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Lettres à une inconnue, Tome Premier: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine

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The Project Gutenberg eBook of Lettres à une inconnue, Tome Premier

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Title: Lettres à une inconnue, Tome Premier

Author: Prosper Mérimée

Contributor: Hippolyte Taine

Release date: January 31, 2018 [eBook #56473]

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues and Marc D'Hooghe at
Free Literature (Images generously made available by the
Internet Archive.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À UNE INCONNUE, TOME PREMIER ***

LETTRES À UNE INCONNUE

par

PROSPER MÉRIMÉE

De l'Académie française

Précédés d'une étude sur Mérimée

par

H. Taine

Tome Premier

PARIS
Michel Lévy Frères, Éditeurs
3, Rue Auber, 3, Place de L'Opéra
Librarie Nouvelle
Boulevard des Italiens, 15, Au coin de la Rue de Grammont
1874

PROSPER MÉRIMÉE

J'ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le monde. C'était un homme grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l'apparence d'un Anglais; du moins, il avait cet air froid, distant, qui écarte d'avance toute familiarité. Rien qu'à le voir, on sentatit en lui le flegme naturel ou acquis, l'empire de soi, la volonté et l'habitude de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était impassible. Même dans l'intimité et lorsqu'il contait une anecdote bouffonne, sa voix restait unie, toute calme; jamais d'éclat ni d'élan; il disait les détails les plus saugrenus, en termes propres, du ton d'un homme qui demande une tasse de thé. La sensibilité chez lui était domptée jusqu'à paraître absente; non qu'elle le fût: tout au contraire; mais il y a des chevaux de race si bien mâtés par leur maître, qu'une fois sous sa main, ils ne se permettent plus un soubresaut. Il faut dire que le dressage avait commencé de bonne heure. À dix ou onze ans, je crois, ayant commis quelque faute, il fut grondé très-sévèrement et renvoyé du salon; pleurant, bouleversé, il venait de fermer la porte, lorsqu'il entendit rire; quelqu'un disait: «Ce pauvre enfant! il nous croit bien en colère!»—L'idée d'être dupe le révolta, il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole. Μέμνησο ἁπιστεῖν (souviens-toi d'être en défiance) telle fut sa devise. Être en garde contre l'expansion, l'entraînement et l'enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n'être dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme en la présence perpétuelle d'un spectateur indifférent, être soi-même ce spectateur, voilà le trait de plus en plus fort qui s'est gravé dans son caractère, pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre et de son talent.[1]

Il a vécu en amateur: on ne peut guère vivre autrement quand on a la disposition critique; à force de retourner la tapisserie, on finit par la voir habituellement à l'envers. En ce cas, au lieu de personnages beaux et bien posés, on contemple des bouts de ficelle; il est difficile alors d'entrer avec abnégation et comme ouvrier dans une œuvre commune, d'appartenir même au parti que l'on sert, même à l'école que l'on préfère, même à la science qu'on cultive, même à l'art où on excelle; si parfois on descend en volontaire dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part. Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un emploi commode et intéressant, l'inspection des monuments historiques, puis une place au sénat et des habitudes à la cour. Aux monuments historiques, il fut compétent, actif et utile; au sénat, il eut le bon goût d'être le plus souvent absent ou muet; à la cour, il avait son indépendance et son franc-parler. Voyager, étudier, regarder, se promener à travers les hommes et les choses, telle a été son occupation; ses attaches officielles ne le gênaient pas. D'ailleurs, un homme d'autant d'esprit se fait respecter quand même; son ironie transperce les mieux cuirassés. Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie, jusqu'à la tourner contre lui-même, et faire coup double.—Un jour, à Biarritz, il avait lu une de ses nouvelles devant l'impératrice. «Peu après ma lecture, je reçois la visite d'un homme de la police, se disant envoyé par la grande-duchesse. «Qu'y a-t-il pour votre service?—Je viens, de la part de Son Altesse impériale, vous prier ce venir ce soir chez elle avec votre roman.—Quel roman?—Celui que vous avez lu l'autre jour à Sa Majesté.» Je répondis que j'avais l'honneur d'être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pouvais aller travailler en ville sans sa permission; et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je m'attendais qu'il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié que non-seulement on m'autorisât, mais encore qu'on me priât d'aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager, j'écrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez bonne encre.—Cette lettre «d'assez bonne encre» serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu'on ne lui a plus envoyé le factotum.—Quant aux corps constitués, il n'est guère possible de les aborder avec plus de sérieux extérieur et moins de déférence intime. Grave, digne, posé dans sa cravate, quand il faisait une visite académique ou improvisait un discours public, ses façons étaient irréprochables; cependant, en sourdine, la serinette d'arrière-plan jouait un air comique qui tournait en ridicule l'orateur et les auditeurs. «Le président des antiquaires s'est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole et a dit qu'il proposait de boire à ma santé, attendu que j'étais remarquable à trois points de vue, c'est à savoir: comme sénateur, comme homme de lettres et comme savant. Il n'y avait que la table entre nous, et j'avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum... Le lendemain, j'ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en vain.»—Candidat à l'Académie des inscriptions, et conduit chez des érudits d'aspect redoutable, il écrivait au retour: «Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un académicien, et je me vois in the mind's eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant; mais j'ai fait de drôles de rencontres.»—Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier archéologique. Mais on devine bien qu'il n'était pas d'humeur à se confiner dans celui-ci ni dans un autre; tous ceux qu'il habita avaient plusieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages: l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait correctement de la besogne obligée et de la parade convenable; l'autre qui se tenait à côté ou au-dessus du premier, et, d'un air narquois ou résigné, le regardait faire.

Pareillement il y avait en lui deux personnages dans les affaires de cœur. Le premier, l'homme naturel, était bon et même tendre. Nul n'a été plus loyal, plus sûr en amitié; quand il avait une fois donné sa main, il ne la retirait plus. On le vit bien quand il défendit M. Libri contre les juges et contre l'opinion; c'était l'action d'un chevalier qui, à lui seul, combat une armée. Condamné à l'amende et mis en prison, il ne prit point des airs de martyr, et mit autant de grâce à subir sa mésaventure qu'il avait mis de bravoure à la provoquer. Il n'en dit rien, sauf dans une préface, et encore en manière d'excuse, alléguant qu'il avait dû, «au mois de juillet précédent, passer quinze jours dans un endroit où il n'était nullement incommodé du soleil et où il jouissait d'un profond loisir.» Rien de plus, c'est le sourire discret et fin du galant homme.—Outre cela, serviable, obligeant; des gens qui le priaient de s'employer pour eux s'en allaient déconcertés par sa froide mine; un mois après, il arrivait chez eux ayant en poche la faveur demandée. Dans sa correspondance, il lui échappe un mot frappant que tous ses amis disent très-vrai: «Il m'arrive rarement de sacrifier les autres à moi-même, et, quand cela m'arrive, j'en ai tous les remords possibles.»—À la fin de sa vie, on trouvait chez lui deux vieilles dames anglaises auxquelles il parlait peu, et dont il ne semblait pas se soucier beaucoup; un de mes amis le vit les larmes aux yeux parce que l'une d'elles était malade. Jamais il ne disait un mot de ses sentiments profonds; voici une correspondance d'amour, puis d'amitié, qui a duré trente ans; la dernière lettre est datée de son dernier jour, et l'on ne sait pas le nom de sa correspondante. Pour qui sait lire ces lettres, il y est gracieux, aimant, délicat, véritablement amoureux, et, qui le croirait? poète parfois, ému jusqu'à devenir superstitieux, comme un Allemand lyrique. Cela est si étrange, qu'il faut citer presque tout.—«Vous aviez été si longtemps sans m'écrire que je commençais à être inquiet. Et puis j'étais tourmenté d'une idée saugrenue que je n'ai pas osé vous écrire. Je visitais les Arènes de Nîmes avec l'architecte du département, lorsque je vis à dix pas de moi un oiseau charmant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps gris de lin, avec des ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J'interrompis l'architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il n'en avait jamais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau ne s'envola que lorsque j'étais assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai retrouvé à tous les étages de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de compagnon et son vol était sans bruit comme celui d'un oiseau nocturne. Le lendemain, je retournai aux Arènes et je revis encore mon oiseau. J'avais apporté du pain que je lui jetai, mais il n'y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant, à la forme de son bec, qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu'il n'existait pas dans le pays d'oiseaux de cette espèce. Enfin, à la dernière visite que j'ai faite aux Arènes, j'ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre, où lui, oiseau de jour, n'aurait jamais dû se hasarder. Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous la forme d'un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j'ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j'ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux.»—Voilà comment, même chez un sceptique, le cœur et l'imagination travaillent; c'est une «bêtise»; il n'en est pas moins vrai qu'il était sur le seuil du rêve et dans le grand chemin de l'amour.[2]

Mais, à côté de l'amoureux, subsistait le critique, et le conflit des deux personnages dans le même homme produisait des effets singuliers. En pareil cas, il vaut peut-être mieux n'y pas voir trop clair.—«Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que j'aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle? Dès que j'ai un grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce que j'ai d'encens dans mon magasin.» C'est peut-être pour cela qu'il était si aimable.—Dans les lettres de Mérimée, les duretés pleuvent avec les douceurs: «Je vous avouerai que vous m'avez paru fort embellie au physique, mais point au moral... Vous avez toujours la taille d'une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n'en ai jamais vu d'aussi grands à Constantinople ni à Smyrne. Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché hypocrite... Vous croyez que vous avez de l'orgueil, j'en suis bien fâché, mais vous n'avez qu'une petite vanité bien digne d'une dévote. La mode est au sermon aujourd'hui. Y allez-vous? Il ne vous manquait plus que cela.»—Et un peu plus tard: «Dans tout ce que vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment réel un convenu... Au reste, je respecte les convictions, même celles qui me paraissent le plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de vous ôter, puisque vous y tenez et que vous n'avez rien à mettre à la place.» Après deux mois de tendresses, de querelles et de rendez-vous, il conclut ainsi: «Il me semble que tous les jours vous êtes plus égoïste. Dans nous, vous ne cherchez jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît triste... Nous sommes si différents, qu'à peine pouvons-nous nous comprendre.» Il paraît qu'il avait rencontré un caractère aussi rétif et aussi indépendant que le sien, a lioness, though tame, et il l'analyse.—«C'est dommage que nous ne nous voyions pas le lendemain d'une querelle; je suis sûr que nous serions parfaitement aimables l'un pour l'autre... Assurément mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c'est votre orgueil; tout ce qui froisse cet orgueil vous révolte; vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse alors, m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d'humilité...»—Quatre mois plus tard, et à distance, après une brouille plus forte: Vous êtes une de ces chilly women of the North, vous ne vivez que par la tête... Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu'à distance. Vieux l'un et l'autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir.» Puis, sur un mot affectueux, il revient.—Mais l'opposition des caractères est toujours la même; il ne peut souffrir qu'une femme soit femme: «Rarement je vous accuse, sinon de ce manque de franchise qui me met dans une défiance presque continuelle avec vous, obligé que je suis de chercher toujours votre idée sous un déguisement... Pourquoi, après si longtemps que nous sommes ce que nous sommes l'un à l'autre, êtes-vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de répondre à la question la plus simple?... Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui l'emporte; vous ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison à votre tête... S'il y a un tort de votre part, c'est assurément cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu'il y a de tendresse en vous. Le premier sentiment est au second comme un colosse à un pygmée. Et cet orgueil n'est au fond qu'une variété de l'égoïsme.» Tout cela finit par une bonne et durable amitié.—Mais n'admirez-vous pas cette manière agréable de faire sa cour? On se rencontrait au Louvre, à Versailles, dans les bois des environs; on s'y promenait tête à tête, en secret, longuement, même en janvier, plusieurs fois par semaine; il admirait «une radieuse physionomie, de fines attaches, une blanche main, de superbes cheveux noirs», une intelligence et une instruction dignes de la sienne, les grâces d'une beauté originale, les attraits d'une culture composite, les séductions d'une toilette et d'une coquetterie savantes; il respirait le parfum exquis d'une éducation si choisie et d'une «nature si raffinée, qu'elles résumaient pour lui toute une civilisation»; bref, il était sous le charme. Au retour, l'observateur reprenait son office; il démêlait le sens d'une réponse, d'un geste; il se détachait de son sentiment pour juger un caractère; il écrivait des vérités et des épigrammes que le lendemain on lui rendait.

Tel il fut dans sa vie, tel on le retrouve dans ses livres. Il a écrit et étudié en amateur, passant d'un sujet à un autre, selon l'occasion et sa fantaisie, sans se donner à une science, sans se mettre au service d'une idée. Ce n'était pas faute d'application ou de compétence. Au contraire, peu d'hommes ont été plus et mieux instruits. Il possédait six langues, avec leur littérature et leur histoire; l'italien, le grec, le latin, l'anglais, l'espagnol et le russe; je crois qu'en outre il lisait l'allemand. De temps en temps, une phrase de sa correspondance, une note montre à quel point il avait poussé ces études. Il parlait caló, de manière à étonner les bohémiens d'Espagne. Il entendait les divers dialectes espagnols et déchiffrait les vieilles chartes catalanes. 11 savait la métrique des vers anglais. Ceux-là seuls qui ont étudié une littérature entière, dans l'imprimé et dans le manuscrit, pendant les quatre ou cinq âges successifs de la langue, du style et de l'orthographe, peuvent apprécier ce qu'il faut de facilité et d'efforts pour savoir l'espagnol comme l'auteur de Don Pèdre, et le russe comme l'auteur des Cosaques et du Faux Démétrius. Il était naturellement doué pour les langues, et en avait appris jusque dans l'âge mûr: vers la fin de sa vie, il devenait philologue et s'adonnait à Cannes aux minutieuses études qui composent la grammaire comparée.—À cette connaissance des livres, il avait ajouté celle des monuments; ses rapports prouvent qu'il était devenu spécial pour ceux de France; il comprenait non-seulement l'effet, mais la technique, de l'architecture. Il avait étudié chaque vieille église sur place, avec l'aide des meilleurs architectes; sa mémoire locale était excellente et exercée: né dans une famille de peintres, il avait manié le pinceau et faisait bien l'aquarelle; bref, en ceci comme en tout sujet, il était allé au fond des choses; ayant l'horreur des phrases spécieuses, il n'écrivait qu'après avoir touché le détail probant. On trouverait difficilement une tête d'historien dans laquelle la collection préalable, bibliothèque et musée, soit si complète.—Ajoutez-y des dons encore plus rares, ceux qui permettent de faire revivre ces débris morts, je veux dire l'expérience de la vie et l'imagination lucide. Il avait beaucoup voyagé, deux fois en Grèce et en Orient, douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et ailleurs, et partout il avait observé les mœurs, non-seulement de la bonne compagnie, mais de la mauvaise. «J'ai mangé plus d'une fois à la gamelle avec des gens qu'un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu'il a pour son propre œil. J'ai bu à la même outre qu'un galérien.» Il avait vécu familièrement avec des gitanos et des toréadors. Il faisait des contes le soir à une assemblée de paysans et de paysannes de l'Ardèche. Un des endroits où il se trouvait le mieux à sa place, c'était dans une venta espagnole, avec «des muletiers et des paysannes d'Andalousie». Il cherchait des types frustes et intacts, «par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l'espèce humaine», et formait dans sa mémoire une galerie de caractères vivants, la plus précieuse de toutes; car les autres, celles des livres et des édifices, sont des coquilles jadis habitées, maintenant vides, dont on ne comprend la structure qu'en se figurant, d'après les espèces survivantes, les espèces qui ont vécu. Par une divination vive, exacte et prompte, il faisait cette reconstruction mentale. On voit par la Chronique de Charles IX, par les Débuts d'un Aventurier, par le Théâtre de Clara Cazul, que tel est son procédé involontaire. Ses lectures aboutissent naturellement à la demi-vision de l'artiste, à la mise en scène, au roman qui ranime le passé. Avec tant d'acquis et des facultés si belles, il eût pu prendre dans l'histoire et dans l'art une place à la fois très-grande et très-haute; il n'a pris qu'une place moyenne dans l'histoire, et une place haute mais étroite dans l'art.

C'est qu'il se défiait, et que trop de défiance est nuisible. Pour obtenir d'une étude tout ce qu'elle peut donner, il faut, je crois, se donner tout entier à elle, l'épouser, ne pas la traiter comme une maîtresse avec qui l'on s'enferme deux ou trois ans, sauf à recommencer ensuite avec une autre. Un homme ne produit tout ce dont il est capable que, lorsque ayant conçu quelque forme d'art, quelque méthode de science, bref, quelque idée générale, il la trouve si belle, qu'il la préfère à tout, notamment à lui-même, et l'adore comme une déesse qu'il est trop heureux de servir. Mérimée aussi pouvait s'éprendre et adorer; mais, au bout d'un temps, le critique en lui se réveillait, jugeait la déesse, trouvait qu'elle n'était pas assez divine. Toutes nos méthodes de science, toutes nos formes d'art, toutes nos idées générales ont quelque endroit faible; l'insuffisant, l'incertain, le convenu, le postiche y abondent; il n'y a que l'illusion de l'amour qui puisse les trouver parfaites, et un sceptique n'est pas longtemps amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et dans la belle statue démêlait le manque d'aplomb, la restauration fausse et spécieuse, l'attitude de mode: il se dégoûtait et s'en allait, non sans motifs. Il les indique en passant, ces motifs; il voit ce qu'il y a de hasardé dans notre philosophie de l'histoire, ce qu'il y a d'inutile dans notre manie d'érudition, ce qu'il y a d'exagéré dans notre goût pour le pittoresque, ce qu'il y a d'insipide dans notre peinture du réel. Que les inventeurs et les badauds acceptent le système ou le style par amour-propre, ou par niaiserie; pour lui, il s'en défend, ou, s'il ne s'en est pas défendu, il s'en repent.—«Vers l'an de grâce 1827, j'étais romantique. Nous disions aux classiques: «Point de salut sans la couleur locale.» Nous entendions par couleur locale ce qu'au XVIIe siècle on appelait les mœurs; mais nous étions très-fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose.» Depuis, ayant fabriqué des poésies illyriques que les savants d'outre-Rhin traduisirent d'un grand sérieux, il put se vanter d'avoir fait de la couleur locale. «Mais le procédé était si simple, si facile, que j'en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que je pardonnai à Racine d'avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d'Euripide.»—Vers la fin de sa vie, il évitait de parti pris toutes les théories; à ses yeux, elles n'étaient bonnes qu'à duper des philosophes ou à nourrir des professeurs: il n'acceptait et n'échangeait que des anecdotes, de petits faits d'observation, par exemple en philologie, la date précise où l'on cesse de rencontrer dans le vieux français les deux cas survivants de la déclinaison latine. À force de vouloir la certitude, il desséchait la science et ne gardait de la plante que le bois sans les fleurs. On ne peut expliquer autrement la froideur de ses essais historiques, Don Pèdre, les Cosaques, le Faux Démétrius, la Guerre sociale, la Conjuration de Catilina, études solides, complètes, bien appuyées, bien exposées, mais dont les personnages ne vivent pas; très-probablement, c'est qu'il n'a pas voulu les faire vivre. Car, dans un autre écrit, les Débuts d'un Aventurier, reprenant son faux Démétrius, il a fait rentrer la séve dans la plante, en sorte qu'on peut la voir tour à tour sous les deux formes, terne et raide dans l'herbier historique, fraîche et verte dans l'œuvre d'art. Évidemment, quand il préparait dans cet herbier ses Espagnols du XIVe siècle ou les contemporains de Sylla, il les voyait par l'œil intérieur aussi nettement que son aventurier; du moins, cela ne lui était pas plus difficile; mais il répugnait à nous les faire voir, n'admettant dans l'histoire que des détails prouvés, se refusant à nous donner ses divinations pour des faits authentiques, critique au détriment de son œuvre, rigoureux jusqu'à se retrancher la meilleure partie de lui-même et mettre son imagination sous l'interdit.

