêtes gens.»

Je ne crois pas à une guerre entre la France et l'Angleterre pour les affaires d'Orient. Le champ de bataille manque. Le malheur, c'est que tous les fous s'entendent des deux côtés du détroit pour saisir toutes les occasions d'échanger des injures, et les hommes d'État, ou soi-disant tels, en disent aussi quelquefois delle grosse. Pourtant, il y a de part et d'autre l'intérêt de tout le monde, qui sera, j'espère, plus puissant que l'envie de faire des phrases et de dire des gros mots.

J'en reviens toujours à mes moutons. Depuis plusieurs mois, l'Angleterre suit une politique de bascule qui me semble détestable. Faute à elle de s'être déclarée dès le commencement de la question italienne, nous avons eu la guerre, puis après, une mauvaise paix. Qu'y a-t-elle gagné? L'Autriche lui doit probablement la conservation de la Vénétie: vous savez quelle est sa reconnaissance. Ici, on l'accuse d'exciter le désordre en Italien. Ni en Allemagne, ni en Russie ni en France, elle n'a d'alliée, et je crois que c'est sa faute. Quand on affiche trop publiquement la politique des intérêts, on oblige tout le monde à regarder au sien.

Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.


XXXVIII

Paris, 31 mai 1860.



Il n'y a rien de plus drôle que les figures de la légation napolitaine ici. Ils ont eu la simplicité de croire à la première dépêche de leur gouvernement annonçant la défaite de Garibaldi, malgré l'expérience qu'ils auraient dû avoir de sa véracité. On croit ici que toute l'île, Messine exceptée, est au pouvoir des insurgés.

Le prince Napoléon, chez qui j'ai dîné aujourd'hui (avec Senior), avait une lettre qui racontait comment, de six mille Napolitains sortis de Palerme, il en était rentré quinze cents sans sacs et sans fusils, et ne pouvant donner des nouvelles des quatre mille cinq cents autres. Il y avait aussi à dîner le duc de Grammont, qui va à Vichy pour des coliques hépatiques.

Il donnait des renseignements assez curieux sur Rome. Lamoricière a voulu visiter un magasin de voitures d'artillerie. Après avoir fait grand bruit à la porte sans pouvoir trouver un concierge, ni un garde quelconque, il allait la faire ouvrir par des sapeurs, quand un monsieur s'est présenté avec une clef, et, en l'introduisant, lui a demandé ce qu'il y avait pour son service, et s'il avait besoin d'une voiture. Après avoir joué quelque temps au propos interrompu, il s'est trouvé que, depuis longtemps, le dépôt était loué, les charriot vendus, et qu'on faisait des carretelle 7 dans le magasin au lieu d'affûts. Ailleurs, à la place d'un magasin de fusils, il n'a trouvé que des toiles d'araignée, les fusils ayant été vendus trois pauls la pièce comme hors de service, par un bon catholique, qui cependant avait trouvé moyen de se les faire acheter trente pauls. Malgré tout cela, Lamoricière a une vingtaine de mille hommes, dont douze mille environ Suisses, Irlandais et Allemands qui sont tolérables.

Note 7: (retour) Sorte de voiture élégante.

On prétendait que l'évacuation de Rome, qui était ordonnée, avait été suspendue, depuis l'équipée d'Orbitello. Je crois pouvoir vous assurer que le gouvernement désire beaucoup retirer nos troupes, et qu'il n'y a que la considération d'un danger probable et prochain pour le pape qui puisse faire prolonger l'occupation. Vous me paraissez oublier trop que nous sommes les fils aînés de l'Église, et que nous devons ménager environ trente millions de nos sujets qui nous rendraient responsables d'une catastrophe. Si l'on n'était assuré d'avoir sa part de paradis en restant au giron de l'Église, il serait beaucoup plus commode d'être protestant.

Je regarde la Sicile comme perdue pour le roi de Naples, et Naples même comme médiocrement sûr; mais je ne sais pas si cela profitera beaucoup à l'Italie. Je crois que, avant de s'étendre de la sorte, il faudrait se consolider, et les entreprises garibaldiques, surtout celle contre les États de l'Église, ne prouvent pas trop la force du gouvernement de Victor-Emmanuel. Il est malheureusement certain que les sociétés secrètes sont plus puissantes que Cavour. Tant qu'elles ne s'attaqueront qu'à la Sicile, il n'y à pas grand danger peut-être. Mais, le jour où quelque tête plus mauvaise que celle de Garibaldi s'avisera de faire une pointe en Vénétie, il pourra s'ensuivre de vilaines représailles.

Il me semble que la grande fureur de John Bull s'est un peu calmée. Croyez que, malgré les excitations des journaux et la jalousie qu'on a des deux côtés, personne ne se soucie de la guerre, et, quand même on la voudrait, le terrain manquerait pour se battre.

Les Turcs sont, à ce qu'il paraît, en recrudescence de fanatisme. Ils pillent fort les chrétiens et violent les chrétiennes. Je suis fort en peine de savoir quel remède on peut y trouver. M. Thouvenel dit, avec beaucoup de raison, je crois, que, si les Turcs sont de grandes canailles, les Grecs et les Bulgares ne sont pas de moindres canailles. C'est là la grande difficulté: si on protège très efficacement les chrétiens, ils violeront les Turques, car dans ce pays-là on viole toujours.

Ellice paraît avoir renoncé tout à fait à sa visite à Paris. Il me donne des nouvelles politiques peu concluantes. Cependant il paraît croire que M. Gladstone sera rendu au grec 8, et que probablement lord John aura aussi du loisir pour élucubrer un autre bill de réforme. Qui lui succédera? Est-ce lord Clarendon, ou bien lord Palmerston lui-même? si vous savez quelque nouvelle, faites m'en part. Notre session ne marche pas vite. Je crains qu'elle ne se prolonge fort dans le mois de juin, à mon très vif regret.

Note 8: (retour) M. Gladstone publia, l'année suivante, une étude sur Homère et l'âge homérique.

Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et en santé. Je suis un peu mieux depuis que le soleil a reparu, mais j'ai toujours l'estomac fort détraqué.

P.-S. Le ministre de l'instruction publique fait une autre commission des bibliothèques dont il me fait président. Il s'agit d'aviser au déménagement et à l'emménagement, ce n'est pas chose facile.


XXXIX

Fontainebleau, 15 juin 1860.



Mon cher Panizzi,

Je suis, depuis une dizaine de jours, en fêtes et en festins, et, entre les promenades, dans la forêt et les navigations sur l'étang, on ne trouve pas trop le temps d'écrire à ses amis. Je rentre dans mon trou au commencement de la semaine prochaine, jusqu'à ce qu'il plaise au Sénat de clore sa session. J'espère bien qu'il me laissera encore le moyen de passer quelques jours avec vous au British Museum.

L'expédition de Garibaldi est une des plus drôles d'histoires que j'aie jamais vues. Vingt mille hommes capitulant devant une poignée d'aventuriers mal armés, c'est quelque chose d'étonnant, même quand ces vingt mille hommes sont des Napolitains.

Il est venu ici, il y a quelques jours, deux envoyés du roi de Naples pour parler au maître de la maison. Je ne sais quelle a été sa réponse, car leur demande se devine; mais on ne leur a pas donné à déjeuner et ils sont repartis après leur audience, pas trop contents, comme il semblait. Je ne doute pas que l'éruption de l'Etna ne se fasse bientôt sentir en terre ferme. Tout cela serait fort amusant si nous étions partis de Rome; et, si Garibaldi avait différé quinze jours, nous serions partis, probablement sans esprit de retour. Nous sommes à Rome un peu comme l'oiseau sur la branche, et je sais de bonne source que les marchés pour le corps d'armée ne se font que pour huit jours, ce qui indique la possibilité d'un départ immédiat.

Sa Majesté nous a quittés hier pour aller à Bade. Elle n'y devait voir d'abord que le régent de Prusse, mais le roi de Hanovre est survenu; d'autres princes, plus ou moins petits viennent également sans être appelés, et, à ce que je crois, dans l'idée de pénétrer ce qu'ils supposent devoir s'arranger entre les deux principaux personnages. Les gobe-mouches ne manquent pas d'annoncer qu'il s'agit d'un accord entre la Prusse et la France, pour une nouvelle délimitation de frontières. Je n'en crois rien, et je parierais qu'il ne résultera de l'entrevue que des promesses rassurantes de paix et de tranquillité.

Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.


XL

Paris, 1er juillet 1860.



Mon cher Panizzi,

Les Bourbons finissent bien mal. Ils tombent dans la crotte. Celui de Naples se convertit si tard, que je le considère comme plus qu'à moitié dégommé. C'est un grand danger pour l'Italie que cette révolution trop rapide. «C'est bien coupé, comme disait Catherine de Médicis, il faut coudre.» Voilà le grand point.

J'ai une peur horrible que la révolution ne vienne frapper un de ces matins à la porte de Rome. Tant qu'elle sera dans la banlieue seulement, nos gens ne se mêleront de rien; mais je crains bien qu'on ne nous mette dans la triste nécessité de défendre le pape. Cette vieille idole est encore puissante ici, et je vois autour de moi de vieux généraux qui, sous Napoléon Ier, ont violé des abbesses, lesquels maintenant vont à confesse et envoient de l'argent au père des fidèles. J'ai toujours eu médiocre opinion de l'espèce humaine, mais je l'ai trouvée presque toujours un peu plus bête que je ne me l'étais figurée.

Lamoricière a fait, dit-on, des dettes énormes, c'est-à-dire qu'il a acheté des souliers, des fusils, des gibernes, sous prétexte que ces objets sont utiles aux soldats. L'argent manque. Antonelli l'accuse de ruiner le pape. Lamoricière dit que Antonelli est un voleur. Le pape se lamente et attend que l'Immacolata vienne en personne mettre à la raison ces gueux de libéraux. Il n'y a de plus canaille, après le roi de Naples, que Montemolin, dont la rétractation est, à ce qu'il paraît, bien authentique. C'est un argument bien fort pour le croisement des races et le danger des alliances entre cousins. Nos légitimistes sont horriblement consternés.

Vous aurez pu voir qu'on m'a renommé président d'une commission pour les échanges des livres de bibliothèque. Grâce à la férocité que j'ai mise à arrêter les orateurs éloquents, nous avons assez promptement terminé la besogne, et je suis occupé à mettre au net les conclusions de la commission.

Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien causer avec vous de toutes ces choses et de bien d'autres encore.


XLI

Londres, 7 août 1860.



Mon cher Panizzi,

Je profile de l'offre obligeante de sir Charles Mac Carthy pour vous écrire un mot, et vous apprendre mon arrivée sans accident à Londres. Ellice est arrivé deux heures après moi, avec la vigueur d'un jeune lion. Il s'en est allé tout courant d'Arlington street, voter contre le ministère, et, ce matin, il est enchanté de s'être trouvé en minorité. Ce sont des arcanes parlementaires où je n'entends rien. Il me semble que le ministère, bien qu'il ait eu une majorité de trente-trois voix, n'en est pas beaucoup plus fort. Mais il a les vacances en perspective pour se fortifier.

Lord Shaftesbury, qui professe une grande défiance pour Sa Majesté l'empereur des Français, le soupçonne véhémentement d'en vouloir aux Druses, parce que ces honnêtes gens sont bien disposés pour le protestantisme, comme il résulte d'une lettre d'un révérend Américain qu'il a lue. Ce speech, que j'ai lu dans le Times, m'a mis de bonne humeur pour la journée. J'ai compris qu'on ne pouvait pas avoir un si grand nez sans que la judiciaire n'en souffrît un tant soit peu.

Adieu, mon cher Panizzi; je ne vous promets pas de bon boeuf salé à Paris, mais j'ai écrit à mademoiselle Lagden, qui sait tout, de me découvrir de la mortadelle de Bologne.


XLII

Paris, 6 octobre, 1860.



Mon cher Panizzi,

Aussitôt après votre départ, je suis allé en province mettre à fin une aventure des plus chevaleresques et des plus originales, que je vous conterai lorsque nous n'aurons rien de mieux à faire, en buvant le vin de Bordeaux de M. Fould.

En attendant, vous saurez que je ne suis revenu de voyage que hier soir, où j'ai trouvé votre lettre. Je l'ai portée ce matin chez Son Excellence. Je vois que les dispositions de lord Palmerston sont telles que je me les représentais, c'est-à-dire le contraire de bienveillantes; mais je ne me doutais pas qu'il dît la moitié des choses extraordinaires qu'il vous a dites. Dans l'exposé de ses griefs, il y a une bonne partie de faussetés complètes, auxquelles il n'y a qu'un démenti formel à donner. Puis il y a des niaiseries que je ne me serais jamais attendu à entendre dans la bouche d'un homme d'État ou soi-disant tel.

Par exemple, cette bonne bêtise que la France médite une invasion en Angleterre, parce que, dans des ports de mer, on exerce les soldats à embarquer et débarquer promptement. Il me semble que, lorsque, dans l'espace de deux ans, on a eu cent cinquante mille hommes à débarquer en Italie, douze mille à débarquer en Chine, six mille à débarquer en Syrie; lorsque, en outre, la plus importante de nos colonies, l'Algérie, a une armée de cinquante mille hommes qui ne communique avec la France que par mer, il me semble, dis-je, qu'il n'est pas inutile d'apprendre aux soldats à entrer dans un vaisseau et à en sortir.

Quant aux armements, vous pouvez dire hardiment qu'il ne s'en fait point. On donne des congés de semestre dans tous les régiments, et, à mon avis, on a tort, attendu l'état des choses en Italie.

Les armements maritimes sont aussi faux que les préparatifs de l'armée de terre. Si vous voulez lire la brochure que je vous ai portée, vous verrez la vérité sur tout cela. Le pauvre Louis-Philippe avait laissé dépérir la flotte. De plus, on est dans une époque de rénovation et il est nécessaire de transformer les bâtiments à voiles. Je conçois que l'Angleterre veuille avoir le monopole de la mer, et qu'elle y tienne; mais elle l'aura toujours, attendu qu'elle dispose d'un bien plus grand nombre de marins que toute autre puissance. Nous avons eu des escadres d'élite qui, sous les ordres d'un chef excellent comme l'amiral Lalande, auraient peut-être battu une escadre anglaise; mais si, en gagnant une bataille, nous perdions mille matelots et les Anglais dix mille, nous ne pourrions réparer notre perte, tandis qu'en un mois l'Angleterre trouverait dix mille autres matelots aussi bons.

