Lettres à une inconnue, Tome Deuxième: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
The Project Gutenberg eBook of Lettres à une inconnue, Tome Deuxième
Title: Lettres à une inconnue, Tome Deuxième
Author: Prosper Mérimée
Contributor: Hippolyte Taine
Release date: January 31, 2018 [eBook #56474]
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues and Marc D'Hooghe at
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LETTRES À UNE INCONNUE
par
PROSPER MÉRIMÉE
De l'Académie française
Précédés d'une étude sur Mérimée
par
H. Taine
Tome Deuxième
PARIS
Michel Lévy Frères, Éditeurs
3, Rue Auber, 3, Place de L'Opéra
Librarie Nouvelle
Boulevard des Italiens, 15, Au coin de la Rue de Grammont
1874
CLXXV
Paris, 8 septembre 1857.
Pendant que vous vous livrez à l'enthousiasme, je tousse et je suis très-malade d'un rhume affreux. J'espère que cela vous touchera. Je ne comprends pas que vous restiez trois jours à Lucerne, à moins que vous n'employiez votre temps à courir sur le lac. Mais il est inutile de vous donner des conseils qui arriveront trop tard. Le seul que je vous envoie et dont vous profiterez, j'espère, c'est de ne pas oublier vos amis de France dans le beau pays que vous visitez. Il n'y a absolument personne à Paris, mais cette solitude ne me déplaît pas. Je passe mes soirées sans trop m'ennuyer, à ne rien faire. Si je n'étais réellement très-souffrant, je me plairais beaucoup à ce calme et je voudrais qu'il durât toute l'année. Vos étonnements en voyage doivent être très-amusants, et je regrette bien de n'en être pas témoin. Si vous aviez arrangé vos affaires avec un peu de tactique, nous aurions pu nous rencontrer en route et faire une excursion ou deux, voir des chamois ou tout au moins des écureuils noirs. Si je n'étais pas si malade qu'il m'est impossible de mettre deux idées l'une devant l'autre, je profiterais de votre absence pour travailler. J'ai une promesse à remplir avec la Revue des Deux Mondes, et une Vie de Brantôme à faire, où j'ai une grande quantité de choses téméraires à dire. Je m'amuse à en retourner les phrases dans ma tête; mais le courage me manque lorsqu'il s'agit de quitter mon fauteuil pour aller les écrire. Je suis fâché que vous n'ayez pas emporté un volume de Beyle sur l'Italie, qui vous aurait amusée en route et appris quelque chose sur la société. Il aimait particulièrement Milan, parce qu'il y avait été amoureux. Je n'y suis jamais allé, mais je n'ai jamais pu aimer les Milanais que j'ai rencontrés, qui m'ont toujours fait l'effet de Français de province. Si vous trouviez à Venise un vieux livre latin quel qu'il soit de l'imprimerie des Aide, grand de marge, qui ne coûte pas trop cher, achetez-le-moi. Vous le reconnaîtrez aux caractères italiques et à la marque, qui est une licorne avec un dauphin qui s'y tortille. Je pense que vous ne m'écrirez guère ayant si nombreuse compagnie avec vous. Cependant, vous devriez de temps en temps me charmer de vos nouvelles et me faire prendre patience: vous savez que je ne possède pas votre vertu. Adieu; amusez-vous bien, voyez le plus de belles choses que vous pourrez, mais ne vous mettez pas en tête le désir de tout voir. Il faut se dire: «Je reviendrai.» Il vous en restera toujours assez dans la mémoire pour vous occuper. Je voudrais bien aller en gondole avec vous. Adieu encore; surtout soignez-vous et ne vous fatiguez pas.
CLXXVI
Aix, 6 janvier 1858.
Vous croyez qu'on trouve des troncs d'arbre comme cela en bracelets, et que les orfèvres comprennent vos comparaisons! J'ai fait acquisition de quelque chose qui ressemble à un tas de champignons, mais le prix m'a un peu déconcerté. Avez-vous marchandé à Gênes? J'en doute; autrement, vous auriez acheté. Mais m'importe. Vous ne saviez peut-être pas non plus que les ouvrages en filigrane payent un droit de onze francs par hectogramme, ce qui fait qu'en France ils coûtent deux fois plus cher qu'à Gênes. Au reste, j'ai pris le parti de ne rien payer à la douane et de vous laisser le plaisir d'envoyer vous-même l'argent, qui sera inséré au Moniteur comme restitution à l'État. Il gèle, il neige, il fait un froid atroce. Je ne sais s'il y aura moyen de passer en Bourgogne; quoi qu'il en soit, je partirai pour Paris demain soir. J'espère que vous me ferez en personne vos félicitations pour la nouvelle année.
Adieu; je suis brisé du voyage et bien attristé du temps qu'il fait. J'ai vu à Nice toute sorte de beau monde, entre autres la duchesse de Sagan, qui est toujours jeune et a l'air aussi féroce.
CLXXVII
Paris, lundi soir, 29 janvier 1858.
Il y a un siècle que je ne vous ai vue. Il est vrai qu'il s'est passé tant de choses! Je meurs d'envie de savoir votre impression sur tout cela. Je suis un peu moins enrhumé et grippé, et j'attribue à notre dernière promenade l'honneur de ma guérison. C'est quelque chose comme la lance d'Achille.
Avez-vous lu le Docteur Antonio? C'est un roman anglais qui a eu assez de succès parmi le beau monde anglais et que j'ai lu à Cannes. C'est l'œuvre de M. Orsini. Cela lui vaudra sans doute une nouvelle édition à Londres, et vous voudrez le lire. Au fond, cela n'est pas fort.
Écrivez-moi vite, je vous en prie, car j'ai bien besoin de vous voir pour oublier toutes les horreurs de ce monde.
CLXXVIII
Londres, British Museum, mardi soir, 28 avril 1858.
Le temps passe si vite dans ce pays et les distances sont si grandes, qu'on n'a pas le temps de faire la moitié de ce qu'on veut. Je viens de promener le duc de Malakoff dans le musée, et il ne me reste que quelques minutes pour vous écrire. Vous saurez d'abord que j'ai été très-souffrant pendant deux jours, effet que produit toujours sur moi la fumée de charbon de terre. Mais, après, je me suis trouvé meilleur que neuf. Je mange beaucoup, marche beaucoup; seulement, je ne dors pas mon saoul. Je vais beaucoup dans le monde, ce qui ne m'amuse que médiocrement. La crinoline n'est pas portée ici au point où elle est parvenue chez nous, mais les yeux se gâtent si vite, que j'en suis choqué, et il me semble que toutes les femmes sont en chemise. Vous ne pouvez vous faire une idée de la beauté du British Museum un dimanche, quand il n'y a absolument personne que M. Panizzi et moi. Cela prend un caractère de recueillement merveilleux; seulement, on a peur que toutes les statues ne descendent de leurs piédestaux et ne se mettent à danser une grande polka. Je ne trouve pas ici la moindre animosité contre nous; tout le monde dit que Bernard[1] a été jugé par des épiciers, et qu'il n'est pas extraordinaire qu'un épicier ne perde pas l'occasion de faire endêver un prince. On a crié beaucoup de hourras au maréchal[2] quand il est venu ici.
Adieu, chère amie.
[1] Impliqué dans l'affaire d'Orsini. Le gouvernement français avait demandé son extradition, qui ne fut pas accordée par l'Angleterre.
[2] Le maréchal Pélissier, duc de Malakoff.
CLXXIX
Londres, British Museum, 3 mai 1858.
Je crois que je serai à Paris mercredi matin.
Je suis tombé mercredi dans un assez drôle de guêpier. On m'a invité à un dîner du Literary fund, présidé par lord Palmerston, et j'ai reçu, au moment d'y aller, l'avis de me préparer à débiter un speech, attendu qu'on associait mon nom à un toast à la littérature de l'Europe continentale. Je me suis exécuté avec le contentement que vous pouvez imaginer, et j'ai dit des bêtises en mauvais anglais, pendant un gros quart d'heure, à une assemblée de trois cents lettrés ou soi-disant tels, plus cent femmes admises à l'honneur de nous voir manger des poulets durs et de la langue coriace. Je n'ai jamais été si saoul de sottise, comme disait M. de Pourceaugnac.
Hier, j'ai reçu la visite d'une dame et de son mari qui m'apportaient des lettres autographes de l'empereur Napoléon à Joséphine. On voudrait les vendre. Elles sont fort curieuses, car il n'y est question que d'amour. Tout cela est très-authentique, avec du papier à tête et les timbres de la poste. Ce que je comprends difficilement, c'est que Joséphine ne les ait pas brûlées aussitôt après les avoir lues. . . . . . .
CLXXX
Paris, 19 mai 1858.
On nous fait mener une ennuyeuse vie au Luxembourg. J'en suis excédé. Je suis également consterné du temps qu'il fait. On me dit que cela est très-profitable pour les pois. Je vous félicite donc, mais je trouve qu'il ne devrait pleuvoir que sur les propriétaires. Je vous ai fort accusée de m'avoir pris un livre (c'est ma seule propriété) que j'ai cherché comme une aiguille, et que j'ai enfin découvert ce matin dans un coin, où je l'avais fourré moi-même pour le mettre en sûreté. Mais cela m'a fait faire plus de mauvais sang que le livre ne valait. Je suis toujours malade depuis mon retour, c'est-à-dire que je n'ai ni faim ni sommeil. Avant que vous partiez pour si longtemps, il me faut absolument un second portrait. Quant à cela, il ne s'agit que d'une demi-heure de patience, s'il est besoin de patience quand on sait qu'on fait du plaisir aux gens. Je suis du voyage de Fontainebleau et ne reviendrai que le 29.—Je voudrais que nous pussions causer longuement avant ce départ. Il me semble qu'il y a un siècle que cela ne nous est arrivé.
CLXXXI
Palais de Fontainebleau, 20 mai 1858.
. . . . . . .
Je suis très-contrarié et à moitié empoisonné pour avoir pris trop de laudanum. En outre, j'ai fait des vers pour Sa Majesté Néerlandaise, joué des charades et made a fool of myself. C'est pourquoi je suis absolument abruti. Que vous dirai-je de la vie que nous menons ici? Nous prîmes un cerf hier, nous dînâmes sur l'herbe; l'autre jour, nous fûmes trempés de pluie, et je m'enrhumai. Tous les jours, nous mangeons trop; je suis à moitié mort. Le destin ne m'avait pas fait pour être courtisan. Je voudrais me promener à pied dans cette belle forêt avec vous et causer de choses de féerie. J'ai tellement mal à la tête, que je n'y vois goutte. Je vais dormir un peu, en attendant l'heure fatale où il faudra se mettre sous les armes, c'est-à-dire entrer dans un pantalon collant. . . . . .
. . . . . . .
CLXXXII
Paris, 14 juin 1858, au soir.
Je viens de trouver votre lettre en revenant de la campagne, de chez mon cousin, où je suis allé lui faire mes adieux. Je suis plus triste de vous savoir si loin que je ne l'étais en vous quittant. La vue des arbres et des champs m'a fait penser à nos promenades. En outre, j'étais convaincu et j'avais le pressentiment que vous ne partiriez pas sitôt et que je vous reverrais encore une fois. Le timbre de votre lettre m'a extrêmement contrarié. Je le suis un peu encore de votre ridicule pruderie et de tout ce que vous me dites de ce livre. Ce livre a le malheur d'être mal écrit, c'est-à-dire d'une manière emphatique que Sainte-Beuve loue comme poétique, tant les goûts sont divers. Il y a des observations justes et ce n'est pas trivial. Lorsqu'on a du goût comme vous on ne s'écrie pas que c'est affreux, que c'est immoral; on trouve que ce qu'il y a de bon dans le volume est très-bon. Ne jugez jamais les choses avec vos préventions. Tous les jours, vous devenez plus prude et plus conforme au siècle. Je vous passe la crinoline, mais je ne vous passe pas la pruderie. Il faut savoir chercher le bien où il est. Un autre chagrin que j'ai, c'est de n'avoir pas votre second portrait. C'est votre faute, et je vous l'ai souvent demandé. Vous prétendez qu'il n'est pas ressemblant, et moi, je prétends qu'il a cette expression de physionomie que je n'ai vue qu'à vous et que je revois souvent in the mind's eye. Je n'ai pas de jour fixé pour mon départ, pourtant je tâcherai d'être vers le 20 à Lucerne, ce pourquoi je partirai le 19. C'est vous dire que j'aurai besoin d'avoir de vos nouvelles avant le 19. Ici, il fait une chaleur horrible qui m'empêche absolument de dormir et de manger.
Adieu. Avant de partir, je vous dirai où il faudra que vous m'écriviez. Je ne suis pas d'humeur à vous dire des tendresses. Je suis assez mécontent de vous, mais il faudra toujours finir par vous pardonner. Tâchez de vous bien porter et de ne pas vous enrhumer le soir au frais. Adieu encore, chère amie; c'est un mot qui m'attriste toujours.
CLXXXIII
Interlaken, 3 juillet 1858.
Je sors des neiges éternelles et je trouve votre lettre en arrivant ici. Vous ne me donnez pas votre adresse à G..., et cependant il me semble que c'est là que je dois vous écrire. J'espère que vous aurez l'esprit d'aller à la poste ou que la poste aura celui de vous l'apporter. Notre voyage a été jusqu'ici assez favorisé par le temps. Nous n'avons eu de la pluie qu'au Grimsel, ce qui nous a obligés de passer deux nuits dans ce magnifique entonnoir. Le passage a eu ses difficultés. Il y avait beaucoup de neige, et de la nouvelle. Je suis tombé dans un trou avec mon cheval; mais nous nous en sommes retirés sans autre inconvénient que d'avoir trop frais pendant une heure ou deux. Une dame yankee, que nous avons rencontrée a fait au même endroit une culbute très-pittoresque. Je suis brûlé et je pèle depuis le front jusqu'au cou. J'ai visité le glacier du Rhône, ce que je ne vous engage pas à faire; mais c'est jusqu'à présent ce que j'ai vu de plus beau. J'en ai un dessin assez exact que je vous montrerai. J'espère vous rencontrer à Vienne en octobre. C'est un très-jolie ville, avec des antiquités romaines que j'aurai du plaisir à vous démontrer et à revoir avec vous. Donnez-moi vos commissions pour Venise. Je ne sais pas trop par quel chemin j'irai à Innspruck, si par le lac de Constance ou bien par Lindau et peut-être Munich. Mais certainement je passerai par Innspruck, car je vais à Venise par Trente et non par le vulgaire Splugen. Ainsi, écrivez-moi à Innspruck sans trop lambiner. . . . . . . .
CLXXXIV
Innspruck, 25 juillet 1858.
Je suis arrivé hier soir ici, où j'ai trouvé une lettre de vous de date ancienne. . . . . . . . .
Mon itinéraire a beaucoup changé. Après avoir parcouru très-complètement l'Oberland, je suis allé à Zurich. Là, l'envie de voir Salzbourg m'a pris, et j'ai traversé le lac de Constance pour gagner Lindau, d'où Munich, où je me suis arrêté quelques jours à voir les musées. Salzbourg m'a paru mériter sa réputation, c'est-à-dire la réputation qu'on lui fait en Allemagne. Pour la plupart des touristes, c'est heureusement une terre inconnue. Il y a auprès une montagne nommée le Gagsberg, placée à peu près dans les mêmes conditions que le Righi, d'où l'on a également la vue d'un panorama de lacs et de montagnes. Les lacs sont misérables, il est vrai, mais les montagnes beaucoup plus belles que celles qui entourent le Righi. Ajoutez à cela qu'il n'y a pas d'Anglais pour vous ennuyer de leurs figures, et qu'on est dans la solitude la plus complète, ayant, ce qui est un grand point, la certitude qu'en trois heures de marche, on aura à Salzbourg un bon dîner. Hier, je suis allé dans la Zitterthal. C'est une belle vallée, fermée à l'un de ses bouts par un grand glacier. Les montagnes à droite et à gauche sont bien découpées, mais c'est toujours le même inconvénient qu'en Suisse: pas de premier plan, pas de moyen de découvrir la hauteur réelle des objets qui vous entourent. C'est dans la Zitterthal, dit-on, que sont les plus belles femmes du Tyrol. J'en ai vu beaucoup de fort jolies, en effet, mais trop bien nourries. Les jambes, qu'elles montrent jusqu'à la jarretière (ce n'est pas aussi haut que vous pourriez le croire), sont d'une grosseur ébouriffante. Pendant que je dînais à Fügen, notre hôte est entré avec sa fille, faite comme un tonneau de Bourgogne, son fils, une guitare, et deux garçons d'écurie. Tout ce monde a aidoulé d'une façon merveilleuse. Le tonneau, qui n'a que vingt-deux ans, a un contralto de cinquante mille francs. Le concert, d'ailleurs, a été gratis. Chanter, pour ces gens-là, est un plaisir qu'ils ne mettent pas sur leur carte. Demain, je pars pour Vérone par un grand détour, afin de voir le Stelvio. Il s'agit de passer en calèche à sept mille ou huit mille pieds au-dessus de la mer. Si je ne tombe pas dans quelque trou, je serai à Venise vers le 5 ou le 6 août, peut-être avant. Je ferai votre commission, qui me paraît compliquée. Je vous choisirai la plus jolie résille possible. Je vous remercie des renseignements sur les Aide. J'aurais préféré cependant que vous m'en donnassiez sur vos tournées. Adieu.
CLXXXV
Venise, 18 août 1858.
Vous couriez les monts, et vous faisiez des comparaisons inconvenantes du mont Blanc avec un pain de sucre, lorsque je m'exterminais à vous chercher des coquilles. Je n'ai jamais rien vu de plus laid que ce que je vous apporte. Il est probable que cela sera pris par les douanes que j'aurai à traverser, ou que cela sera cassé en route. Je m'en réjouis, car on n'a jamais donné une commission semblable à un homme de goût.