Dans ses œuvres d'art, le critique domine encore, mais presque toujours avec un office utile, pour restreindre et diriger son talent, comme une source qu'on enferme dans un tuyau pour qu'elle jaillisse plus mince et plus serrée. Il avait de naissance plusieurs de ces talents que nul travail n'acquiert et que son maître Stendhal ne possédait pas, le don de la mise en scène, du dialogue, du comique, l'art de poser face à face deux personnages, et de les rendre visibles au lecteur par le seul échange de leurs paroles. De plus, comme Stendhal, il savait les caractères et contait bien. Il soumit ces vives facultés à une discipline sévère, et, par un effort double, entreprit de leur faire rendre le plus d'œuvre avec le moins de matière.—Dès l'abord, il avait beaucoup goûté le théâtre espagnol, qui est tout nerf et toute action; il en reprit les procédés pour composer sous un faux nom de petites pièces d'un sens profond et d'intention moderne; chose unique dans l'histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches, l'Occasion, la Périchole, valent des originaux.—Nulle part la saillie des caractères n'est si nette et si forte que dans ses comédies. Dans les Mécontents et dans les Deux Héritages, chaque personnage, suivant un mot de Goethe, ressemble à ces montres parfaites, en cristal transparent, sur lesquelles on voit en même temps l'heure exacte et tout le jeu du mécanique intérieur. Tous les détails portent et sont chargés de sens; c'est le propre des grands peintres de dessiner en cinq ou six coups de crayon une figure qu'on n'oublie plus. Même dans des pièces moins réussies, par exemple dans les Espagnols en Danemark, il y a des personnages, le lieutenant Charles Leblanc, et sa mère l'espionne, qui resteront à demeure dans la mémoire humaine.—Au fond, si un sceptique aussi déterminé avait daigné avoir une esthétique, il aurait expliqué, je crois, que, pour un connaisseur de l'homme, chaque homme se réduit à trois ou quatre traits principaux, lesquels s'expriment complètement par cinq ou six actions significatives; le reste est dérivé ou indifférent; c'est temps perdu que de le montrer. Les lecteurs intelligents le devineront, et il ne faut écrire que pour les lecteurs intelligents. Laisser le bavardage aux bavards, ne prendre que l'essentiel, ne le traduire aux yeux que par des actions probantes, concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but de l'art.—Du moins tel est le sien, et il l'atteint mieux encore dans ses récits que dans ses comédies; car les exigences de la mise en scène et de l'effet comique ne surviennent pas pour grossir les traits, charger la vérité, mettre sur la figure vivante un masque de théâtre.[3] L'écrivain, ayant moins d'obligations et plus de ressources, peut dessiner plus juste et moins appuyer. La plupart de ces nouvelles sont des chefs-d'œuvre, et il est à croire qu'elles resteront classiques. Il y a de cela plusieurs raisons.—D'abord, en fait, voici trente ou quarante ans qu'elles durent, et Carmen, l'Enlèvement de la Redoute, Colomba, Matteo Falcone, l'Abbé Aubain, Arsène Guillot, la Vénus d'Ile, la Partie de trictrac, Tamango, même le Vase étrusque et la Double Méprise, presque tous ces petits édifices sont aussi intacts qu'au premier jour. C'est qu'ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc et autres matériaux de mode. Point de ces descriptions qui passent au bout de cinquante ans et qui nous ennuient tant aujourd'hui dans les romans de Walter Scott; point de ces réflexions, dissertations, explications, que nous trouvons si longues dans les romans de Fielding; rien que des faits, et les faits sont toujours instructifs. D'autant plus qu'il n'y met que des faits importants, intelligibles même pour des hommes d'un autre pays et d'un autre siècle; dans Balzac et dans Dickens, qui n'ont pas cette précaution, beaucoup de détails minutieux, locaux ou techniques, tomberont comme un enduit qui s'écaille, ou ne serviront qu'aux commentaires des commentateurs.—Autre chance de durée; ces romans sont courts, le plus long n'a qu'un demi-volume, l'un d'eux, six pages; tous sont clairs, bien composés, rassemblés autour d'une action simple et d'un effet unique. Or, il faut songer que la postérité est une sorte d'étrangère, qu'elle n'a pas la complaisance des contemporains, qu'elle ne tolère pas les ennuyeux, qu'aujourd'hui peu de personnes supportent les huit volumes de Clarisse Harlowe; bref, que l'attention humaine surchargée finit toujours par faire faillite; il est prudent, quand après un siècle on lui demande encore audience, de lui parler un style bref, net et plein.—En outre, il est sage de lui dire des choses intéressantes et qui l'intéressent. Des choses intéressantes: cela exclut les événements trop plats ou trop bourgeois, les caractères trop effacés et trop ordinaires. Des choses qui l'intéressent: cela veut dire des situations et des passions assez durables pour qu'après cent ans elles soient encore de circonstance. Mérimée choisit des types francs, forts, originaux, sortes de médailles d'un haut relief et d'un métal dur, avec un cadre et des événements appropriés: le premier combat d'un officier, une vendetta corse, le dernier voyage d'un négrier, une défaillance de probité, l'exécution d'un fils par son père, une tragédie intime dans un salon moderne; presque tous ses contes sont meurtriers, comme ceux de Baudello et des nouvellistes italiens, et en outre poignants par le sang-froid du récit, par la précision du trait, par la convergence savante des détails.—Bien mieux, chacun d'eux, dans sa petite taille, est un document sur la nature humaine, un document complet et de longue portée, qu'un philosophe, un moraliste, peut relire tous les ans sans l'épuiser. Plusieurs dissertations sur l'instinct primitif et sauvage, des traités savants, comme celui de Schopenhauer sur la métaphysique de l'amour et de la mort, ne valent pas les cent pages de Carmen. Le cierge d'Arsène Guillot résume beaucoup de volumes sur la religion du peuple et sur les vrais sentiments des courtisanes. Je ne sais pas de plus amère prédication contre les méprises de la crédulité ou de l'imagination, que la Double Méprise et le Vase étrusque. Il est probable qu'en l'an 2000 on relira la Partie de trictrac, pour savoir ce qu'il en coûte de manquer une fois à l'honneur. Remarquez enfin que l'auteur n'intervient point pour nous faire la leçon; il s'abstient, nous laisse conclure; même et de parti pris, il s'efface jusqu'à paraître absent; les lecteurs futurs auront des égards pour un maître de maison si poli, si discret, si habile à faire les honneurs de son logis. Les bonnes manières plaisent toujours, et on ne peut rencontrer d'hôte mieux élevé. À la porte, il salue ses visiteurs, les introduit, puis se retire, les laissant libres de tout examiner et critiquer seuls; il n'est pas importun, il ne se fait pas le cicerone de ses trésors, jamais on ne le prendra en flagrant délit d'amour-propre. Il cache son savoir au lieu de le montrer; il semble, à l'écouter, que chacun aurait pu faire son livre. L'un est une anecdote qu'un de ses amis lui a contée et qu'il a aussitôt écrite. L'autre est «un extrait» de Brantôme et d'Aubigné. S'il a fait les Débuts d'un Aventurier, c'est qu'étant au frais, malgré lui, pendant quinze jours, il n'avait rien de mieux à faire. Pour écrire la Guzla, la recette est simple: se procurer une statistique de l'Illyrie, le voyage de l'abbé Fortis, apprendre cinq ou six mots de slave. Ce parti pris de ne pas se surfaire va jusqu'à l'affectation. Il a si grand'peur de paraître pédant, qu'il fuit jusque dans l'autre extrême, le ton dégagé, le sans façon de l'homme du monde. Peut-être un jour sera-ce là son endroit vulnérable; on se demandera si cette ironie perpétuelle n'est pas voulue, s'il a raison de plaisanter au plus fort de la tragédie, s'il ne se montre pas insensible par crainte du ridicule, si son ton aisé n'est pas l'effet de la contrainte, si le gentleman en lui n'a pas fait tort à l'auteur, s'il aimait assez son art. Plus d'une fois, notamment dans la Vénus d'Ille, il s'en est servi pour mystifier le lecteur. Ailleurs, dans Lokis,[4] une idée saugrenue, à, double entente, étrange de la part d'un esprit si distingué, gît au fond du conte, comme un crapaud dans un coffret sculpté. Il paraît qu'il trouvait plaisir à voir des doigts de femme ouvrir le coffret, et qu'un joli visage bien effaré par le dégoût le faisait rire. Presque toujours, il semble qu'il ait écrit par occasion, pour s'amuser, pour s'occuper, sans subir l'empire d'une idée, sans concevoir un grand ensemble, sans se subordonner à une œuvre.—En ceci comme dans le reste, il était désenchanté, et à la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit la mélancolie. À ce sujet, sa correspondance est triste; sa santé défaillit peu à peu; il hivernait régulièrement à Cannes, sentant que la vie le quittait; il se soignait, se conservait; c'est l'unique souci qui suive l'homme jusqu'au bout. Il allait tirer de l'arc par ordonnance de médecin, et peignait, pour se distraire, des vues du pays; tous les jours, on le rencontrait dans la campagne, marchant en silence, avec ses deux Anglaises; l'une portait l'arc, l'autre la boîte aux aquarelles. Il tuait ainsi le temps et prenait patience. Il allait, par bonté d'âme, nourrir un chat, dans une cabane écartée, à une demi-lieue de distance; il cherchait des mouches pour un lézard qu'il nourrissait: c'étaient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui amenait un ami, il se ranimait et sa conversation redevenait charmante; ses lettres l'étaient toujours; il ne pouvait s'empêcher d'avoir l'esprit le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur lui manquait; il voyait l'avenir en noir, à peu près tel que nous l'avons aujourd'hui; avant de clore les yeux, il eut la douleur d'assister à l'écroulement complet, et mourut le 23 septembre 1870.—Si on essaye de résumer son caractère et son talent, on trouvera, je pense, que, né avec un cœur très-bon, doué d'un esprit supérieur, ayant vécu en galant homme, beaucoup travaillé, et produit quelques œuvres de premier ordre, il n'a pas pourtant tiré de lui-même tout le service qu'il pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur auquel il pouvait aspirer. Par crainte d'être dupe, il s'est défié dans la vie, dans l'amour, dans la science, dans l'art,[5] et il a été dupe de sa défiance. On l'est toujours de quelque chose, et peut-être vaut-il mieux s'y résigner d'avance.

H. TAINE.

Novembre 1873.


[1] On dirait qu'il s'est peint lui-même dans Saint-Clair, personnage du Vase étrusque. «Il était né avec un cœur tendre et aimant; mais, à un âge où l'on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades... Dès lors, il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse déshonorante... Dans le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et d'insouciant... Il avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voyages et de ses lectures que lorsqu'on l'exigeait.»—Darcy, dans la Double Méprise, est encore un caractère analogue au sien.

[2] Voici de lui une action généreuse et délicate; Béranger, en cas pareil, en fit une semblable: «J'allais être amoureux quand je suis parti pour l'Espagne. La personne qui a causé mon voyage n'en a jamais rien su. Si j'étais resté, j'aurais peut-être fait une grande sottise, celle d'offrir à une femme digne de tout le bonheur dont on peut jouir sur terre, de lui offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les choses qui lui étaient chères, une tendresse que je sentais moi-même très-inférieure au sacrifice qu'elle aurait peut-être fait.»

[3] Le Résident dans les Espagnols en Danemark, le Comte et les autres gentilshommes dans les Mécontents, Kermouton et le marchand do beurre dans les Deux Héritages. Mais, en revanche, quels résumés vrais que les caractères de Clémence, de Sévin et de miss Jackson!

[4] Lettres à une Inconnue, II, 333, 335.

[5] Lettres à une Inconnue, I, 8. «Défaites-vous de votre optimisme, et figurez-vous bien que nous sommes dans ce momie pour nous battre envers et contre tous... Sachez aussi qu'il n'y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire.»


LETTRES

À

UNE INCONNUE


I

Paris, jeudi.

J'ai reçu in due time votre lettre. Tout est mystérieux en vous, et les mêmes causes vous font agir précisément de la manière opposée à celle dont se conduiraient les autres mortelles. Vous allez à la campagne, bien;... c'est-à-dire que vous aurez tout le temps d'écrire; car, là, les journées sont longues, et le désœuvrement porte à écrire des lettres. En même temps, la surveillance et l'inquiétude de votre dragon étant moins gênées par les occupations réglées de la ville, vous aurez plus de questions à subir quand il vous arrivera des lettres. D'ailleurs, dans un château, l'arrivée d'une lettre est un événement. Point du tout; vous ne pouvez pas écrire, mais, en revanche, vous pouvez recevoir force lettres. Je commence à me faire à vos façons et je ne suis plus guère surpris de rien. Au reste, je vous en prie, épargnez-moi et ne mettez pas à une trop rude épreuve cette malheureuse disposition que j'ai prise, je ne sais comment, de trouver bien tout ce qui est de vous.

J'ai souvenance d'avoir été peut-être un peu trop franc dans ma dernière lettre en vous parlant de mon caractère. Un vieux diplomate de mes amis, homme très-fin, m'a dit souvent: «Ne dites jamais de mal de vous-même. Vos amis en diront toujours assez.» Je commence à craindre que vous ne preniez au pied de la lettre tout le mal que je disais de moi-même. Figurez-vous que ma grande vertu, c'est la modestie; je la porte à l'excès et je tremble que cela ne me nuise dans votre esprit. Une autre fois, quand je me sentirai mieux inspiré, je vous ferai la nomenclature exacte de toutes mes qualités. La liste sera longue. Aujourd'hui, je suis un peu malade, et je n'ose me lancer dans cette «progression à l'infini».

Devinez en mille où j'étais samedi soir, ce que je faisais à minuit. J'étais sur la plate-forme d'une des tours de Notre-Dame, et je buvais de l'orangeade, et je prenais des glaces en compagnie de quatre de mes amis et d'une lune admirable; le tout accompagné d'un gros hibou qui battait des ailes autour de nous. C'est, en vérité, un fort beau spectacle que Paris au clair de lune et à cette heure. Cela ressemble à ces villes dont on parle dans les Mille et une Nuits, où les habitants ont été enchantés pendant leur sommeil. Les Parisiens se couchent à minuit en général, bien sots en cela. Notre party était assez curieuse: il y avait quatre nations représentées, chacun pensant d'une manière différente. L'ennui, c'est qu'il y avait quelques-uns de nous qui, en présence de la lune et du hibou, se sont crus obligés de prendre le ton poétique et de dire des lieux communs. Au fait, peu à peu tout le monde s'est mis à déraisonner.

Je ne sais comment et par quel enchaînement d'idées cette soirée semi-poétique me fait penser à une autre qui ne l'était pas du tout. J'ai été à un bal donné par des jeunes gens de mes amis, où étaient invitées toutes les figurantes de l'Opéra. Ces femmes sont bêtes pour la plupart; mais j'ai remarqué combien elles sont supérieures en délicatesse morale aux hommes de leur classe. Il n'y a qu'un seul vice qui les sépare des autres femmes: c'est la pauvreté. Toutes ces rhapsodies vont vous édifier singulièrement. Aussi je me hâte de terminer, ce que j'aurais dû faire beaucoup plus tôt.

Adieu. Ne m'en voulez pas pour la peinture peu flattée que je vous ai faite de moi-même.


II

Paris.

La franchise et la vérité sont rarement bonnes auprès des femmes, elles sont presque toujours mauvaises. Voilà que vous me regardez comme un Sardanapale, parce que j'ai été à un bal de figurantes d'Opéra. Vous me reprochez cette soirée comme un crime, et vous me reprochez comme un plus grand crime encore de faire l'éloge de ces pauvres filles. Je le répète, rendez-les riches, et il ne leur restera plus que leurs bonnes qualités. Mais l'aristocratie a élevé des barrières insurmontables entre les différentes classes de la société, afin qu'on ne puisse voir combien ce qui se passe au delà de la barrière ressemble à ce qui se passe en deçà. Je veux vous conter une histoire d'Opéra que j'ai apprise dans cette société si perverse. Dans une maison de la rue Saint-Honoré, il y avait une pauvre femme qui ne sortait jamais d'une petite chambre sous les toits, qu'elle louait moyennant 3 francs par mois. Elle avait une fille de douze ans toujours très-bien tenue, très-réservée et qui ne parlait à personne. Cette petite sortait trois fois la semaine dans l'après-midi, et rentrait seule à minuit. On sut quelle était figurante à l'Opéra. Un jour, elle descend chez le portier et demande une chandelle allumée. On la lui donne. La portière, surprise de ne pas la voir redescendre, monte à son grenier, trouve la femme morte sur son grabat, et la petite fille occupée à brûler une énorme quantité de lettres qu'elle tirait d'une fort grande malle. Elle dit: «Ma mère est morte cette nuit, et elle m'a chargée de brûler toutes ses lettres sans les lire.» Cette enfant n'a jamais su le véritable nom de sa mère; elle se trouve maintenant absolument seule au monde, et n'ayant d'autre ressource que celle de faire les vautours, les singes ou les diables à l'Opéra.

Le dernier conseil de sa mère a été pour l'engager à être bien sage et à continuer à être figurante à l'Opéra. Elle est d'ailleurs fort sage, très-dévote et ne se soucie guère de raconter son histoire. Veuillez me dire si cette petite fille n'a pas infiniment plus de mérite à mener la vie qu'elle mène, que vous n'en avez, vous qui jouissez du bonheur singulier d'un entourage irréprochable et d'une nature si raffinée, quelle résume un peu pour moi toute une civilisation. Il faut vous dire la vérité. Je ne supporte la mauvaise société qu'à de rares intervalles, et par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l'espèce humaine. Je n'ose jamais aborder la mauvaise société en hommes. Il y a là quelque chose de trop repoussant, surtout chez nous; car, en Espagne, j'ai toujours eu des muletiers et des toreros pour amis. J'ai mangé plus d'une fois à la gamelle avec des gens qu'un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu'il a pour son propre œil. J'ai même bu à la même outre qu'un galérien. Il faut dire aussi qu'il n'y avait que cette outre et qu'il faut boire quand on a soif.—Ne croyez pas pour cela que j'aie une prédilection pour la canaille. J'aime simplement à voir d'autres mœurs, d'autres figures, à entendre un autre langage. Les idées sont toujours les mêmes, et, si l'on fait abstraction de tout ce qui est convention ou règle, je crois qu'il y a du savoir-vivre ailleurs que dans un salon du faubourg Saint-Germain. Tout cela est de l'arabe pour vous, et je ne sais pourquoi je vous le dis.

8 août.

J'ai été longtemps sans finir cette lettre. Ma mère a été fort malade et moi très-inquiet. Elle est maintenant hors de danger, et j'espère que, dans quelques jours, elle sera en parfaite santé. Je ne puis supporter l'inquiétude, et, pendant le temps du danger, j'ai été tout à fait bête.

Adieu.

P.-S.—L'aquarelle que je vous destinais ne tourne pas à bien, et je la trouve si mauvaise, qu'il est probable que je ne vous l'enverrai pas. Que cela ne vous empêche pas de me donner la tapisserie que vous me destinez. Tâchez de choisir un messager sûr. Règle générale: ne prenez jamais une femme pour confidente; tôt ou tard, vous vous en repentiriez. Sachez aussi qu'il n'y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. Défaites-vous de vos idées d'optimisme et figurez-vous bien que nous sommes dans ce monde pour nous battre envers et contre tous. À ce propos, je vous dirai qu'un savant de mes amis, qui lit les hiéroglyphes, m'a dit que, sur les cercueils égyptiens, on lisait très-souvent ces deux mots: Vie; guerre; ce qui prouve que je n'ai pas inventé la maxime que je viens de vous donner. Cela s'écrit en hiéroglyphe de la sorte . Le premier caractère veut dire vie; il représente, je crois, un de ces vases appelés canopes. L'autre est une abréviation d'un bouclier avec un bras tenant un lance. There's science for you.

Adieu encore.


III

Paris.

Vos reproches me font grand plaisir. En vérité, je suis prédestiné des fées. Je me demande souvent ce que je suis pour vous et ce que vous êtes pour moi. À la première question, je ne puis avoir de réponse; pour la seconde, je me figure que je vous aime comme une nièce de quatorze ans que j'élèverais. Quant à votre parent si moral qui dit tant de mal de moi, il me fait penser à Twachum, qui dit toujours: Can any virtue exist without religion? Avez-vous lu Tom Jones, livre aussi immoral que tous les miens ensemble. Si on vous l'a défendu, vous l'aurez lu très-certainement. Quelle drôle d'éducation vous recevez en Angleterre! À quoi sert-elle? On s'essouffle à prêcher pendant longtemps une jeune fille, et il est arrivé ce résultat que cette jeune fille a désiré précisément connaître l'être immoral pour lequel on s'était flatté de lui imposer de l'aversion. Quelle admirable histoire que celle du serpent! Je voudrais que lady M... lût cette lettre. Heureusement qu'elle s'évanouirait vers la dixième ligne.

En tournant la page, je relis ce que je viens de vous écrire, et il m'a semblé qu'il y avait en apparence peu de suite et d'enchaînement dans les idées. Erreur! Mais j'écris à mesure que je pense, et, comme ma pensée va plus vite que ma plume, il en résulte que je suis obligé de supprimer toutes les transitions. Je devrais peut-être faire comme vous et biffer toute la première page; mais j'aime mieux l'abandonner à vos méditations et à vos papillotes. Il faut vous dire aussi que je suis très-préoccupé en ce moment d'une affaire qui m'intéresse et qui, je l'avoue à ma honte, réside opiniâtrément dans une moitié de mon cerveau, tandis que l'autre est toute remplie de vous. J'aime assez le portrait que vous faites de vous-même. Il ne me paraît pas trop flatté, et tout ce que je connais de vous me plaît prodigieusement.   .   .   .   .   .

   .   .   .   .   .   .   .

Je vous étudie avec une vive curiosité. J'ai des théories sur les plus petites choses, sur les gants, sur les bottines, sur les boucles, etc., et j'attache beaucoup d'importance à tout cela, parce que j'ai découvert qu'il y a un rapport certain entre le caractère des femmes et le caprice (ou la liaison d'idées et le raisonnement, pour mieux dire) qui leur fait choisir telle ou telle étoffe. Ainsi, par exemple, on me doit d'avoir démontré qu'une femme qui porte des robes bleues est coquette et affecte le sentiment. La démonstration est facile, mais elle serait trop longue. Comment voulez-vous que je vous envoie une aquarelle détestable plus grande que cette lettre et qu'on ne peut rouler ni ployer? Attendez que je vous en fasse une plus petite que je pourrai vous envoyer dans une lettre.

J'ai été l'autre jour faire une promenade en bateau. Il y avait sur la rivière une grande quantité de petits canots à voile portant toute sorte de gens. Il y en avait un fort grand dans lequel étaient plusieurs femmes (de celles qui ont mauvais ton). Tous ces canots avaient abordé, et du plus grand sort un homme d'une quarantaine d'années, qui avait un tambour et qui tambourinait pour s'amuser. Tandis que j'admirais l'organisation musicale de cet animal, une femme de vingt-trois ans à peu près s'approche de lui, l'appelle monstre, lui dit qu'elle l'avait suivi depuis Paris et que, s'il ne voulait pas l'admettre dans sa société, il s'en repentirait. Tout cela se passait sur le rivage dont notre canot était éloigné de vingt pas. L'homme au tambour tambourinait toujours pendant le discours de la femme délaissée, et lui répondait avec beaucoup de flegme qu'il ne voulait pas d'elle dans son bateau. Là-dessus, elle court au canot qui était amarré le plus loin du rivage et s'élance dans la rivière en nous éclaboussant indignement. Bien qu'elle eût éteint mon cigare, l'indignation ne m'empêcha pas, non plus que mes amis, de la retirer aussitôt, avant qu'elle en pût avaler deux verres. Le bel objet de tant de désespoir n'avait pas bougé et marmottait entre ses dents: «Pourquoi la retirer, si elle avait envie de se noyer?» Nous avons mis la femme dans un cabaret, et, comme il se faisait tard et que l'heure du dîner approchait, nous l'avons abandonnée aux soins de la cabaretière.

Comment se fait-il que les hommes les plus indifférents soient les plus aimés? C'est ce que je me demandais, tout en descendant la Seine, ce que je me demande encore, et ce que je vous prie de me dire, si vous le savez.

Adieu. Écrivez-moi souvent, soyons amis et excusez le décousu de ma lettre. Je vous expliquerai un jour pourquoi.


IV

Mariquita de mi alma (c'est ainsi que je commencerais si nous étions à Grenade), j'ai reçu votre lettre dans un de ces moments de mélancolie où l'on ne voit la vie qu'au travers d'un verre noir. Comme votre épître n'est pas des plus aimables (excusez ma franchise), elle n'a pas peu contribué à me maintenir dans une disposition maussade. Je voulais vous répondre dimanche, immédiatement et sèchement. Immédiatement, parce que vous m'aviez fait une espèce de reproche indirect, et sèchement parce que j'étais furieux contre vous. J'ai été dérangé au premier mot de ma lettre, et ce dérangement m'a empêché de vous écrire. Remerciez-en le bon Dieu, car aujourd'hui le temps est beau; mon humeur s'est adoucie tellement, que je ne veux plus vous écrire que d'un style tout de miel et de sucre. Je ne vous querellerai donc pas sur vingt ou trente passages de votre dernière lettre qui m'ont fort choqué et que je veux bien oublier. Je vous pardonne, et cela avec d'autant plus de plaisir qu'en vérité, je crois que, malgré la colère, je vous aime mieux quand vous êtes boudeuse que dans une autre disposition d'esprit. Un passage de votre lettre m'a fait rire tout seul comme un bienheureux pendant dix minutes. Vous me dites short and sweet: Mon amour est promis, sans préparation, pour amener le gros coup de massue par quelques petites hostilités préalables. Vous dites que vous êtes engagée pour la vie, comme vous diriez: «Je suis engagée pour la contredanse.» Fort bien. À ce qu'il paraît, j'ai bien employé mon temps à disputer avec vous sur l'amour, le mariage et le reste; vous en êtes encore à croire ou à dire que, lorsqu'on vous dit: «Aimez monsieur,» on aime. Avez-vous promis par un engagement signé par-devant notaire ou sur papier à vignettes? Quand j'étais écolier, je reçus d'une couturière un billet surmonté de deux cœurs enflammés réunis comme il suit: ; de plus, une déclaration fort tendre. Mon maître d'études commença par me prendre mon billet, et l'on me mit en prison. Puis l'objet de cette naissante passion se consola avec le cruel maître d'études. Il n'y a rien qui soit plus fatal que les engagements pour ceux au profit desquels ils sont souscrits. Savez-vous que, si votre amour était promis, je croirais sérieusement qu'il vous serait impossible de ne pas m'aimer? Comment ne m'aimeriez-vous pas, vous qui ne m'avez pas fait de promesses, puisque la première loi de la nature, c'est de prendre en grippe tout ce qui a l'air d'une obligation? Et, en effet, toute obligation est de sa nature ennuyeuse. Enfin, de tout cela, si j'avais moins de modestie, je tirerais cette dernière conséquence, que, si vous avez promis votre amour à quelqu'un, vous me le donnerez, à moi, à qui vous n'avez rien promis. Plaisanterie à part et à propos de promesses, depuis que vous ne voulez plus de mon aquarelle, j'ai assez grande envie de vous l'envoyer. J'en étais mécontent et j'avais commencé une copie d'une infante Marguerite, d'après Velasquez, que je voulais vous donner. Velasquez ne se copie pas facilement, surtout par des barbouilleurs comme moi. J'ai recommencé deux fois mon infante, mais à la fin j'en suis encore plus mécontent que du moine. Le moine est donc à vos ordres. Je vous l'enverrai quand vous voudrez. Mais son transport est peu commode. Ajoutez à cela que les invisibles qui s'amusent quelquefois à intercepter nos communications pourront peut-être bien garder mon aquarelle. Ce qui me rassure, c'est qu'elle est si mauvaise, qu'il faut être moi pour la faire, et vous pour en vouloir. Donnez-moi vos ordres. J'espère que vous serez à Paris vers le milieu d'octobre. Je me trouverai maître de quinze ou vingt jours à cette époque. Je ne voudrais pas les passer en France, et depuis longtemps j'avais l'intention de voir les tableaux de Rubens à Anvers et la galerie d'Amsterdam. Mais, si j'avais la certitude de vous voir, je renoncerais à Rubens et à Van Dyck avec la plus facile résignation. Vous voyez que les sacrifices ne me coûtent pas. Je ne connais pas Amsterdam. Pourtant, décidez. Votre vanité va vous faire dire ici: «Le beau sacrifice de ne me préférer qu'à de grosses Flamandes bien blanches et bien harengères, et en peinture encore!» Oui, c'est un sacrifice et un très-grand. Je sacrifie le certain, qui est le plaisir, chez moi très-vif, de voir des tableaux de maître, à la chance très-incertaine que vous le compenserez. Observez que, sans admettre le cas impossible où vous ne me plairiez pas, si moi je vous déplaisais, j'aurais tout lieu de regretter mes travaux et mes grosses Flamandes...

