Lettres à une inconnue, Tome Deuxième: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
[1] En Écosse.
Marseille, 18 novembre 1860.
Malheureusement, il était trop tard! On met sur raffiche que les bateaux partent à quatre heures, et c'est à midi. Mardi prochain, mon petit paquet partira sans faute. Je pense que ma lettre partira par le même paquebot. Et maintenant que cette grande affaire est terminée, je reprends mes questions: Êtes-vous allée voir les bains maures? Quelles femmes avez-vous vues à ces bains? Je suis porté à croire que l'habitude de vivre les jambes croisées doit leur faire des genoux horribles. Si vous n'approuvez pas leurs façons de toilette, je suppose que vous adopterez le kohl pour les yeux. Outre que cela est très-joli, on dit encore que l'usage en est excellent pour se préserver des ophthalmies, très-ordinaires et très-dangereuses pour nos yeux européens dans les climats chauds. Je vous accorde donc mon autorisation sur cet article.
Je suis fâché de la mort de la pauvre lady M***, qui était une bonne femme, malgré ses opinions sur les hommes et sur les choses. Est-il vrai qu'elle ait écrit un livre, un voyage ou un roman? je ne sais plus lequel, mais on m'en a dit du bien en Angleterre. Mon ami de Glenquoich, M. Ellice, va être mon voisin cet hiver. Il vient d'acheter en Écosse, pour cent vingt mille livres sterling, une terre à côté de la sienne, ou plutôt des lacs, des rochers et des bruyères de plusieurs lieues en long et en large. Je ne me représente guère ce que cela peut rapporter, sinon des grouses et des cerfs dans la saison. Il me semble que, si j'avais trois millions à mettre en terre, je préférerais les employer au Midi qu'au Nord. J'emporte avec moi une nouvelle édition des œuvres de Pouschkine, et j'ai promis de faire un article sur lui. Je me suis mis à lire ses poésies lyriques et j'y trouve des choses magnifiques, tout à fait selon mon cœur, c'est-à-dire grecques par la vérité et la simplicité. Il y en a quelques-unes très-vives que je voudrais traduire pourtant, parce qu'en ce genre, de même qu'en bien d'autres, il me paraît très-supérieur pour la précision et la netteté. Quelque chose dans le genre de l'ode de Sappho, Δἑδὴχε μἐυ ᾶ σελἁνοι, me rappelle que je vous écris la nuit dans une chambre d'auberge, et je pense à toute sorte d'histoires du bon temps, etc. De toutes les petites misères de ce temps-ci, la pire pour moi, c'est l'insomnie. Toutes les idées sont noires et on se prend en grippe soi-même.
Adieu, chère amie; tâchez de vous bien porter et de dormir. Vous avez encore plus beau temps que nous et plus joyeuse compagnie. Mangez-vous des bananes à Alger? C'est le meilleur fruit du monde, à mon avis, mais je voudrais en manger avec vous. Sur cette idée-là, chère amie, je vous souhaite le bonsoir. Je serai à Cannes vers le 25 de ce mois.
CCXXXV
Cannes, 13 décembre 1860.
Vous écrivez avec une concision toute lacédémonienne, et, de plus, vous avez un papier qui sans doute ne se fabrique qu'exprès pour vous. Pourtant, vous avez beaucoup de choses intéressantes à me conter. Vous vivez parmi les barbares, où il y a toujours à observer, et vous pouvez voir mieux que personne, à cause de la crinoline que vous portez, et qui est un passe-port très-utile. Malgré cela, vous ne m'avez appris qu'une particularité, que je soupçonnais déjà, et encore, vous ne m'avez pas dit ce que vous en pensiez, et si vous trouviez que cela fût digne d'être imité. Vous avez dû voir dans les bazars une grande quantité de brimborions, et vous auriez pu les examiner et me rendre compte de ce qui aurait dû me convenir. Enfin, vous ne vous acquittez pas du tout de votre rôle de voyageuse. Pour moi, je vis dans mon trou et je n'ai rien à vous mander, si ce n'est que nous avons eu un temps de chien au commencement de ce mois. La Siagne, qui est un petit ruisseau entre la montagne de l'Estérel et Cannes, a débordé et couvert la plaine, ce qui lui donne un aspect des plus curieux et des plus pittoresques. La mer, de son côté, poussée par un vent du sud, venait battre en bas de mon balcon, et ma maison a été changée en île pendant une nuit. Tous ces désastres ont été effacés par un jour de soleil. J'ai chaud et je me porte assez bien, mais je dors mal et j'ai tout à fait perdu l'habitude de manger; pourtant, je fais plus d'exercice qu'à Paris.
Le remue-ménage politique du commencement de ce mois m'a un peu agité, quelque désintéressé que je sois dans la question. Vous savez combien j'étais lié avec la principale victime[1]. Je ne sais rien encore de positif au sujet des motifs de sa disgrâce. Il est évident seulement qu'il y a une belle dame dans l'affaire, laquelle tenait beaucoup, je crois, à occuper son appartement, et qui y travaillait depuis longtemps déjà. Il a pris la chose moins philosophiquement que je ne croyais, et que je n'aurais fait à sa place. Mais il y a eu des procédés qui l'ont blessé, à ce que je crois. Quant aux mesures libérales, je ne sais trop qu'en penser; il faut voir à l'œuvre. Je ne pense pas qu'elles fussent nécessaires; mais, en principe, il vaut mieux donner que d'accorder ce qu'on demande après avoir laissé le temps de demander et d'être impatient. D'un autre côté, il se peut que l'empereur cherche dans les Chambres un appui pour sortir de la fausse position où nous sommes en Italie, gardant un pape qui nous excommunie in petto, et près de nous brouiller avec nos amis pour ménager la vanité d'un bambin[2] qui ne nous a jamais voulu de bien. Il est clair que, si les Chambres, dans leur adresse, recommandent la doctrine de non-intervention, ce sera un motif pour retirer de Rome le général de Goyon, et laisser les Piémontais se débrouiller comme ils l'entendront et comme ils le pourront. Ici, je dis dans toute la France, les gens qui mettent des habits noirs et qui se prétendent puissants sont pour le pape et le roi de Naples, comme s'ils n'avaient pas fait de révolution en France. Mais leur amour de la papauté et de la légitimité ne va pas jusqu'à dépenser un écu pour elles. Lorsqu'on sera obligé de s'expliquer catégoriquement, je ne doute pas que la doctrine de l'intervention ne soit prônée très-vivement. Maintenant, quel sera l'effet de la recrudescence d'éloquence que les nouvelles concessions vont nous attirer? Je ne le devine pas; mais les anciens parlementaires commencent à dresser les oreilles. M. Thiers va, m'écrit-on, se mettre sur les rangs pour la députation à Valenciennes, et je pense que cet exemple sera imité par bien d'autres. Je ne me représente pas trop ce que deviendront les ministres sans porte-feuille chargés de la partie de l'éloquence dans le Corps législatif et au Sénat, mais il sera drôle de voir des orateurs comme MM. Magne et Billault avec les Jules Favre et tutti quanti.
Adieu, chère amie; donnez-moi souvent de vos nouvelles un peu plus longuement. N'oubliez pas les détails de mœurs algériennes, dont je suis très-curieux. Dites-moi quel temps vous avez et comment vous vous en trouvez.
[1] M. Fould.
[2] L'empereur d'Autriche.
CCXXXVI
Cannes, 28 décembre 1860.
Chère amie, je vous souhaite une bonne fin d'année et un meilleur commencement pour l'autre. Je vous remercie beaucoup pour la jolie bourse que vous m'avez envoyée. Bourse ai-je dit? je ne sais pas trop ce que c'est, ni ce qu'on peut mettre dedans; mais cela est très-joli, et la broderie en or, de couleurs différentes, est d'un goût exquis. Il n'y a que les barbares pour faire ces choses-là. Nos ouvriers ont trop d'art acquis et pas assez de sentiment pour faire rien de semblable. Je vous remercie des dattes et des bananes; si j'étais à Paris, je ne dis pas, mais ici vous ne vous figurez pas avec quelle négligence les transports se font. J'ai attendu huit jours un pantalon, sauf le respect que je vous dois, qui de Marseille est allé a Nice, et Dieu sait où, avant de me parvenir. Des objets à manger seraient encore plus exposés. Lorsque vous reviendrez, vous m'apporterez cela et nous le mangerons ensemble, et cela sera bien meilleur. Vous ne m'avez pas dit si vous aviez vu à Alger M. Feydeau. Je l'ai rencontré dans le chemin de fer venant d'Afrique, où il m'a dit qu'il était allé faire un roman. Vous m'aviez promis, bien que je n'en fasse plus, de recueillir pour moi des histoires et de vous informer de beaucoup de choses.
Vous vous êtes bornée à me donner des renseignements superficiels, sans même me dire ce que vous en pensiez. Y a-t-il à Alger des espèces de sacoches (elles viennent de Constantine, je crois) qui ressemblent à nos sabretaches et qui sont merveilleusement brodées? Combien cela coûte-t-il, à peu près? Je dis tout ce qu'il y a de plus beau. Nous sommes pleins d'Anglais et de Russes ici, les uns et les autres dans les qualités inférieures. Mon ami M. Ellice est à Nice, d'où il me fait des visites de temps en temps. Il se plaint de n'avoir pas de gens intellectuels avec qui causer. Vous avez eu, à ce que je vois, la visite de M. Cobden; c'est un homme d'esprit très-intéressant, le contraire d'un Anglais, en ce sens qu'on ne lui entend jamais dire de lieux communs et qu'il n'a pas beaucoup de préjugés. Il paraît qu'à Paris on ne s'occupe guère que de M. Poinsot. On dit qu'il s'est attiré son sort. Je voudrais vous donner des nouvelles politiques, mais mes correspondants ne me disent rien, sinon qu'on ne fait rien. C'est le propre de notre temps de commencer avec fracas et de s'amuser en route.
Adieu; portez-vous bien, jouissez de votre soleil. . . . .
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CCXXXVII
Nice, 20 janvier 1861.
Je suis ici en visite chez mon ami M. Ellice, qui est cruellement traité par la goutte, et je suis venu lui tenir compagnie. J'ai éprouvé un sentiment de satisfaction involontaire en passant le pont du Var sans douaniers, gendarmes ni exhibition de passe-ports. C'est une très-belle annexion, et l'on se sent grandi de quelques millimètres. Vous me rendez fort perplexe avec les belles choses que vous me décrivez. Il est évident qu'il faut que je m'en rapporte à vous et à votre discrétion pour les acquisitions à faire; mais je vous prierai de considérer que, comme il s'agit de choses à mon usage personnel et non de cadeaux à faire par votre entremise, je serai encore plus difficile qu'à mon ordinaire. Aussi je vous engage à procéder avec beaucoup de circonspection. Primo, je vous autorise à acheter une gebira au prix que vous voudrez, pourvu qu'il y ait de l'or non pas à l'extérieur, mais à l'intérieur, comme je l'ai vu dans quelques-unes.—Si vous trouvez quelque jolie étoffe de soie qui se lave et qui n'ait pas l'air d'une robe de femme, faites-m'en faire une robe de chambre, la plus longue qu'il soit possible, boutonnant sur le côté gauche, et à la mode orientale. Tout cela, apportez-le-moi quand vous reviendrez. Je n'ai pas envie de mettre des robes de soie quand il y a deux pieds de glace dans la Seine. Ce qu'on m'écrit de Paris fait dresser les cheveux sur la tête: 10 degrés de froid le jour, et 12 ou 14 la nuit. Cependant, mon président me convoque pour après-demain. Vous ne vous effrayerez pas si vous lisez dans les journaux que je suis malade. Je n'ai dit, au reste, que la vérité, car j'ai été bien mal les jours passés.—Je suis sûr que, si je retournais à Paris en cette saison, je serais fricassé en quelques jours. Je pense cependant à y revenir pour le milieu de février. Outre l'alacrité ordinaire que j'ai pour les exercices du Luxembourg, j'ai un speech à faire. Une pétition est présentée pour la révision du procès de M. Libri, et vous sentez que je ne puis me dispenser de dire un peu ma râtelée sur ce sujet qui m'est tout personnel. J'ai eu à Cannes, et je peux dire j'ai encore, la visite de M. Fould, car je vais le retrouver après-demain. Il m'a conté beaucoup de choses curieuses des hommes et des femmes qui se sont mêlés de son affaire. Je l'ai trouvé beaucoup plus philosophe que je ne m'y attendais. Cependant, je doute qu'il ait le courage de bouder longtemps contre son goût. Il paraît que, lorsqu'on a eu quelque temps un portefeuille rouge sous le bras, on se trouve tout chose quand on l'a perdu, comme un Anglais sans parapluie. Adieu; je quitterai Cannes probablement le 8 février. Donnez-moi de vos nouvelles et parlez-moi un peu de vos projets de retour, si vous en formez. Nous avons très-beau temps, mais pas trop chaud. Il paraît que vous avez le beau et le chaud, dont je vous félicite. Adieu, chère amie. . . . . . .
CCXXXVIII
Cannes, 16 février 1861.
Chère amie, je vous écris fort triste, au milieu de tous les apprêts de départ. Je me mets en route demain matin et je pense être à Paris après-demain soir, si je puis gagner Toulon à temps pour le chemin de fer. J'avais espéré prolonger mon séjour ici jusqu'à la fin de l'adresse; mais, d'une part, on m'a conféré une dignité dont je me serais bien passé et qui m'oblige à avoir de l'exactitude. D'un autre côté, on m'écrit que notre sénat est papiste et légitimiste et que ma voix ne sera pas de trop pour le scrutin. J'ai horreur de tout cela et il faut s'y opposer tant qu'on peut, si toutefois la chose est possible.
J'ai eu beaucoup de visites ces jours derniers, et c'est ce qui m'a empêché de vous écrire. J'ai eu des amis de Paris et M. Ellice, qui est venu passer quelques jours avec moi. Il a fallu faire le cicérone, montrer tous les environs et tenir cour plénière. Aussi ne rapporté-je presque pas de dessins, contre mon habitude. Votre absence de Paris a été cause de deux malheurs. Le premier, que j'ai oublié net pour les étrennes les livres des filles de madame de Lagrené. Le second, que j'ai oublié pareillement la Sainte-Eulalie. Il n'y a rien dans ce pays qui puisse être envoyé à Paris, sinon des fleurs, et Dieu sait dans quel état elles seraient arrivées. Donnez-moi quelque conseil là-dessus, je suis aussi embarrassé qu'à l'ordinaire, et, cette fois, je n'ai pas la ressource de vous transmettre mon embarras.
Je vous remercie de toute la peine que vous prenez pour la gebira. Je la voudrais un peu grande, parce que je compte la porter dans mes voyages comme sac de nuit.
La pauvre duchesse de Malakof est une excellente personne, pas bien forte, surtout en français. Elle me paraît entièrement dominée par son affreux monstre de mari, qui est grossier d'habitude et peut-être de calcul. On dit, au reste, qu'elle s'en accommode très-bien. Si vous la voyez, parlez-lui de moi et de nos représentations théâtrales en Espagne. On me disait que son frère, qui est un très-aimable garçon, très-joli et poète par-dessus le marché, devait aller passer quelque temps avec elle à Alger. Adieu, chère amie; portez-vous bien et ayez soin de vous!
CCXXXIX
Paris, 21 mars.
Chère amie, je vous remercie de votre lettre. Je suis, depuis mon retour à Paris, dans un abrutissement complet. D'abord, notre représentation au Sénat, où, comme M. Jourdain, je puis dire que jamais je n'ai été si saoul de sottises. Tout le monde avait un discours rentré qu'il fallait faire sortir. La contagion de l'exemple est si forte, que j'ai délivré mon speech, comme une personne naturelle, sans aucune préparation, comme M. Robert Houdin. J'avais une peur atroce; mais je l'ai très-bien surmontée, en me disant que j'étais en présence de deux cents imbéciles et qu'il n'y avait pas de quoi s'émouvoir. Le bon a été que M. Walewski, à qui je voulais faire donner un beau budget, s'est offensé du bien que je disais de son prédécesseur, et a bravement déclaré qu'il votait contre ma proposition. M. Troplong, près duquel je suis placé, en ma qualité de secrétaire, m'a fait tout bas son compliment de condoléance: à quoi j'ai répondu qu'on ne pouvait pas faire boire un ministre qui n'avait pas soif. On a rapporté cela tout chaud à M. Walewski, qui l'a pris pour une épigramme, et, depuis lors, me fait grise mine; mais cela ne m'empêche pas de mener mon fiacre.
Le second ennui de ce temps-ci, c'est le dîner en ville, officiel ou autre, composé du même turbot, du même filet, du même homard, etc., et des mêmes personnes aussi ennuyeuses que la dernière fois.
Mais le plus ennuyeux de tout, c'est le catholicisme. Vous ne vous figurez pas le point d'exaspération où les catholiques en sont venus. Pour un rien, on vous saute aux yeux, par exemple si l'on ne montre pas tout le blanc de ses yeux en entendant parler du saint martyr, et si l'on demande surtout très-innocemment, comme j'ai fait, qui a été martyrisé.
Je me suis fait encore une mauvaise affaire en m'étonnant que la reine de Naples ait fait faire sa photographie avec des bottes. C'est une exagération de mots et une bêtise qui passent tout ce que vous pouvez imaginer.
L'autre soir, une dame me demande si j'avais vu l'impératrice d'Autriche. Je dis que je la trouvais très-jolie. «Ah! elle est idéale!—Non, c'est une figure chiffonnée, plus agréable que si elle était régulière, peut-être.—Ah! monsieur, c'est la beauté même! Les larmes vous viennent aux yeux d'admiration!» Voilà la société d'aujourd'hui. Aussi je la fuis comme la peste. Qu'est devenue la société française d'autrefois!
Un dernier ennui, mais colossal, a été Tannhäuser. Les uns disent que la représentation à Paris a été une des conventions secrètes du traité de Villafranca; d'autres, qu'on nous a envoyé Wagner pour nous forcer d'admirer Berlioz. Le fait est que c'est prodigieux. Il me semble que je pourrais écrire demain quelque chose de semblable, en m'inspirant de mon chat marchant sur le clavier d'un piano. La représentation était très-curieuse. La princesse de Metternich se donnait un mouvement terrible pour faire semblant de comprendre, et pour faire commencer des applaudissements qui n'arrivaient pas. Tout le monde bâillait; mais, d'abord, tout le monde voulait avoir l'air de comprendre cette énigme sans mot. On disait, sous la loge de madame de Metternich, que les Autrichiens prenaient la revanche de Solférino. On a dit encore qu'on s'ennuie aux récitatifs, et qu'on se tanne aux airs. Tâchez de comprendre. Je m'imagine que votre musique arabe est une bonne préparation pour cet infernal vacarme. Le fiasco est énorme! Auber dit que c'est du Berlioz sans mélodie.
Nous avons ici un temps affreux: vent, pluie, neige et grêle, varié par des coups de soleil qui ne durent pas dix minutes. Il paraît que la mer est toujours en furie, et je suis content que vous ne reveniez pas tout de suite.
Vous ai-je dit que j'avais fait connaissance de M. Blanchard, qui va s'établir rue de Grenelle? Il m'a montré de jolies aquarelles, des scènes de Russie et d'Asie, qui me paraissent avoir beaucoup de caractère et qui sont faites avec talent et verve.
Je voudrais vous donner des nouvelles; mais je ne vois rien qui mérite d'aller outre-mer. Je suis persuadé que le pape s'en ira avant deux mois, ou que nous le planterons là, ou qu'il s'arrangera avec les Piémontais; mais les choses ne peuvent durer en l'état. Les dévots crient horriblement; mais le peuple et les bourgeois gaulois sont anti-papistes. J'espère et je crois que Isidore partage ces derniers sentiments.
Je vais probablement faire une course de quelques jours dans le Midi, avec mon ex-ministre, pour passer cet ennuyeux temps de Pâques. Vous ne me dites rien de votre santé, de votre teint. Votre santé paraît bonne; je crains que, pour le reste, il n'y ait de la brunissure.
Adieu, chère amie. Je vous remercie bien de la gebira. Revenez bien portante; grasse ou maigre, je vous promets de vous reconnaître.