Il me paraît par trop bouffon de la part de lord Palmerston de dire que l'Angleterre ne cherche pas et ne cherchera pas à former une coalition contre la France, et d'ajouter aussitôt que les puissances inquiètes will probably come to some understanding!

Une autre assertion non moins extravagante, c'est de nous accuser d'avoir encouragé l'Espagne à faire la guerre au Maroc. J'étais en Espagne au moment où cette guerre s'est faite, et, s'il y a à Madrid un ministre anglais avec des yeux et des oreilles, il aurait pu dire que la guerre a été faite par l'explosion du sentiment national, et que les lettres de lord John Russell ont eu pour résultat d'exalter ce sentiment et d'exciter à la haine contre l'Angleterre.

Il n'est pas moins étrange de prétendre que la France, qui a aidé l'Angleterre à retarder la destruction de l'empire Ottoman, pousse maintenant à sa ruine. Vos ministres sont comme les malades qui ne veulent pas que leur médecin leur dise que leur état est grave. Ressusciter ou même faire vivre longtemps la Turquie est impossible, et il est insensé de se quereller sur les remèdes à lui donner, lorsqu'il faudrait, au contraire, s'entendre sur la manière de l'enterrer.

Que la France ait de l'ambition, je ne le nie pas. C'est une idée ou plutôt un préjugé national, qu'elle s'est amoindrie en perdant une partie des conquêtes de la Révolution. Je crois que l'empereur ne partage pas ce préjugé; mais, en tout cas, dans l'hypothèse qu'il l'aurait, vous ne le supposez pas assez dépourvu de bon sens pour risquer d'avoir toute l'Europe sur les bras, sur la chance d'ôter cent cinquante mille âmes à la Bavière et autant à la Prusse? Ce que la France gagnerait en étendue, elle le perdrait en homogénéité, et, tout considéré, elle s'affaiblirait au lieu de prendre des forces.

Ce qui me frappe surtout dans la politique anglaise de notre temps, c'est sa petitesse. Elle n'agit ni pour des idées grandes, ni même pour des intérêts. Elle n'a que des jalousies et se borne à prendre le contre-pied des puissances qui excitent ses sentiments de jalousie. Le résultat est de diminuer son importance en Europe et de la réduire au rôle de puissance de second ordre. En ménageant la chèvre et le chou comme elle a fait, en observant la neutralité peu impartiale entre l'Autriche et la France, elle n'a obtenu l'amitié ni de l'une ni de l'autre. Y a-t-il quelque chose de plus misérable que sa politique à Naples et en Vénétie? Comment M. de Rechberg peut-il avoir la moindre confiance en des gens qui encouragent Garibaldi et Kossuth, et qui ne veulent pas l'affranchissement de la Vénétie? Tout se fait en Angleterre en vue de conserver des portefeuilles. On fait toutes les fautes possibles pour conserver une trentaine de voix douteuses. On ne s'inquiète que du présent et on ne songe pas à l'avenir. Il est certain qu'il y a dans ce moment en Europe un malaise général qui amènera une catastrophe et une grande modification de la carte. Des hommes vraiment politiques, voyant le mal, chercheraient le remède. Vos ministres ne pensent pas à la guérison du malade. Ils veulent conserver la maladie. Cela est digne de vieillards qui n'ont que quelques années devant eux; mais je doute que les grands ministres du commencement de ce siècle eussent pensé et agi de la sorte.

Je viens d'un pays où l'on est très dévot et où la catastrophe de Lamoricière a fait une grande sensation. J'ai vu des gens fort piteux et fort découragés, mais nullement dangereux. Je vois que Garibaldi se soumet et va reprendre sa charrue. Il fait bien. Son affaire est de se battre, et il n'entend rien à organiser. Il paraît que le gâchis est grand en Sicile et à Naples, et qu'il est parvenu à faire regretter le gouvernement déchu.

Cependant il paraît que tous les gens sensés sont unanimes pour croire que l'annexion est le seul moyen de rétablir un peu d'ordre pour le moment. Je trouve qu'il y a de l'habileté dans les ménagements de M. de Cavour pour Garibaldi; mais j'aurais voulu le voir un peu plus énergique au sujet de Mazzini.

Je crains que les reproches de lord Palmerston, qui, entre nous, me semblent dénoter peu de bonne foi, ne produisent pas un très bon effet sur l'empereur. M. Fould, que je n'ai pas rencontré ce matin, en sera, je pense, très irrité. Je lui ai laissé un mot en le priant de ne faire aucun usage de cette lettre avant d'en avoir causé avec moi.

Vous pouvez, quand vous en trouverez l'occasion, assurer hautement que, s'il y a eu en Irlande quelques menées contraires au gouvernement anglais, elles sont l'oeuvre de nos catholiques, et que le gouvernement de l'empereur n'y est pour rien absolument.

Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de nos amis. J'espère aussi que le pape s'en ira un de ces jours.


XLIII

Paris, 11 octobre 1860.



Mon cher Panizzi,

Le marquis Vimercati, aide de camp du roi de. Sardaigne, est allé à Naples, comme vous savez, pour parler à Garibaldi. Il a trouvé les mazziniens discutant des plans pour l'assassinat de l'empereur. Il a écrit aussitôt à Paris. Connaissez-vous quelque chose de plus absurde et de plus atroce que ce parti mazziniste?

Hier, la Bourse a fort baissé sur le bruit que les Autrichiens avaient notifié l'intention d'intervenir en faveur du roi de Naples. Je ne crois pas la chose vraie en ce moment. Leur détermination n'aura lieu qu'après l'entrevue de Varsovie selon toute apparence. S'ils intervenaient en ce moment, je crois qu'ils auraient toutes les chances de succès.

Ici, l'opinion est fort contraire à Victor-Emmanuel. D'une part, l'orgueil national est froissé qu'un général piémontais ait battu un Français; de l'autre, l'agression des Piémontais, et le manifeste de M. de Cavour ont paru scandaleux. Le prétexte allégué par M. de Cavour est, en effet, un peu misérable, lorsque l'on voit Garibaldi enrôler à Gênes et ailleurs des volontaires anglais, hongrois et autres. Enfin les rapports de Cialdini et de Persano ont souverainement déplu. On dit que Lamoricière à envoyé un cartel à Cialdini. C'était la dernière bêtise qu'il pût faire pour couronner son oeuvre.

Il paraît, d'après des rapports que j'ai lieu de croire exacts, que Garibaldi aurait été battu complètement sans l'intervention de quelques bataillons réguliers piémontais. Il a beaucoup de bravoure et d'audace, mais nul talent comme général. Les Autrichiens n'en feraient qu'une bouchée.

Le désordre est grand à Naples, plus grand encore en Sicile. On dit que, sur cent personnes, il y en a quatre-vingt-dix-huit qui voudraient la monarchie constitutionnelle avec Ferdinand II, mais que tout le monde est convaincu qu'il n'y a d'ordre possible et de sécurité matérielle qu'avec l'annexion.

Il y a une nouvelle grave aujourd'hui: des coups de fusil échangés entre des patrouilles autrichiennes et piémontaises au bord du Mincio. Il ne faut pas leur fournir de prétextes, et j'ai bien peur qu'on ne leur en donne que trop.

J'ai vu, à la campagne où je suis allé, des mères et des tantes de volontaires pontificaux qui se lamentaient. Il n'y avait pourtant pas de quoi. Un jeune homme charmant et religieux avait été pris par les Piémontais, et, chose inouïe à la guerre, cinq minutes après sa prise, il n'avait plus sa montre, que sa tante lui avait donnée! J'ai consolé ces infortunées, en leur disant que c'était l'habitude des soldats de chercher à savoir l'heure qu'il est, et que, d'ailleurs, la victime en irait d'autant plus droit en paradis, où les élus sont pourvus de chronomètres de Bréguet. Comment se porte le vôtre?

M. Fould est parti précipitamment pour Tarbes le jour même où je lui envoyais votre lettre. Madame Fould est fort malade, dangereusement, à ce que je crains. Il revient cependant demain vendredi. Je le verrai et je vous écrirai lundi au sujet de votre conversation avec lord Palmerston et, s'il fait ce que je désire, il m'écrira une lettre ostensible.

Je persévère à croire que lord Palmerston a trop d'esprit pour croire ce qu'il vous a dit des préparatifs de guerre, etc. Il n'y a de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Vos ministres trouvent leur avantage à exciter les vieilles haines nationales. Au fond, leur grand grief est que l'empereur soulève de grosses questions auxquelles ils ne sont pas préparés. Ils l'accusent de les inventer. Senior et d'autres bonnes têtes me soutenaient sérieusement que l'empereur avait inventé les affaires d'Italie. Vous savez que toujours les malades détestent les médecins qui leur disent la vérité sur leur mal.

Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.


XLIV

Paris, 15 octobre 1860.



Mon cher Panizzi,

Un mot à la hâte.--M. Fould a montré votre lettre à votre ami de Saint-Cloud. Votre ami a dit ce matin à M. Fould de me répondre. J'attends cette réponse et je vous l'enverrai aussitôt. Vous pourrez avoir l'indiscrétion de laisser entendre que cette réponse est d'autant plus intéressante qu'elle a été inspirée. L'ami de Saint-Cloud avait la lettre depuis dix jours, mais ne l'avait pas lue; il n'est pas fort lisard; mais il paraît que cela l'a intéressé, et, en attendant, il m'a fait remercier de la communication, et vous aussi.

Le curé de Saint-Germain l'Auxerrois a dit à un de mes amis que la sainte Vierge était apparue à notre saint-père le pape et lui avait dit qu'elle avait besoin d'un martyr et qu'elle avait fait choix de lui, pape. Après l'avoir remerciée de ce choix, il a appris qu'il devait parcourir la chrétienté en mendiant, endurer beaucoup de tribulations, etc., etc.; moyennant quoi, le catholicisme reverdirait. Tenez cette apparition pour chose sûre, la sainte Vierge est très active cette année, et cela doit nous donner quelque espoir de nous retrouver cette année dans le Vatican. Utinam.

Mille amitiés. Dès que j'aurai la réponse, je vous l'enverrai. Le courrier me presse.


XLV

Paris, 10 octobre 1860.



Mon cher Panizzi,

Voici enfin la lettre de M. Fould, que je reçois ce matin. J'aime mieux vous l'envoyer telle quelle que de vous en faire un extrait. Avec cette lettre, la vôtre m'est revenue, et je l'ai lue avec autant de surprise que la première fois. Je ne puis m'empêcher de récapituler les griefs prétendus:

D'avoir encouragé les Espagnols à tirer vengeance des Marocains. Si vous connaissez les Espagnols, vous savez que le vrai moyen de les empêcher de faire quelque chose est de leur en faire donner le conseil par un étranger. Non seulement la France ne s'est mêlée en rien de cette affaire, mais encore elle n'y avait pas le moindre intérêt. Il est évident que, si une puissance européenne s'établissait près de l'Algérie, ce serait un danger pour nos possessions d'Afrique. Bien que les Espagnols ne soient pas fort redoutables, nous aimerions mieux avoir pour voisins des Barbares que des gens civilisés. La majeure partie de la population européenne de l'Algérie est espagnole: ce sont des Mayorquins et des Valenciens, bons travailleurs. S'il y avait une colonie espagnole en Afrique, nous perdrions ces gens-là.

IIº La France n'a rien fait pour hâter la chute de l'empire turc. Elle en voit la ruine prochaine, mais se gardera bien de l'accélérer. Je vous ai dit dans le temps le mot de Thouvenel: «L'empire turc est une accumulation de fumiers superposés: fumier turc, fumier grec, fumier bulgare. Une révolution en ce pays ne peut mettre au jour qu'un fumier.»

IIIº Quant à l'envoi d'agents en Belgique et ailleurs pour préparer une annexion, d'autres en Irlande, etc., pas un mot de vrai. De tous les pays limitrophes, la Belgique serait le plus difficile à annexer. Peut-être des prêtres catholiques ont-ils fait des sermons ridicules en Irlande. Vous savez comme moi quel est l'attachement du clergé catholique pour l'empereur, et vous ferez justice vous-même de toutes ces folles accusations.

IVº Je ne sais rien des pamphlets préparant des annexions nouvelles. Une des graves erreurs des journaux anglais est de s'imaginer qu'il n'y a pas en France de liberté de la presse. On imprime dans les journaux, et surtout dans les livres, mille billevesées tous les jours. Les orléanistes et les carlistes ont leurs organes, et ils vont très loin. Croyez que le gouvernement est tout à fait étranger à de pareilles publications. Elles sont, d'ailleurs, si obscures, que je n'en ai jamais entendu parler.

Vº Lisez le budget de la guerre, et vous verrez l'effectif de l'armée notablement réduit. Allez sur une grande route, vous rencontrerez des soldats allant en congé illimité. Je vous ai remis la brochure de Cucheval-Clarigny; vous verrez ce qu'il faut penser de ces prétendus armements. Entre vous et moi, je vous dirai qu'on désarme beaucoup trop, ce me semble; d'après ce qui se passe en Italie, je crois qu'il ne serait pas mauvais de se tenir prêt à toute éventualité.

VIº L'exercice prescrit dans les ports de mer, pour apprendre aux troupes à embarquer et à débarquer, a été introduit lors de la guerre de Crimée. Tous les ans, on ramène en France dix ou douze mille hommes d'Algérie, et on en envoie autant. S'il n'y a pas un exercice semblable dans l'armée anglaise, cela ne prouve pas en faveur de ses chefs.

Je crois encore, cher Panizzi, que la grande cause de désaccord entre la France et l'Angleterre provient de ce que cette dernière se tient, touchant les affaires de l'Europe, dans une politique expectante qui lui est facile et qui est presque impossible pour nous. L'Angleterre s'est contentée de faire, des voeux pour le Piémont; nous nous sommes battus, et, si nous ne l'avions pas fait, nous aurions commis une faute énorme. Si l'Angleterre, qui a, au fond, les mêmes sympathies que nous pour la cause italienne, et qui n'a pas les mêmes risques à courir, au lieu de se laisser aller à des sentiments de défiance et de jalousie, voulait nous seconder ouvertement, la paix du monde serait assurée. Les Italiens feraient eux-mêmes leurs affaires, et peut-être parviendrait-on à obtenir de l'Autriche la cession de la Vénétie.

Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.


XLVI

Paris, 16 octobre, au soir, 1860.



Mon cher Panizzi,

Je viens vous demander pardon d'une bêtise de mon domestique, que j'avais chargé d'affranchir un gros paquet que je vous envoyais ce matin. J'apprends ce soir qu'il y a mis un timbre de quarante centimes, évidemment insuffisant. Si, comme il est probable, on refuse chez vous les lettres non affranchies, mon paquet ira à tous les diables, et ce serait dommage; car, outre un billet de moi, il y avait quatre pages de M. Fould en réponse à la lettre que Sa Majesté a vue. N'oubliez pas de la faire réclamer et excusez la maladresse de mon imbécile.

Savez-vous que je commence à croire un peu à notre voyage à Rome? Monseigneur Sacconi, le nonce, part demain. Il a fait mettre dans le Moniteur, et il a dit à tout le monde, en prenant congé, qu'il reviendrait sous peu de semaines, ce qui me fait croire qu'il ne reviendra pas. Ce départ, l'apparition de la sainte Vierge et le désir bien unanime de tous les dévots que le pape quitte Rome, me fait espérer que nous nous reverrons au Vatican, chacun à la tête d'une troupe de scribes juifs ou mahométans.

Adieu, mon cher Panizzi; je suis désolé de l'accident arrivé à cette lettre, mais j'espère qu'elle ne sera pas perdue.


XLVII

Paris, 21 octobre 1860.



Mon cher Panizzi,

Je suis charmé que ma lettre soit arrivée à bon port; mais, si vous étiez en France, vous seriez ruiné par les ports de lettres.

Il me semble, d'après ce que vous me dites et ce que je vois, que la France et l'Angleterre sont comme des gens mariés qui se querellent, mais qui ne peuvent se séparer. Tant mieux. M. Fould me paraît du même sentiment que vous sur l'affaire de Viterbe. Il trouve que c'est une grande sottise, qu'il rejette sur le grand général qui l'a faite. Mais pourquoi employer un niais pareil? Je crois qu'on lui aura lavé la tête, mais ce n'est pas assez. Je vois par les journaux que la lettre à sir James est fort blâmée. C'est une imprudence un peu forte.

Je doute toujours de la constance du saint-père à demeurer à Rome. Tous les grands hommes de l'ancien gouvernement, tous les carlistes d'ici voudraient qu'il s'en allât. Vous savez qu'une des grandes fautes de la politique moderne à courte vue, c'est d'agir contrairement à ce que trouvent bon ceux qu'on regarde comme ses ennemis. Il suffit peut-être que les orléanistes et les légitimistes aient montré le désir que le pape quittât Rome, pour que le gouvernement ait fait des efforts pour qu'il y restât. A mon avis, il faudrait examiner d'abord de quel côté est le sens commun, et je crois que, selon l'usage des partis battus, qui cherchent les moyens extrêmes, les gens qui conseillent l'exil au pape croient, fort à tort, qu'il résulterait de là une grande commotion. Je crois que ce serait une tempête dans un verre d'eau. Les dévots et les imbéciles ne prendront pas les armes, et, quant aux excommunications, elles donneraient plutôt de la popularité qu'elles n'en feraient perdre. Ce qui serait bien plus avantageux pour nous serait de sortir de la position fausse où nous sommes et où nous pouvons demeurer bien longtemps. Quant aux dévots, ils ne pourraient être pires qu'ils ne sont à présent.

Un Russe fort bien instruit m'a expliqué l'entrevue de Varsovie d'une façon que j'ai lieu de croire exacte, et qui s'accorde, d'ailleurs, avec ce que je tiens de Fould. L'empereur d'Autriche, ou plutôt M. de Rechberg, s'applique depuis longtemps à établir que la position de l'Autriche vis-à-vis de la Hongrie et de l'Italie est exactement la même que celle de la Russie vis-à-vis de la Pologne. Gortchakoff répond à cela: «Il y a dix ou douze Russes pour un Polonais, tandis qu'on ne sait ce que c'est qu'un Autrichien. Il est en imperceptible minorité au milieu de nationalités plus ou moins rebelles à son joug.» Tant il y a que c'est pour achever la démonstration de cette théorie que François-Joseph a demandé une entrevue. La vanité de l'empereur Alexandre en a été flattée; mais il n'est nullement disposé à accepter le traité de garantie réciproque qu'on lui offre, d'autant plus qu'en ce moment la Pologne est moins agitée que jamais, et que la Hongrie bouillonne d'une façon menaçante. Il faut s'attendre que les Autrichiens exploiteront l'entrevue pendant quelque temps et prétendront y avoir gagné quelque chose.

On se plaint ici de ne rien comprendre à la politique de l'empereur. Sous le gouvernement de Louis-Philippe, tout le monde était assez vite au fait de toutes les affaires, tandis que, maintenant qu'elles sont dans la tête d'un muet, il est impossible d'en savoir ou même d'en deviner quelque chose. L'impatience est seulement dans les salons.

Le peuple ne s'occupe guère des affaires d'Italie, moins encore du pape que du roi de Naples. Je ne crois pas qu'il déguerpisse de Gaëte si facilement. On dit qu'il a montré quelque courage personnel, et, s'il n'a pas peur d'une bombe, il peut demeurer longtemps dans son trou avec la satisfaction de savoir qu'il est un grand embarras pour son successeur. Nous trouvons que le successeur est bien lent à se décider. Il ne devrait pas perdre un moment pour ôter à Garibaldi le moyen de faire de nouvelles sottises. Il n'en a fait que trop jusqu'à présent.

Bien que le temps se remette un peu, je commence à songer sérieusement à mes quartiers d'hiver. On me dit qu'il y aura beaucoup de monde à Cannes et à Nice cette année.

Adieu, mon cher Panizzi; je m'ennuie beaucoup; depuis votre, départ et je ne sais que devenir le soir.


XLVIII

Paris, 23 octobre 1860.



Mon cher Panizzi,

Je reviens de Saint-Cloud, où j'ai déjeuné avec Monsieur et Madame et leur garçon. Tous très bien portants, madame fort triste 9.

Note 9: (retour) La duchesse d'Albe, soeur de l'Impératrice, venait de mourir.

Le maître de la maison m'a chargé de le rappeler à votre souvenir et de vous remercier de ce que vous dites et faites. Il est très content de voir qu'il y a de l'amélioration dans les dispositions de vos amis insulaires. Quant à ce qui lui avait attiré leur mauvaise humeur, il s'est défendu avec la plus grande énergie d'avoir rien fait en actes ou en pensée pour la provoquer. Nous avons causé des affaires d'Italie, qu'il trouve, comme tout le monde, bien embrouillées. Les circonstances ont pu motiver des actes extraordinaires; mais ces actes sont tellement contraires à tous les principes reçus, qu'il est impossible de ne pas les blâmer.

Nous avons causé de la campagne de Lamoricière, et je lui ai conté des anecdotes qui l'ont fait rire, entre autres les compliments malicieux de Changarnier sur les manoeuvres admirables de son ancien collègue et ami, si belles que lui Changarnier ne les comprend pas. Il me semble qu'au fond il pense sur l'Italie comme vous et moi, mais qu'il a des convenances à garder. Je lui ai parlé très audacieusement de l'impatience où j'étais de faire des copies dans des archives. Cela l'a diverti. Il ignorait complètement la mauvaise grâce des archivistes à l'égard des curieux d'études historiques.

Mon imbécile de domestique m'a quitté sans dire gare, à la suite d'une querelle avec sa soeur. Je ne sais où en trouver un bon, aussi j'espère n'en pas avoir un pire; d'ailleurs, cela serait difficile.

Adieu, mon cher Panizzi. Lisez le Constitutionnel de demain. Il y aura, dit-on, un article sur l'Italie qui aura de l'importance.


XLIX

Paris, mercredi 31 octobre 1860.



Mon cher Panizzi,

Je reviens de chez M. Fould. Il était à la chasse. Je ne puis vous donner d'explications au sujet de Gaëte, si tant est qu'il y en ait à donner. Vous êtes un peu partial dans la question. Je ne dis pas que Sa Majesté le roi ou l'ex-roi des Deux-Siciles ne soit pas un grand nigaud; mais les formes employées à son égard passent un peu les bornes. La saisie des rentes par Garibaldi est d'un exemple un peu trop dangereux. Si l'on traitait avec lui comme avec une puissance régulière, il n'y aurait plus de sécurité pour aucun État, et je trouve qu'en tenant en échec, comme l'on fait ici, les Autrichiens, on va aussi loin que possible.

Pour nous témoigner de la reconnaissance, les gens de Mazzini, à Naples, discutent les moyens d'assassiner l'empereur. Un petit projet a été mis en délibération, d'envoyer un homme déguisé en blessé d'Italie, avec capote militaire et une béquille. La béquille aurait été un fusil. C'est Vimercati, aide de camp du roi, qui a prévenu le ministre de l'intérieur à Paris.

Je vous répète, sans pouvoir vous en donner l'assurance, que, dans mon opinion, la non-reconnaissance du blocus de Gaëte a été convenue entre les deux gouvernements de France et d'Angleterre, et, quant à la présence de vaisseaux français devant Gaëte, c'est plutôt pour donner à François II la tentation d'un asile que pour lui offrir un secours efficace.

Si je suis bien informé, et vous savez quelle est ma source, M. de Metternich donne ici les assurances les plus positives de non-intervention, et il a mis une grande chaleur à faire démentir le bruit de bourse d'un ultimatum adressé au Piémont. Il faut qu'on soit bien bas en Allemagne.

Tenez pour certain ce que je vais vous dire de Varsovie. L'empereur François-Joseph a abordé l'empereur Alexandre, avec cette phrase russe: Ya k'vam s' povinnoïou golovoïou, c'est-à-dire Ego ad te cum noxio capite. C'est la formule employée par un serf qui se présente devant son maître et qui s'attend à un châtiment. Cette attitude a révolté tout le monde et jusqu'à l'empereur Alexandre. Il n'y a eu, d'ailleurs, aucune délibération politique, aucune résolution. Tout s'est passé en politesses, très froides de la part d'Alexandre, et encore plus froides de la part du Prussien. Gortchakof triomphe sur toute la ligne.

Je crois Henry Bulwer trop homme d'esprit pour dire le contraire de ce que dit la Valette; mais il ne plaît pas à vos ministres de croire ce qui ne leur convient pas. Le fond de la question, c'est que tout se détraque. D'un côté, les Turcs conspirent contre le sultan, qu'ils regardent comme une marionnette que les chrétiens font mouvoir; de l'autre, les chrétiens prennent des airs insolents et excitent l'indignation et le fanatisme des vieux musulmans. Aali pacha, dans sa tournée, a été obligé d'emprunter plusieurs fois de l'argent, pour continuer sa route. On doit à l'armée plus d'une année de solde, et, en général, les soldats n'ont d'autres rations que celles qu'ils volent. Voilà ce que disent tous les voyageurs qui reviennent de Constantinople ou de la Roumélie. Dans l'Anatolie, vous savez ce qui se passe. Vous avez lu la façon dont Fuad pacha a fait filer les Druses du Liban au milieu des troupes turques chargées de les cerner. Il est vrai, comme dit lord Shaftesbury, que les Druses sont tout disposés à se faire protestants; mais le pire de tout, c'est qu'il n'y a plus un sou dans le trésor ottoman et que le sultan et son harem ont mangé les revenus de 1861.

Le grand obstacle à une alliance efficace entre la France et l'Angleterre, c'est la différence radicale qui existe dans la manière de considérer les mêmes faits. Ainsi on prétend, de votre côté du détroit, que la Turquie va bien. En 1858, on prétendait aussi que les affaires en Italie n'avaient rien de pressant. Il est facile de comprendre que des ministres dépendant d'une Chambre où ils n'ont qu'une majorité incertaine, soient toujours pour le statu quo. Mais ce n'est pas ainsi que se font les grandes affaires. Je crois que, si un traité d'alliance avait lieu, il faudrait qu'il fût plutôt proposé par l'Angleterre que par nous. C'est le seul moyen de réussir. Si les conditions plaisent à l'empereur, il ne fera pas une objection, tandis que vos ministres en feront cent, quand même ils seraient satisfaits.

Adieu, mon cher. Panizzi; mille amitiés et compliments.


L

Paris, 3 novembre 1860.



Mon cher Panizzi,

Je dîne ce soir avec M. Fould. Si j'apprends quelque chose, je vous écrirai aussitôt. Je suis, en général, de votre avis sur ce qui se passe, et, pour ma part, je trouve qu'en ménageant la chèvre et le chou, on ne fait rien de bon; d'un autre côté, il faut tenir compte des difficultés de toute espèce qui s'opposent à ce qu'on suive une autre politique. Avec des gens un peu téméraires, il est dangereux de trop s'engager, et, ici, les gens téméraires sont remorqués par des fous. M. de Cavour est le téméraire, et Garibaldi le fou.

On dit, mais je ne garantis rien, au sujet de ce qui s'est passé devant Gaëte, que ce n'est pas à la flotte piémontaise qu'on a intimé la défense de canonner le camp de Gaëte, mais à une expédition mystérieuse du général Turr, Hongrois, expédié je ne sais où, par Garibaldi, de sa propre autorité et sans consulter Victor-Emmanuel.

Quant à la conduite de l'Espagne à Turin, nous n'y sommes pour rien. Donner un conseil à un Espagnol, c'est l'exciter à faire le contraire. Quoi de plus naturel que la reine, dévote et parente du roi de Naples, ait désapprouvé l'invasion des États pontificaux et de Naples? Si vous voyiez les lettres que m'écrivent mes amis très libéraux de Madrid, vous verriez que le sentiment national est très hostile aux Piémontais. Ils s'emparent de ce que les Espagnols considèrent encore jusqu'à un certain point comme des apanages espagnols. La France n'a donné aucun conseil dans cette affaire.