Vous me paraissez dévote, superstitieuse même.—Je pense en ce moment à une jolie petite Grenadine qui, en montant sur son mulet pour passer dans la montagne de Ronda (route classique des voleurs), baisait dévotement son pouce et se frappait la poitrine cinq ou six fois, bien assurée après cela que les voleurs ne se montreraient pas, pourvu que l'Ingles (c'est-à-dire moi), tout voyageur est Anglais, ne jurât pas trop par la Vierge et les saints. Cette méchante manière de parler devient nécessaire dans les mauvais chemins pour faire aller les chevaux. Voyez Tristram Shandy. J'aime beaucoup votre histoire du portrait de cet enfant. Vous êtes faible et jalouse, deux qualités dans une femme et deux défauts dans un homme. Je les ai tous les deux. Vous me demandez qu'elle est l'affaire qui me préoccupe. Il faudrait vous dire quel est mon caractère et ma vie, chose dont personne ne se doute, parce que je n'ai pas encore trouvé quelqu'un qui m'inspirât assez de confiance. Peut-être que, lorsque nous nous serons vus souvent, nous deviendrons amis et vous me connaîtrez; ce serait pour moi le bien le plus grand que quelqu'un à qui je pourrais dire toutes mes pensées passées et présentes. Je deviens triste, et il ne faut pas finir ainsi. Je suis dévoré du désir d'une réponse de vous. Soyez assez bonne pour ne pas me la faire attendre.

Adieu; ne nous querellons plus et soyons amis. Je baise respectueusement la main que vous me tendez en signe de paix.


V

25 septembre.

Votre lettre m'a trouvé malade et fort triste, fort occupé des plus ennuyeuses affaires du monde, et je n'ai pas le temps de me soigner. J'ai, je crois, une inflammation de poitrine qui me rend extrêmement maussade. Mais, dans quelques jours, je me propose de me dorloter et de me guérir.

Mon parti est pris. Je ne quitterai pas Paris en octobre, dans l'espérance que vous y reviendrez. Vous me verrez ou vous ne me verrez pas, à votre choix. La faute en sera à vous. Vous me parlez de raisons particulières qui vous empêchent de chercher à vous trouver avec moi. Je respecte les secrets et je ne vous demande pas vos motifs. Seulement, je vous prie de me dire really truly si vous en avez. N'êtes-vous pas plutôt préoccupée d'un enfantillage? Peut-être vous a-t-on fait, à mon sujet, quelque sermon dont vous êtes encore toute pénétrée. Vous auriez bien tort d'avoir peur de moi. Votre prudence naturelle entre sans doute pour beaucoup dans votre répugnance à me voir. Rassurez-vous, je ne deviendrai pas amoureux de vous. Il y a quelques années, cela aurait pu arriver; maintenant, je suis trop vieux et j'ai été trop malheureux. Je ne pourrais plus être amoureux, parce que mes illusions m'ont procuré bien des desengaños sur l'amour. J'allais être amoureux quand je suis parti pour l'Espagne. C'est une des belles actions de ma vie. La personne qui a causé mon voyage n'en a jamais rien su. Si j'étais resté, j'aurais peut-être fait une grande sottise: celle d'offrir à une femme digne de tout le bonheur dont on peut jouir sur terre, de lui offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les choses qui lui étaient chères, une tendresse que je sentais moi-même très-inférieure au sacrifice qu'elle aurait peut-être fait. Vous vous rappelez ma morale; «L'amour fait tout excuser, mais il faut être bien sûr qu'il y a de l'amour.» Soyez persuadée que ce précepte-là est plus rigoureux que ceux de vos méthodistes amis. Conclusion: je serai charmé de vous voir. Peut-être ferez-vous l'acquisition d'un véritable ami, et moi peut-être trouverai-je en vous ce que je cherche depuis longtemps: une femme dont je ne sois pas amoureux et en qui je puisse avoir de la confiance. Nous gagnerons probablement tous deux à notre connaissance plus approfondie. Faites pourtant ce que votre haute prudence vous conseillera.

Mon moine est prêt. À la première occasion, je vous enverrai donc ce moine et sa monture. L'infante n'étant pas achevée, et étant trop mal commencée pour être jamais terminée, restera où elle est et me servira de garde-main pour un dessin que je vous ferai quand j'aurai le temps. Je meurs d'envie de voir la surprise que vous me destinez, mais je me creuse la tête inutilement pour le deviner. Quand je vous écris, je néglige trop les transitions, artifice de style bien nécessaire. Je crains que vous ne trouviez cette lettre terriblement décousue. C'est qu'à mesure que j'écris une phrase, il m'en vient une autre à l'esprit, laquelle donne naissance à une troisième avant que la seconde soit terminée. Je souffre beaucoup ce soir. Si vous avez de l'influence là-haut, tâchez de m'obtenir un peu de santé ou tout au moins de résignation; car je suis le plus mauvais malade du monde, et je fais la mine à mes meilleurs amis. Quand je suis étendu sur mon canapé, je pense avec plaisir à vous, à notre mystérieuse connaissance, et il me semble que je serais bien heureux de causer avec vous autant à bâtons rompus que je vous écris; et encore songez qu'il y a cet avantage que les paroles volent et que les écrits restent.

Au surplus, ce n'est pas l'idée d'être un jour imprimé tout vif ou posthume qui me tourmente. Adieu; plaignez-moi. Je voudrais avoir le courage de vous dire mille choses qui me rendent cette vie triste. Mais comment vous les dire de si loin? Quand donc viendrez-vous? Adieu encore une fois. Vous voyez que, si le cœur vous en dit, vous avez tout le temps de m'écrire.

P.-S.—26 septembre.—Je suis encore plus triste qu'hier. Je souffre horriblement. Mais, si vous n'avez jamais éprouvé par vous-même ce que c'est qu'une gastrite, vous ne comprendrez pas ce que c'est qu'une douleur vague qui est très-vive pourtant. Elle a cela de particulier qu'elle agit sur tout le système nerveux. Je voudrais bien être à la campagne avec vous; vous me guéririez, j'en suis sûr. Adieu. Si je meurs cette année, vous aurez le regret de ne m'avoir guère connu.


VI

Savez-vous que vous êtes quelquefois bien aimable? Je ne dis pas cela pour vous faire un reproche sous un froid compliment; mais je voudrais bien recevoir souvent de vous des lettres comme la dernière. Malheureusement, vous n'êtes pas toujours pour moi dans d'aussi charitables dispositions. Je ne vous ai pas répondu plus tôt parce que votre lettre ne m'a été remise qu'hier soir, à mon retour d'une petite excursion que j'ai faite. J'ai passé quatre jours dans une solitude absolue et ne voyant pas un homme, encore moins une femme, car je n'appelle pas hommes ou femmes certains bipèdes qui sont dressés à apporter à manger et à boire quand on leur en donne l'ordre. J'ai fait, pendant cette retraite, les réflexions les plus tristes du monde, sur moi, sur mon avenir, sur mes amis, etc. Si j'avais eu l'esprit d'attendre votre lettre, elle aurait donné une tout autre tournure à mes idées. «J'aurais emporté du bonheur pour une semaine au moins.» J'admire beaucoup votre descente chez ce brave M. Y... Votre courage me plaît singulièrement. Je ne vous aurais jamais crue capable d'un tel capricho, et je vous en aime encore davantage. Il est vrai que le souvenir de vos splendid black eyes est peut-être pour quelque chose dans mon admiration. Pourtant, vieux comme je suis, je suis presque insensible à la beauté. Je me dis que «cela ne gâte rien»; mais je vous assure qu'en entendant dire par un homme très-difficile que vous étiez fort jolie, je n'ai pu me défendre d'un sentiment de tristesse. Voici pourquoi (d'abord persuadez-vous bien que je ne suis pas le moins du monde amoureux de vous): je suis horriblement jaloux, jaloux de mes amis, et je m'afflige en pensant que votre beauté vous expose aux soins et aux attentions d'un tas de gens qui ne peuvent vous apprécier et qui ne voient en vous que ce qui m'occupe le moins. En vérité, je suis d'une humeur affreuse en pensant à cette cérémonie où vous allez assister. Rien ne me rend plus mélancolique qu'un mariage. Les Turcs, qui marchandent une femme en l'examinant comme un mouton gras, valent bien mieux que nous qui avons mis sur ce vil marché un vernis d'hypocrisie, hélas! bien transparent. Je me suis demandé bien souvent ce que je pourrais dire à une femme le premier jour de ma noce, et je n'ai rien trouvé de possible, si ce n'est un compliment sur son bonnet de nuit. Le diable, heureusement, est bien fin s'il m'attrape à pareille fête. Le rôle de la femme est bien plus facile que celui de l'homme. Un jour comme celui-là, elle se modèle sur l'Iphigénie de Racine; mais, si elle observe un peu, que de drôles de choses elle doit voir!—Vous me direz si la fête a été belle. On va vous faire la cour et vous régaler d'allusions au bonheur domestique. Les Andalous disent, quand ils sont en colère: Mataria el sol à puñaladas si no fuese por miedo de dejar el mundo a oscuras!

Depuis le 28 septembre, jour de ma naissance, une suite non interrompue de petits malheurs est venue m'assaillir. Ajoutez à cela que ma poitrine va de mal en pis et que je souffre horriblement. Je retarderai mon voyage en Angleterre jusqu'au milieu de novembre. Si vous ne voulez pas me voir à Londres, il faut y renoncer; mais je veux voir les élections. Je vous rattraperai bientôt après à Paris, où le hasard nous rapprochera si votre volonté persiste à nous séparer. Toutes vos raisons sont pitoyables et ne valent pas la peine d'être réfutées, d'autant plus que vous savez bien vous-même qu'elles n'ont aucune importance. Vous faites la railleuse quand vous dites si agréablement que vous avez peur de moi. Vous savez que je suis laid et très-capricieux d'humeur, toujours distrait et souvent taquin et méchant lorsque je souffre. Qu'y a-t-il là qui ne soit bien rassurant?—Vous ne vous éprendrez jamais de moi, soyez tranquille. Les prédictions confiantes que vous me faites ne peuvent se réaliser. Vous n'êtes pas pythonisse. Or, en vérité, les chances de mort pour moi sont augmentées cette année. Rassurez-vous pour vos lettres. Tout ce qui se trouve d'écrit dans ma chambre sera brûlé après ma mort; mais, pour vous faire enrager, je vous laisserai par testament une suite manuscrite de la guzla qui vous a tant fait rire. Vous participez de l'ange et du démon, mais beaucoup plus du dernier. Vous m'appelez tentateur. Osez dire que ce nom ne vous convient pas beaucoup mieux qu'à moi! N'avez-vous pas jeté un appât à moi, pauvre petit poisson; puis, maintenant que vous me tenez au bout de votre hameçon, vous me faites danser entre le ciel et l'eau jusqu'à ce qu'il vous plaise, quand vous serez lasse du jeu, de couper le fil; et alors j'en serai pour l'hameçon dans le bec et je ne pourrai plus trouver le pêcheur. Je vous sais gré de votre franchise à m'avouer que vous avez lu la lettre que M. V... m'écrivait et dont il vous avait chargée. Je l'avais bien deviné, car, depuis Ève, toutes se ressemblent en ce point. J'aurais voulu que cette lettre fût plus intéressante; mais je suppose que, malgré ses lunettes, vous trouvez M. V... homme de goût. Je deviens méchant parce que je souffre. Je pense à la promesse que vous m'avez faite d'un schizzo,—promesse que vous m'avez faite sans que je l'eusse sollicitée,—et je me sens radouci. J'attends le schizzo avec la plus grande dévotion.—Adieu, niña de mis ojos; je vous promets de n'être jamais amoureux de vous. Je ne veux plus être amoureux, mais je voudrais avoir un ami féminin. Si je vous voyais souvent, et si vous êtes telle que je le crois, je vous aimerais bien de vraie et platonique amitié. Tâchez donc de faire en sorte que nous puissions nous voir quand vous serez à Paris. Faudra-t-il que nous attendions une réponse pendant des jours entiers? Adieu encore une fois. Plaignez-moi, car je suis bien triste et j'ai mille raisons pour l'être.


VII

Lady M... m'a annoncé hier au soir que vous alliez vous marier. Cela étant, brûlez mes lettres; je brûle les vôtres, et adieu. Je vous ai déjà parlé de mes principes. Ils ne me permettent pas de rester en relation avec une dame que j'ai connue demoiselle, avec une veuve que j'ai connue mariée. J'ai remarqué que, l'état civil d'une femme étant changé, les rapports changent aussi, et toujours pour le pire. Bref, à tort ou à raison, je ne puis souffrir que mes amies se marient. Donc, si vous vous mariez, oublions-nous. Je vous en conjure, n'ayez point recours à une de vos échappatoires ordinaires et répondez-moi franchement.

Je vous proteste que, depuis le 28 septembre, je n'ai eu que des contrariétés et des chagrins de toute espèce. Votre mariage était encore dans les fatalités qui devaient tomber sur moi. L'autre nuit, ne pouvant dormir, je repassais dans mon esprit toutes les misères dont j'ai été accablé depuis quinze jours, et je n'y trouvais qu'une seule compensation, qui était votre aimable lettre et la promesse non moins aimable que vous me faisiez d'un schizzo. C'est bien maintenant que j'ai envie de poignarder le soleil, comme disent les Andalous. Mariquita de mi vida (laissez-moi vous appeler ainsi jusqu'à vos noces), j'avais une pierre superbe, bien taillée, brillante, scintillante, admirable sur tous points. Je la croyais un diamant que je n'aurais pas troqué pour celui du Grand Mogol.—Pas du tout! voilà qu'il se trouve que ce n'est qu'une pierre fausse. Un chimiste de mes amis vient de m'en faire l'analyse. Figurez-vous un peu mon désappointement. J'ai passé bien du temps à penser à ce prétendu diamant et au bonheur de l'avoir trouvé.

Maintenant, il faut que je passe autant de temps (encore plus) à me persuader que ce n'était qu'une pierre fausse.

Tout cela n'est qu'un apologue. J'ai dîné avant-hier avec le diamant faux et je lui ai fait une mine de chien. Quand je suis en colère, j'ai assez en main la figure de rhétorique appelée ironie, et j'ai fait au diamant un éloge de ses belles qualités le plus ampoulé que j'ai pu et avec un sang-froid bien glacial. Je ne sais, en vérité, pourquoi je vous dis tout cela! surtout si nous allons nous oublier prochainement. En attendant, je vous aime toujours et je me recommande à vos prières,—angel in thy orisons, etc.

Vendredi prochain, votre dessin partira par un courrier et se trouvera sans doute dimanche à Londres. Vous pourrez l'envoyer réclamer mardi chez M. V..., Pall-Mall.

Excusez la démence de cette lettre, j'ai de tristes affaires en tête.


VIII

Mon cher ami féminin,

Nous devenons fort tendres. Vous me dites: Amigo de mi alma; ce qui est fort joli dans une bouche féminine. Votre lettre ne me donne pas de nouvelles de votre santé. Vous me disiez dans l'avant-dernière lettre que mon ami féminin était malade, et vous auriez dû savoir que j'en étais en peine. Ayez plus d'exactitude à l'avenir. C'est bien à vous à vous plaindre de mes réticences, vous qui êtes le mystère incarné! Que voulez-vous de plus sur l'histoire du diamant, si ce n'est son nom? Des détails peut-être; mais ils seraient ennuyeux à écrire, et ils vous amuseront peut-être un jour que nous ne trouverons rien à nous dire, assis face à face, chacun dans un fauteuil au coin du feu. Écoutez le rêve que j'ai fait il y a deux nuits, et, si vous êtes sincère, interprétez-le. Methought que nous étions tous les deux à Valence, dans un beau jardin avec force oranges, grenades, etc. Vous étiez assise sur un banc adossé à une haie. En face était un mur de quelque six pieds qui séparait le jardin d'un jardin voisin beaucoup plus bas. Moi, j'étais en face de vous, et nous causions en Valencien, à ce qu'il me semblait.—Nota bene que je n'entends le valencien qu'avec beaucoup de peine. Quelle diable de langue parle-t-on en rêve quand on parle une langue qu'on ne sait pas? Par désœuvrement, et comme c'est mon habitude, je montai sur une pierre et je regardai dans le jardin d'en bas. Il y avait un banc aussi adossé contre le mur, et sur ce banc une espèce de jardinier valencien et mon diamant écoutant le jardinier, qui jouait de la guitare. Cette vue me mit à l'instant de très-mauvaise humeur, mais je n'en montrai rien d'abord. Le diamant leva la tête, me vit avec surprise, mais ne bougea pas et ne parut pas autrement déconcerté. Après quelque temps, je descendis de ma pierre et je vous dis, de l'air du monde le plus naturel et sans vous parler du diamant, que nous pouvions faire une excellente plaisanterie qui serait de jeter une grosse pierre par-dessus la crête du mur. Cette pierre était fort lourde. Vous fûtes très-empressée à m'aider, et, sans me faire de questions (ce qui n'est pas naturel), à force de pousser, nous parvînmes à poser la pierre sur le haut du mur et nous nous apprêtions à la précipiter, lorsque le mur lui-même céda, s'écroula, et nous tombâmes tous les deux avec la pierre et les débris du mur. J'ignore la suite, car je me réveillai. Pour vous faire mieux comprendre la scène, je vous envoie un dessin. Je n'ai pu voir la figure du jardinier, dont j'enrage.

Vous êtes bien aimable, je vous le dis souvent depuis quelque temps. Vous êtes bien aimable d'avoir répondu à la question que je vous ai adressée dernièrement. Je n'ai pas besoin de vous dire que votre réponse m'a plu. Vous m'avez dit même, et peut-être involontairement, plusieurs choses qui m'ont fait plaisir, et surtout que le mari d'une femme qui vous ressemblerait vous inspirerait une véritable compassion. Je le crois sans beaucoup de peine, et j'ajoute qu'il n'y aurait personne de plus malheureux, si ce n'est un homme qui vous aimerait. Vous devez être froide et moqueuse dans vos mauvaises humeurs, avec une fierté insurmontable qui vous empêche de dire: «J'ai tort.» Ajoutez à cela l'énergie de votre caractère qui doit vous faire mépriser les larmes et les plaintes. Lorsque, par la suite du temps et la force des choses, nous serons amis, c'est alors que l'on verra lequel de nous deux sait le mieux tourmenter l'autre. Les cheveux m'en dressent à la tête rien que d'y penser. Ai-je bien interprété votre mais? Soyez sûre que, malgré vos résolutions, nos fils sont trop mêlés pour que nous ne nous retrouvions pas dans le monde quelque jour. Je meurs d'envie de causer avec vous. Il me semble que je serais parfaitement heureux si je savais que je vous verrai ce soir.

À propos, vous avez tort de suspecter la curiosité de M. V... Fût-elle égale à la vôtre, ce qui n'est pas possible, M. V... est un Caton, et il mettrait bon ordre à ce qu'il n'y eût pas de bris de scellés. Ainsi, envoyez-lui le schizzo sous cachet et ne craignez aucune indiscrétion de sa part. Je voudrais vous voir au moment où vous écrivez: Amigo de mi alma. Quand vous ferez faire votre portrait pour moi, dites cela intérieurement, au lieu de «petite pomme d'api», comme disent les dames qui veulent donner à leur bouche un tour gracieux.—Faites donc que nous nous voyions sans mystère et comme de bons amis. Vous serez sans doute désolée d'apprendre que je me porte fort mal et que je m'ennuie horriblement. Venez bientôt à Paris, chère Mariquita, et rendez-moi amoureux. Je ne m'ennuierai plus alors, et, pour la peine, je vous rendrai bien malheureuse par mes humeurs. Depuis quelque temps, votre écriture devient bien lâche et vos lettres bien courtes. Je suis très-convaincu que vous n'avez d'amour pour personne et que vous n'en aurez jamais. Cependant, vous comprenez assez bien la théorie.

Adieu; je fais tous les souhaits possibles pour votre santé, pour votre bonheur, pour que vous ne vous mariiez pas, pour que vous veniez à Paris, enfin pour que nous devenions amis.


IX

Mariquita de mi alma, je suis bien triste d'apprendre votre indisposition. J'espère que, lorsque cette lettre vous parviendra, vous serez entièrement rétablie et en état de m'écrire de plus longues lettres. Votre dernière était d'une brièveté désespérante et d'une sécheresse à laquelle j'étais autrefois accoutumé de votre part, mais qui m'est maintenant plus pénible que vous ne sauriez croire. Écrivez-moi longuement et dites-moi bien des choses aimables. Qu'est-ce que votre maladie? Avez-vous quelque contrariété ou des chagrins de cœur? Il y a dans votre dernier billet quelques phrases mystérieuses comme toutes vos phrases qui sembleraient l'annoncer. Mais, entre nous, je ne crois pas que vous ayez encore la jouissance de ce viscère nommé cœur. Vous avez des peines de tête, des plaisirs de tête; mais le viscère nommé cœur ne se développe que vers vingt-cinq ans, au 46e degré de latitude. Vous allez froncer vos beaux et noirs sourcils et vous direz: «L'insolent doute que j'aie un cœur!» car c'est la grande prétention maintenant. Depuis que l'on a fait tant de romans et de poëmes passionnés ou soi-disant tels, toutes les femmes prétendent avoir un cœur. Attendez encore un peu. Quand vous aurez un cœur pour tout de bon, vous m'en direz des nouvelles. Vous regretterez ce bon temps où vous ne viviez que par la tête, et vous verrez que les maux que vous souffrez maintenant ne sont que des piqûres d'épingle en comparaison des coups de poignard qui pleuvront sur vous quand le temps des passions sera venu.

