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Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I

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LXXIV

Paris, dimanche 19 mai 1861.



Mon cher Panizzi,

On est assez intrigué d'un duel qui devait avoir lieu hier, et qui avait été remis à ce matin entre le prince Napoléon et le prince Murat. Les témoins étaient pour le second, Heeckeren, qui, depuis qu'il a tué Pouchkine, est patenté pour ces sortes d'affaires, l'autre le maréchal Magnan. La cause remontait au speech du prince Napoléon; cela s'était aigri peu à peu, et il y a eu de grosses paroles, puis défi. Les témoins avaient remis hier l'affaire à aujourd'hui. Quand on remet ainsi la solution entre deux personnages aussi considérables, il est probable que la remise est indéfinie. C'est encore une sotte chose et une suite de la fatalité qui poursuit ce pauvre prince.

Vous aurez vu que je suis nommé membre de la commission impériale, mais je pense que je ne serai pas obligé de résider à Londres pendant toute l'exposition. D'ailleurs, je serai probablement chargé des beaux-arts; or, comme les Anglais ne donnent ni médailles, ni récompenses, je doute que nos artistes soient nombreux. Je ne sais pas même s'il s'en présentera qu'on puisse envoyer à Londres.

M. Fould va en Angleterre mercredi avec lord Cowley pour quelques jours seulement. Je pense que vous le rencontrerez. Il me paraît assez bien avec Sa Majesté, à qui il tient toujours la dragée haute, avec beaucoup de raison, je crois. Son successeur est vraiment bien sot et bien bête.

Un de mes amis qui revient d'Italie m'a dit que dans une petite guerre qui a eu lieu près de Vicence dernièrement, on avait fait manoeuvrer un régiment autrichien devant un régiment de Trente. Quand on a exécuté les feux, les Tyroliens ont mis des cailloux et des clous dans leurs fusils, et il y a eu une trentaine d'Autrichiens tués ou estropiés.

La diète de Hongrie, qui en est à se demander si le fou qui est à Prague n'est pas l'empereur légitime, me paraît bien drôle. Mais tout est drôle en ce monde depuis quelque temps. Il est évident que la question des nationalités est à présent ce qu'était la réforme religieuse au XVIe siècle, une grande et belle idée revêtue de formes assez niaises.

Nous avons eu une séance du comité de l'exposition chez le prince, mais ce n'était que pour faire connaissance les uns avec les autres. Rien n'a été fait encore. Je voudrais bien que vous fussiez membre du jury anglais, malgré les capitulations de conscience que cela vous coûterait.

Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie et santé.


LXXV

Paris, dimanche 9 juin 1861.



Mon cher Panizzi,

Un mot seulement. Je n'ai pas attendu votre lettre pour mettre dans le discours que je lirai demain 13 une remarque sévère sur le passage du rapport Bonjean qui vous regarde. Vous le lirez mardi. Je suis trop fatigué et trop pressé pour vous en dire davantage.

Note 13: (retour) A propos de la pétition de madame Libri.

Je vous écrirai en détail de Fontainebleau, où je vais mardi. Libri fait des folies. La mort de Cavour est le plus grand événement et le plus malheureux qui pût arriver. On ne parle pas d'autre chose.


LXXVI

Paris, 11 juin 1861.



Mon cher Panizzi,

M. Libri a fait toutes les bêtises imaginables. Il a bombardé de ses lettres amis et ennemis et les a tous mis en fureur. Au lieu de savoir gré à M. Delangle de ce qu'il avait essayé de faire, il a pris à tâche de lui susciter une mauvaise affaire, de le compromettre avec M. Guizot, avec la magistrature et le Sénat; et tout cela, pendant que j'avais bien assez de la masse de haines accumulées contre lui. Je me suis trouvé, grâce à ses absurdes pamphlets, à peu près seul dans le Sénat. On m'a cependant écouté tranquillement et même avec une sorte d'intérêt. Les jurisconsultes ne m'ont pas répondu, ce me semble.

Le discours de M. de Royer a seulement scandalisé les gens honorables, qui l'ont fait taire. M. Fould lui a fait des représentations très énergiques et le président Troplong aussi; mais le petit magot avait la joie d'un singe qui vient de casser une porcelaine. Cela m'a fait passer une triste semaine.

Enfin c'est fini, et je pars dans une heure pour Fontainebleau, où je vais passer huit jours probablement à parler de César à Auguste, et je vous assure que j'ai besoin de penser un peu aux anciens pour oublier les modernes.

La mort de M. de Cavour est un événement immense. Je ne connais pas son successeur, mais aurait-il toutes les qualités et tous les talents de son prédécesseur, il n'a plus son prestige et ne pourrait faire ce que M. de Cavour faisait, c'est-à-dire tenir les mazziniens dans le devoir et demeurer cependant à la tête de la révolution italienne.

Maintenant que M. de Cavour est mort, l'Angleterre aura-t-elle la même bienveillance pour la révolution italienne? Ne craindra-t-elle pas, là comme ailleurs, l'influence française? S'il en était ainsi, je craindrais que vous ne vissiez bientôt l'Autriche reprendre son ascendant. Il est en outre fort à craindre que les garibaldiens ou plutôt les mazziniens, délivrés du seul homme qui les dominait, ne se mettent à faire des extravagances, et alors tout est à recommencer ou plutôt tout est perdu.

Adieu, mon cher Panizzi. Si vous m'écrivez, je resterai jusqu'à dimanche prochain à Fontainebleau, peut-être même davantage, cela dépendra de ce que fera mon hôte.


LXXVII

Fontainebleau, 24 juin 1861.



Mon cher Panizzi,

Je suis encore ici pour une semaine; après y être venu pour huit jours, j'y serai resté près d'un mois. C'est l'usage de la maison.

Je suis dans le lieu du monde où l'on parle le moins de politique, et je ne sais rien de ce qui se passe. Je ne comprends guère les entortillements du Moniteur au sujet de la reconnaissance de fait du royaume d'Italie, combinée avec l'occupation indéfinie de Rome par l'armée française, et je crois que cela ne signifie absolument rien.

Je suis allé l'autre jour avec Sa Majesté voir les fouilles qu'on a fait exécuter autour d'Alise, pour savoir si cette ville était l'Alesia de César. Nous avons trouvé les fossés des lignes de contrevallation et de circonvallation des Romains encore bien conservés. Le terrain est une espèce de conglomérat de gravier lié par un ciment naturel, le tout très dur; si bien que les fossés, bien que comblés aujourd'hui par les terres éboulées, et par celles que les pluies y ont apportées, sont partout reconnaissables à leurs talus dont les parements ont été bien conservés.

Nous avons trouvé au fond d'un de ces fossés une belle épée romaine, et une grande quantité de pointes de flèches ou de lances en bronze; enfin le plus curieux, une douzaine de ces chausse-trapes que César appelle des stimuli et qu'il avait jetés en avant de ses retranchements pour piquer les pieds de nos ancêtres.

J'ai reçu ici une lettre de M. Ellice, qui me paraît n'avoir rien perdu de son entrain et qui me propose une tournée de jolies hôtesses et de maisons de campagne. Je crains bien de ne pouvoir l'accompagner; en outre, je n'aime pas trop à changer tous les jours d'hôtes et de cuisine.

Adieu, mon cher Panizzi; répondez-moi un mot ici avant samedi prochain, mais candidement.


LXXVIII

Paris, 2 juillet 1861.



Mon cher Panizzi,

Je suis, depuis hier, de retour à Paris, fort las de ce long séjour à la cour. Je n'ai pas les qualités du courtisan, et, bien que les maîtres du château que je quitte soient les plus bienveillants et aimables de tous les souverains, c'est avec un vif plaisir que je me suis assis devant mon modeste dîner.

On me charge de commissions assez difficiles pour l'exposition universelle. Croyez-vous que je trouve encore lord Granville à Londres? car c'est avec lui surtout que j'aurai à discuter la chose.

Je vous écris à la hâte, et je garde pour nos déjeuners prochains la relation fidèle de la grande réception des ambassadeurs siamois. Ils ressemblent fort à des orangs-outangs, mais ils ont des étoffes de brocart merveilleuses.

Connaissez-vous le comte Arese, qui vient ici comme ambassadeur du roi d'Italie? On dit que M. de la Valette, aujourd'hui à Constantinople, sera envoyé à Turin. C'est un homme d'esprit et dans les meilleures dispositions pour l'Italie.

Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Je vous écrirai un mot avant mon départ, pour vous dire le jour de mon arrivée.


LXXIX

Paris, 19 août 1861.



Mon cher Panizzi,

Je crois assez à l'efficacité d'une cure de raisin, et si, après Ems, vous avez une ordonnance ad hoc, nous pourrions faire ensemble un tour à Bordeaux où, tout en mangeant les raisins du pays, vous pourriez prendre des informations au sujet de la liqueur qu'on en extrait. Nous ferions, en même temps, une visite à la comtesse de Montijo, qui sera à Biarritz; peut-être à Leurs Majestés, et incontestablement à M. Fould.

Il n'y avait plus personne à Londres quand j'y ai repassé. J'ai trouvé le Museum en place. Newton m'a montré l'Apollon debout. Je l'ai trouvé très beau. Brandis, qui l'avait admiré couché, a dit qu'il n'avait jamais rien vu de si laid. Newton en était un peu mortifié. Je lui ai dit que c'était ce qu'on appelait en Allemagne du Gemüth, c'est-à-dire du charlatanisme et de la blague scientifique.

Voulez-vous, tempore et occasione prælibatis, vous charger d'une négociation? Vous savez que nous avons, en 1862, une exposition des beaux-arts universelle à Londres. Nous y envoyons seulement les ouvrages d'artistes vivants, ou morts depuis moins de dix ans. Nous n'en avons pas beaucoup sous la main. M. le duc d'Aumale a un fort beau tableau de Paul Delaroche, la Mort du duc de Guise. Croyez-vous qu'il voulût l'exposer? Il rendrait service à l'école française, à la mémoire de Paul Delaroche, et ferait plaisir à tout le monde. Il déterminerait probablement de riches amateurs à suivre son exemple. Le tableau serait exposé avec le nom du propriétaire sur le livret. Régulièrement, il devrait être envoyé à la commission impériale avant d'être envoyé à l'exposition de Londres, mais nous le dispenserions de ce voyage. Il suffirait qu'il fit écrire qu'il mettra le tableau à la disposition de la commission française à Londres. On lui répondrait qu'on accepte avec reconnaissance. Voyez si vous voulez et pouvez vous charger de cette négociation. Je désirerais que vous ne fissiez pas mention officielle de mon nom; mais vous pourriez cependant dire au prince que vous avez pour garant que l'offre serait acceptée.

Adieu, mon cher Panizzi. Je suis fort occupé et tracassé par cette exposition; je suis repris par mes étouffements.


LXXX

Paris, 30 août 1861.



Mon cher Panizzi,

Le journal nous donne aujourd'hui une bonne circulaire de Ricasoli sur les affaires de Naples. Le mal, c'est que ce n'est pas par des moyens constitutionnels qu'on peut faire cesser cet état de choses. Il n'y a eu dans le royaume de Naples qu'un temps d'ordre parfait; c'est quand le général Manhès faisait fusiller tous les gens de mauvaise mine qui n'avaient pas fait leur barbe; mais je ne sais pas trop comment on prendrait aujourd'hui ces mesures énergiques.

Alexandre Dumas, qui est un grand blagueur, conte des choses curieuses de l'état de Naples. Il dit qu'il y a une association de voleurs établie sur des bases larges, qu'on appelle la Camorra, et dont tous les affiliés s'aident entre eux contre la société des honnêtes gens. Un article du règlement est que, lorsqu'un étranger prisonnier refuse de payer sa bienvenue aux camorristes, et se bat avec eux à coups de couteau, s'il est vainqueur, la société Camorra lui fait une pension. Cela rappelle les beaux temps de la Grèce.

Il n'y a personne ici, en sorte qu'on ne fait même pas de nouvelles. Cependant, par quelques mots échappés à un des infortunés ministres qui sont de garde ici, je ne serais pas surpris que la question de l'évacuation de Rome mûrit rapidement. Pourvu que cela n'amène pas une attaque contre la Vénétie, ce serait au mieux.

Je n'ai pas encore de projets bien arrêtés. Il faut que j'aille, dans le courant de septembre, voir M. Fould à Tarbes, et madame de Montijo à Biarritz. J'ai, ici, en train, un petit travail pour le maître, que je voudrais lui porter, afin de faire d'une pierre deux coups; mais je n'avance pas comme je voudrais et j'en ai encore pour quelques jours. D'un autre côté, je n'ai pas de nouvelles de madame de Montijo. Je la crois à Biarritz ou en route pour y aller, et la durée de son séjour en France aura une influence capitale sur mes projets pour le mois prochain.

Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. Miss Lagden et mistress Ewers se rappellent à votre souvenir.


LXXXI

Paris, 3 septembre 1861.



Mon cher Panizzi,

Je crois que la nomination de la Valette, combinée avec celle de Benedetti, est un acheminement à la consommation que vous désirez. Ces deux bons catholiques sont, je crois, très propres à persuader à notre saint-père que son royaume n'est plus de ce monde. Peut-être aura-t-il de la peine à le croire; mais il faudra qu'il s'y résigne, et qu'il fasse beau c.., comme disait le général Beurnonville à un prince du Rhin qu'on voulait médiatiser.

J'ai eu des nouvelles de Constantinople, où l'on se moque beaucoup des histoires qu'on a faites de la chasteté du sultan, et de son goût pour l'eau pure. L'un est aussi vrai que l'autre; mais son grand goût pour le moment, c'est pour les poules. Il vient de commander un poulailler de cinq cent mille francs pour élever ses volailles. Voilà comme il entend l'économie! Croyez que nous aurons, d'ici à peu de temps, des choses sérieuses en Orient, qui donneront un cruel démenti à lord Palmerston, lequel veut absolument que l'empire turc se tienne debout tant qu'il vivra. Je crois la Porte beaucoup plus près de sa fin que mylord.

Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que vous devenez. Je ne suis pas surpris que les eaux d'Ems ne vous aient pas immédiatement soulagé. Vous savez qu'on n'en ressent les effets que quelques semaines après.


LXXXII

Paris, 8 septembre 1861.