Je vous embrasse bien tendrement.
CCXL
Paris, 2 avril 1861.
Chère amie, j'arrive de mon excursion de la semaine sainte, bien fatigué, après une nuit très-blanche et horriblement froide. Je trouve votre lettre, et je suis bien content d'apprendre que vous êtes de ce côté de la mer. . . . . .
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Je suis assez bien depuis une quinzaine de jours. On m'a indiqué un remède très-agréable contre mes douleurs d'estomac. Cela s'appelle des perles d'éther. Ce sont de petites pilules de je ne sais quoi, transparentes, et qui renferment de l'éther liquide. On les avale, et, une seconde après qu'elles sont dans l'estomac, elles se brisent et laissent échapper l'éther. Il en résulte une sensation très-drôle et très-agréable. Je vous les recommande comme calmant, si jamais vous en avez besoin.
Vous avez dû être tristement frappée de l'aspect d'hiver de la France centrale, venant d'Afrique comme vous faites. Lorsque je reviens de Cannes, je suis toujours horrifié à l'aspect des arbres sans feuilles et de la terre humide et morte. J'attends votre gebira avec grande dévotion. Si les broderies sont aussi merveilleuses que la bourse à tabac que vous m'avez envoyée, ce doit être quelque chose d'admirable. J'espère que vous avez rapporté pour vous des costumes et quantité de jolies choses que vous me montrerez.
Je ne sais si vous avez à *** d'aussi bon catholiques que nous en avons à Paris. Le fait est que les salons ne sont plus tenables. Non-seulement les anciens dévots sont devenus aigres comme verjus, mais tous les ex-voltairiens de l'opposition politique se sont faits papistes. Ce qui me console, c'est que quelques-uns d'entre eux se croient obligés d'aller à la messe, ce qui doit les ennuyer passablement. Mon ancien professeur M. Cousin, qui n'appelait jamais autrefois le pape que l'évêque de Rome, est converti à présent et ne manque pas une messe. On dit même que M. Thiers se fait dévot, mais j'ai peine à le croire, parce que j'ai toujours eu du faible pour lui.
Je conçois que vous ne puissiez pas à présent me dire, même à peu près, quand vous reviendrez à Paris, mais prévenez-moi dès que vous en saurez quelque chose. Je suis ici pour tout le temps de la session à poste fixe. . . . . .
Dites-moi, chère amie, comment vous vous trouvez de toutes vos fatigues et de vos tribulations par terre et par mer. Adieu; portez-vous bien, et donnez-moi promptement et souvent de vos nouvelles. . . . . . .
CCXLI
Paris, mercredi 24 avril 1861.
Je fais l'histoire d'un Cosaque bandit révolutionnaire du XVIIe siècle, nommé Stenka Razin, qu'on a fait mourir, à Moscou, dans des tourments horribles après qu'il eut pendu et noyé un nombre très-considérable de boyards et traité leurs femmes à la cosaque. Je vous enverrai cela quand ce sera fait, si jamais j'en viens à bout. Adieu, chère amie; donnez-moi de vos nouvelles. . . . . .
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Je mène la vie la plus agitée et la plus maussade, grâce aux affaires de l'Institut et à la pétition de madame Libri. . . . . . .
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CCXLII
Paris, 15 mai 1861. Sénat.
Chère amie, je suis si occupé depuis quelques jours, que j'ai toujours remis à vous écrire. Je voudrais vous demander de me rendre ma visite. Je suis en proie, en ce moment même, aux harengs que les veaux marins de Boulogne ont suscités pour nous tourmenter, et j'attends les Maronites pour achever. Cela veut dire que nous nous disputons et très-aigrement à propos de harengs dans cet établissement[1] et que nous sommes menacés de séances tous les jours. Au reste, cela ne durera pas longtemps, j'espère. Je travaille toutes les nuits et j'ai le bonheur d'en être aux supplices qu'on fait subir à mon héros. Vous voyez que je suis près de la fin. Cela est long, pas très-amusant et très-horrible. Je vous ferai lire cela quand ce sera imprimé. Que pensez-vous de Macaulay? Est-ce aussi bien que le commencement?
Est-il vrai que tous les pécheurs de harengs de Boulogne soient des voleurs qui vont acheter des harengs pris par les Anglais et qui prétendent les avoir pris eux-mêmes? Est-il vrai aussi que les harengs ont été séduits par les Anglais et qu'ils ne passent plus le long de nos côtes?
[1] Le Sénat.
CCXLIII
Château de Fontainebleau, jeudi 13 juin 1861.
Chère amie, je suis ici depuis deux jours, me reposant, avec grand bonheur, parmi les arbres, de mes tribulations de la semaine passée[1]. Je suppose que vous aurez lu la chose dans le Moniteur. Je n'ai jamais vu gens si enragés ni si hors de sens que tous les magistrats. Pour ma consolation, je me dis que, si, dans vingt ans d'ici, quelque antiquaire fourre son nez dans le Moniteur de cette semaine, il dira qu'il s'est trouvé, en 1861, un philosophe plein de modération et de calme dans une assemblée de jeunes fous. Ce philosophe, c'est moi-même, sans nulle vanité. Dans ce pays-ci, où l'on prend les magistrats parmi les gens trop bêtes pour gagner leur vie à être avocat, on les paye fort mal, et, pour en trouver, on leur permet d'être insolents et hargneux. Enfin, heureusement, tout est fini. J'ai fait tout ce que je devais faire, et je recommencerais la séance à propos de la pétition de madame Libri, si la chose était possible. Ici, on m'a reçu fort bien sans me railler de ma défaite. J'ai dit très-nettement ce que je pensais de l'affaire, et il ne m'a pas paru que l'on trouvât que j'avais tort. Après toute l'excitation de ces jours passés, je me sens comme débarrassé d'un poids énorme. Il fait un temps magnifique et l'air des bois est délicieux. Il y a peu de monde. Les maîtres de la maison sont, comme à l'ordinaire, extrêmement bons et aimables. Nous avons la princesse de Metternich, qui est fort vive, à la manière allemande, c'est-à-dire qui se fait un petit genre d'originalité composé de deux parties de lorette et d'une de grande dame. Je soupçonne qu'il n'y a pas trop d'esprit au fond pour soutenir le rôle qu'elle a adopté. J'ai, de plus, à travailler pour le bourgeois, qui me plaît chaque jour davantage. Aujourd'hui, nous irons courir un cerf. Les soirées sont un peu difficiles à passer, mais elles ne durent pas trop longtemps. Je pense que je resterai ici une huitaine de jours encore; cependant, je n'y suis officiellement que jusqu'à dimanche. Si je reste plus longtemps, je vous préviendrai.
Adieu, chère amie; on vient me chercher.
[1] L'affaire Libri et la séance du Sénat.
CCXLIV
Château de Fontainebleau, lundi 24 juin 1861.
Chère amie, je n'ai pas bougé d'ici et j'y suis jusqu'à la fin du mois, grâce à César, sans doute. Je vous ai dit que j'avais attrapé un coup de soleil et que j'avais été vingt-quatre heures en très-mauvais état. Je suis tout à fait remis à présent; mais je souffre d'un lumbago que j'ai gagné à ramer sur le lac. . . . . .
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J'attends de vos nouvelles impatiemment; mais je crains que ce ne soit un peu de ma faute. Je vous avais promis que je vous écrirais si je quittais Fontainebleau. Que voulez-vous! on ne fait rien ici, et cependant on n'est jamais libre. Tantôt on m'appelle pour courir les bois, tantôt pour faire une version. Le temps se passe surtout à attendre; c'est la grande philosophie du pays que de savoir attendre, et j'ai de la peine à faire mon éducation sous ce rapport. Notre grande attente en ce moment est celle des ambassadeurs siamois, qui viennent jeudi. On dit qu'ils se présenteront à quatre pattes, selon l'usage de leur pays, rampant sur les genoux et les coudes. Quelques-uns ajoutent qu'ils lèchent le parquet, saupoudré de sucre candi à cet effet. Nos dames s'imaginent qu'ils leur portent des choses merveilleuses. Je crois qu'ils n'apportent rien du tout et qu'ils espèrent emporter beaucoup de belles choses.
Je suis allé à Alise mercredi dernier avec l'empereur, qui est devenu un archéologue accompli. Il a passé trois heures et demie sur la montagne, par le plus terrible soleil du monde, à examiner les vestiges du siège de César et à lire les Commentaires. Nous y avons tous perdu la peau de nos oreilles, et nous sommes revenus couleur de ramoneurs.
Nous passons nos soirées sur le lac ou sous les arbres à regarder la lune et à espérer de la pluie. Je suppose que vous avez à N... un temps pareil. Adieu, chère amie; portez-vous bien; ne vous exposez pas au soleil, et donnez-moi de vos nouvelles. . . . . .
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CCXLV
Château de Fontainebleau, 29 juin 1861.
Chère amie, j'ai reçu le porte-cigares, qui est charmant, même pour moi, qui viens de voir les présents des ambassadeurs siamois. Nos lettres se sont croisées. Je mène ici une vie si occupée de rien, que je n'ai pas le temps d'écrire. Enfin, nous partons tous ce soir, et je serai à Paris quand vous recevrez cette lettre. Nous avons eu mardi une assez bonne cérémonie, très-semblable à celle du Bourgeois gentilhomme. C'était le plus drôle de spectacle du monde que cette vingtaine d'hommes noirs très-semblables à des singes, habillés de brocart d'or et ayant des bas blancs et des souliers vernis, le sabre au côté, tous à plat ventre et rampant sur les genoux et les coudes le long de la galerie de Henri II, ayant tous le nez à la hauteur du ... dos de celui qui le précédait. Si vous avez vu sur le pont Neuf l'enseigne: Au bonjour des chiens, vous vous ferez une idée de la scène. Le premier ambassadeur avait la plus forte besogne. Il avait un chapeau de feutre brodé d'or qui dansait sur sa tête à chaque mouvement, et, de plus, il tenait entre ses mains un bol d'or en filigrane, contenant deux boîtes, qui contenaient chacune une lettre de Leurs Majestés Siamoises. Les lettres étaient dans des bourses de soie mêlée d'or, et tout cela très-coquet. Après avoir remis les lettres, lorsqu'il a fallu revenir en arrière, la confusion s'est mise dans l'ambassade. C'étaient des coups de derrière contre des figures, des bouts de sabre qui entraient dans les yeux du second rang, qui éborgnait le troisième. L'aspect était celui d'une troupe de hannetons sur un tapis. Le ministre des affaires étrangères avait imaginé cette belle cérémonie, et avait exigé que les ambassadeurs rampassent. On croit les Asiatiques plus naïfs qu'ils ne sont, et je suis sûr que ceux-ci n'auraient pas trouvé à redire si on leur avait permis de marcher. Tout l'effet du rampement a été perdu d'ailleurs, parce qu'à la fin l'empereur a perdu patience, s'est levé, a fait lever les hannetons et a parlé anglais avec l'un d'eux. L'impératrice a embrassé un petit singe qu'ils avaient amené et qu'on dit fils d'un des ambassadeurs; il courait à quatre pattes comme un petit rat et avait l'air très-intelligent. Le roi temporel de Siam a envoyé son portrait à l'empereur et celui de sa femme, qui est horriblement laide. Mais ce qui vous aurait charmée, c'est la variété et la beauté des étoffes qu'ils apportaient. C'est de l'or et de l'argent tissés si légèrement que tout est transparent et ressemblant aux nuages légers d'un beau coucher de soleil. Ils ont donné à l'empereur un pantalon dont le bas est brodé avec de petits ornements en émail, or, rouge et vert, et une veste de brocart d'or souple comme du foulard, dont les dessins, or sur or, sont merveilleux. Les boutons sont en filigrane d'or avec de petits diamants et des émeraudes. Ils ont un or rouge et un or blanc qui, mariés ensemble, sont d'un effet admirable. Bref, je n'ai rien vu de plus coquet ni de plus splendide à la fois. Ce qu'il y a de singulier dans le goût de ces sauvages-là, c'est qu'il n'y a rien de criard dans leurs étoffes, bien qu'ils n'emploient que des soies éclatantes, de l'or et de l'argent. Tout cela se combine merveilleusement et produit, en somme, un effet tranquille des plus harmonieux.
Adieu, chère amie; je pense à faire un tour à Londres, où j'ai affaire, pour l'Exposition universelle. Ce sera vers le 8 ou 10 juillet.
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CCXLVI
16 juillet 1861. Londres, British Museum.
Je vois par votre dernière lettre, chère amie, que vous êtes aussi occupée qu'un général en chef la veille d'une bataille. J'ai lu dans Tristram Shandy que, dans une maison où il y a une femme en mal d'enfant, toutes les femmes se croient le droit de brutaliser les hommes; voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit plus tôt. J'ai eu peur que vous ne me traitassiez du haut de votre grandeur. Enfin, j'espère que votre sœur s'est bien acquittée et que vous n'avez plus d'inquiétudes. Cependant, je serai bien aise que vous m'en donniez avis officiellement; cela ne veut pas dire que vous m'envoyiez une lettre de faire part imprimée.
On ne parle ici que de l'affaire de M. Vidil. Je l'ai un peu connu à Londres et en France, et je le trouvais fort ennuyeux. Ici, où l'on n'est pas moins gobe-mouche qu'à Paris, ç'a été un déchaînement furieux contre lui. On a découvert qu'il avait tué sa femme et probablement bien d'autres personnes. Maintenant qu'il s'est livré, les choses ont changé complètement, et, s'il a un bon avocat, il se tirera d'affaire, et nous lui tresserons des couronnes.
Vous savez ou vous ne savez pas qu'il y a un nouveau chancelier, lord B***, qui est vieux, mais a des mœurs qui ne le sont pas. Un avocat nommé Stevens envoie son clerk porter une carte au chancelier; le clerk s'informe; on lui dit que milord n'a pas de maison à Londres, mais qu'il vient souvent de la campagne dans une maison d'Oxford-Terrace, où il a un pied-à-terre. Le clerk y va et demande milord. «Il n'y est pas.—Croyez-vous qu'il revienne pour dîner?—Non, mais pour coucher, certainement; il couche ici tous les lundis.» Le clerk laisse la lettre, et M. Stevens s'étonne beaucoup que le chancelier lui fasse une mine affreuse. Le fond de la question, c'est que milord a là un ménage clandestin.
Je suis à Londres depuis jeudi, et je n'ai pas encore eu un moment de repos; je cours depuis le matin jusqu'au soir. On m'invite à dîner tous les jours, et, le soir, il y a des concerts et des bals. Hier, je suis allé à un concert chez le marquis de Lansdown. Il n'y avait pas une femme jolie, chose remarquable ici; mais, en revanche, elles étaient toutes habillées comme si la première marchande de modes de Brioude avait fait leurs robes. Je n'ai jamais vu de coiffures semblables: une vieille, qui avait une couronne de diamants composée d'étoiles fort petites avec un gros soleil par devant, absolument comme en ont les figures de cire à la foire! Je pense rester ici jusqu'au commencement d'août. Adieu, chère amie. . . . . .
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CCXLVII
25 juillet 1861. Londres, British Museum.
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Je passe mon temps ici d'une façon assez monotone, bien que je dîne tous les jours dans une maison nouvelle et que je voie des gens et des choses que je n'avais pas encore vues. Hier, j'ai fait un dîner à Greenwich, avec de grand personnages qui cherchaient à se faire vifs, non point comme les Allemands en se jetant par la fenêtre, mais en faisant beaucoup de bruit. Le dîner était abominablement long, mais le white bait excellent. Nous avons déballé ici vingt-deux caisses d'antiquités arrivant de Cyrène. Il y a deux statues et plusieurs bustes très-remarquables, d'un bon temps et bien grec; un Bacchus surtout ravissant, quoiqu'un peu mignard; la tête est dans un état de conservation extraordinaire.—M. de Vidil est bien et dûment committed et sera jugé aux assises prochaines. On ne veut pas l'admettre à donner caution. Il paraît, d'ailleurs, que le pis qui puisse lui arriver, c'est d'être condamné à deux ans de prison; car la loi anglaise ne reconnaît pas de meurtre là où il n'y a pas eu mort d'homme, et, comme me disait lord Lyndhurst, il faut être extrêmement maladroit en Angleterre pour être pendu. Je suis allé l'autre soir à la Chambre des communes et j'ai entendu le débat sur la Sardaigne. Il est impossible d'être plus verbeux, plus gobe-mouche et plus blagueur que la plupart des orateurs, et notamment lord John Russell, aujourd'hui lord Russell tout court. M. Gladstone m'a plu. Je pense être de retour à Paris vers le 8 ou 10 août. J'espère vous retrouver tranquillement dans quelque solitude. Je crois que je me porte mieux ici qu'à Paris; cependant, il fait un temps abominable.—J'ai interrompu ma lettre pour aller voir la Banque. On m'a mis dans la main quatre petits paquets qui faisaient quatre millions de livres sterling, mais on ne m'a pas permis de les emporter; cela aurait fait deux volumes reliés. On m'a montré une machine très-jolie, qui compte et pèse trois mille souverains par jour. La machine hésite un instant, et, après une très-courte délibération, jette à droite le bon souverain et le mauvais à gauche. Il y en a une autre qui semble un petit magot. On lui présente un billet de banque, il se baisse et lui donne comme deux petits baisers, qui lui laissent des marques que les faussaires n'ont pu imiter encore. Enfin, on m'a mené dans les caves, où j'ai cru être dans une de ces grottes des Mille et une Nuits. Tout était plein de sacs d'or et de lingots étincelants à la lueur du gaz. Adieu, chère amie. . . . . .
CCXLVIII
Paris, 21 août 1861.
Chère amie, je suis arrivé enfin, pas en trop bon état de conservation. Je ne sais si c'est pour avoir trop mangé de soupe à la tortue ou pour avoir trop couru au soleil, mais je suis repris de ces douleurs d'estomac qui m'avaient pendant assez longtemps laissé tranquille. Cela me prend le matin vers cinq heures et me dure une heure et demie. Je pense que, lorsqu'on est pendu, on souffre quelque chose de semblable. Cela ne me donne pas trop de goût pour la suspension! J'ai trouvé ici plus de besogne que je n'en voudrais. Notre commission impériale de l'Exposition universelle est en travail d'enfantement; nous faisons tous de la prose pour persuader aux gens qui ont des tableaux de nous les prêter pour les envoyer à Londres. Outre que la proposition est passablement indiscrète, il se trouve que la plupart des amateurs qui ont des collections sont des carlistes ou des orléanistes, qui croient faire œuvre pie en nous refusant. Je crains que nous ne fassions pas trop belle figure à Londres l'année prochaine, d'autant plus que nous n'exposons que les ouvrages exécutés depuis dix ans, tandis que les Anglais exposent les produits de leur école depuis 1762. Comment avez-vous trouvé les chaleurs tropicales? Je m'en console en voyant, par des lettres que je reçois, qu'à Madrid on a eu 44 degrés, la température de la saison chaude au Sénégal. Il n'y a plus personne à Paris, ce dont je me trouve assez bien. J'ai passé six semaines à dîner en ville, et je trouve assez doux maintenant de ne pas être obligé de mettre une cravate blanche pour dîner. Je suis cependant allé passer huit jours dans le comté de Suffolk, dans un très-beau château et dans une assez grande solitude. C'est un pays plat, mais couvert d'arbres énormes, avec beaucoup d'eau; la navigation y est admirable. Cela se trouve tout près des fens, d'où est sorti Cromwell. Il y a énormément de gibier, et il est impossible de faire un pas sans risquer d'écraser des faisans ou des perdrix. Je n'ai pas de projets pour cet automne, sinon que, si madame de Montijo va à Biarritz, j'irai l'y voir et passer quelques jours avec elle. Elle ne se console pas et je la trouve plus triste que l'année passée, lorsque sa fille est morte. Il me semble que vous prenez grand goût à cette ribambelle d'enfants. Je ne comprends pas trop cela. Je suppose que vous vous laissez mettre tout cela sur le dos, par suite de l'habitude que vous avez de vous soumettre à l'oppression, du moment que ce n'est pas de mon côté qu'elle vient. Adieu, chère amie. . . . . .