Je me plaignais de votre lettre, qui renferme cependant quelque chose de fort aimable: c'est la promesse formelle et d'assez bonne grâce de m'envoyer votre portrait. Cela me fait beaucoup de plaisir, non-seulement parce que je vous connaîtrai mieux, mais surtout parce que vous me montrez ainsi plus de confiance. Je fais des progrès dans votre amitié et je m'en applaudis. Ce portrait, quand l'aurai-je? Voulez-vous me le donner dans la main? j'irai le prendre. Voulez-vous le donner à M. V..., qui me l'enverra avec la discrétion convenable? Ne craignez rien de lui ni de sa femme. J'aimerais mieux le tenir de votre blanche main. Je pars pour Londres au commencement du mois prochain. J'irai voir l'élection, je mangerai du white-bait fish à Blackwall; j'irai revoir les cartons de Hampton-Court, et je repartirai pour Paris. Si je vous voyais, je serais bien heureux, mais je n'ose l'espérer. Quoi qu'il en soit, si vous voulez bien envoyer le schizzo sous enveloppe à M. V..., ainsi que vos lettres; je l'aurai assez promptement, car je serai à Londres, suivant toutes les apparences, le 8 décembre. Je vous ai reproché votre curiosité et votre indiscrétion quand vous avez ouvert la lettre de M. V...; mais, pour vous dire la vérité, il y a des défauts en vous qui me plaisent et votre curiosité est du nombre. J'ai bien peur que vous ne me preniez en grippe si nous nous voyons souvent et que le contraire n'arrive pour moi. Je pense en ce moment à l'expression de votre physionomie, qui est un peu dure, a lioness though tame.

Adieu; je baise mille fois vos pieds mystérieux.


X

Sans doute, sans doute, envoyez à M. V.., ce que vous me faites espérer depuis si longtemps. Joignez-y une lettre, une longue lettre, car, si vous m'écriviez à Paris, il est probable que je me croiserais avec elle. Prévenez M. V... qu'il garde cette lettre et le paquet et que j'irai le chercher chez lui en personne à la fin de la semaine prochaine. Ce qui serait encore plus aimable de votre part, et ce que vous n'écrivez pas, ce serait de me faire dire où et comment je pourrais vous voir. Au reste, je n'y compte pas et je vous connais trop bien pour attendre de vous cette preuve de courage. Je ne compte que sur le hasard, qui me donnera peut-être un talisman ou un peloton de fil.

Je vous écris couché sur un canapé et fort souffrant; couleur de pré brûlé par le soleil; c'est de moi et non du canapé que je vous donne la couleur. Il faut que vous sachiez que la mer me rend fort malade, et que the glad waters of the dark blue sea ne me sont agréables que lorsque je les vois du rivage. La première fois que je suis allé en Angleterre, j'avais été si malade, que je fus bien quinze jours avant de reprendre ma couleur ordinaire, qui est celle du cheval pâle de l'Apocalypse. Un jour que je dînais en face de madame V..., elle s'écria tout à coup: Until to day, I thought you were an Indian. Ne vous effrayez pas et ne me prenez pas pour un spectre.

Je vous demande pardon de vous parler toujours du diamant. Quels doivent être les sentiments de quelqu'un qui n'est pas connaisseur en pierres, à qui des joailliers ont dit: «Cette pierre est fausse,» et qui pourtant la voit briller admirablement; qui se dit quelquefois: «Si les joailliers ne se connaissaient pas en diamants! s'ils s'étaient trompés ou s'ils voulaient me tromper!» Je regarde donc de temps en temps (le moins que je puis) mon diamant, et, toutes les fois que je le regarde, je le trouve un vrai diamant en tous points. C'est dommage qu'il ne me soit pas possible de faire une expérience chimique concluante. Qu'en dites-vous? Si je vous voyais, je vous expliquerais ce que cette affaire a d'obscur et vous me donneriez quelque bon conseil ou, ce qui vaudrait peut-être mieux, vous me feriez oublier mon diamant vrai ou faux, car il n'y a pas de diamant qui soutienne la comparaison avec deux beaux yeux noirs. Adieu; j'ai horriblement mal au coude gauche, sur lequel je m'appuie pour vous écrire; et puis vous ne méritez pas qu'on vous écrive trois pages petit texte. Vous ne m'envoyez que quelques lignes d'écriture très-lâches, et, de vos trois lignes, il y en a toujours deux qui me mettent en colère.


XI

Vous êtes charmante, chère marquise, trop charmante même. Je viens de recevoir le schizzo. Je possède à la fois votre portrait et votre confiance, double bonheur. Vous étiez en veine de bonté ce jour-là, car votre lettre était longue et aimable; seulement, elle a un défaut, c'est qu'elle ne conclut à rien. Vous verrai-je ou non? That is the question. Je sais bien, moi, comment la résoudre; mais vous ne voulez pas vous déterminer. Vous êtes, comme vous le serez toute votre vie, entre votre caractère et vos habitudes de couvent; tout le mal vient de là. Je vous jure que, si vous ne me permettez pas de vous faire visite, j'irai vous demander de vos nouvelles de la part de madame D... À ce propos, madame D... doit vous rendre un favorable témoignage de ma discrétion. J'ai même résisté à un désir que je sentais au bout de mes doigts pour ouvrir le paquet qui m'apportait le schizzo. Admirez-moi.

Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous voie à la promenade par exemple, ou bien mieux au British Museum ou à la galerie Ingerstein? J'ai un ami à côté de moi qui est fort intrigué du paquet énorme que j'ai été décacheter loin de lui, et du changement que son arrivée a produit dans mon moral. Je ne lui ai rien dit qui pût l'approcher de la vérité, mais il me paraît pourtant sur la voie. Adieu; je voulais vous dire que le schizzo était arrivé à bon port et qu'il m'a fait le plus grand plaisir. Écrivons-nous souvent à Londres si nous ne nous voyons pas...


XII

Londres, 10 décembre.

Dites-moi, au nom de Dieu, «si vous êtes de Dieu», querida Mariquita, pourquoi n'avez-vous pas répondu à ma lettre? Votre avant-dernière, et surtout le schizzo qui l'accompagnait, m'avaient mis dans un tel flutter, que ce que je vous ai écrit tout d'abord n'avait pas trop le sens commun. Maintenant que je suis plus rassis et que quelques jours de séjour à Londres m'ont considérablement rafraîchi la cervelle, je vais essayer de raisonner avec vous. Pourquoi ne voulez-vous pas me voir? Personne de votre entourage ne me connaît, et ma visite serait fort vraisemblable. Votre principal motif paraît être la peur de faire quelque chose d'improper, comme on dit ici. Je ne prends pas au sérieux ce que vous dites de la crainte que vous avez de perdre vos illusions sur moi en me connaissant davantage. Si c'était là votre véritable motif, vous seriez la première femme, le premier être humain qu'une considération semblable aurait empêché de satisfaire son désir ou sa curiosité. Venons à l'impropriété. La chose est-elle improper en elle-même? Non, car il n'y a rien de plus simple. Vous savez d'avance que je ne vous mangerai pas. La chose n'est donc improper—si improper elle est—que pour le monde. Remarquez en passant que ce mot monde nous rend malheureux depuis le jour où on nous met des habits incommodes, parce que le monde le veut ainsi, jusqu'au jour de notre mort.

   .   .   .   .   .   .   .

En m'envoyant votre portrait, il me semble que vous m'avez donné la preuve que vous m'estimiez assez pour croire à ma discrétion. Pourquoi n'y croiriez-vous plus? La discrétion d'un homme, et la mienne en particulier, est d'autant plus grande qu'on lui demande davantage. Cela posé, et vous étant sûre de ma discrétion, vous pouvez me voir, et le monde n'est pas plus avancé qu'il ne l'est maintenant, et il ne peut par conséquent crier à l'impropriété. J'ajouterai encore, et la main sur la conscience (c'est-à-dire à gauche), que je ne vois pas, quant à moi, la moindre inconvenance là-dedans. Je dirai plus. Si cette correspondance doit se continuer sans que nous nous voyions jamais, elle devient la chose la plus absurde qu'il y ait au monde. J'abandonne tout cela à vos réflexions.

Si j'étais plus fat, je me réjouirais de ce que vous me dites de mon diamant. Mais nous ne pouvons jamais nous aimer d'amour. Je parle de vous et de moi. Notre connaissance n'a pas commencé d'une manière qui puisse nous mener là. Elle est beaucoup trop romantique. Quant au diamant, mon compagnon de voyage, tout en fumant son cigare, me parlait d'elle sans savoir que je m'y intéressais et me disait de bien tristes choses. Il paraît ne pas douter de sa fausseté. Chère Mariquita, vous dites que vous ne voulez jamais être «diamant de la couronne», et vous avez bien raison. Vous valez mieux que cela. Je vous offre une bonne amitié qui, je l'espère, pourra être utile un jour à tous les deux.

Adieu.


XIII

Paris, février 1842.

J'ai lu, il y a une heure, votre lettre qui, depuis mardi, était sur ma table, mais cachée sous un tas de papiers. Puisque vous ne méprisez pas mes dons, voici des confitures de rose, de jasmin et de bergamote. Vous voudrez bien en offrir un pot à madame de C..., with my best respects. Il paraît que je vous ai offert des babouches, et vous les refusez avec tant d'insistance, que je devrais bien vous les envoyer. Mais, depuis mon retour, on me pille. Plus de babouches, je ne les trouve plus. Voulez-vous ceci en échange? Peut-être ce miroir turc vous sera-t-il plus agréable; car vous me faites l'effet d'être devenue encore plus coquette qu'en l'an de grâce 1840. C'était au mois de décembre, et vous aviez des bas de soie rayés; voilà tout ce que je me rappelle.

C'est à vous à décider le protocole dont vous me parlez. Vous ne croyez pas à mes cheveux gris. Voici une pièce justificative.

Je ne donne rien pour rien. Avant d'aller à Naples, vous aurez la bonté de prendre mes ordres et de me rapporter ce que je vous dirai. Je pourrai vous donner une lettre pour le directeur des fouilles de Pompéi, si ces choses-là vous intéressent.

Vous faites de votre precious self un portrait si brillant, que je vois ajourner aux calendes grecques le moment où nous nous reverrons, Allah kerim! Je vous écris au milieu d'un bruit infernal. Je ne sais trop ce que je vous dis; mais j'aurais bien des choses à vous dire, de vous et de moi, que j'ajourne à la première fois que j'aurai de vos nouvelles. En attendant, adieu, et conservez ces fines attaches et cette radieuse physionomie que j'admirais.


XIV

Paris, samedi. Mars 1842.

Je me demande depuis deux jours si je vous écrirai, et j'aurais d'assez bonnes raisons de fierté pour ne pas le faire; mais, ma foi, bien que vous ne doutiez pas, j'espère, du plaisir que m'a fait votre lettre, j'en ai à vous le dire.

Vous voilà riche; tant mieux. Je vous fais mon compliment. Riche, c'est-à-dire libre. Votre ami, qui a eu cette bonne idée, me fait l'effet d'une manière d'Auld Robin Gray; il devait être amoureux de vous; vous ne l'avouerez jamais, car vous aimez fort le mystère. Je vous pardonne, nous nous écrivons trop rarement pour nous quereller. Pourquoi n'iriez-vous pas à Rome et à Naples voir des tableaux et du soleil? Vous êtes digne de comprendre l'Italie, et vous en reviendrez riche de quelques idées et de quelques sensations. Je ne vous conseille pas la Grèce. Vous n'avez pas la peau assez dure pour résister à toutes les vilaines bêtes qui mangent le monde. À propos de Grèce, puisque vous gardez si bien ce qu'on vous donne, voici un brin d'herbe. Je l'ai cueilli sur la colline d'Anthela aux Thermopyles, à l'endroit où sont morts les derniers des trois cents. Il est probable que cette petite fleur a dans ses atomes constitutifs un peu des atomes de feu Léonidas. En outre, à cet endroit-là même, je me souviens que, couché sur un tas de paille de maïs, devant le corps de garde de gendarmerie (quelle profanation!), je parlai de ma jeunesse à mon ami Ampère, et je lui dis que, parmi les souvenirs tendres qui me restaient, il n'y en avait qu'un seul qui ne fût mêlé d'aucune amertume. Je pensais alors à notre belle jeunesse. Pray keep my foolish flower.

Écoutez, voulez-vous quelque souvenir de l'Orient plus substantiel?

J'ai déjà donné malheureusement tout ce que j'avais rapporté de beau. Je vous donnerais bien des babouches, mais pour que vous les mettiez pour d'autres, merci. Si vous voulez de la confiture de rose et de jasmin, il m'en reste encore un peu, mais dépêchez-vous, ou je la mangerai toute. Nous nous donnons si rarement de nos nouvelles, que nous avons bien des choses à nous dire pour nous mettre au courant. Voici mon histoire:

J'ai revu ma chère Espagne pendant l'automne de 1840; j'ai passé deux mois à Madrid, où j'ai vu une révolution très-bouffonne, de très-belles courses de taureaux, et l'entrée triomphale d'Espartero, qui était la parade la plus comique du monde. Je demeurais chez une amie intime, qui est pour moi une sœur dévouée; j'allais le matin à Madrid et je revenais dîner à la campagne avec six femmes, dont la plus âgée avait trente-six ans. Par suite de la révolution, j'étais le seul homme qui pût aller et venir librement, en sorte que ces six infortunées n'avaient pas d'autre cortejo. Elles m'ont prodigieusement gâté. Je n'étais amoureux d'aucune et j'ai peut-être eu tort. Bien que je ne fusse pas dupe des avantages que me donnait la révolution, j'ai trouvé qu'il était très-doux d'être ainsi sultan, même ad honores. À mon retour à Paris, je me suis donné l'innocent plaisir de faire imprimer un livre sans le publier. On n'en a tiré que cent cinquante exemplaires: papier magnifique, images, etc., et je l'ai donné aux gens qui m'ont plu. Je vous offrirais cette rareté si vous en étiez digne; mais sachez que c'est un travail historique et pédantesque si hérissé de grec et de latin, voire même d'osque (savez-vous seulement ce que c'est que l'osque?), que vous ne pourriez y mordre.—L'été passé, je me suis trouvé quelque argent. Mon ministre m'a donné la clef des champs pour trois mois, et j'en ai passé cinq à courir entre Malte, Athènes, Éphèse et Constantinople. Dans ces cinq mois, je ne me suis pas ennuyé cinq minutes. Vous à qui j'ai fait si grand'-peur jadis, que seriez-vous devenue si vous m'aviez vu dans mes courses en Asie avec une ceinture de pistolets, un grand sabre et—le croiriez-vous?—des moustaches qui dépassaient mes oreilles! Sans vanité, j'aurais fait peur au plus hardi brigand de mélodrame. À Constantinople, j'ai vu le sultan en bottes vernies et redingote noire, puis tout couvert de diamants, à la procession du Baïram. Là, une belle dame, sur la babouche de qui j'avais marché par mégarde, m'a donné un grandissime coup de poing en m'appelant giaour. Voilà mes seuls rapports avec les beautés turques. J'ai vu à Athènes et en Asie les plus beaux monuments du monde et les plus beaux paysages possibles.

Le drawback consistait en puces et en cousins gros comme des alouettes; aussi n'ai-je jamais dormi. Au milieu de tout cela, je suis devenu bien vieux. Mon firman me donne des cheveux de tourterelle; c'est une jolie métaphore orientale pour dire de vilaines choses. Représentez-vous votre ami tout gris. Et vous, querida, êtes-vous changée? J'attends avec impatience que vous soyez moins jolie pour vous voir. Dans deux ou trois ans, quand vous m'écrirez, dites-moi ce que vous faites et quand nous nous verrons. Votre «souvenir respectueux» m'a fait rire et aussi votre prétention à le disputer, dans mon cœur, aux chapiteaux ioniques et corinthiens.

D'abord, je n'aime plus que le dorique, et il n'y a pas de chapiteaux, sans en excepter ceux du Parthénon, qui vaillent pour moi le souvenir d'une vieille amitié. Adieu; allez en Italie, et soyez heureuse. Je pars aujourd'hui pour Évreux pour affaires de mon métier; je serai de retour lundi soir. Si vous voulez manger des feuilles de rose, dites; je vous préviens qu'il n'y en a plus qu'une cuillerée pour vous.


XV

Paris, lundi soir. Mars 1842.

Je viens de recevoir votre lettre, qui m'a mis de mauvaise humeur. Ainsi, c'est votre orgueil satanique qui vous a empêchée de me voir. Au reste, je n'ai pas trop le droit de vous faire des reproches; car, l'autre jour, je vous ai rencontrée, je crois, et un sentiment aussi mesquin m'a retenu au moment où j'allais vous parler. Vous dites que vous valez mieux qu'il y a deux ans: cela vous plaît à dire. Vous m'avez semblé embellie; mais vous paraissez avoir acquis, en revanche, une assez jolie dose d'égoïsme et d'hypocrisie. Cela peut être très-utile; seulement, il n'y a pas de quoi se vanter. Quant à moi, je crois ne valoir ni plus ni moins qu'autrefois; je ne suis pas plus hypocrite et j'ai peut-être tort. Il est certain qu'on ne m'en aime pas davantage. Puisque cette bourse n'est point brodée par votre blanche main, que voulez-vous que j'en fasse? Vous devriez bien pourtant me donner quelque œuvre de vous; mon miroir et mes confitures méritaient cela; au moins eût-il été bien de me dire si vous les aviez reçus; mais je n'ai plus le droit de vous gronder. Quand vous irez en Italie et que vous passerez par Paris, il est probable que vous ne m'y trouverez pas. Où serai-je? le diable le sait. Il n'est pas impossible que je vous rencontre aux Studij; mais il se peut aussi que j'aille à Saragosse, voir cette femme dont vous dites que vous valez autant qu'elle. En fait de sœur, je n'en aurai point d'autre. Dites-moi donc, et cela avant votre départ de Paris, à quelle époque vous irez à Naples, et si vous voulez vous charger d'un volume pour M. Buonuicci, le directeur de fouilles de Pompéi. Je laisserai en partant ce volume chez madame de C... ou ailleurs.

J'ai souvenance d'avoir vu, il y a bien longtemps, une madame de C... dans une maison où se passa un mélodrame dans lequel je jouai le rôle de niais. Demandez-lui si elle se souvient de moi.

Adieu donc, et pour longtemps sans doute. Je suis fâché de ne vous avoir pas vue. Donnez-moi de temps en temps de vos nouvelles, vous me ferez toujours grand plaisir, quand même vous continueriez le beau système d'hypocrisie où vous êtes entrée si triomphalement. Pour la lettre de Buonuicci, je vous recommanderai, vous et votre société, comme grands archéologues, etc. Vous serez contente de son empressement.


XVI

Paris, samedi 14 mai 1842.

Vous saurez, pour commencer, que je ne suis point brûlé. «L'accident du chemin de fer de la rive gauche!» c'est ainsi que nous commençons toutes nos lettres à Paris depuis quatre jours; et puis je vous dirai que votre lettre m'a fait grand plaisir. Je l'ai trouvée au retour d'un petit voyage que je viens de faire pour affaires de mon métier, voilà pourquoi je vous réponds si tard. S'il faut être franc, et vous savez que je ne me corrige pas de ce défaut, je vous avouerai que vous m'avez paru fort embellie au physique, mais point du tout au moral; vous avez de très-belles couleurs et des cheveux admirables que j'ai regardés plus que votre bonnet, qui en valait la peine probablement, puisque vous semblez irritée que je n'aie pas su l'apprécier. Mais je n'ai jamais pu distinguer la dentelle du calicot. Vous avez toujours la taille d'une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n'en ai jamais vu d'aussi grands à Constantinople ni à Smyrne.

Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché hypocrite. Vous ne savez pas cacher vos premiers mouvements; mais vous croyez les raccommoder par une foule de petits moyens. Qu'y gagnez-vous? Rappelez-vous cette grande et belle maxime de Jonathan Swift: That a lie is too good a thing to be lavished about! Cette magnanime idée d'être dure pour vous-même vous mènera loin assurément, et, dans quelques années d'ici, vous vous trouverez aussi heureuse qu'un trappiste qui, après s'être maintes fois donné la discipline, découvrirait un jour qu'il n'y a pas de paradis. Je ne sais de quel gage vous parlez, et il y a bien d'autres obscurités dans votre lettre. Nous ne pouvons pas être ensemble comme je suis avec madame de X...; la première condition entre frère et sœur, c'est une confiance sans bornes: madame de X... m'a gâté sous ce rapport. J'ai la niaiserie de regretter cette épingle, mais je me console en pensant qu'après tout, vous vous en êtes repentie. Voilà encore un beau trait de votre part. Comme votre stoïcisme a dû être flatté de cette victoire sur vous-même! Vous croyez que vous avez de l'orgueil, j'en suis bien fâché, mais vous n'avez qu'une petite vanité bien digne d'une dévote. La mode est au sermon aujourd'hui.—Y allez-vous? Il ne vous manquait plus que cela. Je quitte ce sujet, qui me mettrait de trop mauvaise humeur. Je crois que je n'irai pas à Saragosse. Il ne serait pas impossible que j'allasse à Florence; mais ce qu'il y a de certain, c'est que je passerai deux mois dans le Midi à voir des églises et des ruines romaines. Peut-être nous rencontrerons-nous au coin d'un temple ou d'un cirque. Je vous conseille fortement d'aller en droiture à Naples. Vous pourriez cependant, si vous passiez cinq ou six heures à Livourne, les employer mieux en allant à Pise voir le Campo-Santo. Je vous recommande la Mort d'Orcagna, le Vergonzoso, et un buste antique de Jules César. À Civita-Vecchia, vous n'avez à voir que M. Bucci, chez qui vous achèterez des pierres gravées antiques, et vous lui ferez mes compliments. Puis vous irez à Naples, vous logerez à la Victoire, vous passerez quelques jours à humer l'air et à voir le ciel et la mer. De temps en temps, vous irez aux Studj. M. Buonuicci vous mènera à Pompéi. Vous irez à Pæstum, et vous penserez à moi; dans le temple de Neptune, vous pourrez vous dire que vous avez vu la Grèce. De Naples, vous irez à Rome, où vous passerez un mois en vous disant qu'il est inutile de tout voir parce que vous y reviendrez. Puis vous irez à Florence, où vous resterez dix jours. Ensuite, vous ferez ce que vous voudrez. En passant à Paris, vous trouverez mon livre pour M. Buonuicci et mes dernières instructions. Probablement, je serai alors à Arles ou à Orange. Si vous vous arrêtez là, vous me demanderez, et je vous expliquerai un théâtre antique, ce qui vous intéressera médiocrement. Vous m'avez promis quelque chose en retour de mon miroir turc. Je compte pieusement sur votre mémoire. Ah! grande nouvelle! Le premier académicien des quarante qui mourra sera cause que je ferai trente-neuf visites; je les ferai aussi gauchement que possible et j'acquerrai sans doute trente-neuf ennemis. Il serait trop long de vous expliquer le pourquoi de cet accès d'ambition. Suffit que l'Académie soit maintenant mon cachemire bleu.

Adieu; je vous écrirai avant de partir. Soyez heureuse, mais retenez cette maxime, qu'il ne faut jamais faire que les sottises qui vous plaisent. Vous aimez peut-être mieux celle de M. de Talleyrand, qu'il faut se garder des premiers mouvements, parce qu'ils sont presque toujours honnêtes.


XVII

Paris, 22 juin 1842.