Venise m'a rempli d'un sentiment de tristesse dont je ne suis pas bien remis depuis près de quinze jours. L'architecture à effet, mais sans goût et sans imagination, des palais m'a pénétré d'indignation pour tous les lieux communs qu'on en dit. Les canaux ressemblent beaucoup à la Bièvre, et les gondoles à un corbillard incommode. Les tableaux de l'Académie m'ont plu, j'entends ceux des maîtres de second ordre. Il n'y a pas un Paul Véronèse qui vailleles Noces de Cana, pas un Titien qui soit à comparer avec le Denier de César, de Dresde, ou même le Couronnement d'épines, de Paris. J'ai cherché un Giorgione. Il n'y en a pas un à Venise. En revanche, la physionomie du peuple me plaît. Les rues fourmillent de filles charmantes, nu-pieds et nu-tête, qui, si elles étaient baignées et frottées, feraient des Vénus Anadyomènes. Ce qui me déplaît le plus, c'est l'odeur des rues. Ces jours-ci, on faisait frire partout des beignets et c'était insupportable. J'ai assisté à une fonction[1] assez amusante en l'honneur de l'archiduc. On lui a donné une sérénade depuis la Piazzetta jusqu'au pont de fer. Nous étions six cents gondoles à suivre le bateau colossal qui portait la musique. Toutes avaient des fanaux et beaucoup brûlaient des feux de Bengale rouges ou bleus, qui coloraient d'une teinte féerique les palais du grand canal. Le passage du Rialto est surtout très-amusant. Il faut passer en masse. Personne ne veut reculer ni céder; il en résulte que, pendant une heure un quart, tout l'espace entre le palais Loredan et le Rialto est un pont immobile. Dès qu'il y a une fente large comme la main entre deux poupes, une proue s'y met comme un coin. À chaque instant, on entend craquer les bordages et, de temps en temps, les rames cassent. Le curieux, c'est que, parmi toute cette presse, qui, en France, occasionnerait une bataille générale, il n'y a pas une injure échangée, pas même un mot de mauvaise humeur. Ce peuple est pétri de lait et de maïs. J'ai vu aujourd'hui, en pleine place Saint-Marc, un moine tomber aux genoux d'un caporal autrichien qui l'arrêtait. Il n'y avait rien de si déplorable, et en face du lion de Saint-Marc! J'attends ici Panizzi. Je vais un peu dans le monde. Je cours les bibliothèques, je passe mon temps assez doucement. J'ai vu hier les Arméniens, très-beaux gaillards, que la vue d'un sénateur a changés en Arméniens de Constantinople: ils m'ont donné un poème épique d'un de leurs Pères. Adieu; je serai à Gênes probablement le 1er septembre, et certainement à Paris en octobre, à Vienne aussitôt que j'aurai de vos nouvelles. Je me porte assez bien depuis quatre ou cinq jours. J'ai été très-souffrant pendant plus de quinze. Adieu encore.
[1] Funzione, espèce de représentation.
CLXXXVI
Gênes, 10 septembre 1858.
J'ai trouvé en arrivant ici votre lettre du 1er, dont je vous remercie. Vous ne me parlez pas d'une que je vous ai écrite de Brescia vers le 1er de ce mois. Je vous y disais que j'avais quitté Venise avec regret et que j'avais sans cesse pensé à vous.—Le lac de Côme m'a plu. Je me suis arrêté à Bellaggio. J'ai retrouvé, dans une assez jolie villa des bords du lac, madame Pasta, que je n'avais pas vue depuis qu'elle faisait les beaux jours de l'Opéra italien. Elle a augmenté singulièrement en largeur. Elle cultive ses choux, et dit quelle est aussi heureuse que lorsqu'on lui jetait des couronnes et des sonnets. Nous avons parlé musique, théâtre, et elle m'a dit, ce qui m'a frappé comme une idée juste, que, depuis Rossini, on n'avait pas fait un opéra qui eût de l'unité et dont tous les morceaux tinssent ensemble. Tout ce que font Verdi et consorts ressemble à un habit d'arlequin.
Il fait un temps magnifique, et ce soir il part un bateau pour Livourne. Je suis fort tenté d'aller passer huit jours à Florence. Je reviendrai par Gênes et probablement par la Corniche. Cependant, si je trouve des lettres pressantes, je pourrai bien prendre la route de Turin et faire en trente heures le voyage de Paris. De toute façon, je vous y attendrai le 1er octobre. Daignez ne pas l'oublier, ou vous m'obligeriez à aller vous chercher au milieu de vos grèves. Vous ne me parlez pas des épinards de Grenoble et des cinquante-trois manières de les manger, usitées en Dauphiné. Y a-t-il encore quelqu'un qui ait connu Bayle? J'ai reçu autrefois une lettre assez spirituelle, contenant des anecdotes sur son compte, d'un homme dont j'ai oublié le nom, mais qui est greffier de la cour impériale, je crois. Autrefois, il y avait encore de l'esprit en province, comme au temps du président de Brosses; maintenant, on n'y trouve pas une idée. Les chemins de fer accélèrent encore l'abrutissement. Je suis sûr que, dans vingt ans, personne ne saura plus lire. . . . . . .
CLXXXVII
Cannes, 8 octobre 1858.
Vos coquilles sont arrivées ici sans encombre. Je serai à Paris mercredi ou jeudi prochain. Quand vous voudrez vos commissions, vous viendrez les chercher. Je suis revenu de Florence par terre et me suis fort bien trouvé de cette résolution. La route à partir de la Spezzia est magnifique, autant sinon plus que la route de Gênes à Nice. J'emporte un souvenir très-doux de Florence. C'est une belle ville. Venise n'est que jolie. Quant aux ouvrages d'art, il n'y a pas de comparaison possible. Il y a à Florence deux musées sans égaux. Quand vous irez à Pise, je vous recommande l'hôtel de la Grande-Bretagne. C'est la perfection du confort. J'ai fait la folie insigne, sur la foi d'un journal de Nice, d'aller voir une caverne à stalactites découverte par un lapin. Cela se trouve dans les environs d'un lieu nommé la Colle, en France, mais à deux pas de la frontière. On m'a fait ramper sur la terre pendant une heure pour voir des cristallisations plus ou moins ridicules, des carottes ou des navets pendants de la voûte.—J'ai trouvé ici un désert complet, tous les hôtels sont vides, pas un Anglais dans les rues. Cependant, ce serait le moment d'y aller passer quelques jours. Le temps est superbe, justement assez chaud pour qu'on trouve l'ombre avec plaisir, mais le soleil n'est plus du tout dangereux. Dans deux mois, tout cela sera plein et il y aura un vent du nord des plus désagréables. Les voyageurs sont des moutons très-bêtes. Vous ai-je parlé des cailles au riz qu'on mange à Milan?... C'est ce que j'ai trouvé de plus remarquable dans cette ville. Cela vaut le voyage. Je revois ce pays-ci avec plaisir après en avoir vu tant d'autres qui passent pour magnifiques. Les montagnes de l'Estérel m'ont paru plus petites que les Alpes, mais leurs profils sont toujours les plus gracieux qu'on puisse voir. C'est assez parler de voyage.
Quelles sont vos intentions pour cet automne? Prétendez-vous vous renfermer dans vos montagnes du Dauphiné? Avec vous, on ne sait jamais à quoi s'en tenir.—You look one way and row another.—Adieu. . . . . . . .
CLXXXVIII
Paris, 21 octobre 1858.
Me voici de retour dans cette ville de Paris, où je suis assez furieux de ne pas vous rencontrer. Il commence à faire froid et triste, et il n'y a encore personne. J'ai quitté Cannes avec un temps admirable qui est allé toujours grisonnant devant moi à mesure que je m'avançais vers le Nord. Plaignez-moi: j'ai acheté un lustre à Venise qui m'est arrivé avant-hier avec trois pièces cassées. Le juif qui me l'a vendu s'est engagé à me remplacer la casse; mais quel moyen de le contraindre? Je n'ai pas encore pu m'habituer à dormir dans mon lit. Je suis étranger ici et je ne sais que faire de mon temps. Tout serait fort différent si vous étiez à Paris.
J'ai rapporté de Cannes cette bête étrange, le prigadion, dont je vous ai fait le portrait. Elle est vivante, mais je crains que vous ne la trouviez plus de ce monde. Cela vit de mouches, et les mouches commencent à manquer. J'en ai encore une douzaine que j'engraisse. Mes amis m'ont trouvé maigri. Il me semble que je suis un peu mieux de santé qu'avant mon départ. . . . . .
CLXXXIX
Paris, dimanche soir, 15 novembre 1858.
. . . . . . . . . . . .
Je vais demain matin à Compiègne jusqu'au 19. Écrivez-moi au château jusqu'au 18. Je suis assez souffrant, et la vie que je vais mener pendant la semaine prochaine ne me remettra guère. Il y a de certains corridors qu'il faut traverser décolleté et qui assurent un bon rhume à ceux qui les fréquentent. Je ne sais ce qu'il arrive à ceux qui y apportent un rhume tout pris. Excusez cet épouvantable hiatus. J'ai vu venir ce matin Sandeau dans tous les états d'un homme qui vient d'essayer pour la première fois des culottes courtes. Il m'a fait cent questions d'une naïveté telle, que cela m'a alarmé. Il y aura, en outre, quelques grands hommes d'outre-Manche qui ajouteront, sans doute, beaucoup à la gaieté folle qui va nous animer.
Adieu.
CXC
Château de Compiègne, dimanche 21 novembre 1858.
Votre lettre me désespère . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Nous restons encore un jour de plus à Compiègne. Au lieu de jeudi, c'est vendredi que nous revenons, à cause d'une comédie d'Octave Feuillet qu'on représente jeudi soir. J'espère bien que ce sera le dernier retard. Je suis, d'ailleurs, tout malade. On ne peut dormir dans ce lieu-ci. On passe le temps à geler ou à rôtir, et cela m'a donné une irritation de poitrine qui me fatigue beaucoup. D'ailleurs, impossible d'imaginer châtelain plus aimable et châtelaine plus gracieuse. La plupart des invités sont partis hier et nous sommes restés en petit comité, c'est-à-dire que nous n'étions que trente ou quarante à table. On a fait une très-longue promenade dans les bois qui m'a rappelé nos courses d'autrefois. Sans le froid, la forêt serait tout aussi belle qu'au commencement de l'automne. Les arbres ont encore leurs feuilles, mais jaunes et oranges du plus beau ton du monde. Nous rencontrions à chaque pas des daims qui traversaient notre route. Aujourd'hui arrive une cargaison nouvelle d'hôtes illustres. Tous les ministres d'abord, puis des Russes et d'autres étrangers. Redoublement de chaleur, bien entendu, dans les salons.
Adieu.
Quand je pense que j'aurais pu vous voir à Paris aujourd'hui! Je suis tenté de m'enfuir et de tout planter là. . . . . .
CXCI
Château de Compiègne, mercredi 24 novembre 1858.
Le diable s'en mêle décidément. Je suis ici jusqu'au 2 ou 3 décembre. J'ai des envies de me pendre quand je vous vois tant de résignation. C'est une vertu que je ne possède guère et j'enrage. J'avais, malgré tout, l'idée fixe d'aller passer quelques heures à Paris. Rien n'est plus facile que de manquer un déjeuner et une promenade. C'est le dîner qui est grave, et les vieux courtisans, lorsque je leur ai parlé d'aller dîner en ville chez lady ***, ont fait une mine telle, qu'il n'y faut plus penser. Nous menons ici une vie terrible pour les nerfs et le cerveau. On quitte des salons chauffés à 40 degrés pour aller dans les bois en char à bancs découvert. Il gèle ici à 7 degrés. Nous rentrons pour nous habiller et nous retrouvons une température tropicale. Je ne comprends pas comment les femmes y résistent. Je ne dors ni ne mange et je passe mes nuits à penser à Saint-Cloud ou à Versailles. . . . . . . .
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CXCII
Marseille, 29 décembre 1858.
J'ai passé mon dernier jour à Paris, au milieu d'une foule de gens qui ne m'ont pas laissé le temps de faire mes paquets et de vous écrire. J'ai remis chez vous, en allant au chemin de fer, vos deux volumes non enveloppés, histoire de la grande précipitation où j'étais. J'espère que votre concierge se sera borné à regarder les images et qu'il vous les aura donnés avec le temps. J'ai eu un froid terrible en route. À Dijon, j'ai rencontré la neige, que je n'ai quittée qu'à Lyon. Ici, il fait un peu de mistral, mais un soleil splendide. On m'écrit de Cannes que le temps est magnifique, bien que froid pour le pays, c'est-à-dire un temps de mai. J'ai indignement souffert dans le chemin de fer de Paris à Marseille, et, toute la nuit, j'ai cru que j'allais étouffer. Ce matin, je me sens beaucoup mieux. C'est un grand plaisir de revoirie soleil et de sentir sa vraie chaleur. Vous ne m'avez rien trouvé pour la Sainte-Eulalie, et je crois avoir oublié de vous rappeler cette importante affaire. Plus de mouchoirs, plus de boîtes, tout a été donné en ce genre depuis vingt ans. En cas d'extrémité, on pourrait encore revenir aux broches; mais, s'il était possible de trouver quelque chose de plus nouveau, cela vaudrait mieux. Je continue à compter sur vous pour les livres à mesdemoiselles de Lagrené. Pensez à toute la responsabilité que vous avez acceptée. Je vous ai toujours reconnue digne de ma confiance. Vos choix de livres pour les jeunes filles ont toujours été trouvés exquis. Quand je repasserai par Marseille, je ferai vos commissions, si vous en avez, en fait de burnous ou d'étoffes de Tunis. J'ai ici un juif très-voleur, mais très-bien pourvu, que j'honore de ma protection. Je viens de voir un arrivant de Cannes qui me dit que les chemins sont atroces. J'ai la chair de poule de partir ce soir et d'être au moins vingt-quatre heures en route. Si vous allez à Florence l'année prochaine, prévenez-moi. C'est mon rêve que de m'y retrouver avec vous. Je vous en ferai les honneurs.
Adieu; donnez-moi bientôt de vos nouvelles et, contez-moi tout ce qu'on dit à Paris.
CXCIII
Cannes, 7 janvier 1859.
Je suis ici installé tellement quellement. Le temps est froid mais magnifique. Depuis dix heures jusqu'à quatre, le soleil est très-chaud; mais à peine touche-t-il à la pointe des montagnes de l'Estérel, qu'il s'élève un petit vent des Alpes qui vous coupe en deux. Cependant, je me trouve beaucoup mieux qu'à Paris. Je n'ai pas eu de spasmes, et le rhume que j'avais emporté s'est guéri au grand air; seulement, je ne mange pas du tout et je dors très-médiocrement. J'ai fait l'autre jour un litre de mauvais sang en ma qualité de tempérament nerveux. J'ai dû mettre mon domestique à la porte et le faire partir sur-le-champ. Ces sortes d'individus-là s'imaginent être nécessaires et abusent de votre patience. J'ai trouvé ici un gamin de Nice qui brosse mes habits et qui est comme un chat chaussé de coquilles de noix sur la glace. Je voudrais bien découvrir un trésor comme j'en ai vu quelquefois, surtout en Angleterre: quelqu'un qui me comprît sans que j'eusse besoin de parler.
Il y a ici grande quantité d'Anglais. J'ai dîné avant-hier chez lord Brougham avec je ne sais combien de miss, fraîchement arrivées d'Écosse, à qui la vue du soleil paraissait causer une grande surprise. Si j'avais le talent de décrire les costumes, je vous amuserais avec ceux de ces dames. Vous n'avez jamais rien vu de pareil depuis l'invention de la crinoline.
Je lis ici les Mémoires de Catherine II, que je vous prêterai à mon retour. C'est très-singulier comme peinture de mœurs. Cela et les Mémoires de la margrave de Baireuth donnent une étrange idée des gens du XVIIIe siècle et surtout des cours de ce temps-là. Catherine II, lorsqu'elle était mariée au grand-duc qui fut depuis Pierre III, avait une quantité de diamants et de belles robes de brocart, et, pour se loger, une chambre servant de passage à celle de ses femmes, qui, au nombre de dix-sept, couchaient dans une seule autre chambre à côté de la reine. Il n'y a pas aujourd'hui une femme d'épicier qui ne vive plus confortablement que ne faisaient les impératrices d'il y a cent ans. Malheureusement, les Mémoires de Catherine s'arrêtent au plus beau moment, avant la mort d'Élisabeth. Cependant, elle en dit assez pour donner les plus fortes raisons de croire que Paul Ier était le fils d'un prince Soltikof. Ce qu'il y a de curieux, c'est que le manuscrit où elle conte toutes ces belles choses était adressé par elle à son fils, le même Paul Ier. J'ai appris que vous aviez fidèlement exécuté ma commission de livres. J'en ai même reçu des compliments d'Olga, qui paraît enchantée de son lot. Il y a un livre où il est question de Gems of poetry (?) qui a produit grand effet. Je vous transmets ces éloges. Je voudrais bien que votre fertile imagination ne s'arrêtât pas sur ce succès et qu'elle me trouvât quelque chose pour ma cousine Sainte-Eulalie.
Adieu, chère amie; je voudrais vous envoyer un peu de mon soleil. Soignez-vous bien et pensez à moi. Le prigadion se porte à merveille. Il s'est remis à manger, après son jeûne de six semaines. Il a dévoré trois mouches le jour de son arrivée à Cannes. À présent, il est devenu si difficile, qu'il ne leur mange plus que la tête. Adieu encore. . . . . . . .
CXCIV
Cannes, 22 janvier 1859, au soir.
