Lettres à une inconnue, Tome Premier: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
[1] M. Sutton Sharpe, avocat anglais très-distingué.
LIII
Paris, février 1843.
Il m'est arrivé bien souvent dans ma vie de faire en rechignant des choses que j'ai été bien aise ensuite d'avoir faites. Je désire qu'il vous arrive comme à moi. Supposez que le contraire fût arrivé: n'auriez-vous pas éprouvé un peu d'impatience d'être venue seule? N'auriez-vous pas eu, laissez-moi le croire, quelque inquiétude de m'avoir fait de la peine? Considérez maintenant avec quelque orgueil cette étrange influence que deux fois vous avez eue sur ma pensée et sur mes résolutions. Tout le mal, c'est d'avoir eu un peu d'incertitude. N'admirez-vous pas comme moi cette étrange coïncidence (je ne dirai pas sympathie, pour ne pas vous déplaire) de nos pensées? Vous rappelez-vous qu'autrefois nous fîmes une expérience presque aussi miraculeuse? et dernièrement encore, près d'un poêle dans le musée espagnol, vous avez lu dans ma pensée aussi vite que je pensais. Il y a longtemps que je soupçonne quelque chose de diabolique en vous. Je me rassure un peu en pensant que j'ai vu vos deux pieds et que vous n'avez pas le cloven foot. Pourtant, il se pourrait que, sous ces bottines, vous m'eussiez caché une petite griffe. Tâchez donc de me rassurer.
Adieu. Voici le livre dont je vous ai parlé.
LIV
Paris, 9 février 1843.
J'étais inquiet de ne pas recevoir un mot de vous, non que je craignisse un second mouvement, mais je vous croyais souffrante et je me reprochais cette longue promenade et notre retour par le vent et la pluie. Heureusement, c'est la poste qui a fait son dimanche et m'a fait attendre votre lettre. Bien que je souffrisse beaucoup de ce retard, je ne vous ai pas accusée un seul moment. Je suis bien aise de vous le dire, pour que vous sachiez que je me corrige de mes défauts en même temps que vous des vôtres. Au revoir donc et à bientôt. Je n'ai plus mal à l'œil. Le vôtre, je pense, est toujours aussi brillant. Comme on se fait des monstres de tout! N'aurions-nous pas eu tort de ne pas nous être revus?
Je suis bien triste et tourmenté. Un de mes amis intimes, que je voulais aller voir à Londres, vient d'être atteint de paralysie. Je ne sais encore s'il vivra, ou, ce qui serait pire que la mort, s'il ne demeurera pas longtemps dans cet affreux état d'insensibilité où cette maladie réduit les esprits les plus distingués. Je me demande si je ne devrais pas aller le voir tout de suite.
Écrivez-moi, je vous prie, et dites-moi quelque chose de tendre qui me fasse oublier ces tristes pensées.
LV
Paris, 27 février 1843.
Nos lettres se sont croisées et j'ai été tranquillisé plus tôt que je n'espérais. Je vous en remercie. Votre lettre m'a fait grand plaisir par ce qu'elle me dit, quoique en style fort énigmatique. Ce verbe que vous redoutez si fort a toujours un son bien doux, même quand il est accompagné de tous ces adverbes dont vous savez si bien l'entortiller. Moquez-vous de ma tristesse et de la mine que je faisais sur les ruines de Carthage. Marius, assis comme nous, rêvait peut-être qu'il rentrerait dans Rome, et moi, je ne voyais guère d'espérance dans mon avenir. Vous m'effrayez, chère amie, en me disant que vous n'osez plus écrire et que vous aurez plus de courage pour parler. Lorsque nous sommes ensemble, c'est le contraire que vous dites. N'en résultera-t-il pas que vous ne me parlerez plus et que vous ne m'écrirez plus? Vous étiez fâchée contre moi, m'avez-vous dit. Était-ce bien juste de votre part et l'avais-je mérité? N'avais-je pas votre promesse et aussi un peu votre exemple? En êtes-vous restée aveugle? Avez-vous conservé un souvenir désagréable? Êtes-vous encore fâchée? Voilà ce que je voudrais savoir et ce que vous ne me direz sans doute pas.