Mon cher Panizzi,

Je viens de recevoir un télégramme de Biarritz. On me dit que, quand j'y viendrai, il y aura une chambre pour moi. Cela me jette dans un certain embarras. J'ai répondu que j'étais aux ordres de Leurs Majestés; que, lorsqu'on m'écrirait de venir, je viendrais; que cependant je préférais attendre quelques jours encore, afin d'avoir fini la tartine destinée au maître de la maison.

On nous dit tantôt blanc tantôt noir des affaires de Naples. Les agents du saint-père ici ont honte, à ce qu'il paraît, des défenseurs de l'autel et du trône qu'ils ont dans les Calabres: car ils démentent énergiquement toute participation aux mouvements de Chiavone et consorts. Comment expliquez-vous le discours de l'archevêque hongrois? De temps en temps, j'espère qu'un schisme va se déclarer. Faites donc une église ambroisienne et procurez-moi une place de chanoine quelque part où il y ait des religieuses.

Je crains que le tableau dont je vous avais prié de parler au duc d'Aumale ne soit plus ancien qu'il ne faut; cependant, je ne doute pas qu'il ne fût accepté s'il était offert. Lorsque vous le rencontrerez, vous pourriez lui parler de l'exposition en général, du petit nombre de bonnes choses qu'on peut y mettre, et, si vous le voyiez disposé à prêter ce qu'il a, vous lui diriez que la commission accepterait avec reconnaissance, que tout se traiterait comme il voudrait. Vous pouvez encore ajouter que M. Duchatel a promis de prêter la Source de M. Ingres.

Un de mes amis, venant de Vienne, me dit que les affaires y sont graves. On a mauvaise opinion de l'avenir et presque pire du présent. On dit l'empereur très borné, très entêté, et absolument dans les mains de sa mère, laquelle est dans celles des jésuites. Les Hongrois sont absolument hors d'état de rien faire; mais ils ne payent pas et ils parviennent, en se ruinant, à ruiner leur ennemi. Il y a un système d'incendies organisé: on met le feu aux fermes et aux maisons de quiconque paye l'impôt sans avoir de garnisaires. L'archevêque a demandé qu'on lui en envoyât.

Adieu, mon cher ami. Que faites-vous? Je ne partirai pas sans vous écrire où je vais.


LXXXIII

Biarritz, 15 septembre 1861.



Mon cher Panizzi,

J'ai reçu, mardi dernier, une dépêche télégraphique conçue en ces termes: «Venez sans culottes!» Je suis parti le soir même, et, depuis mercredi, je suis l'hôte de Leurs Majestés. C'est une petite villa très jolie, un peu trop près peut-être de la mer, qui se permet de faire trop de tapage pour mon goût particulier. Il n'y a que très peu de monde, et j'y suis le seul étranger à la maison. Depuis mon arrivée, on m'a tenu tellement en courses ou en travail (vous savez quel travail), que je n'ai pas encore pu vous donner de mes nouvelles.

Hier, nous avons fait une assez longue excursion qui n'a pas trop bien réussi, car nous sommes revenus tous trempés comme des soupes. Nous sommes allés voir une terre très grande que l'empereur a donnée à M. Walewski dans les Landes. Ce sera très beau, dit-on, quand ce sera arrangé. Présentement, il y a tout à faire, jusqu'à de la terre à trouver, car il n'y a encore que des marais.

L'autre jour, on a fait prendre au prince impérial son premier bain de mer, et très maladroitement, suivant moi, on l'a jeté dans l'eau la tête la première, en sorte qu'il a eu grand'peur. On lui en a fait des reproches, et on lui a demandé pourquoi, lui qui ne sourcillait pas devant un canon chargé, il avait peur de la mer. Il a répondu sans être soufflé: «C'est que je commande au canon, et que je ne commande pas à la mer.» Cela m'a paru assez philosophique pour un prince qui n'a pas encore six ans.

Biarritz est plein de monde de tous les pays. Il y a force dames de tout rang et de toute vertu, toutes avec les toilettes les plus extraordinaires qu'on puisse imaginer. La plage ressemble à un bal de carnaval.

Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité.


LXXXIV

Biarritz, 28 septembre 1861.



Mon cher Panizzi,

La Valette, me dit-on, n'est pas encore parti. La conversation qu'il aura avec Sa Majesté avant de se mettre en route serait curieuse à écouter, et je voudrais être une petite souris pour les entendre.

Je vous ai dit plus d'une fois que je croyais l'empereur aussi attaché au pape que vous et moi. La différence entre nous, c'est qu'il a charge d'âmes. Il s'agit pour lui de se convaincre de la disposition réelle de la France et de l'Europe. Je crois que le sentiment catholique s'est affaibli en France depuis la bataille de Castelfidardo. Cependant croyez qu'il est toujours très fort; nous ne pouvons nous débarrasser comme les Anglais des chimères chevaleresques en présence des intérêts. Les Anglais tolèrent les insolences des Yankees en considération du coton. On ne pourrait obtenir cela des Français. Un vieillard sans puissance et quinteux, fait pitié. Il serait plus facile de lui faire la guerre s'il était souverain d'un grand pays. Pensez, en outre, à l'influence énorme des curés et des femmes, qui sont toutes papistes. Voyez combien il est nécessaire de ménager la chèvre et le chou, et prenez patience, si on ne se décide pas aussi vite que vous le désirez.

Adieu. Comment vont vos genoux et vos poignets?


LXXXV

Paris, 14 octobre 1861.



Mon cher Panizzi,

Je suis arrivé hier à Paris avec M. Fould. Voici votre lettre. Les conditions du duc sont parfaitement justes. Vous vous souvenez que je vous avais dit que son nom serait sur le livret. Quant au soleil et au vernis, bien que le premier de ces deux articles soit peu à craindre en Angleterre, notre surveillant y mettra bon ordre. Mais je ne sais de quel tableau le duc veut parler. Il ne dit que le nom de l'auteur, et point le sujet. Vous connaissez la condition pour l'exposition, artistes vivants ou morts depuis moins de dix ans, Paul Delaroche est mort en 1857 ou 1856.

On est ici dans un état de crise qui, dans un autre pays, n'aurait rien d'effrayant, mais qui, avec des imaginations niaises comme on en a ici, pourrait devenir très grave. Mon hôte de Biarritz en est un peu alarmé et commence à voir avec inquiétude que le tas de niais qu'il a autour de lui a laissé faire bien des bêtises. D'ailleurs, entre l'hôte et l'hôtesse, particulièrement en ce qui touche au spirituel, il y a toujours de graves dissidences qui compliquent la situation.

On commence à demander assez hautement qu'on en finisse avec la question de Rome. Un bruit s'est répandu qui, je crois, n'est qu'une invention pour autoriser à attendre sans rien faire: c'est que notre saint-père allait bientôt mourir. Naturellement, on dit que l'on peut ajourner toute solution jusqu'à son successeur; très bonne occasion pour ne rien faire du tout.

Bref, il y a ici de grandes inquiétudes: mauvaise récolte en blés, guerre d'Amérique, traité de commerce avec l'Angleterre et la Belgique qui met en souffrance un certain nombre d'industries. Tout cela ne présage guère un bon hiver. M. Fould va, je crois, recevoir des propositions, l'opinion publique le désignant pour prendre en main la poêle. Il a ses conditions, auxquelles il fera bien de se tenir.

Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a beaucoup regretté que vous ne soyez pas venu. Il vous aurait fait manger des ortolans sublimes. Je ne trouve pas de mot pour exprimer ce qu'est un ortolan gras et frais. Cela vaut mieux que toutes les hanches possibles, fussent-elles revêtues de crinoline.


LXXXVI

Paris, 23 octobre 1861.



Mon cher Panizzi,

Voulez-vous une histoire assez bonne du séjour du roi de Prusse à Compiègne, où il n'est pas question du roi de Prusse?

On était allé au château de Pierrefonds, château gothique comme vous savez. Madame *** était dans un groupe de dix ou douze personnes parmi lesquelles le maréchal X... Elle demanda ce que c'était qu'un grand lézard sculpté qui sortait du toit. On lui répondit que c'était une, gargouille. «Qu'est-ce qu'une gargouille?--C'est un conduit pour rejeter les eaux du toit.--Comment! tant de sculptures pour un conduit? Mais ce conduit-là doit coûter bien cher?--J'en sais de plus chers», dit à haute et intelligible voix le maréchal X... Je tiens le fait de deux témoins sûrs.

Politiquement, cela veut dire que la dame ne vaut plus grand'chose auprès de qui vous savez, et j'en avais déjà fait la remarque. Je ne pense pas pourtant, comme tout le monde le croit ici, que notre ami Fould rentre au ministère. On a peur de lui; on lui garde une dent, je ne sais pourquoi. En attendant, les gens de finances se lamentent, et font des prédictions sinistres.

Vous aurez vu la circulaire relative à la société de Saint-Vincent de Paul. Je crois qu'on aurait dû la faire il y a longtemps. Le moment peut-être n'est pas très bien choisi; mais, après tout, il y avait un danger réel à cette association cléricale, qui avait déjà pris une extension immense. Le Midi en est empesté.

Je viens de voir Sobolewski revenant d'Italie. Il trouve que les fonctionnaires piémontais ne sont pas très adroits et que l'unification n'est pas trop avancée. Il n'a vu que le Nord. A ma grande surprise, il dit que c'est à Florence que les changements lui avaient paru avoir le plus de succès. L'ordre étant odieux aux gens des Marches, ils se plaignent des gendarmes et des préfets, qui ont toujours les lois et les décrets à la bouche, tandis que, sous le gouvernement du saint-père, quand on avait un fratone dans sa manche, on faisait à peu près ce qu'on voulait.

Je crois que le pape a eu l'art de persuader ici qu'il va mourir, en sorte qu'à toutes les propositions raisonnables, on répond: «Attendons.» Puis, autre bêtise: on se persuade que, lui mort, on ferait nommer un monseigneur Marini dont on attend monts et merveilles! Tout cela est fort triste.

Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous, ne buvez ni ne mangez, que comme je fais quand je ne dîne pas chez vous; vous vous porterez bien.


LXXXVII

Paris, 17 novembre 1861.



Mon cher Panizzi,

J'ai longuement causé, l'autre jour, avec M. de la Valette, qui va partir pour Rome la semaine prochaine. Je crois que vous auriez été satisfait. Le chevalier Nigra, avec qui j'ai dîné avant-hier au Palais-Royal, me paraît très content du choix de l'ambassadeur. Il me semble avoir toutes les qualités désirables pour traiter avec des ecclésiastiques. Une orthodoxie égale à la vôtre, et des dispositions à donner aux cardinaux toute la confiance que leur habit inspire à un bon catholique comme vous et moi. Malheureusement, je ne vois ni dans les Chambres ni dans le public la résolution qu'il faudrait pour lui rendre sa tâche facile.

Le prince m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il y avait à dîner M. Nigra; Ratazzi, qui ne dit pas grand'chose et qui n'a pas trop l'air d'en penser beaucoup plus; le prince de San-Cataldo et sa femme, qui est, je crois, Polonaise. Je m'étonnais, pendant tout le dîner, de lui trouver l'air si peu sicilien.

J'ai dîné hier chez le duc Pasquier, qui a quatre-vingt-quinze ou quatre-vingt-seize ans. Il nous a raconté toute l'histoire du mariage de Napoléon Ier, d'une manière charmante; c'était à écrire sous sa dictée d'un bout à l'autre du récit, qui a duré plus de vingt minutes. Si les vieillards ne devenaient ni sourds ni aveugles, ce serait vraiment assez agréable de vieillir.

Adieu, mon cher Panizzi. Faites-moi le plaisir de dire à M. Newton qu'il y a, dans le vestibule de la villa Albani, à Rome, un Apollon exactement semblable à celui que j'ai vu dans les marbres de Cyrène. Même dimension, même attitude, même draperie; seulement il est plus mutilé. Il y en a un plâtre au palais de l'Industrie. Cela prouve que ces deux marbres, le vôtre et celui de Rome, sont des copies d'un original fameux qui est à trouver.


LXXXVIII

Paris, 4 novembre 1861.



Mon cher Panizzi,

Le chevalier Nigra va demain à Compiègne passer huit jours, à ce qu'on me dit; M. Fould aussi. Il est très possible qu'il en revienne avec un portefeuille. Je le désire, non pour lui, mais pour nos finances, qui en ont besoin.

Je ne crois pas du tout à la guerre, si les Italiens ne font pas de sottises. L'Autriche n'a pas de quoi acheter des souliers à ses soldats, et nous n'en avons guère davantage.

Adieu, mon cher Panizzi, écrivez-moi avant que j'aille à Compiègne.


LXXXIX

Compiègne, 16 novembre 1861.



Mon cher Panizzi,

Je suis ici depuis huit jours et j'ai assisté à la petite comédie ministérielle qui s'est jouée. Elle s'est terminée comme vous avez vu. Notre ami est entré par une très bonne porte. Je l'aurais désirée plus large pour lui, mais il ne se peut rien de plus honorable que la lettre de l'empereur. Il a été également très bien traité par l'impératrice, et les préventions qu'il a pu craindre autrefois paraissent tout à fait dissipées à présent. Cependant il est évident qu'il entre dans un cabinet où il a des ennemis très acharnés, sinon très dangereux, et je prévois sous peu des batailles à livrer. X. paraît un peu écorné. Ce qu'il dit ici de bêtises aux uns et aux autres n'est pas croyable. C'est la médiocrité ou plutôt la nullité personnifiée, accompagnée d'une vanité puérile à laquelle il faut des fiocchi continuels.

La mort du roi de Portugal est venue rompre toutes nos fêtes. Celle de l'impératrice, entre autres, est renvoyée au 22, lorsque le deuil sera dans sa seconde phase. Les bouquets ont été contremandés. Cependant M. Nigra m'en a envoyé un énorme que j'ai fait remettre à Sa Majesté sans lui dire de quelle part. Mais on a reconnu le masque, car il avait eu soin d'y mettre une profusion de rubans aux couleurs italiennes.

Nous avions ici quatre highlanders sans la moindre culotte: le duc d'Athole, lord Murray, lord Dunmore et lord Tullybardine. Hier, ils ont dansé des reels avec leurs pipers. Ils sont fort bons diables, et ont l'air de s'amuser. Ce n'est pas le cas pour tout le monde.

Si vous aviez entendu, il y a deux jours, l'empereur parler des affaires d'Italie, vous auriez été assez content. Nigra, qui a passé les huit premiers jours du mois à Compiègne, m'a paru très reconnaissant de l'accueil qui lui a été fait. Cela ne veut pas dire qu'on quitte Rome; mais je crois que la question fait des progrès.