Votre lettre est venue un peu tard, je m'impatientais. Il faut d'abord que je réponde aux points capitaux de votre lettre.—1° J'ai reçu votre bourse; elle exhalait un parfum fort aristocratique et je l'ai trouvée très-jolie. Si vous l'avez brodée vous-même, cela vous fait honneur. Mais j'ai reconnu votre goût récent pour le positif: d'abord, une bourse pour y mettre de l'argent, puis vous l'estimez cent francs à la diligence. Il eût été plus poétique de déclarer qu'elle valait une ou deux étoiles; pour moi, je l'estime tout autant. J'y mettrai des médailles. Je l'aurais estimée davantage si vous aviez daigné y joindre quelques lignes de votre blanche main.—2° Je ne veux pas de vos faisans; vous me les offrez d'une vilaine façon, et, de plus, vous me dites des choses désagréables au sujet de mes confitures turques. C'est vous qui avez le palais d'une giaour, si vous ne savez pas apprécier ce que mangent les houris. Je crois avoir répondu à tout ce qu'il y a de raisonnable dans votre lettre. Je ne veux pas vous quereller pour le reste. Je vous abandonne à votre conscience, qui, j'en suis sûr, est quelquefois plus sévère pour vous que moi, que vous accusez de dureté et d'insouciance. L'hypocrisie, que vous pratiquez assez bien, mais en vous jouant, vous jouera un tour à la longue: c'est qu'elle deviendra chez vous très-réelle. Quant à la coquetterie, qui est la compagne inséparable du vilain vice que vous prônez, vous en avez toujours été atteinte et convaincue. Cela vous allait bien lorsque vous la tempériez par une certaine franchise, et par du cœur et de l'imagination. Maintenant... maintenant, que vous dirai-je? Vous avez de très-beaux cheveux noirs et un beau cachemire bleu, et vous êtes toujours aimable quand vous le voulez. Dites que je ne vous gâte pas! Quant à cette essence dont vous me parlez, c'est votre amitié que vous appelez ainsi.—J'aime ce mot essence—oui, de la vraie essence de rose qui est toujours gelée comme celle d'Andrinople; je vous conterai cette histoire orientale.

Il y avait une fois un derviche qui avait paru un saint homme à un boulanger. Le boulanger lui promit un jour de lui donner toute sa vie du pain blanc. Voilà le derviche enchanté. Mais, au bout de quelque temps, le boulanger lui dit: «Nous sommes convenus de pain bis, n'est-ce pas? J'ai du pain bis excellent, c'est mon fort, que le pain bis.» Le derviche répondit: «J'ai du pain bis plus que je n'en puis manger; mais...»

Ma chatte vient de monter sur ma table et j'ai eu toutes les peines du monde à l'empêcher de se coucher sur mon papier. Elle m'a fait oublier la fin de mon conte; c'est dommage, car c'était fort beau. Savez-vous que j'avais fait, parmi d'autres châteaux, celui-ci: c'était de vous rencontrer à Marseille en septembre et de vous y montrer les lions, et de vous y faire manger des figues et de la bouillabaisse. Mais il faut que je sois de retour à Paris vers le 15 août, afin d'y faire de la prose pour mon ministre. Mais vous mangerez de la bouillabaisse toute seule, et vous verrez sans moi le musée et les caves de Saint-Victor. En revanche, vous pourriez recevoir de ma main, à Paris, mes instructions pour l'Italie. Puisque ce que vous désirez arrive, je vous prie humblement de désirer que je sois académicien. Cela me fera grand plaisir, pourvu que vous n'assistiez pas à ma réception. Au reste, vous avez du temps devant vous pour souhaiter. Il faut que la peste se déclare parmi ces messieurs pour que mes chances soient belles; il faudrait surtout, pour les embellir, que je vous empruntasse un peu de cette hypocrisie que vous entendez si bien aujourd'hui. Je suis trop vieux pour me reformer. Si j'essayais, je serais encore pire que je ne suis. Je serais curieux de savoir ce que vous pensez de moi; mais comment le saurais-je? Vous ne me direz jamais ni tout le bien ni tout le mal que vous en pensez. Autrefois, je ne pensais pas grand bien de my precious self. Maintenant j'ai un peu plus d'estime pour moi, non pas que je me croie devenu meilleur, mais c'est le monde qui est devenu pire. Je pars dans huit jours pour Arles, où je vais exproprier force canaille qui habite le théâtre antique; n'est-ce pas une jolie occupation? Vous seriez aimable de m'écrire avant mon départ une lettre remplie de douceurs. J'aime beaucoup qu'on me gâte, et puis je suis horriblement triste et découragé. Il faut vous dire que je passe mes soirées à relire mes œuvres, qu'on réimprime. Je me trouve bien immoral et quelquefois bête. Il s'agit de diminuer l'immoralité et la bêtise sans se donner trop de peine; d'où il résulte pour moi beaucoup de blue devils. Je vous dis adieu et vous baise très-humblement les mains. Savez-vous ce que j'ai trouvé dans mes archives? un fil bleu très-court avec deux nœuds. Je l'ai mis dans la bourse.


XVIII

Châlon-sur-Saône, 30 juin 1842.

Vous avez bien deviné la fin de l'histoire: le derviche fut mystifié par le boulanger, mais le saint homme n'aimait pas le pain bis.

Je suis dans une ville qui m'est particulièrement odieuse, seul dans une auberge à écouter un vent de sud-est effroyable, qui dessèche tout et qui produit dans les grands corridors des harmonies à porter le diable en terre. Cela fait que je suis très-furieux contre la nature entière. Je vous écris pour me consoler un peu, et je me réjouis en pensant que, dans votre prochain voyage, vous aurez plus d'une fois des jours semblables à celui-ci. J'ai vu dans l'église Saint-Vincent une fort jolie demoiselle qui faisait des stations. N'appelez-vous pas ainsi des prières ou quelque chose d'approchant que l'on dit devant quelques gravures qui représentent les principales scènes de la Passion? Sa mère était auprès d'elle qui la surveillait fort attentivement. Tout en prenant des notes sur de vieux chapiteaux byzantins, je me demandais ce que pouvait avoir fait cette jeune fille pour mériter cette pénitence. Le cas devait être assez grave. Êtes-vous devenue bien dévote, suivant la mode presque générale maintenant? vous devez être dévote par la même raison que vous avez un cachemire bleu. J'en serais fâché cependant; notre dévotion en France me déplaît; c'est une espèce de philosophie très-médiocre, qui vient de l'esprit et non du cœur. Lorsque vous aurez vu la dévotion du peuple en Italie, j'espère que vous trouverez, comme moi, que c'est la seule bonne; seulement, ne l'a pas qui veut et il faut être né au delà des Alpes ou des Pyrénées pour croire ainsi. Vous ne sauriez vous faire une idée du dégoût que m'inspire notre société actuelle. On dirait qu'elle a cherché par toutes les combinaisons possibles à augmenter la masse d'ennui nécessaire dans l'ordre du monde. Je vous attends à votre retour d'Italie; vous aurez vu une société où tout tend, au contraire, à rendre l'existence de chacun plus douce et plus supportable. Nous reprendrons alors nos discussions sur l'hypocrisie, et il est possible que nous nous entendions.

J'ai passé presque tout mon hiver à étudier la mythologie dans de vieux bouquins latins et grecs. Cela m'a extrêmement amusé, et, s'il vous vient jamais en tête l'envie de connaître l'histoire des pensées des hommes, ce qui est bien plus intéressant que celle de leurs actions, adressez-vous à moi et je vous indiquerai trois ou quatre livres à lire, qui vous rendront aussi savante que moi, ce qui n'est pas peu dire! À quoi passez-vous votre temps? je me demande cela quelquefois sans pouvoir trouver une réponse raisonnable. Si j'avais à tirer votre horoscope, je prédirais que vous finirez par faire un livre: c'est la conséquence inévitable de la vie que vous menez et que les femmes mènent en France. D'abord de l'imagination et quelquefois du cœur; puis, de l'hypocrisie, on passe à la dévotion, puis on se fait auteur. À Dieu ne plaise que vous en veniez jamais là!

J'espère voir madame de X... à Paris cette année, si cela arrivait, je voudrais que vous la vissiez. Vous apprendriez que le pain bis est plus difficile à faire que vous n'avez l'air de le croire. Rien ne sera plus facile, si vous le voulez bien, que de faire la connaissance de cette boulangère-là.

Adieu; le vent souffle toujours. Je dois rester un mois en province, et, si vous avez du temps à perdre et l'envie de me faire grand plaisir, vous n'avez qu'à m'écrire à Avignon, poste restante.


XIX

Avignon, 20 juillet 1812.

Puisque vous le prenez sur ce ton, ma foi, je capitule. Donnez-moi du pain bis, cela vaut mieux que rien du tout. Seulement, permettez-moi de dire qu'il est bis, et écrivez-moi encore. Vous voyez que je suis humble et soumis.

Votre lettre est venue dans un moment de tristesse noire causée par cette' triste nouvelle (la mort du duc d'Orléans), que je venais d'apprendre en revenant d'une course dans les montagnes. J'avais grand besoin d'une lettre d'un autre style; telle quelle était, votre lettre a été du moins une diversion.

J'y réponds article par article. La figure de rhétorique dont vous vous croyez l'inventeur est connue depuis longtemps. On pourrait avec le grec lui donner un nom nouveau et très-baroque. En français, elle est connue sous le nom moins pompeux de menterie. Servez-vous-en avec moi le moins que vous pourrez. N'en abusez pas avec les autres. Il faut garder cela pour les grandes occasions. Ne cherchez pas trop à trouver le monde sot et ridicule. Il ne l'est que trop! Il faudrait, au contraire, s'efforcer de se le représenter tel qu'il n'est pas. Il vaut mieux avoir des illusions que de n'en avoir plus du tout. J'en ai encore trois ou quatre, dont quelques-unes ne sont pas bien solides, mais je me bats les flancs pour les conserver.

Votre histoire est connue: «Il y avait une fois une idole...» Lisez Daniel; mais il s'est trompé, la tête n'était point d'or, elle était d'argile comme les pieds. Mais l'adorateur avait une lampe à la main et le reflet de cette lampe dorait la tête de l'idole. Si j'étais l'idole (vous voyez que je ne prends pas cette fois le beau rôle), je dirais: «Est-ce ma faute si vous avez éteint votre lampe? est-ce une raison pour me briser?» Il me semble que je deviens un peu bien oriental. Basta! Vous aimeriez à la folie madame de X..., si vous la connaissiez. Ce n'est pas du pain blanc qu'elle me donne, mais c'est quelque chose qui le remplace. Ce n'est pas une boulangère, c'est un boulanger.

Je vois avec peine que votre coquetterie va toujours croissant. Je suis parfaitement renseigné sur votre dévotion. Je vous remercie de vos prières, si elles ne sont point une figure de rhétorique. À propos de votre cachemire bleu, je vous soupçonnais de dévotion, parce que la dévotion est, en 1842, une mode comme les cachemires bleus. Voilà le rapport que vous ne compreniez pas, c'était bien clair pourtant. Je suis bien fâché que vous lisiez Homère dans Pope. Lisez la traduction de Dugas-Montbel, c'est la seule lisible. Si vous aviez du courage pour braver le ridicule et du temps à dépenser, vous prendriez la grammaire grecque de Planche et le dictionnaire du susdit. Vous liriez la grammaire pendant un mois pour vous endormir. Cela ne manquerait pas son effet. Après deux mois, vous vous amuseriez à chercher dans le grec le mot traduit, en général, assez littéralement par M. Montbel; deux mois après encore, vous devineriez assez bien, par l'embarras de sa phrase, que le grec dit autre chose que ce que le traducteur lui fait dire. Au bout d'un an, vous liriez Homère comme vous lisez un air, l'air et l'accompagnement; l'air, c'est le grec; l'accompagnement, la traduction. Il serait possible que cela vous donnât l'envie d'étudier sérieusement le grec, et vous auriez d'admirables choses à lire. Mais je vous suppose n'ayant pas de toilettes qui vous occupent ni de gens à qui les montrer. Tout est remarquable dans Homère. Les épithètes, si étranges traduites en français, sont d'une justesse admirable. Je me souviens qu'il appelle la mer pourpre, et jamais je n'avais compris ce mot. L'année dernière, j'étais dans un petit caïque sur le golfe de Lépante, allant à Delphes. Le soleil se couchait. Aussitôt qu'il eut disparu, la mer prit pour dix minutes une teinte violet foncé magnifique. Il faut pour cela l'air, la mer et le soleil de Grèce. J'espère que vous ne deviendrez jamais assez artiste pour avoir du plaisir à reconnaître qu'Homère était un grand peintre. Les dernières phrases de votre lettre sont pour moi autant d'énigmes. Vous me dites que vous ne m'écrirez plus jamais, ce qui serait fort mal; d'ailleurs, je me soumets et vous n'aurez plus de moi que des compliments. Je crois vous en avoir adressé déjà plusieurs. Vous m'en demandez sans doute en me disant que vous n'avez ni cœur ni imagination; à force de nier l'un et l'autre, de parti pris, cela peut porter malheur. Il ne faut pas jouer avec cela. Mais je crois que vous avez voulu faire un essai de votre figure de rhétorique sur moi. Heureusement, je sais à quoi m'en tenir.

Si vous avez quelque bonne pensée sur mon compte, écrivez-la-moi. Je suis encore pour une quinzaine de jours dans ce pays. Je voudrais vous dire un mot de la vie que je mène. Je cours les champs sans rencontrer autre chose que des pierres. Adieu. J'espère que vous me trouvez cette fois passablement résigné et convenable, signora Fornarina?


XX

Paris, 27 août 1842.

Je trouve, en arrivant ici, une lettre de vous moins féroce que les précédentes. Vous eussiez bien fait de me l'envoyer là-bas. Cette rareté ne se pouvait posséder trop tôt. Je me hâte de vous féliciter de vos études grégeoises, et, pour commencer par quelque chose qui vous intéresse, je vous dirai comment on appelle en grec les personnes qui ont comme vous des cheveux dont elles ressentent une juste fierté. C'est efplokamos. Ef, bien, plokamos, boucle de cheveux. Les deux mots réunis forment un adjectif. Homère a dit quelque part:

Νύμφη εὐπλοχαμοῦς Καλυψῶ.
Nimfi efplokamouça Calypso.
Nymphe bien frisante Calypso.

N'est-ce pas fort joli? Ah! pour l'amour du grec, etc.

Je suis bien fâché que vous partiez si tard pour l'Italie. Vous risquez de tout voir à travers des pluies atroces, qui ôtent la moitié de leur mérite aux plus belles montagnes du monde, et vous serez obligée de me croire sur parole quand je vous vanterai le beau ciel de Naples. Vous ne mangerez plus de bons fruits, mais vous aurez des bec-figues, ainsi nommés parce qu'ils se nourrissent de raisins.

Je n'admets point votre version de la parabole.

Il m'est arrivé à mon retour une aventure qui m'a quelque peu mortifié en me faisant connaître de quelle espèce de réputation je jouis de par le monde. Voici. Je faisais mon paquet à Avignon et me préparais à partir pour Paris par la malle-poste, lorsque deux figures vénérables entrèrent, qui s'annoncèrent comme membres du conseil municipal. Je croyais qu'ils allaient me parler de quelque église, lorsqu'ils me dirent pompeusement et prolixement qu'ils venaient recommander à ma loyauté et à ma vertu une dame qui allait voyager avec moi. Je leur répondis de très-mauvaise humeur que je serais très-loyal et très-vertueux, mais que j'étais fort mécontent de voyager avec une femme, attendu que je ne pourrais pas fumer le long de la route. La malle-poste arrivée, je trouvai dedans une femme grande et jolie, simplement et coquettement mise, qui s'annonça comme malade en voiture et désespérant d'arriver vivante à Paris. Notre tête-à-tête commença. Je fus aussi poli et aimable qu'il m'est possible de l'être quand je suis obligé de rester dans la même position. Ma compagne parlait bien, sans accent marseillais, était très-bonapartiste, très-enthousiaste, croyait à l'immortalité de l'âme, pas trop au catéchisme, et voyait en général les choses en beau. Je sentais qu'elle avait une certaine peur de moi. À Saint-Étienne, le briska à deux places fut échangé pour une voiture à quatre places. Nous eûmes les quatre places à nous deux, et par conséquent vingt-quatre heures de tête-à-tête à ajouter aux trente premières. Mais, bien que nous causassions (quel joli mot!) beaucoup, il me fut impossible de me faire une idée de ma voisine, si ce n'est qu'elle devait être mariée et une personne de bonne compagnie. Pour finir, à Moulins, nous primes deux compagnons assez maussades, et nous arrivâmes à Paris, où ma femme mystérieuse se précipita dans les bras d'un homme très-laid qui devait être son père. Je lui ôtai ma casquette, et j'allais monter dans un fiacre quand mon inconnue, d'une voix émue, me dit, ayant laissé le père à quelques pas: «Monsieur, je suis pénétrée des égards que vous avez eus pour moi. Je ne puis vous en exprimer assez toute ma reconnaissance. Jamais je n'oublierai le bonheur que j'ai eu de voyager avec un homme aussi illustre.» Je cite le texte. Mais ce mot illustre m'expliqua les conseillers municipaux et la peur de la dame. Il était évident qu'on avait vu mon nom sur le livre de la poste, et que la dame, qui avait lu mes œuvres, s'attendait à être avalée toute crue, et que cette opinion fort erronée doit être partagée par plus d'une autre de mes lectrices. Comment avez-vous eu l'idée de me connaître? Cela m'a mis de mauvaise humeur pendant deux jours, puis j'en ai pris mon parti. Ce qu'il y a de singulier dans ma vie, c'est qu'étant devenu un très-grand vaurien, j'ai vécu deux ans sur mon ancienne bonne réputation, et qu'après être redevenu très-moral, je passe encore pour vaurien.

En vérité, je ne crois pas l'avoir été plus de trois ans, et je l'étais, non de cœur, mais uniquement par tristesse et un peu peut-être par curiosité. Cela me nuira beaucoup, je crois, pour l'Académie; et puis aussi on me reproche de ne pas être dévot et de ne pas aller au sermon. Je me ferais bien hypocrite, mais je ne sais pas m'ennuyer et je n'aurais jamais la patience. Si vous vous étonnez que toutes les déesses soient blondes, vous vous étonnerez bien davantage à Naples en voyant des statues dont les cheveux sont peints en rouge. Il paraît que les belles dames autrefois se poudraient avec de la poudre rouge, voire même avec de la poudre d'or. En revanche, vous verrez aux peintures des Studij quantité de déesses avec des cheveux noirs. Pour moi, il me semble difficile de décider entre les deux couleurs. Seulement, je ne vous conseille pas de vous poudrer. Il y a en grec un terrible mot qui veut dire des cheveux noirs: Μελαγχαἱτης (Mélankhétis); ce χα est une aspiration diabolique.

Je serai à Paris tout l'automne, je pense. Je vais travailler beaucoup à un livre moral, aussi amusant que la guerre sociale que vous porterez à Naples. Adieu. Vous m'avez promis des douceurs, je les attends toujours, mais je n'y compte guère.

Vous admiriez mon livre de pierres antiques. Hélas! j'ai perdu la plus belle l'autre jour, une magnifique Junon, en faisant une bonne action: c'était de porter un ivrogne qui avait la cuisse cassée. Et cette pierre était étrusque, et elle tenait une faux, et il n'y a aucun autre monument où elle soit ainsi représentée. Plaignez moi.


XXI

Vous avez une écriture charmante en grec et bien plus lisible qu'en français. Mais qui est votre maître de grec? Vous ne me ferez pas croire que vous avez appris à écrire les caractères cursifs en regardant dans un livre imprimé. Qui est professeur de rhétorique à D...?

Je trouve votre lettre très-aimable. Je vous dis cela parce que je sais que les compliments vous sont agréables, et puis parce que cela est assez vrai. Pourtant, comme je ne saurai jamais me corriger du malheureux défaut de dire ce que je pense aux gens qui ne sont pas tout le monde pour moi, vous saurez que je vous vois faire des progrès bien rapides en satanisme et que je m'en afflige. Vous devenez ironique, sarcastique et même diabolique. Tous ces mots-là sont tirés du grec, comme trop mieux savez, et votre professeur vous dira ce que j'entends par diabolique; διἁβολος, c'est-à-dire calomniateur. Vous vous moquez de mes plus belles qualités, et, quand vous me louez, c'est avec des réticences et des précautions qui ôtent à l'éloge tout son mérite. Il est trop vrai que j'ai fréquenté, à une certaine époque de ma vie, très-mauvaise compagnie. Mais, d'abord, j'y allais par curiosité surtout et j'y suis demeuré toujours comme en pays étranger. Quant à la bonne compagnie, je l'ai trouvée bien souvent mortellement ennuyeuse. Il y a deux endroits où je suis assez bien, où, du moins, j'ai la vanité de me croire à ma place: 1° avec des gens sans prétention que je connais depuis longtemps; 2° dans une venta espagnole, avec des muletiers et des paysannes d'Andalousie. Écrivez cela dans mon oraison funèbre et vous aurez dit la vérité.

Si je vous parle de mon oraison funèbre, c'est que je crois qu'il est temps de vous y préparer. Je suis très-souffrant depuis longtemps, et surtout depuis quinze jours. J'ai des éblouissements, des spasmes, des migraines horribles. Il doit y avoir quelque grand accident à ma cervelle, et je pense que je puis devenir bientôt, comme dit Homère, convive de la ténébreuse Proserpine. Je voudrais savoir ce que vous direz alors. Je serais charmé que vous en fussiez triste pour quinze jours. Trouvez-vous ma prétention exagérée? Je passe une partie de mes nuits à écrire, ou à déchirer ce que j'ai écrit la veille; de la sorte j'avance peu. Ce que je fais m'amuse; mais cela amusera-t-il les autres? Je trouve que les anciens étaient bien plus amusants que nous; ils n'avaient pas de buts si mesquins; ils ne se préoccupaient pas d'un tas de niaiseries comme nous. Je trouve que mon héros Jules-César fit, à cinquante-trois ans, des bêtises pour Cléopâtre et oublia tout pour elle, ce pourquoi peu s'en fallut qu'il ne se noyât au propre et au figuré. Quel homme de notre siècle, je dis parmi les hommes d'État, n'est pas complètement racorni, complètement insensible à l'âge où il peut prétendre à la députation? Je voudrais montrer un peu la différence de ce monde-là avec le nôtre; mais comment faire?

Êtes-vous arrivé, dans l'Odyssée, à un passage que je trouve admirable? C'est lorsque Ulysse est chez Alcinoüs inconnu encore et qu'après dîner un poète chante devant lui la guerre de Troie. Le peu que j'ai vu de la Grèce m'a mieux fait comprendre Homère. On voit partout dans l'Odyssée cet amour incroyable des Grecs pour leur pays. Il y a dans le grec moderne un mot charmant: c'est ξενιτεἱά, l'étrangeté, le voyage. Être en ξενιτεἱά, c'est pour un Grec le plus grand de tous les malheurs; mais y mourir, c'est ce qu'il y a de plus effroyable pour leur imagination. Vous raillez ma gastronomie: avez-vous compris les entrailles que les héros mangent avec tant de plaisir? Les pallicares modernes en mangent encore; cela s'appelle κονκονρἑτζι, et cela est vraiment délicieux. Ce sont de petites brochettes de bois de lentisque parfumé, avec quelque chose de croustillant et d'épicé autour qui, fait comprendre sur-le-champ pourquoi les prêtres se réservaient ce morceau-là dans les victimes.