CCXLIX
Paris, 31 août 1861.
Chère amie, j'ai reçu votre lettre, qui me paraît annoncer que vous êtes plus heureuse que vous n'avez été de longtemps; je m'en réjouis. Il y a chez moi peu de disposition à aimer les enfants; cependant, je croirais qu'on s'attache à une petite fille comme à un jeune chat, animal avec lequel vos pareilles ont beaucoup de ressemblance. Je suis toujours assez souffreteux, réveillé tous les matins par des étouffements, mais cela passe assez vite. Il y a ici solitude complète. Hier, je suis entré au Cercle impérial par hasard, et je n'y ai trouvé que trois personnes qui dormaient. Il fait un temps chaud et lourd insupportable; par contre, on m'écrit d'Écosse qu'il pleut à verse depuis quarante jours, que les pommes de terre sont mortes et l'avoine fricassée. Je profite de ma solitude pour travailler à quelque chose que j'ai promis à mon maître, et que je voudrais lui porter à Biarritz, mais je n'avance guère. J'ai toutes les peines du monde à faire quelque chose à présent, et la moindre excitation me coûte horriblement. J'espère pourtant avoir fini avant la fin de la semaine prochaine. . . . . . . .
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J'ai à votre intention un exemplaire de Stenka Razin. Faites-moi penser à vous le donner quand je vous verrai, comme aussi à vous montrer le portrait d'un gorille que j'ai dessiné à Londres, et avec lequel j'ai vécu en grande intimité; il est vrai qu'il était empaillé. Je ne lis guère que de l'histoire romaine; cependant, j'ai lu avec grand plaisir le dix-neuvième volume de M. Thiers. Il m'a semblé plus négligemment écrit que les précédents, mais plein de choses curieuses. Malgré tout son désir de dire du mal de son héros, il est continuellement emporté par son amour involontaire. Il me dit quii donnera le vingtième volume au mois de décembre, et qu'alors il fera quelque grand voyage autour du monde, ou en Italie. Il y a des histoires de Montrond qui m'ont fort amusé; seulement, j'ai regretté de ne pas les lui avoir fait raconter quand il était de ce monde. Il me semble que M. Thiers le peint assez bien, comme un aventurier amoureux de son métier, et honnête envers ses commettants pendant tout le temps qu'il est employé, à peu près comme le Dalgetty de la légende de Montrose. Nos artistes, à ce que je vois, prennent assez bien le petit règlement que nous avons ébauché pour l'Exposition de Londres; mais, quand ils verront la place qu'on leur donne, je ne sais s'ils ne nous jetteront pas des pommes cuites. Je suis parvenu à soutirer de M. Duchâtel la promesse de nous prêter la Source de M. Ingres. . . . . .
Adieu, chère amie.
CCL
Biarritz, 20 septembre 1861.
Chère amie, je suis toujours ici comme l'oiseau sur la branche. L'usage n'est pas de faire des projets longtemps d'avance, et, au contraire, on ne prend jamais de résolution qu'au dernier moment. On ne nous a encore rien dit du quand on partira. Cependant, les jours raccourcissent beaucoup. Les soirées ne sont pas des plus faciles à passer; il fait froid après dîner, et je crois impossible d'avoir chaud avec le système de portes et de fenêtres qu'on a imaginé ici. Tout cela me fait croire que nous ne resterons pas bien longtemps encore. Je pense aller faire une visite à M. Fould à Tarbes, pour profiter des derniers beaux jours; puis je reviendrai à Paris, où j'espère vous retrouver installée. L'air de la mer me fait du bien. Je respire plus facilement, mais je dors mal. Il est vrai que je suis tout à fait au bord de la mer, et, pour peu qu'il fasse du vent, c'est un vacarme horrible. Le temps se passe ici, comme dans toutes les résidences impériales, à ne rien faire en attendant qu'on fasse quelque chose. Je travaille un peu; je dessine de ma fenêtre et je me promène beaucoup. Il y a très-peu de monde à la villa Eugénie, et des gens de connaissance avec lesquels je me plais assez. Je trouve que le temps passe sans trop de peine, bien que les journées aient ici vingt-quatre heures comme à Paris.
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Nous avons fait hier une promenade charmante le long des Pyrénées, assez près des montagnes pour les bien voir dans toute leur beauté, et pas assez près pour en avoir les inconvénients, de monter et descendre sans cesse. Nous nous sommes perdus et nous n'avons trouvé que des gens ignorant notre belle langue française. C'est ce qui arrive ici dès qu'on sort de la banlieue de Bayonne.
Le prince impérial donnait hier à dîner à toute une bande d'enfants. L'empereur leur a composé lui-même du vin de Champagne avec de l'eau de Seltz: mais l'effet a été le même que s'ils eussent bu du vin véritable. Ils étaient tous gris un quart d'heure après, et j'ai encore les oreilles malades du bruit qu'ils ont fait. Adieu, chère amie; je me suis engagé témérairement à traduire à Sa Majesté un mémoire espagnol sur l'emplacement de Munda, et je viens de m'apercevoir que c'est d'une lecture terriblement difficile.
Vous pouvez m'écrire ici jusqu'au 23 ou 24; après cela, ce sera chez M. Fould, à Tarbes.
Adieu.
CCLI
Paris, 2 novembre 1861.
J'ai de si mauvais yeux, que je ne vous ai pas reconnue tout de suite l'autre jour. Pourquoi venez-vous dans mon quartier sans m'en prévenir? La personne qui était avec moi m'a demandé qui était cette dame qui avait de si beaux yeux.—J'ai passé tout mon temps à travailler comme un nègre pour mon maître, que j'irai voir dans huit jours. La perspective de huit jours de culottes courtes m'effraye un peu. J'aimerais mieux les passer au soleil. Je commence à y penser. D'autre part, la session dont on nous menace me fait enrager. Je ne comprends pas pourquoi on ne fait pas en été les affaires publiques.
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J'ai un livre pour vous qui n'est pas trop bête. Ma mémoire s'en va, et j'ai fait relier un volume dont j'avais déjà un exemplaire. Vous voyez ce que vous y gagnerez.
Mon torticolis est à peu près passé; mais j'ai veillé si tard, ces jours passés, que je suis tout nerveux et éreinté. Quand nous nous verrons, nous causerons métaphysique. C'est un sujet que j'aime beaucoup, parce qu'il ne peut pas s'épuiser.
Adieu, chère amie.
CCLII
Compiègne, 17 novembre 1861.
Chère amie, nous sommes ici jusqu'au 24. C'est Sa Majesté le roi de Portugal qui nous a empêchés de nous livrer aux fêtes que nous préparions. On les a remises et on nous a retenus en conséquence. Nous sommes ici assez bien, c'est-à-dire nous connaissant, et aussi libres les uns avec les autres qu'on peut l'être en ces lieux.
Nous avons, en lions, quatre Highlanders en kilt: le duc d'Athol, lord James Murray, et le fils et le neveu du duc. C'est assez amusant de voir ces huit genoux nus dans un salon où tous les hommes ont des culottes ou des pantalons collants. Hier, on a fait entrer le piper de Sa Grâce, et ils ont dansé tous les quatre de manière à alarmer tout le monde lorsqu'ils tournaient. Mais il y a des dames dont la crinoline est encore bien plus alarmante quand elles montent en voiture. Comme on a permis aux dames invitées de ne pas porter le deuil, on voit des jambes de toutes les couleurs. Je trouve que les bas rouges ont très-bon air. Au milieu des promenades dans les bois humides et glacés et des salons chauffés au rouge, je me suis tenu jusqu'à présent sans rhume; mais je suis oppressé et je ne dors pas. J'ai assisté à la grande comédie ministérielle où l'on s'attendait à voir une ou deux victimes de plus. Les figures étaient bonnes à observer, les discours encore plus; d'autant que M. Walewski, l'Excellence menacée, portait ses doléances sans discernement à amis et ennemis. Il n'y a rien de tel qu'une forte préoccupation pour faire dire des bêtises, surtout lorsqu'on en a l'habitude. 0 platitude humaine! La femme, au contraire, a été très-belle de calme et de sang-froid, sans parler des bons conseils et des démarches. Il me semble que l'on a seulement ajourné la bataille et quelle est inévitable sous peu. Que dit-on de la lettre de l'empereur? Je la trouve très-bien. Il a un tour à lui pour dire les choses, et, quand il parle en souverain, il a l'art de montrer qu'il n'est pas de la même triviale pâte que les autres. Je crois que c'est exactement ce qu'il faut à cette magnanime nation, qui n'aime pas le commun.
Hier, la princesse de ***, qui prenait du thé, a demandé à un valet de pied de lui aborder ti sel bour le bain. Le valet de pied est rentré, au bout d'une demi-heure, avec douze kilogrammes de sel gris, croyant qu'elle voulait prendre un bain au sel.—On a apporté à l'impératrice un tableau de Müller qui représente la reine Marie-Antoinette dans une prison. Le prince impérial a demandé qui était cette dame et pourquoi elle n'était pas dans un palais. On lui a expliqué que c'était une reine de France et ce que c'était qu'une prison. Alors, il est allé tout courant demander à l'empereur de vouloir bien faire grâce à la reine qu'il tenait en prison.—C'est un drôle d'enfant, qui est quelquefois terrible. Il dit qu'il salue toujours le peuple parce qu'il a chassé Louis-Philippe, qui n'était pas bien avec lui. C'est un enfant charmant.
Adieu, chère amie.
CCLIII
Cannes, 6 janvier 1862.
(Je ne sais plus les dates.)
Chère amie, je ne vous parlerai pas du soleil de Cannes, de peur de vous faire trop de peine au milieu des neiges où vous devez être en ce moment. Ce qu'on m'écrit de Paris me fait froid, rien qu'à le lire. Je pense que vous devez être encore à R..., ou plutôt en route pour revenir, et, à tout hasard, je vous écris à votre domicile politique, comme au lieu le plus sûr pour vous trouver. J'ai ici la compagnie et le voisinage de M. Cousin, qui est venu s'y guérir d'une laryngite, et qui parle comme une pie borgne, mange comme un ogre et s'étonne de ne pas guérir sous ce beau ciel qu'il voit pour la première fois. Il est, d'ailleurs, fort amusant, car il a cette qualité de faire de l'esprit pour tout le monde. Je crois que, lorsqu'il est seul avec son domestique, il cause avec lui comme avec la plus coquette duchesse orléaniste ou légitimiste. Les Cannais pur sang n'en reviennent pas, et vous jugez quels yeux ils font lorsqu'on leur dit que cet homme, qui parle de tout et bien de tout, a traduit Platon et est l'amant de madame de Longueville. Le seul inconvénient qu'il a, c'est de ne pas savoir parler sans s'arrêter. Pour un philosophe éclectique, c'est mal de ne pas avoir pris le bon côté de la secte des péripatéticiens.
Je ne fais pas grand'chose ici. J'étudie la botanique dans un livre et avec les herbes qui me tombent sous la main; mais à chaque instant je maudis ma mauvaise vue. C'est une étude que j'aurais dû commencer il y a vingt ans, quand j avais des yeux; c'est, d'ailleurs, assez amusant, quoique souverainement immoral, attendu que, pour une dame, il y a toujours six ou huit messieurs pour le moins, tous très-empressés à lui offrir ce qu'elle prend à droite et à gauche avec beaucoup d'indifférence. Je regrette beaucoup de n'avoir pas apporté de microscope; cependant, avec mes lunettes, j'ai vu des étamines faire l'amour à un pistil sans être arrêtées par ma présence. Je fais aussi des dessins, et je lis dans un livre russe l'histoire d'un autre Cosaque beaucoup plus éduqué que Stenka Bazin, qui s'appelle malheureusement Bogdan Chmelniski. Avec un nom si difficile à prononcer, il n'est pas étonnant qu'il soit resté inconnu à nous autres Occidentaux, qui ne retenons que les noms tirés du grec ou du latin. Comment vous a traitée l'hiver ? et comment gouvernez-vous les petits enfants qui vous absorbent tant? Il paraît que cela est très-amusant à élever. Je n'ai jamais élevé que des chats, qui ne m'ont guère donné de satisfaction, à l'exception du dernier qui a eu l'honneur de vous connaître. Ce qui me semble insupportable chez les enfants, c'est qu'il faille attendre si longtemps pour savoir ce qu'ils ont dans la tête et pour les entendre raisonner. Il est bien fâcheux que le travail qui se fait dans l'intelligence des moutards ne s'explique pas par eux-mêmes et que les idées leur viennent sans qu'ils s'en rendent compte. La grande question est de savoir s'il faut leur dire des bêtises, comme on nous en a dit, ou bien s'il faut leur parler raisonnablement des choses. Il y a du pour et du contre à l'un et à l'autre système. Un jour que vous passerez devant Stassin, soyez assez bonne pour regarder dans son catalogue un livre de Max Müller, professeur à Oxford, sur la linguistique. Seulement, je ne sais pas le titre du livre, et vous me direz si cela coûte bien cher et si je puis m'en passer la fantaisie. On m'a dit que c'était un travail admirable d'analyse des langues.
J'ai fait la connaissance d'un pauvre chat qui vit dans une cabane au fond des bois; je lui porte du pain et de la viande, et, dès qu'il me voit, il accourt d'un quart de lieue. Je regrette de ne pouvoir l'emporter, car il a des instincts merveilleux.
Adieu, chère amie; j'espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé et aussi florissante que l'année passée. Je vous la souhaite bonne et heureuse. . . . . . .
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CCLIV
Cannes, 1er mars 1862.
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Vous êtes bien bonne de penser à mon livre au milieu de tous vos ennuis; si vous pouvez me l'avoir pour mon retour, cela me fera grand plaisir, mais ne vous donnez pas trop de peine pour cela.
La fête de ma cousine m'est absolument sortie de la tête. Je ne m'en suis souvenu l'autre jour que lorsqu'il n'était plus temps. Nous en causerons ensemble à mon retour, s'il vous plaît: cela devient tous les ans plus difficile, et j'ai épuisé les bagues, les épingles, les mouchoirs et les boutons. C'est le diable d'inventer quelque chose de nouveau!
Cela n'est pas moins difficile pour les romans. Je viens de lire en ce genre de telles rapsodies que cela mérite vraiment des châtiments corporels. Je vais passer trois jours à Saint-Césaire, dans les montagnes, au-dessus de Cannes, chez mon docteur, qui est un très-aimable homme; à mon retour, je penserai sérieusement à me mettre en route pour Paris. Je ne regrette pas de ne point avoir assisté à tout le tapage qui s'est fait au Luxembourg, et qui était digne d'écoliers de quatrième. Je regrette encore moins de n'avoir pas pris part aux élections, ou tentatives d'élections académiques, qui ont eu lieu l'autre jour. Nous voilà en proie aux cléricaux, et bientôt, pour être admis comme candidat, il faudra produire un billet de confession. M. de Montalembert en a donné un de catholicisme à un de mes amis, qui n'est que Marseillais, mais qui a le bon sens de se laisser faire. Jusqu'à présent, ces messieurs ne sont pas très-difficiles; mais il est à craindre qu'ils ne le deviennent avec le temps et le succès.
Vous ne pouvez vous rien imaginer de plus joli que notre pays par le beau temps. Ce n'est pas celui d'aujourd'hui, car, par grand extraordinaire, il pleut depuis ce matin; tous les champs sont couverts de violettes et d'anémones, et d'une quantité d'autres fleurs dont je ne sais pas le nom.
Adieu, chère amie. À bientôt, j'espère. Je désire vous retrouver en aussi bonne condition que je vous ai laissée il y a plus de deux mois. Ne maigrissez ni ne grossissez, ne vous désolez pas trop et pensez un peu à moi. Adieu.
CCLV
Londres, British Museum, 12 mai 1862.
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Pour ce qui est de l'Exposition, franchement, cela ne vaut pas la première; jusqu'à présent, cela ressemble à un fiasco. Il est vrai que tout n'est pas encore déballé, mais le bâtiment est horrible. Quoique fort grand, il n'en a pas l'air. Il faut s'y promener et s'y perdre pour s'assurer de son étendue. Tout le monde dit qu'il y a de très-belles choses. Je n'ai encore examiné que la classe 30, à laquelle j'appartiens et dont je suis le reporter. Je trouve que les Anglais ont fait de grands progrès sous le rapport du goût et de l'art de l'arrangement; nous faisons les meubles et les papiers peints assurément mieux qu'eux, mais nous sommes dans une voie déplorable, et, si cela continue, nous serons sous peu distancés. Notre jury est présidé par un Allemand qui croit parler anglais et qui est à peu près incompréhensible à tout le monde. Rien de plus absurde que nos conférences; personne n'entend de quoi il est question. Cependant, on vote. Ce qu'il y a de plus mauvais, c'est que nous avons dans notre classe des industriels anglais et qu'il faudra nécessairement donner des médailles à ces messieurs, qui n'en méritent guère. Je suis bombardé par les discours et les routs. Avant-hier, j'ai dîné chez lord Granville. Il y avait trois petites tables dans une longue galerie; cela était censé devoir rendre la conversation générale; mais, comme on se connaissait très-peu, on ne se parlait guère. Le soir, je suis allé chez lord Palmerston, où il y avait l'ambassade japonaise, qui accrochait toutes les femmes avec les grands sabres quelle porte à la ceinture. J'ai vu de très-belles femmes et de très-abominables; les unes et les autres faisaient exhibition complète d'épaules et d'appas, les unes admirables, les autres très-odieux, mais les uns et les autres avec la même impudence. Je crois que les Anglais ne jugent pas ces choses-là.
Adieu, chère amie. . . . . .
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CCLVI
Londres, British Museum, 6 juin 1862.
Chère amie, je commence à entrevoir le terme de mes peines. Mon rapport au jury international dans le plus pur anglais-saxon, sans un seul mot tiré du français, a été lu hier par moi, et l'affaire est bâclée de ce côté. Il m'en reste un autre (rapport) à faire à mon gouvernement. Je crois que, d'ici à quelques jours, je serai libre, et, très-probablement, je pourrai partir pour Paris du 15 au 20 de ce mois. Vous feriez bien de m'écrire avant le 15 où vous serez à cette époque, et quels sont vos projets.
Décidément, je crois que l'exhibition fait fiasco. Les commissaires ont beau faire des réclames et battre le tambour, ils ne peuvent y attirer la foule. Pour ne pas trop perdre, il leur faut cinquante mille visiteurs par jour, et ils sont bien loin de leur compte. Le beau monde n'y va plus depuis qu'on ne paye plus qu'un schelling, et le vilain monde n'a pas trop l'air d'y prendre goût. Le restaurant y est détestable. Il n'y a que le restaurant américain qui soit amusant. Il y a des breuvages plus ou moins diaboliques qu'on boit avec des pailles: mint julep ou raise the dead. Toutes ces boissons sont du gin plus ou moins déguisé. Je dîne en ville tous les jours jusqu'au 14. Après quoi, j'irai faire une visite à Oxford, pour voir M. Max Müller et quelques bouquins de la bibliothèque bodléienne, puis je partirai. Je suis excédé de l'hospitalité britannique et de ses dîners, qui ont l'air d'être tous faits par le même cuisinier inexpérimenté. Vous ne vous figurez pas quel désir j'ai de prendre un bouillon de mon pot-au-feu. À propos, je ne sais si je vous ai dit que ma vieille cuisinière me quitte, pour se retirer dans ses terres. Elle était chez moi depuis trente-cinq ans. Cela me contrarie au dernier point, car il n'y a rien de si désagréable que les nouveaux visages.
Je ne sais quel a été le plus grand effet produit ces jours derniers par deux événements considérables: l'un, la défaite des deux favoris au Derby, par un cheval inconnu; l'autre, la défaite des torys à la Chambre des communes. Cela a semé Londres de figures lamentables, toutes très-plaisantes à voir. Une jeune dame qui se trouvait dans une tribune s'est évanouie en apprenant que Marquis était battu d'une longueur de tête par un rustre sans généalogie, pedigree. M. Disraeli fait meilleure contenance, car il se montre à tous les bals.
Adieu, chère amie.
CCLVII
Paris, 17 juillet 1862.