Merveilleux clair de lune, pas un nuage, la mer unie comme une glace, point de vent. Il a fait chaud comme en juin, de dix heures à cinq. Plus je vais, plus je suis convaincu que c'est la lumière qui me fait du bien, plus que la chaleur et le mouvement. Nous avons eu un jour de pluie et le lendemain un ciel sombre et menaçant. J'ai eu des spasmes horribles. Aussitôt que le soleil est revenu, j'étais Richard Again.—Comment vous portez-vous, chère amie? Les dîners des Rois et ceux du Carnaval vous engraissent-ils beaucoup? Pour moi, je ne mange pas du tout. J'ai cependant un de mes amis qui est venu de Paris tout exprès pour me voir et qui trouve mes vivres très-bons. Nous n'avons que des poissons fort extraordinaires de mine, du mouton et des bécasses. Croyez que Cannes se civilise beaucoup; trop même. On travaille activement à détruire une de mes plus jolies promenades, les rochers près de la Napoule, pour y faire passer le chemin de fer. Quand il sera établi, nous pourrons en profiter comme de celui de Bellevue; mais Cannes deviendra la proie des Marseillais et tout son pittoresque sera perdu. Connaissez-vous une bête qu'on nomme bernard-l'ermite? C'est un très-petit homard, gros comme une sauterelle, qui a une queue sans écailles. Il prend la coquille qui convient à sa queue, l'y fourre et se promène ainsi au bord de la mer. Hier, j'en ai trouvé un dont j'ai cassé la coquille très-proprement sans écraser l'animal, puis je l'ai mis dans un plat d'eau de mer. Il y faisait la plus piteuse mine. Un moment après, j'ai mis une coquille vide dans le plat. La petite bête s'en est approchée, a tourné autour, puis a levé une patte en l'air, évidemment pour mesurer la hauteur de la coquille. Après avoir médité une demi-minute, il a mis une de ses pinces dans la coquille pour s'assurer qu'elle était bien vide. Alors, il l'a saisie avec ses deux pattes de devant et a fait en l'air une culbute de façon que la coquille reçût sa queue... Elle y est entrée. Aussitôt il s'est promené dans le plat, de l'air assuré d'un homme qui sort d'un magasin de confection avec un habit neuf. J'ai rarement vu des animaux faire un raisonnement aussi évident que celui-ci.—Vous comprenez bien que je me livre tout entier à l'étude de la nature. Outre l'observation des bêtes (j'aurai aussi l'histoire d'une chèvre à vous raconter), je fais des paysages tous plus beaux les uns que les autres. Malheureusement, il y a ici un collègue qui m'a escamoté mes deux meilleurs ouvrages. Mon ami, qui est peintre plus véritable que moi, est dans une perpétuelle admiration de ce pays-ci. Nous passons nos journées à faire des croquis. Nous rentrons à la nuit, éreintés, et je n'ai pas le courage d'écrire. Cependant, j'ai fait un article sur le Dictionnaire du mobilier de Viollet-le-Duc, que je vais envoyer avec cette lettre. Je voudrais que vous le lussiez. Il est très-court, mais il y a, je crois, une idée ou deux. Vous ai-je dit que mon ami Augier veut faire un grand mélodrame avec le Faux Démétrius et que je dois y travailler aussi? Enfin, j'ai promis à la Revue des Deux Mondes un article sur le Philippe II de Prescott. Adieu.
CXCV
Cannes, 5 février 1859.
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Il a fait ici mauvais temps pendant deux jours, ce qui m'a rendu horriblement malade. Je me suis fait une théorie médicale à mon usage, qui en vaut une autre: c'est qu'il me faut de la lumière. Dès que le temps est brouillé, je souffre; lorsqu'il pleut, je suis tout patraque. Enfin, le soleil est revenu et je suis sur pieds. C'est pendant le mauvais temps que la nouvelle altesse impériale[1] a passé la mer. Elle était chez nous (la mer) bruyante en diable et ressemblait à l'Océan. Je pensais à ce que devait souffrir cette pauvre princesse, mariée de la veille, et embarquée pour la première fois, ayant la perspective d'un discours de maire en écharpe à son débarquement. Ne trouvez-vous pas qu'il vaut mieux être bourgeois à Paris? Je voudrais l'être à Cannes. Ma maison est en avant de l'hôtel de la Poste. Mes fenêtres donnent sur la mer et je vois les îles de mon lit. Cela est délicieux. J'ai une trentaine de croquis plus ou moins mauvais, mais qui m'ont amusé à faire. Vous en aurez plusieurs à votre choix, si vous choisissez bien, sinon au mien. Les amandiers sont en fleurs dans tous les environs; mais l'hiver a été si rigoureux et l'été si sec, que les jasmins sont presque tous brûlés. Si vous voulez de la cassie, vous n'avez qu'à parler. J'ai corrigé hier l'épreuve de la tartine dont je vous ai parlé. Quant à Démétrius, je n'y pense pas du tout, et il fallait votre lettre pour me rappeler que j'y avais pensé. Un collègue est très-utile en ce qu'il sait d'abord les ficelles du métier, et, en outre, qu'il peut parler avec les acteurs et autres gens de mauvaise compagnie que ma sublimité ne peut pas voir. J'ai reçu ce matin une lettre d'un M. Bayle, de Grasse, qui est mon admirateur, qui a vingt-deux ans, et qui me demande la permission de me lire plusieurs ouvrages de sa composition. Comprenez-vous une tuile pareille quand on se croit à l'abri de toute littérature? J'ai eu un autre malheur. Mon prigadion est mort subitement pendant le mauvais temps qu'il a fait. Je songe à lui élever un monument sur le rocher où je l'ai trouvé. Je poursuis mes expériences sur les bernard-l'ermite. Je vous assure que l'étude de l'instinct chez les bêtes est très-amusante. J'ai encore un chien qui est à mon domestique provisoire et qui s'est attaché à moi. Il entend tout ce qu'on dit, même en français, et il a pris son maître en mépris depuis qu'il le voit me servir. Je voudrais que vous lussiez César d'Ampère, qui vient de paraître. Il se pourrait que je fusse obligé d'en parler, et, comme on le dit en alexandrins, cela m'effraye. J'aimerais à prendre votre opinion toute faite, je n'ai jamais pu mordre aux vers. Je commence à compter les jours. Le mois ne se passera pas, j'espère, sans que je vous revoie. Je soupçonne que vous ne regrettez pas à Paris l'air des montagnes ni les gigots de chamois. Quant à moi, je vis de l'air du temps. Je ne dors pas non plus, mais j'ai les jambes bonnes, je grimpe sans trop étouffer. Adieu; écrivez-moi encore une fois et dites-moi des nouvelles ou des nouveautés de Paris. Je suis si rouillé, que je lis les feuilletons des Mormons; il faut aller à Cannes pour cela.
Adieu encore.
[1] La princesse Clotilde venait d'épouser le prince Napoléon.
CXCVI
Paris, 24 mars 1859.
Étiez-vous libre aujourd'hui? J'ai la douleur d'avoir cru être pris toute la journée, ce qui m'a empêché de vous écrire et de vous demander de nous voir, et, au dernier moment, de me trouver parfaitement libre, avec l'ennui que vous pouvez imaginer. . . . . . . . . . . .
Je suis content que cette tartine sur M. Prescott vous ait plu. Je n'en suis pas trop content, parce que je n'ai dit que la moitié de ce que je voulais dire, selon l'aphorisme de Philippe II, qu'il ne faut dire que du bien des morts. L'ouvrage est au fond assez médiocre et très-peu divertissant. Il me semble que, si l'auteur eût été moins Yankee, il aurait pu faire quelque chose de mieux. . . . . . . .
CXCVII
Paris, 23 avril 1859.
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Je suis tout malade des nouvelles, bien qu'elles ne m'aient pas surpris[1]. Maintenant, tout est livré au hasard. Je suppose que votre frère est à faire ses paquets. Je lui souhaite tout le bonheur possible. Je suppose que la guerre sera assez chaude d'abord, mais pas longue. L'état financier de tout le monde ne permet pas de la faire durer. Hier, en me promenant dans les bois, où il y a une prodigieuse quantité d'oiseaux, il me semblait étrange que, par ce temps-là, on s'amusât à se battre. J'espère que les Mémoires de Catherine vous sont agréables. Cela a un parfum de couleur locale qui me plaît fort. Quelle drôle de chose qu'une grande dame de ce temps, et comme il résulte clairement de ce récit qu'il n'y avait que l'étranglement qui pût remédier à un animal comme Pierre III. On m'a donné à lire un roman de lady Georgiana Fullerton, écrit en français, pour que je note les passages qui laissent à désirer. Il n'est question que de paysans béarnais qui mangent des tartines et des œufs pochés, et qui vendent trente francs un panier de pêches. C'est comme si je voulais écrire une nouvelle chinoise. Vous devriez bien prendre cela et me faire des corrections pour ma peine de vous prêter tant de livres que vous ne m'avez jamais rendus. Je suis allé hier à l'Exposition, qui m'a semblé d'un médiocre désespérant. L'art tend à un nivellement qui est au fond la platitude. . . . . . . .
[1] La guerre d'Italie.
CXCVIII
Paris, jeudi 28 avril 1859.
J'ai reçu votre lettre hier au soir. Je suppose que vous vous arrêterez à ***. Ce serait folie d'aller plus loin. Je ne vous dirai pas tout ce que vous savez de la part que je prends à vos peines. Quand on est la sœur d'un militaire, il faut se faire aux émotions du canon. Au reste, depuis hier soir, on est plus à la paix qu'on ne l'était il y a quelques jours. Il paraît même qu'il y a des chances de l'acceptation, par l'Autriche, de l'arbitrage offert par l'Angleterre et même par nous. Cependant, il part beaucoup de troupes, et il y a déjà deux divisions à Gênes, débarquées sous une pluie de fleurs. Je crois à la guerre toutefois. Je ne crois pas qu'elle soit longue, et j'espère qu'après un premier choc toute l'Europe se mettra entre les parties belligérantes. L'Autriche, d'ailleurs, n'a pas le moyen de soutenir longtemps la lutte, faute d'argent, et bien des gens pensent que son coup de tête n'a pour but principal qu'un prétexte pour faire banqueroute. Il me semble que l'opinion ici est meilleure qu'elle ne l'était. Le peuple est très-belliqueux et très-confiant. Les soldats sont très-gais et remplis d'assurance. Les zouaves sont partis après avoir découché et disparu de leurs casernes pendant huit jours, disant qu'en temps de guerre il n'y avait plus de salle de police. Le jour du départ, pas un homme ne manquait. Il y a dans notre armée une gaieté et un entrain qui manquent absolument aux Autrichiens. Quelque peu optimiste que je sois, j'ai bonne confiance dans notre succès. Notre vieille réputation est si bien établie partout, que ceux qui se battent contre nous n'y vont pas de bon cœur. N'employez pas votre imagination à vous faire des romans tragiques. Croyez qu'il y a très-peu de balles qui portent et que la guerre que nous allons faire donnera à votre frère de très-bons moments. Ne dites pas à votre belle-sœur que les belles dames italiennes vont se jeter à la tête de nos gens. Tenez pour certain qu'ils seront choyés, qu'ils mangeront des macaroni stupendi; tandis que les Autrichiens pourront trouver quelquefois du vert-de-gris dans leur soupe. Si j'avais l'âge de votre frère, une campagne en Italie serait pour moi la plus agréable manière de voir un des spectacles toujours beaux, le réveil d'un peuple opprimé.
Adieu, chère amie; donnez-moi promptement de vos nouvelles et tenez-moi au courant de vos projets.
CXCIX
Paris, 7 mai 1859.
Je ne vous ai pas répondu tout de suite, parce que je m'attendais à recevoir de vous une nouvelle adresse. Je ne puis croire que vous soyez encore à ***; mais j'espère que cette lettre vous rattrapera quelque part, fût-ce à Turin, si vous êtes allée jusque-là. Maintenant que la guerre est déclarée, figurez-vous bien que tous les coups de canon ne portent pas, et qu'il y a beaucoup de place en haut et à côté d'un homme. Si vous avez lu Tristram Shandy, vous aurez vu que chaque balle a son billet, et, heureusement, la plupart ont le leur pour tomber à terre. Votre frère reviendra avec de la graine d'épinards, et fera la plus belle campagne qu'on ait faite depuis la Révolution et le général Bonaparte. Je regrette qu'il ne soit pas là en personne; ce serait une assez grande témérité. Pourtant, en pesant le pour et le contre, les apparences sont plutôt en notre faveur. Si, comme je le suppose, nous avons quelques succès en commençant, selon l'usage de la furia francese, il est à croire que toute l'Europe fera des efforts inouïs pour arrêter les hostilités. L'Autriche, qui est déjà à bout de ressources et prête à faire banqueroute, ne se fera peut-être pas trop tirer l'oreille, et probablement, de notre côté, il y aura de la modération. Si la guerre se prolongeait, elle deviendrait une guerre de révolution, et alors ferait le tour du globe. Mais cela me paraît beaucoup plus improbable que l'autre chance.
Si vous voulez savoir des nouvelles, on est assez surpris des noms des nouveaux ministres; on leur cherche une signification et on n'en trouve pas. Les Anglais se calment beaucoup; les Allemands beaucoup moins. Je crains bien plus les premiers que les autres. On parle toujours de l'alliance russe; je n'y crois nullement; les Russes n'ont rien à perdre dans la querelle, et, de quelque façon que cela tourne, ils trouveront toujours leur avantage. En attendant, ils s'amusent à faire des intrigues panslavistes parmi les sujets autrichiens, qui regardent l'empereur Alexandre comme leur pape. Le général Klapka est parti de Paris, il y a trois semaines, pour aller fonder une banque à Constantinople. Plusieurs autres officiers hongrois ont pris le même chemin; ce qui me semble un assez mauvais signe. Une révolution en Hongrie n'est pas impossible; mais je crois qu'il y aurait pour nous plus de mal que de bien.
Rien de nouveau de la guerre. Les Autrichiens ont l'air un peu honteux et modestes. On s'attend à ce que, avant la fin du mois, il y ait une affaire. Nos gens sont très-dispos et d'un entrain admirable. Ici, le peuple et les petits marchands sont belliqueux. La grande masse prend un vif intérêt à la crise et fait des vœux pour nos succès. Les salons, et particulièrement les orléanistes, sont parfaitement antifrançais et, de plus, archifous. Ils s'imaginent qu'ils reviendront sur l'eau et que leurs burgraves reprendront le fil de leurs discours interrompus en 1848. Pauvres gens qui ne voient pas qu'après ceci, il n'y a plus que la république, l'anarchie et le partage.
Je voudrais bien être au courant de vos projets. Il me semble que c'est à Paris que vous serez au centre des nouvelles, et, dans un temps comme celui-ci, cela est essentiel. Je crois que, pour cette raison, je n'irai pas en Espagne; je m'y mangerais les ongles jusqu'au coude en attendant les dépêches.
Si vous êtes allée jusqu'à ***, ce qui me paraîtrait peu raisonnable, je ne doute pas que vous ne reveniez bientôt. Au milieu de toutes vos tribulations, pensez-vous à une retraite de quelques jours au milieu d'une oasis?
Vous et moi, nous aurions grand besoin, ce me semble, de nous reposer quelques jours, en attendant que nous ayons à subir des émotions guerrières. Rien ne vous serait plus facile dans ce moment, si vous vouliez faire cette bonne action. Pourvu que vous m'en donniez avis un peu à l'avance, je serais prêt à vous ramener ici ou ailleurs, partout où vous voudriez; je trouverais moyen de disposer d'une semaine. Veuillez examiner la question avec impartialité et me faire connaître votre décision; je l'attends en très-grande impatience.
Adieu, chère amie; ayez bon courage. Ne vous bâtissez pas des fantômes et ayez de la confiance. Je vous embrasse bien tendrement, comme je vous aime.
CC
Paris 19 mai 1859.
Il me semble qu'à votre place je serais à Paris, car c'est là qu'arrivent toutes les nouvelles. Pour moi, je cours après toute la journée. L'emprunt a été souscrit non pour cinq cents millions, mais pour deux milliards trois cent mille francs, outre quelques villes dont on ne sait pas le chiffre. On a enrôlé depuis vingt-cinq jours cinquante-quatre mille volontaires. Tenez ces chiffres pour certains. Les Autrichiens se retirent et les paris sont ouverts sur la question de savoir s'ils livreront bataille avant de lâcher Milan, ou s'ils iront tout d'une traite se concentrer dans le triangle formé par Mantoue, Vérone et Peschiera. Nos officiers se louent beaucoup de l'accueil qu'on leur fait. L'Allemagne hurle contre nous. C'est un mouvement comme en 1813. Les uns disent que c'est de la haine de bon aloi, d'autres qu'il y a là-dessous une certaine quantité de libéralisme rouge qui prend aujourd'hui la forme teutonique. Les Russes font de grands armements, qui donnent à réfléchir à tout le monde. Il y a une grande-duchesse Catherine qui vient faire une visite à l'impératrice: dans cela, il y a du bon et du mal. La Russie est un allié terrible qui mangerait bien l'Allemagne, mais qui nous procurerait l'inimitié et peut-être l'hostilité de l'Angleterre. Nous avons si longtemps vécu d'une vie de sybarites, que nous avons désappris les émotions de nos pères. Il faudra en revenir à leur philosophie. On dansait à Paris tandis qu'on se battait en Allemagne, et cela a duré plus de vingt ans! Maintenant, les guerres ne peuvent plus durer longtemps, parce que les révolutions s'en mêlent et parce qu'elles coûtent trop d'argent. C'est pourquoi, si j'étais jeune, je me ferais soldat.—Mais laissons ce vilain sujet. Le malheur qui peut arriver ne peut être détourné, et le plus sage est d'y penser le moins possible; c'est pourquoi je désire tant me promener avec vous loin de la guerre, à ne penser qu'aux feuilles et aux fleurs qui poussent, et à d'autres choses non moins agréables. Quoi qu'il puisse arriver, n'est-ce pas le parti le plus raisonnable? Si vous avez lu Boccace, vous aurez vu qu'après tous les grands malheurs, on en vient là. Ne vaut-il pas mieux commencer? Les grandes vérités et les choses les plus raisonnables ne trouvent pas tout de suite accès dans votre tête. Je me rappellerai toujours votre étonnement lorsque je vous dis qu'il y avait des bois dans les environs de Paris.—J'ai dîné chez un Chinois qui m'a offert un pipe d'opium. J'avais des étouffements; à la troisième bouffée, j'ai été guéri. Un Russe, qui a essayé l'opium après moi, a changé complètement de physionomie en moins de dix minutes: de très-laid, il est devenu vraiment beau. Cela lui a duré un bon quart d'heure. N'est-ce pas quelque chose de singulier que ce pouvoir donné à quelques gouttes d'un suc de pavot?