On descend pour déjeuner. Je n'ai que le temps de vous dire adieu.


XC

Paris, 8 décembre 1861.



Mon cher Panizzi,

Depuis mon retour de Compiègne, je suis, de deux heures jusqu'à six, en commission pour le sénatus-consulte de M. Fould. Il m'avait prié d'intriguer pour en être et j'ai bravement voté pour moi dans mon bureau. J'ai failli avoir l'unanimité, ce qui aurait été fâcheux pour ma modestie. Nous sommes là à faire de l'éloquence, à fendre des cheveux en quatre, à chercher midi à quatorze heures, et, en attendant, le temps passe et nous n'avançons pas. Je crains que nous n'en ayons encore pour une douzaine de jours.

Pendant que nous nous exterminons pour la chose publique, il fait à Cannes, à ce qu'on m'écrit, le plus beau temps du monde. Cousin est établi à deux pas de chez moi. Il y a grande et nombreuse compagnie; tous les jours arrivent des gens qu'on met à la porte faute de logement.

J'ai dîné hier avec Bixio, qui demandait de vos nouvelles. Il venait de recevoir une lettre de son fils, qui venait d'assister à sa première affaire, et qui l'avait prise avec le plaisir que l'on trouve aux balles dans sa famille. Il dit que c'est comme le premier baiser d'une femme. Ils ont tué une douzaine de bourboniens et en ont fusillé autant; ce qui est moins drôle que de les tuer en combattant. Il prétend que Borges a été fusillé il y a longtemps, mais qu'on en a un autre pour le remplacer. Les chefs qui courent les montagnes de la Basilicate paraissent des gens très énergiques et intelligents; mais leurs soldats sont d'atroces canailles. Voilà le résumé du jeune Bixio.

Adieu, mon cher Panizzi; dites-moi ce que vous devenez et si nous partirons ensemble.


XCI

Cannes, 31 décembre 1861.



Mon cher Panizzi,

Si M. Fould remet nos finances en bon ordre, il est probable que, pendant quelque temps, nous serons dans la plus belle position politique où la France ait été. Malheureusement tout dépend de la vie et de la santé d'un seul homme. J'attends beaucoup de l'excellente mesure qu'il a prise et que notre ami a provoquée. Il s'est très sagement lié les mains, se sentant entouré de gens disposés à lui tendre les leurs en toute occasion. M. Fould a notablement augmenté le nombre de ses ennemis, mais il n'en a cure. Je le crois très solide pour le présent, parce qu'il est nécessaire. Plus tard, cela deviendra grave. Vous avez dû être content de son discours au Sénat. C'est du langage vraiment parlementaire et d'un homme d'affaires. On est très peu habitué à ce style dans notre Luxembourg, où, à tout propos, on répète Magenta et Solferino.

On prétend que l'adresse sera l'occasion d'un débat très vif. Le prince Napoléon fera un autre discours. Je compte me priver de tout cela, et ne revenir à Paris qu'après les grands froids passés.

Adieu, mon cher ami; je vous souhaite santé et prospérité pour 1862 et la fin du siècle.


XCII

Cannes, 3 février 1862.



Mon cher Panizzi,

Je ne sais quel sera le projet d'adresse du Sénat. D'après la composition de la commission, il n'est pas facile de le deviner. Il n'y a pas de papistes déclarés; seulement des gens qui voudraient ménager la chèvre et le chou. La publication de la correspondance de M. de la Valette avec M. Thouvenel et le cardinal Antonelli est, ce me semble, un assez bon symptôme. Il est évident qu'on a voulu donner une preuve matérielle de l'entêtement de la cour romaine. Je vois un autre symptôme dans la mention faite, dans le rapport de M. Fould et dans d'autres documents, de la dépense que coûte l'entretien d'un corps d'armée à Rome. Je ne doute pas que l'intention de l'empereur ne soit de le retirer le plus tôt qu'il pourra.

Maintenant le point le plus difficile, c'est la situation de Rome. Dès que nous serons sortis, il est fort à croire qu'on voudra pendre Antonelli. Si vous gardiez du loup un mouton obstiné, vous ne seriez peut-être pas entièrement à l'abri de tout reproche, le jour où, après avoir bien admonesté ledit mouton, lui avoir représenté ce qu'il avait à faire pour être tranquille et n'avoir rien à craindre, vous vous en iriez avec l'assurance qu'il sera croqué par sa faute. Ou, si la comparaison du mouton ne vous semble pas assez respectueuse quand il s'agit de la sainte Église romaine, prenez un fou qui a la monomanie du suicide. C'est le cas de ces messieurs. L'empereur craint la responsabilité du médecin quand son malade s'est jeté par la fenêtre.

Adieu, mon cher Panizzi. Vous paraissiez croire, il y a quelque temps, à une aggression de l'Autriche. Je ne la crois pas possible dans la situation politique et financière où elle se trouve. Les blagues de Benedek ne prouvent rien. Il faut de l'argent pour mettre une armée en mouvement; seulement, il est à croire que les Autrichiens ne seraient peut-être pas fâchés d'être attaqués. Si le Parlement italien conserve du calme, il ôtera cette espérance au cabinet de Vienne. La guerre la plus sûre que vous puissiez faire à l'Autriche, c'est de la laisser se consumer en préparatifs inutiles et ruineux.

[Note du transcripteur: L'original ne contient pas de lettre nº XCIII. L'index à la fin du volume a été corrigé en conséquence. Il ne s'agit pas d'une absence de donnée, mais d'une erreur de numérotation.]

XCIII

Cannes, 10 mars 1862.



Mon cher Panizzi,

Je reviens d'une excursion dans nos montagnes 14. A deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, nous avions chaud et les orangers ont des fruits mangeables. Il y croît des asperges sauvages dont nous nous régalions et qui me rappelaient l'Italie. Les aimez-vous? on les adore ou on les déteste.

Note 14: (retour) A Saint-Césaire, chez le docteur Maure.

Notre discussion de l'adresse a dû vous intéresser. Bien que nos gens soient des vieillards très goutteux, très écloppés pour la plupart, ils ont montré une ardeur toute juvénile à crier et à faire tapage. Nous autres gens sensés et philosophes, nous ne pouvons pas nous figurer ce que deviennent de vieux généraux en pouvoir de femmes. La peur du diable les prend, et, par suite, l'amour de notre saint-père le pape, dont le diable est le gendarme ou le premier ministre, si vous voulez.

On m'écrit que c'est encore bien pis dans les salons de Paris. On vous appelle un homme sans moeurs si vous doutez que le pape ne soit un saint martyr et M. de Goyon un tison d'enfer crucifiant le vicaire de Jésus-Christ. Par contre, il ne paraît pas que le reste du public se montre très enclin, à cette mode de dévotion. On m'a écrit que les étudiants font du tapage, que les ouvriers disent de mauvais propos aux prêtres, enfin qu'il y a une agitation assez mauvaise des deux côtés.

La discussion de l'adresse dans le Sénat me semble au fond assez bonne. M. Billault a usé du dernier argument, qui, à parler franchement, est le seul bon, au point de vue français. C'est lorsqu'il a dit qu'après avoir occupé Rome, nous serions mal reçus à vouloir empêcher un autre de l'occuper. Or, cet autre, ce sont les Autrichiens, que le pape appelle de tous ses voeux. Nous ne sommes pas en position d'entamer une guerre qui pourrait devenir générale. Cependant, à la manière dont il a parlé de l'obstination de la cour de Rome, il y a lieu d'espérer que le gouvernement français comprend la nécessité d'en finir.

Ici, on est, ce me semble, assez effrayé du changement du ministère italien. Je ne parle que par l'impression que me donnent les journaux et le peu de lettres que je reçois. On ne croyait pas que M. Ricasoli fût bien disposé pour la France, on le regardait même comme décidément hostile à l'empereur; mais, en même temps, il avait la réputation d'être très franchement contraire au parti du mouvement qui est le plus dangereux et pour vous et pour nous. J'ai rencontré plusieurs fois M. Ratazzi à Paris. Il ne paye pas de mine; il a l'air timide et embarrassé; cela tient peut-être à ce qu'il ne parle pas le français très facilement. Il a fait, d'ailleurs, un bon discours dans un dîner qu'on lui a donné ici.

Adieu, mon cher Panizzi; miss Lagden et mistress Ewers me chargent pour vous de mille amitiés et compliments.


XCIV

Cannes, 22 mars 1862.



Mon cher Panizzi,

Votre lettre, qui a dû se croiser avec la mienne, et qui m'a été adressée à Paris, je ne sais par qui, portait cette suscription: à Kenné-Vard. Cependant, elle est arrivée à Cannes (Alpes-Maritimes). Ce qui fait grand honneur à l'administration des postes.

M. Fould m'a fait nommer membre du jury international pour les faïences et porcelaines. Il en résulte que je serai à Londres le 1er mai, sinon plus tôt. Je n'ai pas besoin de vous dire que je m'arrangerais merveilleusement de votre hospitalité, qui m'est déjà si connue; mais je ne sais pas encore bien de quelle façon je dois être à Londres et pour combien de temps. Non pas que je craigne que vous n'abusiez de votre position pour me faire voter en faveur de votre fabricant de pots de chambre; mais, d'une part, si la chose durait longtemps, je ne voudrais pas vous embarrasser; de l'autre, je ne sais pas s'il n'y a pas un hôtel pour les infortunés dans ma position. Enfin nous verrons. Quand je serai à Paris, j'en saurai plus long et je vous dirai tous mes projets.

Je quitte Cannes mardi prochain, désolé de laisser des champs couverts de violettes et d'anémones pour les boues de Paris.

Je suis sans nouvelles ici. Il me semble qu'il y a de l'agitation à Paris, ce à quoi la discussion de l'adresse n'a pas peu contribué. On nous a rendu des institutions parlementaires ce qu'il y a de plus inutile, sinon de plus nuisible. Cependant cela peut avoir un bon effet, celui de prouver à l'Europe que la parole est assez libre dans nos assemblées politiques.

Il me semble qu'il résulte de la discussion du paragraphe relatif aux affaires de Rome, que tout le monde s'accorde à décerner au gouvernement du saint-père un brevet d'incapacité et de sottise. C'est quelque chose mais pas encore assez. Je compte beaucoup, pour terminer la question, sur l'emploi du vinaigre, dont nos prêtres font un si grand usage.

Mais qu'arriverait-il si, au lieu de dépenser quinze ou vingt millions par an à tenir garnison à Rome, on en dépensait cinq ou six à acheter les consciences du sacré collège? Je me suis toujours laissé dire que la simonie était pratiquée à Rome sur une grande échelle. Le duc de Modène, votre légitime souverain, obtenait ce qu'il voulait avec une douzaine de zampetti.

Cousin a quitté Cannes hier. Il est guéri de son mal de gorge, mais le sang qui le tourmente s'est jeté dans ses jambes. Il a des varices qui l'inquiètent, et il va à Montpellier pour se faire faire des caleçons en gutta-percha. Je l'ai trouvé très raisonnable, mais les lettres de ses amis les burgraves, qu'il me montrait de temps en temps, ne le sont guère. Ce sont des fous qui ne pensent qu'à détruire, sans examiner si l'édifice ne leur tomberait pas sur la tête.

M. Fould dans une de ses dernières lettres me demandait de vos nouvelles; sa conversion de la rente a eu plein succès, mais il a contre lui une masse d'ennemis dont les plus dangereux ne sont pas les déclarés. Cependant il me paraît avoir bon courage, et bonne disposition de mordre qui le mordra.

Adieu, mon Cher Panizzi; mille amitiés à nos amis. Jeudi ou vendredi prochain, je serai à Paris, et vous aurez bientôt communication de mes plans.


XCV

Paris, 31 mars 1862.



Mon cher Panizzi,

Il y a certainement beaucoup d'agitation sourde à Paris et ailleurs; mais les choses sont loin d'en être au point où Duvergier de Hauranne et autres grands politiques les voient. On souffre de la crise monétaire, de la crise alimentaire, de la crise religieuse. Les orléanistes et les légitimistes se donnent beaucoup de mouvement pour faire tomber la voûte sur leurs têtes. Bien qu'ils soient experts en cette manoeuvre, elle me paraît encore solide; mais il est certain que ni les ministres ni les Chambres ne plaisent au public. On aspire vers quelque chose qui ne soit ni le passé ni le présent.

Le prestige de l'empereur n'a pas diminué dans les masses; et les classes qui se disent intelligentes aboutiront, je crois, avec tous leurs efforts, à donner à son gouvernement une tendance plus démocratique. Je ne suis pas de ceux qui s'en réjouiront, mais je ne vois pas trop comment il pourrait en être autrement. La passion est si aveugle, que les parlementaires et les aristocrates, qui pourraient empêcher la balance de pencher d'un côté, la précipitent au contraire. Malgré le goût furieux qu'on a pour l'argent aujourd'hui, il y a une foule de gens qui, au risque de compromettre leur fortune, mettent des bâtons dans les roues de M. Fould.

La grande nouvelle est le retour de la Valette. Il paraît qu'il est venu dire ici qu'il était impossible de vivre à Rome avec Goyon, et qu'il fallait en retirer ou lui, la Valette, ou bien l'autre. Ce soir, on disait que le maréchal Niel allait remplacer l'un et l'autre et être à la fois ambassadeur et commandant du corps d'armée. Ce serait une singularité qu'un ambassadeur avec une armée; mais, enfin, cela vaudrait mieux que ce qui existe et ce qui a trop duré.

Un officier français qui revient d'Italie me dit que la fusion des volontaires avec l'armée régulière est très malheureuse et qu'il en résultera un affaiblissement notable pour l'armée italienne. Nos armées républicaines d'autrefois ne se sont pas trop mal trouvées de semblables mesures; mais, ici, ce qui me paraît grave, c'est la force que cela va donner au parti progressiste, aux impatients qui peuvent tout perdre. Ce temps-ci devrait pourtant conseiller la patience.

L'Allemagne, avec ses princes imbéciles, se détraque davantage de jour en jour. Le roi de Prusse me paraît avoir des velléités d'imiter Charles X, et il pourrait bien avoir le même sort. Il se trouve dans une singulière position, pouvant se mettre à la tête d'une révolution où il a tout à gagner, ou bien d'une contre-révolution où il a tout à perdre.