Je ne vous dirai pas tous les regrets que j'ai eus. Je voudrais que vous les eussiez partagés, et, si vous en aviez eu la moitié, vous auriez bien trouvé moyen de faire attendre les autres pour moi. J'ai eu de très-ennuyeux jours depuis votre départ. Ma pauvre vieille Caroline est morte chez moi, après avoir beaucoup souffert; me voilà sans cuisinière et ne sachant pas trop comment je ferai. Après sa mort, ses nièces sont venues se disputer sa succession. Il y en a une cependant qui a pris son chat, que je me proposais de garder. Elle a laissé, à ce qu'il paraît, douze ou quinze cents francs de rente. On m'a démontré qu'elle n'a pu amasser tout cela avec les gages qu'elle avait chez moi, et cependant je ne crois pas qu'elle m'ait jamais volé, je m'abonnerais bien à l'être toujours de même. Je pense beaucoup à avoir un chat semblable à feu Matifas, qui vous trouvait si à son gré; mais je vais partir pour les Pyrénées et je n'aurai pas le temps de l'éduquer. On me dit que les eaux de Bagnères-de-Bigorre me feront le plus grand bien. Je les crois parfaitement sans pouvoir; mais il y a de belles montagnes dans le voisinage et j'ai des amis dans les environs. M. Panizzi doit venir me prendre le 5 août; nous reviendrons ensuite en faisant un grand tour par Nîmes, Avignon et Lyon.—J'espère arriver à Paris en même temps que vous.
Madame de Montijo est arrivée la semaine passée; elle est bien changée et fait peine à voir. Rien ne la console de la mort de sa fille, et je la trouve moins résignée qu'au premier jour. J'ai dîné à Saint-Cloud, jeudi passé, en très-petit comité et je m'y suis assez amusé. Il m'a semblé qu'on y était moins papalin qu'on ne le dit généralement. On m'a laissé médire des choses tout à mon aise, sans me rappeler à l'ordre. Le petit prince est charmant. Il a grandi de deux pouces, et c'est le plus joli enfant que j'aie vu. Nous finissons demain notre travail sur le musée Campana. Les adhérents des acheteurs sont furieux et nous bombardent dans les journaux. Nous en aurions long à dire, si nous voulions mettre en lumière toutes les bêtises qu'ils ont faites et les drogues qu'on leur a données pour des antiques. Il fait ici une chaleur horrible et je ne m'en trouve pas mal. On dit que c'est bon pour les blés. Adieu, chère amie. . . . . . .
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CCLVIII
Bagnères-de-Bigorre, petite maison Laquens, Hautes-Pyrénées.
Samedi, 16 août 1862.
Chère amie, je suis ici depuis trois jours avec M. Panizzi, après un voyage des plus fatigants, par un soleil épouvantable. Il nous a quittés (c'est le soleil que je dis) avant-hier, et nous avons un temps digne de Londres, du brouillard et une petite pluie imperceptible, mais qui vous mouille jusqu'aux os. J'ai rencontré ici un de mes camarades, qui est le médecin des eaux; il m'a ausculté, donné des coups de poing dans le dos et dans la poitrine, et m'a trouvé deux maladies mortelles dont il a entrepris de me guérir, moyennant que je boirais tous les jours deux verres d'eau chaude qui n'a pas très-mauvais goût, et qui ne fait pas mal au cœur comme ferait de l'eau ordinaire. En outre, je me baigne à une certaine source dans de l'eau assez chaude, mais très-agréable à la peau. Il me semble que cela me fait beaucoup de bien. J'ai des palpitations assez désagréables le matin, je ne dors pas bien, mais j'ai de l'appétit. Selon votre manière de sentir, vous conclurez que je vais me porter à merveille.—Il n'y a pas ici beaucoup de monde, et presque personne de connaissance, ce qui m'arrange très-fort. Les Anglais et les prunes ont manqué tout à fait cette année. En fait de beautés, nous avons ici mademoiselle A. D..., qui faisait autrefois un grand effet sur le prince *** et sur les cocodès. Je ne sais quelle maladie elle a. Elle ne m'est apparue que de dos, et a la crinoline la plus vaste de tout le pays. On donne des bals deux fois par semaine, où je compte bien ne pas aller, et des concerts d'amateurs dont je n'ai entendu et n'entendrai qu'un seul. Hier, on m'a fait subir une messe en musique, où je me suis rendu accompagné par la gendarmerie; mais j'ai décliné l'invitation à la soirée du sous-préfet, pour ne pas accumuler trop de catastrophes dans un seul jour. Le pays a l'air très-beau, mais je n'ai encore fait que l'entrevoir; je dessinerai dès qu'il y aura un rayon de soleil. Que devenez-vous? Écrivez-moi. J'aimerais bien à vous montrer la verdure incomparable de ce pays, et surtout la beauté des eaux, pour lesquelles le cristal ne serait pas une bonne comparaison. Il serait agréable de causer ayec vous à l'ombre des grands hêtres. Êtes-vous toujours au pouvoir de la mer et des veaux marins?
Adieu, chère amie.
CCLIX
Bagnères-de-Bigorre, 1er septembre 1862.
Chère amie, merci de votre lettre. Je vous réponds à N..., puisque vous ne devez pas vous arrêter à Paris, et je suppose que vous êtes déjà arrivée. Vous avez éprouvé à ***, à propos des querelles des veaux marins, ce qui arrive toujours lorsqu'on habite Paris. Les petites querelles et les petites affaires de la province semblent si misérables et si dignes de pitié, qu'on déplore la condition des gens qui vivent là-dedans. Il est certain pourtant qu'au bout de quelques mois on fait comme les natifs, on s'intéresse à tout cela et on devient complètement provincial. Cela est triste pour l'intelligence humaine, mais elle prend les aliments qu'on lui sert et s'en contente. Je suis allé, la semaine passée, faire une course dans la montagne, voir une ferme à M. Fould. Elle est au bord d'un petit lac, en face du plus beau panorama du monde, entourée de très-grands arbres, chose si rare en France, et on y déjeune admirablement. Il y a beaucoup de très-beaux chevaux et de très-beaux bœufs, tout cela tenu dans le système anglais. On m'a montré de plus un âne chargé de faire des mulets. C'est une bête énorme, grande comme un très-grand cheval, noire et méchante, comme s'il était rouge. Il paraît qu'il faut la croix et la bannière pour qu'il consente à accorder ses faveurs aux juments. On lui montre une ânesse, et, lorsqu'il s'est monté l'imagination, il n'y regarde plus de si près. Que pensez-vous de l'industrie humaine, qui a eu toutes ces belles inventions? Vous serez furieuse de mes histoires et je vois votre mine d'ici. Le monde devient tous les jours plus bête. À propos de cela, avez-vous lu les Misérables et entendu ce qu'on en dit? C'est encore un des sujets sur lesquels je trouve l'espèce humaine au-dessous de l'espèce gorille.—Les eaux me font du bien. Je dors mieux et j'ai de l'appétit, bien que je ne fasse pas trop d'exercice, parce que mon compagnon n'est pas trop ingambe. Je pense rester ici encore une semaine à peu près; ensuite, il se peut que j'aille à Biarritz ou en Provence. L'idée d'aller faire une promenade au lac Majeur est abandonnée, la maison où nous devions aller ne pouvant nous recevoir pour le moment. Je serai à Paris au plus tard le 1er octobre.
Adieu, chère amie; adieu, et écrivez-moi.
CCLX
Biarritz, villa Eugénie, 27 septembre 1862.
Chère amie, je vous écris toujours à ***, bien que je ne sache rien de vos mouvements; mais il me semble que vous ne devez pas encore retourner à Paris. Si, comme je l'espère, vous avez un temps pareil au nôtre, vous devez en profiter et n'être pas trop pressée d'aller trouver à Paris les odeurs de l'asphalte. Je suis ici au bord de la mer et respirant mieux qu'il ne m'est arrivé depuis longtemps. Les eaux de Bagnères ont commencé par me faire grand mal. On me disait que c'était tant mieux, et que cela prouvait leur action. Le fait est qu'aussitôt que j'ai quitté Bagnères, je me suis senti renaître; l'air de la mer, et aussi peut-être la cuisine auguste que je mange ici, ont achevé de me guérir. Il faut vous dire qu'il n'y a rien de plus abominable que la cuisine de l'hôtel de *** à Bagnères, et je crois en vérité qu'on y a pratiqué contre Panizzi et moi un empoisonnement lent. Il y a peu de monde à la villa, et seulement des gens aimables que je connais depuis longtemps. Dans la ville, il n'y a pas grand monde, peu de Français surtout; les Espagnols dominent, et les Américains. Les jeudis, on reçoit, et il faut mettre les Américains du Nord d'un côté et les Américains du Sud de l'autre, de peur qu'ils ne s'entre-mangent. Ce jour-là, on s'habille. Le reste du temps, on ne fait pas la moindre toilette; les dames dînent en robe montante, et nous du vilain sexe en redingote. Il n'y a pas de château en France ni en Angleterre où l'on soit si libre et si sans étiquette, ni de châtelaine si gracieuse et si bonne pour ses hôtes. Nous faisons de très-belles promenades dans les vallées qui longent les Pyrénées et nous en revenons avec des appétits prodigieux. La mer, qui est ordinairement très-mauvaise ici, est depuis une semaine d'un calme surprenant; mais ce n'est rien pourtant en comparaison de la Méditerranée et surtout de cette mer de Cannes. Les baigneuses sont toujours aussi étranges en matière de costume. Il y a une madame *** qui est de la couleur d'un navet, qui s'habille en bleu et se poudre les cheveux. On prétend que c'est de la cendre qu'elle se met sur la tête, à cause des malheurs de sa patrie. Malgré les promenades et la cuisine, je travaille un peu. J'ai écrit, tant à Biarritz que dans les Pyrénées, plus de la moitié d'un volume. C'est encore l'histoire d'un héros cosaque que je destine au Journal des Savants. À propos de littérature, avez-vous lu le speech de Victor Hugo à un dîner de libraires belges et autres escrocs à Bruxelles? Quel dommage que ce garçon, qui a de si belles images à sa disposition, n'ait pas l'ombre de bon sens, ni la pudeur de se retenir de dire des platitudes indignes d'un honnête homme! Il y a dans sa comparaison du tunnel et du chemin de fer plus de poésie que je n'en ai trouvé dans aucun livre que j'aie lu depuis cinq ou six ans; mais, au fond, ce ne sont que des images. Il n'y a ni fond, ni solidité, ni sens commun; c'est un homme qui se grise de ses paroles et qui ne prend plus la peine de penser. Le vingtième volume de Thiers me plaît comme à vous. Il y avait une immense difficulté, à mon avis, à extraire quelque chose de l'immense fatras des conversations de Sainte-Hélène rapportées par Las Cases, et Thiers s'en est tiré à merveille. J'aime aussi beaucoup ses jugements et ses comparaisons entre Napoléon et autres grands hommes. Il est un peu sévère pour Alexandre et pour César; cependant, il y a beaucoup de vrai dans ce qu'il dit sur l'absence de vertu de la part de César. Ici, on s'en occupe beaucoup, et je crains qu'on n'ait trop d'amour pour le héros; par exemple, on ne veut pas admettre l'anecdote de Nicomède, ni vous non plus, je crois.
Adieu, chère amie; portez-vous bien et ne vous sacrifiez pas trop pour les autres, parce qu'ils en prendront trop bien l'habitude, et que ce que vous faites à présent avec plaisir, un jour peut-être vous serez obligée de le faire avec peine. Adieu encore.
CCLXI
Paris, 23 octobre 1862.
Chère amie, j'ai mené une vie très-agitée depuis le commencement du mois; voilà pourquoi je suis en retard à vous répondre. Je suis revenu de Biarritz avec mes souverains. Nous étions tous assez dolents, pour avoir été empoisonnés, je crois, avec du vert-de-gris. Les cuisiniers jurent qu'ils ont récuré leurs casseroles, mais je ne crois pas à leurs serments. Le fait est que quatorze personnes à la villa ont eu des vomissements et des crampes. Pour avoir été empoisonné autrefois avec du vert-de-gris, j'en connais les symptômes et je persiste dans mon opinion. Je suis resté à Paris quelques jours en courses et en tracas, puis je suis allé à Marseille installer des paquebots pour la Chine. Vous comprenez bien que cette cérémonie ne pouvait pas se passer de ma présence. Ces paquebots sont si beaux et ont des petites chambres si bien arrangées, que cela donne envie d'aller en Chine. J'y ai résisté pourtant, et me suis contenté de prendre un bain de soleil à Marseille. Vous devinez peut-être les tracas dont je vous parlais tout à l'heure au retour de Biarritz. Tracas politiques, s'il vous plaît; j'étais partagé entre le désir que j'avais de voir rester M. Fould au ministère, dans l'intérêt du maître, et le désir de le voir donner sa démission, dans l'intérêt de sa dignité et dans son intérêt personnel. Cela a fini par des concessions qui n'ont fait de bien à personne et qui me semblent avoir amoindri tout le monde. Le plus bouffon de l'affaire a été que Persigny, que tous les ministres non papalins ne peuvent souffrir, est devenu leur porte-drapeau, et qu'ils ont fait de sa conservation une condition pour garder leur portefeuille. Ainsi, on a destitué Thouvenel, qui était un très-bon garçon et intelligent, et on a gardé Persigny, qui est fou et qui n'entend rien aux affaires. Nous voici donc entre les pattes des cléricaux pour quelque temps, et vous savez où ils mènent leurs amis.
Vous me paraissez trop émue du discours de Victor Hugo. Ce sont des mots sans idées; quelque chose comme les Orientales en prose. Je vous engage à lire une lettre de madame de Sévigné pour vous remettre au bon diapason de la prose, et, si vous aimez encore le sens commun et les idées, lisez le vingtième volume de Thiers, qui est le meilleur de tous. Je l'ai lu deux fois, la seconde avec plus de plaisir que la première, et je ne dis pas que je ne le relirai pas encore.—Je voudrais bien connaître un peu vos projets. Je vais vous dire les miens. Je compte aller à Compiègne vers le 8 du mois prochain, et j'y resterai jusqu'après la fête de l'impératrice, c'est-à-dire jusqu'au 18 ou 20. Avant ou après cette époque, ne pourrais-je vous voir? Il me semble que la campagne doit être bien froide et bien humide à présent, et que vous devez penser au retour. . . . . .
Adieu, chère amie; j'espère que vous êtes toujours en appétit et santé.
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CCLXII
Paris, 5 novembre 1862.
Chère amie, je suis invité à Compiègne jusqu'au 18. Le 10, je serai à Paris jusqu'à trois heures, et j'espère vous voir. Écrivez-moi et donnez-moi longuement de vos nouvelles. Je désapprouve fort votre nouveau goût littéraire. Je lis actuellement un livre qui cependant vous amusera peut-être; c'est l'histoire de la révolte des Pays-Bas, par Motley. Je le mettrai à vos ordres, si vous voulez. Il n'y a pas moins de cinq gros volumes; mais, quoique pas trop bien écrit, cela se lit couramment et cela m'intéresse beaucoup. Il a beaucoup de partialité anticatholique et antimonarchique; mais il a fait d'immenses recherches et c'est un homme de talent, quoique Américain.
Je suis enrhumé et assez mal de mes poumons. Vous apprendrez un jour que j'ai cessé de respirer, faute de ce viscère. Cela devrait vous engager à être très-aimable pour moi avant que ce malheur m'arrive.
Adieu, chère amie. . . . . . .
CCLXIII
Cannes, 5 décembre 1862.
Chère amie, je suis arrivé ici entre deux inondations, et, pendant quatre jours, j'ai cru qu'il n'y avait plus de soleil, même à Cannes. Lorsqu'il se met à pleuvoir dans ce pays-ci, ce n'est pas une plaisanterie. La plaine entre Cannes et l'Estérel était changée en lac, et il était impossible de mettre le nez dehors. Pourtant, au milieu de ce déluge, l'air était doux et agréable à respirer. Depuis que je suis poussif, je suis devenu aussi délicat en matière d'air que les Romains le sont pour l'eau. Mais cela n'a pas duré, heureusement. Le soleil a reparu radieux il y a trois jours, et, depuis lors, je vis les fenêtres ouvertes et j'ai presque trop chaud. Il n'y a que les mouches qui me rappellent les rigueurs de la vie. Avant de quitter Paris, j'ai consulté un grand docteur, car je me croyais en très-mauvais état depuis mon retour de Compiègne et je voulais savoir dans combien de temps il fallait pourvoir à ma pompe funèbre. J'ai été assez content de sa consultation: premièrement, parce qu'il m'a dit que cette cérémonie n'aurait pas lieu aussitôt que je l'appréhendais; en second lieu, parce qu'il m'a expliqué anatomiquement et très-clairement la cause de mes maux. Je croyais avoir, le cœur malade; pas du tout, c'est le poumon. Il est vrai que je n'en guérirai jamais; mais il y a moyen de n'en pas souffrir, et c'est beaucoup, si ce n'est le principal.
Vous ne pouvez vous faire une idée de la beauté de la campagne après toutes ces pluies. Il y a partout des roses de mai. Les jasmins commencent à fleurir, ainsi que quantité de fleurs sauvages, toutes plus jolies les unes que les autres. J'aimerais bien à faire un cours de botanique avec vous dans les bois des environs, vous verriez qu'ils valent ceux de Bellevue. J'ai reçu ici, je ne sais comment, le dernier livre de M. Gustave Flaubert, qui a fait Madame Bovary, que vous avez lu, je crois, bien que vous ne vouliez pas l'avouer. Je trouvais qu'il avait du talent qu'il gaspillait sous prétexte de réalisme. Il vient de commettre un nouveau roman qui s'appelle Salammbô. En tout autre lieu que Cannes, partout où il y aurait seulement la Cuisinière bourgeoise à lire, je n'aurais pas ouvert ce volume. C'est une histoire carthaginoise quelques années avant la seconde guerre punique. L'auteur s'est fait une sorte d'érudition fausse en lisant Bouillet et quelque autre compilation de ce genre, et il accompagne cela d'un lyrisme copié du plus mauvais de Victor Hugo. Il y a des pages qui vous plairont sans doute, à vous qui, à l'exemple de toutes les personnes de votre sexe, aimez l'emphase. Pour moi qui la hais, cela m'a rendu furieux. Depuis que je suis ici, et particulièrement depuis la pluie, j'ai poursuivi ma tartine cosaque. Cela sera, je le crains, bien long. Je vais envoyer ces jours-ci un second article à Paris, et ce ne sera pas le dernier. Je m'aperçois que j'ai oublié d'emporter avec moi une carte de Pologne, et je suis embarrassé pour écrire les noms polonais dont je n'ai que la transcription en russe. Si vous aviez à votre portée quelque moyen d'information, tâchez de savoir si une ville qui en russe s'appelle Lwow, ne serait pas par hasard la même que Lemberg en Gallicie. Vous me rendrez un grand service.—Adieu, chère amie, j'espère que l'hiver ne vous traite pas trop rigoureusement et que vous prenez soin d'échapper aux rhumes. Votre petite nièce est-elle toujours aimable? Ne la gâtez pas trop, pour qu'elle ne soit pas trop malheureuse plus tard. Je voudrais bien encore que vous allassiez voir la pièce de mon ami Augier et que vous me dissiez candidement ce que vous en pensez. Adieu encore.
CCLXIV
Cannes, 3 janvier 1863.
Chère amie, j'ai commencé l'année assez mal, dans mon lit, avec un lumbago très-douloureux qui ne me laissait pas même la faculté de me retourner. Voilà ce qu'on gagne dans ces beaux climats, où, tant que le soleil est sur l'horizon, on peut se croire en été, et où, aussitôt après son coucher, vient un quart d'heure de froid humide qui vous pénètre jusqu'à la moelle des os. C'est absolument comme à Rome, à l'exception qu'ici ce sont les rhumatismes, et là-bas c'est la fièvre contre laquelle il faut se faire assurer. Aujourd'hui, mon dos a repris une partie de son élasticité, et je commence à me promener. J'ai eu la visite de mon vieil ami, M. Ellice, qui a passé vingt-quatre heures avec moi, et a renouvelé ma provision de nouvelles et mes idées singulièrement racornies par un séjour en Provence: c'est, tout bien considéré, le seul inconvénient de vivre hors de Paris. On arrive rapidement à être souche, et, quand on n'a pas les goûts de mon confrère M. de Laprade, qui voudrait être chêne, cette transformation n'a rien de bien agréable.