Adieu. Si je vous en disais davantage sur ce sujet, vous me croiriez plus gourmand que je ne suis. Je n'ai plus d'appétit et rien ne me plaît plus en fait de petits bonheurs. Cela veut dire que je suis bon à jeter aux corbeaux. Il fera un temps de chien pendant tout le mois d'octobre, et ce sera bien fait!


XXII

Paris, 24 octobre 1842.

C'est fort aimable à vous de me laisser dans l'ignorance de la partie du monde qui a l'avantage de vous posséder. Adresserai-je cette lettre à Naples ou à ***, ou bien à Paris? Vous me dites dans votre dernière lettre que vous allez partir pour Paris, peut-être pour l'Italie, et, depuis, point de nouvelles. Je soupçonne que vous êtes ici et que vous m'en avertirez quand vous serez repartie; cela sera highly in character. Depuis vous avoir écrit, j'ai fait un voyage de quelques jours, et, à mon retour, j'ai trouvé votre lettre de date déjà si ancienne, que je n'ai pas cru pouvoir vous répondre à ***. D'ailleurs, j'admire beaucoup comment, en regardant de gros caractères imprimés, vous avez deviné l'écriture cursive toute seule, comme vous dites. Si vous avez un peu de patience, avec des dispositions semblables, vous deviendrez une madame Dacier. Pour moi, je ne m'occupe plus de grec ni de français; je suis tombé à l'état de fossile, et, lorsque je lis ou écris, je vois les caractères danser d'une façon très-peu agréable. Vous me demandez s'il y a des romans grecs. Sans doute il y en a, mais bien ennuyeux, selon moi. Il n'est pas que vous ne puissiez vous procurer une traduction de Théagène et Chariclée, qui plaisait tant à feu Racine. Essayez si vous pouvez y mordre; il y a encore Daphnis et Chloé, traduit par Courier. Cela est fort prétentieusement naïf et pas trop exemplaire. Enfin, il y a une nouvelle admirable, mais immorale et très-immorale: c'est l'Ane de Lucius, traduit encore par Courier. On ne se vante pas de l'avoir lue, mais c'est son chef-d'œuvre! Décidez-vous d'après cela, je m'en lave les mains. Le mal des Grecs, c'est que leurs idées de décence et même de moralité étaient fort différentes des nôtres. Il y a bien des choses dans leur littérature qui pourraient vous choquer, voire même vous dégoûter, si vous les compreniez. Après Homère, vous pouvez lire en toute assurance les tragiques, qui vous amuseront et que vous aimerez parce que vous avez le goût du beau, τὸ καλόν, ce sentiment que les Grecs avaient au plus haut degré et que nous tenons d'eux, nous autres, happy few. Si vous avez le courage de lire l'histoire, vous serez charmée d'Hérodote, de Polybe et de Xénophon. Hérodote m'enchante. Je ne connais rien de plus amusant. Commencez par l'Anabase ou la Retraite des Dix Mille; prenez une carte de l'Asie et suivez ces dix mille coquins dans leur voyage; c'est Froissard gigantesque. Puis vous lirez Hérodote, enfin Polybe et Thucydide; les deux derniers sont bien sérieux. Procurez-vous encore Théocrite et lisez les Syracusaines. Je vous recommande bien aussi Lucien, qui est le Grec qui a le plus d'esprit, ou plutôt de notre esprit; mais il est bien mauvais sujet, et je n'ose. Voilà trois pages de grec. Quant à la prononciation, si vous voulez, je vous enverrai une page de ma main que j'avais préparée à votre intention, qui vous apprendra la meilleure, c'est-à-dire la prononciation des Grecs modernes. Celle des écoles est plus facile, mais absurde.

Nous avons commencé à nous écrire en faisant de l'esprit, puis nous avons fait quoi? je ne vous le rappellerai pas. Voilà que nous faisons de l'érudition. Il y a un proverbe latin qui fait l'éloge du juste milieu; j'avais l'intention de vous dire des duretés en commençant ma lettre, et c'est au grec que vous devez sans doute sa parfaite douceur. Je ne vous en garde pas moins rancune de la persistance de vos habitudes hypocrites; mais, en écrivant, j'ai perdu un peu de ma mauvaise humeur. Ne regrettez pas le voyage d'Italie, si vous n'y êtes pas. Il y a fait un temps effroyable, froid, pluie, etc. Rien de plus laid qu'un pays qui n'est pas habitué à ces deux fléaux. Adieu. Je voudrais bien savoir où vous êtes.—Ἔῤῤωσο (Fortifie-toi).

C'est la fin d'une lettre grecque.

P.-S.—En ouvrant un livre, je trouve ces deux petites fleurs cueillies aux Thermopyles, sur la colline où Léonidas est mort. C'est une relique, comme vous voyez.


XXIII

Jeudi, octobre 1842.

Voulez-vous entendre un opéra italien avec moi aujourd'hui? Je suis le propriétaire d'une loge les jeudis, avec mon cousin et sa femme. Ils sont en voyage et je suis seul maître; il faudrait que vous eussiez sous la main ou votre frère ou l'un de vos parents qui ne me connaîtrait pas. Enfin, vous me feriez grand plaisir en venant. Répondez-moi un mot avant six heures et je vous ferai dire le numéro de la loge; je crois qu'on donne la Cenerentola. Inventez quelque jolie histoire que vous me direz à l'avance pour expliquer ma présence; mais que l'histoire soit telle que je puisse causer avec vous.


XXIV

Vendredi matin, octobre 1842.

Je vous remercie bien d'être venue hier, vous m'avez fait grand plaisir. J'espère que votre frère n'a rien trouvé d'extraordinaire à la rencontre. J'ai un cachet étrusque pour vous; je ne puis souffrir celui dont vous vous servez. Je vous donnerai l'autre la première fois que je vous verrai. Voici la page de grec que je vous avais préparée; quand vous retomberez dans l'érudition, elle pourra vous servir.


XXV

Mardi soir, octobre 1842.

Je n'ai rien perdu, comme il semble, à attendre votre réponse; elle est très-laborieusement méchante. Mais la méchanceté ne vous va pas, croyez-moi; abandonnez ce style et reprenez votre ton de coquetterie ordinaire, qui vous sied à merveille. Il y aurait de la cruauté de ma part à vouloir vous voir, puisque cela vous rendrait si malade qu'il faudrait une quantité extraordinaire de gâteaux pour vous guérir. Je ne sais où vous avez pris que j'ai des amis dans les quatre coins du monde. Vous savez bien que je n'en ai qu'un ou qu'une à Madrid. Croyez que je suis très-reconnaissant de la magnanimité que vous avez montrée à mon égard, l'autre soir aux Italiens. J'apprécie comme je le dois la condescendance avec laquelle vous m'avez montré votre figure pendant deux heures, et je dois à la vérité de dire que je l'ai fort admirée, comme aussi vos cheveux, que je n'avais jamais vus d'aussi près; quant à cette assertion que vous ne m'avez rien refusé de ce que je vous avais demandé, vous aurez quelques millions d'années de purgatoire pour cette belle menterie. Je vois bien que vous avez envie de ma pierre étrusque, et, comme je suis encore plus magnanime que vous, je ne vous dirai pas, comme Léonidas: «Viens et prends!» mais je vous demanderai encore comment vous voulez que je vous l'envoie. Je ne me rappelle pas vous avoir comparée à Cerbère; mais vous avez bien quelques rapports, non-seulement parce que vous aimez beaucoup, comme lui, les gâteaux, mais aussi parce que vous avez trois têtes, je veux dire trois cerveaux: l'un d'une coquetterie effroyable, l'autre d'un vieux diplomate; le troisième, je ne vous le dirai pas, parce qu'aujourd'hui je ne veux vous dire rien d'aimable. Je suis très-malade et très-tourmenté de plusieurs tuiles qui me sont tombées sur la tête. Si vous avez quelque crédit sur le Destin, priez-le qu'il me traite bien d'ici à deux ou trois mois. Je viens de voir Frédégonde, qui m'a ennuyé fort, malgré mademoiselle Rachel, qui a de très-beaux yeux noirs sans blanc, comme le diable, dit-on.


XXVI

Paris, mardi soir.

Je ne vous comprends pas et je suis tenté de vous prendre pour la pire de toutes les coquettes. Votre première lettre, où vous me dites que vous ne me connaissez plus, m'avait mis de mauvaise humeur et je n'y ai pas répondu tout de suite. Aussi vous me dites, avec beaucoup d'amabilité, que vous ne voulez pas me voir, de peur de vous ennuyer de moi. Si je ne me trompe, nous nous sommes vus six ou sept fois en six ans, et, en additionnant les minutes, nous pouvons avoir passé trois ou quatre heures ensemble, dont la moitié à ne nous rien dire. Cependant, nous nous connaissons assez pour que vous ayez pris quelque estime de moi, et vous m'en avez donné la preuve jeudi. Nous nous connaissons même plus que ne font des gens qui se seraient vus dans le monde, depuis le temps que nous causons ensemble assez librement par lettres. Convenez qu'il est peu flatteur pour mon amour-propre que vous me traitiez ainsi après six ans. Au reste, comme je n'ai pas de moyen de combattre vos résolutions, il en sera de celle-ci ce que vous voudrez, mais je trouve un peu niais de ne pas nous voir. Je vous demande pardon de ce mot, qui n'est ni poli ni amical, mais qui est malheureusement vrai, à mon sens du moins. Je ne me suis nullement moqué de vous l'autre soir. Je vous ai même trouvé beaucoup d'aplomb. Quant au cachet antique, vous en verrez une empreinte sur cette lettre, et il est à vos ordres, lorsque vous m'aurez dit où je dois vous le donner; non, comment je dois l'envoyer. N'offensons pas l'eternal fitness of things. Je ne vous demande rien en échange, par la raison que tout ce que je vous ai demandé, vous me l'avez refusé. Si vous croyez faire mal en me voyant, ne faites-vous point mal en m'écrivant? Comme je ne suis pas très-fort sur votre catéchisme, cette question demeure embrouillée pour moi. Je vous parle trop durement, peut-être; mais vous m'avez fait de la peine, et les choses que j'ai sur le cœur, je ne m'en délivre pas comme vous, en mangeant des gâteaux. En vérité, cela est digne de Cerbère.


XXVII

Paris, samedi, novembre 1842.

Das Lied des CLÆRCHENS gefällt mir zu gar; aber warum haben Sie nicht das Ende geschrieben?—C'est vraiment admirable de voir à quel point cette pierre étrusque vous plaît! Combien de gâteaux l'estimez-vous? Vous n'avez pas seulement cherché à savoir ce qu'il y a dessus. C'est un homme qui tourne un pot. Il faut dire une hydrie, c'est plus grec et plus noble. C'était peut-être le cachet d'un potier autrefois, ou bien il y a là une allusion mythologique que je pourrais vous expliquer, si je voulais. Quant à l'autre cachet, son histoire est étrange. Je l'ai trouvé dans le feu d'une cheminée, rue d'Alger, en tisonnant; c'est une très-grosse et très-lourde bague en bronze; les caractères en sont cabalistiques; on croit quelle a servi à un magicien ou bien à des gnostiques. Vous y avez vu un petit homme, un soleil, une lune, etc. N'est-ce pas fort curieux de trouver cela rue d'Alger dans les cendres? Qui sait si ce n'est pas au pouvoir mystérieux de cet anneau que je dois votre chanson de Claire? Je suis très-réellement malade, mais ce n'est pas une raison pour ne pas sortir. Par exemple, si vous vouliez recevoir le cachet étrusque de ma main, je vous le donnerais avec grand plaisir; tandis que cela ferait scandale dans une lettre chez votre portier. Mais je ne veux plus rien vous demander, car vous devenez tous les jours plus impérieuse, et vous avez des raffinements de coquetterie scandaleux. Il paraît que vous n'appréciez pas les yeux sans blanc et que vous estimez beaucoup les blancs-bleus. Vous prenez aussi soin de me rappeler vos yeux, que je n'ai pas oubliés, bien que je les aie peu vus. Celui qui vous a appris cette particularité, que vous osez me dire ignorée de vous, est-ce votre maître de grec ou votre maître d'allemand? ou bien dois-je croire que vous avez appris toute seule l'écriture cursive allemande comme la grecque? Autre article de foi à ajouter à l'aversion que vous avez pour les miroirs. Vous devriez bien cultiver une fleur germanique nommée die Aufrichtigkeit. Je viens d'écrire le mot Fin au bas de quelque chose de très-savant, que j'ai fait avec toute la mauvaise humeur possible; reste à savoir s'il n'y a pas des longueurs dans ce mot. Cependant, je me sens plus léger depuis que j'ai fini, et plus heureux; c'est pourquoi je suis si doux et si aimable à votre égard; sans cela, je vous aurais dit plus vertement vos vérités. Vous devriez me voir, ne fût-ce que pour sortir de l'atmosphère de flatterie où vous vivez. Il faut qu'un jour nous allions ensemble au Musée voir des tableaux italiens; ce sera une compensation pour le voyage manqué, et l'avantage de m'avoir pour cicerone est inappréciable. Ce n'est pas une condition pour que je vous donne ma pierre étrusque; dites comment, et vous l'aurez.


XXVIII

Paris, novembre 1842.

M. de Montrond dit qu'il faut se garder des premiers mouvements, parce qu'ils sont presque toujours honnêtes. On dirait que vous avez beaucoup médité sur ce beau précepte, car vous le pratiquez avec une rare constance: lorsqu'il vous vient une bonne résolution, vous l'ajournez toujours indéfiniment. Si j'étais à Civita-Vecchia, je chercherais, parmi les pierres de mon ami Bucci, quelque Minerve étrusque; ce serait pour vous le meilleur cachet. En attendant, mon potier est tout prêt, et je dis toujours comme Léonidas: Μολὡν λαβἑ. Je pense le garder encore quelque temps, jusqu'à la veille de votre départ. Vous saurez que je suis beaucoup mieux et moins en proie aux blue devils. J'ai travaillé même avec plaisir, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Je fais de grands projets pour mon hiver, et c'est bon signe pour mon moral. Tout cela me rend de bonne humeur; car, si je vous écrivais sous le coup de votre lettre allemande, je vous dirais vos vérités le plus durement qu'il me serait possible. Vous n'y perdrez rien, car, si je vois aujourd'hui en couleur de rose, c'est une raison pour que mes lunettes prennent bientôt une teinte plus sombre. Je voudrais bien savoir ce que vous faites et comment vous passez votre temps. En vous voyant si savante en grec et en allemand, etc., je conclus que vous vous ennuyiez fort à ***, et que vous passez votre vie avec des livres et quelques savants professeurs pour vous les commenter. Mais je me demande si cela n'a pas changé à Paris, et je m'imagine que votre temps se passe de tout autre manière. Si je ne vivais pas depuis longtemps dans la solitude la plus rigoureuse, je saurais vos faits et gestes, et probablement les rapports qu'on me ferait me donneraient une toute autre idée de vous que vos lettres ne le font; bien que vous vous vantiez extrêmement, j'ai la faiblesse de croire que vous êtes avec moi plus franche, je veux dire moins hypocrite que dans le monde. Il y a en vous des contraires si nombreux, que j'en suis fort dérangé pour arriver à une conclusion exacte, c'est-à-dire à la somme totale: + tant de bonnes qualités, - tant de mauvaises = X. Cet X-là m'embarrasse. Lorsque je vous vis, à votre départ de Paris, chez madame de V..., notre amie, votre extrême élégance me surprit fort. Les gâteaux, que vous mangez de si bon appétit pour vous remettre des courbatures que vous gagnez à l'Opéra, m'ont encore plus étonné. Ce n'est pas que, parmi vos défauts, je ne compte en première ligne la coquetterie et la gourmandise; mais je croyais que la forme de ces défauts-là était une forme toute morale; je croyais que vous ne songiez pas trop à votre toilette et que vous étiez femme à manger par distraction; que vous aimiez à faire de l'impression sur les gens par vos yeux et «vos beaux mots», non pas par vos robes. Voyez comme je m'étais trompé! Mais, cette fois, vous ne me reprocherez pas de voir en mal: tandis que vous vous pervertissez tous les jours, il me semble que je m'améliore. Il est une heure tout à fait indue et j'ai quitté une très-docte compagnie de Grecs et de Romains pour vous écrire. L'idée que je dois me lever de bonne heure demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vient de me passer par la tête et m'empêche de vous expliquer comme quoi je vaux mieux que je ne valais, lorsque vous vous amusiez à me mystifier avec madame ***. À une autre fois mon éloge; aussi bien je n'ai plus de place.


XXIX

Paris, 2 décembre 1842.

Il y a dans je ne sais quel vieux roman espagnol un conte assez gracieux. Un barbier avait sa boutique à l'angle de deux rues, et la boutique avait deux portes. Par une de ces portes, il sortait et donnait un coup de poignard au passant, et, rentrant aussitôt, il ressortait par l'autre porte et pansait le blessé. Gelehrten ist gut predigen. Je n'en yeux pas autrement à votre cachemire bleu ni à vos gâteaux; tout cela me semble fort naturel; j'estime la coquetterie et la gourmandise, mais quand on les avoue franchement. Et vous qui aspirez à bon droit à être quelque chose de plus qu'une femme du monde, pourquoi en auriez-vous les défauts? pourquoi n'êtes-vous jamais franche avec moi? Et, pour vous en donner l'exemple, voulez-vous ou ne voulez-vous pas venir avec moi, mardi prochain, au Musée? Si vous ne voulez pas, ou si cela vous contrarie ou vous inquiète, vous aurez votre pierre étrusque mardi soir dans une petite boîte qui vous sera apportée de la manière la plus simple. Vous êtes assez amusante avec votre disposition à la coquetterie. Vous me reprochez mon insouciance, et, si je n'étais pas, ou si je ne paraissais pas insouciant, vous me feriez enrager. Pourquoi porte-t-on un parapluie? C'est parce qu'il pleut. Madame de M. *** viendra à Paris malgré vos souhaits. Elle doit acheter le trousseau de sa fille, qui se marie au printemps; et, à moins d'une révolution extraordinaire, ledit trousseau se fera à Paris, et peut-être la noce aussi. Je ne connais pas le futur; mais, à force d'intrigues, j'ai contribué à en écarter un autre qui me déplaisait, quoique très-exceptionnable sous beaucoup de rapports. Il n'était pas assez grand de taille; il avait, d'ailleurs, cinq ou six grandesses accumulées sur un petit corps. Cette action-là est une preuve de mon amélioration. Autrefois, les ridicules des autres m'amusaient; maintenant, je voudrais les épargner à presque tout le monde. Je suis aussi devenu plus humain, et, lorsque j'ai revu des courses de taureaux, à Madrid, je n'ai pas retrouvé mes émotions de plaisir de dix ans plus tôt; et puis j'ai horreur de toutes les souffrances et je crois aux souffrances morales depuis quelque temps. Enfin, je tâche d'oublier mon moi le plus possible. Voilà, en peu de mots, la liste de mes perfections.

Ce n'est pas par vanagloria que je voudrais être académicien. Je me présenterai un de ces jours, et je serai black-boulé. J'espère avoir assez de constance et de fermeté pour prendre bien la chose et pour persister. Si le choléra revient, j'arriverai peut-être au fauteuil. Non, je n'ai nulle vanagloria. Je vois les choses peut-être trop positivement, mais j'ai été escarmentado pour avoir vu trop poétiquement. Au reste, croyez que vous ne saurez jamais ni tout le bien ni tout le mal qui est en moi. J'ai passé ma vie à être loué pour des qualités que je n'ai pas et calomnié pour des défauts qui ne sont pas les miens. Je me représente maintenant vos soirées passées entre vos deux frères. Adieu.


XXX

Décembre, lundi matin.

Voilà ce qui s'appelle parler. Demain à deux heures, là où vous dites. J'espère vous voir demain délivrée de votre migraine, malgré laquelle vous êtes plus aimable qu'à votre ordinaire. Adieu; je serai heureux de regarder la Joconde avec vous. Je suis obligé de courir les quatre coins de Paris et je n'ai que le temps de vous remercier de votre gracieuseté presque inattendue.


XXXI

Mercredi.

N'est-ce pas qu'on fait le diable plus noir qu'il n'est? Je me réjouis d'apprendre que vous n'êtes pas enrhumée et que vous avez bien dormi. C'est plus que je ne puis dire. Veuillez seulement réfléchir que le Musée sera fermé le 20 janvier pour l'exposition des tableaux, et que ce serait pitié de ne pas lui dire adieu. Vous allez trouver à cette proposition mille et un mais sans doute. Craignez de vous repentir, le 21 janvier, de n'avoir pas retrouvé le courage que vous avez eu hier.


XXXII

Paris, dimanche soir. Décembre.

Votre lettre ne m'a pas surpris un moment, je m'y attendais. Je vous connais assez maintenant pour être sûr que, lorsque vous avez eu quelque bonne pensée, vous vous en repentez, et vous tâchez de la faire oublier bien vite. Vous vous entendez fort bien, d'ailleurs, à dorer les pilules les plus amères, c'est une justice que je vous dois. Comme je ne suis pas le plus fort, je n'ai rien à dire pour combattre votre héroïque résolution de ne pas retourner au Musée. Je sais fort bien que vous n'en ferez qu'à votre tête; seulement, j'espère que, d'ici à un mois, vous pourrez avoir quelque pensée plus charitable en ma faveur; peut-être avez-vous raison. Il y a un proverbe espagnol qui dit: Entre santa y santo, pared de cal y canto. Vous me comparez au diable. Je me suis aperçu que, mardi soir, je ne pensais pas assez à mes bouquins et trop à vos gants et à vos brodequins. Mais, malgré tout ce que vous me dites avec votre diabolique coquetterie, je ne crois pas que vous ayez peur de retrouver au Musée nos folies d'autrefois. Franchement, voici ce que je pense de vous, et comment je m'explique votre refus: vous aimez à avoir un but vague à votre coquetterie, et ce but, c'est moi. Vous ne le voudriez pas trop près, d'abord: parce que, si vous manquiez à le toucher, votre vanité en souffrirait trop, et puis parce que, en le voyant de trop près, vous trouveriez qu'il ne vaut pas la peine qu'on le vise; ai-je deviné? J'avais envie, l'autre jour, de vous demander quand je vous reverrais, et peut-être m'auriez-vous dit un jour si je vous en avais bien pressée; et puis j'ai pensé qu'après m'avoir dit oui, vous m'écririez non; que cela me ferait de la peine et me mettrait en colère.

Je vous parle toujours avec la plus niaise franchise, mais l'exemple ne vous touche point.


XXXIII

Dimanche, 19 décembre 1842.

On voit bien que vous avez eu des professeurs d'allemand et de grec; mais il est permis de douter que vous en ayez eu de logique. En effet, vit-on jamais raisonner de la sorte! par exemple, lorsque vous me dites que vous ne voulez pas me voir, parce que, quand vous me voyez, vous craignez de ne plus me revoir, etc. À ces causes, je tiens votre lettre pour non avenue. La seule chose qui m'ait paru claire, c'est que vous avez un mouchoir à me donner. Envoyez-le-moi ou dites-moi de le recevoir de votre main, ce qui me conviendrait beaucoup mieux. Je hais les surprises qu'on m'annonce, parce que je me les représente beaucoup plus belles qu'elles ne sont en effet. Croyez-moi, revoyons le Musée ensemble; si je vous ennuie, tout sera dit, je ne vous y reprendrai plus; sinon, qui empêche que nous nous voyions de temps en temps? À moins que vous ne me donniez quelque raison intelligible, je persisterai à croire ce qui vous irrite tant.—Je vous aurais répondu tout de suite, mais j'avais perdu votre lettre et je voulais la relire. J'ai bouleversé ma table, je l'ai rangée, ce qui n'est pas une petite affaire; enfin, après avoir brûlé quelques rames de vieux papiers destinés à ramasser la poussière sur mon bureau, j'ai cru que votre lettre s'était anéantie par quelque sortilège. Je l'ai retrouvée tout à l'heure dans mon Xénophon, où elle était entrée, je ne sais comment; je l'ai relue avec admiration. Il faut assurément que vous n'ayez guère de cette vénération dont vous me parlez quelquefois, pour me dire tant de sinrazones; mais je vous les pardonnerai si nous nous voyons bientôt; car, lorsque vous parlez, vous êtes bien plus aimable que lorsque vous écrivez.