Adieu, mon cher Panizzi. Je pense que je dois être à Londres pour le 1er mai. Je crains que vous n'ayez de moi plus que vous n'en voudrez.


XCVI

Paris, 9 avril 1862.



Mon cher Panizzi,

On est toujours ici dans la sotte situation dont je vous ai parlé il y a quelques jours. Tout le monde voit le mal et fait des prédictions sinistres; on dit à Sa Majesté où le bât blesse, et il ne paraît pas près de prendre une résolution.

En attendant, l'anarchie fait des progrès. Les prêtres imaginent tous les jours quelque sottise nouvelle. L'archevêque de Toulouse veut célébrer par une grande fête l'anniversaire d'une conspiration huguenote à Toulouse, et a annoncé une fête solennelle en commémoration d'un petit massacre qui eut lieu en 1562. Il y a de quoi exciter une émeute à Toulouse, où il y a des rouges et des blancs, également mauvaises têtes.

J'ai dîné hier avec trois ministres, tous les trois désolés et désespérant de se faire écouter. Un d'eux, et c'est le plus éloquent de la bande, m'a pris à part pour me prier de parler au maître et de lui dire l'état des choses. «Comment voulez-vous qu'on m'écoute, lui ai-je dit, moi, qui n'ai pas qualité pour être écouté?--C'est précisément à cause de cela, m'a-t-il répondu, que peut-être on vous écoutera.»

Les papistes du ministère, et il y en a plusieurs que bien vous connaissez, lui montrent la révolution déchaînée et lui disent qu'il n'y a de salut que dans les bras des prêtres et des blancs. On prête ce mot à une grande dame, mais je n'y crois pas: «Je n'aime ni les blancs ni les rouges, mais plutôt les blancs que les rouges!» Si cela continue, elle verra ce que peuvent les blancs et ce qu'ils feront pour la défendre.

On disait hier au soir que M. de la Valette allait retourner à Rome et que Goyon serait rappelé. Ce serait une bonne chose, mais il y a déjà longtemps qu'on nous promet cela, et toujours nous attendons. J'ai des nouvelles d'Italie de source que je crois très bonne. On me dit qu'à Naples l'immense majorité est pour l'unité italienne, que les bandes sont très peu nombreuses, très peu dangereuses, et que le personnel ne se compose que de voleurs. En Sicile, le désordre est plus grave; on pille et on vole partout avec impunité. Impossible d'avoir des recrues pour l'armée.

Au sujet de la tournée triomphale de Garibaldi, on prétend que les journaux ont fort exagéré l'effet qu'il a produit. On est allé le voir et l'entendre comme on va à un opéra nouveau. Personne n'attache grande importance à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait. C'est une bête curieuse. Le mal, à mon avis, c'est qu'il y a tant de bêtes prêtes à suivre celle qui va brouter sur le bord d'un précipice!

Pensez aux commissions que vous aurez à me donner. Selon mon usage, je viendrai sans habits et je puis vous apporter ce que vous désirerez; j'espère, d'ailleurs, que vous n'avez pas besoin d'un piano a queue.

On joue un mélodrame 15 samedi prochain et l'on s'attend à un tapage horrible; car, maintenant, c'est au spectacle qu'on fait de l'opposition.

Adieu, mon cher Panizzi; quand vous vous ennuyez où vous êtes, réfléchissez que vous êtes dans le seul pays ou on peut être sûr de son lendemain.

Note 15: (retour) Les Volontaires de 1814, par Victor Séjour, dont la première représentation n'eut lieu au théâtre de la Porte-Saint-Martin que le mardi, 22 avril 1862.

XCVII

Paris, 18 avril 1862.



Mon cher Panizzi,

Que vous dirai-je de la politique? L'anarchie est toujours en nos conseils. On a cru un instant qu'on allait changer quelques ministres, puis rien ne s'est fait. Il est évident pourtant que les choses ne peuvent pas demeurer longtemps in statu quo, et il faudra bien que la balance penche d'un côté ou de l'autre.

Lord Palmerston n'a pas fait avancer la question de l'évacuation par son discours de l'autre jour. Était-ce de sa part étourderie naturelle à un jeune ministre comme lui; mauvais vouloir pour nous, ou désir de popularité? je n'en sais rien; mais je regarde son discours comme un embarras de plus dans une affaire où il y en a déjà tant.

Il paraît que Ratazzi offre maintenant de garantir au pape la possession des États qu'il conserve à présent, et qu'il prendrait l'engagement de les faire respecter. Mais comment empêcher les Italiens de Rome de mettre à la porte le saint-père s'il n'y a plus qu'eux pour le garder? Le voyage de Garibaldi, et surtout ce qu'il a dit au sujet de Mazzini, a fait ici un très mauvais effet. C'est un personnage dans le genre de la Fayette, que ses bonnes qualités, mêlées à la faiblesse de son caractère, rendaient très dangereux. On me dit que ces ovations qu'il reçoit partout ne prouvent pas qu'il ait une grande influence; qu'on honore en lui son dévouement et son désintéressement sans adopter sa politique. Cela est possible; mais, ici, on s'effraye facilement de tout ce qui ressemble à de l'agitation révolutionnaire, et, par peur du rouge, on en est venu à proscrire le rose.

On ne sait rien encore sur ce qui se fera pour l'ambassade de Rome. La Valette paraît bien décidé à n'y pas retourner s'il doit y retrouver Goyon. Les paris sont ouverts pour l'un et pour l'autre. Ce qui me paraît le plus probable, c'est qu'on enverra à Rome quelque général qui réunira les fonctions diplomatiques et le commandement militaire. Encore une cote mal taillée!

Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que votre rhume vous aura quitté.


XCVIII

Paris, 23 avril 1862.



Mon cher Panizzi,

On nous parle beaucoup de la confusion qui règne dans la commission anglaise de l'exposition. Il n'y en a pas moins dans notre commission française, si bien que je ne sais pas encore quel est mon destin. Les uns me disent que je suis président d'une classe, les autres, simple membre. Je me soucie autant de l'un que de l'autre, pour l'honneur et le profit; la grande question, c'est de savoir quand je dois être à Londres. De toute façon, j'y serai très prochainement; mais je vous préviendrai toujours deux jours d'avance.

Ce que je vous disais de l'offre faite par le gouvernement italien, je l'ai entendu dire hautement à Vimercati chez le prince Napoléon, et il le donnait comme la pensée du comte de Cavour. Il n'y a qu'un inconvénient à cette combinaison, c'est la difficulté de l'exécution. Comment empêcher les descendants de Rémus, magnanimi Remi nepotes, de sbudellare Autonelli?

Je persiste à trouver que le discours de lord Palmerston est peu politique, supposé que son désir soit que nous évacuions, avec les dispositions de jalousie qui existent dans les deux pays; il n'y a pas de pire moyen d'obtenir quelque chose que d'avoir l'air de l'exiger. Assurément l'empereur et les gens qui raisonnent savent les obligations des entraînements d'un ministre devant une Chambre; mais le gros public n'y comprend rien, et l'amour-propre national, s'en mêlant, crée un embarras de plus.

J'en aurai long à vous conter sur les nôtres, quand je serai au British Museum. Le pire, c'est qu'il faudrait, pour en sortir, un peu d'énergie, et, malheureusement, je crains qu'elle ne fasse défaut.

Adieu mon cher Panizzi; vous savez que Viollet-Leduc est chargé des réparations du château de Pierrefonds et d'autres travaux pour l'empereur. Cela posé, je vous demanderai pourquoi un architecte est nécessaire pour le mariage de notre amie la charmante veuve, qui va épouser le duc de R...? Réponse: parce qu'elle aura besoin de Viollet-Leduc (ou de violer le duc). Il passe, en effet, parmi les jeunes gens de son âge, pour être médiocre entre deux draps.

[Note du transcripteur: Il y a deux lettres nº XCIX.]

XCIX

Paris, 26 avril 1862.



Mon cher Panizzi,

La reine de Hollande est ici, et il faut que je lui fasse ma cour. Je suis invité aux Tuileries et à l'ambassade d'Angleterre. Enfin ma vieille cuisinière est malade et j'ai des tracas par-dessus les oreilles. D'ailleurs, il paraît que rien n'est prêt à Londres et que le jury ne se réunira pas avant le 7 de mai.

La Valette part lundi pour Rome. Il paraît certain que Goyon s'en revient. La Valette semble satisfait et dit qu'enfin il a une mission.

Je vous écris à la hâte. Je dors sur tous les draps possibles. Je ne demande qu'une chose, c'est que vous ne me fassiez ni boire ni manger. Je n'ai plus ni tête ni estomac.


C

Paris, 2 juillet 1862.



Mon cher Panizzi,

Si j'avais la moindre étincelle de poésie, c'est en vers que je vous écrirais, pour vous décrire l'affreuse mer que j'ai traversée hier sur the Queen Victoria, laquelle secoue son homme mieux que n'a jamais pu faire l'impératrice Messaline. J'ai souffert le martyre, et, pendant que je remplissais une cuvette placée entre mes mains, la mer entrait par le collet de mon habit et me mouillait le derrière, s'il est permis de s'exprimer ainsi. J'ai trouvé mon dîner prêt, mais j'avais et j'ai encore l'estomac trop brouillé pour manger. Il me semblait même que mon lit dansait sur la vague.

Je vous écris du Sénat, en attendant qu'on nous renvoie dans nos foyers, car c'est notre dernière séance. Je trouve tout le monde assez préoccupé du Mexique, de la récolte qui inspire des inquiétudes et des élections qui auront lieu cette année. On est assez sévère, ce me semble, pour l'impératrice, à qui on attribue l'expédition du Mexique.

De Rome, je n'ai rien appris. Le pape, qui donnait des espérances de passer dans une meilleure vie, paraît tout à fait remis et plus entêté que jamais.

L'empereur va partir pour l'Auvergne, où il pourra, chemin faisant, tâter un peu le pouls aux populations.

Le pauvre Landresse, le bibliothécaire de l'Institut que vous connaissiez, a été enterré avant-hier. Il est impossible d'être absent deux mois sans perdre quelqu'un de ses amis. Le chancelier Pasquier est toujours bien malade; on dit qu'il ne passera pas la semaine. Il a un catarrhe et quatre-vingt-dix-sept ans.

J'ai voyagé avec Walewski, avec lequel j'ai joué un duo de cuvette; avec le comte Branicki, qui n'a fait que manger pendant la traversée. C'est un coeur et un estomac cosaque, qui digérerait du lion et du chameau.

Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie, et faites-vous le moins de mauvais sang possible au sujet des hommes et des choses.


CI

Paris, 11 juillet 1862.



Mon cher Panizzi,

Je donne demain à dîner à Saint-Germain, au docteur Maure, à Cousin et Mignet, à miss Lagden et mistress Ewers. Nous boirons à votre santé. Précisément le prince Napoléon s'est avisé de m'inviter ce jour-là. Je suis allé faire mes excuses à son chambellan, qui m'a promis d'arranger l'affaire.

Le duché de Morny ne me paraît pas faire un très bon effet. Ce pays-ci est trop démocratique pour ces façons-là. Je croyais que Morny était trop peu poétique pour faire cas d'un titre tout sec.

L'empereur est admirablement reçu dans son petit voyage. Il a parlé bien à l'archevêque de Bourges.

Il y a quelques jours, la princesse Mathilde avait eu l'imprudence d'aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le curé s'est avisé de faire une prière improvisée, pour que le bon Dieu ouvrît les yeux des grands de la terre, et leur inspirât de ne plus persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s'est levée furieuse, et est sortie de l'église sur-le-champ. Le bon, c'est que toute l'assistance l'a suivie et le curé est resté tout seul avec son bedeau.

Adieu; portez-vous bien et accoutumez-vous à supporter sans émotion la vue de vos beaux arbres et de votre parc.


CII

Paris, 18 juillet 1862.



Mon cher Panizzi,

Je suis en grand ennui et tracas. Ma pauvre cuisinière est morte hier chez moi.

Je ne crois pas du tout à la paralysie dont vous me parlez, mais à quelque raison secrète et capitale que vous pouvez avoir pour ne pas vous arrêter à Paris. Vous ferez, au reste, comme bon vous l'entendrez. Vous n'êtes nullement de tempérament à avoir cette maladie que vous dites. Seulement, ainsi que je vous en ai averti bien des fois, vous ne faites pas assez d'exercice et vous vivez trop bien. Il vous sera bon de marcher un peu dans les montagnes, et, lorsque vous vous serez bien fatigué, je vous permettrai de manger des ortolans, s'il y en a. Il m'est absolument indifférent d'aller à Bagnères par Bordeaux ou par Lyon. La seule chose que je vous demanderai, sera un congé de huit jours pour une expédition mystérieuse, s'il y a lieu de l'entreprendre. Quand elle pourra se faire, je ne le sais pas encore.

Un de mes amis de Cannes est à Paris en ce moment. Il revient d'Italie. Il a vu l'entrée de Victor-Emmanuel à Naples et dit qu'il n'a jamais vu enthousiasme pareil. Cela a produit un très grand effet à Rome, où l'on avait prédit tout le contraire. Les propos de Garibaldi en Sicile sont bien fâcheux. Cependant, les journaux, ici, les prennent plus doucement que je ne m'y serais attendu.

L'affaire du Mexique préoccupe toujours beaucoup. On se plaint fort de la faiblesse de caractère du général et surtout de la coquinerie de nos alliés, les Mexicains de Marquez. Ce sont eux qui ont pillé un de nos convois. Dans ce pays, tout le monde est voleur, et il n'y a que quelques grands hommes qui sont assassins. Notre petite armée est en assez bonne santé sur le plateau; mais la garnison de la Vera-Cruz souffre horriblement de la fièvre jaune.

Adieu, mon cher ami. A bientôt, j'espère. N'enviez pas le dîner que nous avons fait avec le docteur Maure et le professeur Cousin. Ce jour-là, il pleuvait des hallebardes. Prenant en considération les poitrines de Cousin et de miss Lagden, j'ai envoyé une circulaire pour changer le lieu du rendez-vous, et je les ai ajournés chez Véry au Palais-Royal. Or il s'est trouvé, ce que j'ignorais, que Véry est retiré des affaires. A sa place est un autre restaurant. Je m'y suis établi avec mes deux dames et j'ai commandé le dîner. Heureusement, il y avait une fenêtre sur la galerie, par laquelle j'ai fait le guet. Mes convives cherchaient Véry et ne le trouvaient pas. Je suis parvenu cependant à les ramener un à un, à l'exception de Barthélemy-Saint-Hilaire, qui n'avait pas reçu ma lettre et qui s'en était allé bravement à Saint-Germain. Nous avons fait un très mauvais dîner, mais assez gai pourtant.