Je regarde comme impossible une alliance entre la France et l'Angleterre pour les affaires d'Italie. Ce ne serait ou qu'une lettre morte, ou bien un engagement tellement grave, que ni l'une ni l'autre des deux puissances ne pourrait prévoir jusqu'où elle serait entraînée. Il ne faut pas se dissimuler qu'une alliance semblable amènerait immédiatement une agression des Italiens contre la Vénétie, c'est-à-dire la guerre contre l'Autriche et probablement contre l'Allemagne. La France et l'Angleterre se poseraient en champions du principe des nationalités, et ce serait mettre le feu à l'Europe. Il est vrai que l'Angleterre n'a pas grand'chose à craindre. Son action consisterait à contenir par ses vaisseaux les puissances continentales, c'est-à-dire qu'elle n'aurait à peu près rien à faire, tandis que la France aurait une grande guerre sur les bras.

Je pense que, avec la sécurité financière que donnerait une alliance que je suppose sincère avec l'Angleterre, le succès ne serait pas douteux, la Russie elle même se mêlât-elle de la lutte. Mais, une fois que nous aurions culbuté les Autrichiens et les Prussiens, dépensé cinq cents millions et versé le sang de cent mille hommes, serait-il possible de ne pas chercher un dédommagement à tant de sacrifices? Vous verriez la nation entière demander la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire avoir précisément les vues ambitieuses qu'on prête à l'empereur et qui alarment tant l'Angleterre. Vous conviendrez qu'elle n'aurait pas obtenu un bien grand résultat. Il me semble que la seule politique possible aujourd'hui, c'est de temporiser, de tâcher de calmer les ardeurs de l'Italie et de lui donner le temps de se consolider et de s'organiser.

A mon avis, Garibaldi a compromis gravement la cause italienne, d'abord par une agression qu'il est impossible de défendre, à moins de démentir tous les principes du droit de l'Europe; puis en montrant au monde le fantôme de la Révolution. Si, après la conquête de la Sicile, il s'en fût tenu là, il aurait peut-être compromis assez son gouvernement, mais le mal ne serait pas aussi grand qu'il l'est aujourd'hui. Pour des gens impartiaux, et surtout pour ceux qui ne connaissent pas parfaitement l'Italie, ce qui se passe à Naples est le comble de l'abomination. On prend les États d'un prince qui se défend et qui a encore une armée fidèle, au nom de qui les paysans s'insurgent. On fait des élections à la sincérité desquelles personne ne croit. Enfin, et c'est le pire de tout, on voit le parti révolutionnaire dominer Cavour et Victor-Emmanuel, et l'on craint, ou plutôt on ne doute pas, que, dans un temps peu éloigné, il ne le pousse à des extravagances.

La situation de la France est très compliquée. Nous ne voulons pas qu'on intervienne en Italie, mais nous ne pouvons admettre les principes posés par Garibaldi. Nous ne voulons ni de la révolution ni des Autrichiens. Que faire? S'allier avec le Piémont, c'est se mettre à la suite de la révolution. Prétendre le dominer, c'est accepter le métier de gendarme et se mettre à la suite de l'Autriche.

Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.


LI

Paris, 4 novembre 1860.



Mon cher Panizzi,

Voici une lettre qui répond à vos questions. Je vous dirai confidentiellement qu'on n'a pas ici le moindre doute que, dans fort peu de jours, Gaëte ne soit rendu et qu'on agit même dans ce sens. Les vaisseaux français emporteront le roi où il voudra aller.

On vient de me dire d'une assez bonne source que lord John avait écrit ici afin que M. de Persigny assistât au banquet d'installation du lord maire, où lui, lord John, devait dire quelques mots sur l'alliance dans un sens agréable aux deux pays.

La Russie nous cajole fort. L'empereur Alexandre, ou plutôt Gortchakof a remis à l'empereur François-Joseph un mémorandum dans lequel il lui conseille très fortement de ne pas attaquer et de ne se mêler en rien de ce qui se passe en Italie. Dans le cas où il serait attaqué et que la fortune des armes lui fût favorable, qu'il ne pensât pas à reprendre la Lombardie; que ce qu'il aurait de mieux à faire serait de demander l'exécution du traité de Zurich; surtout qu'il se gardât de montrer la moindre velléité de revenir sur l'annexion de la Savoie et de Nice. Kisselef, ici, est tout miel et tout sucre. Il est évident que la situation de l'Orient nous vaut toutes ces avances, et que les agents russes voient les choses sous un tout autre point de vue que Henry Bulwer, si tant est que Bulwer les voie ainsi, ce dont je doute très fort.

Adieu, mon cher Panizzi. Je pars demain pour la campagne, où je resterai cinq ou six jours; suite de l'aventure dont je vous ai parlé.

P.-S. Vous avez vu la lettre de M. de Grammont. Il a demandé l'épreuve du Journal de Rome, et, au lieu de supprimer les mots: par la force, on avait mis: en adversaire. Il a réclamé, et Antonelli a fini par avouer que cette variante était de la main même de Sa Sainteté. Comment trouvez-vous cela?


LII

Paris, dimanche 11 novembre 1860.



Mon cher Panizzi,

J'ai vu ce matin M. Fould; il m'a dit, ce que je savais déjà: c'est qu'il ne vous accusait nullement. Ses reproches s'adressent à vos interlocuteurs et non pas à vous. Tranquillisez-vous complètement sur ce point.

On dit qu'il y a eu hier de bons discours au dîner du lord maire. Ici, l'on en paraît satisfait.

On s'attend de moment en moment à l'évacuation de Gaëte par François. Tout le monde le lui conseille; cependant, si j'étais à sa place, je n'en bougerais pas et j'attendrais.

Il me semble qu'on ne comprend pas grand'chose à cette armée napolitaine entrant sur les terres de l'Église et désarmée par les douaniers du saint-père. Qu'y a-t-il de vrai là dedans? Où va Garibaldi? Que veut-il faire pour passer gaiement son hiver? Je voudrais bien qu'il s'en prît à la Hongrie, au lieu de se casser les dents sur la Vénétie.

Sir John Bowring est ici, disant que rien n'est fini en Chine. Je sais qu'il est tout naturellement porté à trouver mauvais ce que fait son successeur; mais, en cette occasion, il se peut fort bien qu'il ait raison. Si ces Chinois ne sont pas des magots de porcelaine, rien qu'en se pressant contre nous, ils nous écraseraient. Ce n'est pas avec huit ou dix mille hommes qu'on prend une ville comme Pékin. Supposé qu'ils veuillent la paix, une grande difficulté reste: c'est pour leur faire payer les frais de l'expédition. Où diable prendront-ils l'argent? Les lettres de nos guerriers sont fort lugubres. Dans tous les villages où ils arrivent, les femmes se tuent pour n'être pas souillées par les diables étrangers. Voilà la première fois que cela leur arrive. Dans une seule maison, où est entré un jeune lieutenant d'artillerie, parent d'un ami à moi, cinq femmes s'étaient coupé la gorge avec des tessons de porcelaine, et deux enfants avaient été noyés dans des baquets d'eau. Cela montre qu'il y a une grande différence entre savoir se battre et savoir mourir.

Sait-on quelque chose de positif sur l'état de la Sicile? Je crois vous avoir dit l'anecdote du saint-père et sa petite correction; au lieu de «par la force», que M. de Grammont n'avait pas mis, il voulait qu'on substituât «en adversaire», que Grammont n'avait pas écrit davantage; mais il fallait couvrir un peu l'excès de zèle de monseigneur de Mérode. Les ecclésiastiques sont tout pleins de ces petits ménagements ingénieux.

J'étais allé travailler à la seconde partie de mon roman. Je crois que c'est la dernière. La fin ne vaut pas le commencement. Cependant il a commencé par la fin. Comprenez si vous pouvez; quand je vous verrai, je vous ferai rire over a bottle of claret.

Je pense me mettre en route pour Cannes jeudi prochain, si je ne crève pas d'ici là d'un horrible rhume que j'ai gagné en chemin de fer, à côté d'un homme très froid, qui était le baron de Hübner. Il n'a pas perdu l'habitude des gasconnades diplomatiques et m'a dit que tout irait merveilleusement en Hongrie. Le lendemain, le journal nous apprenait que les palatins nouvellement nommés ne voulaient pas de la patente autrichienne.

Voici une drôle de nouvelle, entre vous et moi jusqu'à ce que tout le monde la sache. L'impératrice veut aller incognito à Édimbourg, pour se secouer un peu après la mort de sa soeur. Jugez ce qu'on va dire, et tous les contes qui seront bâtis là-dessus.

On parle d'une grande querelle entre monseigneur de Mérode et M. de Goyon. Goyon lui a dit qu'il regrettait qu'il eût une robe. Mérode a répliqué qu'il le regrettait également, car elle le privait d'avoir l'innocente épée du général. Il est fort question du départ prochain du pape.

Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie. Il est très possible que nous nous revoyions cet hiver à Rome.


LIII

Cannes, 21 novembre 1860.



Mon cher Panizzi,

J'ai eu tant de tracas et tant d'affaires à régler avant de quitter Paris, que je n'ai pas trouvé le temps de vous écrire. Me voici installé à Cannes, où je vous écris la fenêtre ouverte, en face de la mer, calme comme la Serpentine river, un peu contrarié par le soleil qui me cuit le dos. Bien que le pays ne soit pas des plus favorablement partagés sous le rapport des harnais de gueule, comme dit Rabelais, on y a de bon poisson et des bécasses et du mouton délicieux, outre que Marseille nous fournit quelques provisions. Nous serions charmés de vous tenir ici pendant quelque temps et de vous faire maigrir par notre cuisine et des promenades sur nos montagnes. J'ai trouvé, en arrivant, miss Lagden et mistress Ewers, qui ont découvert un logement très agréable, où nous avons une chambre pour les âmes charitables qui nous visitent. Ces dames se recommandent à votre bon souvenir et me chargent de tous leurs compliments pour vous.

La poste vient de Londres à Cannes en deux jours et demi, ce qui est sans doute un peu long pour le cas où vous auriez quelque communication pressée; mais, dans ce cas, pourquoi n'écririez-vous pas directement à M. Fould ou bien à J. Pelletier? De toute manière, ce que vous auriez à dire serait bientôt sous les yeux de votre ami de Saint-Cloud. M. Fould aime beaucoup qu'on lui écrive, et il sait que vous le faites à bonne intention et que vous pouvez faire grand bien à vos correspondants des deux côtés du canal.

Je ne sais rien ici que par les journaux. Je vois que le roi de Naples tient toujours bon dans Gaëte. S'il a du coeur, comme il paraît, cela peut durer encore longtemps. Voilà Garibaldi en villégiature. Je voudrais qu'il y restât longtemps. Maintenant il est l'homme qui peut faire le plus de mal à l'Italie. Si M. de Cavour a le pouvoir de le faire tenir tranquille pendant un an ou deux, et en même temps de maintenir l'ordre dans les provinces annexées, la partie sera gagnée.

Observez que la paix actuelle est ruineuse pour l'Autriche, que le diplôme de l'empereur, ou son protocole, je ne sais comment il l'appelle, est un cancer au coeur de l'Autriche, dont elle crèvera si on lui laisse le temps de mûrir. En ce moment, la Hongrie est mieux disposée qu'elle ne l'a été depuis longtemps; mais, quand elle aura un peu goûté du régime constitutionnel, ne doutez pas qu'elle ne demande à l'empereur des institutions de plus en plus libérales, jusqu'à ce qu'elle lui propose finalement d'aller à tous les diables. Pour la Bohême et les autres États, vous verrez la même comédie.

Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour aller pêcher en mer. Je ne pèche plus sur terre.

P.-S. Si l'impératrice vient à Londres à son retour, je suppose que vous aurez sa visite.


LIV

Cannes, 27 novembre 1860.



Mon cher Panizzi,

Je reçois ce matin votre lettre du 23. Elle a mis quatre jours à venir, et en quatre jours il s'est passé bien des choses. Je ne sais si vous avez le mot de l'énigme à Londres. Ici, je n'y vois que du feu, et il m'est impossible de me faire une idée des comment et des pourquoi. Je savais que depuis longtemps on en voulait à notre ami, parce qu'il tenait les cordons de la bourse plus serrés que ne le voulaient un grand nombre de personnes qui aiment à puiser dedans.

Une belle dame qui voulait, pour son mari, la place de notre ami, a fini par l'emporter. Cela me fait de la peine pour toute sorte de raisons. D'abord pour la chose en elle-même, qui est fâcheuse, au point de vue moral et politique; puis pour notre ami, qui, à ce qu'on m'écrit de Paris, en est fort triste; enfin pour vous et moi, que cela sépare de notre correspondant. Quant à ce dernier inconvénient, peut-être y trouverai-je un remède à mon retour à Paris.

Je suis de votre avis en ce qui touche les affaires d'Italie, mais pas tout à fait par les mêmes motifs. Je ne crois pas, comme vous, que ce soit à notre conduite qu'il faille attribuer la réaction dans le royaume de Naples et l'agitation de la Sicile. Il eût été fort extraordinaire que les paysans de la Calabre et des Abruzzes devinssent tout d'un coup constitutionnels. Mais je crois qu'il eût été de bonne politique, professant le principe de non-intervention, de laisser instrumenter les Piémontais à leur guise, sauf à les blâmer, sauf à les avertir même qu'ils entendaient mal le droit des gens.

Quant au pape, il y a longtemps qu'à sa première algarade contre nous, je l'aurais laissé à Rome avec ses Suisses et leurs hallebardes.

Tout cela me semble comme à vous déplorable. Au reste, on m'écrit de Paris que cela va cesser et que l'empereur a écrit une lettre à Victor-Emmanuel, pour reprendre les anciennes relations; qu'ordre serait donné à Goyon et à l'amiral Lebarbier de Tinan, de ne se mêler plus du siège de Gaëte. Je vous donne ces nouvelles comme des on dit, je suis trop loin pour savoir ce qui se passe.

En ce qui touche à nos affaires intérieures, je ne comprends pas davantage. Ces nouvelles concessions libérales me paraissent des plus étranges, et j'y vois un sujet d'inquiétude pour l'avenir: aller chercher dans l'arsenal des institutions constitutionnelles la discussion de l'adresse pour la rétablir dans un gouvernement où, à vrai dire, il n'y a pas de ministres responsables, cela me paraît un non-sens. Le résultat ne peut être que verba. Je voudrais pouvoir ajouter prætereoque nihil, mais vous savez qu'en France, après les mots, viennent les révolutions.