Adieu; répondez-moi vite.
CCI
Paris, 28 mai 1859.
Vous avez une manière à vous d'annoncer les mauvaises nouvelles qui me fait enrager. Vous avez grand soin, peut-être pour les faire mieux passer, de dire tout ce que vous auriez fait, si! C'est comme l'histoire du cheval de Roland, qui avait toutes les qualités, mais qui était mort. S'il n'avait pas été mort, il aurait couru plus vite que le vent. Je trouve ce genre de plaisanterie très-mauvais: premièrement, parce que votre bonne volonté m'est suspecte; ensuite, parce que je suis bien assez contrarié de vous savoir si loin, sans avoir à regretter encore toutes les heures que j'aurais pu passer avec vous. Votre retour, probablement, n'est pas très-éloigné. En attendant, tenez-moi au courant de vos actions et de vos projets, car il est impossible que vous n'en fassiez pas de toutes les couleurs.
Point de nouvelles. On nous dit qu'il ne faut pas en attendre avant une douzaine de jours. L'Allemagne est toujours en grande fermentation; mais il y a apparence qu'il en résultera plus de bierre bue que de sang versé. La Prusse résiste tant qu'elle peut à la pression des Franzosenfressen. Ils disent maintenant qu'il faut reprendre non-seulement l'Alsace, mais encore les provinces allemandes de la Russie. Cette dernière facétie semble indiquer que le mouvement d'enthousiasme teutonique n'est ni réfléchi ni sérieux. M. Yvan Tourguenieff, qui vient d'arriver à Paris, de Moscou en droite ligne, dit que toute la Russie fait des vœux pour nous, et que l'armée serait charmée d'avoir affaire aux Autrichiens. Les popes prêchent que Dieu va les punir des persécutions qu'ils font aux Grecs orthodoxes de race slave, et on ouvre des souscriptions pour envoyer aux Croates des Bibles slavonnes et des tructs, pour les préserver de l'hérésie papiste. Cela ressemble un peu à une propagande politique du panslavisme.
Une grande attaque contre le ministère Derby s'organise en ce moment. Lord Palmerston et lord John seraient réconciliés (fait assez peu pro bable), ou, ce qui le paraîtrait davantage, seraient d'accord pour la destruction du cabinet actuel. Les radicaux s'engagent à les seconder. Les whigs prétendent alors avoir 350 voix contre 280. De quelque façon que la chose tourne, je ne crois pas que nous ayons beaucoup à gagner à un changement. Lord Palmerston, bien que le premier promoteur de l'agitation italienne, ne la soutiendra pas plus que lord Derby. Seulement, il ne ménagera peut-être pas autant l'Autriche, et ne cherchera pas à nous créer des embarras.
Je reçois une lettre de Livourne. Nous sommes entrés sous une pluie de fleurs et de poudre d'or que les dames jetaient des fenêtres.
Adieu; écrivez-moi bientôt, raisonnablement, sans diplomatie. Je tiens beaucoup à savoir ce que vous ferez, car cela influera sur mes propres projets.
CCII
Paris, 11 juin 1859.
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Je ne compte pas bouger de la grande ville. Si votre frère est toujours à la tête d'une batterie de siège, je ne crois pas qu'il quitte Grenoble avant que les Autrichiens soient rejetés dans leur fameux triangle ou rectangle, je ne sais lequel. Selon les militaires, la chose n'aura lieu qu'après une autre bataille vers Lodi, car il paraît qu'il y a des lieux qui ont le privilège d'attirer les armées. Mais je crois que personne n'entend encore la guerre avec les chemins de fer, les lignes télégraphiques et les canons rayés. Je ne crois plus à rien et je meurs d'inquiétude. Les grands politiques, burgraves et autres, gens aussi bêtes que les anciens militaires, annoncent que toute l'Europe se dispose à intervenir suppliante et menaçante, entre l'Adda et le Mincio. C'est très-probable, en effet; mais je ne vois pas trop comment cela peut arranger les choses. Après la fameuse phrase Sin all'Adriatico, comment laisser l'Italie à moitié délivrée? comment peut-on espérer qu'un empereur de vingt-quatre ans, têtu et gouverné par les jésuites, battu de plus, et de mauvaise humeur, confesse qu'il a fait des sottises et qu'il demande pardon! Les Italiens, de leur côté, qui, jusqu'à présent, ont été sages, ne feraient-ils pas toutes les folies imaginables pendant les négociations? Si nous avons toute l'Europe sur le dos, comment nous en tirer sans avoir recours à la garde à carreau qui est la Révolution à répandre partout, supposé qu'on l'accepte de notre main? Il paraît que l'Autriche veut envoyer en Italie son dernier soldat. Tout cela est bien noir, fort peu rassurant, mais c'est une raison de plus pour que nous prenions des forces et du courage pour les malheurs qui peuvent arriver. . . . . . . . .
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Je pense à ce temps si chaud et aux feuilles si vertes. J'étais en Suisse l'année passée à cette époque, bien loin d'imaginer tout ce qui est arrivé et tout ce qui arrivera.—Adieu; vous savez que j'attends vos lettres avec impatience. N'oubliez pas d'être précise et claire dans l'exposition de vos projets.
CCIII
Paris, 3 juillet.
Pourquoi êtes-vous si longtemps à me donner de vos nouvelles? Comme il me paraît évident que vous ne quitterez pas ***, je meurs d'envie d'aller vous y voir. Nous pourrions arranger avec lady *** une excursion dans les montagnes du Dauphiné. Je vous soumets cette proposition. Vous ne sauriez croire tous les fantômes que je vois depuis que le beau temps est revenu: tantôt ceux d'Abbeville, tantôt ceux de Versailles.
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On me croit prophète pour avoir annoncé, il y trois jours, que la paix ne se ferait qu'entre les deux empereurs aux dépens des neutres. J'avoue que la dernière partie de la prophétie me paraît quelque peu difficile à réaliser. Elle n'est pas impossible pourtant, et ce serait très-moral, car Solon a dit que celui qui ne prenait pas part à la guerre civile devait être déclaré ennemi public. Mon pauvre diable de domestique a eu une balle dans la jambe à la bataille de Solférino, avec un os cassé. Comme il écrit neuf jours après la bataille et qu'on ne lui a pas fait l'amputation, j'espère qu'il s'en tirera. On est en pleurs dans ma maison et je ne sais comment on me donnera à manger. Je suis, d'ailleurs, assez souffrant. Je dors très-mal et j'étouffe souvent. Je m'ennuie fort de vous, pour me servir de votre style.
Adieu.
CCIV
Paris, mardi soir, 20 juillet 1859.
Vous seule me faites prendre la paix en bonne part. Peut-être était-elle nécessaire; mais il ne fallait pas commencer si bien pour finir par établir un gâchis pire que ce qu'il y avait auparavant. À tout prendre, que nous importe la liberté d'un tas de fumistes et de musiciens? Ce soir, nous avons entendu ce que vous lirez dans le Moniteur.[1] Cela a été bien dit, avec un grand air, un air de franchise et de bonne foi. Il y a du bon et du vrai. Les officiers qui reviennent disent que les Italiens sont des braillards et des poltrons, que les Piémontais seuls se battent, mais qu'ils prétendent que nous les gênions, et que, sans nous, ils eussent mieux fait.
L'impératrice m'a demandé, en espagnol, comment je trouvais le discours; d'où je conclus quelle en était en peine. J'ai répondu, pour concilier la courtisanerie et la franchise: Muy necesario. Au fond, il m'a plu, et il est d'un galant homme de dire; «Croyez-vous qu'il ne m'en a pas coûté, etc., etc.»
Quand je vous fais une proposition, je suis toujours très-sérieux. Tout dépend de vous. On m'invite à aller en Écosse et en Angleterre. Si vous revenez à Paris, je ne bougerai pas. Je vous en aurai une obligation extraordinaire, et, si vous vous doutiez du plaisir que vous me feriez, j'aime à croire que vous n'hésiteriez pas. Enfin, j'attends votre dernier mot.—Ce matin, j'ai eu une peur horrible. Il est venu chez moi un homme habillé de noir, l'air fort convenable, pourvu de linge blanc et de la figure la plus belle et la plus noble du monde, se disant avocat. Dès qu'il a été assis, il m'a dit que Dieu l'inspirait, qu'il en était l'indigne instrument et qu'il lui obéissait en tout. On l'avait accusé d'avoir voulu tuer son portier, un poignard à la main; mais c'était seulement un crucifix qu'il avait montré. Ce diable d'homme roulait des yeux terribles et me faisait subir une vraie fascination. Tout en parlant, il mettait continuellement la main dans la poche de sa redingote, et je m'attendais à l'en voir retirer un poignard. Par malheur, il n'avait qu'à en choisir un sur ma table. Je n'avais qu'une pipe turque, et je calculais le moment où la prudence voudrait que je la lui cassasse sur le chef. Enfin, il a sorti de cette terrible poche un chapelet. Il s'est mis à mes genoux. J'ai gardé un sang-froid glacial, mais j'avais peur, car que faire à un fou? Il est parti me faisant beaucoup d'excuses et me remerciant de l'intérêt que je lui avais témoigné. Malgré ma peur, qui tenait au brillant des yeux de l'animal, tout à fait terribles, je vous jure, et pénétrants, j'ai fait une observation curieuse. Je lui ai demandé s'il était bien sûr d'être inspiré et s'il avait fait quelque expérience pour s'en assurer. Je lui ai rappelé que Gédéon, appelé par Dieu, avait pris ses sûretés et exigé quelques petits miracles. «Savez-vous le russe? lui dis-je.—Non.—Bien; je vais écrire en russe deux phrases sur des morceaux de papier. Une de ces phrases sera une impiété. Suivant ce que vous dites, un de ces morceaux de papier vous causera de l'horreur. Voulez-vous essayer?» Il a accepté. J'ai écrit. Il s'est mis à genoux et a fait une prière; puis, tout d'un coup, il m'a dit: «Mon Dieu ne veut pas accepter une expérience frivole. Il faudrait qu'il s'agît d'un grand intérêt.» N'admirez-vous pas la prudence de ce pauvre fou qui craignait, à son insu, que l'expérience ne tournât pas bien!
Adieu; j'attends une prompte réponse.
[1] Le discours de l'empereur, au retour d'Italie.
CCV
Paris, 21 juillet 1859.
Ma lettre d'hier s'est croisée avec la vôtre. C'est-à-dire, ce n'était pas une lettre que ce que vous m'avez envoyé, mais une papillote très-inconvenante. J'imagine sans peine la vie très-dissipée que vous menez là-bas, maintenant que vous êtes rassurée sur votre frère. Je suis très-souffrant, à cause de l'horrible chaleur et du manque absolu de sommeil et d'appétit. Je ne doute pas que, sous ces deux rapports, vous ne soyez très-avantageusement partagée. Il me semble parfois que je marche à grands pas vers le monument. Cette idée est quelquefois assez importune et je voudrais bien m'en distraire. C'est une des raisons pour lesquelles je désirerais tant vous voir. Vous recevrez mes deux lettres à la fois. J'espère que vous y ferez une réponse catégorique et formelle.
Je lis les Lettres de madame du Deffand, qui vous amuseront fort. C'est la peinture d'une société très-aimable, pas trop frivole, beaucoup moins qu'on ne le croit généralement. Ce qui me frappe, comme très-différent de l'époque présente, c'est d'abord l'envie de plaire, qui est générale, et les frais que chacun se croit obligé de faire. En second lieu, c'est la sincérité et la fidélité des affections. C'étaient des gens beaucoup plus aimables que nous, et surtout que vous, que je n'aime plus du tout. Adieu; je suis de trop mauvaise humeur aujourd'hui pour vous en écrire davantage. Mes palpitations m'ont repris depuis quelques jours et je suis horriblement nerveux et faible.
CCVI
Paris, samedi 30 juillet 1859.
Je resterai à Paris jusqu'au 15 août; après quoi, probablement, j'irai passer quelques jours dans les Highlands. Mais il reste bien entendu que vous aurez la préférence sur tout, et, tel jour que vous m'indiquerez, vous pouvez m'attendre avec sécurité. Vous voyez que je suis précis; tâchez de l'être un peu dans vos réponses. Il paraît que vous ne pouvez plus vivre sans montagnes et sans forêts séculaires. Je m'imagine que le soleil vous a brunie et engraissée. Je serai, d'ailleurs, bien charmé de vous voir, quelle que vous soyez, et vous pouvez être sûre d'être traitée avec une grande tendresse. Je vois, par vos lettres, que vous passez le temps très-gaiement en promenades et divertissements de tout genre. Je cherche à deviner quel peut-être le mérite relatif d'un habitant du Pas-de-Calais ou d'un Grenoblois. Tout considéré, je pencherais pour le premier, parce qu'il fait moins de bruit et qu'il n'a jamais eu de parlement pour lui persuader qu'il avait de l'esprit et qu'il avait une importance politique. J'ai connu cependant deux Grenoblois hommes d'esprit, mais ils avaient passé leur vie à Paris. Je n'ai aucune idée de ce que peuvent être les femmes. Il n'y a pas assez longtemps que j'ai renoncé aux peintures du cœur humain pour ne pas prendre intérêt à l'état des esprits au temps présent. . . . . . . . .
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Je suis toujours malade et quelquefois je soupçonne que je suis sur le grand railway menant outre-tombe. Tantôt cette idée m'est très-pénible, tantôt j'y trouve la consolation qu'on éprouve en chemin de fer: c'est l'absence de responsabilité devant une force supérieure et irrésistible. . .
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CCVII
Paris, 12 août 1859.
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Je vous ferai une visite avant la fin de ce mois. Très-probablement je ferai une excursion en Angleterre avant d'aller en Espagne. Je ne sais même pas trop si j'irai en Espagne. On dit que le choléra y est en ce moment, ce qui chassera sans doute les amis que je voulais voir. Dites-moi donc à quelle époque je puis vous aller voir vous-même? Quand vous voulez que les négociations durent, vous êtes plus habile que les diplomates autrichiens à trouver des moyens dilatoires. Répondez-moi vite. Il est bien entendu que je comprendrai toujours les bonnes raisons, les objections raisonnables; mais, alors, qu'on me les dise avec netteté et franchise. Vous pensez bien que, toutes les fois qu'il s'agirait de choisir entre un très-grand bonheur pour moi et le plus petit inconvénient pour vous, je n'hésiterais jamais. Je vous ai dit que je lis les Lettres de madame du Deffand[1], les nouvelles. Elles sont très-amusantes et donnent, je crois, une assez bonne idée de la société de son temps. Mais il y a beaucoup de rabâchage. Vous lirez cela, si vous voulez.
Adieu.
[1] Les dernières Lettres de madame du Deffand qui venaient de paraître.
CCVIII
Paris, samedi 3 septembre 1859.
Je crains fort que nous ne nous rencontrions plus cette année de ce côté-ci de l'Achéron, et je ne veux pas partir sans vous dire adieu et vous informer un peu de mes pérégrinations. Je pars lundi, c'est-à-dire après-demain, pour Tarbes, où je resterai probablement jusqu'au 12, ou peut-être jusqu'au 15. Je reviendrai à Paris pour quelques jours et je repartirai bientôt après pour l'Espagne. Si je croyais aux pressentiments, je ne passerais pas les Pyrénées; mais il n'y a plus à reculer, il faut que je fasse ma visite, qui sera probablement la dernière, à Madrid. Je suis trop vieux et trop souffrant pour faire encore une fois une expédition semblable. Si je ne me faisais une affaire de conscience d'aller dire adieu à de très-bons amis, je ne bougerais pas de mon trou. Sans être malade, je suis si nerveux, que c'est pire qu'une maladie; je ne dors ni ne mange et j'ai les blue devils. Ce qui me console, c'est que vous vous amusez beaucoup et que vous engraissez à vue d'œil parmi vos montagnes et vos provinciaux.
J'ai fait venir de Londres les Mémoires de la princesse Daschkoff, et je ne suis pas encore bien consolé des trente francs qu'ils m'ont coûté. On me promet pour mon retour de Tarbes un roman écrit en dialecte petit-russien et traduit en russe par M. Tourguenieff. C'est, dit-on, un chef-d'œuvre très-supérieur à l'Oncle Tom. Il y a encore les Lettres de la princesse des Ursins, qu'on me vante beaucoup. Mais j'ai cette femme en horreur et je n'en veux pas. En fait de livres lisibles, je ne sais rien de neuf; j'en ai essayé beaucoup pour passer les soirées de solitude, et je trouve qu'il n'y en a pas qui vaillent la peine qu'on les coupe. J'ai rencontré M. About l'autre jour, il est toujours charmant. Il m'a promis quelque chose. Il demeure à Saverne et passe sa vie dans les bois. Il y a un mois, il a rencontré un animal très-singulier, qui marchait à quatre pattes dans un habit noir, avec des bottes vernies sans semelles; c'était un professeur de rhétorique d'Angoulême qui, ayant eu des malheurs conjugaux, était allé jouer à Bade, avait perdu tout en très-peu de temps, et, retournant en France par les bois, s'était perdu et n'avait pas mangé depuis huit jours. About l'a porté ou traîné jusqu'à un village où on lui a donné du linge et à boire, ce qui ne l'a pas empêché de mourir au bout de huit jours. Il paraît que, lorsque l'animal-homme a vécu pendant quelque temps dans la solitude et qu'il est arrivé à un certain état de délabrement physique, il paraît, dis-je, que ce chef-d'œuvre marche à quatre pattes. About assure que cela fait un très-vilain animal.—Écrivez-moi chez M. le ministre d'État, à Tarbes.