CIII

Paris, 20 juillet 1862.



Mon cher Panizzi,

Je reçois ce matin votre lettre d'hier. C'est un des avantages de l'irréligion d'avoir des lettres le dimanche.

Je voudrais bien vous laisser en route pour quelques jours, mais je ne sais encore rien de ce que je ferai; je ne sais pas même si je ferai cette mystérieuse expédition dont je vous ai parlé. Vous ne m'avez pas dit si vous voulez vous arrêter en route. Nous avons Tours, Poitiers, Angoulême et Bordeaux. Pour les amateurs de monuments, toutes ces villes-là ont leur mérite, Poitiers surtout.

Le prince Napoléon est enchanté d'avoir un garçon. La princesse est très bien. Elle a l'air d'être prête à recommencer.

Adieu, mon cher Panizzi. Je suppose que Londres commence fort à se dépeupler et qu'il n'y a plus d'autre dame aux pieds de qui vous puissiez me mettre.


CIV

Paris, 29 juillet 1862.



Mon cher Panizzi,

On croit que les actions de notre ami Fould sont en hausse. Des gens qui lui étaient très hostiles lui font la cour maintenant. Joignez à ce symptôme que madame *** paraît être fort en baisse. Il est certain que par un temps aussi chaud, il faudrait avoir le diable au corps pour en vouloir, sans parler des quarante et quelques printemps.

Adieu, mon cher Panizzi. Si vous vouliez faire une pointe à Madrid, on y va maintenant en vingt-huit heures de Bayonne. Mais il n'y a plus personne: 30 degrés Réaumur; pas de taureaux ni de bibliothèque.


CV

Paris, 31 juillet 1862.



Mon cher Panizzi,

J'ai dîné hier à Saint-Cloud. La maîtresse de la maison m'a dit qu'elle désirait beaucoup vous voir et que je devais vous amener dîner chez elle, à moins que cela ne vous plût pas, et qu'elle serait bien aise de vous remercier encore une fois de toutes les attentions que vous avez eues pour elle au British Museum. On dîne à sept heures, en cravate noire. Il n'y a personne que sa mère et les gens de la maison. C'est à vous de voir si vous voulez y aller mercredi. Nous partirions le jeudi suivant. Je vous conte la chose telle quelle, sans chercher le moins du monde à vous influencer. Il se pourrait que vous eussiez quelque chose de bon à lui dire. D'un autre côté, je ne comprends pas plus aujourd'hui que hier votre grande presse de vous voir en rase campagne. L'heure de voiture entre Paris et Saint-Cloud est favorable à la digestion. Si vous me répondez oui avant dimanche, c'est-à-dire si vous m'écrivez demain en recevant ma lettre, ou même si vous m'écrivez samedi, je redîne dimanche, et je lui rendrai votre réponse.

Je ne crois pas un mot de toutes les histoires de brigands et de débarquements faits sous les yeux de la Valette. Il n'est pas homme à laisser faire sans rien dire.

Adieu, mon cher ami; portez-vous bien et venez nous voir le plus tôt que vous pourrez.


CVI

Biarritz, 29 septembre 1862.



Mon cher Panizzi,

J'espère que vous avez fait un bon voyage et que vous n'avez pas eu trop de regrets de votre expédition de la Rune 16. Il n'a été question que de vous à la ville. L'impératrice me charge de vous dire combien elle a regretté de ne pas vous voir hier matin; mais elle était si fatiguée, qu'elle n'a jamais eu la force de quitter son lit. M. de Varaigne croyait que vous ne partiez qu'à deux heures, et s'excuse de n'avoir pas été vous serrer la main au moment où vous montiez en voiture. J'ai aussi des excuses à vous faire: je suis descendu sur la terrasse, mal rasé et médiocrement culotté, juste pour voir votre voiture trottant en high style le long de l'avenue. Nous attendons de vos nouvelles avec impatience. Sachez que vous avez ici la plus grande popularité parmi les grands et les petits.

Note 16: (retour) Site aux environs de Biarritz, L'impératrice voyageait parfois sous le nom de comtesse de la Rune; c'est sous ce pseudonyme que Mérimée lui a dédié sa nouvelle la Chambre bleue.

Hier au soir, il y a eu une bataille en règle entre Sa Majesté et moi, simplement de questione romana. L'affaire a été engagée avant que j'aie eu le temps de me reconnaître et de l'éviter. Elle parlait avec une grande vivacité, mais sans colère. Il me semble que j'ai été aussi ferme que possible mais me maintenant très calme sans rien ménager. On m'a dit que j'avais été convenable.

Point d'honneur; désir de montrer à M. Keller et à pareille espèce qu'on n'a pas peur; désir de montrer à l'Angleterre qu'on ne fait rien sous la pression d'une menace; inquiétude de donner aux rouges une occasion; voilà ses arguments.

J'ai dit qu'on ne devait pas plus céder à des menaces qu'à des prières et des cajoleries hypocrites; qu'il ne fallait jamais prendre le contre-pied de la politique de ses ennemis; que in medio virtus; qu'il y avait plus de courage à mépriser des calomnies qu'à se jeter dans l'embarras pour les réfuter; enfin qu'on avait charge d'âmes, qu'on était responsable d'une dynastie et d'un grand pays et que la politique de sentiment ne valait pas mieux que la politique dite (à tort) machiavélique.

La discussion a fini par l'épuisement des gosiers, et il y a eu un grand silence de huit à dix minutes; après quoi, il m'a semblé qu'elle était plus prévenante pour moi qu'à l'ordinaire; évidemment pour me montrer qu'elle n'était pas fâchée. Elle a même demandé à madame de Rayneval si elle croyait que je n'avais pas été blessé. Vous la reconnaissez à ce trait. En un mot, c'est avec la vivacité de son caractère et avec ses préjugés particuliers, par les mêmes considérations que votre auguste hôte, qu'elle envisage toute l'affaire.

Je crois que, si les ministres anglais veulent sincèrement l'évacuation de Rome, ils ne l'obtiendront qu'en ménageant des susceptibilités généreuses et, par cela même, plus difficiles à effacer. Vous avez vu ce que peu d'étrangers ont vu, leur intérieur, et vous en savez sur leur caractère plus que tous les ministres de l'Europe. Vous pouvez faire beaucoup de bien, je crois, en disant vos impressions. Je ne doute pas qu'à part celle que vous a laissée la montagne de la Rune, elles ne soient excellentes.

Ce matin, j'avais découpé un masque en papier pour le prince impérial. Il est entré dans le salon après le déjeuner, en disant: «Je suis monsieur Panizzi qui revient.»

Nous avons tous plus ou moins des inquiétudes dans les mollets. Un des chevaux est resté malade à Sarre. Ce n'est pas le vôtre, mais un de ceux de Sa Majesté. Les marins de Saint-Jean de Luz sont venus rendre visite à l'empereur hier. Cela faisait très bon effet de la terrasse. Il y avait une flotte de vingt bateaux. Vous pouvez penser que cela a fini par un fameux pourboire.

Ce soir, il y a bal. Nous avons fort admiré deux Circassiennes arrivant du Caucase, avec des yeux de gazelle et des cheveux tombant en tresses défaites sur de blanches épaules; très agréable mélange de civilisation et de sauvagerie, promettant de fameux profits pour le consommateur.

Bonsoir; portez-vous bien et recevez les compliments et les regrets de tous les habitants de la villa.


CVII

Paris, 9 octobre 1862.



(Très confidentielle.)

Mon cher Panizzi,

Un mot à la hâte. Nous sommes partis à huit heures et demie de la villa Eugénie hier, et arrivés à Paris à minuit un quart. Nous avons passé assez mélancoliquement les derniers jours. Quatorze personnes, dont Leurs Majestés, ont eu des maux d'estomac, coliques et vomissements la même nuit, à la même heure. Votre serviteur a été des plus maltraités. Hier, tout le monde allait bien, sauf l'impératrice et Piétri, qui souffraient encore un peu.

Il est question d'un grand remue-ménage ministériel. Un de nos amis m'a dit ce matin que, si ce changement avait pour objet de mettre de l'homogénéité dans le cabinet, il y applaudirait de tous ses efforts; mais que, si, comme il le craignait, il en résultait le renforcement du parti clérical, il se proposait de rendre son portefeuille. Je l'approuve complètement pour lui, car il a remis la barque à l'eau et la laisse dans un état excellent. Tous ces hauts et ces bas sont déplorables. Je me prends quelquefois à penser que c'est dans l'espoir d'arriver au bien qu'il commence par le pire. Très mauvais système.

L'impératrice me charge de vous remercier de votre lettre, qui lui a fait grand plaisir. Mesdames de Rayneval et de la Poëze, M. de Varaigne et tutti quanti vous disent mille amitiés.

J'ai copié votre lettre pour qu'elle fût lue plus facilement et aussi pour substituer l'empereur à César, qui aurait pu être pris pour une ironie.

Je vous écrirai demain plus au long au sujet de la conversation de Broadland 17. Le courrier me presse.

Note 17: (retour) Maison de campagne de lord Palmerston.

CVIII

Paris, 11 octobre 1862.



Mon cher Panizzi,

L'indisposition dont je vous ai parlé n'a pas eu de suites. Je crois comme vous que nous avons mangé du vert-de-gris. Les cuisiniers jurent leurs grands dieux qu'il n'y en avait pas; mais les symptômes de notre indisposition me semblent concluants. Pour ma part, je suis parfaitement bien, aussi bien que votre cheval, qui, quoi que vous puissiez dire, est un animal vigoureux.

Vous savez quelle est mon opinion sur la question romaine; mais je ne puis m'empêcher d'être surpris qu'un homme aussi fin et aussi pénétrant que lord Palmerston ne connaisse pas mieux les hommes et les choses du continent. C'est le défaut de tous les Anglais. Leur politique est fondée sur l'intérêt du pays, et ils se soucient peu d'être logiques. Par exemple, ils trouvent très bien que les Romains veuillent un autre gouvernement que celui du pape, et très mal que les Ioniens en demandent un autre que le leur. Il est de leur intérêt que l'Italie soit libre et unie, ils ne veulent pas lâcher les sept îles, et trouvent le gouvernement du sultan excellent. Je me rappelle encore le beau sang-froid de lord Palmerston, qui, il y a quelques années, me disait que les Druses étaient les plus honnêtes gens du monde. Malheureusement, sur le continent, et surtout chez nous, on ne se gouverne pas par le principe de l'intérêt du pays.

L'empereur le disait fort justement: «La France fait la guerre pour des idées.» Pour ma part, j'en suis bien fâché, mais on ne refait pas le caractère d'une nation. Bien que voltairienne, il est plus que douteux que la France vît avec plaisir, et même de sang-froid, culbuter ce vieil imbécile dont elle se moque aujourd'hui.

Je suppose qu'il n'y ait à Rome qu'une force insuffisante pour empêcher une émeute; que cette émeute eût lieu et que nos gens fussent maltraités, vous verriez toute la nation prendre feu comme pour cette affaire stupide du Mexique. Les Mexicains ont eu la bêtise de ne pas se laisser battre par une poignée de Français; et maintenant il n'y a pas un homme en France qui osât dire qu'il vaudrait mieux traiter avec Juarez que de lui envoyer des coups de canon qui coûtent fort cher.

Croyez qu'il est difficile de retirer toutes nos troupes de Rome; mais cela vaudrait cent fois mieux que de n'y laisser que deux ou trois bataillons. Le premier parti est possible et j'espère qu'il prévaudra; mais le second est ce qu'il y a de plus dangereux. Considérez encore que les fous de Rome peuvent fort bien demander aux Autrichiens de remplacer les Français, et que nous n'aurions pas de trop bons arguments à leur opposer. Si l'Angleterre était disposée à nous seconder dans le cas d'une nouvelle rupture avec l'Autriche, ce ne serait que demi-mal; et l'Autriche, selon toute apparence, ne bougerait pas; mais lord Russell n'a-t-il pas dit que la Vénétie devait appartenir à l'Autriche?

Votre belle hôtesse me disait: «Pourquoi les Italiens, au lieu de prendre Rome, ne prennent-ils pas la Vénétie, qui a encore plus à souffrir que les Romains?» Je sais ce qu'il y a à répondre; mais c'est un argument populaire et qui frappe les masses. Enfin songez qu'il y a en France trente-quatre millions de catholiques assez coglioni pour tenir, sans jamais être allés à la messe, à ce qu'on chante du latin à leur enterrement.

La Valette se loue fort de Montebello, qui, arrivé papiste, s'est converti promptement, voyant à quelles canailles il avait affaire. Dès qu'il y a quelque disposition à l'orage, il enferme les soldats du pape, met la clef dans sa poche, et tout se passe en douceur.

Il se brasse en ce moment quelque chose pour la reconnaissance des États du Sud. Je ne doute pas que la France et l'Angleterre ne soient tout à fait d'accord, et je m'en réjouis, parce que c'est un lien de plus pour leur alliance.

Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et triomphez d'avoir été proclamé le plus solide écuyer des montagnes.


CIX

Paris, 15 octobre 1862.



Mon cher Panizzi,

Avant-hier soir, à ma grande surprise, j'ai reçu une lettre autographe de votre hôte, lequel m'accusait réception de votre lettre. Il me dit litteratim:

«Il y aurait bien des choses à répondre, mais je me borne à dire que, lorsqu'un souverain est responsable de ses actes, il doit plus que tout autre rester fidèle à ses engagements et ne pas abandonner son allié qui a compté sur lui.»

Cadmus serait embarrassé. Malheureusement, le craquement ministériel a commencé hier matin. Thouvenel et Persigny ont été remerciés. Voilà qui est fait. Maintenant, ce qui est à faire, c'est de les remplacer et d'en remplacer d'autres encore. Fould, Rouher et Baroche ne veulent pas rester dans un cabinet dont Walewski serait le chef apparent. Billaut est à la campagne, faisant le mort, dit-on; mais il est probable que, s'il y avait une conversion complète, il ne pourrait pas décemment chanter la palinodie au Sénat et au Corps législatif.