Si je continue à bien aller, je crois que je me rendrai à Paris vers le 18 ou le 20, pour la discussion de l'adresse, qui, me dit-on, sera chaude et intéressante; quand j'aurai fait mon devoir, je retournerai au soleil, car je crèverais infailliblement à passer à Paris les glaces, les vents et les boues de février. . . . . . .
Vous avez tort de ne pas lire Salammbô. Il est vrai que cela est parfaitement fou, et qu'il y a encore plus de supplices et d'abominations que dans la Vie de Chmielniçki; mais, après tout, il y a du talent, et on se fait une idée amusante de l'auteur et une encore plus plaisante de ses admirateurs, les bourgeois, qui veulent parler des choses avec les honnêtes gens. Ce sont ces bourgeois que mon ami Augier a fort bien drapés; aussi m'assure-t-on que personne qui se respecte n'avoue qu'il a été voir le Fils de Giboyer. Avec tout cela, la caisse du théâtre se remplit et la bourse de l'auteur. Je vous recommande, dans la Revue des Deux Mondes du 15, un roman de M. de Tourguenief, dont j'attends ici les épreuves, et que j'ai lu en russe. Cela s'appelle les Pères et les Enfants. C'est le contraste de la génération qui s'en va et de celle qui arrive. Il y a un héros, le représentant de la nouvelle génération, lequel est socialiste, matérialiste et réaliste, mais cependant homme d'esprit et intéressant. C'est un caractère très-original qui vous plaira, j'espère. Ce roman a produit une grande sensation en Russie et on a beaucoup crié contre l'auteur, qu'on accuse d'impiété et d'immoralité. C'est, à mon avis, un assez bon signe de succès lorsqu'un ouvrage excite ainsi le déchaînement du public. Je crois que je vous ferai lire encore la seconde partie de Chmielniçki, dont j'ai corrigé les épreuves pendant que j'étais sur le dos. Vous y verrez une grande quantité de Cosaques empalés et de juifs écorchés tout vifs. Je serai à Paris, non pas pour le discours de la couronne, mais seulement pour la discussion de l'adresse, c'est-à-dire, comme je le suppose, vers le 20 ou le 21; mais, si cela convenait à vos arrangements particuliers, je pourrais avancer mon arrivée. Adieu, chère amie; je vous souhaite bonne santé et bonheur, point de lumbago. Adieu, ne m'oubliez pas.
CCLXV
Cannes, 28 janvier 1863.
Chère amie, je me disposas à partir pour Paris, et je croyais y être le 20, lorsque j'ai été repris d'un nouvel accès de mes spasmes d'estomac. J'ai eu un gros rhume avec des étouffements très-douloureux et j'ai gardé le lit pendant huit jours. Le médecin me dit que, si je retourne à Paris avant d'être tout à fait remis, je suis sûr de retomber plus bas que je n'étais, et je resterai encore ici pendant une quinzaine de jours. On m'écrit, d'ailleurs, que la discussion de l'adresse n'aura aucun intérêt, et que tout se passera en douceur et rapidement. Je suis à présent assez bien, un peu dolent toujours, mais je recommence à sortir et à mener mon train de vie ordinaire. Le temps est admirable; pourtant, ce climat-ci est un peu traître. Je devrais moins que personne m'y laisser prendre. Tant que le soleil est sur l'horizon, on se croirait en juin. Cinq minutes après vient une humidité pénétrante. C'est pour avoir admiré trop longtemps les beaux couchers de soleil que j'ai été malade. On me dit que vous n'avez pas eu de froids vifs, mais des brouillards et de la pluie. Autour de nous, il est tombé une quantité de neige incroyable, et rien n'est plus beau en ce moment que la vue de nos montagnes toutes blanches entourant notre petite oasis verdoyante. Comment avez-vous passé votre temps? Avez-vous échappé aux rhumes, et quelle vie menez-vous? Je passe mes soirées à faire de la prose pour le Journal des Savants. Cet animal de Chmielniçki n'en finit pas et je crains qu'il ne me coûte encore deux articles avant que je puisse faire son oraison funèbre; j'en ai déjà fait trois aussi longs que celui que vous avez lu, et aussi abondants en empalements, écorchements d'hommes et autres facéties. Je crains que cela ne ressemble trop à Salammbô. Vous m'en direz votre avis candidement, si vous trouvez ce rare Journal des Savants que les ignorants s'obstinent à ne pas lire, malgré tout son mérite.
Nous avons eu dans notre voisinage une tragédie. Une jolie demoiselle anglaise s'est brûlée au bal. Sa mère, en voulant la sauver, s'est brûlée aussi. Toutes les deux sont mortes au bout de trois à quatre jours. Le mari, qui a été brûlé aussi, est encore malade. Voilà la dix-huitième femme de ma connaissance à qui cela arrive. Pourquoi portez-vous de la crinoline? Vous devriez donner l'exemple. Il suffit de tourner devant la cheminée ou de se regarder dans une glace (il y en a toujours au-dessus de la cheminée) pour être rôtie toute vive. Il est vrai qu'on ne meurt qu'une fois, et qu'on est toujours bien aise de montrer une croupe monstrueuse, comme si on trompait quelqu'un avec un ballon plein d'air! Pourquoi n'avez-vous pas une toile métallique devant votre cheminée? Il paraît qu'on devient de plus en plus religieux à Paris. Je reçois des sermons de gens dont j'aurais attendu tout autre chose. On me dit que M. de Persigny s'est montré ultra-papalin à la commission de l'adresse du Sénat. À la bonne heure. Je ne crois pas qu'il y ait eu un temps où le monde ait été plus bête qu'à présent. Tout cela durera ce que cela pourra, mais la fin est un peu effrayante.
Adieu, chère amie. . . . . . .
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CCLXVI
Paris, 26 avril 1863.
Chère amie, comme je ne comptais pas sur votre manière de voyager en tortue, je ne vous ai pas écrit à Gênes. J'adresse ma lettre à Florence, où j'espère que vous vous arrêterez quelque temps. C'est, de toutes les villes d'Italie que je connais, celle qui a conservé le mieux son caractère du moyen âge. Ayez soin seulement de ne pas vous enrhumer si vous demeurez au Lung'Arno, comme font les honnêtes gens. Quant à Rome, je suis très hors d'état de vous donner des conseils, car il y a très-longtemps que je n'y suis allé. Je vous ferai seulement les deux recommandations suivantes: d'abord de ne pas être à l'air au moment de la chute du jour, parce que vous pourriez fort bien attraper la fièvre. Il faut se faire conduire un quart d'heure avant l'Angelus à Saint-Pierre, et attendre que l'étrange précipité humide qui se fait dans l'atmosphère à cette heure-là soit passé. Il n'y a rien, d'ailleurs, de plus beau pour la rêverie que cette grande église à la chute du jour. Elle est sublime en vérité, lorsqu'on n'y voit rien distinctement. Pensez-y à moi. Ma seconde recommandation, c'est, s'il fait un jour de pluie, de l'employer à voir les Catacombes. Quand vous y serez, allez-vous-en dans un de ces petits corridors donnant dans les rues souterraines; éteignez votre bougie et restez seule trois ou quatre minutes. Vous me direz les sensations que vous aurez éprouvées. J'aurais du plaisir à faire l'expérience avec vous; mais alors vous ne sentiriez peut-être pas la même chose. Il ne m'est jamais arrivé à Rome de voir ce que je m'étais proposé de voir, parce que, à chaque coin de rue, on est attiré par quelque chose d'imprévu, et c'est le grand bonheur de se laisser aller à cette sensation. Je vous engage encore à ne pas trop vous livrer à la visite des palais, qui sont pour la plupart un peu surfaits. Occupez-vous surtout des fresques en fait d'objets d'art, et des vues en fait de nature mêlée d'art. Je vous recommande la vue de Rome et de ses environs prise de Saint-Pierre in Montorio. Il y a là aussi une très-belle fresque du Vatican. Faites-vous montrer au Capitole la louve de la République, qui porte la trace de la foudre qui l'a frappée du temps de Cicéron. Ce n'est pas d'hier. Croyez que vous ne pourrez pas voir la centième partie de ce que vous devriez voir dans le peu de temps que vous pouvez consacrer à votre voyage, mais qu'il ne faut pas trop le regretter. Il vous restera un grand souvenir d'ensemble qui vaut mieux qu'une foule de petits souvenirs de détail.—Je me sens infiniment mieux portant et je regrette bien votre départ. Je vous dirai, d'ailleurs, comme votre sœur, que vous avez bien fait de profiter de l'occasion pour voir Rome. Reste la question des dédommagements que je vous prie de ne pas perdre de vue. J'espère que vous y pensez quelquefois. Il n'y a guère de beau lieu que j'aie vu où je n'aie regretté de ne pouvoir l'associer à vous dans mes souvenirs. Adieu, chère amie; donnez-moi souvent de vos nouvelles, quelques lignes seulement; amusez-vous bien et revenez-nous en bon état. Lorsque je vous saurai à Rome, je vous donnerai mes commissions. Adieu encore.
CCLXVII
Paris, 20 mai 1863.
Chère amie, je vous écris avec une grippe abominable. Depuis quinze jours, je tousse au lieu de dormir, et je suis pris de crises d'étouffement. Le seul remède est de prendre du laudanum, et cela me donne des maux de tête et d'estomac presque aussi pénibles que la toux et l'étouffement. Bref, je me sens faible et avvilito, m'en allant à tous les diables, ma santé et moi. Je désire qu'il n'en soit pas de même pour vous. Je crois vous avoir dit qu'il fallait prendre bien garde à l'humidité, qui, dans le pays où vous êtes, accompagne le coucher du soleil. Ayez soin de n'avoir jamais froid, dussiez-vous avoir trop chaud. Je vous envie d'être dans ce beau pays, où l'on a de douces et agréables mélancolies qu'on se rappelle ensuite avec plaisir; mais je voudrais que, pour faire mieux la comparaison, vous allassiez passer une semaine à Naples. De toutes les transitions, c'est la plus brusque et la plus amusante que je connaisse. En outre, elle a l'avantage de la comédie après la tragédie; on va se coucher avec des idées bouffonnes. Je ne sais si la cuisine a fait des progrès dans les États du saint-père. C'était, de mon temps, l'abomination de la désolation, tandis qu'à Naples on trouvait à vivre. Il est possible que les révolutions politiques aient passé le niveau sur les deux cuisines, et que, friande comme vous êtes, vous les trouviez mauvaises l'une et l'autre. Nous vivons ici sur les histoires arrivées ou prêtées à madame de ***. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle est folle à lier. Elle bat ses gens, elle donne des soufflets et des coups de poing et fait l'amour avec plusieurs cocodès à la fois. Elle pousse l'anglomanie jusqu'à boire du brandy et du water, c'est-à-dire beaucoup plus du premier que du second. L'autre soir, elle présente au président Troplong son cocodès par quartier en lui disant: «Monsieur le président, je vous amène mon darling.» M. Troplong répond qu'il était heureux de faire la connaissance de M. Darling. Au reste, si tout ce qu'on me dit des mœurs des lionnes de cette année est vrai, il est à craindre que la fin du monde ne soit proche. Je n'ose vous dire tout ce qui se fait à Paris parmi les jeunes représentants et représentantes de la génération qui nous enterrera!
J'espérais que vous me conteriez quelques histoires ou que, du moins, vous me feriez part de vos impressions. J'ai toujours du plaisir à savoir comment telle chose vous a paru. N'oubliez pas de vous faire montrer la statue de Pompée, qui est très-probablement celle aux pieds de laquelle César fut assassiné; et, si vous découvrez la boutique d'un nommé Cades, qui vend de faux antiques et des poteries, achetez-moi une intaille de quelque belle pierre. Si vous passez par Civita-Vecchia, allez chez un marchand de curiosités nommé Bucci, et faites-lui mes compliments et remercîments pour le plâtre de Bayle qu'il m'a envoyé. Vous lui achèterez pour rien des vases noirs étrusques, des pierres gravées, etc. Vous pouvez vous faire une garniture de cheminée charmante avec ces vases noirs. Adieu, chère amie; portez-vous bien, pensez quelquefois à moi.
CCLXVIII
Paris, vendredi 12 juin 1863.
Chère amie, j'apprends avec grand plaisir votre retour en France, et avec encore plus de plaisir votre intention de revenir bientôt à Paris. Il me semble que vous vous êtes mise en frais de coquetterie vraiment extraordinaire pour avoir ainsi exploité cet infortuné Bucci. Si je vous avais donné une lettre pour lui selon mon intention, vous auriez emporté toute sa boutique, sans avoir recours aux procédés d'enjôlement qui vous sont familiers. Au fond, c'est un fort brave homme qui a conservé un culte pour Bayle, dont il était la seule ressource pendant son exil à Civita-Vecchia. Il eût été mieux de le faire parler du gouvernement pontifical. S'il avait été aussi sincère qu'il s'est montré galant, il vous en aurait plus appris à ce sujet que tous les ambassadeurs qui sont à Rome. Le fort et le fin de ces renseignements consiste, au reste, à vous apprendre ce que vous n'ignorez pas, j'espère. . . . . . .
Je pars le 21 pour Fontainebleau, ce qui m'empêchera peut-être d'aller en Angleterre, comme je me l'étais proposé, à la fin de ce mois. J'y reste jusqu'au 5 juillet, c'est-à-dire jusqu'à la fin du séjour. Je pense que vous serez revenue la semaine prochaine, et que je vous verrai avant mon départ. J'espère que cela vous déterminera à vous hâter un peu, si besoin est. Vous ne me parlez pas de votre santé. Je suppose que, malgré la mauvaise cuisine papale, vous revenez en bon point. J'ai été presque toujours grippé plus ou moins, poussif par-dessus le marché, comme à mon ordinaire. Le séjour de Fontainebleau va m'achever, selon toute apparence. Je vous dirai pourquoi je n'ai pas cherché à esquiver cet honneur.
Je pense à faire un petit voyage en Allemagne cet été pour aller voir les propylées de Munich, de mon ami M. Klenze, et aussi pour prendre des eaux qu'on me conseille, bien que cela ne m'inspire pas grande confiance. Comme je ne m'habitue pas à être malade, je tiens beaucoup à guérir et je ne veux pas qu'il y ait de ma faute si je n'y parviens pas.
Vous n'avez pas osé lire probablement Mademoiselle de la Quintinie pendant que vous étiez en terre sainte. Cela est médiocre. Il n'y a qu'une scène assez jolie. Je ne sache rien de nouveau qui soit digne de votre colère en fait de romans. Chmielniçki en est à son cinquième article, que je corrige, et ce ne sera pas le dernier. Je vous donnerai les épreuves, si vous voulez et si vous pouvez les lii*e non corrigées. Adieu, chère amie; je voudrais bien vous décider à faire diligence.
CCLXIX
Château de Fontainebleau, jeudi 2 juillet 1863.
Chère amie, j'aurais voulu répondre plus tôt à votre lettre, qui m'a fait grand plaisir; mais, ici, on n'a le temps de rien faire et les jours passent avec une rapidité prodigieuse sans qu'on sache comment. La grande et principale occupation, c'est de boire, manger et dormir. Je réussis aux deux premières, mais très-mal à la dernière. C'est une très-mauvaise préparation au sommeil que de passer trois ou quatre heures, en pantalon collant, à ramer sur le lac et à gagner des toux terribles. Nous avons ici quantité de monde assez bien assorti, ce me semble, beaucoup moins officiel que d'ordinaire; ce qui ne nuit pas à l'entente cordiale entre les invités. On fait de temps en temps des promenades à pied dans le bois, après avoir dîné sur l'herbe comme les bonnetiers de la rue Saint-Denis.
Avant-hier, on a apporté ici quelques très-grandes caisses de la part de Sa Majesté Tu-Duc, empereur de Cochinchine. On les a ouvertes dans une des cours. Dans les grandes caisses, il y en avait de plus petites peintes en rouge et or et couvertes de cancrelats. On a ouvert la première, qui contenait deux dents d'éléphant fort jaunes et deux cornes de rhinocéros, plus un paquet de cannelle moisie. Il sortait de tout cela des odeurs inconcevables, tenant le milieu entre le beurre fort et le poisson gâté. Dans l'autre caisse, il y avait une grande quantité de pièces d'étoffes très-étroites ressemblant à de la gaze, de toute sorte de vilaines couleurs, toutes plus ou moins sales et, de plus, moisies. On avait annoncé des médailles d'or, mais elles étaient absentes, et probablement elles sont restées en Cochinchine. Il résulte que ce grand empereur Tu-Duc est un escroc.
Hier, nous avons été faire manœuvrer deux régiments de cavalerie et nous avons été horriblement cuits. Toutes les dames ont des coups de soleil. Aujourd'hui, nous allons faire un dîner espagnol dans la forêt, et je suis chargé du gaspacho, c'est-à-dire de faire manger de l'oignon cru à des dames qui s'évanouiraient au seul nom de ce légume. J'ai défendu qu'on les avertît, et, quand elles en auront mangé, je me réserve de leur faire un aveu dans le genre de celui d'Atrée.
Je suis charmé que mon Cosaque[1] ne vous ait pas trop ennuyée. Je commence à en être bien las pour ma part. Il faut que je l'enterre le 1er du mois prochain, et je ne sais comment j'en pourrai venir à bout. Je ne puis parvenir à travailler ici bien que j'aie apporté toutes mes notes et mes, bouquins. Adieu, chère amie; je pense être ici jusqu'à lundi ou mardi au plus tard. Cependant on prétend que, vu notre grande amabilité, on veut nous retenir quelques jours encore. J'espère bien vous retrouver à Paris. Encore adieu.
[1] Bogdan Chmielniçki, publié dans le volume intitulé les Cosaques d'autrefois.
CCLXX
Londres, 12 août 1863.
Chère amie, je vous remercie de votre lettre, que j'attendais impatiemment. Je croyais trouver Londres vide, et, en effet, c'est la première impression que j'ai éprouvée. Mais, au bout de deux jours, je me suis aperçu que la grande fourmilière était encore habitée et surtout, hélas! qu'on y mangeait tout autant et tout aussi longuement que l'année passée. N'est-ce pas inhumain que cette lenteur avec laquelle on dîne dans ce pays-ci! Cela m'ôte jusqu'à l'appétit. On n'est jamais moins de deux heures et demie à table, et, si on ajoute la demi-heure que les hommes laissent aux femmes pour dire du mal d'eux, il est toujours onze heures quand on retourne au salon. Ce ne serait que demi-mal si on mangeait tout le temps; mais, à l'exception du mouton rôti, je ne trouve rien à mon goût.
Les grands hommes m'ont paru un peu vieillis depuis ma dernière visite. Lord Palmerston a renoncé à son râtelier, ce qui le change beaucoup. Il a conservé ses favoris et a l'air d'un gorille en gaieté. Lord Russell a l'air de moins bonne humeur. Les grandes beautés de la saison sont parties, mais on n'en faisait pas grand éloge. Les toilettes m'ont paru, comme toujours, très-médiocres et chiffonnées; mais rien ne résiste à l'air de ce pays-ci. Ma gorge en est la preuve. Je suis enroué comme un loup et je respire très-mal. Je pense que vous devez avoir moins chaud que nous et que les bains de mer doivent vous donner de l'appétit. Je commence à m'ennuyer de Londres et des Anglais. Je serai de retour à Paris avant le 25. Et vous? J'ai lu un livre assez amusant: l'Histoire de George III, par un M. Phillimore, qui traite ce prince de coquin et de bête. C'est très-spirituel et assez bien justifié. J'ai acheté le dernier ouvrage de Borrow trente francs, the Wild Wales. Si vous le voulez pour quinze francs, je serai charmé de vous le céder. Mais vous n'en voudrez pas pour rien. Ce garçon a tout à fait baissé. Adieu, chère amie.