Quelle sera la position de ces commissaires du gouvernement chargés de soutenir une adresse qu'ils n'auront pas rédigée? s'ils sont battus dans la discussion, qu'en fera-t-on? les renverra-t-on du conseil d'État? ou renverra-t-on les ministres à portefeuille? cela rappelle le bon temps où les princes avaient auprès d'eux un garçon chargé de recevoir le fouet, lorsque Son Altesse l'avait mérité.

Adieu, mon cher Panizzi; ne m'oubliez pas, et donnez-moi de vos nouvelles.


LV

Cannes, 2 décembre 1860.



Mon cher Panizzi,

Je ne sais encore rien et ne comprends pas davantage. D'après quelques renseignements qui viennent de bonne source, on pourrait croire qu'il s'agit d'une expérience. D'une part, on aurait voulu ouvrir une soupape, dans l'opinion qu'il n'en sortirait rien, et qu'on désarmerait ainsi l'opposition, qui, en effet, est un peu sotte en ce moment. De l'autre, se voyant en présence d'un mouvement catholique et légitimiste assez puissant, très braillard, et placé jusque dans les antichambres de son palais, Sa Majesté voudrait chercher dans le pays un point d'appui et un moyen de sortir de la position très peu commode où elle se trouve en Italie. Si le Corps législatif et le Sénat lui disent, dans la réponse au discours de la couronne, qu'ils sont pour le principe de non-intervention, il est évident que cela lui donne le moyen de rappeler Goyon et son monde, sans encourir une responsabilité qui n'est pas sans périls.

Sur le premier point, je crois qu'on se trompe fort en croyant qu'il ne sortira rien de la soupape. Au contraire, je suis persuadé, avec vous, qu'il peut en sortir des tempêtes, non pas tout de suite, mais dans un moment donné. Il paraît certain que, quant à présent, le parti orléaniste est fort abattu et découragé. Quant aux affaires d'Italie, je ne suis pas parfaitement rassuré. Les prêtres, les femmes et la mode sont bien puissants. Je ne serais pas surpris que le pape ne trouvât des défenseurs, et que l'adresse ne dît tout le contraire de ce qu'on en paraît attendre. Je ne connais personne à Paris et en France qui ne soit porté à plaindre Pie IX et François II, et, quant à Victor-Emmanuel, l'invasion de Naples lui a fait le plus grand tort, et la peur qu'il ne nous engage dans une seconde campagne d'Italie préoccupe tout le monde. Peut-être, au reste, cette crainte contribuera-t-elle à faire demander la politique de non-intervention par les Chambres.

Je suis charmé que vous ayez écrit au docteur C..., ne doutez pas que votre lettre n'ait été lue, et qu'elle n'ait produit son effet. C'est un très bon moyen de communication, et il est important que l'opinion de M. Gladstone soit connue. Je pense que, sans rien garantir, vous pouvez lui dire ce que je viens de vous mander, comme venant de bonne source. C'est l'impression qu'a emportée de Compiègne une très bonne tête, froide, et qui a pratiqué l'empereur assez longtemps pour le bien connaître. Ne parlez pas de moi à ce grand commentateur d'Homère 10, du moins à cette occasion. Vous remarquerez, d'ailleurs, que cela explique tout, et le langage qu'on vous a tenu et ce que j'ai entendu de mon côté.

Note 10: (retour) M. Gladstone.

Tenez pour très certaines les dispositions papistes et légitimistes de tous les gens de frac, comme on dit en espagnol. Quant aux masses, je crois qu'elles ont les sentiments absolument contraires; mais elles ne parlent guère, tandis que les salons parlent beaucoup. En résumé, la question me semble celle-ci: qui l'emportera, ou la crainte de nous compromettre de nouveau dans une affaire qui ne nous intéresse pas nationalement, ou le sentiment pieux et anti-révolutionnaire?

Si l'empereur était bien secondé, je ne douterais pas de la réponse des Chambres; mais parmi les ministres avec ou sans portefeuille, je ne vois guère de gens ayant ce qu'il faut pour diriger une assemblée délibérante, et, à moins que le maître ne se charge lui-même de chambrer les députés, ils se trouveront dans une incertitude complète et ne sauront que dire, ni comment voter.

Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.


LVI

Cannes, 11 décembre 1860.



Mon cher Panizzi,

J'ai reçu vos deux lettres du 7 et du 8, dont je vous remercie. Je me réjouis de savoir que vous êtes aussi bien avec Madame 11 qu'avec Monsieur. Croyez que Monsieur lui avait parlé de vous, outre ce que je lui avais dit de votre établissement, et qu'elle n'a pas été fâchée de vous voir, malgré la médiocrité de votre catholicisme.

Note 11: (retour) L'impératrice, qui venait de voir M. Panizzi à Londres.

Vous me paraissez, le savant commentateur d'Homère et vous, chercher midi à quatorze heures. Vous ne vous représentez nullement l'opinion de ce pays-ci. Elle est absolument contraire à celle de l'ami du docteur C. sur les affaires italiennes.

Je ne suis pas de ceux qui approuvent cette opinion, bien entendu, mais je la constate, parce qu'elle m'arrive de tous les côtés. Il y a dans l'esprit national un grain de chevalerie ou de folie, si vous l'aimez mieux, qui lui fait prendre toujours parti pour les faibles contre les forts. Voilà le secret du changement défavorable à la cause italienne. Dans la division de Rome et dans l'escadre, il y a la plus grande exaspération contre les Piémontais, due à de petites vexations, violences, etc., inséparables de la guerre sans doute, mais qu'on a prises tout de travers.

Le concours des volontaires, race toujours peu aimée des soldats véritables, et les souvenirs de 1848, encore très vifs et très odieux à notre armée, la rendent hostile à Victor-Emmanuel. Enfin, quoique Lamoricière ne soit qu'un farceur, comme il est Français, sa défaite a irrité l'orgueil national.

Quant aux bourgeois, l'alliance intime avec un peuple qui a Garibaldi pour chef effectif, et qui annonce ouvertement la guerre pour le printemps, cette alliance, dis-je, paraît offrir la perspective de dépenses considérables, de beaucoup de sang répandu, et de l'inoculation, plus dangereuse encore, des doctrines révolutionnaires. Si je suis bien informé, le Gouvernement a fait tous les efforts possibles pour engager François II à ne pas prolonger une résistance inutile; mais ce garçon a quelque pluck in him et paraît résolu. Cependant il succombera tôt ou tard.

Je ne vous parle pas des sentiments catholiques, malheureusement très puissants en France, et qui ajoutent encore quelque chose à l'état de l'opinion. Je crois très fermement que l'empereur cherche un appui dans les Chambres, et qu'il désire que le pays, par leurs organes, exprime son opinion afin, d'un côté, de n'être pas entraîné dans la guerre par les frasques de Garibaldi, de l'autre, pour avoir une porte et sortir de Rome. Si le Corps législatif lui dit qu'il est d'avis de ne prendre aucune part aux affaires d'Italie et de n'intervenir en rien (et c'est ce qui, selon toutes les probabilités, sera exprimé dans l'adresse), alors l'empereur pourra honorablement retirer ses troupes de Rome, et regarder, les bras croisés ce qui se fera dans la Péninsule. Au fond, c'est, je crois, ce qu'il y a de plus sage.

L'Angleterre fait des voeux qui ne lui coûtent rien, mais n'enverra pas un seul soldat, ni ne consentira jamais à bloquer Trieste et l'Elbe. Son concours moral est quelque chose, mais nous préservera-t-il des conséquences d'une guerre avec toute l'Allemagne, et, ce qui est plus grave, d'une guerre forcément révolutionnaire?

Vous autres italiens, vous êtes impatients. M. de Cavour aurait pu, en trois ou quatre ans, arriver à faire bien ce qu'on à fait mal en six mois, et à ne pas faire ce à quoi il sera entraîné au printemps. Garibaldi est, au fond, l'instrument de Mazzini et le mauvais génie de l'Italie. Ce qui se passe à Naples prouve combien peu le pays était préparé pour un gouvernement constitutionnel. Il y a envoyé tous les tapageurs, qui trouvent leur compte à se battre contre des Napolitains, au lieu d'avoir affaire aux Autrichiens; encore, dès que les Napolitains ont montré quelque résolution, tous ces messieurs se sont retirés et ont laissé les Piémontais soutenir le choc. C'est toujours le système révolutionnaire, qui met le feu au hasard, sans s'inquiéter qui brûlera.

J'ai reçu une lettre de M. Fould. Il me paraît un peu aigri et de mauvaise humeur. Je crois qu'on a mis très peu de procédés dans l'affaire.

On m'écrit que les circulaires de Persigny font bon effet, même chez les opposants.

Que dites-vous de la Chine? Je crains bien qu'on n'y gagne pas un sou et que tout se réduise à des porcelaines cassées, et finalement à une retraite de Moscou. Tout cet argent dépensé fait ici très mauvais effet.

Adieu, mon cher Panizzi. Je ne crois pas un mot de l'expédition de Victor-Emmanuel contre Rome. Ce serait, à mon avis, la plus grande folie, que Garibaldi lui-même ne ferait pas.


LVII

Cannes, 16 décembre 1860.



Mon cher Panizzi,

Newton m'écrit de Rome de vous adresser, pour l'archevêque de Canterbury, un testimonial en sa faveur. Je ne connais pas l'archevêque et j'ai pour tous les gens de sa robe le goût que vous savez. Voici cependant une lettre officielle dont vous ferez l'usage qu'il vous plaira. Demandez à Sa Grandeur sa bénédiction apostolique. J'aimerais mieux une de ses vieilles bouteilles léguées par quelque bonne dévote.

Vous êtes pressés, comme tous les émigrés, et vous risquez de compromettre tout par trop de hâte. Croyez bien que votre plus grand ennemi, c'est Garibaldi, ennemi d'autant plus dangereux qu'il a toutes les qualités qu'il faut à un révolutionnaire, même celle d'être niais et de se faire l'instrument des plus détestables coquins. Il y a dans toutes les révolutions de ces gens-là, et ce sont ceux-là qui font le plus de mal.

Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris à la hâte, les fenêtres ouvertes, par un soleil radieux, tourmenté par les mouches. Je pars pour une promenade en mer.


LVIII

Cannes, 9 janvier 1861.



Mon cher Panizzi,

Il me semble que tout va à la diable partout, en Italie, à Naples surtout, et heureusement aussi en Autriche. Il y a longtemps que j'ai renoncé à deviner les énigmes politiques de ce temps-ci. Ce qui me fait de la peine, c'est la disposition turbulente plutôt que belliqueuse que prend l'Italie. Je n'aime pas le discours de Victor-Emmanuel le 1er janvier. Il a pris le détestable style de mélodrame qu'il faut laisser à Garibaldi. Il pouvait parfaitement se dispenser de parler du rachat de la Vénétie, ou, s'il en parlait, rien ne l'obligeait à faire une conclusion. Je crains qu'au printemps on ne fasse delle grosse.

Votre ami ***, d'un autre côté, s'est marié tout à fait... On disait que sa femme avait un petit défaut de conformation, qui la rendait impropre au mariage; mais il paraît que ce n'était pas grand'chose, car elle est grosse. Pour une personne ayant des sentiments si élevés, cette situation était fort pénible, aussi elle a mené son imbécile à Varsovie, où, à ce qu'il paraît, on marie les gens sans se soucier beaucoup des formalités. Il allait être majeur dans deux du trois mois, mais il n'a pas eu la patience d'attendre. Il n'a pas non plus employé le consul de France pour légaliser la cérémonie, en sorte que cela fait deux nullités. Mais, en matière de mariage, les magistrats sont assez indulgents lorsque les choses sont faites et parfaites, et je crois que l'affaire est à peu près sans remède.

Qu'a dit monseigneur de Canterbury de ma lettre? A-t-il été surpris que je lui aie écrit? J'ai reçu ce matin une lettre de Newton, qui me remercie. Je ne sais pas encore si son affaire est faite, mais je pense que, vous aidant, elle se fera.

Adieu, mon cher Panizzi; mille voeux pour votre année 1861; qu'elle vous soit légère! Ne buvez pas tout le johannisberg avant que j'en aie goûté Cura ut valeas.


LIX

Cannes, 24 janvier 1861.



Mon cher Panizzi,

J'ai peur, en y réfléchissant, de vous avoir induit en erreur, en vous faisant croire qu'une de vos lettres s'était perdue. Seulement, ayant été bien longtemps sans y répondre, je me serai imaginé qu'il y avait longtemps que vous ne m'aviez écrit. Ce sont des suppositions fort naturelles et du genre de celles que vous faites lorsque vous nous attribuez les insurrections du royaume de Naples. De ce côté, j'espère que vous êtes content. L'amiral Persano a ses coudées franches; cependant les militaires disent que, si les gens de Gaëte ne sont pas des niais et des poltrons sublimes, ils peuvent tenir bien longtemps. En même temps, il y a cette chance qu'une bombe tombe sur la tête d'un ministre allemand, ou espagnol, si bien qu'on pût lui dire: «Qu'alliez-vous faire dans cette galère?» Je crois que cela pourrait amener des complications.

Vous ai-je dit que j'avais reçu une lettre de Salvagnoli très raisonnable et qui me promet que Garibaldi se tiendra ou sera tenu tranquille? C'est, en effet, le plus dangereux ennemi de l'Italie en ce moment, et tout dépend de ce qu'il fera. Je ne sais quelle impression ses discours et ses lettres produisent en Italie. Ici, elles font rire et douter de la cause. Il y a aussi des lettres de Mazzini bien pitoyables, à mon avis. Tous ces messieurs ont le même style emprunté aux plus mauvais mélodrames.

J'ai eu, ces jours passés, une reprise assez vive et désagréable de mes douleurs d'estomac. Elle a eu cela de bon pourtant, que je ne me presse pas de retourner à Paris. J'ai écrit au président du Sénat qu'il se privât de ma présence, et je compte attendre ici que le temps soit un peu adouci. Je dis le temps de Paris, car ici nous sommes en plein été. Pas un nuage au ciel, des fleurs de tous côtés, et souvent, de midi à trois heures, il fait trop chaud. Tout le monde, moi excepté, qui n'ai jamais trop de soleil, sort avec un parasol blanc. Ellice, qui a passé quelques jours avec nous à Cannes, veut s'y établir pour l'hiver prochain, et il dit que vous viendrez. Nous ferions, je vous assure, une très agréable colonie, et, avec un peu d'intrigue, nous parviendrions à nous procurer du vin de Bordeaux estimable. J'en ai acheté quelques bouteilles, en passant à Marseille, qui me donnaient beaucoup de satisfaction.