On dit à Fould: «Rien n'est et ne sera changé à la politique»; on y ajoute des compliments, on laisse même entendre que, si on recule, c'est pour mieux sauter. Il répond qu'il n'a pas envie de rester avec des collègues pour lesquels il n'a pas de sympathie, qui naguère lui ont joué de mauvais tours; qu'il ne veut pas avoir l'air de s'associer à une politique qu'à tort ou à raison, on croira opposée à celle qu'il soutenait, etc., etc., etc. Votre hôte et votre hôtesse semblent déterminés à faire les plus grands efforts pour le retenir jusqu'à présent, et il paraît décidé.

L'ami d'Antonio 18 a été hier dîner à Saint-Cloud, où il a trouvé la maîtresse de la maison encore souffrante du vert-de-gris, peut-être encore plus de la crise actuelle. Il a fait vos commissions à monsieur, à madame et au petit, qui a demandé de vos nouvelles, comme papa et maman. On a été on ne peut plus gracieux pour l'ami d'Antonio, mais on n'a parlé que d'histoire ancienne.

Note 18: (retour) L'ami d'Antonio (Panizzi), c'est-à-dire Mérimée lui-même.

Quand on s'est retiré, la maîtresse de la maison a couru après lui et l'a chargé de dire à Fould de venir lui parler, et de ne rien faire sans lui parler. Je crains un peu pour Fould des séductions de ce genre. Je vais aller aux nouvelles, et je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu Fould ou Persigny.

Au milieu de tout ce tracas, il serait fort hasardeux de faire des prédictions; mais, comme je ne suis pas encore infaillible, vous n'êtes pas forcé d'y croire. Je suis convaincu (ce que je ne pourrais vous expliquer que si j'étais au British Museum avec votre table entre nous), je suis convaincu que les intentions, telles qu'on vous les exposait il y a quinze jours, ne sont pas changées; qu'on prend un chemin de traverse; mais à mon avis ce chemin est très dangereux. S'il n'y a pas d'embourbement, la conclusion sera peut-être plus prompte et dans le sens que nous désirons. Mais cela n'est pas une raison pour que les cochers s'y engagent, voyant très clairement les fondrières et fort obscurément le but qu'on veut atteindre. Je regarde encore comme possible un raccommodage général; mais ce qui est certain, c'est que le cabinet Walewski ne peut durer.

On prétend que la reine de Naples est entrée dans un couvent et demande la résolution de son mariage, qui n'aurait jamais été consommé, dit-elle. Toutes ces vieilles dynasties finissent par l'impuissance. A quoi sert de descendre de Henri IV?

Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons le projet d'aller vendredi manger une bouille-abaisse à Marseille, et d'installer inter pocula, les bateaux de l'Indo-Chine.

P. S. Tout est rarrangé, ou plutôt il y a suspension dans la crise. Thouvenel seul s'en va. Persigny reste et tous les autres. Cela me semble une triste combinaison; c'est remettre à six semaines ou un mois une bataille décisive, avec moins de chances de la gagner.--C'est Drouyn de Lhuys qui remplace Thouvenel. C'est du gâchis légitimiste et papalin!


CX

Paris, 15 octobre 1862.



Mon cher Panizzi,

Ce matin, M. Fould est allé voir notre hôte et notre hôtesse, et leur a dit tout ce qu'il avait sur le coeur. Monsieur disait qu'il ne voulait rien changer à sa manière de faire, qu'il n'y avait pas lieu de le quitter, et qu'avant trois mois il aurait mené à bonne fin la question embarrassante. Il se plaignait qu'on l'abandonnât et qu'on n'eût pas confiance en lui.

D'ailleurs, madame et lui n'ont rien épargné pour retenir les trois qui voulaient partir. De son côté, Walewski avait embouché la trompette et avait annoncé qu'il allait mettre au Moniteur un petit entre-filet qui promettrait à notre saint-père Rome et la protection impériale à toujours. Après d'assez longs débats, pendant lesquels il y a eu de dures vérités dites, on s'est mis à capituler. Des trois qui voulaient s'en aller, il y en avait deux, Rouher et Baroche, qui ne demandaient qu'à rester. On leur a présenté cette combinaison, qu'il n'y aurait que Thouvenel remplacé, et que Persigny resterait, que rien ne serait changé à la politique et qu'on serait amis comme devant.

Sur cette belle invention, la paix s'est faite. Nous avons cherché noise à notre ami à cette occasion. Il se défend en disant qu'en restant il empêche un grand mal; que, s'il ne renverse pas ses ennemis, du moins il les empêche de gagner la bataille.

Le côté bouffon, c'est de voir qu'on renvoie un homme d'esprit pour le remplacer par un pédant; un homme dévoué à la dynastie par un légitimiste qui, il y a quelques années, renvoyait le brevet de sénateur avec dédain. Le plus drôle encore, c'est que MM. Fould, Rouher et Baroche insistent pour conserver Persigny, dont ils ont mille fois demandé le changement, et qu'ils ne veulent aujourd'hui garder qu'afin de ne pas paraître tout à fait opprimés.

Je crois que l'effet produit sera détestable. Tout le monde perd en considération; de tous les côtés, il y a faiblesse. Notre aimable hôtesse se fait un tort immense et se livre à des gens qui la trahiraient demain, ou qui la conduiraient dans un précipice. Tout cela est parfaitement bête et triste. Nous allons voir comment Drouyn de Lhuys va débuter. Il n'est pas impossible que la bataille recommence sous très peu de jours.

Adieu; je n'ai pas eu le temps de venir écrire cela avant le courrier.


CXI

Marseille, 19 octobre 1862.



Mon cher Panizzi,

Tout ce que vous dites est parfaitement vrai, et le grand malheur de l'affaire, c'est que personne n'y gagne, au contraire tout le monde s'y amoindrit, depuis le directeur du spectacle jusqu'aux acteurs.

Outre les considérations que je vous ai dites et qui ont influé sur la détermination de M. Fould, il y en a encore d'autres assez importantes. Le commerce et les gens d'affaires, qui ont grande confiance en lui, l'ont supplié de rester, protestant que sa retraite causerait des catastrophes terribles. D'autre part, il était à craindre que ses collègues, qui l'avaient soutenu jusqu'à un certain point, ne le lâchassent lorsqu'une transaction quelconque aurait été proposée.

Ici, cette péripétie a paru encore plus extraordinaire qu'à Paris, parce qu'on ne savait rien des disputes qui l'ont précédée, et l'effet a été des plus mauvais. Ce qui me fâche le plus, c'est qu'on en rend responsable notre aimable hôtesse, et je ne doute pas qu'on ne lui attribue dorénavant tout le mal et toutes les fautes qui se feront.

M. de Persigny, qui est parfois éloquent et toujours passionné, a dit les choses les plus fortes à cette occasion. «Vous vous laissez gouverner comme moi par votre femme; moi, je ne compromets que ma fortune et je la sacrifie pour avoir la paix, tandis que vous, vous sacrifiez vos intérêts, ceux de votre fils et le pays tout entier. Vous faites croire que vous avez abdiqué, vous perdez votre prestige et vous découragez tous les amis qui vous restent et qui vous servent fidèlement.» On dit que cette sortie n'a pas été mal reçue et qu'elle a fait une assez grande impression.

Dans cette ville-ci, je trouve beaucoup de mécontentement, et tout le monde me dit que, si les élections se faisaient cette année, elles ne seraient pas bonnes. Je crois fermement que plus on tardera, plus on risquera que la question cléricale ne soit le schibboleth demandé aux candidats. La chose est assez grave pour qu'on y fasse attention.

J'ai dîné jeudi avec Nigra. Il ne semblait ni découragé ni préoccupé. Peut-être est-ce contenance diplomatique. Je ne serais pas surpris, d'ailleurs, qu'il eût reçu de bon lieu quelques paroles rassurantes. Lisez l'article du Constitutionnel d'hier samedi. Il me paraît d'une plume assez bonne et différente de la plume ordinaire.

C'était hier l'inauguration des docks de Marseille, et, aujourd'hui, nous allons voir partir le premier bateau des Messageries, qui va en Chine. M. Fould a bien parlé et a été très bien reçu. Le dîner était bon, quoique nous fussions environ trois cents à le manger, ce qui est bien du monde pour un dîner. La grande merveille, c'est que tout avait été cuisiné par le personnel de la compagnie et servi dans leur argenterie. Marseille est tout en fête. On y gagne un argent prodigieux.

Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu une lettre d'Ellice, toujours au milieu d'un essaim de beautés. Je lui ai conté vos exploits et vos succès dans les Pyrénées et sur un terrain qui passe pour être encore plus glissant que les montagnes. Il prétend que vous êtes devenu tout à fait courtisan.


CXII

Paris, 28 octobre 1862.



Mon cher Panizzi,

Vous avez raison dans tout ce que vous dites au sujet de M. Fould. Je crois qu'il s'aperçoit lui-même à présent qu'il a pris le plus mauvais parti. D'un autre côté, on ne lui en sait pas le moindre gré; au contraire, on se souvient et on se souviendra de l'envie qu'il a eue de planter là tout, et je ne doute pas qu'un de ces jours, précisément quand il n'y pensera plus et qu'il sera plus disposé que jamais à rester, on ne lui donne son congé. D'un autre côté, il ne faut pas se dissimuler qu'en restant, lui et les autres, ils ont empêché leurs adversaires d'en faire à leur tête. Après ce combat, il n'y a pas eu de vainqueurs. Walewski et sa clique se plaignent d'avoir été trahis au plus beau moment et d'être réduits à l'impuissance.

Le grand auteur de tout cela n'a pas fait moins fiasco que les autres. Il avait un plan et a été obligé de le remettre dans son carton. Reste à savoir si ce n'est pas une raison de plus d'en vouloir à ceux qui ont fait échouer la combinaison projetée. Eu attendant, c'est le statu quo.

Le prince de Latour d'Auvergne n'est nullement papalin, et n'a accepté qu'après avoir fait ses conditions, c'est-à-dire que rien de ses anciennes possessions ne serait rendu au saint-père; qu'il ne serait fait aucune tentative de contre-révolution, et, par contre, qu'il ne serait pas chargé de donner congé au locataire du Vatican. Voilà ce que disait le prince de Latour d'Auvergne avant de partir pour Berlin.

On croit que Garibaldi est perdu et que la seule question est de savoir s'il mourra avec sa jambe ou si on la lui coupera avant sa mort. Tout cela fait beaucoup d'honneur à ce Partridge et aux trente ou quarante médecins ou apothicaires qui se sont abattus sur le blessé comme des corbeaux sur un cadavre.

L'affaire de Grèce fait ici beaucoup de sensation, non qu'on s'intéresse beaucoup au roi Othon ou à son petit peuple, mais c'est un premier craquement dans le bâtiment oriental que lord Palmerston croit si solide. Ici, on a remarqué le langage des journaux anglais, qui tout d'abord, avant qu'on ait rien su des causes de la révolution, ont pris parti pour elle. Ils sont fidèles à la théorie fort sage de l'intérêt national, et il est évident que les îles Ioniennes à coté d'une Grèce libre sont difficiles à gouverner.

D'un autre côté, il va devenir fort embarrassant de donner un successeur à cet affreux Bavarois qu'on a mis à la porte. Les Grecs, autant que j'en puis juger par ceux que je connais ici, voudraient le duc de Leuchtenberg, c'est-à-dire le protectorat russe. On parle aussi d'un prince piémontais, mais il n'y en a pas de trop pour l'Italie. Je ne serais pas surpris si cette affaire prenait bientôt des proportions considérables.

On nous promet pour le mois prochain un procès très curieux à Poitiers. Il s'agit d'une séparation de corps. On entendra un révérend père jésuite qui donnait des consultations à la femme sur l'attitude ou les attitudes qu'elle devait prendre dans l'exercice de ses devoirs conjugaux. Il y a, m'a dit le juge instructeur, qui m'a offert une place dans la cour, un mélange très agréable de religion et de luxure dans toute l'affaire. Berryer et Jules Favre doivent plaider.

Adieu, mon cher Panizzi. Il fait ici très beau, mais froid.


CXIII

Paris, 31 octobre 1862.



Mon cher Panizzi,

Toutes vos lettres me sont arrivées à bon port. Lorsque vous m'avez parlé du dîner que vous donniez au commentateur d'Homère, je n'avais aucun moyen d'en parler à nos amis. D'ailleurs, il est évident qu'on est très peu communicatif en ce moment. Je crois vous l'avoir dit: l'affaire que l'on voulait arranger par ce remue-ménage a manqué par l'opposition que nos amis y ont apportée. César avait-il son plan? Cela est probable. Ce plan a manqué, et le résultat a été un désappointement pour tout le monde.

La grande difficulté serait de faire comprendre à vos amis de Piccadilly et de Carlton Terrace 19 qui, fort judicieusement, prennent l'intérêt pour base de leur système, que, du côté de César, le sentiment joue un rôle si grand et si extraordinaire. D'un autre côté, on juge tout aussi mal. On veut voir partout des malices et des combinaisons ténébreuses. On se croit réciproquement plus mauvais qu'on n'est en réalité. Il n'y a pas moyen de s'entendre.

Note 19: (retour) Lord Palmerston et M. Gladstone.

Quant à M. Fould, en y songeant bien, il lui était difficile de faire autrement qu'il n'a fait. Cela ne veut pas dire qu'il a eu raison; seulement, lorsqu'il avait repris sa position, il a eu tort de ne pas insister davantage pour qu'on le débarrassât des intrigants et des drôlesses qui pouvaient lui nuire. Aujourd'hui, laissant sa casserole sur le feu, il aurait eu l'air d'avoir renoncé à l'espoir de faire un bon ragoût. Puis ses collègues n'étaient pas trop pressés de le suivre. Enfin, tout le monde des gens d'affaires était prêt à lui jeter la pierre et à l'accuser personnellement de toutes les conséquences. Je crains, ainsi que vous, que bientôt il n'ait à se repentir d'avoir cédé à toutes ces considérations; mais, d'ici à quelque temps du moins, on a trop besoin de lui pour le kick out.

Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris fort à la hâte. On m'a fait perdre du temps et voici l'heure de la poste.


CXIV

Paris, 18 novembre 1862.



Mon cher Panizzi,

Je suis arrivé depuis cinq minutes, et, pendant tout le temps que j'ai passé à Compiègne, je n'ai pas eu une minute. Ce n'est pas comme à Biarritz. On est pris du matin au soir. Ajoutez à cela que j'ai eu deux rôles à apprendre en très peu de temps et des répétitions soir et matin. Tout s'est, d'ailleurs, fort bien passé.