CCLXXI
Paris, 30 août 1863.
Je pars demain pour Biarritz avec Panizzi, qui est venu me joindre hier. Nous sommes emmenés par notre gracieuse souveraine, qui nous hébergera, je ne sais combien de temps, au bord de l'Océan. Puis j'irai faire mon installation à Cannes en octobre. Je reviendrai à Paris pour la discussion de l'adresse, et j'y passerai probablement tout le mois de novembre. J'espère vous voir alors, en dépit des présidents et des veaux marins.
J'ai un livre extrêmement curieux que je vous prêterai si vous êtes sage et aimable à mon égard. C'est la relation, faite par un imbécile, d'un procès du XVIIe siècle. Une religieuse de la famille de Sa Majesté faceva all'amore avec un gentilhomme milanais, et, comme il y avait d'autres religieuses à qui cela déplaisait, elle les tuait, assistée de son amant. C'est très-édifîant et très-intéressant sous le rapport des mœurs.
Lisez une Saison à Paris, par madame de ***.
C'est une personne pleine de candeur, qui a éprouvé un très-grand besoin de plaire à Sa Majesté, et qui, dans un bal, le lui a dit en termes catégoriques et si clairs, qu'il n'y a que vous au monde qui ne l'eussiez pas compris. Il en a été si stupéfait, qu'il n'a pas d'abord trouvé quelque chose à répondre, et ce n'est que trois jours après, dit-on, qu'il s'est laissé cosaquer. J'imagine que vous faites le signe de la croix et que vous prenez de ces figures horrifiées que je vous connais.
Avez vous lu la Vie de Jésus, de Renan? Probablement non. C'est peu de chose et beaucoup. Cela est comme un grand coup de hache dans l'édifice du catholicisme. L'auteur est si épouvanté de son audace à nier la Divinité, qu'il se perd dans des hymnes d'admiration et d'adoration, et qu'il ne lui reste plus de sens philosophique pour juger la doctrine. Cependant, cela est intéressant, et, si vous ne l'avez pas lu, vous le lirez avec plaisir.
J'ai mes paquets à faire et il faut que je vous quitte. Mon adresse est jusqu'à nouvel ordre: Villa Eugénie, Biarritz (Basses-Pyrénées). Donnez-moi vite de vos nouvelles. Adieu.
CCLXXII
Cannes, 19 octobre 1863.
Chère amie, je suis ici depuis huit jours, me reposant au désert des fatigues de la cour. Il fait un temps magnifique et je lis dans mon journal que votre Loire déborde. J'en conclus que vous avez un temps affreux et je vous plains du fond du cœur. Je ne jouirai de la Provence qu'une quinzaine de jours encore. Il va falloir retourner pour l'ouverture de la session; j'en ai une assez médiocre opinion. La mort de M. Billault la commence très-mal. Depuis quelque temps, j'ai beaucoup pratiqué, prêché et fait prêcher M. Thiers, mais je ne sais ce qui en résultera. Il me semble que nous nous rapprochons de plus en plus des anciens errements parlementaires, et que nous allons recommencer le cycle des mêmes fautes et peut-être des mêmes catastrophes. Joignez à cela toute la peine que prennent les cléricaux pour se faire détester et pour tendre la corde jusqu'à ce qu'elle casse. En voilà bien assez pour voir l'avenir d'une vilaine couleur. Vous saurez qu'en venant ici, nous avons déraillé près de Saint-Chamas. Je n'ai rien eu, pas même la peur, car je n'ai compris le danger que lorsqu'il était passé. Il n'y a eu de maléficiés que les employés de la poste, qui sont tombés pêle-mêle avec leurs tables et leurs caisses. Tout s'est réduit à des contusions assez fortes, mais sans membres cassés. Avez-vous lu le mandement de l'évêque de Tulle, qui ordonne à toutes les religieuses de son diocèse de réciter des Ave, en l'honneur de M. Renan, ou plutôt pour empêcher que le diable n'emporte tout, à cause du livre de ce même M. Renan? Puisque vous lisez les lettres de Cicéron, vous devez trouver qu'on avait bien plus d'esprit de son temps que du nôtre. Je suis accablé de honte toutes les fois que je pense à notre XIXe siècle et que je le trouve de toute façon si inférieur à ses prédécesseurs. Je crois vous avoir fait lire les Lettres de la duchesse de Choiseul. Je voudrais bien qu'on essayât d'imprimer aujourd'hui celles de la plus belle de nos lionnes. Je vous quitte pour aller pêcher à la ligne, ou plutôt pour voir pêcher, car je n'ai mais pu prendre un poisson. Mais le mieux de la chose, c'est qu'on en fait au bord de la mer une soupe excellente, pour ceux qui aiment l'huile et l'ail. Je suppose que vous êtes de ces derniers.
Vous trouverai-je à Paris au commencement de novembre? Je compte pouvoir y passer tout le mois, sauf peut-être quelques jours à Compiègne, si ma souveraine m'y invite pour sa fête. Adieu, chère amie.
CCLXXIII
Château de Compiègne, 16 novembre 1863, au soir.
Chère amie, depuis mon arrivée ici, j'ai mené la vie agitée d'un impresario. J'ai été auteur, acteur et directeur. Nous avons joué avec succès une pièce un peu immorale, dont, à mon retour, je vous conterai le sujet. Nous avons eu un très-beau feu d'artifice, bien qu'une femme qui voulait voir les fusées de trop près ait été tuée tout roide. Nous, faisons de grandes promenades et je me suis tiré de tout cela, jusqu'à présent, sans rhume. On me garde ici encore une semaine; probablement, je resterai à Paris jusqu'aux premiers jours de décembre, et je m'en retournerai à Cannes, que j'ai laissé tout en fleurs. Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus beau que ces champs de jasmin et de tubéreuses. Je ne m'y suis pas très-bien porté cependant, et, les derniers jours surtout, j'étais très-dolent et mélancolique.
Vous m'écrivez si laconiquement, que vous ne répondez jamais à mes questions. Vous avez une manière à vous de ne faire que vos caprices, qui me confond toujours; vous plaisantez, vous promettez; quand je lis vos lettres, je crois vous entendre parler: je suis désarmé, mais furieux au fond. Vous ne me dites seulement pas ce que devient cette charmante enfant qui vous intéresse tant. Faites en sorte, je vous prie, qu'elle ne soit pas sotte comme la plupart des femmes de ce temps-ci. Jamais, je crois, on n'en a vu de pareilles. Vous me direz ce qu'elles sont en province; si c'est pire qu'à Paris, je ne sais dans quel désert il faudra se fourrer. Nous avons ici mademoiselle ***, qui est un beau brin de fille de cinq pieds quatre pouces, avec toute la gentillesse d'une grisette et un mélange de manières aisées et de timidité honnête, quelquefois très-amusant. On paraissait craindre que la seconde partie d'une charade ne répondît pas au commencement (commencement dont j'étais l'auteur):
—Cela ira bien, dit-elle; nous montrerons nos jambes dans le ballet et cela leur tiendra lieu de tout.
N.-B.—Ses jambes sont comme deux flageolets, et elle a des pieds peu aristocratiques.
Adieu, chère amie. . . . . . .
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CCLXXIV
Paris, vendredi 12 décembre 1863.
Chère amie, j'allais vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Vous vous plaignez d'être enrhumée, mais vous ne savez pas ce que c'est que de l'être. Il n'y a qu'une personne enrhumée, en ce moment, à Paris, et cette personne, c'est moi. Je passe ma vie à tousser et à étouffer, et, si cela dure, vous aurez bientôt à faire mon oraison funèbre. Je pense fort à Cannes, et ce n'est que sous son soleil que je guérirai. Il faut auparavant que je vote cette longue et filandreuse adresse que notre président, si digne de son nom, nous a composée. . . . . . .
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Connaissez-vous Aristophane? Cette nuit, ne pouvant dormir, j'ai pris un volume que j'ai lu tout entier et qui m'a très-amusé. J'ai une traduction pas trop bonne à vos ordres. Il y a des choses qui feront beaucoup de peine À votre pruderie, mais qui vous intéresseront, surtout maintenant que vous avez appris quelque chose des mœurs antiques dans Cicéron. Adieu. . . . . . .
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CCLXXV
Cannes, 12 janvier 1864.
Chère amie, j'ai été malade presque pour tout de bon en arrivant ici. J'ai apporté de Paris un rhume abominable, et ce n'est que depuis deux jours que je commence à redevenir moi-même; je ne sais ce que je serais devenu si j'étais resté à Paris, avec la neige que vous avez, à ce que je vois dans les journaux. Ici, nous avons un temps admirable; rarement des nuages et presque toujours au moins 14 degrés. Quelquefois, le vent d'est nous apporte une teinte de neige prise sur les Alpes, mais nous sommes dans une oasis privilégiée. On nous dit que tout est sous la neige aux environs. À Marseille, à Toulon et même à Hyères, on dit que la terre en est couverte. Je me représente un Marseillais en temps de neige. C'est quelque chose comme un chat sur la glace avec des coquilles de noix aux pattes. Il y a très-longtemps que, même à Cannes, on n'a vu un hiver si beau et si bénin.
Je suis charmé qu'Aristophane ait eu l'heur de vous plaire. Vous me demandez si les dames athéniennes assistaient aux représentations ? Il y a des savants qui disent oui, il y en a qui disent non. Si vous étiez allée voir Karagueuz lorsque vous étiez en Orient, vous y auriez trouvé sans doute beaucoup de femmes. En Orient, aujourd'hui et autrefois, dans l'antiquité, on n'a et on n'avait pas la pruderie que vous avez à présent; on voyait à chaque instant des hommes en costume de natation, et il y avait dans tous les carrefours des statues de divinités qui donnaient aux dames des idées exagérées de la nature humaine. Comment appelez-vous cette comédie où l'on habille Euripide en femme ? Comprenez-vous la mise en scène et le rôle du gendarme scythe? Ce qui est plus extraordinaire que tout, c'est la façon sans gêne dont Aristophane parle des dieux, précisément le jour de leur fête, car c'était aux Dionysiaques qu'on a donné les Grenouilles, où Bacchus joue un si singulier rôle. La même chose a eu lieu dans les premiers temps du christianisme. On jouait la comédie dans les églises. Il y avait la messe des sots et la messe de l'âne, dont on a le texte à jour dans un manuscrit très-curieux. Ce sont les méchants qui ont gâté tout en doutant. Lorsque tout le monde croyait, tout était permis. Outre les sottises qu'Aristophane jette dans ses pièces comme du gros sel, il y a des chœurs de la poésie la plus belle. Mon vénéré maître M. Boissonade disait qu'aucun autre Grec n'avait fait mieux. Je vous recommande, si vous ne l'avez pas lu encore, les Nuées. C'est, à mon avis, la meilleure pièce qui se soit conservée de lui. Il y a un dialogue du Juste et de l'injuste, qui est du style le plus élevé. Je crois qu'il y a quelque chose de vrai dans les reproches qu'il fait à Socrate; même après l'avoir entendu dans Platon, on est tenté d'excuser la ciguë. C'est une perte qu'un homme qui prouve à chacun, comme Socrate, qu'on n'est qu'une bête.
Je viens de voir que les conspirations recommencent. Je ne doute pas que ces diables d'Italiens et ces non moins diables de Polonais ne veuillent mettre le monde en feu; et malheureusement il est si bête, qu'il se laissera faire. J'ai eu des lettres d'Italie qui me font craindre qu'au printemps les volontaires et Garibaldi ne tentent quelque pointe contre la Vénétie. Il ne nous manquerait qu'un accident de cette espèce pour nous achever de peindre!—Adieu, chère amie; je tâche de penser le moins possible à l'avenir. Portez-vous bien, pensez un peu à moi. Avez-vous quelque idée pour le 14 février, jour de la Sainte-Eulalie?
Adieu encore.
CCLXXVI
Cannes, 17 février 1864.
Chère amie, puisque vous avez bien voulu prendre la peine de lire Aristophane, je vous pardonne vos façons et vos pruderies en le lisant. Convenez seulement qu'il est très-spirituel, et que l'on serait bien aise de voir jouer une de ses comédies. Je ne sais quelle est l'opinion des érudits à présent sur la présence des femmes dans le théâtre. Il est probable qu'il y a eu des temps de tolérance et d'intolérance dans le même pays, mais les femmes ne montaient jamais en scène. Leurs rôles étaient joués par des hommes, ce qui était d'autant plus facile que tous les acteurs avaient des masques. . . . . .
Je suis très-souffrant, chère amie, et je me sens m'en aller vers un monde meilleur par une marche qui n'est pas des plus agréables. De temps en temps maintenant, les intervalles sont plus rapprochés qu'ils ne l'étaient autrefois; j'ai des crises, et des spasmes très-douloureux. Je ne dors presque pas, je n'ai pas d'appétit et je me sens d'une faiblesse dont je m'indigne. La moindre promenade m'accable. Que deviendrai-je lorsqu'au lieu d'un ciel magnifique, j'aurai le ciel de plomb de Paris, la pluie et le brouillard en permanence! Je songe pourtant à retourner à la fin de ce mois, si j'en ai la force, car je suis un peu honteux de ne faire aucun de mes métiers officiels. Il faut s'exécuter enfin, et prendre un parti, quoiqu'il arrive. J'attendrai pour la Sainte-Eulalie, puisque j'ai déjà attendu assez longtemps. Je crois que, du côté des broches et des bagues, l'embarras est le même. Il y a encombrement dans les tiroirs de ma cousine depuis le temps que je lui souhaite sa fête. J'ai épuisé toutes les variétés de brimborions possibles. Si vous avez découvert quelque chose de très-extraordinaire et qui ne soit pas ruineux, vous aurez résolu un grand problème. Il y en a un autre bien plus intéressant encore, et sur lequel j'aurai à vous consulter. C'est sur la façon honnête ou non de faire venir des habits d'Angleterre. Il ne se peut pas que, parmi vos loups marins, il ne se trouve pas quelqu'un à qui M. Poole pourrait envoyer mes vêtements. Réfléchissez à cela et vous me rendrez grand service. Adieu, chère amie. J'ai passé une nuit abominable et je tousse à me rompre le crâne. J'espère que vous avez échappé à toutes les grippes qu'on m'annonce. Il semble qu'à Paris tout le monde est atteint et qu'il y a même des gens assez bêtes pour en mourir. Adieu encore.
CCLXXVII
Vendredi, 18 mars 1864.
Je suis à vous écrire au Luxembourg, pendant que l'archevêque de Rouen est à foudroyer l'impiété. J'ai été très-souffreteux; je n'ai jamais deux bons jours de suite, mais souvent plusieurs mauvais. Je ne sais pas encore si je serai en état d'aller en Angleterre, comme j'en avais le projet. Cela dépendra du temps et de mes poumons.
Je suis tenu maintenant au Luxembourg, mais nous enterrons la synagogue, j'espère, la semaine prochaine, et alors je serai plus libre. Si vous n'avez pas vu les nouvelles salles où l'on a mis la collection des vases et des terres cuites au Louvre, vous feriez bien d'y aller. Je vous offre mes lumières pour vous y accompagner. Vous y verrez de très-belles choses et d'autres qui vous intéresseront quoique fort pénibles pour votre pruderie. Choisissez votre jour et votre heure.
CCLXXVIII
Mercredi, 13 avril 1864.
Chère amie, j'ai bien regretté votre départ; vous auriez dû me dire encore une fois adieu. Vous m'auriez trouvé fort dolent. Je souffre toujours de mes oppressions, malgré l'arsenic et le reste. Depuis que le froid s'est adouci, je commençais à me porter mieux, mais j'ai attrapé un rhume qui me met plus bas que jamais.
Je ne sors guère; cependant, j'ai voulu voir mes maîtres, que j'ai trouvés en très-bonne santé. Cela m'a procuré l'avantage de voir les modes nouvelles, que j'ai médiocrement admirées, surtout les basques des femmes. C'est un signe de vieillesse. Je ne puis digérer les coiffures. Il n'y a pas une femme qui se coiffe pour la figure qu'elle a; toutes prennent leur style sur des têtes à perruque. Un de mes amis que j'ai rencontré là m'a présenté à sa femme, qui est une jeune et jolie personne; elle avait un pied de rouge, les cils peints, et du blanc. Cela m'a fait horreur.
Avez-vous lu le livre d'About[1]? Je l'ai à votre service. Je ne sais s'il a beaucoup de succès. Il y a beaucoup d'esprit cependant. Peut-être les cléricaux ont-ils eu assez de bon sens pour ne pas l'excommunier, ce qui est le plus sûr moyen de faire lire un livre. C'est comme cela qu'ils ont procuré un succès très-profitable, pécuniairement parlant, à Renan; on m'a dit qu'il avait gagné cent sept mille francs à son idylle. J'ai encore à vos ordres trois gros volumes de Taine sur l'histoire de la littérature anglaise. C'est très-spirituel et même très-sensé. Le style est un peu recherché, mais cela se lit avec grand plaisir. Ou bien encore deux volumes de M. Mézières sur un sujet analogue, les contemporains et les successeurs de Shakespeare. C'est du Taine réchauffé, ou plutôt refroidi. Quant aux romans, je n'en lis plus.
Nous allons nommer demain à l'Académie le Marseillais Autran ou Jules Janin. Le premier selon toute apparence. Mon candidat sera battu. Je me promets de ne plus aller à l'Académie que pour toucher mes indemnités, quatre-vingt-trois francs trente-trois centimes, tous les mois. D'ici à deux ans, nous allons avoir une mortalité effrayante. J'ai contemplé hier les figures de mes confrères; sans parler de la mienne, on dirait des gens qui attendent le fossoyeur. Je ne sais qui l'on prendra pour les remplacer. Quand revenez-vous? Vous aviez parlé de quinze jours à *** seulement; mais je suppose que, selon votre habitude, vous ferez de ces quinze jours un long mois. Je souhaite vous revoir bientôt et nous promener comme autrefois en admirant la belle nature. Ce serait l'occasion rare pour moi de faire un peu de poésie.
Adieu, chère amie; écrivez-moi. Si vous n'avez que la bibliothèque de la ville à votre disposition, vous ferez bien de lire Lucien, traduit par Perrot d'Ablancourt ou par tout autre; cela vous amusera et entretiendra vos goûts helléniques.
Je suis plongé dans une histoire de Pierre le Grand dont je ferai part au public. C'était un abominable homme, entouré d'abominables canailles. Cela m'amuse assez.
Répondez-moi aussitôt que vous aurez reçu ma lettre.
[1] Le Progrès.
CCLXXIX
Londres, British Museum, 21 juillet 1864.
Chère amie, vous avez deviné ma retraite. Je suis ici depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, ou, pour parler plus exactement, depuis le lendemain. Je passe ma vie, de huit heures du soir jusqu'à minuit, à dîner en ville, et, le matin, à voir des livres et des statues, ou bien à faire mon grand article sur le fils de Pierre le Grand, que j'ai envie d'intituler: Du danger d'être bête, car la morale à tirer de mon travail, c'est qu'il faut avoir de l'esprit. Je pense que vous trouverez çà et là, dans une vingtaine de pages, des choses qui vous intéresseront, notamment comment Pierre le Grand fut trompé par sa femme. J'ai traduit avec beaucoup de peine et de soin les lettres d'amour de sa femme à son amant, lequel fut empalé pour la peine. Elles sont vraiment mieux qu'on ne l'attendrait du temps et du pays où elle écrivait; mais l'amour fait de ces merveilles. Le malheur est qu'elle ne savait pas l'orthographe, ce qui rend très-difficile aux grammairiens comme moi de deviner ce qu'elle veut dire.
Voici mes projets: je vais lundi à Chevenings, chez lord Stanhope, où je dois rester trois jours. Jeudi, je dîne ici avec beaucoup de monde. Puis, promptement après, je partirai pour Paris. . . . . . .
