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Lettres à une inconnue, Tome Deuxième: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine

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[1] Rapport qu'il était chargé de faire sur la propriété musicale au Sénat.

[2] Le Lion amoureux.


CCXCIII

Paris, 9 avril 1866.

Chère amie, n'est-ce pas une fatalité, que vous partiez quand j'arrive! Heureusement que vous reviendrez bientôt. Je suis ici depuis samedi soir, très-souffrant. Je suis parti ne respirant guère, et la route m'a rendu encore plus poussif. Hier soir, nous avons eu un terrible orage qui, j'espère, me remettra un peu. Je frémis à ce que vous dites de cette humide ville de *** et à l'idée de ces corridors glacés dont vous faites une si lugubre peinture. Tâchez de vous couvrir de toutes vos fourrures et de quitter le coin du feu le plus rarement possible et seulement les jours de soleil. Je suis devenu tellement frileux, ou plutôt le froid me fait tant de mal, que je ne me figure plus l'enfer que comme le compartiment des bolge du Dante. Heureusement, me dit-on, qu'on ne porte plus de crinoline, ce qui met vos jambes et le reste un peu à l'abri. Hier, je suis sorti pendant une heure, et j'ai vu une femme sans crinoline, mais avec des jupes si extraordinaires, que j'en ai été horrifié. Il m'a semblé que c'était un jupon de carton à falbalas sous une robe relevée. Cela faisait beaucoup de bruit sur l'asphalte.

Il est dans vos habitudes de faire le contraire de ce que fait le commun des mortels, et, comme la campagne va bientôt être très-agréable, je présume que vous allez revenir à Paris. Ayez donc la bonté de me prévenir de vos mouvements.

Je me tâte et me demande si j'irai jeudi à l'Académie, aider ou plutôt nuire à la façon d'un immortel. Entre M. Henri Martin et M. Cuvillier-Fleury et M. de Champagny, on ne sait trop que faire. Cependant, le dernier est un peu trop clérical pour moi, et je lui en veux, de plus, pour avoir écrit sur l'histoire romaine, en style de feuilleton. Il paraît que c'est M. Guizot qui règne. Il veut nous faire avaler tout le Journal des Débats: M. Paradol, après MM. de Sacy et Saint-Marc. Au moins ont-ils de l'esprit, et beaucoup d'esprit. Avez-vous lu quelque chose de M. Cuvillier-Fleury? Si oui, donnez-m'en votre avis. Si vous m'offriez une récompense honnête, d'ailleurs, je voterais pour qui vous l'ordonneriez.

Les romans anglais commencent à m'ennuyer mortellement, je parle des modernes. C'était notre grande ressource à Cannes, où M. Murray, le grand libraire, en envoie des caisses deux fois par semaine. Connaissez-vous quelque chose qui puisse tenir compagnie à un pauvre diable qui n'ose mettre le nez dehors après le soleil couché? Adieu, chère amie; pensez un peu à moi et donnez-moi de vos nouvelles.


CCXCIV

Paris, 24 juin 1866.

Que devenez-vous? Il paraît que le choléra est très-fort à Amiens. Je ne sais ce qu'on nous réserve au Luxembourg, et peut-être le sénatus-consulte dont on nous menace m'obligera-t-il de rentrer ici jusqu'au milieu du mois. J'ai acheté, pour me consoler, les vingt-sept volumes des Mémoires du XVIIIe siècle, que je vais faire relier. Y a-t-il dans tout cela quelque chose qui vous plaise? Votre Klincksieck n'a rien de ce qu'on lui demande. Je vais aller chez Vieweg, qui aura peut-être mon affaire. Malheureusement, l'édition des Mémoires de F. Auguste, qui a paru à Leipzig, est entre les mains de M. de Bismark. J'ai reçu avec surprise le livre que vous m'avez renvoyé. Je craignais que vous ne le missiez avec ceux que vous m'avez déjà enlevés. Quand viendrez-vous en choisir un autre? Malgré la chaleur, je suis assez souffrant.

Vous me demandiez l'autre jour d'où me venaient mes connaissances dans le dialecte des bohémiens. J'avais tant de choses à vous dire, que j'ai oublié de vous répondre. Cela me vient de M. Borrow; son livre est un des plus curieux que j'aie lus. Ce qu'il raconte des bohémiens est parfaitement vrai, et ses observations personnelles sont tout à fait d'accord avec les miennes, excepté sur un seul point. En sa qualité de clergyman, il a fort bien pu se tromper là où, en ma qualité de Français et de laïque, je pouvais faire des expériences concluantes. Ce qui est très-singulier, c'est que cet homme, qui a le don des langues au point de parler le dialecte des Cali, ait assez peu de perspicacité grammaticale pour ne pas voir, au premier abord, qu'il est resté dans ce dialecte beaucoup de mots étrangers à l'espagnol. Lui, prétend que les racines seules des mots sanscrits se sont conservées.   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

J'aime bien l'odeur de cette essence, moins cependant depuis que je sais que cet ami qui vous l'a donnée vous voit si souvent.


CCXCV

Palais de Saint-Cloud, 20 août 1866.

Chère amie, j'ai reçu votre lettre hier au soir. Merci de vos compliments[1]. La chose m'a autant étonné que vous. Je me dis, comme le Cocu imaginaire:

   .   .   .   .   .   .   .   La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, ou la taille moins belle?

Je vous demande bien pardon de citer des vers d'une pièce que vous n'aurez pas lue, à cause de son titre.

Vous prenez un singulier chemin pour aller chez votre ami du pays des veaux marins; mais, si vous pouvez avoir un peu de soleil, vous aurez beaucoup de plaisir à voir les bords de la Loire. C'est ce qu'il y a de plus français en France et ce qui ne se voit nulle part ailleurs. Je vous recommande surtout le château de Blois, que nous avons restauré très-bien depuis peu d'années. Inspectez de ma part la nouvelle église de Tours restaurée. Elle est dans la rue Royale, à droite, en venant de la gare; j'en ai oublié le nom. Voyez encore à Tours une maison qu'on appelle improprement la maison du bourreau et qu'on attribue à Tristan l'Ermite, à cause d'une cordelière sculptée, attribut d'une veuve, que les ignares prennent pour une corde à pendre. Cela se trouve rue des Trois-Pucelles, autre nom encore fort pénible.

Nous avons un temps déplorable. Hier, j'ai fait une longue promenade en voiture, où nous a surpris un orage épouvantable, qui m'a mouillé jusqu'aux os et m'a enrhumé. L'eau s'était accumulée sur les coussins, en sorte que nous étions tous comme dans une baignoire. Je pense être à Paris vers les derniers jours de ce mois, pour de là repartir pour Biarritz au commencement de septembre. Ne viendrez-vous pas en quittant les bords de la Loire?   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

L'empereur est tout à fait remis et a repris son train de vie ordinaire. Nous passons les journées assez bien, considérant le temps horrible qu'il fait, sans aucune étiquette. On dîne en redingote, et chacun fait à peu près ce qu'il veut.

On m'a envoyé de Russie une énorme histoire de Pierre le Grand, faite avec quantité de pièces officielles inédites jusqu'à présent. Je lis et je peins quand on ne se promène pas et qu'on ne mange pas. Il me semble que tout se dispose à la paix. Il est bien évident que M. de Bismark est un grand homme et qu'il est trop bien préparé pour qu'on se fâche contre lui. Nous aurons peut-être des couleuvres à avaler, et nous les digérerons jusqu'à ce que nous ayons des fusils à aiguille. Reste à savoir ce que fera le parlement allemand et s'ils ne feront pas assez de bêtises pour perdre leurs avantages. Quant à l'Italie, il n'en est pas question.

Adieu, chère amie.

[1] Sur sa nomination de grand-officier de la Légion d'honneur.


CCXCVI

Biarritz, 24 septembre.

Je souhaite que vous ayez meilleur temps que nous. Nous avons quatre jours de pluie par semaine; les autres, il fait une chaleur étouffante, accompagnée d'un sirocco horrible. D'ailleurs, la mer est bien plus belle ici qu'à Boulogne, et les figues et les ortolans aident à soutenir le poids de la vie. J'ai fait, l'autre jour, une excursion amusante dans les montagnes et l'on m'a montré une des plus étranges grottes qui se puissent voir. On passe sous un grand pont naturel, d'une seule arche, long comme le pont Royal; on a d'un côté un mur de rochers et de l'autre un tunnel naturel aussi et très-long; car la nature, qui est moins forte que les ingénieurs, a imaginé de faire son pont en long, et le tunnel en est la continuation. Sous le tunnel, et perpendiculairement au pont, coule un clair ruisseau; les proportions de tout cela sont gigantesques. Il y fait très-frais et l'on s'y sent à mille lieues des humains. Je vous en montrerai un croquis fait à cheval. Ce beau lieu, qui se nomme simplement Sagarramedo, est en Espagne, et, s'il était aux environs de Paris, on le montrerait pour cinquante centimes, et on ferait sa fortune. Dans une autre caverne, à une lieue de là, mais en France, nous avons trouvé une vingtaine de contrebandiers qui ont chanté des airs basques en chœur avec accompagnement de galoubet. C'est un petit flageolet aigre, qui a quelque chose de très-sauvage et de très-agréable. La musique est pleine de caractère, mais triste à porter le diable en terre, comme toutes les musiques de montagnards. Quant aux paroles, je n'ai compris que Viva emperatriça! du dernier couplet. Nous étions menés là par un homme singulier, qui a gagné une grande fortune dans la contrebande. Il est le roi de ces montagnes, et tout le monde y est à ses ordres. Rien n'était beau comme de le voir galoper au milieu des rochers sur le flanc de notre colonne, qui avait bien de la peine à suivre les sentiers frayés. Lui, franchissait tous les obstacles, criant à ses hommes en basque, en français et en espagnol, et ne faisant jamais un faux pas. L'impératrice l'avait chargé de veiller sur le prince impérial, qu'il a fait passer, lui et son poney, par les chemins les plus impossibles que vous puissiez imaginer, ayant autant de soin de lui que d'un ballot de marchandises prohibées. Nous nous sommes arrêtés une heure dans sa maison à San, où nous avons été reçus par ses filles, qui sont des personnes bien élevées, bien mises, et nullement provinciales, ne différant des Parisiennes que par la prononciation des r, qui, pour les Basques, est toujours rrrh.

Nous attendons la flotte cuirassée; mais la mer est si mauvaise, que, si elle venait, nous ne pourrions communiquer avec elle. Il n'y a que peu de monde à Biarritz, quelques toilettes ébouriffantes et peu de jolis visages. Rien de plus laid que les baigneuses avec leur costume noir et leur bonnet de toile cirée. On m'a présenté au grand-duc de Leuchtenberg, qui a fort bon air. J'ai découvert qu'il lisait Schopenhauer, qu'il tenait pour la philosophie positive, et qu'il était un peu socialiste.

Je pense être à Paris dans les premiers jours d'octobre. N'y serez-vous pas? Je voudrais bien vous voir avant mon hivernage. J'engraisse d'une façon scandaleuse, et je respire beaucoup mieux qu'à Paris.

Adieu, chère amie; j'ai écrit une petite drôlerie qui pourra vous amuser, si vous daignez l'ouïr.


CCXCVII

Paris, 5 novembre 1866.