Adieu. J'espère que l'automne s'annonce pour vous plus humainement que pour moi. Froid et pluie avec beaucoup d'électricité dans l'air. Soignez-vous, mangez et dormez, puisque vous le pouvez.
CCIX
Paris, 15 septembre 1859.
J'aurais voulu vous écrire de Tarbes aussitôt après avoir reçu votre lettre, mais j'ai été toujours en course et en agitation. D'abord est venue une lettre de Saint-Sauveur, où il m'a fallu aller passer un jour, et, le lendemain, on m'a rendu ma visite, chez M. Fould[1]; en conséquence de quoi, il y a eu grand remue-ménage, et madame Fould a improvisé dîner et déjeuner, ce qui n'est pas une petite affaire dans une ville comme celle que je viens de quitter. En outre, comme il fallait loger huit personnes, j'ai dû quitter ma chambre ainsi que le fils de la maison, et aller à l'auberge. Au milieu de tout cet auguste tracas, il m'eût été impossible de trouver du papier et une plume dans la maison. Je suis parti le 13 pour aller coucher à Bordeaux et je suis arrivé ici hier au soir, sans autre encombre que d'avoir perdu mes clefs, ce qui, parmi les petites misères, est une des plus considérables. Il me reste l'espoir de les retrouver ou celui de trouver des serruriers. Quant à mon voyage en Espagne, je suis aux ordres d'un de mes amis qui part avec moi. C'est un membre des Cortès, et son établissement s'ouvre le 1er octobre; très-probablement nous partirons le 25: je ne sais pas son dernier mot. Nous prendrons le train de Marseille pour aller par mer à Alicante. . . .
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Ce petit voyage aux Pyrénées m'a fait du bien. J'ai pris un bain à Bagnères, qui m'a remis pendant deux jours dans un calme de nerfs extraordinaire et que, depuis vingt ans, je ne connaissais plus. Le médecin que j'ai trouvé là est un de mes anciens amis, qui m'a fort engagé à passer une saison d'eaux l'année prochaine. Il me garantit que j'en sortirai réparé à neuf. J'en doute un peu, mais cela vaut la peine d'essayer.
Leurs Majestés étaient en très-bonne santé et très-belle humeur à Saint-Sauveur; j'ai admiré les natifs, qui avaient le bon goût de ne pas les suivre et de leur laisser la plus complète liberté. L'empereur a acheté là un chien un peu plus gros qu'un âne, de l'ancienne race pyrénéenne. C'est une très-belle bête qui grimpe sur les rochers comme un chamois. Il y avait bien longtemps que je n'avais pratiqué les provinciaux. À Tarbes, ils sont d'une espèce assez tolérable et d'une complaisance extraordinaire. Cependant, je ne conçois pas comment on peut rester avec eux pendant un mois. J'ai mangé beaucoup d'ortolans et de cailles en pâté, ce qui vaut peut-être mieux. Vous ne me parlez jamais de votre santé. Je suppose quelle est excellente. Adieu. . . .
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Je ne partirai pas sans vous donner de mes nouvelles.
[1] Visite de l'empereur et de l'impératrice.
CCX
Paris, 20 septembre 1859.
Il y a certainement un mauvais génie qui se mêle de nos affaires. Je crains de partir sans vous avoir vue. J'avais résolu de quitter Paris le 30, pour être à Bayonne le 1er. Il se trouve qu'aux diligences et à la malle-poste de Madrid, toutes les places sont prises jusqu'au 16 octobre. Il faut donc se résoudre à prendre la voie de mer, c'est-à-dire à partir par les paquebots de Marseille à Alicante. S'il ne survient pas quelque nouvelle anicroche, je serai le 28 au soir à Marseille (mon jour de naissance, par parenthèse), et, le 29, je me mets en route. Bien que vous m'ayez fait cruellement enrager cet été par vos si et vos non, je vous assure que je suis bien triste de ne pas vous dire adieu. Après avoir été si longtemps sans vous voir, recommencer un autre bail d'absence presque aussi long! Qui sait si, lorsque je reviendrai, vous serez aussi à Paris? Je pars avec toute sorte d'idées noires; je souhaite que vous en ayez de couleur de rose.
Ma petite course à Tarbes m'a fait du bien. Je suppose que l'air des environs de Madrid achèvera ma guérison. Comme il m'arrive toujours quand je vais faire un voyage, j'ai des velléités de travailler que je n'aurais pas sans doute si je restais ici. J'emporte du papier pour Madrid.—Pensez le 29 de ce mois à moi, qui, selon toute apparence, serai bien malade, tandis que vous conférerez avec votre couturière sur vos robes d'automne. Le golfe de Lyon est toujours abominable, et probablement il sera pire par ce temps d'équinoxe, qui a été créé pour mon malheur. Le bon côté, c'est que, arrivé à Alicante, on trouve un chemin de fer et qu'en un jour on est à Madrid, au lieu d'en passer trois à être cahoté dans les plus mauvaises voitures par les plus dures ornières qu'on puisse imaginer. Il est probable que, pendant mon absence, j'aurai des commissions à vous donner. Au reste, nous avons du temps pour en parler, et je n'aime pas à faire des projets à long terme, surtout avec vous, qui les faites manquer quelquefois, comme vous savez. Vous allez trouver Paris encore tout à fait vide. Je connais quelques gens qui partent et je n'en connais pas d'autres que vous qui arrivent. Les arbres sont brûlés, les pêches vont finir et le raisin ne vaut rien. Si vous avez eu des ortolans dans votre Dauphiné, vous ne ferez plus de cas du gibier que vous trouverez à Paris. Pour moi, je suis exempt du péché de gourmandise, je n'ai plus jamais faim et je ne fais plus attention à ce que je mange. Je regrette Paris, parce que je vous y aurais vue. C'est sa grande attraction pour moi. Adieu; vous pouvez m'écrire encore ici, j'y serai jusqu'au 27. Je me figure, voyez la vanité! que vous me ferez la surprise d'arriver le 26.
CCXI
Madrid, 21 octobre 1859.
J'ai reçu avec grand bonheur votre petite lettre et surtout votre aimable souvenir. Je suis arrivé ici très-fatigué, non par la mer, qui a été assez bénigne, mais par toute sorte d'ennuis et de petits tracas qui viennent s'accumuler au moment d'un départ. Votre lettre, qui m'avait précédé à Madrid, par excès de zèle de la part de mes amis, s'est perdue quelques jours et il n'a pas été facile de la faire revenir à bon port. Ici, j'ai trouvé tout fort changé. Les dames que j'avais laissées minces comme des fuseaux sont devenues des éléphants, car le climat de Madrid est des plus engraissants. Attendez-vous à me revoir augmenté d'un tiers. Cependant, je ne mange guère et je ne vais pas très-bien; il fait très-froid, pluie de temps en temps, rarement du soleil, je passe presque toutes les journées à Carabouchel. Le soir, nous allons à l'Opéra, qui est tout ce qu'il y a de plus pitoyable. Je suis venu ce matin à Madrid pour assister à une séance académique et je retourne demain à la campagne. Il me semble que les mœurs ont changé notablement, et que la politique et le régime parlementaire ont singulièrement altéré le pittoresque de la vieille Espagne. En ce moment, on ne parle que de guerre. Il s'agit de venger l'honneur national, et c'est un enthousiasme général qui rappelle les croisades. On s'est imaginé que les Anglais voient avec déplaisir l'expédition d'Afrique et même qu'ils la veulent empêcher. Cela redouble l'ardeur guerrière. Les militaires veulent faire le siège de Gibraltar, après avoir pris Tanger. Cela n'empêche pas qu'on ne spécule beaucoup à la Bourse et que l'amour de l'argent n'ait fait des progrès immenses depuis mon dernier voyage. C'est encore une importation française très-malheureuse pour ce pays-ci. J'ai assisté lundi à un combat de taureaux, qui m'a fort peu amusé. J'ai eu le malheur de connaître trop tôt la beauté parfaite, et, après avoir vu Montés, je ne puis plus regarder ses successeurs dégénérés. Les bêtes ont dégénéré comme les hommes. Les taureaux sont devenus des bœufs, et le spectacle ressemble un peu trop à un abattoir. J'y ai mené mon domestique, qui a eu toutes les émotions d'un débutant, et qui a été deux jours sans pouvoir manger de viande. Ce que j'ai revu avec le même plaisir qu'autrefois , c'est le musée. En revoyant chaque tableau connu, il me semblait retrouver un ancien ami! Ceux-là, du moins, ne changent pas. Je vais aller la semaine prochaine faire une excursion dans la Manche, pour visiter un vieux château de l'impératrice. De là, j'irai à Tolède pour y chercher de vieux livres dans une vente qu'on m'annonce, et je serai de retour à Madrid pour la fin du mois. Je cherche à combiner le moyen de revenir à Paris vers le 15 novembre.
Adieu.
CCXII
Cannes, 3 janvier 1860.
Je vous la souhaite bonne et heureuse. Je voudrais que vous eussiez le temps que j'ai. Je vous écris toutes mes fenêtres ouvertes et cependant, le vent est du nord, assez fort pour donner à la mer de petites vagues très-drôles. Je vous remercie des livres. Il paraît qu'ils ont plu, car j'ai reçu une lettre de compliments d'Olga. Je suppose que, selon mes intentions, vous l'avez favorisée. Le choix pour l'année prochaine sera embarrassant, car vous avez dû épuiser la littérature morale. Je vous écris dans une situation fort peu commode. Il y a trois jours, en dessinant au bord de la mer, j'ai attrapé un lumbago, qui m'est venu comme une bombe, sans dire gare. Je suis tout de travers depuis ce moment, bien que je me frotte de toutes les herbes de la Saint-Jean. Le soleil étant mon grand remède, je m'y rôtis toute la journée. Nous avons ici le baron de Bunsen, avec ses deux filles, l'une et l'autre montées sur des pieds de grue et des chevilles qui ressemblent à la massue d'Hercule, mais il y en a une qui chante très-bien. Il est assez homme d'esprit et il sait les nouvelles, dont vous me tenez trop à court. Il m'a appris la déconfiture du congrès, qui ne m'a guère étonné. J'ai lu la brochure de l'abbé ***, qui m'a paru encore plus maladroite que violente. Il montre tellement le bout de l'oreille, qu'il doit passer pour un enfant terrible à Rome, où ce n'est ni le bon sens ni la finesse qui manquent. Là, les prêtres savent intriguer. Les nôtres ont les instincts tapageurs de la nation, et font tout hors de propos. Sa manière de se retirer dans les catacombes m'a fait bien rire et les airs de martyr qu'il prend à propos d'argent qu'on lui offre; vous verrez qu'il finira par en demander.
Voici une assez belle histoire de ce pays-ci. Un fermier des environs de Grasse est trouvé mort dans un ravin où il était tombé, ou bien avait été jeté la nuit. Un autre fermier vient voir un de mes amis, et lui dit qu'il avait tué cet homme. «Comment? et pourquoi?—C'est qu'il avait jeté un sort sur mes moutons. Alors, je me suis adressé à mon berger, qui m'a donné trois aiguilles que j'ai fait bouillir dans un petit pot et j'ai prononcé sur le pot des paroles qu'il m'a apprises. La même nuit que j'ai mis le pot sur le feu, l'homme est mort.» Ne vous étonnez pas qu'on ait brûlé mes livres à Grasse, sur la place de l'Église.
Je vais, mardi prochain, passer quelques jours dans ce pays, malgré ses mœurs. On m'y promet des monuments de toute sorte et des montagnes fort belles. Je vous en rapporterai de la cassie, si vous appréciez toujours ce parfum-là. Adieu, chère amie; je suis rompu pour vous avoir écrit trois pages. C'est que je ne pose que sur un coude et que tous les mouvements me répondent dans le dos. Adieu encore. Je vous remercie de nouveau des livres. . . . . . .
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CCXIII
Cannes, 22 janvier 1860.
J'ai trouvé votre lettre en revenant de la campagne, ou plutôt du village où je suis allé passer huit jours tout près des neiges éternelles. Bien que sur un plateau très-élevé, je n'ai pas souffert du froid. J'ai vu de très-belles choses en fait de rochers, de cascades et de précipices: une grande caverne avec un lac souterrain dont on ne connaît pas l'étendue et qu'on peut supposer habité par tous les gnomes et les diables des Alpes; une autre grande caverne, longue de trois kilomètres, où l'on m'a tiré un feu d'artifice. Enfin, j'ai passé ma semaine dans l'admiration de la pure nature. J'en ai rapporté ici des douleurs horribles et je suis, depuis deux jours, sur le flanc sans dormir ni manger. Je vois décidément que la machine se détraque et qu'elle ne vaut plus rien du tout. J'espère qu'il n'en est plus de môme pour vous et que vous n'avez pas eu de nouvelles atteintes de votre fièvre. Comme vous n'en parlez pas, je vous crois tout à fait quitte de ce mal. J'essaye de prendre mon parti de mes souffrances, et j'y réussis assez bien dans le jour; mais, la nuit, je perds patience et j'enrage.
Vous ne m'avez pas dit quels ont été vos débours pour ces livres moraux que vous avez envoyés à mesdemoiselles de Lagrené. J'aime à croire que vous êtes restée dans la limite de sagesse que vous observez dans toutes les négociations. Probablement, j'aurai bientôt à contracter avec vous une autre dette.
On m'a prêté le pamphlet de mon confrère Villemain,qui m'a paru d'une platitude extraordinaire. Quand on a essayé de faire un livre contre les jésuites, quand on s'est vanté de défendre la liberté de conscience contre l'omnipotence de l'Église, il est drôle de venir chanter la palinodie et d'employer de si pauvres arguments. Je crois que tout le mónde est devenu fou, excepté l'empereur, qui ressemble aux bergers du moyen âge qui font danser les loups avec une flûte magique. On m'écrit très-sérieusement de Paris que l'Académie française, voltairienne il y a quelques années, veut nommer l'abbé Lacordaire, comme protestation contre la violence que subit le pape. Au fond, la chose m'est fort égale. Tant qu'on ne m'obligera pas d'aller entendre leurs sermons, on peut nommer à l'Académie tous les membres du sacré collège.
Adieu.
CCXIV
Cannes, 4 février 1860.
Vous me jetez dans de grandes perplexités au sujet de la Sainte-Eulalie, à laquelle je ne pensais plus. En effet, c'est le 11 ou le 12. J'accepte avec beaucoup de reconnaissance l'offre aimable que vous me faites; mais je ne comprends pas grand'-chose à ces affaires byzantines, et je crains qu'il ne s'agisse de quelque brimborion beaucoup trop moderne pour ma cousine. Il ne faut pas oublier qu'elle ne sort guère et qu'elle s'habille en personne de son âge, qui est extrêmement respectable. Peut-être voulez-vous parler de boucles ou d'agrafes d'argent niellé comme il en vient du Caucase et d'ailleurs. Enfin, vous avez carte blanche avec les instructions suivantes: 1° que la chose ne soit pas trop voyante, pas trop moderne, pas trop colifichet; 2° qu'elle ne coûte pas beaucoup plus de cent francs et qu'elle ait l'air de valoir davantage; 3° enfin, que cela ne vous donne pas trop de tracas. Je suis sûr que vous vous acquitterez de cette commission avec votre ponctualité et votre discrétion ordinaires, et je vous en remercie d'avance de tout cœur. Cela me fait penser à une chose, c'est que je ne vous ai jamais souhaité votre fête. Quand arrive-T-elle? et d'abord, quel nom avez-vous? Il me semble que vous avez un nom luthérien ou hérétique. Mais votre patron est-il l'évangéliste ou le baptiste? et quand lui souhaite-t-on sa fête? Vous devinez que je veux vous faire une surprise, ce qui est bien difficile.
Je suis en ce moment bien souffrant sur mon canapé. Quand je suis assis, il me semble qu'on me brûle le côté avec un fer chaud. Le docteur Maure me dit de me frotter avec du baume tranquille, mais cela ne me tranquillise pas du tout.
J'attends deux de mes amis qui viennent passer une semaine avec moi, et je meurs de peur que le temps ne se gâte. Il fait en ce moment un soleil admirable, mais cette année est exceptionnelle et l'on ne peut compter sur rien. Hier, il faisait un vent qui semblait venir de Sibérie, tant il était glacé. Je trouve comme vous que la politique est bien amusante. Les colères de certaines gens me donnent de la joie au cœur. Adieu; le mois prochain, je vous reverrai. Je suis, en attendant, malade, mélancolique, ennuyé. Je perds la vue et je ne puis plus dessiner, quand même ma santé le permettrait. C'est une triste chose que de vieillir!
Adieu.
CCXV
Cannes, 21 février 1860.
Deux de mes amis sont venus me rendre visite, et mes devoirs de cicérone, qui m'ont entraîné dans de longues excursions, ne m'ont pas laissé le temps de vous répondre immédiatement. D'ailleurs, je n'ai reçu qu'avant-hier seulement une lettre de ma cousine au sujet des agrafes byzantines. Je vous envoie son opinion textuelle. Elle trouve que c'est charmant, trop charmant pour elle et beaucoup trop jeune. Cependant, comme correctif à ce que cet arrêt a de trop sévère, elle ajoute qu'elle vient de se commander une robe exprès pour les porter. Si vous n'êtes pas satisfaite de votre succès, c'est que vous êtes difficile.