Ici, on ne parle que du mariage de lady Florence Paget, la beauté de Londres, il y a deux saisons. Il est impossible de voir une plus jolie figure sur un corps plus mignon, trop petit et trop mignon pour mon goût particulier. Elle était célèbre pour ses flirtations. Le neveu de M. Ellice, M. Chaplin, dont vous m'avez souvent entendu parler, un grand garçon de vingt-cinq ans et de vingt-cinq mille livres sterling de rente, est devenu amoureux d'elle. Elle l'a lanterné longtemps, puis s'est engagée, comme on dit, en a reçu des bijoux et six mille livres sterling pour payer ses dettes chez sa couturière. Jour pris pour le mariage. Vendredi dernier, ils sont allés ensemble au parc et à l'Opéra. Samedi matin, elle est sortie seule, est allée à l'église Saint-George et s'y est mariée avec lord Hastings, un jeune homme de son âge, très-laid, ayant deux petits défauts, le jeu et le vin. Après la cérémonie religieuse, ils sont allés à la campagne procéder à l'accomplissement des autres cérémonies. À la première station, elle a écrit au marquis son père: Dear Pa, as I knew you would never consent to my marriage with lord Hastings, I was wedded to him to day. I remain yours, etc. Elle a aussi écrit à M. Chaplin: Dear Harry, when you receive this, I shall be the wife of lord Hastings. Forget your very truly FLORENCE.—Ce pauvre M. Chaplin, qui a six pieds et les cheveux jaunes, est au désespoir.
Adieu, chère amie; répondez-moi vite.
CCLXXX
Paris, 1er octobre 1864.
Chère amie, je suis encore ici, mais comme l'oiseau sur la branche. J'ai été retardé par mes épreuves, et vous avez pu voir qu'elles avaient grand besoin d'être longuement corrigées. Je pars irrévocablement le 8. Je m'arrêterai pour dormir à Bayonne, et je serai le 11 à Madrid. Je ne sais pas encore combien de temps j'y resterai. Je partirai de Madrid pour Cannes, peut-être sans passer par Paris. L'hiver se fait déjà sentir désagréablement pour ma poitrine, le soir et le matin. Les jours sont magnifiques, mais les soirées fraîches en diable. Prenez garde de vous enrhumer dans le pays humide que vous habitez. Je me plais assez à Paris en cette saison, où il n'y a pas de devoirs de société, et où l'on peut y vivre en ours. Je vais de temps en temps aux nouvelles, mais je n'en attrape guère. Le pape a défendu à Rome les enseignes en français. Il faut qu'elles soient toutes en italien. Il y a dans le Corso une madame Bernard qui vend des gants et des jarretières. On l'a obligée de s'appeler dorénavant la signora Bernardi. Si j'étais le gouvernement, je n'aurais jamais permis cela, eût-il fallu pendre quelque peintre d'enseignes à la première boutique qu'on aurait voulu changer. Lorsque notre armée sera partie, vous verrez ce que ces gens-là feront. . . . . .
Ici, les loups-cerviers, c'est-à-dire les gens d'argent ont vu de très-mauvais œil la nomination de M. *** à la Banque; mais on ne sait pas que, lorsque quelqu'un est bien posé comme propre à rien; on le comble. C'est la coutume. M. *** est allé à la Banque, son bonnet de coton dans la poche, comptant y coucher le lendemain de sa nomination. On lui a dit que tout était prêt pour le recevoir, seulement qu'il voulût bien accomplir une petite formalité, c'est de justifier de la propriété decent actions de ladite Banque. M. *** ignorait complètement ce petit article de la charte de l'établissement qu'il va gouverner. Grand embêtement, d'autant plus qu'on ne trouve pas cent de ces actions dans le pas d'un cheval, et qu'il faut, outre l'argent, quelques semaines au moins pour se les procurer. Vous voyez comment il connaît son affaire. Il y a encore un grand scandale qui amuse les gens pervers. Mais je ne vous le raconterai pas, de peur de vous mettre en colère.
Adieu, chère amie.
CCLXXXI
Madrid, 24 octobre 1864.
Chère amie, je suis venu ici par hasard, car je vis à la campagne et j'y serai jusqu'à samedi. Nous avons un froid et une humidité abominables, et la nièce de madame de M... y a gagné un érysipèle. La moitié des gens est malade, et moi très-enrhumé. Vous savez que les rhumes sont graves pour moi qui ai bien de la peine à respirer déjà quand je me porte bien. Le mauvais temps est venu depuis une semaine avec une violence abominable, selon l'ordinaire de ce pays-ci, où les transitions sont inconnues, de quelque espèce qu'elles soient. Vous figurez-vous la misère de gens qui vivent sur un plateau élevé, exposé à tous les vents, n'ayant pour se réchauffer que des braseros, meuble très-primitif avec lequel on a le choix de geler ou de s'asphyxier? J'ai trouvé ici que la civilisation avait fait de grands progrès qui, à mes yeux, ne l'ont pas embellie. Les femmes ont adopté vos absurdes chapeaux et les portent de la façon la plus baroque. Les taureaux aussi ont beaucoup perdu de leur mérite, et les hommes qui les tuent sont maintenant des ignorants et des poltrons. Voici la plus belle histoire qui occupe le respectable public. La femme du ministre de ***, lady C..., jeune et jolie, lui laid et vieux, a demandé le divorce, se fondant sur ce que son mari ne lui rendait pas justice. Il y a eu procès à Londres, et il est convenu galamment qu'il n'était bon à rien. Il y a cependant des femmes à Madrid qui prétendent savoir que c'est une calomnie. Quoi qu'il en soit, la dame a été déclarée vierge, démariée, et presque aussitôt mariée au duc de ***, qui lui faisait la cour depuis quelque temps à Madrid. Il paraît quelle n'a pas à se plaindre du nouvel époux comme du premier; mais voici le diable: le duc de *** est en procès avec une sœur consanguine, la duchesse de ***, pour certains titres, majorats, etc. Elle vient de découvrir que son frère, qui est né en France, avait présenté, pour hériter, un extrait de baptême signé d'un curé, acte qui en France ne fait pas foi en justice. Il se trouve, de plus, que cet acte est faux et démenti par l'acte de naissance à l'état civil, constatant que le duc actuel est né à Paris quelques années auparavant, d'une mère inconnue. Cette mère est la troisième femme du feu duc de ***, alors mariée à un autre, car, dans cette famille, les mariages sont toujours assez bizarres. Cela va faire un joli procès, comme vous voyez, et il se peut très-bien que l'ex-lady C... se trouve un de ces jours sans duché, sans fortune. En attendant, elle va arriver à Madrid avec son mari, et sir J. C... demande son changement.
J'ai fait quelques démarches pour trouver des mouchoirs de Nipi; je n'ai pas pu en découvrir encore. Il paraît qu'ils ne sont plus guère de mode. Cependant, on m'en promet pour le commencement du mois. J'espère qu'on me tiendra parole. Il me semble qu'on est assez tranquille, politiquement parlant. D'ailleurs, il fait trop froid en ce moment pour qu'un pronunciamiento soit à craindre. Je pense rester ici jusqu'au 10 ou 12 de novembre, si je ne meurs pas de mon rhume auparavant.
Où êtes-vous? Que faites-vous? Écrivez-moi vite.
CCLXXXII
Cannes, 4 décembre 1864.
Chère amie, je suis arrivé ici et je ne trouve pas de lettre de vous, ce qui me peine beaucoup.
. . . . . . . . . . . .
Je passe à un autre chef d'accusation. Vous m'avez donné tout le tracas possible avec vos mouchoirs. Après bien des démarches inutiles, j'ai découvert enfin une demi-douzaine de mouchoirs de Nipi, fort laids. Je les ai pris, bien que tout le monde me dît que, depuis longtemps, c'était passé de mode; mais j'exécutais ma consigne. J'espère que vous avez reçu ces six mouchoirs, ou que vous les recevrez sous peu de jours. Je les ai remis à un de mes amis, qui s'est chargé de les faire porter chez vous. Vous les aviez demandés brodés; il n'y en avait pas d'autres à Madrid que les six qui vous ont été envoyés. Les unis m'ont paru encore plus laids; ils avaient des lisérés rouges comme les mouchoirs des lycéens.
J'ai quitté Madrid par un froid de chien, et tout le long de la route j'ai grelotté. Je n'avais pas fait autre chose pendant tout le temps de mon séjour. De ce côté de la Bidassoa, l'air s'est adouci comme par enchantement, et ici j'ai trouvé la température ordinaire de ce pays. Nous avons un temps magnifique et nul vent. Je pense vous avoir mandé de Madrid tout ce qu'il y avait de mémorable à ma connaissance, notamment les aventures de la duchesse de ***, qui ont dû vous scandaliser. Vous ai-je parlé aussi de cette jeune personne andalouse, amoureuse d'un jeune homme qui se trouve être le petit-fils du bourreau de la Havane? Il y avait menace de suicide de la part de la mère, de la demoiselle et du futur, je veux dire que tous les trois menaçaient de se tuer si leur volonté ne se faisait pas. Lorsque j'ai quitté Madrid, il n'y avait encore personne de mort, et le respectable public était très-prononcé en faveur des amants.
Adieu, chère amie; donnez-moi de vos nouvelles, et dites-moi quels sont vos projets pour cet hiver.
CCLXXXIII
Cannes, 30 décembre 1864.
Chère amie, je vous souhaite une bonne année. J'ai écrit à Madrid pour les malencontreux mouchoirs, et, comme je n'ai pas eu de réponse, j'en conclus que mon commissionnaire est à Paris, que vous avez les mouchoirs ou que vous allez les avoir. Je les avais remis à un Espagnol qui devait quitter Madrid en même temps que moi, et par conséquent vous les apporter plus tôt. Il ne faut jamais vouloir le mieux. Ce que je désire, c'est que vous vous contentiez des mouchoirs, qui sont horriblement laids.
Que dites-vous de l'encyclique du pape ? Nous avons ici un évêque, homme d'assez d'esprit et de bon sens, qui se voile la face. En effet, il est fâcheux d'être dans une armée dont le général vous expose à une défaite. Je suis sans nouvelles de mon éditeur; je l'ai laissé imprimant mes Cosaques d'autrefois, et je pense que cela doit avoir paru. Comme vous connaissez l'anecdote, vous voudrez bien, j'espère, attendre mon retour pour avoir un volume.
Savez-vous que de tous côtés m'arrivaient des compliments sur la succession de M. Mocquard? Je n'y croyais nullement; mais, à force de voir mon nom dans l'Indépendance belge, dans le Times et dans la Gazette d'Augsbourg, j'avais fini par être un peu inquiet. De l'humeur dont vous me connaissez, vous devez penser comme la place me convenait et comme j'y convenais. Aussi, je respire plus librement depuis quelques jours. Y a-t-il des romans nouveaux pour Noël? je dis des romans anglais, car c'est l'époque où ils éclosent! Je n'ai presque pas de livres ici et j'ai envie d'en faire venir. Quand je suis pris de mes quintes de toux la nuit et que je ne puis dormir, je suis malheureux comme les pierres. Figurez-vous que j'ai lu les Entretiens de Lamartine. Je suis tombé sur une vie d'Aristote, où il dit que la retraite des Dix mille eut lieu après la mort d'Alexandre. En vérité, ne vaudrait-il pas mieux vendre des plumes métalliques à la porte des Tuileries que de dire de pareilles énormités?
Adieu, chère amie. J'ai trente-cinq lettres à écrire; j'ai voulu commencer par vous; je vous souhaite toutes les prospérités de ce monde.
CCLXXXIV
Cannes, 20 janvier 1865.
Chère amie, avez-vous enfin reçu vos exécrables mouchoirs de Nipi? J'ai appris que la personne qui devait les porter à Paris, ayant été nommée membre des Cortès, était restée à Madrid et avait remis les mouchoirs à madame de Montijo, qui n'avait su ce que c'était, car un Espagnol ne brille pas par la clarté. J'ai écrit à la comtesse de Montijo, la priant de donner le paquet à notre ambassadeur, pour l'envoyer chez vous avec le courrier de France. J'espère que vous aurez votre affaire avant de recevoir ma lettre; mais je ne veux plus prendre la responsabilité de vos commissions, qui me font faire trop de mauvais sang et plus de prose quelles ne valent. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de jeter les mouchoirs au feu.
J'ai été très-souffrant de mes oppressions la semaine passée. Nous avons un hiver détestable, non pas froid, mais pluvieux et venteux. Jamais je n'en avais essuyé de pareil. Depuis une semaine, à peu près, en dépit de M. Mathieu (de la Drôme), nous avons de beaux jours et de la chaleur qui me fait le plus grand bien, car mes poumons se portent bien ou mal, selon le baromètre. Je me complais à lire les lettres des évêques. Il y a peu de procureurs plus subtils que ces messieurs; mais le plus fort est M. D..., qui fait dire au pape précisément le contraire de son encyclique, et il ne serait pas impossible qu'on l'excommuniât à Rome. Peuvent-ils espérer qu'un miracle leur rende les Marches, les Légations et le comtat d'Avignon? Le mal, c'est que le monde est si bête, par le temps qui court, que, pour échapper aux jésuites, il faudra peut-être se jeter dans les bras des bousingots.
Je ne sais rien de mes œuvres, et, si vous en aviez appris quelque chose, je vous serais obligé de m'en dire un mot. J'avais corrigé mes épreuves au Journal des Savants et chez Michel Lévy; je n'entends parler ni de l'un ni de l'autre.
Le nombre d'Anglais devient tous les jour plus effrayant. On a bâti sur le bord de la mer un hôtel à peu près aussi grand que celui du Louvre et qui est toujours plein. On ne peut plus se promener sans rencontrer de jeunes miss en caraco Garibaldi avec des chapeaux à plumes impossibles, faisant semblant de dessiner. Il y a des parties de croquet et d'archery, où il vient cent vingt personnes. Je regrette beaucoup le bon vieux temps où il n'y avait pas une âme. J'ai fait la connaissance d'un goëland apprivoisé à qui je donne du poisson. Il l'attrape en l'air toujours la tête la première et en avale qui sont plus gros que mon cou. Vous rappelez-vous une autruche que vous avez failli étrangler au Jardin des plantes (dans le temps où vous l'embellissiez de votre présence) avec un pain de seigle?
Adieu, chère amie; je pense revenir bientôt à Paris et vous retrouver avec grand bonheur. Adieu encore. . . . . . .
CCLXXXV
Cannes, 14 avril 1865.
Chère amie, j'attendais pour vous écrire que je fusse guéri, ou du moins un peu moins souffrant; mais, malgré le beau temps, malgré tous les soins possibles, je suis toujours de même, c'est à dire fort mal. Je ne puis m'habituer à cette vie de souffrance, et je ne trouve en moi ni courage ni résignation. J'attends, pour revenir à Paris, que le temps devienne un peu plus chaud, et probablement j'y serai le 1er mai. Ici, depuis plus de quinze jours, nous avons le plus beau ciel du monde et la mer à l'avenant; ce qui ne m'empêche pas d'étouffer, comme s'il gelait encore. Que devenez-vous, ce printemps? vous retrouverai-je à Paris, ou bien allez-vous à *** pourvoir pousser les premières feuilles?
Voilà votre ami Paradol académicien par la volonté des burgraves, qui, à cet effet, ont obligé le pauvre duc de Broglie à revenir à Paris malgré sa goutte et ses quatre-vingts ans. Ce sera une séance curieuse. Ampère a fait une histoire de César très-mauvaise, et en vers, par-dessus le marché; vous comprenez bien toutes les allusions que M. Paradol trouvera à l'occasion de cette œuvre, oubliée aujourd'hui de tous, excepté des burgraves. Jules Janin est resté à la porte, ainsi que mon ami Autran, qui, étant Marseillais, pour tout potage, a voulu se faire clérical et a été abandonné par ses amis religieux. Vous aurez su peut-être que M. William Brougham, frère de lord Brougham et son successeur à la pairie, vient d'être pris à peu près la main dans le sac dans une affaire d'escroquerie assez laide. Cela fait grand scandale ici, parmi la colonie anglaise. Le vieux lord Brougham, fait bonne contenance; il est, d'ailleurs, parfaitement étranger à toute cette vilenie.
Je lis, pour me faire prendre patience et m'endormir, un livre d'un M. Charles Lambert, qui démolit le saint roi David et la Bible. Cela me semble très-ingénieux et assez amusant. Les cléricaux sont parvenus à faire lire et à rendre populaires des livres sérieux et pédants où, il y a quinze ans, personne n'aurait voulu mettre le nez. Renan est allé en Palestine pour faire de nouvelles études de paysage. Peyrat et ce Charles Lambert font des livres plus érudits et plus sérieux, qui se vendent comme du pain, à ce que dit mon libraire.
Adieu, chère amie. . . . . . .
CCLXXXVI
Paris, 5 juillet 1865.
Chère amie, je commençais à craindre que vous n'eussiez été foudroyée comme madame Arbuthnot, ou que vous n'eussiez été mangée par quelque ours. Je vous croyais certainement au fin fond du Tyrol, lorsque j'ai reçu votre lettre de ***. Selon moi, il vaut mieux voyager par les longs jours qu'en automne; mais, enfin, rien ne vous empêche de voir Munich en septembre. Vous aurez soin seulement de vous pourvoir de vêtements très-chauds, parce que le temps change très-brusquement dans cette grande, vilaine et très-haute plaine de Munich. Rien de plus facile que ce voyage. Vous pouvez y aller par Strasbourg ou, si vous voulez, par Bâle. Je crois qu'à présent on va en chemin de fer jusqu'à Constance. Vous pouvez, en tout cas, y arriver en bateau à vapeur. De Constance, vous vous embarquerez sur le lac pour Lindau: Lindau est une fort jolie petite ville; et, de là à Kempten, c'est une suite de dioramas admirables. Vous pouvez prendre le chemin de fer pour aller droit à Munich, ou bien vous arrêter en route entre Lindau et Kempten. De Kempten à Munich, il n'y a qu'une plaine fort laide. Vous irez à l'hôtel de Bavière et non chez Maullich, où on m'a volé mes bottes. Un valet de place ou le Guide des étrangers vous fera voir tout ce qu'il y a de digne d'attention. Les peintures du palais, d'après les Niebelungen, sont assez intéressantes; mais il faut des permissions particulières. Tout le reste est ouvert à tout le monde. Vous regarderez, pour m'en rendre compte, les nouvelles propylées de feu mon ami Klenze. Vous regarderez, dans le musée des antiques, le fronton du temple d'Égine et le groupe de marbre dont je vous ai parlé. Les vases grecs sont très-curieux, les tableaux de la Pinacothèque également. Les fresques de Cornélius et autres faux originaux vous feront lever les épaules. Allez boire de la bière dans les jardins publics, où, pour quelques sous, vous entendrez de bonne musique. Vous ferez bien d'aller faire des courses dans le Tyrol bavarois, à Tegernsee, etc., si vous avez le temps. En allant à Salzbourg (ce dont je vous félicite), vous irez voir, si cela vous convient, la mine de sel de Hallein. Il n'y a rien à voir à Innsbruck que le paysage et les statues de bronze de la cathédrale. Dans tous ces pays-là, vous pouvez vous arrêter dans les plus petits villages, sûre d'y trouver un lit et un dîner tolérable. Je voudrais partager ce plaisir avec vous.
Nous avons ici des histoires toutes plus scandaleuses les unes que les autres. . . . . . . .
Tout cela est fort édifiant et fait craindre que la fin du monde ne soit proche. Achetez-vous des bas verts à Salzbourg ou à Innsbruck, si vous en trouvez qui vous aillent. Les jambes bavaroises sont grosses comme mon corps. Adieu, chère amie; prenez bien soin de vous et amusez-vous. N'oubliez pas de me donner de vos nouvelles. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLXXXVII
Londres, British Museum, 23 août 1865.