Nous serons donc comme Castor et Pollux, qui ne peuvent apparaître sur le même horizon! Je suis revenu il y a peu de jours. J'ai fait une course à la poste de Paris, et je reviens faire ma malle pour partir: j'en ai grand besoin, car les premières atteintes du froid se font très-désagréablement sentir, et je commence à tousser et à étouffer.

Outre le plaisir que j'aurais eu à vous voir, je m'en promettais à vous lire quelque chose de moi, traduit du russe. Étant à Biarritz, on disputa, un jour, sur les situations difficiles où on peut se trouver, comme par exemple Rodrigue entre son papa et Chimène, mademoiselle Camille entre son frère et son Curiace. La nuit, ayant pris un thé trop fort, j'écrivis une quinzaine de pages sur une situation de ce genre. La chose est fort morale au fond, mais il y a des détails qui pourraient être désapprouvés par monseigneur Dupanloup. Il y a aussi une pétition de principe nécessaire pour le développement du récit: deux personnes de sexe différent s'en vont dans une auberge; cela ne s'est jamais vu, mais cela m'était nécessaire, et, à côté d'eux, il se passe quelque chose de très-étrange. Ce n'est pas, je pense, ce que j'ai écrit de plus mal, bien que cela ait été écrit fort à la hâte. J'ai lu cela à la dame du logis. Il y avait alors à Biarritz la grande-duchesse Marie, la fille de Nicolas, à laquelle j'avais été présenté il y a quelques années. Nous avons renouvelé connaissance. Peu après ma lecture, je reçois la visite d'un homme de la police, se disant envoyé par la grande-duchesse. «Qu'y a-t-il, pour votre service?—Je viens, de la part de Son Altesse impériale, vous prier de venir ce soir chez elle avec votre roman.—Quel roman?—Celui que vous avez lu l'autre jour à Sa Majesté.» Je répondis que j'avais l'honneur d'être le bouffon de Sa Majesté, et que je ne pouvais aller travailler en ville sans sa permission: et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je m'attendais qu'il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié que non-seulement on m'autorisât, mais encore qu'on me priât d'aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager, j'écrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez bonne encre, et je lui annonçai ma visite. J'allais porter ma lettre à son hôtel; il faisait beaucoup de vent, et, dans une ruelle écartée, je rencontre une femme qui menaçait d'être emportée en mer par ses jupons, où le vent était entré, et qui était dans le plus grand embarras, aveuglée et étourdie par le bruit de la crinoline et tout ce qui s'ensuit. Je courus à son secours, j'eus beaucoup de peine à l'aider efficacement, et alors seulement je reconnus la grande-duchesse. Le coup de vent lui a épargné quelques petites épigrammes. Elle a été, d'ailleurs, très-bonne princesse avec moi, m'a donné de très-bon thé et des cigarettes, car elle fume comme presque toutes les dames russes. Son fils, le duc de Leuchtenberg, est un très-beau garçon, ayant l'air d'un étudiant allemand. Il m'a paru, comme je vous l'ai dit, très-bon diable, aimable, un petit peu républicain et socialiste, nihiliste par-dessus le marché, comme le Bazarof de Tourguenief; car les princes ne trouvent pas, dans ce temps-ci, que la République fasse des progrès assez rapides.

Adieu, chère amie; répondez-moi ici, mais tout de suite. Je ne vous tiens pas quitte de ma nouvelle. Que dites-vous du spectacle des inondations? vous l'avez eu dans toute son étendue. Je vous félicite de n'avoir pas été noyée. L'un de mes amis est resté deux jours sans trop manger, avec l'inquiétude de voir sa maison fondre sous lui comme un morceau de sucre.—Encore adieu.


CCXCVIII

Cannes, 3 janvier 1867.

Chère amie, j'ai reçu votre lettre avec beaucoup de remords. Il y a longtemps que je veux vous écrire; mais, d'abord, l'incertitude du lieu où vous êtes est un grand ennui. Vous êtes toujours par voies et par chemins, et on ne sait où vous prendre. En second lieu, vous n'avez pas répondu à une lettre très-longue et d'un très-beau style que je vous avais adressée. De plus, vous ne savez pas comme le temps passe dans un pays comme celui-ci, où il ne pleut jamais, et où l'importante affaire est de se chauffer au soleil ou de peindre des arbres et des rochers. J'avais apporté des livres pour travailler, mais je n'ai rien fait encore que lire (en prenant des notes) une histoire de Pierre le Grand, dont je voudrais un jour faire un article pour le Journal des Savants. Le grand homme était un insigne barbare, qui se grisait horriblement et commettait une faute de goût pour laquelle je vous ai trouvée très-sévère lorsque vous étudiiez la littérature grecque. Tout cela n'empêche pas qu'il ne fût en réalité très-supérieur à son temps. Je voudrais dire cela un jour aux personnes pleines de préjugés comme vous.

Je vous ai dit, quant à l'histoire dont je vous ai parlé, que je vous en ferais lecture un de ces jours, quand j'aurais le plaisir de vous revoir. Il n'est nullement question ni à propos de l'imprimer. Comme il n'y a rien dans cette œuvre qui soit en faveur du pouvoir temporel du pape, je craindrais qu'on ne la reçût pas avec bienveillance. N'êtes-vous pas frappée et humiliée de la profonde bêtise de ce temps-ci? Tout ce qui se dit pour et contre le pouvoir temporel est si niais et si absurde, que j'en rougis pour mon siècle.   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Une autre chose qui me rend furieux, c'est la façon dont on reçoit le projet de la réorganisation de l'armée. Tous les jeunes gens bien nés meurent de peur d'être dans le cas de se battre pour la patrie à un moment donné, et disent qu'il faut laisser ces vulgaires manières aux Prussiens. Imaginez un peu ce qui restera à la nation française si elle vient à perdre son courage militaire!—Je lis le roman de mon amie madame de Boigne[1]. Il m'afflige. C'est une personne de beaucoup d'esprit qui expose ses défauts et qui les critique très-amèrement, mais qui les garde. Elle a passé plus de trente ans sans me dire un mot de ce roman, et, dans son testament, elle a ordonné qu'on le publiât. Cela m'a surpris autant que si j'apprenais que vous venez d'imprimer un traité de géométrie.

Il faut que je vous dise quelque chose de ma santé, quoique le sujet ne soit pas agréable. Je suis de plus en plus poussif. Quelquefois, je me sens fort comme un Turc, je fais de longues promenades, et il me semble que je suis aussi bien que lorsque nous courions dans nos bois. Le soleil couché, ma poitrine se gonfle, j'étouffe, et le moindre mouvement m'est très-pénible. Ce qui est singulier, c'est que je ne suis pas plus mal, que je suis même mieux dans la position horizontale que debout ou assis.

Adieu, chère amie; je vous souhaite santé et prospérité.

[1] Une Passion dans le grand monde.


CCXCIX

Paris, jeudi 4 avril 1867.

Chère amie, me voici enfin à Paris, mais plus mort que vif. Je ne vous ai pas écrit, parce que j'étais trop triste et que je n'avais que des choses douloureuses à vous dire de moi et de ce monde sublunaire. Vous me trouverez bien souffrant, mais bien heureux de vous voir. Vendredi matin, s'il faisait beau, nous pourrions faire ensemble une promenade au musée du Louvre. Je n'ose guère sortir, tant j'ai peur du froid, et on me recommande de marcher. Je vous envoie le huitième volume de M. Guizot, qui vous divertira. Le temps noir et triste me fait grand mal. J'espère que vous êtes toujours en grande prospérité. On raccommode ma maison et je suis réduit à vivre dans mon salon, qui est triste comme une prison. Venez me consoler. Vous emporterez tous les livres que vous voudrez, et je ne vous demanderai pas de me laisser un gage.

Adieu. À bientôt, j'espère.


CCC

Paris, vendredi 30 avril 1867.

Chère amie, je suis bien fâché de vous savoir entourée de malades. Cela me fait craindre que vous ne pensiez pas à moi, qui le suis plus que jamais par le temps qu'il fait. Ne viendrez-vous pas me soigner un de ces jours? Je suis allé cependant à l'Exposition; je n'ai pas été ébloui. Il est vrai qu'il pleuvait à verse et qu'il m'a été impossible d'aller voir les bêtises amusantes qui sont, dit-on, dans le jardin. J'ai vu quelques beaux objets chinois, trop chers pour ma bourse; des tapis russes, tous déjà vendus. Il faudra qu'un de ces matins vous me meniez là et me guidiez dans mes acquisitions. Vous me paraissez très-enchantée de ce bazar: peut-être que votre enthousiasme éveillera le mien. Le temps pluvieux et sombre me fait beaucoup de mal. Je n'ose plus sortir et je vis comme un ours. Je meurs d'envie d'aller vous voir un soir, mais j'ai la conviction que je serais obligé de passer la nuit sur la première marche de votre escalier. Savez-vous quelque livre amusant à lire pour mes soirées? En attendant mieux, j'écris, pour le Journal des Savants, un article sur la princesse Sophie, sœur de Pierre le Grand. Je ne sais si cela vous amusera. Je vous le lirai prochainement.


CCCI

Mercredi, 26 juin 1867.

Chère amie, n'eût-il pas mieux valu m'apporter vous-même votre bouquet? vous m'avez fait grande peine en me l'envoyant. Je suis toujours très-grippé; mais comment se guérir avec le temps que nous avons!

Lisez le discours de Sainte-Beuve[1]; il vous amusera. Il est impossible d'avoir plus d'esprit. Mais, s'il voulait ce qu'il demandait, il a pris le meilleur moyen de se faire refuser. Je ne sais ce qu'il advient de son commerce d'épigrammes avec M. Lacaze, mais je crains que cela ne finisse par de la poudre. Il est impossible de se représenter l'expression de haine et de mépris profond de sa figure lorsqu'il lisait, car il a lu, ce qui a nui un peu à l'effet.

Je vous ai fait mes compliments de condoléance pour la perte de votre porte-monnaie à l'Exposition. Rendez-moi la pareille, car j'ai laissé le mien dans une voiture. Je demande partout des billets pour la cérémonie du 1er juillet. Je ne veux accepter pour vous que les meilleures places, et n'en puis trouver.

[1] À propos des bibliothèques populaires, séance du Sénat du 25 juin 1867.


CCCII

Paris, dimanche 30 juin 1867.

Chère amie, voici deux billets pour la cérémonie de demain[1]. Ils méritent un fameux pourboire, car j'ai eu bien de la peine à me les procurer. Je vous les envoie en hâte. Tâchez de ne pas être malade. Il fera terriblement chaud!

[1] Distribution des récompenses aux exposants.


CCCIII

Vendredi, 5 juillet 1867.

Chère amie, je suis charmé que vous vous soyez amusée. J'ai eu peur de la chaleur et du poids de mon harnais. Vous m'avez cherché vainement, je n'y suis point allé. Venez vite me conter les belles choses que vous avez vues et me donner votre opinion sur le sultan et les princes, qui ont eu l'avantage de vous contempler pendant trois heures. Je trouve que cette fusillade[1] gâte un peu nos affaires, qui allaient bien. C'est grand dommage.

[1] La mort de Maximilien.


CCCIV

Paris, 27 juillet 1867.