Je suis toujours à peu près de même, c'est-à-dire assez souffrant. D'un côté, un rhume; de l'autre, une douleur au cœur, variété rhumatismale très-incommode et très-étrange, car cela ne m'empêche pas de marcher et je ne souffre que lorsque je suis assis. Voilà ce que c'est que de dessiner au bord de la mer après le coucher du soleil. Le temps que nous avons n'est pas magnifique. Le soleil ne nous manque pas; mais le fond de l'air est froid, et les matinées et les soirées sont quelquefois très-désagréables à cause du vent qui nous arrive des Alpes. Jamais je ne les avais vues avec tant de neige, de la base au sommet. Ce matin, il est tombé de la neige sur la montagne de l'Estérel, et même quelques flocons sur la place devant mes fenêtres. C'est un scandale inouï à Cannes et dont les anciens n'avaient point mémoire. La seule consolation que j'aie, c'est de penser que vous êtes dans le Nord bien plus mal. Les journaux me font frissonner avec leurs 10 degrés au-dessous de zéro, les trois pieds de neige à Lyon et à Valence, etc. Cependant, il va falloir quitter mon oasis pour aller greloter à Paris. Je pense me mettre en route la semaine prochaine; comme je dois m'arrêter pour voir des monuments, je ne serai pas rendu à Paris pour la séance impériale, qui sans doute perdra beaucoup de son intérêt par mon absence. J'arriverai, selon toute apparence, vers le 3 ou le 4 mars, et j'espère vous trouver en bonne santé. Je vous reverrai avec bien de la joie, vous pouvez vous y attendre. Écrivez-moi à Marseille, poste restante. Il est probable que j'irai passer un ou deux jours à Nice, pour me faire une opinion sur l'annexion, et je reviendrai pour faire mes paquets. Vous ne m'avez pas envoyé votre mémoire, qui est, je le crains, des plus formidables; quel que soit le métal des agrafes, il paraît qu'elles sont considérables. J'espère pourtant rapporter de quoi m'acquitter sans être obligé de vendre mes livres. À propos, n'avez-vous pas à moi le Voyage en Asie de M. de Gobineau? On l'a cherché inutilement chez moi l'autre jour. Si vous l'avez, gardez-le. Je suis allé avant-hier mener mes amis au pont de Gardonne; c'est un pont naturel entre des rochers à la pointe de l'Estérel. On entre par une petite porte dans une grotte d'où l'on sort par une autre ouverture à la haute mer. Ce jour-là, la mer avait le diable au corps, et la grotte avait l'air d'une chaudière bouillante. Les matelots n'ont pas osé s'y risquer, et nous n'avons pu que tournoyer autour du gouffre. C'était admirablement beau de couleur et de mouvement. Adieu; portez-vous bien, ne sortez pas trop le soir.
CCXVI
Paris, dimanche soir, 12 mars 1860.
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Je trouve que votre air de Paris est bien lourd et j'ai toujours la migraine. Je n'ai encore vu personne et je n'ose sortir le soir. Il me semble que ce doit être bien extraordinaire de faire des visites à dix heures du soir.
Point de nouvelles du livre de mon ami M. de Gobineau; décidément, il doit vous rester sur la conscience. Indiquez-moi quelque roman à lire. J'en éprouve un grand besoin. Pendant que j'étais à Cannes, j'ai lu un roman de Bulwer: What will he do with it? qui m'a paru sénile au dernier point. Il y a pourtant quelques jolies scènes et un très-bon sermon. Quant au héros et à l'héroïne, ils dépassent tout ce que l'usage permet dans le genre niais. Un livre qui m'a beaucoup plus amusé, c'est l'ouvrage de M. de Bunsen sur l'origine du christianisme et sur tout, pour parler plus exactement. Mais cela s'appelle Christianity und Mankind y cela n'a que sept volumes de sept à huit cents pages. M. de Bunsen se dit très-chrétien et il traite le Vieux et le Nouveau Testament par-dessous la jambe. . . . . . .
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J'ai appris aujourd'hui qu'il y a eu, dans un des derniers bals masqués, une femme qui a eu le courage de paraître en costume de 1806 sans crinoline, et que cela a produit un très-grand effet.
CCXVII
Paris, 4 avril 1860.
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Nous avons eu hier la première idée de retour du printemps. Cela m'a fait grand bien et je me suis senti renaître. Il me semblait que je sentais l'air de Cannes. Aujourd'hui, il fait gris et sombre. J'aurais grand besoin de vous pour prendre la vie en patience. Je trouve qu'elle devient tous les jours plus ennuyeuse. Le monde est par trop bête. Ce qui est plus inouï que tout, c'est l'ignorance générale dans ce siècle de lumières, comme il s'appelle modestement lui-même. Il n'y a plus personne qui sache un mot d'histoire.
Vous aurez lu le discours de Dupin, qui m'a fort amusé. . . . . . .
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Je n'ai jamais pu retrouver Gobineau et je sais bien pourquoi; vous aussi. Je me suis donné mes étrennes à moi-même, il y a deux jours, chez Poitiers. J'ai acheté quelques très-beaux livres vieux et d'autres modernes très-bien reliés. Avez-vous lu les Mémoires de Hollande attribués à madame de la Fayette? Cela m'a fort amusé. Je vous les prêterai sur dépôt, à votre retour. Cela est relié par Bauzonnet.—Je me suis fait faire un domino vénitien noir avec une buretta en dentelle ou quelque chose d'approchant, comme le dessin que j'ai fait à Venise et que je vous ai montré. Depuis mon retour, en cette malencontreuse saison, je prends un intérêt extraordinaire au temps . . . . . . . .
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CCXVIII
Samedi 14 avril 1860.
. . . . . . . . . J'ai mené depuis Pâques une vie fort dissipée: je suis allé deux fois au bal et j'ai dîné en ville tous les jours. Ce bal, où je devais étrenner ce domino avec une baretta vénitienne, est remis au 24, parce qu'on juge en ce moment en Espagne les complices d'Ortega, parmi lesquels il y a deux parents de l'impératrice. S'ils sont fusillés, ce qui est fort dans les façons de faire du pays, je crois que le bal sera entièrement abandonné, et j'en serai pour mon domino. J'ai beaucoup vu Ortega, qui est, par parenthèse, un charmant garçon, la coqueluche des belles dames de Madrid. J'ai très-grand peur qu'il ne s'en tire pas. Cependant, on dit qu'il y a toujours du remède quand il s'agit de jolis garçons. . . . . . .
CCXIX
Mardi soir, 1er mai 1860.
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Le bal de l'hôtel d'Albe était splendide. Les costumes étaient très-beaux; beaucoup de femmes très-jolies et le siècle montrant de l'audace. 1° On était décolleté d'une façon outrageuse par en haut et par en bas aussi. À cette occasion, j'ai vu un assez grand nombre de pieds charmants et beaucoup de jarretières dans la valse. 2° La crinoline est en décadence. Croyez que, dans deux ans, les robes seront courtes et que celles qui ont des avantages naturels se distingueront de celles qui n'en ont que d'artificiels. Il y avait des Anglaises incroyables. La fille de lord ***, qui est charmante, était en nymphe dryade, ou quelque chose de mythologique, avec une robe qui aurait laissé toute la gorge à découvert si on n'y eût remédié par un maillot. Cela m'a semblé presque aussi vif que le décolletage de la maman, dont on pénétrait tout l'estomac d'un coup d'œil. Le ballet des Eléments se composait de seize femmes, toutes assez jolies, en courts jupons et couvertes de diamants. Les Naïades étaient poudrées avec de l'argent qui, tombant sur leurs épaules, ressemblait à des gouttes d'eau. Les Salamandres étaient poudrées d'or. Il y avait une mademoiselle Errazu merveilleusement belle. La princesse Mathilde était en Nubienne, peinte en couleur bistre très-foncé, beaucoup trop exacte de costume. Au milieu du bal, un domino a embrassé madame de S..., qui a poussé les hauts cris. La salle à manger avec une galerie autour, les domestiques en costume de pages du XVIe siècle, et de la lumière électrique, ressemblait au festin de Balthazar dans le tableau de Wrowthon. L'empereur avait beau changer de domino, on le reconnaissait d'une lieue. L'impératrice avait un bournous blanc et un loup noir qui ne la déguisait nullement. Beaucoup de dominos, et, en général, fort bêtes. Le duc de *** se promenait en arbre, vraiment assez bien imité. Je trouve qu'après l'histoire de sa femme, c'est un déguisement un peu trop remarquable. Si vous ne savez pas l'histoire, la voici en deux mots: sa femme, qui est une demoiselle *** (dont, par parenthèse, la mère devait être ma marraine, à ce qu'on m'a dit), est allée chez Bapst, et a acheté une parure de soixante mille francs, en disant qu'elle la renverrait le lendemain si elle ne lui convenait pas. Elle n'a rien renvoyé, ni argent ni parure. Bapst a redemandé ses diamants: on lui a répondu qu'ils étaient partis pour le Portugal, et, en fin de compte, on les a retrouvés au Mont-de-Piété, d'où la duchesse de *** les a retirés pour quinze mille francs. Cela fait l'éloge du temps et des femmes! Autre scandale. Au bal de M. d'Aligre, une femme a été pincée black and blue par un mari, non moins ombragé de panaches que M. de ***, mais plus féroce. La femme a crié et s'est évanouie; tableau général! On n'a pas jeté le jaloux par la fenêtre, ce qui eût été la seule chose sensée à faire.
Adieu.
CCXX
Samedi 12 mai 1860.
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Je vous félicite d'avoir du beau temps et du soleil. Ici, il pleut toujours. Quand il ne pleut pas, la chaleur est humide. Il y a de l'orage dans l'air, et les gens nerveux comme moi sont à leur aise comme des cordes de violon dans le feu. Pour comble de maux, je suis obligé de rester ainsi jusqu'à la fin de la saison, qui ne paraît pas près de finir. Vous voilà bien instruite de mes projets; je voudrais l'être des vôtres, que je ne soupçonne même pas. Il y a eu ces jours passés une petite histoire amusante: M. Boitelle, préfet de police, qui doit être l'homme le mieux informé de Paris, a appris, par le rapport d'agents fidèles, que le ministre d'État, M. Fould, était allé coucher dans la maison qu'il a fait bâtir dans le faubourg Saint-Honoré. De très-grand matin, il est allé le voir, lui a serré la main avec effusion, et lui a exprimé toute la part qu'il prenait à ce qui venait d'arriver. M. Fould a cru qu'il s'agissait d'un fils à lui, qui fait des sottises en Angleterre. Le quiproquo a duré quelque temps, jusqu'à ce que le préfet de police lui ait demandé le nom de son successeur. M. Fould a répondu qu'il était allé pendre la crémaillère dans sa nouvelle maison, et qu'il avait trouvé commode de ne passe déranger pour aller coucher au ministère.—Les carlistes sont ici dans le désespoir de la platitude de Montemolin. Il n'est pas douteux qu'il n'ait attendu la fusillade d'Ortega pour faire sa renonciation, attendu qu'il éprouvait le phénomène de la peur. Il eût été plus noble de se dépêcher pour qu'il n'y eût personne de fusillé. Il reste à Londres un frère qui n'a pas abdiqué et qui a des enfants; il s'appelle *** et est marié à une fille du duc de ***. Il a escroqué les diamants de sa femme, et avec le produit entretient une femme de chambre d'icelle. Cela prouve un homme de goût.—Il paraît que Lamoricière est déjà un peu ennuyé de tous les tracas qu'il rencontre en terre papale. Le cardinal Antonelli disait, il y a peu de temps, à un ministre étranger, qu'il n'avait jamais rencontré un homme plus distingué que Lamoricière: «Je lui ai parlé de la situation et il y a trouvé tout de suite cinq ou six remèdes; et il parle si bien, que, dans une heure de temps, il m'a donné quatre avis différents sur la même question, tous si bien motivés, que je n'ai que l'embarras du choix.» Ici, on est extrêmement préoccupé de l'expédition de Garibaldi, et l'on craint qu'il n'en résulte une complication générale. Je crois que M. de Cavour ne serait peut-être pas très-fâché qu'il se fît casser les reins en Sicile; mais, s'il réussit, il deviendra dix fois plus dangereux. Vous serez probablement étonnée quand vous saurez que je travaille et que j'écris comme dans mon bon temps. Quand je vous verrai, je vous raconterai par quelle singulière circonstance j'ai secoué mon antique paresse. Ce serait trop long de vous écrire tout cela, mais il ne s'agit pas d'œuvres à votre usage. Lisez le livre de Granier de Cassagnac sur les Girondins. Il y a les pièces les plus curieuses, et les plus horribles descriptions des massacres et des bêtises révolutionnaires, tout cela écrit avec beaucoup de passion et de verve.
J'ai reçu il y a trois jours la visite de M. Feydeau, qui est un fort beau garçon, mais qui m'a semblé d'une vanité par trop naïve. Il va en Espagne pour y faire le complément de ce que Cervantes et Lesage ont ébauché! Il a encore une trentaine de romans à faire, dont il mettra la scène dans trente pays différents; c'est pourquoi il voyage.
Adieu; je pense sans cesse à vous, malgré tous vos défauts. . . . . .
CCXXI
Château de Fontainebleau, 12 juin 1860.
Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit? Vous auriez dû le faire pour beaucoup de raisons. On m'a retenu ici pour cette semaine. J'espère bien vous retrouver à Paris, car vous aurez sans doute prolongé votre villégiature si le temps vous a aussi maltraitée que nous. Cependant, nous avons fait quelques jolies promenades dans les bois, entre deux ondées; tout est d'un vert d'épinards uniforme, et, quand il n'y a pas de soleil, c'est médiocre. Il y a des rochers et des bruyères qui auraient leur mérite si l'on s'y promenait en tête-à-tête, en causant de toute sorte de choses comme nous savons faire; mais nous allons en longue file de chars à bancs où l'on n'est pas toujours très-bien appareillé pour l'amusesement réciproque. Il n'y a pas, d'ailleurs, de république où l'on soit plus libre, ni de châtelain et de châtelaine plus aimables pour leurs hôtes. Avec tout cela, les journées ont vingt-quatre heures, dont on passe au moins quatre en pantalon collant, ce qui semble un peu dur dans ce temps de mollesse et de mauvaises habitudes.
Je me suis enrhumé horriblement les premiers jours de mon arrivée. Au reste, comme à brebis tondue Dieu mesure le vent, je n'ai plus eu mes douleurs dès que je me suis mis à tousser.
Je n'admets pas un instant que vous ne m'attendiez pas. Il serait absurde d'aller à la mer avant que le temps se fût mis au beau et surtout au chaud. Engagez vos amis à la patience; j'en ai beaucoup aussi, et, entre autres, celle de redire cent fois la même chose à une personne qui ne veut guère entendre. Adieu. . . . . . . . .
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CCXXII
Paris, dimanche soir, 2 juillet 1860.
J'ai reçu votre lettre ce matin. La mer agitée que vous dites diminue un peu mes regrets de rester à Paris. Cependant, il est impossible que ce temps de chien dure toujours, malgré les taches du soleil que m'apprend mon journal.
Notre session se prolonge indéfiniment, ce dont j'enrage. Je cherche des moyens d'échapper, mais cela est fort difficile, vu ma grandeur qui m'attache au rivage. Cela ne veut pas dire que je ne sois toujours prêt à faire cinquante lieues pour aller dîner avec vous si l'on m'en priait et si l'on voulait bien m'attendre; c'est une insinuation fort humble que je prends la liberté de vous adresser. En partant si tôt, vous perdrez un bien beau spectacle, celui de me voir passer in fiocchi et en gants noirs dans la rue de Rivoli au milieu des populations admiratrices[1]. Je ne sais combien de vacances cette pompe fera dans nos rangs, mais je crains fort qu'elle ne tourne qu'au profit des croque-morts. Il est venu avant-hier trente mille personnes jeter de l'eau bénite, et davantage aujourd'hui. Cela montre bien la badauderie de cette magnanime nation! Elle est toujours plus bête qu'on ne le croit, et c'est beaucoup dire.
Les orléanistes prétendent que M. Brénier a été assommé par un mari peu débonnaire; ce qui me paraît peu probable, vu l'énorme ventre qu'il a. Le plus croyable, c'est que les lazzaroni ont cru venger ainsi leur roi violenté. Les libéraux ont assassiné, en représailles, les commissaires de police, ce qui a fait beaucoup de bien à M. Brénier. Les Italiens du Nord n'ont point la vivacité de sentiments des Napolitains. Ils ont du sens commun et de la logique, comme disait Stendhal, tandis que les Napolitains sont des enfants de douze ans mal élevés. Nous en verrons de belles probablement cet automne, et ce serait bien le cas d'y aller faire un tour, au lieu d'aller en Afrique. Je vous attends au moment où votre salon sera plein des curiosités du pays, où vous aurez une robe de chambre à ramages et des babouches. Vous regretterez bien les boues de Paris. Au reste, je ne veux pas vous parler encore de votre expédition. Il peut arriver bien des choses qui feront changer vos projets. Vous connaissez les miens. Je resterai au British Museum jusqu'à la fin de juillet; puis j'irai passer quelques jours à Bath, puis en Écosse, où j'attendrai le mois de septembre et une invitation de votre part.
Adieu.
[1] À l'occasion de l'enterrement du prince Jérôme.
CCXXVIII
Paris, jeudi, 12 juillet 1860.