L'impératrice s'est montrée très aimable pour le chevalier Nigra et pour un attaché nommé Alberti qui lui donnait des leçons d'italien.

On a chassé, dansé et joué la comédie. C'est M. de Morny qui avait fait les deux pièces jouées devant Leurs Majestés. La seconde était un impromptu commandé par l'empereur, qui en avait donné lui-même le sujet. Cela s'appelle la Corde sensible.

Il y avait un point assez délicat: c'était de faire des épigrammes sur les gens présents, à commencer par Leurs Majestés. Tout cela entremêlé de calembours et de lazzis de toute sorte. M. de Morny, qui était en scène avec moi, était un peu ému. Pour moi, connaissant de longue main la débonnaireté de nos hôtes, je n'avais pas la moindre inquiétude de succès.

M. de Morny a commencé par faire les honneurs de lui-même. Ensuite nous avons passé à lord Hertford qui, en entendant son nom, a eu une peur de chien. Il a été très heureux de trouver que tout se bornait à un calembour. Il a une maison de campagne du bois de Boulogne qui s'appelle Bagatelle, et je demandais à M. de Morny s'il était vrai que ce seigneur anglais si riche ne s'occupât que de bagatelles? Puis est venu le tour de l'empereur, que nous avons impitoyablement raillé sur son goût pour les antiquités romaines. Enfin est venu le tour de l'impératrice, pour sa passion de meubler et d'arranger les appartements de manière à ce qu'on ne puisse s'y remuer.

Nous avons eu un grand succès de rire et nous nous sommes assez amusés, nous autres acteurs, de la peur que nous faisions. On a voulu me retenir, mais je me suis défendu, et, à la fin de la semaine, je partirai pour Cannes, où se trouvent déjà mademoiselle Lagden et sa soeur. Vous devriez bien y venir respirer le parfum de nos fleurs.

Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis aussi fatigué de mes dix jours de cour que si je descendais de la Rune.


CXV

Cannes, 30 novembre 1862.



Mon cher Panizzi,

Lord Brougham est arrivé depuis trois jours en état de conservation assez extraordinaire pour un jeune homme de quatre-vingts ans. Le professeur Cousin est établi, depuis quinze jours, dans son ermitage, et il m'a paru rajeuni. Il est vrai qu'il va tous les dimanches à la messe, ce qui fait beaucoup de bien au corps et à l'âme.

En quittant Compiègne, j'ai été pris de douleurs d'estomac et de spasmes très douloureux. J'ai consulté la faculté. Je ne sais si l'on m'a flatté, mais le verdict de mon Esculape n'a pas été aussi mauvais que je l'aurais craint. Je croyais avoir quelque fâcheuse affaire au coeur ou dans ces parages. On m'a déclaré atteint et convaincu d'emphysème: c'est-à-dire que mes poumons fonctionnent comme les vieux soufflets. De plus, j'ai un rhumatisme des muscles intercostaux. On ne peut rien faire pour réparer les premières avaries, mais le rhumatisme peut guérir. On me dit d'aller à Aix ou dans les Pyrénées prendre des eaux sulfureuses. Enfin on me garantit encore cet hiver, ce qui me semblait fort hardi, il y a quelques jours. Je me trouve, d'ailleurs, bien du changement de climat. Il pleut depuis deux jours, et cependant il fait chaud comme en été.

Les Anglais que j'ai vus disent tous qu'on ne veut pas du trône de Grèce pour le prince Alfred. Cependant sa candidature fait des progrès. Je pense que lord Palmerston, qui croit que la Turquie est en progrès et qu'elle peut se conserver en Europe, refusera le trône brûlant, ou bien il sera obligé de changer son style et sa politique en Orient. De toute façon, j'espère que nous ne nous mêlerons en rien de cette affaire.

Je ne sais pas encore comment aura fini la discussion dans le parlement italien. Quand j'ai quitté Paris, il me semblait que Ratazzi avait l'avantage. Croyez-vous que Garibaldi, maintenant que sa balle est sortie, recommence sa chasse au pape? Des gens qui viennent de Naples disent que le pays ne va guère bien. Si vous y allez, prêchez-leur la patience et faites un beau commentaire sur ce texte: que Paris n'a pas été bâti en un jour.

Vous savez que je disais à notre hôte de Biarritz que les légitimistes montreraient le bout de l'oreille dans les prochaines élections. En effet, presque partout ils se remuent et se coalisent avec les rouges. J'espère que cela ne réussira pas, mais que cela montrera à notre hôte susdit de quel côté il doit chercher ses amis.

M. Fould est à Compiègne depuis avant-hier. Il m'a écrit par le télégraphe que Leurs Majestés voulaient avoir de mes nouvelles. Vous a-t-on écrit par le Times? Comme on fait là beaucoup de projets qu'on n'exécute pas, il se peut bien que celui-ci ait eu le sort de tant d'autres.

Adieu, mon cher Panizzi; donnez-moi de vos nouvelles ici et de celles de vos amis.


CXVI

Cannes, 6 décembre 1862.



Mon cher Panizzi,

Je suis en peine des élections. D'après ce que je vois, je crains que les prêtres ne nous taillent des croupières. Le pouvoir de ces gens-là est grand. Ils disposent de la moitié et de la plus belle du genre humain, et cette moitié mène l'autre. Dans quelques départements, les cléricaux font ménage avec les rouges, et presque partout ils exercent une influence considérable.

Ellice m'écrit qu'il passera par Cannes vers le 25 et qu'il viendra me demander à dîner. Il m'annonce des faisans. Faites en sorte qu'il ne les oublie pas, si vous le voyez avant son départ.

Adieu; je suis horriblement pressé et n'ai que le temps de vous souhaiter santé, joie et prospérité.


CXVII

Cannes, 13 décembre 1862.



Mon cher Panizzi,

Je suis sans nouvelles d'Ellice et des faisans. Je crois le bear à Bowood; mais je ne l'attends guère qu'à la fin de l'année. Je sais qu'il ne se presse pas quand il est dans de bons quartiers, et il m'a dit qu'il comptait passer quelques jours chez M. Duchâtel, qui lui fera boire du vin du cru, lequel, pour arrêter les voyageurs, est bien supérieur, à mon avis, au chant des sirènes.

Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Depuis dix heures jusqu'à la nuit, on est en plein été, et, comme il y a eu quelques jours de grande pluie, tout est vert et florissant. Je désire que vous ayez à Naples un temps pareil. Il ne peut pas être plus beau. J'ai envoyé l'autre jour à l'impératrice une patate venue en pleine terre à Cannes, qui pèse cinq kilogrammes trois cents grammes. Que dites-vous de ce sol et de ce climat? Je ne crois pas qu'on ait quelque chose de semblable à Malaga.

J'ai eu des nouvelles de la comtesse de Montijo, qui me demande comment vous vous portez. Elle est réinstallée à Madrid sans rhume. Elle m'annonce une session assez chaude. Je crois pourtant que O'Donnell conservera la position.

Je vois qu'en Italie on a fait un ministère anti-français. Cela n'est pas trop habile. Au reste, je crois assez au bon sens des Italiens, et j'espère que les nouveaux venus ne donneront pas une nouvelle représentation des fredaines garibaldiques. Cet infortuné Garibaldi écrit des lettres inconcevables. Avez-vous lu celle qu'il écrit à Nélaton? He out herods Herod.

L'empereur a eu un succès véritable, l'autre jour, à l'ouverture du boulevard du Prince-Eugène. Son discours, qui était fort adroit, a produit grand effet. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine lui savent gré d'avoir nommé, d'après un simple ouvrier, devenu par son talent un riche fabricant, un des nouveaux boulevards. Je ne sais où il se renseigne pour si bien comprendre les instincts du peuple. Je voudrais qu'il satisfît également un autre désir de la nation française en tenant un peu mieux en bride ses évêques et son clergé.

Quand vous serez à Naples, vous me direz candidement quelle est la situation. Je vous promets, si vous le désirez, de tenir vos renseignements sous le boisseau. Je reçois de ce pays des rapports si contradictoires, que je ne puis m'empêcher de croire qu'il y règne une grande diversité d'opinions, ou plutôt qu'il y a deux partis bien dessinés, très forts l'un et l'autre et difficilement réconciliables. Le mal, c'est que la plupart de nos diplomates qui ont été à Naples sont, par leurs relations sans doute, très attachés au parti bourbonien.

Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite une belle traversée. J'ai eu hier la visite du roi Louis de Bavière. C'est un bon diable, très vicieux et spirituel.


CXVIII

Cannes, 3 janvier 1863.



Mon cher Panizzi,

Ellice m'a apporté des journaux américains très curieux, qui contiennent une relation de la bataille de Fredericksburg. C'est une horrible boucherie sans le moindre résultat. Il y a de part et d'autre de très bons soldats, mais pas de généraux. Cela continuera probablement encore cette année et le destin des chats de Kilkenny est le seul augure qu'on puisse tirer pour l'avenir de ce pays.

Je suis impatient de savoir comment vous avez trouvé Naples et ce que vous pensez du présent, du passé et du futur. Mon journal me dit que Garibaldi doit aller prochainement à Naples. Croyez que ce roi des niais n'a pas encore dit son dernier mot, et qu'il y a encore des bêtises dans son sac.

Ici, depuis que la question du Mexique a pris des proportions inquiétantes, on ne se préoccupe plus tant de la question italienne. Nous la verrons cependant reparaître lors de la discussion de l'adresse. Si je suis assez bien, comme je l'espère, je compte aller à Paris pour l'ouverture des débats, c'est-à-dire vers le 20 de ce mois. Je reviendrai ensuite ici pour y passer les mauvais temps du mois de février et du commencement de mars. Décidément je veux vendre cher ma peau, et me défendre contre le froid et la vieillesse aussi longtemps que je le pourrai.

Votre ami le prince impérial a été très souffrant d'un gros rhume; il est à présent parfaitement remis.

Comment vous trouvez-vous du climat de Naples? Je pense avec envie aux macaronis que vous mangez, aux trigli di noglio et autres productions du pays qui, au palais de lady Holland, doivent être fort embellies par l'art. N'oubliez pas de m'acheter une main de corail pour me préserver de la jettature, et de garder note du prix.

Rothschild, comme vous avez pu voir, a donné à l'empereur une chasse et un déjeuner magnifiques dans son château de Ferrières. On dit que, lorsque l'empereur est reparti pour Paris, Rothschild lui a dit, avec l'accent et le français germanique que vous lui connaissez: «Sire, mes enfants et moi, nous n'oublierons jamais cette journée. Le mémoire nous en sera cher.»

J'ai vu ce matin lord Brougham, qui me semble bien vieilli et cassé. On dit qu'il écrit ses mémoires, lesquels seront longs et peut-être pas trop véridiques.

Adieu, mon cher Panizzi; santé, joie et prospérité en cette présente année comme dans les suivantes.

CXIX

Cannes, 16 janvier 1863.



Mon cher Panizzi,

Je vous ai demandé des considérations politiques sur l'Italie méridionale, mais ce n'est pas une raison pour ne pas me donner des nouvelles des fouilles de Pompéi et d'ailleurs. Si quelque mémoire très curieux à ce sujet venait à paraître, et qu'il ne vous surchargeât pas trop, pensez à le rapporter à votre féal. Je me recommande également à vous pour une petite boîte de bonbons à la cannelle.

Adieu, mon cher ami; je vous envie la vue du Vésuve et le dîner que vous venez de faire. Ellice est à Nice, guéri, fort comme un lion. Il viendra faire mon oraison funèbre.


CXXI

Cannes, 3 février 1863.



Mon cher Panizzi,

Mille remerciements pour le rapport de M. Settembrini sur les moulages de Pompéi. C'est un peu poétique et pas assez précis; mais le renseignement que vous m'avez donné sur la façon dont les Romains se rasaient, vaut toute la description du journal.

Je ne puis vous parler politique à une si grande distance des lumières. Je n'admets pas ce que vous me dites de l'influence exercée sur l'Italie par l'occupation de Rome, quelque opposé que je sois, comme vous savez, à la chose. Le brigandage est facile dans un pays où il y a de mauvaises routes, où les centres de population sont très éloignés, où enfin il y a des lois qui empêchent de procéder comme faisait le général Manès, qui, en un an, avait fusillé tant de coquins et tant de soi-disant coquins, qu'il n'est plus resté que des gens aussi vertueux qu'on en voit dans les romans. Sous cette administration philanthropique, on pouvait se promener avec de l'or plein ses poches de Naples à Tarente. On effrayait les pauvres diables qui craignaient d'être fusillés, si on venait à perdre cet or.

Ce système appartient au premier empire et à celui de Nicolas, et n'est plus applicable maintenant. Mais voici ce que j'ai vu faire par une bonne administration. Aucun pays n'est plus convenable aux brigands que l'Espagne. Il y en avait eu sous tous les régimes. Le duc de la Ahumada a été chargé d'organiser la gendarmerie. Il a si bien fait, qu'au bout d'un an il n'y a plus eu un brigand en Espagne. Le gendarme espagnol est aussi actif, aussi solide, et plus désintéressé, que le policeman de Londres, qui reçoit une couronne avec reconnaissance. Le gendarme espagnol serait chassé du corps s'il acceptait une rémunération, et j'en ai vu qui refusaient des cigares de votre serviteur. Vous n'aurez plus de brigands dans le sud de l'Italie, lorsque vous aurez une bonne administration. Pour cela, il ne faudrait pas changer trop souvent de ministres.

On est très inquiet du Mexique, et chaque jour fait regretter davantage cette expédition. Il se fait tant de bêtises en Allemagne, que quelqu'un qui aurait les millions et les milliers de soldats du Mexique, pourrait joliment pêcher en eau trouble.

Je ne comprends pas et je déplore la campagne de lord Russell en faveur des Polonais, campagne dans laquelle il veut nous entraîner, et nous a probablement entraînés. Je tiens pour vrai un proverbe russe qui dit que le bon Dieu a pris ce que vous savez d'un ciron mâle pour faire la cervelle de tous les Polonais.

Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.


CXXII

Cannes, 5 février 1863.



Mon cher Panizzi,

J'ai reçu votre lettre et je suis bien fâché de vous savoir toujours souffrant de rhumatismes. Si le beau climat de Naples n'y peut rien, vous devriez essayer de la gymnastique. Payez un homme pour lui donner des coups de poing, cela vous dégourdira les bras, et, au bout d'une semaine, vous verrez qu'il vous demandera un supplément. J'avais une douleur dans l'épaule gauche qui a disparu au moyen de l'archery.