Chère amie, merci de votre lettre. Je suis toujours si souffrant, que je ne vous ai pas répondu tout de suite, espérant vous donner de meilleures nouvelles de moi; mais, quoi que je fasse et que j'avale, je suis toujours horriblement grippé. Je ne vous décrirai pas tous mes maux, mais croyez que j'en suis accablé. J'espère que vous me plaindrez. Je ne dors ni ne mange. Je vous envie ces deux facultés, que vous possédez avec bien d'autres.

Je vous félicite d'avoir revu longuement le sultan. S'est-il montré plus aimable pour votre sexe qu'il n'a fait à Paris? On me dit qu'on est très-mécontent de lui à l'Opéra. Le pacha d'Égypte a été plus bienveillant. Il a fait deux visites à mademoiselle ***, que je n'ose vous raconter, bien qu'elles fussent curieuses. On l'a réconcilié (c'est le pacha que je dis) avec son cousin Mustapha, mais on n'a jamais pu obtenir qu'ils prissent du café ensemble, chacun d'eux étant persuadé que ce serait trop dangereux, vu les grands progrès de la chimie. Si vous étiez à Paris, vous auriez vu quelque chose de très-beau qu'on m'a apporté. C'est une broche en forme d'écusson fleurdelisé, avec un portrait de Marie-Antoinette en miniature, fait probablement à Vienne avant son mariage et donné par elle à la princesse de Lamballe. Derrière, il y avait des cheveux, mais on les a enlevés. Après avoir fait une assez belle résistance, je me suis laissé vaincre, et j'ai aussitôt envoyé cela à Sa Majesté, qui fait collection de tout ce qui a appartenu à Marie-Antoinette. Ce sera certainement un des plus jolis souvenirs; ajoutez qu'il est, dit-on, des plus authentiques, et qu'il a été longtemps porté par madame de Lamballe. Pour moi, j'ai horreur de ces tristes antiquités-là, mais il ne faut pas discuter des goûts.

Madame *** est toujours ici faisant grand scandale très-ouvertement. Je regrette de ne pouvoir vous écrire tout ce qu'elle dit et fait. On prétend qu'il y a, dans le continent italien, deux autres femmes de ministres plus échevelées qu'elle.

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Je trouve que vous auriez pu être un peu plus polie et m'emprunter mes épreuves. Il n'y a rien qui soit plus pénible pour un auteur que les oublis de cette espèce. Le 1er août, il y avait un second article, et vous aurez à vous mettre en garde contre trois ou quatre autres. Si vous pouviez me trouver un euphémisme pour expliquer au lecteur en quoi Mentchikof se rendait agréable à Pierre le Grand, vous me rendriez service. Lisez encore, dans la Revue des Deux Mondes, l'article de M. Collin, sur les associations ouvrières (il est de M. Libri), et une lettre de M. d'Haussonville au prince Napoléon, très-propre à lui faire perdre le goût de la polémique dans les journaux. Sainte-Beuve est toujours assez malade. Il a autour de lui une grande quantité de femmes, comme le sultan Saladin. Vous ne me ferez pas croire que vous ayez à *** un autre temps que celui que nous avons ici, c'est-à-dire des rafales de pluie et de vent continuelles. Quand revenez-vous? J'aurais grand besoin de vous pour me raconter des histoires et me faire prendre mes maux en patience, chose bien difficile. J'ai lu, l'autre nuit, quand je ne respirais plus guère, les Propos de table de Luther. Ce gros homme me plaît avec tous ses préjugés et sa haine pour le diable.

Adieu, chère amie.


CCCV

Paris, 6 septembre 1867.

Chère amie, j'ai reçu votre lettre, qui m'a fait grand plaisir; je pense que le climat humide que vous habitez a dû s'améliorer beaucoup par cette grande chaleur. Pour moi, je m'en trouve assez bien et je respire, non pas tout à fait à pleins poumons, mais mieux que je n'avais fait depuis assez long temps. Cependant, j'ai eu le courage de refuser l'offre très-aimable que l'impératrice m'a renouvelée au moment de partir[1]. Je ne me sens pas assez sûr de moi pour m'exposer à être malade, et, quoi que je fusse assuré d'être bien soigné, je crois prudent et discret de ne pas me risquer. Peut-être, si le beau temps continue, essayerai-je mes forces en allant passer quelques jours à la campagne chez mon cousin. Il se peut que le changement d'air me soit bon, et il y a grande apparence que tous les étrangers qui viennent à Paris gâtent beaucoup notre atmosphère. Je suis allé l'autre jour à l'Exposition, où j'ai vu les Japonaises, qui m'ont plu beaucoup. Elles ont une peau couleur de café au lait, d'une teinte très-agréable. Autant que j'ai pu juger par les plis de leurs robes, elles ont des jambes minces comme des bâtons de chaise, ce qui est fâcheux. En les regardant avec les nombreux badauds qui les entouraient, je me figurais que les Européennes feraient moins bonne contenance en présence d'un public japonais. Vous représentez-vous, vous, montrée ainsi à Yeddo, et un épicier du prince Satzouma disant: «Je voudrais bien savoir si cette bosse qu'a cette dame par derrière sa robe est bien à elle.» À propos de bosses, on n'en porte plus du tout, et cela prouve qu'on n'en avait pas; car toutes les femmes se sont trouvées dans le même moment également à la mode.

Je suis en train de lire un livre abominable de madame *** contre M. S..., qu'elle appelle M. T...; c'est tout ce qu'on peut lire de plus indécent. Avec cela, il y a une sorte de talent.   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

J'ai fait, pour le Moniteur, un article remarquable par l'aménité du style, au sujet d'une chronique espagnole très-amusante que je vous prêterai un de ces jours, pourvu que vous me la rendiez. Vous y verrez comment on vivait en Espagne et en France au XVe siècle. Adieu; portez-vous bien. Ne vous enrhumez pas et donnez-moi de vos nouvelles.

[1] De l'accompagner dans son voyage en Orient.


CCCVI

Paris, 27 septembre 1867.

Chère amie, que devenez-vous? Il y a longtemps que je n'ai eu de vos nouvelles. Je viens de faire un coup d'audace: je suis allé passer trois jours à la campagne, chez mon cousin, auprès d'Arpajon, et cela ne m'a pas fait trop de mal, bien que le pays m'ait semblé froid et humide; mais, à présent, je ne crois pas qu'il y en ait de chauds. Je suppose qu'à *** vous devez être dans des brouillards continuels.

Je passe mon temps comme je puis, dans une solitude complète, ayant quelquefois envie de travailler, mais cela ne me dure pas assez pour aboutir. En outre, je suis très-mélancolique. Je crois que j'ai quelque mauvaise affaire aux yeux. J'ai envie et peur d'aller consulter Liebreich; mais, si je perds la vue, que deviendrai-je?

Il y a de par le monde un prince Augustin Galitzin qui s'est converti au catholicisme, et qui n'est pas bien fort en russe. Il a traduit un roman de Tourguenief qui s'appelle Fumée et qui paraît dans le Correspondant, journal clérical, dont le prince est un des bailleurs de fonds. Tourguenief m'a chargé de revoir les épreuves. Or, il y a des choses assez vives dans ce roman, qui font le désespoir du prince Galitzin; par exemple, une chose inouïe: une princesse russe qui fait l'amour avec aggravation d'adultère. Il saute les passages qui lui font trop de peine, et, moi, je les rétablis sur le texte. Il est quelquefois très-susceptible, comme vous allez voir. La grande dame se permet de venir voir son amant dans un hôtel, à Bade. Elle entre dans sa chambre, et le chapitre finit. L'histoire reprend ainsi dans l'original russe: «Deux heures après, Litvinof était seul sur son divan.» Le néo-catholique a traduit: «Une heure après, Litvinof était dans sa chambre.» Vous voyez bien que c'est beaucoup plus moral, et que supprimer une heure, c'est diminuer le péché de moitié. Ensuite, chambre, au lieu de divan, est bien plus vertueux: un divan est propre à des actions coupables. Moi, inflexible sur ma consigne, j'ai rétabli les deux heures et le divan; mais les chapitres où cela se trouve n'ont pas paru dans le Correspondant de ce mois. Je suppose que les gens respectables qui le dirigent ont exercé une censure absolue. Cela me divertit assez. Si le roman continue, il y a une très-belle scène où l'héroïne déchire un point d'Angleterre, qui est bien plus grave que le divan. Je les attends là.—Adieu, chère amie, donnez-moi de vos nouvelles. Je suis effrayé de la rapidité avec laquelle l'hiver s'approche.


CCCVII

Paris, lundi soir, 28 octobre 1867.

Chère amie, vous parlez de vie végétale. En vérité, c'est celle qu'on voudrait mener aujourd'hui; mais le siècle est au mouvement. Les végétaux humains sont aussi malheureux que ceux qui vivent au pied de l'Etna. De temps en temps, il leur tombe un fleuve de feu, et, presque toujours, ils sont emportés par les vapeurs sulfureuses. Ne trouvez-vous pas déplorable que Pie IX et Garibaldi, deux fanatiques, mettent tout en désarroi par leur obstination? Une chose qui montre les mœurs de ce temps-ci, c'est que ceux qui blâment l'envoi de nos troupes à Rome disent, quand on leur parle du traité du 15 septembre: «Qu'importe un traité? M. de Bismark ne les observe pas.» J'ai envie de leur prendre leur montre et de leur dire qu'il y a des exemples de montres volées. Ce qu'il y a de plus affligeant dans tout ceci, c'est que nous nous engageons de nouveau, pour je ne sais combien de temps, à garder le pape, qui ne nous en a pas la moindre reconnaissance.   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le Correspondant s'exécute et imprime la suite du roman de Tourguenief, sans cependant permettre que l'entrevue de Litvinof et d'Irène ait duré plus d'une heure. Je crois vous en avoir parlé. Le lisez-vous? Il est impossible que le Correspondant n'aille pas à ***. Au reste, je vous donnerai le roman à votre retour.

Je suis toujours souffreteux, respirant mal, et à la veille de ne plus respirer du tout. Cette mort si subite de M. Fould m'a fait beaucoup de peine. Elle a, d'ailleurs, été la plus douce qu'on puisse souhaiter; mais pourquoi si prompte? Il a écrit dix-huit lettres le matin même de sa mort, et, deux heures avant de se coucher, il semblait parfaitement bien portant. Il n'avait pas fait le moindre mouvement dans son lit, et on ne voyait pas la plus petite contraction dans ses traits; c'est exactement la même mort que celle de M. Ellice; c'est ce que les Anglais appellent visitation of God.

Je pense me mettre en route dans les premiers jours de novembre. On me presse de partir pour échapper aux rhumes dont il est si difficile de se préserver ici. Je suis à terminer une tartine pour le Moniteur, sur un bouquin grec, et je me mettrai en route dès que j'aurai fini. Adieu, chère amie; j'espère que vous reviendrez avant mon départ. Quittez tous ces vilains brouillards, prenez soin de vous. Adieu encore.   .   .   .   .   .   .

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CCCVIII

Paris, 8 novembre 1867.