Voilà, je crois, le beau temps tout à fait revenu. Je partirai, selon toute apparence, au commencement de la semaine prochaine. Si l'idée vous venait d'aller voir lady *** sur le bord de la mer, dans les premiers jours d'août, j'espère que vous voudriez bien m'en faire part. Je me figure que la campagne anglaise doit être belle en ce moment, et qu'il serait agréable de passer quelques jours chez votre amie à flâner et à regarder la mer, à manger des crevettes et à prendre le thé les fenêtres ouvertes. Je suis toujours un peu malade. Hier surtout, j'étais très-mal à mon aise. J'ai cependant mon nouvel ami pour me tenir compagnie. C'est un hibou que j'élève, et qui a des sentiments. Je le lâche après dîner et il vole par ma chambre, et, faute de petits oiseaux, prend des mouches très-adroitement. Il a une physionomie très-drôle et ressemble aux gens remplis de prétentions, par son air et son expression ultra-graves.—Nous avons eu un enterrement terrible. Nous avons été sept quarts d'heure à défiler entre le Palais-Royal et les Invalides, puis la messe, puis une oraison funèbre de l'abbé Cœur, qui a loué les principes de 89, tout en disant que nos soldats étaient prêts à mourir pour défendre le pape. Il a dit encore que le premier Napoléon n'aimait pas la guerre et qu'on l'a toujours contraint à se défendre. Le plus beau delà cérémonie a été un De profundis chanté dans le puits que vous savez et que nous entendions au travers d'un crêpe noir, qui nous séparait du tombeau. Il me semble que, si j'étais musicien, je profiterais de l'effet admirable de ce crêpe sur le son, pour un opéra à grand' spectacle.—Il n'y a plus guère de monde à Paris. Le soir, on va aux Champs-Élysées entendre la musique de Musard, les belles dames et les lorettes assez pêle-mêle, et très-difficiles à distinguer. On va encore au Cirque, voir les chiens savants qui font monter une boule sur un plan incliné, en sautant dessus. Ce siècle perd toute espèce de goût pour les amusements intellectuels. Avez-vous lu le livre que je vous ai prêté et vous a-t-il amusé? l'Histoire de madame de la Guette me plaît plus que la Juive de Hollande, où il y a des choses qui ont dû vous scandaliser. On me demande le titre d'un roman anglais pour un malade qui ne peut lire que cela. Peut-être pourrez vous m'en dire un. Je viens de fabriquer un grand rapport sur la bibliothèque de Paris. C'est, je crois, ce qui m'a rendu si malade. Je perds mon temps à me mêler de ce qui ne me regarde pas et on me met sur le dos toutes les affaires des autres. J'ai quelquefois envie de faire un roman avant de mourir; mais tantôt le courage me manque, tantôt, quand je suis en bonne disposition, on me donne des bêtises administratives à arranger. Je vous écrirai avant mon départ. Adieu. . . . . . . .
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CCXXIV
Londres, British Museum, 20 juillet 1860.
C'est assurément fort aimable à vous de ne pas m'avoir donné signe de vie, ni un mot d'adieu avant mon départ. Je ne vous pardonnerai que la première fois que nous nous verrons. J'ai été retardé par toute sorte d'embarras, et je n'ai pu partir qu'hier matin, par un temps de chien. Pourtant, je me suis conduit assez héroïquement pendant la traversée, et j'ai été presque le seul qui n'ait pas rendu l'âme aux flots agités. J'ai trouvé ici le temps de l'éclipse à Paris. Il me faut toujours quelque temps à Londres pour m'habituer à la singulière lumière qu'il y fait. Il semble qu'elle passe au travers d'une gaze brune. Cette lumière et les fenêtres sans rideaux me tracasseront encore quelques jours. En revanche, je me suis régalé de toute sorte de bonnes choses, et j'ai dîné et déjeuné comme un ogre, ce qui ne m'était pas arrivé depuis assez longtemps. Mon seul regret est de n'avoir pas ici ma chouette, qui joue sur mon tapis le soir, comme le chat que vous connaissiez autrefois. Je vous assure que c'est une très-jolie bête, et qui a de l'esprit plus quelle n'est grosse, car elle ne l'est pas plus que mon poing. Il m'importe très-particulièrement de savoir d'une manière très-exacte, avant la fin de ce mois de juillet, à quelle époque vous vous proposez de venir à Paris, le temps que vous y passerez et quand vous prétendez aller à Alger. C'est en conséquence de vos plans que je ferai les miens. Je n'ai pas besoin de vous dire que vous êtes le grand motif déterminant pour moi, de quitter les Highlands plus tôt, ou même de n'y pas aller du tout. Ne songez pas et surtout ne faites pas semblant de croire que ce serait un sacrifice. Je reviendrais demain si vous me disiez que vous êtes à Paris. Sachez pour votre gouverne que je suis ici jusqu'au 30.
Adieu; je suis vraiment de bien mauvaise humeur contre vous.
CCXXV
Mercredi soir, 9 août 1860. 9, South Parade Bath.
Je vous ai acheté un voile bleu avant de quitter Londres. Je voulais vous écrire; mais mon ministre m'avait accablé de commissions, et c'eût été de la charité de votre part que de venir m'aider à m'en acquitter. J'ai choisi des robes, des chapeaux et des rubans, tout cela le plus fantastique que j'ai pu. Je crains que les chiens de France ne courent après les infortunées qui porteront ces belles choses de mon choix; je suis fâché de vous voir si opposée à une excursion en Angleterre, pendant que j'y suis. Cela ne vous plaît pas. Vous sentez bien qu'il n'y a pas de bruyères et de montagnes que je ne quitte avec empressement pour vous voir avant votre départ. Qu'il nous reste au moins un souvenir heureux en nous quittant pour si longtemps. . . . . .
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J'ai mené depuis huit jours une vie à rendre poussif un cheval pur sang, le jour en courses, shopping and visiting; le soir dînant en ville chez les aristos, où je trouvais toujours les mêmes plats et presque les mêmes visages. Je ne me rappelais guère les noms de mes hôtes, et, quand ils ont des cravates blanches et des habits noirs, je trouve que tous les Anglais se ressemblent. Nous sommes ici fort détestés et encore plus craints. Rien n'est plus drôle que la peur que l'on a de nous et qu'on ne prend pas la peine de dissimuler. Les volontaires sont encore plus bêtes que la garde nationale ne l'était chez nous en 1830, parce qu'on apporte à tout dans ce pays-ci un air sérieux qu'on n'a pas ailleurs. Je connais un fort galant homme de soixante-seize ans, qui fait l'exercice tous les jours en culotte de zouave. Le ministère est très-faible et ne sait ce qu'il veut, l'opposition ne le sait pas davantage. Mais grands et petits sont d'accord pour croire que nous avons envie de tout annexer. En même temps, il n'y a personne qui ne sente qu'une guerre serait impossible tant qu'il ne sera pas question d'annexer les trois royaumes. Je n'ai pas été très-content de la lettre de l'empereur à M. de Persigny. Il me semble que mieux aurait valu ne rien dire du tout, ou leur dire seulement ce que je leur répète tous les soirs, c'est qu'ils sont bien bêtes. Je vous conseille de me répondre au plus vite, car je suis fort mélancolique et j'ai besoin de consolations. Je retourne à Londres lundi prochain. Écrivez-moi: 18, Arlington street, chez M. Ellice. Je n'y resterai pas longtemps et j'irai tout de suite je crois à Glenquoich, avec lui.—Cette ville-ci est très-jolie. Il n'y a pas trop de fumée et on voit partout des collines couvertes d'herbes et d'arbres. Il n'y fait pas trop froid. J'y suis chez des amis gens d'esprit, et il y a des bains qui me font du bien. Adieu. . . . . .
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CCXXVI
8 août 1860. Londres, 18, Arlington street.
Je reçois votre lettre au moment de partir pour Glenquoich. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'elle ne me fait nul plaisir. Mais je ne vous ferai cependant pas de reproches. Pour le moment, je ne suis préoccupé que d'une chose, c'est de chercher comment je pourrai vous dire adieu. De votre côté, tâchez de faire aussi quelque chose afin de gagner un peu de temps. Je ne désespère pas qu'en nous y mettant tous les deux nous ne parvenions à nous retrouver et à passer quelques heures ensemble. Plus je réfléchis à votre expédition d'Algérie, plus elle me paraît folle. Il est évident que les affaires d'Orient, compliquées comme elles le sont, et devant se compliquer encore davantage à tout instant, pourront obliger votre frère à partir sur un signe du télégraphe, et vous demeurerez fort empêchée de votre personne au milieu de vos Arabes. Il me paraît probable que le débarquement des Français en Syrie serait suivi d'une explosion générale de pillages et de massacres dans tout l'Orient; très-vraisemblablement encore, les provinces turques de la Grèce, c'est-à-dire la Thessalie, la Macédoine et l'Albanie chrétienne feront quelque mouvement en représailles. Tout sera en feu cet hiver en Orient. Aller à Alger dans un pareil moment, cela, je vous le répète, me semble aussi fou que possible. Encore si vous trouviez à ce voyage quelque attrait particulier! mais vous paraissez maintenant le regretter. . . . .
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Il fait un temps atroce. Hier, le soleil s'est montré pour la première fois depuis mon arrivée en Angleterre; mais, ce matin, en me réveillant, j'entendais la pluie fouetter sur ma fenêtre. Le baromètre est à grande pluie, et je ne vois pas à cent pas. Je ne comprends pas trop ce que deviendra le blé avec le vent et la pluie et le froid. Le Times me dit qu'il est tombé quatre pieds de neige à Inverness, où je coucherai lundi prochain. Y aura-t-il assez de charbon de terre et assez de plaids en Écosse pour remédier à tant de maux? Malgré le temps froid et couvert que j'ai eu à Bath et aux environs, le pays m'a beaucoup plu. J'ai vu des collines très-découpées, des arbres magnifiques, et une richesse de verdure dont on n'a pas d'idée ailleurs, si ce n'est peut-être dans les hautes vallées de la Suisse. Mais tout cela ne vaut pas Saint-Cloud ou Versailles par un beau temps. Adieu, chère amie; je suis bien triste et je voudrais être en colère. Je n'en ai pas la force, car je ne vous accuse pas. . . . . . . .
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Voici mon adresse à Glenquoich, mais je n'y serai que dans quelques jours: Care of Rt. Hon. E. Ellice, Glenquoich, fort Augustus.
CCXXVII
Glenquoich, 22 août 1860.
Je suis sans nouvelles de vous. . . . . . .
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Ce n'est pas chose facile de partir d'ici. Outre les gens qui vous retiennent, il y a les difficultés matérielles, les jours de bateaux à vapeur pour aller gagner par les lacs les extrémités des chemins de fer. Nous avons ici un temps presque toujours détestable, mais qui n'empêche pas les gens de sortir. On est si habitué à la pluie, que, lorsqu'il ne tombe pas des hallebardes, on croit qu'on peut se promener. Les sentiers sont quelquefois des torrents, on ne voit pas les montagnes à cent pas de soi, mais on rentre en disant: Beautiful walk. Ce qu'il y a de pire en ce pays-ci, c'est un moucheron appelé midge; et des plus vénimeux. Ils sont très-friands de mon sang et j'ai la figure et les mains dévorées. Je suis ici avec deux demoiselles, l'une blonde et l'autre rousse, toutes les deux avec une peau de satin, et les horribles midges préfèrent s'attaquer à moi. Notre principal amusement est la pêche. Elle a l'avantage que les midges craignent l'eau et ne se hasardent jamais sur le lac. Nous sommes ici quatorze personnes. Dans la journée, chacun s'en va de son côté. Le soir, après le dîner, chacun prend un livre ou écrit des lettres. Causer et chercher à s'amuser les uns par les autres est chose inconnue aux Anglais. Je voudrais bien savoir quelque chose de vos projets. Écrivez-moi à Londres dès que vous recevrez cette lettre. Dites-moi quand vous partez et si je pourrai vous dire adieu. Je tiens pour certain que vous ferez vos efforts pour que nous puissions passer quelques heures ensemble avant votre grand voyage. L'air des Highlands me fait du bien. Il me semble que je respire mieux que je ne faisais avant de venir ici. Je ne puis me résigner à manger, et c'est le grand plaisir dans ce temps de pluie et de brouillards. Nos chasseurs nous tuent des cerfs sur les montagnes, souvent des grouses, et nous avons tous les jours des oiseaux très-bons. Je soupire pour une soupe maigre ou pour dîner seul chez moi ou à Saint-Chéron avec vous; ce dernier souhait ne se réalisera pas, j'en ai bien peur. Je ne sais si je vous ai dit que j'avais pour vous un voile bleu. J'ai eu le courage de ne pas m'en servir pour vous le rapporter frais. Si vous saviez quelles montagnes les midges vous dessinent sur la figure, vous apprécieriez la force d'âme dont j'ai fait preuve. Adieu.
CCXXVIII
Paris, 14 septembre 1860.
J'ai reçu votre lettre, chère amie. Je vous avoue que je trouve que vous auriez pu rester un jour de moins à Lestaque et le passer à Paris. . . . . . .
Je suis ici avec Panizzi depuis une dizaine de jours. Je fais le métier de cicérone et lui montre depuis le cèdre jusqu'à l'hysope. Il n'y a plus un chat à Paris d'ailleurs, ce qui me plaît assez. Cependant, les soirées commencent à devenir longues.
Je voudrais vous donner des nouvelles du grand brouillamini qui vient de commencer. Mais je ne sais rien et ne comprends rien. Mon hôte croit que le pape et les Autrichiens seront chassés. Pour le premier, les apparences sont fort mauvaises; quant aux autres, je crois que, si Garibaldi s'y frotte, il s'en mordra les doigts. On m'écrit de Naples un mot très-philosophique du roi avant de s'embarquer: il recevait toutes les cinq minutes la démission d'un général ou d'un amiral; «Maintenant, ils sont trop Italiens pour se battre contre Garibaldi; dans un mois, ils seront trop royalistes pour se battre contre les Autrichiens.» Il est impossible de s'imaginer la fureur des carlistes et des orléanistes. Un Italien assez sensé me dit que M. de Cavour a fait entrer l'armée sarde dans les États de l'Église, parce que Mazzini allait y faire une révolution. Je trouve à cela quelque vraisemblance. Vous aurez vu probablement les fêtes de Marseille. On m'écrit que c'était fort beau et que l'enthousiasme a été à la fois réfléchi et bruyant; qu'il y a eu beaucoup d'ordre malgré une multitude immense, exaltée et méridionale. Manger paraît avoir été la chose la plus difficile, et coucher quelque part à peu près autant. Le spectacle des Marseillais dans leur état ordinaire m'amuse toujours; leur état d'excitation devait être encore plus drôle; et, pour cela, et pour autre chose encore que vous devinerez, je regrette de n'avoir pas été à Marseille ou aux environs. Panizzi, qui a un grand goût pour la locomotion, pense à aller faire un voyage de huit jours à Turin et me presse de l'accompagner. J'en aurais grande envie, mais je n'ose. Il me paraît un peu délicat d'aller voir M. de Cavour et peut-être Garibaldi, et, dans le doute, je prendrai sagement le parti de l'abstention. J'aurai beaucoup de commissions à vous donner pour Alger lorsque vous y serez installée. Vous savez les choses qui me conviennent, et, lorsque vous en trouverez, ne perdez pas les bonnes occasions. Je me recommande surtout à vous pour me trouver une robe de chambre pleine de caractère. Je voudrais aussi que vous fissiez connaissance avec les femmes du pays et que vous me racontassiez franchement ce que vous aurez vu et entendu.
Ma chouette est toujours très-aimable, mais très-peu propre, ce qui fait mon malheur. Elle est désespérée quand on la met en cage, et elle abuse de sa liberté; je ne sais qu'en faire. Elle ne veut pas s'envoler. Je vais demain avec Panizzi chez Disdéri pour me faire photographier. Je vous enverrai un exemplaire de mon portrait. On a essayé à Glenquoich; mais il y a si peu de jour dans ce pays-là, qu'il n'est venu qu'une espèce d'ombre surmontée d'une casquette parfaitement modelée. Je ne suis pas très-content de votre photographie.
Adieu, chère amie; nous avons depuis huit jours un assez beau temps, un peu froid; mais, de midi à quatre heures, on voit le soleil, et c'est un spectacle si rare cette année, qu'on se tient pour heureux. Adieu; portez-vous bien, ayez soin de vous et pensez un peu à moi.
CCXXIX
17 septembre 1860.
Je ne perds pas un moment pour vous dire que je viens de recevoir votre lettre du 13 de ce mois. Je vois que vous vous plaignez de n'avoir pas reçu de lettres et je n'y comprends rien. Il y a dans tout cela un mystère que je ne m'explique pas. Je vous félicite de votre heureuse traversée. La mienne n'a pas été aussi bonne pour avoir été moins longue, je suppose, mais cela ne s'applique qu'aux lettres de Marseille; je suppose que tout le monde a perdu la tête lors du passage de l'empereur, et que tous les services ont été suspendus. Un négociant de Marseille, à qui j'avais écrit pour un envoi très-pressé, m'a répondu hier qu'il n'avait pas eu le temps, à cause des fêtes. Il paraît que personne n'était plus à son affaire. Nous avons, depuis quelques jours, un très-beau temps. Probablement j'en aurais profité pour aller dire adieu à la campagne, mais j'ai eu chez moi mon ami Panizzi. Je l'ai emballé hier pour Turin, où il ne restera que quelques jours. Il doit revenir à la fin de la semaine. Je suis mieux portant depuis mon voyage en Écosse. Seulement, je dors fort mal. Je vous envie le spectacle que vous allez avoir: la partie arabe, qui doit avoir un certain caractère d'étrangeté; vous m'en ferez une description détaillée, j'espère. Adieu, chère amie. Veuillez m'écrire aussitôt que vous aurez reçu ma lettre. Dites-moi ce que vous pensez de ces lettres perdues ou retardées, et donnez-moi vos ordres pour le petit paquet que j'ai à vous envoyer. Je me suis abstenu de chercher moi-même un moyen, persuadé que vous en trouverez un. Adieu; prenez bien soin de vous. . . . . . .
CCXXX
Paris, 7 octobre 1860.