Chère amie, votre lettre m'arrive après avoir attendu très-longtemps à Paris, lorsque vous étiez au fond du Tyrol. Il y a environ six semaines que je suis ici. J'ai eu quelques jours de la saison, quelques dîners terribles et deux ou trois des derniers routs. Il m'a semblé que lord Palmerston vieillissait singulièrement, malgré le succès de ses élections, et il me paraît plus que douteux qu'il soit en état de faire la prochaine campagne. À sa retraite, il y aura sans doute une belle crise. Je viens de passer trois jours chez son successeur probable, M. Gladstone; ce qui m'a non amusé, mais intéressé, car j'ai toujours du plaisir à observer les variétés de la nature humaine. Ici, elles sont si différentes des nôtres, qu'on ne s'explique pas comment, à dix heures de distance, les bipèdes sans plumes sont si peu semblables à ceux de Paris. M. Gladstone m'a paru, sous quelques aspects, un homme de génie, sous d'autres un enfant. Il y a en lui de l'enfant, de l'homme d'État et du fou. Il y avait chez lui cinq ou six curés ou deans, et, tous les matins, les hôtes du château se régalaient d'une petite prière en commun. Je n'ai pas assisté à un dimanche; ce doit être quelque chose de curieux. Ce qui m'a paru préférable à tout a été une sorte de petit pain mal cuit qu'on tire du four au moment de déjeuner et qu'on a beaucoup de peine à digérer de toute la journée. Ajoutez à cela le civrn dur, c'est-à-dire l'ale du pays de Galles, qui est célèbre. Vous avez su sans doute qu'on ne porte plus à présent que des cheveux roux. Il paraît que rien n'est plus facile en ce pays, et je doute qu'on les teigne. Il n'y a plus personne ici depuis un mois. Pas un seul cheval dans le Rotten row; mais j'aime assez une grande ville dans cet état de mort. J'en profite pour voir les lions. Hier, je suis allé au Palais de cristal et j'ai passé une heure à regarder un chimpanzé presque aussi grand qu'un enfant de dix ans et si semblable par ses actions à un enfant, que je me suis senti humilié de la parenté incontestable. Entre autres singularités, j'ai remarqué le calcul de l'animal à mettre en mouvement une balançoire assez lourde, et à ne sauter dessus que lorsqu'elle avait atteint son maximum de mouvement. Je ne sais pas si tous les enfants auraient eu autant le génie de l'observation. J'ai fait ici une grande tartine sur l'Histoire de César, dont je ne suis pas trop mécontent: il y a à boire et à manger, comme on dit en style académique, et, la semaine prochaine, je reviens à Paris pour la lire au Journal des Savants. Il ne serait pas impossible que je vous y retrouvasse; je commence à avoir assez de Londres. Un instant, j'ai eu l'idée de faire une excursion en Écosse; mais j'y serais tombé au milieu des chasseurs, race que j'abhorre. Un journal a mis dans les dépêches télégraphiques que Ponsard était mourant. Depuis, je n'en ai plus entendu parler, et mes lettres, même académiques, n'en disent rien. J'y prends un grand intérêt. Peut-être, au reste, n'est-ce là qu'un faux bruit. Adieu, chère amie; donnez-moi de vos nouvelles à Paris, où je serai bientôt, et tenez-moi au courant de vos mouvements. Revenez du Tyrol avec des bas verts, je vous en prie; mais je vous défie de rapporter des jambes de la taille de celle des montagnardes.
CCLXXXVIII
Paris, 12 septembre 1865, au soir.
Chère amie, je suis ici depuis quelques jours. J'ai passé par Boulogne, et, pendant qu'on nous amarrait au quai, il y avait une telle foule, que je me demandais ce que l'arrivée d'un bateau à vapeur pouvait avoir de si intéressant. Il faudrait prévenir les Anglaises quelles font une grande exhibition de jambes et môme mieux en bordant le quai lorsque la mer est basse. Ma pudeur a souffert.
Paris est plus vide que jamais cette année. Il me plaît assez pourtant en cet état. Je me lève et me couche tard, je lis beaucoup et ne sors guère de ma robe de chambre; j'en ai une japonaise, à ramages sur un fond jaune-jonquille plus brillant que la lumière électrique.
J'ai passé mon temps sans trop m'ennuyer en Angleterre. Outre quelques courses assez agréables, j'ai fait, pour le Journal des Savants, cet article sur la Vie de Jules César dont je vous ai parlé déjà. Comme c'est la compagnie en corps qui m'avait imposé la tâche, il a fallu s'exécuter. Vous savez tout le bien que je pense de l'auteur et même de son livre; mais vous comprenez les difficultés de la chose, pour qui ne voudrait pas passer pour courtisan, ni dire des choses inconvenantes. J'espère m'être tiré d'affaire assez bien. J'ai pris pour texte que la République avait fait son temps et que le peuple romain s'en allait à tous les diables si César ne l'eût tiré d'affaire. Comme la thèse est vraie et facile à soutenir, j'ai écrit des variations sur cet air. Je vous en garderai une épreuve. Les mœurs sont toujours en progrès. Un fils du prince de C... vient de mourir à Rome. Il avait un frère et des sœurs pas riches. Lui était ecclésiastique, monsignor, et avait deux cent mille livres de rente. Il a laissé le tout à un petit abbé de secrétaire qu'il avait... C'est absolument comme si Nicomède avait légué son royaume à César. Je gage que vous ne comprenez pas du tout.
Moi aussi, j'avais envie de faire un voyage en Allemagne et je vous aurais peut-être surprise à Munich, mais mon voyage a manqué. J'allais voir mon ami Kaullo, cet aimable juif dont je vous ai parlé plus d'une fois. Or, il vient lui-même en France et je renonce à l'Allemagne. L'un de mes amis qui revient de Suisse ne se loue pas du temps qu'il fait; cela diminue mes regrets.
Il m'a semblé que Boulogne s'embellit beaucoup, tant dans ses maisons que dans ses habitants. J'y ai vu des pêcheuses coquettement habillées et des maisons neuves très-jolies; mais quelles Anglaises et quels chapeaux pork pies! Hier, je suis allé chez la princesse Murat, qui est à peu près remise de sa terrible chute. Il ne lui reste plus qu'un œil un peu cerné de noir et une pommette de joue un peu rouge. Elle a raconté son accident très-bien. Elle a perdu tout souvenir de sa chute et de ce qui s'en est suivi pendant trois ou quatre heures. Elle a vu son cocher, qui était un colonel suisse, lancé en l'air, très haut au-dessus de sa tête; puis, quatre heures après, elle s'est retrouvée dans son lit avec la tête grosse comme un potiron. Dans l'intervalle, elle a marché et parlé, mais elle ne se souvient de rien. J'espère, et il est probable, que, dans les moments qui précèdent la mort, il y a aussi perte de conscience. J'ai trouvé la comtesse de Montijo bien remise de ses deux opérations. Elle se loue extrêmement de Liebreich, son oculiste, qui paraît être un grand homme. Tâchez de n'en avoir jamais besoin.
Adieu, chère amie; je vais passer trois jours à Trouville, au commencement de la semaine prochaine; puis je resterai ici jusqu'à ce que l'hiver vienne m'en chasser. Tenez-moi au courant de vos faits et gestes, et de vos projets.
CCLXXXIX
Paris, 13 octobre 1865.
Chère amie, j'ai trouvé votre lettre hier, en arrivant de Biarritz, d'où Leurs Majestés m'ont ramené en assez bon état de conservation. Cependant, le premier welcome de mon pays natal n'a pas été fort aimable. J'ai eu cette nuit une crise d'étouffements, des plus longues que j'eusse essuyées depuis longtemps. C'est, je pense, le changement d'air, peut être l'effet des secousses des treize ou quatorze heures de chemin de fer très-secouant. Il me semblait être dans un van. Ce matin, je suis mieux. Je n'ai encore vu personne, et je ne crois pas qu'il y ait personne encore à Paris. J'ai trouvé des lettres lamentables de gens qui ne me parlent que du choléra, etc., qui m'engagent à fuir Paris. Ici, personne n'y pense, à ce qu'on me dit, et, de fait, je crois que, sauf quelques ivrognes, il n'y a pas eu de malades sérieux. Si le choléra eût commencé par Paris, probablement on n'y aurait pas fait attention. Il a fallu la couardise des Marseillais pour nous en avertir. Je vous ai fait part de ma théorie au sujet du choléra: on n'en meurt que lorsqu'on le veut bien, et il est si poli, qu'il ne vient jamais vous visiter qu'en se faisant précéder par sa carte de visite, comme font les Chinois.
J'ai passé le temps le mieux du monde à Biarritz. Nous avons eu la visite du roi et de la reine de Portugal. Le roi est un étudiant allemand très-timide. La reine est charmante. Elle ressemble beaucoup à la princesse Clotilde, mais en beau; c'est une édition corrigée. Elle a le teint d'un blanc et d'un rose rares, même en Angleterre. Il est vrai qu'elle a les cheveux rouges, mais du rouge très-foncé à la mode à présent. Elle est fort avenante et polie. Ils avaient avec eux un certain nombre de caricatures mâles et femelles, qui semblaient ramassées exprès dans quelque magasin rococo. Le ministre de Portugal, mon ami, a pris la reine à part, et lui a appris sur mon fait une petite tirade que Sa Majesté m'a aussitôt répétée avec beaucoup de grâce. L'empereur m'a présenté au roi, qui m'a donné la main et m'a regardé avec deux gros yeux ronds ébahis, qui ont failli me faire manquer à tous mes devoirs. Un autre personnage, M. de Bismark, m'a plu davantage. C'est un grand Allemand, très-poli, qui n'est point naïf. Il a l'air absolument dépourvu de gemüth, mais plein d'esprit. Il a fait ma conquête. Il avait amené une femme qui a les plus grands pieds d'outre-Rhin et une fille qui marche dans les traces de sa mère. Je ne vous parle pas de l'infant don Enrique ni du duc de Mecklembourg, je ne sais quoi. Le parti légitimiste est dans tous ses états depuis la mort du général Lamoricière. J'ai rencontré aujourd'hui un orléaniste de la vieille roche, pour le moins aussi désolé. Comme on devient grand homme à peu de frais, à présent! Veuillez me dire ce que je puis lire des belles choses faites depuis que j'ai cessé de vivre parmi le peuple le plus spirituel de l'univers. Je voudrais bien vous voir. Adieu; je vais me soigner jusqu'à ce que les fêtes de Compiègne me rendent malade.
CCXC
Paris, 8 novembre 1865.
Chère amie, j'ai tardé à vous écrire parce que j'étais comme l'oiseau sur la branche, mais pourtant attaché par la patte. En prenant congé de mon hôtesse de Biarritz, j'aurais voulu aller dans mon hivernage ordinaire prévenir les premières atteintes du froid; mais on m'a prié de rester pour la première série de Compiègne, et la demande était faite avec tant de bonne grâce, qu'il n'y avait pas moyen de refuser. Puis sont venues les questions cholériques: ira-t-on, n'ira-t-on pas à Compiègne? Hier seulement, elles ont été résolues. On y va, et je pars le 14 pour revenir le 20. Maintenant, dites-moi si, entre le 14 et après le 20, il y a quelque chance de vous voir.
Je suis revenu de Biarritz en très-bon état de conservation; mais, au bout de trois jours, j'ai senti toutes les rigueurs du changement de climat. Le fait est que j'ai été presque toujours très-souffrant, non pas du choléra, mais de mon mal ordinaire, le non respirer, dont Dieu vous préserve! Depuis quelques jours, je suis bien mieux. Je pense que Compiègne me fera beaucoup de mal, mais je prendrai mon vol pour le Midi et je compte sur le soleil pour passer l'hiver, que les successeurs de M. Mathieu (de la Drôme) nous annoncent comme très-rude. Je suppose que vous vous figurez être dans un doux climat aux bords de la Loire. J'espère, au moins, que vous n'avez ni rhume ni rhumatisme. Que je voudrais pouvoir en dire autant!
Vous n'imaginez pas les cancans du mariage de la princesse Anna, ni la colère et la rage comique du faubourg Saint-Germain. Il n'y a pas de famille ayant une fille qui ne comptât sur le duc de Mouchy. La grande question qu'on se fait est celle-ci: «S'ils font des visites, mettrons-nous des cartes chez eux?» D'un autre côté, il y a en ce moment une demoiselle à marier avec quelques millions dans la poche et une cinquantaine d'autres après. C'est une très-jolie personne, un peu mystérieuse, fille de M. Heine, qui est mort cette année, adoptive, s'entend, et dont personne au monde ne sait l'origine.Mais, moyennant les millions, les plus beaux noms de France, d'Allemagne et d'Italie sont prêts à toutes les platitudes. Ces sortes d'enfants adoptifs sont très-agréables à la déesse Fortune. Les Grecs aujourd'hui les appellent ψυχοπαιδια, enfants de l'âme; n'est-ce pas un joli nom?
Avez-vous lu les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo? Je pense qu'à *** on peut les lire. Pourriez-vous me dire si vous trouvez qu'il y a une très-grande différence entre ses vers d'autrefois et ceux d'aujourd'hui? Est-il devenu subitement fou, ou l'a-t-il toujours été? Quant à moi; je penche pour le dernier.
Il n'y a plus qu'un homme de génie à présent: c'est M. Ponson du Terrail. Avez-vous lu quelqu'un de ses feuilletons? Personne ne manie comme lui le crime et l'assassinat; j'en fais mes délices. Si vous étiez ici, j'essayerais d'ébranler votre orthodoxie en vous faisant lire un livre assez curieux sur Moïse, David et saint Paul. Ce ne sont pas des idylles comme en fait Renan, mais des dissertations un peu trop lardées de grec et même d'hébreu; mais cela vaut la peine d'être lu; et, recourant au texte, l'histoire de ce Yankee qui, voulant faire un roman, a fait une religion, et une religion assez florissante, n'est qu'un réchauffé. Rien de plus ordinaire que de pêcher une carpe quand on croit pêcher aux goujons. Mais vous n'aimez pas ces conversations-là, et vous avez raison; l'on a autre chose à vous dire. Adieu, chère amie; j'ai bien envie de vous revoir en personne vivante.
CCXCI
Cannes, 2 janvier 1866.
Chère amie, je ne savais où vous écrire, voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit. Vous menez une vie si vagabonde, qu'on ne sait où vous prendre. J'ai bien regretté de ne pas vous attraper entre Paris et ***, qui sont vos deux antres ordinaires, Vous avez pris l'habitude de vous subalterniser, comme disaient les saint-simoniens dans ma jeunesse. Vous êtes tantôt la victime des veaux marins de ***, tantôt et plus souvent la victime de cette enfant que vous aimez, en sorte qu'il n'y a plus moyen de vous avoir comme dans le bon temps d'autrefois, où l'on était si heureux de se promener en votre compagnie. Vous en souvenez-vous?
Je suis venu ici en assez mauvais état de santé, après une semaine passée à Compiègne en pantalon collant, avec toute la résignation possible. On a essayé de me retenir avec la pièce de M. de Massa, mais j'ai résisté héroïquement, et me suis envolé ici, où le soleil a produit son effet ordinaire. Sur trois jours, j'en ai deux de bons; le troisième même n'est pas très-mauvais, et c'est un étouffement doucereux qui n'est pas comparable à la sensation d'étranglement que me donne un hiver de Paris. Comment se peut-il qu'étant de l'humeur voyageuse que vous avez, de plus, ayant charge d'âmes, vous ne passiez pas vos hivers à Pise ou dans un endroit quelconque où se voit le grand arbitre des santés humaines, monseigneur le soleil? Je crois que sans lui je serais depuis bien longtemps à quelques pieds sous terre. Tous mes contemporains s'empressent de me précéder. L'année passée a été rude pour un petit cercle de camarades. Il y a quelques années, nous dînions ensemble une fois par mois: je crois être à présent le seul survivant. C'est là le grave reproche que j'adresse au Grand Mécanicien. Pourquoi les hommes ne tombent-ils pas tous comme les feuilles en une saison? Votre père Hyacinthe ne manquera pas là-dessus de me dire des bêtises: «O homme, qu'est-ce que dix ans, un siècle! etc.» Qu'est-ce qu'est pour moi l'éternité? Ce qui est important pour moi, c'est un petit nombre de jours. Pourquoi me les donne-t-on si amers?
Il n'y a cette année à Cannes que le quart des étrangers qui y viennent ordinairement. Histoire d'un Parisien qui y a mangé trois homards et qui en est mort du choléra. Le pays a été mis aussitôt en suspicion, et les maires de Nice et de Cannes ont eu la mauvaise idée de faire démentir dans les journaux l'apparition du choléra, si bien que tout le monde y a cru. Quelques-uns de mes amis ont été aussi héroïques que moi, et nous faisons une petite colonie qui se passe assez bien de la foule. Je crains d'être obligé de retourner à Paris peu après l'ouverture de la Chambre, pour foudroyer de mon éloquence la loi des serinettes, dont je suis le rapporteur. J'ai écrit à M. Rouher pour lui offrir la paix et lui donner les moyens de se soustraire à mon éloquence. L'acceptera-t-il? S'il avait la témérité de vouloir la guerre, attendez-vous à me voir à la fin de janvier, et gardez-moi un bel accueil du jour de l'an. Dans le cas où les choses tourneraient à la paix, c'est en février que je vous demanderais cela. Adieu, chère amie; en attendant, je vous envoie tous mes souhaits et tous les plus tendres.
CCXCII
Cannes, 20 février 1866.
Chère amie, vous m'accusez de paresse, vous qui en êtes le vrai modèle! Vous qui vivez à Paris et qui parlez des choses avec les honnêtes gens, vous devriez me tenir au courant de ce qui se passe et se dit dans la grande ville; vous n'en contez jamais assez. Est-il vrai que la crinoline est proscrite à présent, et qu'entre la robe et la peau il n'y a plus que la chemise? S'il en est ainsi, vous reconnaîtrai-je en arrivant à Paris? Je me souviens d'un vieillard qui me disait, lorsque j'étais jeune, qu'en entrant dans un salon où il trouvait des femmes sans paniers et sans poudre, il croyait voir des femmes de chambre assemblées en l'absence de leurs maîtresses. Je ne suis plus sûr qu'on puisse être femme sans crinoline.
J'ai laissé voter l'adresse sans moi, et elle n'y a pas perdu; mais je vais être obligé de revenir bientôt à cause des serinettes[1]. Cela n'est pas fini, et il faudra que je déploie mon éloquence une seconde fois; cela me contrarie fort. Malgré le plus beau temps du monde, j'ai trouvé moyen de m'enrhumer, et je suis toujours sérieusement malade quand je suis enrhumé. Respirant mal habituellement, je ne respire plus du tout. À cela près, je suis mieux que l'année dernière. Il est vrai que je ne fais absolument rien, ce qui est un grand point pour se bien porter. J'avais emporté de l'ouvrage, et je ne l'ai même pas déballé.
Vous ne me dites rien de la pièce de Ponsard[2]. Il a conservé la tradition du vers cornélien, un peu emphatique, mais grand, sonore et honnête. J'imagine que les gens du monde admirent cela comme ils admirent la science de M. Babinet et les sermons de l'abbé Lacordaire, achetant chat en poche, du moment qu'on leur a persuadé que c'était comme il faut. Je crains que des gens en culotte de peau, avec des oreilles de chien, et parlant en vers, ne me semblent bien extraordinaires.
Je viens de lire un petit livre sur les religions de l'Asie, de mon ami M. de Gobineau, qui m'a fort intéressé. Vous en jugerez à mon retour, si mieux n'aimez le lire auparavant. Cela est très-curieux et très-étrange. Il s'ensuit qu'en Perse on n'est plus guère musulman; qu'il s'y fait des religions nouvelles, et, comme partout, des réchauffés de superstitions antiques qu'on croyait mortes mille fois et qui reparaissent tout d'un coup. Vous vous intéresserez beaucoup à une sorte de prophétesse qu'on a brûlée il y a quelques années, très-jolie et très-éloquente. Monseigneur l'évêque d'Orléans a passé par ici l'autre jour et est venu voir M. Cousin, à qui il a demandé sa voix pour M. de Champagny. Je croyais que mon président Troplong essayerait de succéder à M. Dupin; mais il a peur, à ce qu'il paraît, de nos burgraves, qui, en effet, seraient charmés de lui jouer un mauvais tour. On me parle de Henri Martin et d'Amédée Thierry, tous gens propres à faire l'éloge de M. Dupin comme moi à jouer de la contre-basse. Si je suis à Paris, je voterai comme vous me conseillerez. Je pense être à Paris au commencement du mois prochain. Ce qui se dit et se fait en ce moment me paraît plus bête de jour en jour. Nous sommes plus absurdes qu'on ne l'était au moyen âge.
Adieu, chère amie.