Avez-vous lu dans les journaux italiens comment les Vénitiens se tirent des banknotes autrichiennes? On achète pour sept kreutzers en cuivre un billet de dix kreuzers; avec ce billet, on achète un cigare de trois kreutzers et le marchand, qui est obligé de prendre le papier au taux légal, rend sept kreutzers en cuivre; de la sorte on a un cigare pour rien. Si vous avez la patience d'attendre la crise financière de l'Autriche, votre affaire est faite, et vous n'aurez plus à vous battre qu'entre vous; tandis que, si vous attaquez, vous lui donnez une chance de salut, c'est de soutenir la guerre, comme Bonaparte l'a fait dans sa première campagne. D'un autre côté, quelque attachement que le Hongrois ait pour sa nationalité magyare, croyez que la perspective de devenir caporal ou de voler une paire de bottes le tiendra sous le drapeau et en fera un ennemi redoutable. C'est ce que comprend très bien questo coglione de Cavour, mais ce que ne comprendront pas les nouveaux députés, élus en grande partie sous la pression mazzinienne ou garibaldique, ce qui ne vaut guère mieux.

J'attends avec grande impatience le discours du 4 février; il nous en apprendra probablement quelque chose. L'archevêque de Paris veut donner sa démission de toutes ses places, aumôneries, archevêché, etc. C'est pourtant un fort galant homme et très tolérant; mais le pape lui rend la vie trop dure et surtout les dévots qui le tourmentent. Jusqu'à présent, on a réussi à l'empêcher ou du moins à l'obliger à différer. Jugez, d'après celui-là, qui est le plus honnête de tous, de ce qu'est le clergé de ce pays.

Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous chaudement et ne sortez pas tant que le froid durera.


LX

Cannes, 13 février 1861.



Mon cher Panizzi,

Je quitte Cannes à la fin de la semaine. Mes ennemis m'ont joué le tour de me nommer secrétaire du Sénat, bien que j'eusse écrit que j'étais malade, ce qui n'était pas un trop gros mensonge. Il faut que je vienne faire mon métier pour la discussion de l'adresse et mettre ma boule noire pour notre saint-père le pape. On me dit qu'elle ne sera pas de trop.

J'attends Ellice à dîner demain. Je lui ménage une surprise; c'est de le faire dîner avec M. Bellenden-Ker, qui est aussi un de vos amis et un de vos grands admirateurs. Il dit que vous avez fait l'impossible; c'est, étant étranger, d'imposer votre volonté, pour leur bien, aux Anglais. Donnons-nous tous rendez-vous ici l'année prochaine pour guérir nos rhumatismes et manger des trilli di scoglio. Ils ne sont nulle part aussi bons qu'à Cannes. J'ai un domestique qui a un peu étudié la cuisine et qui sait la sauce qu'il faut à ces intéressants animaux.

Je suis en peine de ce qui va se passer pour la discussion de l'adresse. Tous les jours, j'apprends des choses qui me renversent. Ce pays-ci a le malheur d'être profondément religieux. Vous autres, qui avez le bonheur de vivre près du vicaire de Jésus-Christ, vous savez ce que c'est. Nous autres transalpins, nous nous le représentons comme Jésus-Christ lui-même. Un tas d'imbéciles, dans notre Sénat, vont faire des phrases en sa faveur; un tas d'autres imbéciles et cocus, vont voter pour lui à l'instigation de leurs femmes. Quant à moi, qui ne suis point cocu, je vais lui porter ma boule noire.

Je ne suis pas trop mécontent--je parle au point de vue français--des documents remis aux Chambres sur les affaires étrangères. Je ne sais pas si les Russes et les Allemands seront bien charmés d'être imprimés tout vifs avec leur mauvais français.

Il me semble que, si les Piémontais ont le sens commun, ils mettront leurs meilleures troupes et les plus sûres sur le Mincio et lieux circonvoisins, pour empêcher les sottises de Garibaldi. Croyez que, si l'on gagne un an, tout est sauvé. Dans un an, l'armée impériale, royale et apostolique n'aura plus ni souliers ni culottes au derrière. Dans un an, le gouvernement autrichien aura la guerre civile; dans un an, il sera disposé à vendre la Vénétie à moitié prix.

Vous savez peut-être assez de géographie pour ne pas ignorer que Cannes est dans l'arrondissement de Grasse. Il y a à Grasse un prêtre fort zélé, nommé le révérend ***. Il y a trois ans, il persuada aux héritiers d'un libraire de lui remettre les livrés de leur père, et brûla les mauvais en cérémonie sur la place de l'église. J'eus le désagrément d'être brûlé en compagnie de Thiers et de Mignet. Je trouvai l'invention bonne, et j'aurais voulu que le père *** eût des imitateurs; car cela aurait engagé mon éditeur à réimprimer pour alimenter le feu. Thiers disait que c'était un mauvais commencement, et que, des livres aux auteurs, il n'y avait pas grande distance. Ce digne père *** a des ennuis en ce moment: il a été surpris en wagon dans les bras d'une femme. La femme a prétendu, par pudeur, qu'on la violait; un gendarme voltairien, qui était à la portière a reçu sa plainte, et le père *** est honoré de la couronne du martyre. Priez pour lui!

Adieu, mon cher Panizzi. M. Ker me dit que M. Newton est nommé. Veuillez le féliciter et en recevoir mes félicitations. Cela tient sans doute à l'opinion que monseigneur de Canterbury a de ma piété.


LXI

Paris, 27 février 1861.



Mon cher Panizzi,

Je suis à Paris depuis cinq jours, furieux d'être venu; car le monde m'y paraît beaucoup plus bête que je ne l'avais laissé.

Vous me paraissez bien de votre pays avec les majorités que vous vous promettez. Je crois qu'il y en aura encore une au Corps législatif, mais au Sénat cela est fort douteux. Il paraît qu'il y a quarante-cinq sénateurs qui ont signé un amendement tendant à ce que le gouvernement s'engage à défendre à toujours le temporel du pape. Je ne regarde pas comme absolument impossible que l'amendement soit adopté.

Le plus probable, c'est pourtant une rédaction énigmatique, ne disant ni oui ni non, comme le projet d'adresse de notre président, si justement nommé Troplong. Je n'ai jamais rien lu de si plat, de si insignifiant et de plus mal écrit. Cela eût été bon tout au plus dans le beau temps du régime constitutionnel, où tout se faisait par compromis et mezzo termine. Comme il s'agissait d'avoir une majorité formée de fractions de partis, on s'étudiait à ne rien dire, de peur de diminuer cette majorité en heurtant une des fractions. Aujourd'hui, l'empereur nous dit de lui parler franchement et de lui faire connaître l'opinion du pays. Sur quoi, on s'applique à composer la tartine la plus incolore, la plus vide de sens qu'on puisse fabriquer. Il me semble que le Sénat montre son inutilité et sa nullité de la façon la plus claire.

Avez-vous lu la brochure de l'évêque d'Orléans? Elle est très violente et très habile. Elle cherche à prouver, et n'y réussit pas trop mal, que le Piémont n'a rien fait pour nous témoigner sa reconnaissance; que M. de Cavour nous a joués par-dessous la jambe et qu'il n'a tenu jamais compte de nos représentations. Tout cela est dit avec beaucoup de verve, de méchanceté et de violence. Il passe en revue toutes les infractions au droit des gens commises dans les Marches et dans le royaume de Naples: les fusillades du général Pinelli, les proclamations de Garibaldi, les bombes de Cialdini tirées pendant qu'on traitait de la reddition de Gaëte, et surtout les martyrs catholiques de Castelfidardo.

Tout cela fera, je crois, beaucoup de mal. Les salons ont fait ici au roi de Naples une réputation d'héroïsme, et on s'exposerait à passer pour un grossier personnage si on se hasardait à dire qu'il n'a pas fait grand'chose, et qu'il a commencé un peu tard. Les dames de la société souscrivent pour offrir à la reine un bouclier d'argent.

Il paraît que ce malheureux roi a récolté ce que son respectable père avait semé. Il n'avait voulu dans son armée que de la canaille, et il en a porté la peine. L'amiral Lebarbier de Tinan racontait, l'autre jour, que le roi avait réuni ses trois plus fidèles généraux et leur avait fait part d'un projet de sortie pour le lendemain matin. Il fut convenu qu'aucun ordre ne serait donné avant quatre heures du matin, afin d'empêcher toute indiscrétion. Tout fut réglé entre quatre. Une heure après, les Piémontais étaient instruits de tout et prenaient leurs dispositions. Il paraît que ce sont les artilleurs napolitains eux-mêmes qui ont mis le feu à leur poudrière, afin d'avoir plus tôt fini.

Ce que vous me dites de l'Orient ne me surprend guère. Je crois que la jalousie contre nous est telle en Angleterre, qu'on en perd la raison. Que peut faire la France en Orient? Croit-on qu'elle cherche à fonder un établissement en Syrie, lorsqu'il lui en a tant coûté pour en avoir un en Algérie. Je me rappelle que, lorsque je parlai des massacres de Damas à lord Palmerston, il me dit que les chrétiens avaient commencé. Et ce brave homme, chez qui nous avons dîné et qui est si dévot, a bien dit au Parlement que les Druses étaient très disposés à devenir protestants, et que les jésuites avaient excité les Maronites à les tourmenter. Tous ceux qui connaissent l'Orient ne doutent pas que, d'ici à peu de temps, il n'y ait en Asie un nouveau massacre dans de bien plus grandes proportions.

Le défaut de ce pays-ci, c'est d'avoir des sentiments chevaleresques et d'y céder par premier mouvement. Les massacres de Syrie ont causé tant d'horreur, que le gouvernement a été obligé de céder devant le mouvement de l'opinion publique et d'envoyer des troupes. Il se trouve maintenant que les chrétiens de Syrie sont les plus lâches coquins du monde, qui se sont laissé égorger par une poignée de bandits mal armés. Nous voilà empêtrés à les protéger de la même manière que nous avons protégé le pape.

Adieu, mon cher Panizzi. M. Ellice ne dînera pas parlementairement demain, mais frugalement chez moi. Si vous étiez à Paris, nous boirions quelque chose de soigné à cette occasion.


LXII

Paris, 28 février, 5 heures 1/2, 1861.



Mon cher ami,

Je vous écris du Sénat pendant la séance. Elle s'est ouverte par un discours papiste de M. de la Rochejaquelein, très violent, très long, passablement ennuyeux, injurieux pour le roi Victor-Emmanuel au point que le président a été obligé de le tancer. Il m'a paru que tout le monde était très fatigué, mais qu'en somme il y avait une sorte de sympathie pour le pape et le roi de Naples.

Après M. de la Rochejaquelein est venu M. Heeckeren, celui qui a tué Pouchkine. C'est un homme athlétique, avec l'accent germanique, l'air bourru mais fin, bonhomme très rusé. Je ne sais s'il avait fait son discours, mais il l'a merveilleusement dit et avec une violence contenue qui a fait impression. Le sens de son discours, en ce qui regarde l'Italie, est que la France et l'empereur ont été constamment dupés par le Piémont. M. de Cavour, le roi Victor-Emmanuel et Garibaldi sont trois têtes dans un bonnet. Il n'est pas même certain que Mazzini ne soit ou n'ait été un agent de ce triumvirat, où chacun avait sa tâche et son rôle. Garibaldi faisant les coups de tête, Victor-Emmanuel les acceptant pour les Italiens, et M. de Cavour les désavouant vis-à-vis de l'Europe. Toutes les expressions amères contre Cavour et Victor-Emmanuel ont été assez bien reçues. Il a fait valoir les contradictions entre le langage du cabinet de Turin après et avant l'expédition de Garibaldi; les promesses faites et même écrites, et fort peu tenues. On a cité une lettre du roi à Garibaldi, où il lui dit que, s'il ne lui a pas envoyé des canons, c'est que lui Garibaldi les avait jugés inutiles. Heeckeren a été encore plus fort au sujet de la conquête de Naples, où, dit-il, les Piémontais ont mis plus souvent la main à la poche qu'à l'épée. Il a été fort applaudi. Encore plus, lorsqu'il a fait l'éloge de François II, qui, dit-il, élevé par un prince, mauvais père et mauvais roi, par une mère méchante, entouré de conseillers perfides, de généraux lâches et traîtres, avait trouvé en lui-même des inspirations nobles et généreuses. Il a dit que François était sorti de Naples comme un enfant, et de Gaëte devenu roi, homme et soldat.

Vous êtes d'une déplorable partialité, mon cher ami. Je suis pour Victor-Emmanuel et contre les Bourbons; mais il ne faut pas dire que François soit resté dans une casemate. Il a été au feu comme tout le monde. Il n'y a pas là quelque chose de bien extraordinaire. Mais parce que les légitimistes le représentent comme un Charles XII à Stralsund, ce n'est pas une raison pour en faire un poltron.

Pietri parle en ce moment pour la politique de l'empereur en Italie, mais on ne peut l'entendre. J'excite M. Dupin à parler, mais il dit qu'il voudrait qu'on évacuât Rome, et qu'il ne parlera pas. En somme, cela se présente mal. Je crains qu'on n'ajoute à l'adresse une phrase papiste, et de la discussion il résultera certainement une grande aigreur entre le Piémont et nous, entre l'Angleterre et nous; car c'est le thème favori de tous les orateurs que Cavour ne fait rien que par le conseil de l'Angleterre.

Adieu, mon cher Panizzi; je vous tiendrai au courant de nos affaires sénatoriales.


LXIII

Paris, du palais du Luxembourg,
1er mars à cinq heures et demie, 1861.