Chère amie, je vous écris un mot à la hâte, au milieu des courses que je suis obligé de faire. Je pars demain pour Cannes, fort souffreteux; mais on m'y promet du soleil et de la chaleur. Ici, nous avons du froid et presque de la gelée. Je ne sors plus le soir, et ne mets le nez dehors que lorsque l'air est un peu réchauffé. Je ne sais pas combien de temps je pourrai rester là-bas; cela dépend un peu du pape, de Garibaldi et de M. de Bismark. Je suis, comme tout le monde, un peu dans la main de ces messieurs. Je ne connais rien de plus honteux que cette affaire de Garibaldi; si jamais homme fut dans l'obligation de se faire tuer, c'était lui, assurément. Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que le pape est bien convaincu qu'il ne nous a aucune obligation, et que c'est le ciel qui a tout fait pour ses beaux yeux. Adieu, chère amie.   .   .   .   .   .   .

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CCCIX

Cannes, 16 décembre 1867.

Chère amie, j'étais en peine de vous quand votre lettre est venue me rassurer. Vous devinez que tous ces changements de temps par lesquels nous avons passé ne m'ont fait aucun bien. Nous avons même eu de la neige pendant vingt-quatre heures, au grand étonnement des gamins et des chiens du pays. Cela ne s'était pas vu depuis vingt ans. Rien de plus amusant que les figures étonnées qui contemplaient le phénomène qu'ils n'avaient jamais vu que de loin sur les Alpes. On s'attendait à la destruction des fleurs, des orangers et même des oliviers; mais tout a résisté à merveille, il n'y a que les mouches qui en soient mortes.

Le beau temps est revenu depuis quelques jours, et je commence à respirer un peu moins mal. Je suis toujours à la merci du premier changement de temps, let il n'y a pas de baromètre que je ne surpasse par la sûreté de mes prédictions. Je suis fort effrayé de la politique; je trouve dans le ton général des journaux et des orateurs quelque chose qui me rappelle 1848. Ce sont des colères étranges sans causes apparentes. Tous les nerfs sont tendus. M. Thiers, après avoir passé toute sa vie dans les luttes politiques, est pris d'un tremblement nerveux parce qu'un avocat marseillais dit des platitudes qui ne méritaient qu'un sourire. Le plus fâcheux, c'est ce M. Rouher, qui veut outherod Herod[1], et qui prononce le mot le plus antipolitique dont tout ministre devrait s'abstenir. Je suis mécontent de tout le monde, à commencer par Garibaldi, qui ne fait pas son métier. S'en aller à Caprera, après avoir fait tuer quelques centaines de niais, me paraît le comble de la honte pour l'espèce révolutionnaire
et les noblemen anglais qui ont pris
cet animal pour quelque chose d'autre qu'un pantin.

Que vous dirai-je de la politique de M. Ollivier et tutti quanti? Ils ont beau tourner leurs phrases fort élégamment et affirmer qu'ils sont profondément convaincus, ils me semblent des acteurs de second ordre qui imitent les premiers rôles de façon à ne tromper personne. Nous nous rapetissons tous les jours. Il n'y a que M. de Bismark qui soit un vrai grand homme.

À propos, serait-il vrai qu'il eût dépensé ses fonds secrets? Je tiens l'achat des journaux pour très-probable. Mais, comme M. de Bismark n'enverra pas ses quittances à M. de Rerveguen, je pense que ces messieurs s'en tireront à leur honneur.

Je ne vois de lisible que l'Histoire de Pierre le Grand par M. Oustisalef. Je viens d'envoyer au Journal des Savants un grand article, plein de détails de torture, etc. Il s'agit de la destruction des strélitz.—Adieu.   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

[1] Expression anglaise: «surpasser Hérode en cruauté», c'est-à-dire «lutter de folie avec ses adversaires».


CCCX

Cannes, 5 janvier 1868.

Chère amie, pardon de vous répondre si tard. J'ai été et je suis encore très-souffrant. Le froid, qui a pénétré jusqu'ici, me fait beaucoup de mal. On dit qu'à Paris, c'est bien autre chose et que vous n'avez rien à envier à la Sibérie. Je suis quelquefois une bonne partie de la journée sans pouvoir respirer. Ce n'est pas une douleur aiguë, c'est un malaise des plus impatientants et qui agit le plus fort sur les nerfs. Vous me connaissez assez pour comprendre comment cela m'arrange. J'ai, en outre, de grandes inquiétudes pour mon pauvre ami Panizzi, qui est à Londres fort malade. Les dernières nouvelles étaient un peu meilleures, mais très-peu rassurantes encore. Il avait le découragement, qui est toujours un très-mauvais symptôme chez les malades.

Au milieu de toutes mes misères, je tue le temps comme je peux. J'envoie aujourd'hui au Journal des Savants la fin de la première partie de Pierre le Grand; car il y a des premières et des secondes parties comme dans les romans de Ponson du Terrail, et au Moniteur une grande tartine sur Pouchkine. Vous verrez tout cela en temps et lieu. Je lis un livre trop long et mal fait, mais dont l'auteur paraît honnête et dit ce qu'il a vu et entendu. Il faut passer ses réflexions, car il est un peu niais. C'est Dixon's New America. Il a vu les Mormons et, ce qui est encore plus curieux, la République de Mount-Lebanon; cela et le fénianisme donne une idée de l'Amérique. Décidément, le mot de Talleyrand la définit exactement. Adieu, chère amie; je vous souhaite santé et prospérité.


CCCXI

Cannes, 10 février 1868.

Chère amie, je suis fâché d'apprendre la mort de M. D...; je l'avais vu à ***, il y a je ne sais combien d'années. Il vous aimait beaucoup, et, bien qu'on doive s'attendre à perdre à chaque instant des amis de quatre-vingts ans, leur mort vient toujours comme un coup de foudre. Voilà une des grandes misères de ceux qui vivent longtemps, c'est de perdre tous les jours des amis et de se sentir un peu plus seuls.   .   .   .   .   .   .

Pour moi, je croîs en mélancolie et en humeur noire. Je n'ai pas encore pu m'accoutumer à souffrir et je m'en irrite, ce qui me donne deux maux au lieu d'un. Je pense rester ici au moins jusqu'à la fin du mois, en sorte que j'ai quelque espoir de vous retrouver à Paris. Je suis charmé que ma tartine sur Pouchkine ne vous ait pas trop ennuyée. Ce qu'il y a de beau, c'est que je l'ai écrite sans avoir les œuvres de Pouchkine avec moi. Ce que j'ai cité, ce sont des vers que j'avais appris par cœur dans le temps de ma grande ferveur russe. Il y a ici beaucoup de Russes, et j'avais chargé un de mes amis de m'emprunter le volume des poésies détachées, s'il y en avait dans la colonie moscovite. Il s'est adressé à une très-jolie femme qui, au lieu de vers, m'a envoyé un gros morceau de poisson du Volga, et deux oiseaux du même pays, tout cela cuit à quelques mètres du pôle. C'était assez bon. Le poisson devait être un gaillard de cinq à six pieds à en juger par la tranche qu'on m'a envoyée. Cette dame, qui s'appelle madame Voronine, a une tête charmante. Son mari a l'air d'un vrai Kalmouk. Il avait commencé par se faire refuser la main de la dame. Il s'est tiré un coup de pistolet et s'est manqué, et, pour sa peine, on l'a épousé.

Quant aux Anglais et aux Anglaises, jamais il n'y en a eu un si grand nombre avec des cheveux et des toilettes impossibles, des bas rouges et des paletots doublés de peaux de grèbe et des parasols. Depuis quinze jours, les parasols sont plus utiles que les fourrures, car le temps est magnifique et le soleil chaud comme en juin. Entre autres Anglais extraordinaires, il y a le duc de Buccleugh, qui a une corne au milieu du front. Son fils annonce une disposition à l'imiter. Ne croyez pas que je parle métaphoriquement. C'est une corne qui leur pousse au crâne et qui finira, je crois, par leur jouer un mauvais tour.

Je vous ai dit que j'avais Fumée, relié en volume à votre intention. Je pourrais vous l'envoyer si vous vouliez. Mais je crois me rappeler que vous m'avez pris les numéros du Correspondant où cela se trouve. C'est une des meilleures choses que M. Tourguenief ait encore faites.

La discussion sur la presse me dégoûte. Tout le monde ment trop, et pas une idée ne surgit qui n'ait été déjà dite vingt fois en meilleurs termes. Il me semble que le niveau de l'intelligence baisse fort, comme celui de l'honnêteté. C'est bien triste au fond. J'ai vu hier un de mes amis revenant de Mentana. Il m'a dit que les garibaldiens s'étaient bien battus; que c'était un mélange singulier d'abominable canaille et de fleur d'aristocratie. Adieu, chère amie; portez-vous bien et ne m'oubliez pas.


CCCXII

Montpellier, 20 avril 1868.

Chère amie, j'ai été si souffrant avant de venir ici, que j'avais perdu tout courage; il m'était impossible de penser, à plus forte raison d'écrire. Le hasard m'a fait savoir qu'il y avait à Montpellier un médecin qui traitait l'asthme par un procédé nouveau, et j'ai voulu essayer. Depuis cinq jours que je suis en traitement, il me semble que mon état s'est amélioré, et le médecin me donne assez bon espoir. On me met tous les matins dans un grand cylindre de fer, qui, je dois l'avouer, a l'air de ces monuments élevés par M. de Rambuteau. Il y a un bon fauteuil et des trous avec des glaces qui donnent assez de jour pour lire. On ferme une porte en fer et on refoule de l'air dans le cylindre avec une machine à vapeur. Au bout de quelques secondes, on sent comme des aiguilles qui vous entrent dans les oreilles. Peu à peu, on s'y habitue. Ce qui est plus important, c'est qu'on y respire merveilleusement. Je m'endors au bout d'une demi-heure, malgré la précaution que j'ai d'apporter la Revue des Deux Mondes. J'ai déjà pris quatre de ces bains d'air comprimé et je me trouve assez sensiblement mieux. Le médecin qui me gouverne, et qui n'a nullement l'encolure d'un charlatan, dit que mon cas n'est pas des pires et me promet de me guérir avec une quinzaine de bains. J'espère que je vous trouverai bientôt à Paris. Je regrette de ne pas assister à la discussion qui va avoir lieu au sujet des thèses de médecine. Avez-vous lu la lettre de l'abbé Dupanloup? L'âme de Torquemada est entrée dans son corps. Il nous brûlera tous si nous n'y prenons garde. Je crains que le Sénat ne dise et ne fasse à cette occasion tout ce qu'il y a de plus propre à le rendre ridicule et odieux. Vous ne sauriez croire combien tous ces vieux généraux qui ont traversé tant d'aventures ont peur du diable, à présent. Je ne sais pas si Sainte-Beuve est en état de parler comme mon journal l'annonce; j'en doute, et, d'ailleurs, je ne sais trop s'il prendrait la chose par le bon côté, j'entends de manière à détourner la bombe. Son affaire à lui est de dire sa râtelée sans se soucier des résultats, comme il a déjà fait à l'occasion du livre de Renan. Tout cela m'agace et me tourmente. Nous avons ici un temps admirable dont les natifs se plaignent fort, car il y a un an qu'il n'a plu. Cela n'empêche pas les feuilles de pousser et la campagne est magnifique. Malheureusement, mes bains me tiennent toute la matinée et je ne puis guère me promener. Il y a ici la foire sous mes fenêtres. On montre en face de moi une géante en robe de satin qui se relève pour faire voir les jambes. Le diamètre est à peu près celui de votre taille.