Vous aurez appris la mort de lord Lansdowne. C'est le dernier des grands seigneurs que j'ai connus. Il n'y a pas eu d'homme plus heureux au monde, du moins en apparence, si la considération générale fait quelque chose au bonheur. Lord Brougham ici en est très affecté. C'est d'ailleurs un avertissement, et je crois qu'il était l'aîné de lord Lansdowne.

Ellice est-il ou n'est-il pas lord Glengurry? On dit non à présent. Je lui ai écrit il y a quelques jours, au Right honorable tout bonnement, et je n'ai pas de réponse. Je sais qu'il a refusé d'être lord de je ne sais quoi, il y a quelques années. Au reste, comme disait M. Royer-Collard à M. Pasquier lorsqu'il fut fait duc, «cela ne le diminue pas».

Que dites-vous de cette énorme brioche de notre ami Odo Russell, doublée de celle de son oncle? Représentez-vous les rires homériques du sacré collège. A quoi sert-il d'avoir de l'esprit? N'avez-vous pas remarqué que les Anglais, et les gens du Nord en général, ne comprennent pas du tout la plaisanterie des gens du Midi? Le frère de Meyerbeer, qui était Prussien et poète, se figurait toujours que je me moquais de lui, et, si je lui offrais des épinards à dîner, il me disait: «Épargnez-moi.» Cette offre faite au pape par lord Russell, et sa note sur les affaires de Schleswig sont de lourdes charges pour un ministre des affaires étrangères, et je crois que lord Derby les lui fera cruellement expier.

J'ai laissé voter l'adresse, nemine contradicente. M. Billaut s'en est tiré assez bien. Tout le monde attend quelque chose. Je suis intimement convaincu qu'il n'arrivera rien. Les réformes du pape sont une facétie à laquelle personne ne croit; mais les mesures qu'il prendra auront pour effet de montrer la corde, comme on dit. Il est impossible qu'il puisse entretenir son état-major sans l'employer à mal faire, et il n'y a point de pape sans état-major. Ergo! Tout cela est pour l'année prochaine. La grande affaire est que, d'ici là, les affaires en Italie aillent tranquillement et que Garibaldi ne fasse pas des siennes.

Les orléanistes, les rouges et les carlistes se donnent beaucoup de mouvement pour les prochaines élections, et presque partout les trois partis se coalisent. Cela ne fait honneur à aucun d'eux. Je crains un peu le résultat. Notre ami le docteur Maure est candidat ici, agréé par le gouvernement, grâce à M. Fould et à votre serviteur; mais tous les calotins sont déchaînés contre lui et inventent chaque jour quelque petite noirceur.

Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous entendu parler de la saisie d'un livre du duc d'Aumale sur la maison de Condé? Je n'y comprends rien et cela m'afflige.


CXXIII

Cannes, 11 février 1863.



Mon cher Panizzi,

Le docteur Maure m'a conseillé de rester ici m'assurant que, si j'allais me fourrer en cet état dans les boues et les brouillards de Paris, je deviendrais sérieusement malade. J'ai donc pris mon parti très facilement et d'autant plus qu'on m'écrivait que la discussion de l'adresse ne donnerait lieu à aucun incident. En effet, tout a été bâclé sans conteste. Le prince Napoléon a, je crois, mal fait de voter contre. Il eût mieux valu ne pas voter du tout; mais il ne sait pas résister au plaisir de faire une malice. Il est toujours prêt a faire des sottises et il ne manque pas de gens qui les lui conseillent. Son discours, lors de la distribution des récompenses aux industriels, avait été habile, il aurait dû en rester là.

Je reçois ce matin une lettre d'un de mes amis qui revient de Sicile. Il dit le pays très agité et très mal disposé. Les routes sont peu sûres, mais plutôt par suite de l'insuffisance des moyens de répression contre les voleurs que par excitation politique.

Lord Russell ne se tire pas trop mal de la bévue de son neveu, qui a pris pour argent comptant une plaisanterie du pape.

Les prêtres font tous les jours des progrès. Je pense aller à Paris vers le 20 pour une dizaine de jours. Cousin est toujours ici se portant à merveille. Je vais voir Ellice demain. Il n'est pas et ne veut pas être lord Glengurry. Il dit qu'il veut vivre et mourir comme il a vécu, a citizen of the world.

Adieu, mon cher Panizzi; tâchez de secouer vos rhumatismes et de faire provision de santé pour les rigueurs du printemps.


CXXIV

Paris, 21 mars 1863.



Mon cher Panizzi,

Merci de votre lettre. Il me semble que vous voyez les choses en noir. Du désordre me paraît probable à Naples, mais je ne crois pas à une révolution, ni même à des mouvements sérieux. Le grand malheur de l'Italie, si je suis bien informé, est que, depuis longtemps, les gens honnêtes et éclairés ont été ou se sont tenus tout à fait écartés des affaires. Il en résulte qu'on ne trouve personne pour les faire. Prendre des Piémontais est le moyen d'exciter la jalousie des autres Italiens, et donner des administrateurs du pays à chaque province est le moyen que rien ne marche et qu'on fasse des bêtises. Il faut du temps et de la patience.

Je viens d'assister aux dernières séances du Sénat, séances assez orageuses, grâce au prince Napoléon. Rien de plus éloquent, de plus incisif et de plus spirituel que son discours, mais en même temps rien de moins politique et de moins princier. Il a une absence de tact incroyable dans un homme d'esprit. Le résultat a été de faire perdre aux Polonais une quarantaine de voix. Je ne sais pas, à la vérité, si son but, en prenant la parole, était d'être utile aux Polonais. C'est un homme blasé qui cherche à s'amuser. Il pense à l'effet qu'il produira, et tout est dit. De ses clients, il s'en soucie fort peu. Tant il y a que nous avons blackboulé la pétition des catholiques et des académiciens.

La question polonaise d'ailleurs fait grand bruit, du moins à Paris, car en province personne ne s'en occupe. Selon l'usage, cette question a rejeté toutes les autres sur le dernier plan. On ne pense plus ni à l'Amérique ni à l'Italie. Tous les journaux sont pourvus de nouvelles venant de Posen ou de Cracovie, toutes d'origine polonaise et qui sont, en général, des mensonges. Cependant il est certain qu'il y a un mouvement national très énergique. Quant au nombre des insurgés, il n'est pas considérable, et ils se tiennent sur les frontières de Galicie, à la lisière des forêts, afin de se ménager une retraite. Ce qui est assez étrange, c'est qu'à Cracovie il y a un bureau public d'enrôlement, avec drapeaux polonais et affiches majuscules, à quelques pas d'une sentinelle autrichienne. Vous savez que l'Autriche ne craint pas d'insurrection de ce côté. Les paysans galiciens sont grecs; les gentilshommes sont catholiques. L'Autriche à fait du bien aux paysans, et, en 1846, lorsque les gentilshommes ont voulu remuer, elle a lâché sur eux les paysans, qui les ont massacrés. C'est toujours le magnifique exemple d'ingratitude que le prince Félix Schwartzenberg annonçait après la campagne de Hongrie.

Vous aurez vu que, après un long entretien avec l'empereur, M. de Metternich est parti pour Vienne, d'où il revient la semaine prochaine. Personne ne sait de quelles propositions il est porteur, et, par conséquent, chacun donne ses suppositions comme les tenant de bonne source. Apprenez que l'Autriche va nous céder la Vénétie, qu'elle envoie quatre cent mille hommes en Pologne, pendant que nous donnerons une raclée aux Prussiens; nous prendrons les provinces rhénanes et nous donnerons à l'Autriche la Silésie, la Serbie, je ne sais quoi encore. Nous ferons un royaume de Pologne et on le jouera aux dés. Voilà ce qui se dit de plus sensé pour le moment. La seule chose qui me semble probable, c'est un rapprochement entre l'Autriche et nous. Ce que cela peut amener, je n'en sais absolument rien.

On est mécontent ici de ce que fait, ou plutôt ne fait pas, le général Forey au Mexique. On annonce ce soir que le paquebot qui apporte les nouvelles était en vue ce matin; ainsi on aura des lettres demain.

J'ai dîné mardi avec nos hôtes de Biarritz, tous les deux en parfaite santé. Votre jeune ami, qui vient d'avoir sept ans le 16 de ce mois, a passé sa première revue et a manoeuvré très bien avec les enfants de troupe. On a demandé pour lui le grade de sergent, mais on a répondu qu'il n'avait pas encore le temps de service exigé par les règlements. Il n'a plus de kilt, mais des knicker-bockers qui lui vont à merveille. Il est toujours très gentil et commence à bien étudier.

Adieu, portez-vous bien. N'oubliez pas de m'apporter une corne contre la jettatura.


CXXV

Paris, 5 mai 1863.



Mon cher Panizzi,

Je suis allé hier aux Tuileries. L'impératrice m'a demandé de vos nouvelles et pourquoi, passant par Paris, vous n'aviez pas déjeuné avec elle? Nigra et les attachés de la légation italienne paraissent en grande faveur, faveur toute personnelle, bien entendu. Hier, ou plutôt aujourd'hui, l'impératrice a retenu autour d'elle huit ou dix personnes, dont Nigra et deux attachés. On ne nous a lâchés qu'à deux heures un quart.

On reçoit à l'instant la nouvelle que Puebla a capitulé après deux combats dans lesquels les Mexicains ont été complètement battus.

Rien de nouveau de la Pologne, si ce n'est la publication dans le Moniteur de deux réponses russes. Celle qui nous concerne est très douce. Il me semble que, si j'étais à la place d'Alexandre, je répondrais d'une autre encre.

Les élections, je le crains, se feront à la diable.

Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffreteux, respirant mal et de mauvaise humeur.


CXXVI

Paris, 11 mai 1863.



Mon cher Panizzi,

Vous ai-je conté l'histoire du général X... et de sa femme, qui est une puritaine renforcée? Elle a fait arranger son hôtel à ***, où il commande une division. Dans toutes les pièces, elle a fait mettre des inscriptions tirées des Écritures; et, dans la chambre à coucher, il n'y en a qu'une, notez-le bien, à la manière anglaise; on lit en lettres d'or: «Faites le bien tous les jours.»--Il a un peu perdu la tête de vanagloria, comme disent les Espagnols. Il donne lui-même le bras à la générale comme l'empereur à l'impératrice, ce qui semble un peu drôle. Il disait à madame de Z..., la fille du général qui commandait à *** avant lui: «Comment votre père pouvait-il habiter une baraque comme celle qu'il occupait? Moi, je n'oserais pas loger ainsi mon aide de camp.--Oh! général, mon père était un vieux soldat, et il était trop grand seigneur pour faire attention à ces choses-là.»

L'impératrice est très enrhumée pour être allée à Fontainebleau essayer une gondole vénitienne sur le lac. Je ne m'explique pas trop comment elle peut entrer sous la felce avec la crinoline, ni comment on manoeuvre la gondole, si l'on n'a pas apporté en même temps des gondoliers vénitiens.

Je vous ai raconté l'année passée une aventure fort étrange avec une dame inconnue dont j'ai fait cependant la connaissance. Cela m'en a attiré une autre dix fois plus extraordinaire et qui me donne une idée bien avantageuse de notre époque. L'espace me manque pour vous conter la chose et, d'ailleurs, ma moralité en souffrirait trop. Le fond de la question est que les jeunes gens n'aiment plus que les lorettes, de sorte que les femmes honnêtes sont obligées de recourir aux vieillards. C'est une personne fort bien d'esprit et de corps, folle, à ce que je crois.

Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.


CXXVII

Paris, 21 mai 1863.



Mon cher Panizzi,

J'ai revu mon incognita, toujours fort brûlante, et je ne sais plus qu'en penser. Je lui ai promis de ne pas chercher à savoir qui elle est, et, dans le fond, cela m'importe fort peu. Les conjectures que j'avais faites se sont trouvées tout à fait mal fondées, en sorte que je n'y comprends plus rien du tout. Elle a de l'esprit, elle est très gaie et folle. Elle m'a dit qu'elle est Italienne, et, en effet, elle parle l'italien très facilement, et, à ce qu'il me semble, sans accent. Elle en a en parlant français, mais pas l'accent italien. Comme ce siècle de fer est drôle! Je crois que, vous et moi excepté, tout le monde est fou.

Il y a ici beaucoup d'excitation pour les élections. M. de Persigny ressemble à un cocher qui tire sur les rênes et donne des coups de fouet à tort et à travers. Sa lettre sur la candidature de Thiers a fait mauvais effet parmi les gens comme il faut; mais on m'assure qu'elle en a produit un tout autre sur les épiciers, qui forment la masse des électeurs.

Notre ami du faubourg Saint-Honoré est allé travailler l'élection de son fils, et manque un terrible déjeuner chez Ragelle. Il est parti plus in spirits que lorsque vous l'avez vu. Personne ne doute qu'après les élections il n'y ait un remaniement ministériel considérable, et, jusqu'à présent, l'apparence est que la couleur politique à laquelle appartient notre ami sera renforcée. Comme la chose dépend en dernière analyse de la volonté de quelqu'un dont on ne sait jamais la pensée, tout est encore fort incertain, sinon le changement.

On s'occupe toujours beaucoup, et à mon avis trop, des affaires de Pologne. Heureusement, jusqu'à présent, et j'espère que cela continuera, on s'en occupe diplomatiquement, et de concert avec l'Angleterre et l'Autriche. Il faut que la guerre de Crimée ait blessé la Russie plus fortement qu'on ne pensait, pour qu'elle n'en ait pas encore fini avec cette révolte qui, même en tenant compte des exagérations des journaux, paraît s'étendre et s'envenimer tous les jours.

Il y a maintenant à Paris un escadron de spahis qui accompagne quelquefois le prince impérial. Au milieu de ces gens noirs avec leur costume étrange, faisant la fantasia autour de lui, il a l'air d'un de ces princes des Mille et une Nuits enlevés par des magiciens. Il a été très enrhumé dernièrement, mais va très bien à présent. On dit qu'il commence à travailler. Son précepteur est un homme intelligent, dit-on, et pas clérical. On ne lui donnera pas de gouverneur comme il semble. Je mourais de peur que ce ne fût un évêque. Il avait été question du maréchal Vaillant, qui avait ses inconvénients aussi, quoique pas de ce côté-là.

Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir du British Museum.

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