Mon cher ami,

Le prince Napoléon a parlé aujourd'hui et parle encore sur l'adresse avec beaucoup de verve, de véhémence et d'esprit. Il casse les vitres parfois, mais répond victorieusement à toutes les platitudes des papalins et des légitimistes. Il a un grand succès, malgré la défiance qu'il inspire, malgré la peur du diable qui tient une grande partie de mes collègues. Lisez son discours dans le Moniteur de demain, il vous fera grand plaisir. Voici sa thèse: alliance anglaise, principes de 89, unité de l'Italie. Il a parlé de l'empereur avec respect et convenance, même amitié; de Victor-Emmanuel, en gendre bien élevé et en ami de l'Italie. Le mal, c'est qu'il a, selon son habitude de mettre les pieds dans les plats, abominé les traités de 1815, et parlé de l'Autriche et de la Russie avec des expressions qui peuvent lui rendre difficiles à l'avenir ses rapports avec les diplomates.

En somme, il a été très éloquent, très vigoureux et très hardi. Si la moitié de ce qu'il a dit est autorisée par l'empereur, nous allons quitter Rome, et la papauté est en déroute.

Maintenant, quel sera le vote du Sénat? Si l'on votait à l'instant, je crois que les papalins auraient le dessous; mais la discussion n'est pas près de finir, et il y a ici de bien grands imbéciles.

Savez-vous, sur Gaëte, l'anecdote suivante? M. de Kleist, ministre de Saxe, a eu tellement peur dans sa casemate, qu'il n'a pu y tenir. Il est parvenu à gagner le patron d'une barque pour l'emporter, mais, depuis son embarquement pendant le siège, personne n'en a plus eu de nouvelles. On croit qu'il a été coulé par quelque bombe maladroite. Tenez pour certain ce que je vous ai dit des trahisons de Gaëte. S'il y avait eu dans la place un gouverneur vigoureux et d'honnêtes gens pour officiers, même avec des soldats napolitains, le siège aurait duré six mois.

Adieu, mon cher Panizzi; vous ne me donnez pas des nouvelles de votre rhumatisme.

P.-S. La conclusion du prince est de donner au pape le Vatican et le quartier du Trastevere, avec l'avantage d'être à deux pas du tombeau de saint Pierre, et de laisser à Victor-Emmanuel le reste de Rome. Le mal, c'est que cela nous gênerait pour nos recherches dans les archives.


LXIV

Paris, 6 mars 1861.



Mon cher Panizzi,

Je ne vous ai pas écrit ces jours passés parce que nous n'avons rien fait d'important. Cependant les oreilles ont dû vous corner, car il a été fort question de vous et du British Museum. J'ai fait un long speech pour demander que les encouragements aux lettres fussent augmentés, et, à cette occasion, j'ai dit ce qui se faisait chez vous. J'ai été écouté avec assez de faveur, et j'avais espoir de réussir, lorsque ce double vandale de Walewski, auquel ces augmentations auraient profité, s'est levé pour dire qu'il les refusait. La surprise a été grande. La raison probable de la sottise de Son Excellence a été que j'avais dit un mot à l'éloge de son prédécesseur.

Aujourd'hui, nous entamons le paragraphe X du projet d'adresse, c'est-à-dire la question d'Italie. Il me semble que les papistes et les anti-italiens auront sinon l'avantage, du moins une minorité très imposante. On vient, il y a un quart d'heure, de se compter. On avait demandé le changement d'une phrase. Il y avait dans le projet: «Les souvenirs amis de Solferino nous font espérer que l'Italie en tiendra compte (des représentations de la France en faveur du pape).» Au lieu de nous font espérer, on a demandé qu'on mît: font un devoir à l'Italie, et, après une petite discussion, cette dernière rédaction a été adoptée. Tous les papistes ont voté, et aussi il est vrai un certain nombre de niais, mais il me semble que c'est un bien mauvais signe.

Trois heures et demie.--Casabianca, secrétaire de la commission de l'adresse, vient de parler pour repousser l'amendement. Il a dit que nous continuerions à occuper Rome, mais Rome seulement. Il a ajouté que l'amendement mettait le gouvernement de l'empereur en défiance et en suspicion (Là-dessus, cris effroyables, longue interruption.), qu'il gênait sa politique et l'embarrassait. La dernière partie du discours a été pour faire une distinction entre Rome et sa banlieue, et l'Ombrie et les Marches, où, suivant le rapporteur, il n'y a pas lieu d'intervenir.

Cinq heures et demie.--Barthe, autrefois carbonaro, a parlé et parle en faveur du temporel. Il parle avec habileté et a des traits. Toujours la même tactique, consistant à montrer la mauvaise foi du Piémont dans ses relations avec les souverains d'Italie et la Fiance. Il a cité une dépêche piémontaise à l'occasion d'un faux bruit d'une invasion des États du Saint-Siège. Selon Barthe, ce serait de l'Angleterre que viendrait l'idée de l'unité de l'Italie, et probablement c'est à l'instigation de lord Palmerston que Dante aurait publié quelques méchants vers dans ce sens, et Machiavel un chapitre du Prince. Le Sénat me paraît approuver tout cela, qui dans la forme est bien dit.

Je ne pense pas qu'on vote aujourd'hui. Je ne vois pas bouger les commissaires du gouvernement, qui devraient parler; car, hier, ils annonçaient qu'ils repoussaient l'amendement. Il est impossible qu'ils ne parlent pas.

Adieu, mon cher Panizzi; toutes les bêtises que nous ferons ne nuiront qu'à nous. La grande question est de savoir ce que pense notre ami de Saint-Cloud.

P.-S.--On crie aux voix d'une manière horriblement ennuyeuse pour nous gens du bureau. Baroche se lève et va parler. Je ferme ma lettre, car la poste va partir.


LXV

Paris, 8 mars 1861.



Mon cher Panizzi,

Vous avez parfaitement deviné le pourquoi du vote de Walewski. Il est impossible d'être plus bête. On m'avait écouté avec assez de faveur, bien que je ne fusse nullement préparé à parler; s'il n'avait rien dit, probablement notre amendement aurait passé; mais il m'a ôté les voix de vingt-cinq imbéciles qui n'osent pas aller contre l'opinion d'un ministre. Quand il a eu fini, il y a eu un éclat de rire homérique, pour se moquer de lui et de moi, sur qui tombait une tuile si inattendue. J'ai dit au président, à côté de qui j'étais en ma qualité de secrétaire, que je voyais bien qu'il était impossible de faire boire un ministre qui n'avait pas soif.

Vous ne pouvez vous figurer la rage des catholiques. La société ici n'est plus tenable. Hier, j'ai vu M. de Ségur d'Aguesseau, prêt à escalader notre bureau et faisant mine de vouloir argumenter à coups de poing avec le président. Savez-vous pourquoi M. Barthe, qui d'ordinaire est assez lourd, a été meilleur que de coutume dans son discours en faveur de l'amendement, c'est qu'il avait consulté une nymphe Égérie, et cette nymphe n'est autre que notre ami Thiers. Ce soir, j'ai vu M. Dumon, qui disait n'avoir jamais entendu d'argumentation plus serrée, de discours plus éloquent que celui de M. Barthe.

Au fond, je cherche encore la démonstration de deux points; après quoi, je voterai pour le pape à perpétuité: d'abord comment la possession d'un temporel médiocre rend meilleur le spirituel du pape? puis comment vingt mille Français assurent son indépendance?

Les Allemands, les Espagnols, les Italiens catholiques n'ont-ils pas le droit de réclamer et de dire qu'il est notre prisonnier? Il est vrai que, tout en étant gardé par nous, il trouve moyen de nous faire du mal; cela prouve que nous ne sommes pas faits pour le métier de geôlier, et que nous ferions bien de ne pas nous en mêler.

Adieu, mon cher Panizzi. Ce matin, nous avons porté à Sa Majesté notre longue et filandreuse adresse. Elle n'a pas paru l'amuser grandement. Ce qu'on dit des opinions papistes de l'impératrice est tout à fait faux. Je le sais de bonne source.

P.-S. Avez-vous vu l'échange de menaces entre Fergola et Cialdini? Je n'aime pas cela. Il ne faut pas publier ces aménités qui sentent le moyen âge.


LXVI

Paris, lundi 19 mars au soir 1861.



Mon cher Panizzi,

Je suis allé jeudi à la réception des Tuileries. Sa Majesté a fait compliment à M. Casabianca de son discours et lui a dit qu'il était impossible d'exprimer en meilleurs termes des sentiments plus français.--A Heeckeren, qui était auprès, il a dit: «Je regrette de ne pouvoir vous en dire autant.»--A M. de Boissy: «Je vois, monsieur le marquis, que la chanson dit vrai: on revient toujours à ses premiers amours.»

Voilà ses vengeances contre nos sénateurs papistes. M. de Persigny a été plus vif. Il a interpellé M. Barthe et lui a reproché son discours en termes assez véhéments et pas trop parlementaires. La veille, il avait engagé Leverrier à aller faire de la politique dans ses étoiles.

Il me semble que le résultat de cette interminable adresse, c'est de montrer très évidemment à l'empereur où sont ses amis et où sont ses ennemis. Il est évident que les légitimistes qu'il avait cru rallier, les dévots qu'il avait trop encouragés, l'abandonnent par peur du diable ou de leurs femmes; et les parlementaires de Louis-Philippe, opposition et ministériels, font cause commune avec les légitimistes et les dévots. L'opposition, dans tous les pays et surtout en France, prend le contre-pied de tout ce que veut le gouvernement. Il s'ensuit que, lorsque le gouvernement a raison, l'opposition se jette dans les folies, tête baissée; c'est ce qu'elle fait en ce moment.

Je ne sais quand l'adresse 12 sera votée; probablement pas avant la semaine sainte. N'est-ce pas se montrer bien digne de la liberté, que d'en faire un si bon usage, que deux mois se passent à parler, sans s'occuper d'affaires!

Note 12: (retour) L'adresse du Corps législatif.

Tout le monde, d'ailleurs, paraît d'accord sur un point. C'est que le statu quo ne peut se prolonger. Les uns veulent une restauration complète du saint-père, les autres l'évacuation de Rome. Je crois que tous les efforts de la politique du gouvernement tendent à ce que cette évacuation soit demandée par le pape lui-même. On dit, et je tiens le fait d'assez bonne source, que, dans le sacré collège, on a trouvé beaucoup d'appui. Nombre de cardinaux et Antonelli lui-même, voyant que le gouvernement papal s'en va à tous les diables, que l'argent et le crédit manquent à la fois, cherchent à tirer leur épingle du jeu, et accepteraient volontiers une existence assurée, otium cum dignitate, que leur offre M. de Cavour.

La seule difficulté, c'est de persuader le pape, qui est inflexible et entêté comme une mule. Il a la persuasion qu'il est prédestiné au martyre, il s'y est résigné et il tient à aller en paradis par la route la plus courte.

On disait, mais je doute un peu, qu'un colonel français avait été assassiné à Rome par des soldats pontificaux. Les légitimistes assurent que l'on envoie à Rome une nouvelle division commandée par le général Trochu. Je crois la chose absolument fausse; fût-elle vraie, je croirais encore que l'évacuation aura lieu, avant le milieu de mai.

Vous avez bien raison de redouter les affaires de Syrie. On y attache en Angleterre une importance exagérée; mais l'insistance à demander la fin de l'occupation, la méfiance qu'on nous montre, le refus de se rendre à l'évidence sur la situation de la Turquie, tout cela ne resserre pas l'alliance et la compromet. La politique anglaise à l'égard de l'Orient est à mon avis très mauvaise; non seulement au point de vue de l'humanité, mais encore au point de vue de la paix générale. Elle veut ce qui est impossible, la conservation d'une situation désespérée. L'accord complet de l'Angleterre et de la France sur la question d'Orient pourrait seul amener un bon résultat; mais il faudrait trancher dans le vif comme pour la question d'Italie, et lord John ne conviendra jamais que le sultan soit à l'agonie.

Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu le manuscrit de M. Ker. Portez-vous bien et soignez-vous.


LXVII

Melle, samedi 30 mars 1861.



Mon cher Panizzi,

M. de Cavour est un habile homme assurément. Il conduit à merveille la chambre nouvelle et vient d'escamoter une discussion très embarrassante.

Ici, malheureusement, c'est le bon sens qui manque. Voyez: dans le Corps législatif, il ne s'est trouvé que cinq personnes pour soutenir la seule proposition raisonnable, qui était l'évacuation immédiate de Rome; encore cette proposition, bien qu'émanant de l'opposition la plus avancée, était-elle accompagnée d'un discours très modéré et même bienveillant pour l'empereur, car Jules Favre est le seul qui ait répondu carrément et noblement à l'insinuation très perfide de M. Keller. La grande majorité de la Chambre, à quoi il faut ajouter la minorité qui soutient le pape envers et contre tous, a été pour la continuation de l'occupation de Rome.

Je crois que, si l'on soumettait la question de Rome au suffrage universel, elle serait décidée conformément aux conclusions de Favre, mais je crains qu'il n'y ait pas une grande majorité. Si, au lieu du suffrage universel, vous consultiez les gens comme il faut; les gentlemen; la gente de frac, comme on dit en espagnol, l'immense majorité serait de l'autre côté.

On s'imagine qu'évacuer dans ce moment, c'est faire acte de soumission à l'Angleterre; c'est céder à une exigence du Piémont, contre lequel on est de mauvaise humeur. J'entends les bourgeois: les uns par un sentiment de jalousie contre un parvenu; les autres parce qu'ils trouvent l'ambition de Victor-Emmanuel trop audacieuse; ceux-là, parce qu'ils trouvent odieux l'invasion des Marches et du royaume de Naples; ceux-là enfin, parce que de grands politiques leur ont dit qu'un État homogène de vingt-cinq millions d'hommes était un voisinage fâcheux. Quelque bête que soit le pape, quelque mauvais vouloir qu'il montre contre l'empereur, on se dit que c'est le chef de la catholicité, et que l'abandonner en ce moment serait de la cruauté et de la faiblesse. Savez-vous qu'il part encore maintenant, pour Rome, des volontaires vendéens et poitevins, pour servir dans les zouaves du saint-père? Croyez que sa cause est immensément protégée par toutes les femmes vieilles et beaucoup par les jeunes.

Je ne sais ce que fera l'empereur, mais le cas est des plus embarrassants. Il ne s'agit de rien de moins que refaire l'administration du catholicisme.

Le pape, perdant la majeure partie, sinon le tout de ses États, il est évident que le sacré collège doit être remanié, et que la proportion d'Italiens en faisant partie doit être fort diminuée. D'un autre côté, il faut pourvoir à nourrir la cour papale, à la loger, etc.