Je vous apporterai la traduction de Fumée. J'ai commencé un article sur Tourguenief, mais je ne sais si j'aurai la force de le terminer ici. Il n'y a rien de plus difficile que de travailler sur une table d'hôtel. Adieu, chère amie.


CCCXIII

Paris, 16 juin 1868.

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Je suppose que vous avez à peu près le même temps que nous, c'est-à-dire très-beau, et que vous n'avez pas à souffrir de l'excès d'humidité, qui est le mauvais côté de P... Ici, le commencement d'été est ravissant. Je suis allé avant-hier au bois de Boulogne, où j'ai vu les toilettes les plus mirobolantes. J'ai rencontré une fort belle personne, mise d'une façon très-extraordinaire et avec les cheveux d'une belle couleur aurore. J'aurais juré que c'était quelque demoiselle de la rue de Breda. J'ai fini par reconnaître en elle la femme d'un général, qui avait autrefois les cheveux châtain foncé. Les mœurs font des progrès singuliers. Un monsieur fort bien dans le monde vivait maritalement avec la femme d'un autre monsieur. Rentrant chez lui, il la trouve avec un troisième monsieur; sur quoi, il va trouver le mari et lui dit: «Je sais que vous désirez avoir des preuves de criminelle conversation pour obtenir une séparation de corps d'avec votre femme. Je vous apporte ces preuves.» Il lui remet un paquet de lettres, et ils se séparent en se donnant des marques d'estime réciproque. Il ne paraît pas qu'on l'ait mis à la porte de son club ni d'aucun salon où il allait.

M. Tourguenief vient de m'envoyer une nouvelle très-courte, mais très-jolie, qui s'appelle le Brigadier. On la traduit en ce moment, et, si on m'envoie des épreuves, je vous en ferai part. Les romans anglais deviennent si horriblement ennuyeux, que je n'y puis mordre. Il me semble qu'il n'y a plus ici que M. Ponson du Terrail, mais les feuilletons sont trop courts.

Je crois que j'irai à Londres à la fin du mois; j'espère vous voir à Hastings et à Paris vers la fin de juillet. Adieu, chère amie.


CCCXIV

Château de Fontainebleau, 4 août 1868.

Chère amie, je suis ici depuis une quinzaine de jours en assez bon état, trouvant que l'oisiveté la plus complète est très-bonne pour le corps et l'âme. Notre dernière promenade m'a laissé un très-doux souvenir. Et à vous? Ici, je me promène un peu, je ne lis guère, et je respire assez bien. Le ciel et les arbres me font plaisir à voir. Il n'y a personne au château, c'est-à-dire une trentaine de personnes au plus, dont les seuls étrangers au service, avec moi, sont des cousins et cousines de l'impératrice, aimables, et que j'ai connus à Madrid. J'avais gardé pour vous un exemplaire de Fumée, deuxième édition. À mon retour à Paris, dans une semaine, je pense, je le mettrai chez vous, ou je vous l'enverrai, si vous l'aimez mieux. J'avais apporté ici de quoi travailler; mais, comme on n'est jamais sur d'avoir une heure à soi, je ne fais rien du tout. J'ai fait une copie d'un portrait de Diane de Poitiers, d'après le Primatice; elle est représentée en Diane habillée d'un carquois, et il est évident qu'elle a posé, et que, des pieds jusqu'à la tête, tout est portrait. Même, si j'ose le dire, il résulte de l'examen de ses jambes qu'elle attachait ses jarretières au-dessous du genou, selon la mode du temps, qui a été abandonnée (à ce que j'ai entendu dire). Je vous montrerai cela, car ce portrait a une importance historique. Adieu, voici l'heure du déjeuner. Je vous envie les petits poissons que vous mangez peut-être en ce moment. Veuillez me dire ce que c'est que ce rocher élevé à Boulogne, près de l'endroit où l'on débarque. Cela m'a paru une monstruosité.


CCCXV

Paris, 2 septembre 1868.

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Pendant que j'étais à Fontainebleau, il m'est arrivé un accident étrange. J'ai eu l'idée d'écrire une nouvelle pour mon hôtesse, que je voulais payer en monnaie de singe. Je n'ai pas eu le temps de la terminer; mais, ici, j'y ai mis le mot fin, auquel je crains qu'on ne trouve des longueurs. Mais le plus étrange, c'est que j'avais à peine fini, que j'ai commencé une autre nouvelle; la recrudescence de cette maladie de jeunesse m'alarme, et ressemble beaucoup à une seconde enfance. Bien entendu, rien de cela n'est pour le public. Lorsque j'étais dans ce château, on lisait des romans modernes prodigieux, dont les auteurs m'étaient parfaitement inconnus. C'est pour imiter ces messieurs que cette dernière nouvelle est faite. La scène se passe en Lithuanie, pays qui vous est fort connu. On y parle le sanscrit presque pur. Une grande dame du pays, étant à la chasse, a eu le malheur d'être prise et emportée par un ours dépourvu de sensibilité, de quoi elle est restée folle; ce qui ne l'a pas empêchée de donner le jour à un garçon bien constitué qui grandit et devient charmant; seulement, il a des humeurs noires et des bizarreries inexplicables. On le marie, et, la première nuit de ses noces, il mange sa femme toute crue. Vous qui connaissez les ficelles, puisque je vous les dévoile, vous devinez tout de suite le pourquoi. C'est que ce monsieur est le fils illégitime de cet ours mal élevé. Che invenzione prelibata![1] Veuillez m'en donner votre avis, je vous en prie.

Je ne vais pas trop bien, et on me conseille d'aller reprendre des bains d'air comprimé à Montpellier. Il est probable que vous ne me retrouverez pas à Paris, si vous n'y rentrez pas avant le 1er octobre. Je vous laisserai le roman de Fumée, que j'ai pour vous depuis des siècles. Je ne sais ce que devient l'auteur, qui était dernièrement à Moscou avec la goutte et un roman historique en train. Je regrette beaucoup de n'avoir pas visité l'aquarium dont vous me parlez quand j'ai passé par Boulogne. Il n'y a rien qui m'amuse plus que les poissons et les fleurs de mer. J'ai dîné hier chez Sainte-Beuve, qui m'a fort intéressé. Bien qu'il souffre beaucoup, il a un esprit charmant. C'est assurément un des plus agréables causeurs que j'aie entendus. Il est très-alarmé des progrès que font les cléricaux et prend la chose à cœur. Je crois que le danger n'est pas de ce côté-là. . . .

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Adieu, chère amie; écrivez-moi et ne lâchez pas tant vos lettres, de façon à ne mettre que trois mots à la ligne. Dites-moi très-candidement votre avis sur l'invention de l'ours.

[1] C'est la nouvelle qui a paru, depuis, sous le titre de Lokis.


CCCXVI

Paris, mardi 29 septembre 1868.

Chère amie, l'important, c'est que cette lecture ne vous ait pas fatiguée. Est-il possible que vous n'ayez pas deviné tout de suite combien cet ours était mal léché? Pendant que je lisais, je voyais bien sur votre visage que vous n'admettiez pas ma donnée. Il me faut donc subir la vôtre. Croyez-vous que le lecteur, moins timoré que vous, acceptera ce conte de bonne femme, du regard? Ainsi, c'est un simple regard de l'ours qui a rendu folle cette pauvre femme et qui a valu à monsieur son fils ses instincts sanguinaires. Il sera fait selon votre volonté. Je me suis toujours bien trouvé de vos conseils; mais, cette fois, vous abusez de la permission.

Je pars pour Montpellier samedi prochain. J'espère vous dire adieu deux ou trois fois auparavant.


CCCXVII

Cannes, 16 novembre 1868.

Chère amie, j'ai été et je suis encore bien malade. Les bains d'air comprimé, qui m'avaient fait tant de bien le printemps passé, n'ont pu me guérir d'une bronchite qui a succédé à mon asthme et qui le vaut bien. Je suis depuis six semaines toussant et étouffant, sans que les différentes drogues que je prends avec beaucoup de docilité et de résignation me fassent assez d'effet pour que je puisse reprendre ma vie habituelle. Je ne sors plus que lorsqu'il fait très-chaud. Je dors très-mal, et je passe mon temps à entretenir les blue devils... C'est surtout la nuit que je souffre et me tourmente le plus. Si je suis aussi patraque avant l'hiver, que deviendrai-je lorsqu'il fera réellement froid? Voilà ce qui me préoccupe très-désagréablement. Depuis trois ou quatre, jours, cependant, je suis un peu moins mal.

J'ai fait, au milieu de mes insomnies, une copie soignée du Trouveur de miel[1], avec les changements que vous m'avez conseillés et qui me paraissent l'avoir amélioré. Il demeure douteux que l'ours ait poussé ses attentats jusqu'au point de troubler une généalogie illustre. Cependant, les personnes intelligentes comme vous comprendront qu'il est arrivé un accident très-grave. J'ai envoyé cette nouvelle édition à M. Tourguenief pour la révision de la couleur locale, dont je suis un peu en peine. Le diable, c'est que ni lui ni moi n'avons pu trouver un Lithuanien qui sût sa langue et connût son pays. J'avais quelque envie d'envoyer cela à l'impératrice pour sa fête; mais j'ai résisté à la tentation, et j'ai bien fait. Dieu sait ce que l'ours serait devenu, au milieu du monde qui est à Compiègne.—Nous avons eu un temps médiocre: ni froid ni vent, mais pas beaucoup de jours réellement beaux. Je suis ici depuis quinze jours. Le reste du temps, je l'ai passé à Montpellier, où je me suis horriblement ennuyé.   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Voilà le pauvre Rossini mort. On prétendait qu'il avait beaucoup travaillé, bien qu'il ne voulût rien publier; cela m'a toujours paru très-improbable. La considération de l'argent, qui avait une grande importance sur lui, aurait suffi pour qu'il publiât, s'il avait réellement composé quelque chose. C'était un des hommes les plus spirituels que j'aie vus, et on n'a rien entendu de plus merveilleux que l'air du Barbier de Séville chanté par lui. Aucun acteur ne lui était comparable. L'année paraît être mauvaise pour les grands hommes. On dit que Lamartine et Berryer sont très-gravement malades. Adieu, chère amie; donnez-moi de vos nouvelles et quittez au plus vite le pays humide que vous habitez. En province, on n'a pas de maison chaude.

Si vous connaissez quelque livre amusant, faites-m'en part, je vous prie.

[1] Lokis.


CCCXVIII

Cannes, 2 janvier 1869.

Chère amie, vous n'avez donc pas reçu une lettre que je vous ai adressée le mois passé à P... Je crains qu'elle n'ait été perdue. Je ne prétends pas cependant me justifier tout à fait. Si vous saviez quelle vilaine et monotone vie je mène, vous comprendriez que c'est bien assez de la supporter sans en rendre compte. Le fait est que je vais mal. Pas le moindre progrès! au contraire, on n'a pas même réussi à pallier les spasmes douloureux que j'éprouve de temps en temps. Nous avons un ciel et une mer magnifiques, et leurs influences, qui autrefois me rendaient la santé, sont nulles maintenant. Que faut-il faire? je n'en sais rien, mais souvent j'ai grand désir que cela finisse. Votre voyage me paraît très-agréable; mais je n'approuve pas votre retour par le Tyrol dans la saison que vous me dites. Vous aurez beaucoup de neige. Vous perdrez la peau de vos joues, et vous ne verrez rien de bien beau. N'importe par quel autre chemin, vous auriez mieux. Innspruck, ou plutôt Innsbruck, est une petite ville très-pittoresque; mais, pour qui a vu la Suisse, cela ne vaut pas la peine de se déranger, non plus que les statues de bronze de la cathédrale. Je ne vois sur votre route que Trente qui offre de l'intérêt.