Chère amie, vos lettres m'arrivent enfin et me rassurent sur le sort des miennes. Vous avez raison d'accuser les Marseillais d'avoir perdu la tête à l'occasion du passage de l'empereur. Ils avaient même perdu deux petits barils de vin d'Espagne qu'on m'envoyait et qui sont restés à l'entrepôt, je ne sais combien de temps. Le négociant marseillais qui devait les recevoir m'écrit très-naïvement qu'il était trop occupé des fêtes pour penser à mon vin, et qu'il n'a pu le réclamer qu'après s'être un peu reposé.—Je comprends fort bien l'éblouissement et l'intérêt que doit avoir pour vous la première vue de la vie orientale. Vous dites très-bien que vous trouvez à chaque pas des choses bouffonnes et d'autres admirables. Il y a en effet toujours quelque chose de bouffon dans les Orientaux, comme dans certaines bêtes étranges et pompeuses que nous voyions autrefois au Jardin des Plantes. Decamps a fort bien saisi cette apparence bouffonne, mais il n'a pas rendu le côté très-grand et très-beau. Je vous remercie beaucoup de vos descriptions; seulement, je les trouve un peu incomplètes. Vous avez eu le rare privilège de voir des femmes musulmanes et vous ne me dites pas ce que je voudrais savoir. Font-elles en Algérie, comme en Turquie, une grande exhibition de leurs appas? Je me souviens avoir vu la gorge de la mère du sultan actuel, comme je vous ai vu le visage. Je voudrais encore savoir quel était le caractère des danses que vous avez vu danser, et s'il était modeste, et, s'il ne l'était pas, dites-moi pourquoi. Si vous m'indiquez une occasion pour le paquet que je vous destine, je vous l'expédierai tout de suite; si vous n'en avez pas, en passant à Marseille, je le remettrai au premier paquebot en partance. Je voudrais bien que vous me trouvassiez quelque objet à ma convenance. Vous savez ce qui ferait mon affaire, je m'en rapporte à votre divination. Je suis allé passer quelques jours en Saintonge et ne suis revenu qu'hier. Le temps a été constamment détestable, et j'ai rapporté une extinction de voix et un rhume affreux. J'ai trouvé là des gens profondément déconfits, pleurant toutes les larmes de leurs yeux sur les malheurs du saint-père et du général Lamoricière. Le général Changarnier fait, à ce qu'on dit, un récit de la campagne de son collègue, où, après lui avoir donné les plus grands éloges, il montre qu'il n'a fait que des bêtises énormes. À mon avis, le seul des héros martyrs dont on ne peut rire, c'est Pimodan, qui est mort comme un brave soldat. Ceux qui crient aux martyrs parce qu'ils ont été pris sont des farceurs sur lesquels je ne m'apitoie guère. Le temps présent est, d'ailleurs, parfaitement comique, et il fait bon lire son journal pour apprendre chaque matin quelque catastrophe, lire les notes de Cavour ou les encycliques. J'ai vu qu'on avait fusillé Walker en Amérique, ce qui m'a surpris, car son cas est celui de Garibaldi, que nous admirons tous. Avez-vous trouvé mon portrait ressemblant? En voici un meilleur ou du moins d'une expression un peu moins sinistre. Je voudrais vous donner des nouvelles de Paris, mais il n'y a encore personne. Je vous envie d'être au soleil! Si vous avez quelque commission à me donner, je suis encore à Paris pour un mois et plus. Vous ne me dites rien de la cuisine du pays. Y a-t-il quelque chose de bon? Si oui, emportez la recette. Adieu, chère amie.
CCXXXI
Paris, 16 octobre 1860.
Chère amie, j'ai reçu votre n° 5, pas par un convoi de grande vitesse. Je suppose qu'il a eu un de ces coups de vent dont le journal nous parle tous les matins. Il paraît que la Méditerranée fait des siennes cette année. Je vous envie le soleil et la chaleur dont vous jouissez. Ici, c'est toujours pluie ou brouillard, quelquefois humidité chaude, plus souvent humidité froide, toujours aussi désagréable que possible. Paris est toujours complètement vide. Je passe mes soirées à lire et quelquefois à dormir. Avant-hier, j'ai voulu entendre de la musique et je suis allé aux Italiens. On jouait le Barbier. Cette musique, qui est la plus gaie qu'on ait jamais écrite, était exécutée par des gens qui avaient tous l'air de revenir d'un enterrement. Mademoiselle Alboni, qui jouait Rosine, chantait admirablement, avec l'expression d'une serinette. Gardoni chantait comme un homme comme il faut, qui craint d'avoir l'air d'un acteur. Il me semble que, si j'avais été Rossini, je les aurais tous battus. Il n'y avait que le Basile, dont je ne me rappelle plus le nom, qui ait chanté comme s'il comprenait les paroles.—Vous m'avez promis une description exacte et circonstanciée de quantités de choses intéressantes que je ne puis voir. Grâce aux privilèges de votre sexe, vous pouvez entrer dans les harems et causer avec les femmes. Je voudrais savoir comment elles sont habillées, ce qu'elles font, ce qu'elles disent, ce qu'elles pensent de vous. Vous m'avez aussi parlé de danses. Je suppose que c'est plus intéressant que ce qu'on voit aux bals de Paris; mais il me faudrait une description un peu détaillée. Avez-vous compris le sens de ce que vous voyez? Vous savez que tout ce qui se rapporte à l'histoire de l'humanité est plein d'intérêt pour moi. Pourquoi n'écririez-vous pas sur un papier ce que vous voyez et ce que vous entendez?
Je ne sais s'il y aura du Compiègne cette année. On me dit que l'impératrice, que je n'ai pas vue, est toujours horriblement désolée. Elle m'a envoyé une belle photographie de la duchesse d'Albe, faite plus de vingt-quatre heures après sa mort. Elle a l'air de dormir tranquillement. Sa mort a été très-douce. Elle a ri du patois valencien de sa femme de chambre cinq minutes avant d'expirer. Je n'ai pas de nouvelles directes de madame de Montijo depuis son départ. Je crains bien que la pauvre femme ne résiste pas à ce coup-là.—Je suis dans de grandes intrigues académiques. Il ne s'agit pas de l'Académie française, mais de celle des beaux-arts. J'ai un ami qui est candidat préféré, mais Sa Majesté lui a fait dire de se retirer devant M. Haussmann, le préfet. C'est une place d'académicien libre. L'Académie se fâche et veut nommer mon ami malgré lui. Je l'y encourage de toutes mes forces, et je voudrais pouvoir dire à l'empereur le tort qu'il se fait en se mêlant de ce qui ne le regarde pas. J'espère que j'en viendrai à bout et que le grand colosse sera black-boulé de la bonne façon.—Les affaires d'Italie sont bien amusantes, et ce qu'on en dit parmi le peu d'honnêtes gens qui sont ici est encore plus drôle. On commence à voir arriver quelques-uns des martyrs de Castelfidardo. En général, ils ne parlent pas trop bien de Lamoricière, qui n'aurait pas été aussi héroïque qu'ils l'avaient annoncé. J'ai vu ces jours passés la tante d'un jeune martyr de dix-huit ans qui s'était laissé prendre. Elle m'a dit que les Piémontais avaient été abominables pour son neveu. Je m'attendais à quelque chose de terrible. «Figurez-vous, monsieur, que, cinq minutes après avoir été fait prisonnier, le pauvre garçon n'avait déjà plus sa montre. Une montre de chasse en or, que je lui avais donnée!»
Adieu, chère amie; écrivez-moi souvent. Dites-moi ce que vous faites. Beaucoup de détails.
CCXXXII
Paris, 24 octobre 1860.
Chère amie, j'ai reçu votre lettre dur 15. J'ai tardé à vous répondre parce que j'ai fait une excursion à la campagne, chez mon cousin, où je me promenais le jour et jouais au trictrac le soir. Enfin, j'ai été très-paresseux. Je vous remercie des descriptions que vous me donnez, qui auraient cependant besoin d'un commentaire perpétuel et d'illustrations, particulièrement en ce qui concerne les danses des natives; d'après ce que vous me dites, cela doit ressembler un peu aux danses des gitanas de Grenade. Il est probable que les intentions sont les mêmes et que les Moresques représentent les mêmes choses. Je ne doute pas qu'un Arabe du Sahara qui verrait valser à Paris ne conclût, et avec beaucoup de vraisemblance, que les Françaises jouent aussi la pantomime. Quand on va au fond des choses, on arrive toujours aux mêmes idées premières. Vous l'avez vu lorsque vous étudiiez la mythologie avec moi. Je n'admets pas du tout la timidité de vos explications. Vous avez assez d'euphémismes à votre disposition pour me tout dire, et ce que vous en faites n'est que pour qu'on vous prie.—Allons, exécutez-vous dans votre prochaine lettre. Je vous dirai que je deviens tous les jours plus souffrant. Je commence à en prendre mon parti, mais c'est ennuyeux de se sentir vieillir et mourir petit à petit.—Vous me demandez des explications sur le brouillamini actuel. Vous n'êtes pas dégoûtée! Malheureusement, personne n'y comprend rien. Lisez le Constitutionnel d'aujourd'hui. Il y a un article intéressant et inspiré de la Guéronnière. Il dit en substance: «Je ne puis pas approuver qu'on attaque les gens qui ne vous font rien; mais, d'un autre côté, je ne m'intéresse nullement à ceux qu'on dépouille, et je ne veux pas qu'on les aide autrement que par des conseils.» Hier, je suis allé à Saint-Cloud, où j'ai déjeuné en tête-à-tête presque avec l'empereur, l'impératrice, et «Monsieur fils», comme on dit à Lyon; tous en très-bonne santé et bonne humeur. J'ai longtemps causé avec l'empereur, surtout d'histoire ancienne et de César. Il m'étonne par la facilité avec laquelle il comprend les choses d'érudition, dont il n'a pris le goût qu'assez récemment. L'impératrice m'a raconté des anecdotes assez curieuses de son voyage en Corse; l'évêque lui a parlé d'un bandit nommé Bosio, dont l'histoire a l'air d'avoir été copiée sur Colomba. C'est un fort honnête garçon, que les conseils d'une femme ont poussé à commettre deux ou trois petits meurtres. On court après lui depuis quelques mois, mais inutilement; on a mis en prison des femmes et des enfants soupçonnés de lui porter à manger, mais impossible de mettre la main dessus. Personne ne sait où il est. Sa Majesté, qui a lu le roman que vous savez, s'est intéressée à cet homme et a dit qu'elle serait bien aise qu'on lui donnât les moyens de sortir de l'île et d'aller en Afrique où ailleurs, où il pourrait devenir un bon soldat et un honnête homme. «Ah! madame, dit l'évêque, me permettez-vous de lui faire dire cela?—Comment, monseigneur, vous savez donc où il est?» Règle générale: le plus mauvais garnement, en Corse, est toujours apparenté au plus honnête homme. Ce qui les a beaucoup surpris, c'est qu'on leur a demandé un nombre prodigieux de grâces, mais pas un sou; aussi l'impératrice est revenue fort enthousiasmée.
L'entrevue de Varsovie est un fiasco; l'empereur d'Autriche s'y est invité; et il a trouvé la politesse qu'on a à l'égard des indiscrets. Rien de sérieux ne s'y est fait. La prétention de l'empereur d'Autriche était d'établir que, si l'Autriche avait le danger de la Hongrie, la Russie avait la Pologne; à quoi Gorstchakoff répond: «Vous avez onze millions de Hongrois, et vous êtes trois millions d'Allemands. Nous sommes quarante millions de Russes, et nous n'avons besoin de personne pour mettre à la raison six millions de Polonais. Par conséquent, point d'assurance mutuelle.» Il me semble que, du côté de l'Angleterre, il y a apaisement, et il serait possible, probable même, qu'elle nous fît quelques avances pour suivre une même politique à l'égard de l'Italie. Si cela arrivait, je pense qu'une guerre serait impassible, à moins toutefois que Garibaldi ne s'en prît à la Vénétie; mais les Italiens sont plus prudents qu'on ne croit. On m'écrit de Naples que le gâchis y est à son comble, et que l'on y attend les Piémontais avec la même impatience que nous avions, en 1848, de voir arriver à Paris les troupes de ligne. C'est après l'ordre qu'on soupire et on ne le voit qu'avec Victor-Emmanuel. Garibaldi et Alexandre Dumas ont, d'ailleurs, fort bien préparé les esprits, de même qu'une pluie glacée prépare à un dîner chaud. Adieu, chère amie; je pense me mettre bientôt en route pour Cannes. À Marseille, où je serai vers le milieu de novembre, je confie votre paquet au bureau des bateaux à vapeur. Donnez-moi des détails de mœurs et n'ayez pas peur de me scandaliser. Ayez bien soin de vous et ne m'oubliez pas.
CCXXXIII
1er novembre au soir, 1860.
J'ai reçu votre n° 7, chère amie. Il paraît que le pays et le temps vous plaisent toujours. Je crains pour vous le moment où la vue d'un homme en bournous vous semblera chose si ordinaire, que vous n'y ferez plus attention; c'est le cas, je pense, pour la colonie française dont vous me parlez et qui doit être aussi amusante que celle de la première sous-préfecture venue de France. Porte-t-on beaucoup de crinoline au palais du gouvernement ? s'y ennuie-t-on de la même manière qu'à Paris? Il me semble que je prévois votre réponse. Vous ne m'avez donné que des croquis des mœurs algériennes, je voudrais des détails, et très-précis. Je ne conçois pas pourquoi vous n'entreriez pas dans toutes les explications que je vous demande. Il n'y a rien que vous ne puissiez me dire, et, d'ailleurs, vous êtes justement renommée pour l'euphémisme. Vous savez dire les choses académiquement. Je comprendrai à demi-mot; seulement, je voudrais des détails; autrement, je ne saurai que ce que tout le monde sait. Je voudrais savoir tout ce que vous avez appris, et je suis sûr que cela vaut la peine d'être dit. Je vous félicite de votre courage si vous apprenez réellement l'arabe; il en faut beaucoup. J'ai mis une fois le nez dans la grammaire de M. de Sacy, et j'ai reculé épouvanté. Je me rappelle qu'il y a des lettres lunaires et solaires, et des verbes à je ne sais combien de conjugaisons. En outre, c'est une langue sourde qu'on peut parler avec un bâillon. Mon cousin, qui était un des plus savants arabisants et qui avait passé vingt-cinq ans en Égypte, ou à Djeddah, me disait qu'il n'ouvrait jamais un livre sans apprendre quelque mot nouveau, et qu'il y en avait cinq cents pour dire lion, par exemple.—Je vous ai écrit une grande tartine politique il y a huit jours. Il me semble que tout en est encore au même point. Jusqu'à présent, ce qui paraît concluant, c'est: 1° que l'entrevue de Varsovie a été un fiasco complet; 2° que l'Autriche se sent hors d'état d'attaquer, bien que son ennemi lui fasse assurément assez beau jeu. Tout se complique encore par la situation de l'Orient. Elle est telle, que notre ambassadeur à Constantinople croit que la vieille machine peut craquer de fond en comble au premier jour. Le sultan vend ses cachemires. Il ne sait s'il pourra s'acheter à dîner le mois prochain. Savez-vous quel a été le premier mot de l'empereur François-Joseph à l'empereur Alexandre: «Je vous apporte ma tête coupable!» C'est la formule que dit un serf lorsqu'il s'approche de son maître et qu'il craint d'être battu. Il a dit cela en bon russe, car il sait toutes les langues. Sa bassesse ne lui a pas trop réussi: Alexandre a été d'une froideur désespérante, et, à son exemple, le prince régent de Prusse a pris des airs. Après le départ de l'empereur Alexandre, l'empereur d'Autriche est resté quatre heures seul à Varsovie, sans qu'aucun grand seigneur russe ou polonais soit venu lui faire la cour. Les vieux Russes triomphent de tout cela, car ils détestent les Autrichiens encore plus que les Anglais ou nous. Vous apprendrez notre grande victoire sur ces pauvres Chinois. Quelle drôle de chose que d'aller tuer si loin des gens qui ne nous ont rien fait! Il est vrai que, les Chinois étant une variété de l'orang-outang, il n'y a que la loi Grammont qui puisse être invoquée en leur faveur. Je me prépare à nos conquêtes en Chine, en lisant un nouveau roman que vient de traduire Stanislas Julien, le Chinois patenté du gouvernement. C'est l'histoire de deux demoiselles, mademoiselle Cân et mademoiselle Ling, qui ont beaucoup d'esprit, car elles font des vers et des bouts-rimés à tout propos. Elles trouvent deux étudiants qui, de leur côté, écrivent avec la même facilité, et c'est un combat de quatrains à n'en plus finir. Dans tous ces quatrains, il n'est question que d'hirondelles blanches et de lotus bleus. Il est impossible de trouver quelque chose de plus baroque et de plus dépourvu de passion. Évidemment, les gens qui s'amusent à ce genre de littérature sont d'abominables pédants, qui méritent bien d'être conquis et battus par nous autres qui procédons de la belle littérature grecque. Nous avons eu quelques jours d'été, et je crois ce qu'on appelle l'été de la Saint-Martin, puis voilà le froid venu. Je commence à songer à la Provence, où l'on me promet un hiver des plus beaux, au dire des astrologues du pays. Je vous avertirai bientôt de mon changement de résidence. Depuis trois jours, je ne respire plus.—Vous ne m'avez pas parlé de la cuisine du pays. Que faut-il penser du couscoussou? Y a-t-il encore dans les bazars des curiosités bien baroques et sont-elles à des prix honnêtes ? J'ai dîné aujourd'hui chez le prince Napoléon. La princesse Clotilde a admiré mes boutons de poignet et m'a demandé l'adresse du joaillier. Je lui ai dit: «Rue d'Alger, n° 10.» Est-ce bien cela?
Adieu, chère amie.
CCXXXIV
Marseille, 17 novembre 1860.
Chère amie, j'arrive à Marseille et je vois que dans une heure il part un vaisseau pour Alger. Je vais lui confier le paquet que je vous destine. Je n'ai que le temps de vous dire bonjour. Je suis enrhumé d'une manière horrible. Dans quelques jours, je serai à Cannes. Je vais faire une visite aux environs. Écrivez-moi à Cannes si vous avez reçu le petit paquet. Je suis trop pressé pour vous dire des nouvelles. Le voyage de l'impératrice[1] fait beaucoup jaser, et personne n'y comprend rien. On est plutôt à la paix. Elle est très-probable, jusqu'à ce qu'on sache quel est le plus fort de Garibaldi ou de Cavour.
Adieu.