J'ai été frappé que personne dans la discussion n'ait présenté cet argument: «On dit que l'indépendance du pape est nécessaire; soit. Mais comment vingt mille Français voltairiens peuvent-ils l'assurer? Qui répond qu'il est indépendant aux Espagnols, aux Allemands, aux Irlandais, etc.? S'il est de facto indépendant puisqu'il contrecarre les Français, qui le protègent, cela prouve que ce sont des imbéciles; mais, en d'autres temps, ils ont dépouillé un pape, l'ont pris, l'ont emmené, l'ont tenu en chartre privée; qui nous dit qu'ils n'en feront pas de même un de ces jours?»

Je continue à parier que l'on évacuera, et sous peu, mais ce qui en résultera pour ce gouvernement, je n'en sais rien; beaucoup de difficultés dans un sens et dans l'autre.

Adieu, mon cher Panizzi; vous aurez de mes nouvelles bientôt.


LXVIII

Paris, 8 avril 1861.



Mon cher Panizzi,

Un mot à la hâte, car je suis pressé: j'ai un travail pour le maître, et il faut le lui remettre promptement.

J'ai trouvé hier, chez M. Thiers, un Napolitain qui racontait que le général Pinelli avait voulu engager le jeune roi à se montrer aux soldats avant l'arrivée de Garibaldi, mais que Sa Majesté, plutôt que de courir le risque d'une revue, avait donné l'ordre qu'on la saignât.

On dit que Garibaldi est tout à fait dans la main de Mazzini. C'est à mon avis ce qu'il y a de plus malheureux, mais j'espère que ce n'est pas vrai.

Adieu, mon cher Panizzi. Avant-hier, j'ai diné aux Tuileries. Nous étions en très petit comité. Point de personnages officiels, sinon M. Fould, à qui il m'a semblé qu'on faisait beaucoup de caresses. Sa Majesté ne m'a pas parlé du pape, mais beaucoup de César. Je lui fais un petit travail sur la religion des Romains, et j'insiste sur l'avantage qu'ils avaient de se dire la messe à soi-même, au lieu de payer un étranger pour cela.


LXIX

Paris, 14 avril 1861.



Mon cher Panizzi,

Ici, je vois des gens fort inquiets de l'état de nos finances. Les gens d'affaires demandent M. Fould à grands cris. Je crois qu'il a fait à son maître des conditions un peu sévères, et qu'il se passera quelque temps avant qu'il s'y soumette. On dit aussi que les grandes maisons grecques d'Angleterre, de France et de Turquie sont en mauvais état et que la banqueroute très imminente de l'empire ottoman entraînera la leur et bien d'autres catastrophes. Il semble que les finances de l'Italie ne sont pas non plus dans un bien bon état.

Le pire, c'est que voilà Garibaldi redevenu fou et prêt à faire delle grosse. Croyez-vous que Cavour et le Parlement soient en état de lui résister? Bien des gens en doutent, et on annonce que la rupture sera éclatante avec accompagnement d'émeutes. Qu'en pensez-vous?

Je crois vous avoir dit que, pour les volumes parus de la Correspondance de Napoléon, vous êtes toujours à attendre la signature de M. Walewski. Ce grand ministre est comme la mule du pape: il a ses heures.

Avant-hier, le bruit s'était répandu que le pape était mort. Il paraît certain qu'il n'est pas en très bonne santé. Croyez-vous qu'on en ferait un autre s'il venait à manquer? Il me semble que ce serait une bien belle occasion pour quitter Rome, afin d'empêcher l'Europe de dire que le conclave a été violenté par le général de Goyon. Mais le pape vivra l'âge de Mathusalem!

L'affaire de Libri au Sénat commence à faire scandale. Les magistrats paraissent inquiets et de mauvaise humeur. «Pourquoi ne purge-t-il pas sa contumace?» c'est ce qu'ils me disent tous. Je tâche de gagner les vieilles culottes de peau de l'Empire pour les faire voter pour nous. Maintenant, ce qu'il y a de plus à craindre, c'est qu'on ne nous lanterne et qu'on ne remette le rapport à la session prochaine. C'est le procédé ordinaire de la magistrature. Madame Libri a fait la conquête de Barthe, et je ne désespère pas que ce grand et éloquent champion du pape ne vienne en aide à notre ami, qu'il croit peut-être aussi bon catholique que lui.

Nous avons le matin un ciel gris et froid, à midi quelques rayons de soleil, le soir un ciel clair et horriblement froid. L'hiver de Cannes vaut dix fois mieux; il faut absolument que vous y veniez avec nous au mois de décembre.

Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si cela est possible dans ce temps de bêtises et d'iniquités.


LXX

Paris, 18 avril 1861.



Mon cher Panizzi,

J'avais été si occupé toutes les matinées, que je n'ai pu aller chez Bréguet, ou plutôt y retourner avant aujourd'hui. Votre montre n'est pas arrivée entre les mains de Bréguet. Son premier commis, qui s'est rappelé parfaitement votre personne et votre montre, m'a dit que selon toute apparence, le dérangement dont vous vous plaignez tenait à très peu de chose, et qu'il serait facile d'y remédier. Mais vous me paraissez un peu jeune d'avoir confié votre montre à de nouveaux mariés, beaucoup plus occupés de faire l'amour que de remplir les commissions de leurs amis.

Je suis de votre avis sur la lettre du duc d'Aumale au prince Napoléon.

On me parle d'une réponse imprimée très verte. En thèse générale, quand on a une maison de verre, il ne faut pas jeter de pierres aux autres. Il y a dans cette brochure des choses qu'un bon ami aurait déconseillées au duc d'Aumale. Par exemple, il n'y a pas un habitant de Paris qui n'ait ri en lisant que Louis-Philippe n'avait jamais conspiré. Plus loin, il dit que c'est le roi qui avait organisé l'armée, qui a fait les campagnes de Crimée et d'Italie. Nous avons tous vu l'armée de Louis-Philippe en 1848 et son général Lamoricière. Ce que dit le duc d'Aumale eût mieux été dans la bouche du comte de Chambord, et il me semble qu'en parlant comme il le fait de Victor-Emmanuel et du pape, il commet une lourde faute politique et se met à la suite de la branche aînée, dont il devrait se tenir aussi loin que possible. Vous savez que la brochure a été imprimée à Versailles. On l'a éditée le jour où le ministère de l'intérieur déménageait. Personne dans les bureaux; en sorte qu'on a eu un jour pour vendre; et on a distribué trois ou quatre mille exemplaires.

Vous faites très bien de ne rien craindre de Garibaldi; mais, si M. de Cavour, comme il l'a dit, n'a pas favorisé l'expédition de Sicile, il se peut qu'il ne favorise pas davantage celle contre la Vénétie et que pourtant elle ait lieu, malgré le gouvernement, comme celle de Sicile; et, selon toute apparence, avec un succès bien différent.

Vous vous en prenez toujours à l'empereur de tout ce qui arrive et de toutes les bêtises que font les Italiens. Il est évident que Naples n'est nullement préparé pour un gouvernement comme celui qu'on veut lui donner. Il n'y a ni fonctionnaires ni soldats; des voleurs partout, sur les routes et dans toutes les administrations. Il n'est pas surprenant qu'un pays ainsi préparé se trouve dans de très mauvaises conditions de tranquillité. Ajoutez à cela plusieurs semaines du gouvernement de Garibaldi, auquel succèdent des tâtonnements plus ou moins maladroits. Ne vous étonnez donc pas que, après tout cela, le désordre règne partout dans le royaume de Naples. En Sicile, où l'action du roi de Naples est bien plus difficile, l'agitation est presque aussi grande.

Vous ne devez pas ignorer que, depuis que le roi de Naples a voulu s'arrêter à Rome, les petits égards qu'on avait eus pour lui à la cour des Tuileries out cessé; que Goyon a été blâmé de lui avoir mené des officiers; que les décorations qu'il a voulu donner ont été défendues, etc. Une fois faite la folie de rester à Rome et d'y permettre au pape de gouverner à sa guise, il était impossible d'en chasser le roi de Naples.

Les Polonais font tant de bêtises, qu'ils vont obliger la Russie, l'Autriche et la Prusse, qui se haïssaient, à s'embrasser et à faire un traité d'alliance contre les révolutions. Autant en font les Hongrois; malgré vos espérances, j'ai bien peur que Garibaldi n'ajoute encore à la mesure.

Adieu, mon cher Panizzi. On nous annonce de grandes catastrophes commerciales. Les maisons grecques de Smyrne, Marseille, Liverpool sont ruinées et vont tomber avec la banqueroute de l'empire ottoman. Je la crois très prochaine, et j'ai bien peur des conséquences.


LXXI

Ville-d'Avray, 21 avril 1861.



Mon cher Panizzi,

Je vous écris à la campagne, chez mademoiselle Brohan, où je suis allé déjeuner avec une princesse du sang impérial. Mais quelle princesse et quel sang!

Notre ami le prince Napoléon n'en a pas beaucoup dans les veines, comme l'impératrice le lui reprochait. Il dit qu'il ne se battra pas contre le duc d'Aumale.

Je vous écris ce mot à la hâte, je vous en dirai plus long demain ou après.


LXXII

Paris, 2 mai 1861.



Mon cher Panizzi,

Je ne crois pas plus que vous que le prince Napoléon manque de pluck; mais, maintenant, vous ne le persuaderiez à personne, particulièrement aux militaires, et, s'il avait l'occasion de revoir une bataille, il serait obligé de se risquer comme un caporal pour désabuser les gens. Son grand défaut est un manque absolu de tact. Il ne fait rien à propos et manque les plus belles occasions. Il a toujours été merveilleusement servi par la fortune, et il semble avoir pris à tâche de ne profiter d'aucune de ses faveurs.

Dans cette occasion-ci, il paraît que son premier mouvement a été bon. Il avait demandé que l'on ne poursuivit pas la brochure. On a répondu avec beaucoup de raison que cela n'était pas possible; mais il n'y a pas eu la moindre délibération sur ce qu'il avait à faire à l'égard de l'auteur. Seulement M. de Persigny, de son propre mouvement, est allé lui faire un sermon et lui remontrer qu'il n'était pas politique de se battre; plus tard, d'un autre côté, on lui a insinué qu'il lui serait sinon politique, du moins très utile, de dégainer. Alors sa camarilla a trouvé que le moment était passé; que, dans des affaires de ce genre, on n'était pas reçu à délibérer, etc. Tout ce tas de conseils plus ou moins intéressés a fini par l'ennuyer, et la seule chose à laquelle il ait fait attention, c'est qu'il était trop tard pour prendre un parti, qu'en conséquence il n'y avait rien à faire. Les militaires sont furieux, et, en temps de guerre, cela pourrait être assez grave.

J'ai causé l'autre soir très longuement avec Vimercati sur les affaires de l'Italie méridionale. Il voit les choses en beau, dit qu'on exagère beaucoup la situation de Naples, mais il ne cache pas qu'elle ne soit grave.

J'admire beaucoup M. de Cavour, mais je me demande s'il n'a pas tort de retarder toujours le combat entre Garibaldi et lui. L'événement montrera si oui ou si non. Je regarde ce combat comme absolument inévitable et cette fois, que Garibaldi venait avec un projet insensé, c'était peut-être le moment d'en finir avec lui.

Il paraît parfaitement décidé que l'armée d'occupation de Syrie partira à l'époque fixée, c'est-à-dire le 5 juin. Je crois que, très peu de temps après, les Turcs nous donneront raison en recommençant les pilleries et les massacres; mais j'espère que nous laisserons faire dans l'intérieur, en nous bornant à protéger les chrétiens dans les ports. Ces chrétiens d'Asie sont des drôles si lâches, qu'ils se laissent battre par une poignée de coquins, lorsqu'ils pourraient se défendre avec succès. L'affaire deviendra véritablement grave lorsque l'opinion publique en Russie obligera le gouvernement à prendre parti pour les chrétiens grecs.

Vous ai-je conté l'histoire de Bixio et de son ours? Il était à rôder dans les Pyrénées pour une affaire de chemin de fer, avec un ingénieur de la compagnie. Dans un endroit très désert, il a entendu des cris singuliers; il s'est approché, et finalement est entré dans un trou de rochers d'où ces cris partaient; il y à trouvé deux oursons qu'il a emportés. Il y avait cent à parier contre un qu'il trouverait la mère, car c'était en plein jour, et je vous laisse à penser la réception qu'elle lui aurait faite. Il y avait encore la chance d'être suivi à la piste par la mère désolée et d'avoir une petite explication à coups de griffes, mais Bixio a du bonheur.

Adieu, mon cher Panizzi. Vous ne me parlez pas de votre santé, j'en conclus qu'elle est meilleure.


LXXIII

Paris, 11 mai 1861.



Mon cher Panizzi,

On m'a parlé, en termes assez vagues, il est vrai, d'une mission à Londres pendant l'exposition universelle. J'ai répondu que je serais volontiers membre du jury de l'exposition universelle, que cependant il faudrait que je susse d'abord en quelle qualité et pour combien de temps. En second lieu, je me suis réservé d'examiner quel effet une semblable mission aurait sur ma petite bourse. Qu'est-ce qu'il en coûterait pour vivre un peu bien pendant trois mois dans le West-End, dans la position que je dis?

Il paraît que le prince Napoléon serait le président du jury français. Je ne sais si c'est bien raisonnable, dans la position qu'il s'est faite en ce pays-ci et probablement chez vous. Cela pourrait donner lieu à d'assez drôles de choses. Ne parlez pas de ce que je vous dis, d'abord parce qu'il n'y a rien de décidé et que je serais bien aise de conserver ma liberté jusqu'au dernier moment. Dites-m'en votre avis candide, je vous prie.

Il y a à l'exposition un portrait du pape qu'on a placé précisément en face de celui du prince Napoléon. C'est une grosse tête, plus intelligente que je ne la supposais, avec des yeux rouge foncé, très injectés, et qui peuvent faire espérer un accidente, comme dénouement probable.

Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris au milieu d'une séance du Sénat. Nous en aurons une intéressante, lundi, à propos d'une pétition sur les chrétiens de Syrie. Mauvaise affaire et dont il est, je crois, impossible de sortir heureusement.

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