Pourquoi n'iriez-vous pas en Sicile voir l'Etna, qui, dit-on, fait des siennes? Vous n'avez pas le mal de mer, et il est probable qu'à Naples on organise des bateaux pour aller voir le spectacle. Dans une huitaine de jours, vous aurez pu voir l'Etna, Palerme et Syracuse.

J'ai recopié l'Ours que vous savez et je l'ai léché avec un certain soin. Beaucoup de choses sont changées en mieux, je crois. Le titre et les noms changés également. Pour les personnes aussi peu intelligentes que vous, les manières de cet ours resteront fort mystérieuses. Mais on ne pourra rien conclure à son désavantage, quelque perspicace qu'on soit. Il y a une infinité de choses qui demeurent inexpliquées. Les médecins me disent que les plantigrades sont plus que d'autres bêtes en mesure de s'allier à nous; mais naturellement les exemples sont rares, les ours étant peu avantageux.   .   .   .   .   .

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Où est le sel de cette apoplexie de M. de Nieuwerkerke annoncée par tous les journaux et démentie plus tard? Comme on devient bête! Cela fait des progrès rapides. Avez-vous eu la curiosité d'aller entendre des discussions dans la salle du Pré-aux-Clercs sur le mariage et l'hérédité? On dit que cela est très-amusant pendant quelques minutes, et, par réflexion, très-effrayant lorsqu'on se représente combien de fous et de chiens enragés, courent les rues. On m'écrit qu'il y a des femmes qui font des discours qui ne sont ni les moins furieux, ni les moins bêtes. Ces symptômes me font frémir; on est dans ce pays volontairement aveugle.

Adieu, chère amie; je vous souhaite une bonne année.


CCCXIX

Cannes, 23 février 1869.

Ne m'en voulez pas, chère amie, si je ne vous écris pas. Je n'ai pas de bonnes nouvelles à vous donner de moi, et à quoi bon vous envoyer de mauvais bulletins? Le fait est que je suis toujours très-souffrant, et je m'aperçois que mon mal n'est pas guérissable. J'ai essayé de je ne sais combien de remèdes infaillibles; j'ai été entre les mains de trois ou quatre très-habiles hommes, pas un seul ne m'a donné le moindre soulagement. Je me trompe, j'ai trouvé à Nice, il y a quelque temps, un homme de beaucoup d'esprit, un peu charlatan, qui m'a donné gratis des pilules qui m'ont débarrassé de certaines suffocations très-pénibles qui arrivaient toutes les nuits. À présent, c'est le matin qu'elles me prennent, mais avec moins de force, et elles durent moins longtemps. Quant à la bronchite, qui est le morceau de résistance de ma maladie, elle est au beau fixe.

Souffreteux et triste comme je suis, je n'ai que la force de lire, et je n'ai guère de livres. J'ai lu avec intérêt, ces jours passés, les Mémoires d'un paysan écossais qui, à force d'intelligence et de travail, est devenu homme de lettres, professeur de géologie et un homme célèbre. Malheureusement, il s'est coupé la gorge il y a peu de temps, le travail ayant sans doute tout à fait usé sa cervelle. Il s'appelait Hugh Miller.—Je pense que vous trouverez mon Ours plus présentable sous sa nouvelle forme. Quand je puis peindre, j'y fais des illustrations pour le donner à l'impératrice quand je reviendrai à Paris. Ne croyez pas que je représente toutes les scènes, celle par exemple où cet ours s'oublie. Adieu, chère amie; je regrette pour vous que vous ne retourniez pas à Rome cette année. Il me semble que tout va se gâtant. Il n'y a plus d'Espagne; bientôt, il n'y aura plus de saint-siège. La perte sera plus' ou moins grande, selon les idées des gens. Mais c'est une chose qu'il faut voir une fois (comme diverses autres choses), pour n'avoir pas de tentations ni de regrets. Adieu.   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .


CCCXX

Cannes, 19 mars 1869.

Chère amie, j'ai été bien malade. Me voici en convalescence, bien faible encore, mais, dit-on, hors de tout danger. C'est une bronchite aiguë qui est venue s'ajouter à ma bronchite chronique. Pendant quatre ou cinq jours, j'ai été en danger. À présent, je me lève, je me promène dans ma chambre, et on me promet que bientôt je pourrai me promener au soleil. Adieu, chère amie. Santé et prospérité.


CCCXXI

Cannes, 23 avril 1869.

Chère amie, je pars après-demain en assez médiocre état, mais il me faut enfin quitter ce pays-ci. Mon cousin, dans la maison de qui je demeure, est mort, et sa pauvre femme n'a personne auprès d'elle. Je suis encore très-faible, mais je crois que je pourrai supporter la route. Je vous préviendrai lorsque je serai arrivé et j'espère vous trouver en bonne santé. Adieu, chère amie.


CCCXXII

Paris, dimanche 2 mai 1869.

Chère amie, je suis à Paris depuis quelques jours, mais j'étais si fatigué du voyage et si souffrant, que je n'ai pas eu le courage de vous écrire. Venez me voir pour me consoler. Adieu.


CCCXXIII

Paris, 4 mai 1869.

Je suis désolé que vous n'ayez pas attendu deux minutes. Vous n'avez pas voulu qu'on me prévînt, vous vous êtes bornée à remettre mon livre, et vous appelez cela une visite à un malade! Votre charité en a été facilement quitte. Mais cela ne compte pas; d'ailleurs, je suis un peu mieux; j'aurais besoin de vous pour me mener à l'Exposition, où je ne voudrais pas voir des croûtes et des nudités.—Vous serez mon guide. Vous souvenez-vous du temps où j'étais le vôtre?—Dites-moi quel jour vous conviendra. Adieu, chère amie.


CCCXXIV

Paris, samedi 12 juin 1869.

Chère amie, ce temps sombre avec des alternanatives de chaud et de froid me désole et me fait grand mal; aussi je suis d'une humeur de chien. Le tapage qui se fait tous les soirs sur les boulevards, et qui rappelle les beaux temps de 1848, ne contribue pas peu à m'attrister et à faire que, comme Hamlet, man delights me not nor woman neither.

Ce qui m'afflige le plus dans toutes ces tristes affaires, c'est la profonde bêtise. Ce peuple, qui se dit et se croit le plus spirituel de la terre, témoigne son désir de jouir du gouvernement républicain en démolissant les baraques où de pauvres gens vendent les journaux. Il crie Vive la Lanterne! et il casse les réverbères. C'est à se voiler la face. Le danger est qu'il y a pour la bêtise une sorte d'émulation comme pour toute autre chose, et, entre les Chambres et le gouvernement, Dieu sait ce qui se pourra faire.

Je passe mon temps à déchiffrer des lettres du duc d'Albe et de Philippe II que m'a données l'impératrice. Ils écrivaient tous les deux comme des chats. Je commence à lire assez couramment Philippe II; mais son capitaine général m'embarrasse encore beaucoup. Je viens de lire une de ses lettres à son auguste maître, écrite peu de jours après la mort du comte d'Egmont, et dans laquelle il s'apitoie sur le sort de la comtesse, qui n'a pas. un pain après avoir eu dix mille florins de dot. Philippe II a une manière embrouillée et longue de dire les choses les plus simples. Il est très-difficile de deviner ce qu'il veut, et il me semble que son but constant est d'embarrasser son lecteur et de l'abandonner à son initiative. Cela faisait la paire d'hommes la plus haïssable qui ait existé, et, malheureusement, ni l'un ni l'autre n'ont été pendus, ce qui n'est pas à la louange de la Providence. J'ai aussi reçu d'Angleterre un livre curieux, où l'on prétend que Jeanne la Folle n'était pas folle, mais hérétique, et que, pour cette raison, maman, papa, et son mari, et son fils, se sont entendus pour la tenir en prison avec, de temps à autre, un peu de torture. Vous lirez cela quand vous voudrez, le livre est à vos ordres.

Je n'ai pas grand'chose à vous dire de ma santé, qui n'est pas florissante; un peu meilleure peut-être qu'avant mon départ. Cependant, je tousse toujours et je ne puis ni manger ni dormir.

Adieu, chère amie; donnez-moi de vos nouvelles.


CCCXXV

Paris, 29 juin 1869.

Merci de votre lettre, chère amie. Je suis outré contre les poètes et les climats prétendus tempérés. Il n'y a pas de printemps, il n'y a pas même d'été. Aujourd'hui, je me suis hasardé dehors et je suis rentré transi. Quand je pense qu'il y a des gens qui vont dans les bois et qui y parlent même d'amour par des temps aussi cruels, je suis tenté de crier au miracle. Je dis que cela se fait encore, je me trompe, c'est impossible, et même jamais cela ne s'est fait. J'ai fini l'histoire de la princesse Tarakanof, qui était une péronnelle, mais elle avait un amant dont les lettres vous amuseront. Il a eu le sort de beaucoup de mortels. J'espère que le Journal des Savants pénètre à ***; sinon, je tâcherai de vous l'envoyer.

Je vais jeudi à Saint-Cloud, où je passerai probablement une quinzaine de jours. Je ne sais trop comment je soutiendrai la vie que je vais mener, bien que je sois, m'a-t-on dit, à peu près le seul invité. Au reste, si je m'en trouve mal, en une heure je puis être réintégré dans mes foyers. Je vous ai dit quelque chose de toutes les tribulations que j'ai ici dans ma maison, et je vous avouerai que ce n'est pas sans grande joie que je m'en éloigne. J'ai eu, depuis votre départ, deux ou trois scènes des plus ennuyeuses.

Je lis avec toute la peine possible le Saint Paul de M. Renan. Décidément, il a la monomanie du paysage. Au lieu de conter son affaire, il décrit les bois et les prés. Si j'étais abbé, je m'amuserais à lui faire un article de revue. Avez-vous lu la harangue de notre saint-père le pape?   .   .   .   .   .

Je suis sûr que nous allons avoir en paroles et en actions des énormités pour lesquelles il n'y aura pas assez de pommes cuites. Hélas! cela peut finir par des projectiles plus durs! Quel malheur que l'esprit moderne soit si plat! Croyez-vous qu'on l'ait jamais été autant? sans doute, il y a eu des siècles où l'on était plus ignorant, plus barbare, plus absurde, mais il y avait çà et là quelques grands génies pour faire compensation, tandis qu'aujourd'hui, ce me semble, c'est un nivellement très-bas de toutes les intelligences. Comme je ne sors guère, je lis beaucoup. On m'a envoyé les œuvres de Baudelaire, qui m'ont rendu furieux. Baudelaire était fou! Il est mort à l'hôpital après avoir fait des vers qui lui ont valu l'estime de Victor Hugo, et qui n'avaient d'autre mérite que d'être contraires aux mœurs. À présent, on en fait un homme de génie méconnu!—J'ai vu aujourd'hui un très-beau dessin d'une fresque merveilleuse découverte à Pompéi. Cela a l'air d'une procession en l'honneur de Cybèle, à qui Hercule rend visite. Devant Cybèle est un monsieur dépourvu de modestie; d'autres portent un serpent en grande pompe, un serpent roulé autour d'un arbre. Je ne comprends rien au sujet. Vous avez vu à Pompéi le petit temple d'Isis, c'est de ce côté qu'on a trouvé la fresque en question.—Adieu, chère amie; donnez-moi de vos nouvelles, afin que je puisse vous voir à votre passage. D'ici à quelques jours, vous pouvez m'écrire au palais de Saint-Cloud.