Je suis très-souffrant, je tousse à fendre les rochers, et cependant je vais lundi soir entendre mademoiselle Rachel dire des tirades de Phèdre devant cinq ou six grands hommes. Elle croira que ma toux est une cabale contre elle. Écrivez-moi bientôt. Je m'ennuie horriblement, et vous feriez une œuvre de charité en me disant quelque chose d'aimable, comme vous faites quelquefois.


XXXIV

Décembre 1842.

Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mes nuits se passent à faire de la prose pour la postérité; c'est que je n'étais content ni de vous, ni de moi, ce qui est plus extraordinaire. Je me trouve aujourd'hui plus indulgent. J'ai entendu ce soir madame Persiani, qui m'a raccommodé avec la nature humaine. Si j'étais comme le roi Saül, je la prendrais en place d'un David. On me dit que M. de Pongerville, l'académicien, va mourir: cela me désole, car je ne le remplacerai pas, et je voudrais qu'il attendît jusqu'à ce que mon temps fût venu. Ce Pongerville-là a traduit en vers un poète latin nommé Lucrèce, lequel mourut à quarante-trois ans pour avoir pris un philtre à l'effet de se faire aimer ou de se rendre aimable. Mais, auparavant, il avait fait un grand poème sur la Nature des choses, poème athée, impie, abominable, etc.

La santé de M. de Pongerville me tracasse plus que de droit, et puis je vais être obligé de me lever à dix heures après-demain pour les ennuis du jour de l'an. Comment tout le monde ne s'entend-il pas pour voyager ou aller à tous les diables, ce jour-là? J'ai encore d'autres ennuis qui vous feraient rire et que je ne vous dirai pas. Savez-vous que, si nous continuons à nous écrire sur ce ton d'aimable confiance, chacun gardant pour soi ses pensées secrètes, nous n'avons qu'une ressource, c'est de soigner notre style, puis de publier un jour notre correspondance, comme on a fait pour celle de Voiture et de Balzac? Vous avez surtout une manière de considérer comme non avenues les choses dont vous ne voulez pas parler qui fait le plus grand honneur à votre diplomatie. Il me semble que vous embellissez. Cela me paraissait impossible, car la mer ne peut acquérir de nouvelles eaux. Cela prouve que ce que vous perdez d'un côté, vous le gagnez de l'autre. On embellit quand on se porte bien; on se porte bien quand on a un mauvais cœur et un bon estomac. Mangez-vous toujours des gâteaux?

Adieu; je vous souhaite une bonne fin d'année et un bon commencement de l'autre. Vos amis useront vos joues ce jour-là. Lorsque j'aurai fini la prose dont je vous parlais tout à l'heure, j'irai pour ma peine passer une dizaine de jours à Londres. Ce sera vers Pâques.


XXXV

Décembre 1842.

Vous saurez que j'ai été très-malade depuis que nous ne nous sommes vus. J'ai eu tous les chats du monde dans la gorge, tous les feux de l'enfer dans la poitrine et j'ai passé quelques jours dans mon lit à méditer sur les choses de ce monde. J'ai trouvé que j'étais sur la pente d'une montagne dont j'avais à peine, avec beaucoup de fatigue et peu d'amusement, dépassé le sommet, que cette pente était bien roide et bien ennuyeuse à dégringoler, et qu'il serait assez avantageux de rencontrer un trou avant d'arriver au bas. Le seul motif de consolation que j'aie découvert le long de cette pente, c'est un peu de soleil bien loin, quelques mois passés en Italie, en Espagne ou en Grèce à oublier le monde entier, le présent et surtout l'avenir. Tout cela n'était pas gai; mais l'on m'a apporté quatre volumes du docteur Strauss, la Vie de Jésus. On appelle cela de l'exégèse en Allemagne; c'est un mot tout grec qu'ils ont trouvé pour dire discussion sur la pointe d'une aiguille; mais c'est fort amusant. J'ai remarqué que plus une chose est dépourvue d'une conclusion utile, plus elle est amusante. Ne pensez-vous pas un peu de la sorte, señora caprichosa?...


XXXVI

Mardi soir. Décembre 1842.

Ce n'est plus du Jean-Paul, c'est du français, et du français du temps de Louis XV. Belle argumentation, toute fondée sur l'intérêt. Il y a des gens qui achètent un meuble dont la couleur leur plaisait; comme ils ont peur de le gâter, ils y mettent des housses de toile qu'ils n'ôteront que lorsque le meuble sera usé. Dans tout ce que vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment réel un convenu. C'est peut-être une convenance. La question est de savoir ce que c'est pour vous auprès d'autre chose qu'il serait presque bête et ridicule de lui comparer dans ma manière de voir. Vous savez que, bien que je n'aie pas beaucoup d'admiration pour les mauvais raisonnements, je respecte les convictions, même celles qui me paraissent les plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de chercher à vous ôter, puisque vous y tenez et parce que vous n'avez rien à mettre en place. Mais nous rêvons. N'y a-t-il pas l'appareil de cal y canto qui nous réveille sans cesse? Devons-nous chercher encore à fermer la crevasse par laquelle nous voyons des choses de féerie? Que craignez-vous? Il y a dans votre lettre d'aujourd'hui, au milieu d'un tas de duretés et de sombres pensées bien froides, quelque chose qui est vrai. «Je crois que je ne vous ai jamais tant aimé qu'hier.» Vous auriez pu ajouter: «Je vous aime moins aujourd'hui.» Je suis sûre que, si vous étiez aujourd'hui telle que vous étiez hier, vous auriez eu les remords que je vous prédisais et qui ne vous tourmentent guère, à ce qu'il me semble. Mes remords à moi sont d'un autre genre.

Je me repens souvent d'être trop loyal dans mon métier de statue. Vous me donniez votre âme hier, j'aurais voulu vous donner la mienne; mais vous ne voulez pas. Toujours la housse de toile! Voilà un sujet sur lequel vous me feriez vous dire toutes les injures possibles; et pourtant jamais je n'en ai eu moins d'envie avant d'avoir reçu votre lettre. Après tout, je suis comme vous: les bons souvenirs me font oublier les mauvais. À propos, voyez quelle tendresse! vous me gardez une surprise pour mon départ. Croyez-vous que je sois bien impatient? Hier, en revenant de dîner en ville, je me suis aperçu que je savais par cœur le discours de Temessa que vous aviez admiré; et, comme j'étais un peu rêveur, je l'ai traduit en vers; en vers anglais s'entend, car j'abhorre les vers français. Je vous les destinais, mais vous ne les aurez pas. D'ailleurs, je me suis aperçu qu'il y avait une horrible faute de quantité dans le mot Ājax. C'est Ájax qu'il faut, n'est-ce pas?

Quand vous verrai-je, pour vous dire ce que vous ne me dites jamais? Vous voyez que nous commandons au temps. Il se transforme pour nous. Entre deux tempêtes, nous avons toujours un jour d'alcyon. Dites-moi seulement deux jours, car je suis à l'attache maintenant.


XXXVII

Paris, 3 janvier 1813.

À la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler. Vous êtes si aimable quand vous le voulez! pourquoi donc vous faites-vous souvent si mauvaise? Non, bien entendu, les remercîments par écrit ne valent rien, et toute la diplomatie que j'ai mise à vous procurer les lettres de recommandation si chaleureuses pour votre frère mérite que vous me disiez quelque chose d'aimable. Je vous pardonnerai de très-grand cœur tout ce que vous me dites de moqueur au sujet des ballons et de l'Académie, à laquelle je pense bien moins que vous ne dites. Si je suis jamais académicien, je ne serai pas plus dur qu'un rocher. Peut-être serai-je alors un peu racorni et momifié, mais assez bon diable au fond. Pour la Persiani, je n'ai pas d'autre moyen d'en faire mon David que d'aller l'entendre tous les jeudis. Quant à mademoiselle Rachel, je n'ai pas la faculté de jouir des vers aussi souvent que de la musique; et elle—Rachel, non la musique—me remet en mémoire que je vous ai promis une histoire. Vous la conterai-je ici, ou vous la garderai-je pour quand je vous verrai? Je vais vous l'écrire, j'aurai sans doute autre chose à vous dire. Donc, j'ai dîné, il y a une douzaine de jours, avec elle, chez un académicien. C'était pour lui présenter Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes. Elle vint tard, et son entrée me déplut. Les hommes lui dirent tant de bêtises et les femmes en firent tant, en la voyant, que je restai dans mon coin. D'ailleurs, il y avait un an que je ne lui avais parlé. Après le dîner, Béranger, avec sa bonne foi et son bon sens ordinaires, lui dit quelle avait tort de gaspiller son talent dans les salons, qu'il n'y avait pour elle qu'un véritable public, celui du Théâtre-Français, etc. Mademoiselle Rachel parut approuver beaucoup la morale, et, pour montrer qu'elle en avait profité, joua le premier acte d'Esther. Il fallait quelqu'un pour lui donner la réplique et elle me fit apporter un Racine en cérémonie par un académicien qui faisait les fonctions de sigisbée. Moi, je répondis brutalement que je n'entendais rien aux vers et qu'il y avait dans le salon des gens qui, étant dans cette partie-là, les scanderaient bien mieux. Hugo s'excusa sur ses yeux, un autre sur autre chose. Le maître de la maison s'exécuta. Représentez-vous Rachel en noir, entre un piano et une table à thé, une porte derrière elle et se composant une figure théâtrale. Ce changement à vue a été fort amusant et très-beau; cela a duré environ deux minutes, puis elle commença:

Est-ce toi, chère Élise?...

La confidente, au milieu de sa réplique, laisse tomber ses lunettes et son livre; dix minutes se passent avant qu'elle ait retrouvé sa page et ses yeux. L'auditoire voit qu'Esther enrage quelque peu. Elle continue. La porte s'ouvre derrière: c'est un domestique qui entre. On lui fait signe de se retirer. Il s'enfuit et ne peut parvenir à fermer la porte. La porte susdite, ébranlée, oscillait, accompagnant Rachel d'un mélodieux cric crac très-divertissant. Comme cela ne finissait pas, mademoiselle Rachel porta la main sur son cœur et se trouva mal, mais en personne habituée à mourir sur la scène, donnant au monde le temps d'arriver à l'aide. Pendant l'intermède, Hugo et M. Thiers se prirent de bec au sujet de Racine. Hugo disait que Racine était un petit esprit et Corneille un grand. «Vous dites cela, répondit Thiers, parce que vous êtes un grand esprit; vous êtes le Corneille (Hugo prenait des airs de tête très-modestes) d'une époque dont le Racine est Casimir Delavigne.» Je vous laisse à penser si la modestie était de mise. Cependant, l'évanouissement passe et l'acte s'achève, mais fiascheggiando. Quelqu'un qui connaît bien mademoiselle Rachel dit en sortant: «Comme elle a dû jurer ce soir, en s'en allant!» Le mot m'a donné à penser. Voilà mon histoire; ne me compromettez pas auprès des académiciens, c'est tout ce que je vous demande.

Dimanche, je ne vous ai reconnue que lorsque j'étais tout près de vous. Mon premier mouvement a été d'aller vers vous; mais, en vous voyant très-accompagnée, j'ai passé mon chemin. J'ai bien fait, je pense. Il me semble que je vous ai connu les joues pâles, d'où j'ai conclu qu'elles étaient roses par la solennité de ce jour.

Bonsoir ou plutôt bonjour. Lundi ou plutôt mardi. Il est trois heures du matin.


XXXVIII

Jeudi, janvier 1843.

Profitons du beau temps dès aujourd'hui.

One homme n'eut les dieux tant à la main,
Qu'asseuré fut de vivre au lendemain.

Donc, où vous dites «à deux heures, demain jeudi», je dis «aujourd'hui», car il est une heure du matin. Les étoiles brillent, et, en revenant tout à l'heure du raout ministériel, j'ai trouvé le pavé aussi tolérable que la dernière fois. Mettez cependant vos bottes de sept lieues, c'est le plus sûr. Si, par extraordinaire, vous étiez sortie quand cette lettre vous arrivera, je vous attendrai jusqu'à deux heures et demie; puis samedi, si vous ne pouvez aujourd'hui. A une autre que vous, je dirais autre chose. Je voulais vous écrire aujourd'hui, mais je me suis arrêté en pensant à ma promesse. J'ai mal fait. Vous auriez dû me dire votre heure et votre jour; cela nous eût épargné l'inconvénient de nous manquer. J'espère qu'il n'en sera rien. Je suppose surtout que vous avez réellement envie de faire cette promenade, car votre lettre est plus froide que les précédentes. Il y a dans votre manière un équilibre admirable. Vous ne voulez jamais que je sois parfaitement content, et vous prenez d'avance vos mesures pour me faire enrager. Cela vous sera peut-être plus difficile que vous ne pensez, car, bien que je sois malade depuis deux jours, je vois tout couleur de rose. Hier, j'ai dîné dans une maison où, entrant tard au milieu d'un cercle de femmes, j'ai cru d'abord vous reconnaître, et j'en suis devenu stupide pendant un quart d'heure. Je ne tournais pas les yeux vers cette personne qui vous ressemblait, et je réfléchissais fort mal, comme lorsqu'on est troublé, sur ce que je devais faire: vous reconnaître ou non.

Enfin, par un effort désespéré, je me suis avancé vers ladite femme, qui s'est trouvée être une Espagnole que j'ai cependant vue trois ou quatre fois. Il ne tient qu'à elle de croire che ha fatto colpo. Je vous envoie les Sketches de Dickens, qui m'ont amusé autrefois. Peut-être les avez-vous lues déjà, mais peu importe! Ainsi, à deux heures, aujourd'hui jeudi.


XXXIX

Paris, dimanche 16 janvier 1843.

Je vous remercie d'avoir pensé à me rassurer, mais je crains cette chaleur aux joues dont vous parlez si légèrement. Je regrette bien, je vous assure, d'avoir insisté tant pour vous procurer cette affreuse averse. Il m'arrive rarement de sacrifier les autres à moi-même, et, quand cela m'arrive, j'en ai tous les remords possibles. Enfin, vous n'êtes pas malade et vous n'êtes pas fâchée; c'est là le plus important. Il est bien qu'un petit malheur survienne de temps en temps pour en détourner de plus grands. Voilà la part du diable faite. Il me semble que nous étions tristes et sombres tous les deux; assez contents pourtant au fond du cœur. Il y a des gaietés intimes qu'on ne peut répandre au dehors. Je désire que vous ayez senti un peu de ce que j'ai senti moi-même. Je le croirai jusqu'à ce que vous me disiez le contraire. Vous me dites deux fois: «Au revoir!» C'est pour de bon, n'est-ce pas? Mais où et comment? J'ai été si malheureux dans ma dernière invention, que je suis tout à fait découragé. Je ne m'en lierai plus qu'à vos inspirations.

Je suis très-enrhumé ce soir, mais la pluie n'y est pour rien, je pense. J'ai passé toute la matinée à voir des talismans et des bagues chaldéennes, persanes, etc., dans une galerie sans feu, chez un antiquaire qui mourait de peur que je ne les lui volasse. Pour le tourmenter, je suis resté au froid plus longtemps que mon inclination ne m'y portait.

Bonsoir et au revoir bientôt. C'est à vous à commander maintenant. Ne fût-ce que pour m'assurer que cette pluie ne vous a pas enrhumée, découragée ni irritée, je voudrais bien vous voir.


XL

Dimanche soir, janvier 1843.

Pour moi, je n'étais pas trop fatigué, et cependant, en regardant sur la carte nos pérégrinations, je vois que nous aurions dû l'être tous les deux. C'est que le bonheur me donne des forces; à vous, il vous les ôte. Wer besser liebt? J'ai dîné en ville et je suis allé à un raout après. Je ne me suis endormi que très-tard, pensant à notre promenade.

Vous avez raison de dire que c'était un rêve. Mais n'est-ce pas un grand bonheur de pouvoir rêver quand on le veut bien? Puisque vous êtes dictatrice, c'est à vous de dire quand vous voudrez recommencer. Vous dites que nous n'avons pas eu de procédés l'un pour l'autre. Je ne comprends pas. Est-ce parce que je vous ai trop fait marcher? Mais comment pouvions-nous faire autrement? Moi, je suis très-content de vos procédés, et je les louerais davantage si je n'avais peur que les éloges ne vous rendissent moins aimable à l'avenir. Quant aux follies, n'y songez plus, c'est devenu une charte. Lorsque vous trouvez à redire à quelque chose, demandez-vous si vous préféreriez really truly le contraire? J'aimerais que vous me répondissiez franchement à cette question. Mais la franchise n'est pas trop parmi vos qualités les plus apparentes. Vous vous êtes moquée de moi, et vous avez pris pour un mauvais compliment ce que je vous ai dit un jour de cette envie de dormir, ou plutôt de cette torpeur qu'on éprouve quelquefois lorsqu'on se sent trop heureux pour trouver des mots qui puissent exprimer ce que l'on éprouve. J'ai bien remarqué hier que vous étiez sous l'influence de ce sommeil-là, qui vaut bien toutes les veilles. J'aurais pu vous reprocher à mon tour vos reproches; mais j'étais trop content intérieurement pour troubler mon bonheur.

Adieu, chère amie; à bientôt, j'espère.


XLI

Mercredi soir, janvier 1843.

J'ai attendu toute la journée une lettre de vous. Je trouvais le pavé sec et le ciel tolérable. Mais il paraît qu'il vous faut maintenant un soleil comme celui de jeudi dernier. Je crois, en outre, que vous aviez besoin d'élaborer la lettre que j'ai reçue tout à l'heure. Elle contient des reproches et des menaces, le tout très-gracieusement arrangé comme vous savez faire. D'abord, je dois vous remercier de votre franchise, et j'y répondrai par une franchise égale. Pour commencer par les reproches, je trouve que vous faites une grosse affaire pour pas grand'chose. C'est en réfléchissant sur les faits et en les grossissant par vos réflexions que vous êtes parvenue à faire de ce que vous appelez vous-même des frivolités, a star chamber matter. Il n'y a qu'un point qui vaille la peine d'une explication. Vous me parlez de précédents, et vous avez l'air de croire que je travaille à établir des précédents avec la patience et le machiavélisme d'un vieux ministre. Ayez un peu de mémoire et vous verrez que rien n'est plus faux. S'il fallait argumenter d'après les précédents, j'aurais cité celui du salon de la rue Saint-Honoré la première fois que je vous revis; puis notre première visite au Louvre, qui faillit me coûter un œil. Tout cela vous paraissait assez simple alors; maintenant, c'est autre chose. Vous avez dû voir que je fais quelquefois ce qui me vient en tête, que j'y renonce dès que j'ai la conviction que cela vous déplaît, et que beaucoup plus souvent je me borne à penser au lieu de faire. En voilà assez sur les reproches et les précédents.

Quant aux menaces, croyez qu'elles me sont très-sensibles. Cependant, bien que je les craigne fort, je ne puis m'empêcher de vous dire encore tout ce que je pense. Rien ne me serait plus facile que de vous faire des promesses, mais je sens qu'il me serait impossible de les tenir. Contentez-vous donc de notre manière d'être passée, ou bien ne nous voyons plus. Je dois même vous dire que l'insistance et l'espèce d'acharnement que vous mettez à me contrarier pour ces frivolités me les rendent plus chères et m'y font attacher une importance nouvelle. C'est la seule preuve que vous puissiez me donner des sentiments que vous pouvez avoir pour moi. S'il faut vous voir pour résister aux tentations les plus innocentes, c'est un travail de saint qui dépasse mes forces. J'aurais sans doute beaucoup de plaisir à vous voir, mais la condition de me transformer en statue, comme ce roi des Mille et une Nuits, m'est insupportable.

Nous venons de nous expliquer très-clairement l'un et l'autre. Vous déciderez suivant votre sagesse si nous devons ajourner notre première promenade à quelques années ou au premier soleil. Vous voyez que je n'accepte pas le conseil d'hypocrisie que vous me donnez. Vous saviez d'avance que cela m'était impossible. La seule hypocrisie dont je sois capable, c'est de cacher aux gens que j'aime tout le mal qu'ils me font. Je puis soutenir cet effort quelque temps, mais toujours, non. Quand vous recevrez cette lettre, il y aura huit jours que nous ne nous serons vus. Si vous persistez dans vos menaces, écrivez-moi tout de suite. Ce sera de votre part une attention de bonté dont je vous saurai gré.


XLII

Janvier 1843.

Je ne m'étonne plus que vous ayez appris l'allemand si bien et si vite: c'est que vous possédez le génie de cette langue, car vous faites en français des phrases dignes de Jean-Paul; par exemple, lorsque vous dites: «Ma maladie est une impression de bonheur qui est presque une souffrance!» prosaïquement, j'espère que cela veut dire: «Je suis, guérie et je n'étais pas bien malade.» Vous avez raison de me gronder de n'avoir pas assez d'égards pour les malades; je me suis bien reproché de vous avoir fait marcher, de vous avoir permis de vous asseoir longtemps à l'ombre. Quant au reste, je n'ai pas de remords, ni vous non plus, j'espère. Moi, je n'ai pas de souvenirs distincts, contre mon habitude. Je suis comme un chat qui se lèche longtemps la moustache quand il a bu du lait. Convenez que le repas dont vous parlez quelquefois avec admiration, que le kêf même, qui est supérieur à ce qu'il y a de mieux en ce genre, n'est rien en comparaison du bonheur «qui est presque une souffrance». Il n'y a rien de pire que la vie d'une huître, voire même d'une huître qui n'est jamais mangée. Vous prétendez me gâter, vous avez été tellement gâtée vous-même, que vous vous entendez mal à gâter les autres. Votre triomphe, c'est de les faire enrager; mais, en fait de compliments, vous m'en devriez, je pense, pour la magnanimité dont j'ai fait preuve en me laissant rassurer par vous. Je m'admire moi-même. Ainsi, au lieu de votre sermon, dites-moi quelque chose de terrible à cette occasion, ou plutôt dites-moi toutes ces folies couleur de rose que vous dites si bien. Vous m'avez fait recommencer mon voyage en Asie mieux que je ne l'ai fait. La machine plus rapide que le chemin de fer est toute trouvée, nous la portons tous les deux dans nos têtes. J'ai pris le «hint», et, depuis que j'ai reçu votre lettre, je suis allé avec vous à Tyr et à Éphèse; nous avons grimpé ensemble dans la belle grotte d'Éphèse. Nous nous sommes assis sur de vieux sarcophages et nous nous sommes dit toute sorte de choses. Nous nous sommes querellés et raccommodés; tout a été comme dans cette prairie l'autre jour. Seulement, il n'y avait pour nous voir que de grands lézards très-inoffensifs quoique forts laids. Je ne puis pas même, in the mind's eye, vous voir aussi tendre que je voudrais; même à Éphèse, je vous vois un peu boudeuse et abusant de ma patience.