CCCXXVI

Paris, mercredi soir 5 août 1869.

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

J'ai passé un mois à Saint-Cloud en tolérable état. Je n'ai jamais été parfaitement bien les matins et les soirs, mais la journée n'était pas mauvaise. Le grand air m'a fait du bien, à ce que je crois, et m'a donné un peu de force. En revenant dimanche, j'ai été repris d'oppressions très-douloureuses qui ont duré deux jours. Puis mon médecin de Cannes est venu avec un remède nouveau de son invention, qui m'a guéri. Ce sont des pilules d'eucalyptus, et l'eucalyptus est un arbre de l'Australie, naturalisé à Cannes. Cela va bien, pourvu que cela dure, comme disait en l'air un homme qui tombait d'un cinquième étage.

À Saint-Cloud, j'ai lu l'Ours devant un auditoire très-select, dont plusieurs demoiselles, qui n'ont rien compris, à ce qu'il m'a semblé; ce qui m'a donné envie d'en faire cadeau à la Revue; puisque cela ne cause pas de scandale. Dites-moi votre façon de penser là-dessus, en tâchant de vous représenter très-exactement le pour et le contre. Il faut tenir compte des progrès en hypocrisie que le siècle a faits depuis quelques années. Qu'en diront vos amis? Aussi bien faut-il se faire ses histoires à soi-même, car celles qu'on vous fait ne sont guère amusantes.   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

N'avez-vous pas été affligée pour votre mère l'Église, de l'accident de Cracovie? je suis sûr que, si on y regardait de près, on trouverait ailleurs des choses semblables. Il faut lire l'affaire dans le Times.   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

J'ai dîné, il y a quelques jours, avec l'innocente Isabelle. Je l'ai trouvée mieux que je ne l'aurais cru. Le mari, qui est tout petit, est un monsieur très-poli et m'a fait beaucoup de compliments pas trop mal tournés. Le prince des Asturies est très-gentil et a l'air intelligent... Il ressemble à *** et aux infants du temps de Vélasquez. Je m'ennuie beaucoup. Il fait très-chaud au Luxembourg, et toute cette affaire du sénatus-consulte n'a rien de plaisant. On va ouvrir l'établissement au public, ce qui me déplaît fort[1].

Adieu, chère amie; écrivez-moi quelque chose de gai, car je suis fort mélancolique. J'aurais bien besoin de votre gaieté et de votre présence réelle.

[1] Les séances du Sénat allaient devenir publiques.


CCCXXVII

Paris, 7 septembre 1869.

Chère amie, comptez-vous rester encore longtemps à ***? ne reviendrez-vous pas bientôt ici? Je commence à regarder du côté du Midi, bien que je n'aie pas encore senti les approches de l'hiver; mais je me suis promis de ne pas me laisser surprendre par le froid. Je suis depuis quelques jours un peu mieux, ou, pour parler plus exactement, moins mal. J'ai pris ici des bains d'air comprimé qui m'ont fait un peu de bien, et on me fait suivre un traitement nouveau qui me réussit assez. Je suis toujours très-solitaire, je ne sors jamais le soir et ne vois presque personne. Moyennant toutes ces précautions, je vis, ou à peu près. Buloz est parvenu à me séduire. À Saint-Cloud, l'impératrice m'avait fait lire l'Ours;—cela s'appelle à présent Lokis (c'est ours en jmoude)—devant de petites demoiselles qui, ainsi que je crois vous l'avoir dit, n'y ont rien compris du tout. Cela m'a encouragé, et, le 15 de ce mois, la chose paraîtra dans la Revue. J'y ai fait quelques changements outre les noms, et j'aurais voulu en faire beaucoup d'autres, mais le courage m'a manqué. Vous me direz ce que vous en pensez.

Hier, nous avons fini notre petite affaire[1]. Je ne sais trop ce qui en résultera; le respectable public est si parfaitement bête, qu'il a peur à présent de ce qu'il a voulu. Il me semble que le bourgeois, qui votait pour M. Ferry il y a quelques mois, pense qu'il va se trouver désarmé devant des journées de juin plus ou moins prochaines; sa spécialité est de n'être jamais content, de ses œuvres particulièrement. La maladie de l'empereur n'est pas grave, mais elle peut se prolonger et se renouveler. On dit, et je suis porté à le croire, que le grand voyage d'Orient sera décommandé; peut-être, encore les mauvaises relations entre le sultan et le vice-roi sont-elles suffisantes pour mettre à vau-l'eau les projets d'excursion.

Avez-vous lu, dans la Revue des Deux Mondes, l'histoire de la princesse Tarakanof? mais cela est vieux et je crois vous avoir montré les épreuves.

Je dois faire cet hiver une Vie de Cervantes pour servir de préface à une nouvelle traduction de Don Quichotte. Y a-t-il longtemps que vous n'avez lu Don Quichotte? vous amuse-t-il toujours? vous êtes-vous rendu compte du pourquoi? Il m'amuse et je n'en trouve pas de raison valable; au contraire, j'en pourrais dire beaucoup qui devraient prouver que le livre est mauvais; pourtant, il est excellent. Je voudrais savoir vos idées là-dessus; faites-moi le plaisir de relire quelques chapitres et de vous faire des questions; je compte sur ce service de votre part.

Adieu; j'espère que le mois ne se passera pas sans que je vous voie.

[1] Adoption du projet de sénatus-consulte, séance du 6 septembre 1869.


CCCXXVIII

Cannes, 11 novembre 1869.

Chère amie, je suis ici par le plus beau temps et le plus persistant du monde; ce qui réduit au désespoir les jardiniers, qui ne peuvent faire pousser leurs choux. J'ai le regret de ne m'y guère porter mieux que s'il faisait mauvais temps. J'ai toujours, matin et soir, des moments d'oppression très-pénible; je ne puis marcher sans me fatiguer et sans étouffer; enfin, je suis toujours très-patraque et misérable. J'ai eu, de plus, des tracas très-graves: P..., que j'avais emmenée avec moi, est devenue tout à coup si maussade et si impertinente, que j'ai dû la renvoyer; vous sentez que perdre une femme qui est depuis quarante ans chez moi n'est pas chose agréable. Heureusement, le repentir est venu; elle a demandé pardon avec tant d'instances, que j'ai eu un assez bon prétexte pour céder et la conserver. Il est si difficile aujourd'hui de trouver des domestiques sûrs, et P... a tant de qualités, qu'il m'aurait été impossible de la remplacer. J'espère que la colère et la fermeté dont j'ai fait preuve et dont, entre vous et moi, je ne me croyais guère capable, auront un effet salutaire pour l'avenir et empêcheront le retour de semblables incidents.

J'ai déjeuné hier à Nice avec M. Thiers, qui est bien changé au physique depuis la mort de madame Dosne, et au moral nullement, à ce qu'il m'a semblé. Sa belle-mère était l'âme de sa maison; elle lui avait fait un salon, lui amenait du monde, savait être aimable pour les gens politiques ou autres. Enfin, elle régnait dans une cour composée d'éléments très-hétérogènes, et avait l'art de les tourner tous au profit de M. Thiers. Aujourd'hui, la solitude a commencé pour lui; sa femme ne se mêlera de rien.

En politique, j'ai trouvé Thiers encore plus changé; il est redevenu sensé, à voir cette immense folie qui s'est emparée de ce pays-ci, et il s'apprête à la combattre, comme il faisait en 1849. Je crains qu'il ne se fasse un peu d'illusion sur ses forces. Il est beaucoup plus facile de crever les outres d'Éole que de les raccommoder et de les rendre air tight. Il me semble probable que nous allons à un combat; le chassepot est tout-puissant et pourra donner à la populace de Paris une leçon historique, comme disait le général Changarnier; mais saura-t-on s'en servir à propos? Après s'en être servi, que pourra-t-on faire? Le gouvernement personnel est devenu impossible, et le gouvernement parlementaire, sans bonne foi, sans honnêteté et sans hommes habiles, me paraît non moins impossible. Enfin, l'avenir, et je pourrais dire le présent, est pour moi des plus sombres.

Adieu, chère amie; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.


CCCXXIX

Cannes, 6 janvier 1870.

Chère amie, je vous remercie de votre lettre et de vos souhaits. Si je n'y ai pas répondu tout de suite, c'est que je n'en avais pas la force matérielle. Le froid qui est venu tout à coup très-rigoureux m'avait fait le plus grand mal. Aujourd'hui, je suis un peu moins souffrant, et j'en profite pour vous écrire. Je suis bien découragé; rien ne me réussit. J'essaye de tous les remèdes, et je me retrouve toujours au même point; après quelques jours de calme, le mal revient aussi puissant que jamais, je dors très-mal et très-difficilement. Non-seulement, je ne mange pas, mais j'ai horreur de toute espèce d'aliment. Presque tout le jour, j'éprouve un malaise affreux, parfois des spasmes; je puis à peine lire, et, bien souvent, je ne comprends pas ce que j'ai sous les yeux. J'ai une idée que je voudrais mettre en œuvre; mais comment travailler au milieu de ces ennuis! Voilà, chère amie, la situation où je me trouve. J'ai la certitude que c'est une mort lente et très-douloureuse qui s'approche. Il faut en prendre son parti.

La politique, à laquelle je ne comprends plus rien du tout, n'est pas faite pour me donner des distractions agréables. Il me semble que nous marchons à une révolution pire que celle que nous avons traversée ensemble assez gaiement il y a une vingtaine d'années. Je voudrais bien que la représentation fût un peu retardée, pour n'y pas assister.

Il a gelé ici à six degrés, phénomène qui ne s'était pas produit depuis 1821, au dire des anciens; tous les jardins ont été ravagés. Le froid est venu au moment où l'on pouvait se croire en plein été; la saison était avancée, tout était en fleur. C'était lamentable de voir les grandes plantes à belles fleurs comme les wigandias, hauts de sept à huit pieds la veille, avec de nombreux boutons, réduits en consistance d'épinards dans l'espace d'une nuit. Adieu, chère amie; portez-vous bien et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles. Je vous souhaite une bonne année...


CCCXXX

Cannes, 10 février 1870.

Chère amie, s'il y a longtemps que je ne vous ai écrit, c'est que je n'avais que de tristes choses à vous dire de moi. Je suis toujours de plus en plus patraque et je mène une vie vraiment misérable. Je ne dors presque pas et je souffre presque tout le reste du temps. Ajoutez à cela que l'hiver a été affreux. Toutes les belles fleurs qui faisaient la gloire du pays ont été détruites, beaucoup d'orangers ont gelé, et il n'y aura pas de fleurs assez pour vous faire de la pommade. Jugez de l'effet que produit sur un être nerveux comme moi la pluie, le froid, la grêle du ciel; on en souffre dix fois plus ici qu'on ne ferait à Paris.

Eh bien, vous avez eu une émeute aussi bête que le héros[1] qui en a été la cause; nous présentons un triste spectacle par la façon dont nous usons de la liberté et du gouvernement parlementaire. Il est impossible de n'être pas frappé de l'audace vraiment risible avec laquelle on présente et on soutient à la Chambre les spropositi les plus énormes, que personne ne s'aviserait d'émettre dans un salon. Ce régime représentatif est une comédie peu amusante; tout le monde y ment avec effronterie et néanmoins se laisse prendre par le mieux disant. Il y a des gens qui trouvent que Crémieux est éloquent et que Rochefort est un grand citoyen.—On était certainement bien bête en 1848, mais on l'est encore plus aujourd'hui.

Je fais l'essai d'un papier chimique anglais et je ne sais si vous pourrez me lire. Je viens de traduire pour la Revue une nouvelle de Tourguenief qui paraîtra le mois prochain. J'écris pour moi et peut-être pour vous une petite histoire où il est fort question d'amour. Adieu; je vous souhaite santé et prospérité.

[1] Victor Noir.


CCCXXXI

Cannes, 7 avril 1870.

Chère amie, je ne vous ai pas écrit parce que je n'avais que de mauvaises nouvelles à vous donner. J'ai été toujours sinon malade, du moins souffrant. Je le suis encore. Je suis d'une faiblesse désespérante, et il m'est impossible d'aller à cent pas de chez moi sans m'asseoir plusieurs fois. Très-souvent, surtout la nuit, je suis pris de crises très-douloureuses et qui durent longtemps. «Les nerfs!» me dit-on. Or, la médecine, comme vous le savez, est à peu près impuissante lorsqu'il s'agit de nerfs. Lundi dernier, voulant faire une expérience et savoir si je pouvais supporter le voyage de Paris, je suis allé à Nice faire des visites. J'ai cru un instant que je commettrais l'indiscrétion de mourir chez quelqu'un que je ne connaissais pas assez intimement pour prendre cette liberté. Je suis revenu ici en mauvais état et j'ai passé vingt-quatre heures à étouffer. Hier, j'ai été un peu mieux. Je suis sorti et me suis promené au bord de la mer, suivi d'un pliant sur lequel je m'asseyais tous les dix pas. Voilà ma vie. J'espère pouvoir, à la fin du mois, me mettre en route pour Paris. La chose sera-t-elle possible? Je me demande souvent si je pourrai monter mon escalier? Vous qui savez tant de choses, connaissez-vous quelque appartement où je pourrais caser mes livres et ma personne sans monter beaucoup de marches? Je voudrais bien n'être pas trop loin de l'Institut.

J'ai reçu une lettre, très-bien tournée, de M. Émile Ollivier, qui me demande ma voix[1]. Je lui ai répondu que je n'étais plus de ce monde; je pense qu'il sera nommé sans difficulté.

Que vous avez raison de trouver que tout le monde est fou! La gauche soutenant que consulter le peuple sur la constitution, c'est faire du despotisme, prouve bien de quel faux métal elle est fondue! Mais le plus triste, c'est que tant d'absurdité ne révolte personne. Au fond, nous sommes dans un temps où il n'y a plus ni ridicule ni absurdité. Tout se dit et tout s'imprime sans scandale.

Je ne sais quand paraîtra la notice sur Cervantes; elle sera en tête d'une grande et belle édition de Don Quichotte, que je vous ferai lire un de ces jours. Quant à l'histoire dont je vous ai parlé, je la réserve pour mes œuvres posthumes. Cependant, si vous voulez la lire en manuscrit, vous pourrez avoir ce plaisir, qui durera un quart d'heure.

Adieu, chère amie; portez-vous bien. La santé est le premier des biens. Je ne bougerai pas avant la fin d'avril. Je pense vous retrouver à Paris. Adieu encore.

[1] Pour l'Académie française.


CCCXXXII

Cannes, 15 mai 1870.

Chère amie, j'ai été bien malade et je le suis encore. Il n'y a que quelques jours qu'on me permet de mettre le nez dehors. Je suis horriblement faible; cependant, on me fait espérer qu'à la fin de la semaine prochaine je pourrai me mettre en route. Probablement je reviendrai à petites journées, car je ne pourrais jamais supporter vingt-quatre heures de chemin de fer. Ma santé est absolument ruinée. Je ne puis encore m'habituer à cette vie de privations et de souffrances; mais, que je m'y résigne ou non, je suis condamné. Je voudrais au moins trouver quelques distractions dans le travail; mais, pour travailler, il faut une force qui me manque. J'envie beaucoup quelques-uns de mes amis, qui ont trouvé moyen de sortir de ce monde tout d'un coup, sans souffrances, et sans les ennuyeux avertissements que je reçois tous les jours. Les tracas politiques dont vous me parlez ont troublé aussi le petit coin de terre que j'habite. J'ai vu ici pleinement combien les hommes sont ignorants et bêtes. Je suis convaincu que bien peu d'électeurs ont eu connaissance de ce qu'ils faisaient. Les rouges, qui sont ici en majorité, avaient persuadé aux imbéciles, encore bien plus nombreux, qu'il s'agissait d'un impôt nouveau à établir. Enfin, le résultat a été bon[1]. «C'est bien coupé, il s'agit de coudre,» comme disait Catherine de Médicis à Henri III. Malheureusement, je ne vois guère dans ce pays-ci des gens qui sachent manier l'aiguille. Comment trouvez-vous mon ami M. Thiers, qui, après l'histoire des banquets en 1848, recommence la même tactique? On dit qu'on n'attrape pas les pies deux fois de suite avec le même piège; mais les hommes, et les hommes d'esprit, sont bien plus faciles à prendre.

Je pense à quitter mon logement, et je voudrais bien en trouver un moins élevé dans votre quartier. Pouvez-vous me donner des informations et des idées à ce sujet?   .   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Rien de plus beau que ce pays-ci en cette saison. Il y a tant de fleurs et de si belles partout, que la verdure est une exception dans le paysage. Adieu.

[1] Le vote du plébiscite.


CCCXXXIII

Paris, 26 juin 1870.

Chère amie, je suis malade depuis un mois. Il m'est impossible de rien faire, même lire. Je souffre beaucoup et n'ai que peu d'espérance. Cela durera peut-être longtemps. J'ai mis de l'ordre dans un des rayons de ma bibliothèque, et je vous garde les Lettres de madame de Sévigné, en douze volumes, et un petit Shakespeare. Quand vous viendrez à Paris, je vous les enverrai. Merci de penser à moi.


CCCXXXIV

Paris, 18 juillet 1870.

Chère amie, j'ai été et je suis encore bien malade. Depuis six semaines, je n'ai pu sortir de ma chambre et presque de mon lit. C'est la troisième ou quatrième bronchite qui m'arrive depuis le commencement de l'année. Cela ne me promet rien de bon pour l'hiver prochain. Lorsque la chaleur que nous avons eue ne me met pas à l'abri des rhumes, que sera-ce lorsqu'il fera froid?

Je crois qu'il faut se porter admirablement bien et avoir des nerfs d'une vigueur particulière pour que les événements qui se passent glissent sans trop affecter. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que j'éprouve. Je suis de ceux qui croient que la chose ne pouvait pas s'éviter[1]. On aurait peut-être pu retarder l'explosion, mais il était impossible de la conjurer absolument. Ici, la guerre est plus populaire qu'elle ne l'a jamais été, même parmi les bourgeois. On est très-braillard, ce qui est mauvais assurément; mais on s'enrôle et on donne de l'argent, ce qui est l'essentiel. Les militaires sont pleins de confiance; mais, quand on pense que tout l'avenir est soumis au hasard d'un boulet ou d'une balle, il est difficile de partager cette confiance.

Au revoir, chère amie; je suis déjà fatigué de vous avoir écrit ces deux petites pages. Je suis patraque au dernier point; cependant, mes médecins disent que je suis mieux, mais je ne m'en aperçois guère. Je n'ai point envoyé chez vous les livres, craignant qu'il n'y eût personne pour les recevoir.

Adieu encore; je vous embrasse de cœur.

[1] La guerre avec la Prusse.


CCCXXXV

Paris, mardi 9 août 1870.

Chère amie, je pense que vous ferez bien de ne pas venir à Paris en ce moment; je crains qu'il n'y ait sous peu de tristes scènes. On ne voit que des gens abattus ou des ivrognes qui chantent la Marseillaise. Grand désordre partout! L'armée a été et est admirable; mais il paraît que nous n'avons pas de généraux. Tout peut encore se réparer; mais, pour cela, il faut presque un miracle.

Je ne suis pas plus mal, seulement accablé de cette situation. Je vous écris du Luxembourg, ou nous ne faisons qu'échanger des espérances et des craintes. Donnez-moi de vos nouvelles. Adieu.


CCCXXXVI

Paris, 29 août 1870.

Chère amie, merci de votre lettre. Je suis toujours très-souffrant et très-nerveux. On le serait à moins; je vois les choses en noir. Depuis quelques jours, cependant, elles se sont un peu améliorées. Les militaires montrent de la confiance. Les soldats et les gardes mobiles se battent parfaitement; il paraît que l'armée du maréchal Bazaine a fait des prodiges, bien quelle se soit toujours battue un contre trois. Maintenant, demain, aujourd'hui peut-être, on croit à une nouvelle grande bataille. Ces dernières affaires ont été épouvantables. Les Prussiens font la guerre à coups d'hommes. Jusqu'à présent, cela leur a réussi; mais il paraît qu'autour de Metz, le carnage a été tel, que cela leur a donné beaucoup à penser. On dit que les demoiselles de Berlin ont perdu tous leurs valseurs. Si nous pouvons reconduire le reste à la frontière, ou les enterrer chez nous, ce qui vaudrait mieux, nous ne serons pas au bout de nos misères. Cette terrible boucherie, il ne faut pas se le dissimuler, n'est qu'un prologue à une tragédie dont le diable seul sait le dénoûment. Une nation n'est pas impunément remuée comme a été la nôtre. Il est impossible que de notre victoire comme de notre défaite ne sorte une révolution. Tout le sang qui a coulé ou coulera est au profit de la République, c'est-à-dire du désordre organisé.

Adieu, chère amie; restez à P..., vous y êtes très-bien. Ici, nous sommes encore très-tranquilles; nous attendons les Prussiens avec beaucoup de sang-froid; mais le diable n'y perdra rien. Adieu encore.   .   .   .   .   .   .


CCCXXXVII

Cannes, 23 septembre 1870[1].

Chère amie, je suis bien malade, si malade, que c'est une rude affaire d'écrire. Il y a un peu d'amélioration. Je vous écrirai bientôt, j'espère, plus en détail. Faites prendre chez moi, à Paris, les Lettres de madame de Sévigné et un Shakespeare. J'aurais dû les faire porter chez vous, mais je suis parti.

Adieu. Je vous embrasse.

[1] Dernière lettre, écrite deux heures avant sa mort.

FIN.

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