Vous me parliez l'autre jour de surprise que vous me feriez; franchement, comment voulez-vous que j'y croie? Tout ce que vous pouvez faire c'est de céder quand vous êtes à bout de mauvaises raisons. Mais comment inventerez-vous de vous-même de donner, quand vous avez le génie du refus? Je suis bien sûr, par exemple, que vous n'imaginerez jamais de me proposer un jour pour nous promener. Voulez-vous lundi ou mardi? Le ciel me donne des inquiétudes; cependant, je compte sur votre bon démon, comme disaient les Grecs. À ce propos, je veux vous apporter un passage d'une tragédie grecque que je vous traduirai littéralement, et vous m'en direz votre avis. Je crois que la comédie espagnole est restée quelque part, entre l'endroit de la Tamise où nous avons débarqué et celui où nous nous sommes rembarqués. Je vous en apporterai une autre. Mais, comme je tiens à ce que vous lisiez l'histoire du comte de Villa-Mediana, je vous chercherai le petit poème du duc de Biron. Adieu; n'ayez pas de secondes pensées et donnez-moi une place dans les premières. Vous savez pour moi quelles sont les unes et les autres. Faites-moi penser à vous conter une histoire de somnambule que je voulais vous dire l'autre jour.


XLIII

Paris, 21 janvier 1843.

Vous êtes bien aimable et je vous remercie de votre première lettre, qui m'a fait encore plus de plaisir que la seconde, laquelle sent un peu les seconds mouvements. Elle a du bon cependant. Mais écrivez donc plus lisiblement l'allemand. J'ai bien besoin des commentaires que vous m'offrez, commentaires verbaux s'entend, ce sont les meilleurs. D'abord, j'ai lu heilige Empfindung, puis je crois qu'il faut lire selige. Mais il y a deux sens. Est-ce sentiment de bonheur ou sentiment passé, mort; feu sentiment? Si je vous avais vue écrivant, j'aurais probablement deviné à votre expression ce que vous vouliez dire. Double coquetterie de votre part, coquetterie d'écriture, coquetterie d'obscurité. Hélas! vous me croyez plus savant que je ne suis en matière de toilette. J'ai cependant mes idées très-arrêtées sur ce point; je vous les soumettrai, si bon vous semble; mais je ne comprends pas la plupart des belles choses qu'il faut admirer, à moins qu'on ne me les démontre; vous m'expliquerez et je comprendrai tout de suite, je vous assure. Mais quand et comment? ces deux questions me préoccupent autant que votre pourquoi et pour qui! N'avez-vous pas regretté un peu les beaux jours passés au soleil de printemps? Aucun danger pour les merveilles de bottines! Si vous me dites que vous y avez pensé et que vous y pensez, vous me ferez prendre patience; mais il faudra plus que penser, il faudra résoudre. Je n'ai nulle envie de vous rappeler vos promesses; car j'espère que vous ajouterez à votre bonne foi à les remplir de bonne grâce, de ne pas les faire trop attendre. J'ai été tellement consterné par cette averse et ce qui s'ensuit, que je suis devenu tout confit en douceur et en abnégation de moi-même. J'ai maintenant assez de confiance en vous pour croire que vous ne vous en prévaudrez pas pour devenir tyrannique. Vous y avez, je crains, de grandes dispositions; ç'a été mon défaut autrefois: je dis la tyrannie, mais j'en suis corrigé, je m'en flatte. Adieu donc, dearest! Pensez donc un peu à moi.


XLIV

27 janvier 1843.

Voici ce qui m'est arrivé. J'étais très-souffrant ce matin, et j'ai été obligé de sortir pour affaires de mon commerce; je suis rentré vers cinq heures assez furieux, et je me suis endormi devant mon feu en fumant un cigare et en lisant le docteur Strauss. Or, il me semblait que j'étais dans le même fauteuil, mais lisant éveillé, lorsque vous êtes entrée et m'avez dit: «N'est-ce pas que c'est la manière la plus simple de nous voir?—Pas trop bonne,» disais-je, car il me semblait qu'il y avait deux ou trois personnes dans la chambre. Cependant, nous causions comme si de rien n'était; sur quoi, je me suis éveillé, et j'ai trouvé qu'on m'apportait une lettre de vous. Voyez comme il fait bon dormir! Je ne crois pas vous avoir écrit rien de méchant, et, par conséquent, je n'ai pas de pardon à vous demander. Ce serait plutôt à vous de le faire, et vous le faites avec si peu de contrition et tant d'ironie, que je vois bien que vous avez perdu cette vénération dont autrefois vous m'honoriez. Je ne puis rester cependant en colère contre vous, malgré mes résolutions, et je me résigne à être encore votre victime; mais n'abusez pas de ma magnanimité. Cela ne serait ni beau ni généreux. Vous parlez de soleil et vous m'y renvoyez, c'est presque comme aux kalendes grecques; probablement nous en aurons des nouvelles au mois de juin; mais faut-il attendre jusque-là? Il est vrai que vous êtes escarmentada du temps nébuleux. Mais, en prenant nos précautions, ne pourrions-nous pas profiter du premier temps tolérable? Je ne voudrais pas que vous vous enrhumassiez à mon occasion. Mettez vos bottes de sept lieues. Vous voir n'importe en quel costume, c'est ce qui me fera toujours assez de plaisir. Quel est ce mal de côté dont vous parlez si légèrement? Savez-vous que les fluxions de poitrine commencent ainsi? Vous serez allée au bal et vous aurez eu froid en sortant. Rassurez-moi bien vite, je vous prie. J'aimerais mieux vous savoir cross que malade. Si vous vous portez tout à fait bien, si vous êtes en belle humeur, et qu'il fasse tant soit peu beau samedi, pourquoi ne ferions-nous pas cette promenade? Nous pourrions nous faire mener quelque part, loin des hommes, et marcher ensemble en causant. Si vous ne pouvez ou ne voulez samedi, je ne me fâcherai pas; mais tâchez au moins que ce soit bientôt. Quand je vous demande quelque chose, vous ne le faites qu'après m'avoir fait enrager pendant si longtemps, que vous m'empêchez d'avoir autant de reconnaissance que je devrais peut-être; et vous, en outre, vous vous ôtez tout le mérite que vous auriez en étant promptement généreuse. Causer ensemble, et, ce qui nous est arrivé quelquefois, penser ensemble, est-ce donc un plaisir dont vous vous lassiez si vite? Il est vrai qu'on ne répond que pour soi, mais chacune de nos promenades a été pour moi plus heureuse que la précédente, par les souvenirs qu'elle m'a laissés. J'en excepte la dernière, et celle-là, je voudrais l'effacer au plus vite, pour la remplacer par une autre où vous ne couriez pas le risque d'être malade. Ainsi la paix est faite; j'attends vos ordres pour les ratifications jeudi soir.


XLV

Paris, 3 février 1843.

Ce beau temps ne vous fait-il donc pas penser à Versailles, et, par conséquent, ne vous donne-t-il pas envie de rire? Si vous aviez un peu de logique, vous n'auriez point ri. En effet, vous n'ignorez pas que Versailles est le chef-lieu du département de Seine-et-Oise, qu'il y a des autorités chargées de protéger le faible et qu'on y parle français. En un tel pays, vous seriez aussi en sûreté qu'à Paris. De plus, le but que vous vous proposez, c'est de vous promener sans rencontrer des badauds de votre connaissance. À Versailles, un jour que le musée n'est pas ouvert, vous êtes sûre de ne trouver personne. Je ne parle ni de l'air ni de la beauté des lieux, qui ont leur mérite et qui influent toujours sur la nature des idées. Je suis persuadé, par exemple, qu'à Versailles, vous n'auriez point eu cette colère rentrée de l'autre jour; je vous en crois parfaitement guérie, car la fin de votre lettre m'a paru de votre bon génie. Le commencement sentait un peu votre diable. Je vous écris en hâte. Je suis accablé de commissions et je vais bien m'ennuyer. Pensez un peu à moi, et ne vous fâchez pas. Ne riez pas trop en y pensant.


XLVI

Paris, 7 février 1843.

Veuillez me permettre un calcul très-simple, et tout sera dit sur Versailles. C'est donc très-difficile, une promenade d'une heure dans un si beau jardin? Or, ce jour de grand brouillard, n'avons-nous pas passé deux heures au musée ensemble? J'ai dit.

Vous me faites rire avec les commissions qu'on me donne, à ce que vous supposez. Bien que celles-ci ne me manquent pas, les commissions dont je vous parlais sont des réunions où plusieurs personnes ne font pas la besogne que ferait un seul beaucoup mieux. Ne croyez pas être la seule qui fasse des commissions. J'ai couru tout Paris pour acheter des robes et des chapeaux, et, mercredi, j'ai rendez-vous pour commander un costume de bergère rococo. Tout cela pour les deux filles de madame de M ***. Conseillez-moi. Quel costume doivent-elles avoir pour un bal travesti? Une Écossaise et une Cracovienne sont en route. J'ai une bergère; il me faut encore un autre déguisement. Voici le signalement: l'aînée est brune, pâle, un peu moins grande que vous, très-jolie, expression gaie. L'autre est très-grande, très-blanche, prodigieusement belle, avec les cheveux qu'aimait le Titien. J'en voudrais faire une bergère avec de la poudre. Conseillez-moi pour l'autre.

Je me demande pourquoi vous me semblez si embellie, et je ne puis trouver de réponse satisfaisante. Est-ce parce que vous avez l'air moins effarouché? Cependant, la dernière fois, vous me faisiez penser à un oiseau qu'on vient de mettre en cage. Vous m'avez vu trois mines, je ne vous en connais que deux. L'effarouchement est une sorte de dépit radieux que je n'ai vu qu'à vous.

Vous m'accusez à tort d'être mondain; depuis quinze jours, je ne suis sorti qu'une fois le soir pour faire une visite à mon ministre. J'ai trouvé toutes les femmes en deuil, plusieurs avec des mantilles; non, des barbes noires qui les font ressembler à des Espagnoles; cela m'a paru fort joli. Je suis d'une tristesse et d'une maussaderie étranges. Je voudrais bien vous chercher querelle, mais je ne sais sur quoi. Vous devriez m'écrire des choses très-aimables et très-senties, je tâcherais de me figurer votre mine en les écrivant, et cela me consolerait.

Mon roman vous amuse-t-il? Lisez la fin du deuxième volume: M. Yellowplush.—C'est une assez bonne charge, à ce qu'il me semble. Adieu, écrivez-moi bientôt.

Je rouvre ma lettre pour vous prier de remarquer que le temps a l'air de se rasséréner.


XLVII

Paris, dimanche 11 février 1843.

Je ne sais trop si je dois croire pieusement tout ce que vous me dites, dans votre lettre, de votre indisposition et des affaires qui vous retiennent. Au milieu de toutes les choses aimables que vous me dites, je crois que vous n'avez guère envie de me voir. Me trompé-je, ou bien est-ce que je suis si peu habitué à vos douceurs, que je ne puis les croire vraies? Mardi, serez-vous guérie? serez-vous libre? serez-vous d'aussi bonne humeur que mercredi passé? Hier, dans l'après-midi, il a fait un temps superbe; peut-être serons-nous autant favorisés mardi prochain, si mon baromètre ne m'abuse. J'ai quelque chose pour vous qui vous paraîtra fort bête peut-être. Depuis que je ne vous ai vue, j'ai beaucoup couru le monde, et fait quantité de bassesses académiques. J'en avais perdu l'habitude, et cela m'a fort coûté; mais je crois que je m'y referai assez vite. Aujourd'hui, j'ai vu cinq illustres poètes ou prosateurs, et, si la nuit ne m'eût surpris, je ne sais si je n'aurais pas achevé tout d'un trait mes trente-six visites. Le drôle, c'est quand on rencontre des rivaux. Plusieurs vous font des yeux à vous manger tout cru. Je suis, au fond, excédé de toutes ces corvées, et je serais heureux de tout oublier pendant une heure avec vous.


XLVIII

11 février 1843.

Cette neige ne se charge-t-elle pas toute seule de dire non, sans que vous vous en mêliez? Cela devrait vous guérir de cette mauvaise habitude de négation. Le diable est bien assez méchant sans que vous alliez sur ses brisées. J'ai beaucoup souffert la nuit passée. J'ai eu la fièvre et des élancements très-douloureux. Ce soir, je vais assez bien. Il me semble que, dans votre billet, vous cherchez le moyen de me faire quelque querelle sur notre promenade. Qu'a-t-elle eu de si malheureux, si vous ne vous êtes pas enrhumée? et je vous ai fait marcher si vite, que je n'en ai guère d'inquiétude. Vous aviez un air de santé et de force qui faisait plaisir à voir. Et puis vous perdez peu à peu quelque chose de votre contrainte. Vous gagnez de tout point à ces promenades, sans parler de la variété de connaissances archéologiques que vous acquérez, sans vous en donner la peine. Vous voilà déjà passée maîtresse en matière de vases et de statues. Chaque fois que nous nous rencontrons, il y a une croûte de glace à rompre entre nous. Je trouve qu'au bout d'un quart d'heure seulement nous reprenons notre dernière causerie au point où nous l'avions laissée. Mais, si nous nous voyions plus souvent, sans doute il n'y aurait plus de glace du tout. Que préférez-vous, la fin ou le commencement de nos rencontres?

Vous ne m'avez pas remercié de ne pas vous avoir dit un mot de Versailles. J'y ai pensé souvent, je vous jure. J'avais quelque chose à vous montrer que j'ai oublié. C'est de l'auld langsyne. Voyons, devinez si vous pouvez. J'oublie en vous voyant ce que je voulais dire; j'ai noté un sermon à vous faire à l'endroit de vos jalousies de votre frère: de la façon dont je conçois votre rôle de sœur, vous devriez souhaiter à votre frère quelque belle et bonne passion. Remarquez que vous ne pourrez jamais rien empêcher, et que, si vous ne devenez pas confidente heureuse, ou du moins résignée, vous êtes prédestinée à devenir étrangère. Adieu. Mon doigt me fait un mal de chien, mais on me dit que c'est bon signe. Je vais penser à vos pieds et à vos mains pour faire diversion. Vous n'y pensez guère, je crois.


XLIX

17 février 1843.

Que j'aie été injuste envers vous, cela est possible et je vous en demande pardon; mais vous ne vous mettez pas assez à ma place; et, parce que vous ne sentez pas comme moi, vous voudriez, ce qui est impossible, que je ne sentisse qu'à votre manière. Peut-être devriez-vous me savoir plus de gré que vous ne faites de tous mes efforts pour vous ressembler. Je ne comprends rien à la mine que vous m'avez faite aujourd'hui. Au reste, à ne s'attacher qu'à la lettre, il y a longtemps que je vois que vous m'aimez mieux de loin que de près. Mais ne parlons plus de cela maintenant. Je veux seulement vous dire que je ne vous fais aucun reproche, que je ne suis pas mécontent de vous, et que, si je suis triste quelquefois, vous ne devez pas croire que je suis en colère. J'ai de vous une promesse, vous pensez bien que je ne l'oublierai pas. Je ne sais si je vous la rappellerai. Il n'y a rien que je déteste tant que les querelles, et assurément il en faudrait une pour vous redonner de la mémoire. Rien de ce qui vous fait de la peine ne me donnera de plaisir; ainsi, j'accepte le programme que vous m'annoncez. Nous avons eu, en effet, une heureuse inspiration l'autre jour. Quelle neige et quelle pluie! Quel chagrin si vous m'aviez remis à aujourd'hui! Vous craignez toujours les premiers mouvements; ne voyez-vous pas que ce sont les seuls qui vaillent quelque chose et qui réussissent toujours? Le diable est lent, je crois, de son naturel et se décide toujours pour le plus long chemin. Ce soir, je suis allé aux Italiens, où je me suis assez amusé, bien qu'on ait fait un succès de claqueurs à mon ennemie madame Viardot.

J'ai reçu des livres d'Espagne que j'attendais pour travailler à quelque chose; en sorte que je suis assez in high spirits pour le moment. Je souhaite que vous pensiez un peu à moi, et surtout que nous pensions ensemble. Adieu; je suis charmé que ces épingles vous plaisent. J'avais craint qu'elles ne vous eussent inspiré du mépris; mais, malgré le plaisir que j'aurais à vous les voir porter, ne mettez pas le châle bleu la première fois. Vous avez dit avec beaucoup de raison qu'il était trop voyant.


L

Paris, lundi soir, février 1843.

Si je ne craignais de vous gâter, je vous dirais tout le plaisir que m'ont causé votre lettre, la toute gracieuse promesse que vous me faites, et surtout cette impatience de voir revenir le temps sec. N'est-ce pas une grande folie de votre part de vouloir prendre des termes fixes pour nos promenades, comme si nous pouvions jamais être assurés d'un jour? N'avais-je pas bien raison de dire: le plus souvent que vous pourrez? Il faut toujours supposer, quand il y aura du beau temps pendant deux jours, qu'il pleuvra deux mois de suite après. Qu'importe, si, au bout de l'année, nous nous trouvons en avance de quelques jours de promenade? Votre lettre est, en effet, toute de premier mouvement; c'est pour cela que je l'aime tant. Je crains seulement que vous n'ayez de si bonnes dispositions que parce que nous ne pouvons en profiter. Cependant, vos bonnes promesses me rassurent un peu, et vous auriez trop de reproches à vous faire si vous ne les teniez pas. Vous m'avez fait venir toute sorte de pensées, l'autre soir aux Italiens, avec votre costume couleur d'arc-en-ciel. Mais vous n'avez pas besoin de coquetterie avec moi. Je ne vous aime pas mieux en arc-en-ciel qu'en noir...

En vérité, avez-vous été furieuse contre moi par réflexion? Alors, ce serait un premier mouvement qui aurait été mauvais pour moi l'autre jour, et cela me ferait peine et plaisir. Je saurai lequel des deux en vous voyant.

Je connais la superstition des couteaux et des instruments tranchants, mais point celle des piquants. J'aurais cru, au contraire, que cela signifiait attachement, et c'est cela peut-être qui m'a fait choisir les épingles. Vous rappelez-vous que vous n'avez pas voulu me laisser ramasser les vôtres chez madame de P...? J'ai cela encore sur le cœur avec bien d'autres griefs contre vous. Je vous les pardonne tous aujourd'hui, mais je les retrouverai aussi révoltants lorsque vous y en aurez ajouté d'autres. C'est un grand malheur que de ne pouvoir oublier. J'écris aujourd'hui comme un chat, je ne puis encore tailler ma plume, et je ne sais si vous pourrez lire mon griffonnage. Il est presque aussi intelligible que ce que vous écrivez en blanc. Je suppose que vous allez fort dans le monde ce carnaval. En rangeant ma table, je m'aperçois que je ne suis point allé à un bal chez le directeur de l'Opéra. Où est le bon temps où j'y prenais plaisir? Maintenant, tout cela m'ennuie horriblement. Ne vous semblé-je pas bien vieux?

Le temps a l'air de vouloir se remettre, mais je n'ose rien dire. J'ai juré de vous laisser toute liberté.—Théodore Hook est mort. Avez-vous lu Ernest Maltravers et Alice, de Bulwer? Il y a des tableaux charmants d'amour jeune et d'amour vieux. Je les ai tous les deux à votre service.


LI

Jeudi soir, février 1843.

Je cherche vainement dans vos dernières paroles quelque chose qui me soulage en m'irritant contre vous, car la colère serait un soulagement pour moi. J'ai brûlé votre lettre, mais je me la rappelle trop bien. Elle était très-sensée, peut-être trop, mais très-tendre aussi. Depuis huit jours, j'ai tant d'envie de vous revoir, que j'en viens à regretter nos querelles mêmes. Je vous écris, savez-vous pourquoi? C'est que vous ne me répondrez pas et que cela me mettra en colère, et tout vaut mieux que le découragement où vous m'avez laissé. Rien n'est plus absurde, nous avons eu parfaitement raison de nous dire adieu. Nous comprenons si bien l'un et l'antre les choses raisonnables, que nous devrions agir le plus raisonnablement du monde. Mais il n'y a de bonheur, à ce qu'il paraît, que dans les folies et surtout dans les rêves. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que je n'ai jamais cru, sinon cette fois, à la persistance de nos querelles. Mais il y a dix jours que nous nous sommes séparés d'une manière presque solennelle qui m'a effrayé. Étions-nous plus irrités que d'ordinaire, plus clairvoyants? nous aimions-nous moins? Il y avait certainement entre nous, ce jour-là, quelque chose que je ne me rappelle pas distinctement, mais qui n'avait jamais existé. Les petits accidents viennent après les grands. En même temps que je vous disais adieu, mon cousin changeait son jour aux Italiens, et je pense que je ne vous y rencontrerai plus le jeudi. Je me rappelle aussi que vous avez dit prophétiquement que je vous oublierais pour l'Académie, et c'est devant l'Académie que nous nous sommes quittés. Tout cela est fort bête, mais cela m'obsède, et je meurs d'envie de vous revoir, ne fût-ce que pour nous quereller.

Vous enverrai-je cette lettre? je ne sais trop. Hier, je suis allé, sur la foi d'un vers grec, à Saint-Germain-l'Auxerrois. Vous rappelez-vous quand nous nous devinions toujours?

Adieu; répondez-moi. Je me sens un peu soulagé pour vous avoir écrit.


LII

Jeudi matin, février 1843.

Hélas! oui, c'est ce pauvre Sharpe[1] qui vient d'être frappé d'une façon si soudaine et si cruelle. Je suis sans nouvelles de lui depuis le 5; si vous connaissez quelqu'un à Londres qui puisse m'en donner de certaines, veuillez lui écrire, et savoir quel est son état, quelles espérances restent encore. Peut-être connaîtriez-vous sa sœur. Je suppose que c'est chez elle que vous l'avez vu. Malgré vous-même, les seconds mouvements ne paraissent que trop dans votre lettre. Il y a cependant de ces petites phrases tout aimables qui vous échappent à votre insu. Vous vous donnez beaucoup de peine pour être mauvaise, et vous n'y parvenez qu'à force d'application.

Avez-vous réfléchi quelquefois comme c'est une invention admirable, de mettre dans un beau palais des tableaux et des statues, et d'y laisser promener le monde? Malheureusement, on va fermer ce beau lieu pour y mettre de vilaines croûtes modernes. Cela ne vous fait-il pas de la peine? Croyez-moi, allons faire nos adieux à toutes ces vieilles statues. Le samedi est un jour admirable, car il n'y vient que des Anglais peu gênants pour ceux qui aiment à regarder de près les tableaux. Que vous semble de samedi, c'est-à-dire après-demain? Ce sera le dernier samedi. Ce mot de dernier me fait de la peine. Ainsi donc, à samedi. Vous me parlez de vos remords pour mon œil. De quelle espèce sont vos remords? l'accident pouvait s'éviter de deux manières: je pouvais ne pas compromettre mon œil, vous pouviez le ménager. C'est, je pense, pour le dernier fait que vous avez des remords, du moins que vous devez en avoir eu avant les seconds mouvements. Si vous ne m'écrivez pas, je vous attendrai samedi à deux heures devant la Joconde, à moins d'un temps horrible; mais il fera beau, je l'espère, et, s'il survenait quelque contre-temps, ce serait assurément votre faute.

Pourquoi vous servez-vous de papier si petit, et pourquoi m'écrivez-vous trois lignes seulement, dont deux pour me quereller? Qu'importe que l'on vive plus vite, pourvu que l'on soit plus heureux! N'est-ce pas quelque chose que d'avoir des souvenirs au lieu d'années de chrysalide dont on ne se souvient plus?

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