Je commence à vous savoir par cœur, et je crois que c'est ce qui m'attriste souvent. Il y a en vous un mélange d'oppositions et de contradictions si étrange, qu'il y a pour faire enrager un saint. . . . . .
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J'ai appris hier une bien triste nouvelle. Le pauvre Sharpe est mort mercredi dernier. J'ai reçu la nouvelle de sa mort au moment où je le croyais non-seulement hors de tout danger, mais sur le point de reprendre ses occupations ordinaires. Je ne m'accoutume pas à l'idée de ne plus le voir. Ilme semble que, si j'allais à Londres, je le retrouverais. . . . . .
LVI
Jeudi soir, 1er mars 1843.
J'avais bien peur de ne pouvoir vous voir samedi, et je me promettais de vous bien gronder pour n'avoir pas voulu l'autre jour. Mais je suis parvenu à me débarrasser de tous les empêchements. À samedi donc. Il y a bien longtemps que nous n'avons eu de querelle. Ne trouvez-vous pas que cela est bien doux et bien préférable à nos colères d'autrefois, qui n'avaient de bon que les raccommodements? Je vous trouve toujours cependant un défaut: c'est de vous rendre si rare. À peine nous voyons-nous une fois en quinze jours. Chaque fois, il semble qu'il y ait une glace nouvelle à rompre. Pourquoi ne vous retrouvé-je pas telle que je vous ai quittée? Si nous nous voyions plus souvent, cela n'arriverait pas. Je suis pour vous comme un vieil opéra que vous avez besoin d'oublier pour le revoir avec quelque plaisir. Moi, au contraire, il me semble que je vous aimerais davantage vous voyant tous les jours. Montrez-moi que j'ai tort, et dites-moi un jour bien proche pour nous revoir. C'est le 14 mars que mon sort se décide à l'Académie. Le raisonnement me dit d'espérer, mais je ne sais quel sentiment de seconde vue me dit tout le contraire.—En attendant, je fais des visites fort consciencieusement. Je trouve des gens fort polis, fort accoutumés à leurs rôles et les prenant très au sérieux; je fais de mon mieux pour prendre le mien aussi gravement, mais cela m'est difficile. Ne trouvez-vous pas drôle qu'on dise à un homme: «Monsieur, je me crois un des quarante hommes de France les plus spirituels, je vous vaux bien,» et autres facéties? Il faut traduire cela en termes honnêtes et variés, suivant les personnes. Voilà le métier que je fais et qui m'ennuierait fort s'il se prolongeait. Le là correspond aux ides de mars, jour de la mort de mon héros, feu César. Cela est ominous, n'est-ce pas?
LVII
Paris, vendredi matin, 13 mars 1843.
Voici votre cravate. Elle s'est retrouvée samedi dernier dans l'antichambre de Son Altesse royale monseigneur le duc de Nemours. Personne ne m'a demandé d'explications de sa présence dans ma poche. Je vous l'aurais envoyée plus tôt si je n'avais voulu ajouter le désir de retrouver votre propriété à celui de me donner de vos nouvelles. Je constate que, bien que le premier soit très-vif, il n'a pu triompher de l'indifférence que vous avez sur le second point. Pourquoi avez-vous si grand'peur du froid? Il me semble que nous avons fait une fois un essai de neige qui n'a pas trop mal réussi. Voici le dégel qui va rendre les rues impraticables pour je ne sais combien de temps. Répondez-moi vite. Je vois avec peine que vous aimez à tourmenter. . . . . .
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LVIII
Paris, 11 mars 1843.
C'est une grosse faute et presque un crime que de ne pas profiter du temps admirable qu'il fait. Que diriez-vous d'une grande promenade pour demain jeudi? Vous deviez m'avertir la première, mais vous vous en gardez bien. Il faut absolument que nous allions saluer les premières feuilles. Elles poussent à vue d'œil. Je pense aussi à l'influence que le soleil exerce sur votre humeur, à ce que vous m'avez dit. Je voudrais en faire l'épreuve. Moi, je vous aime dans tous les temps; mais je crois que le bonheur de vous voir est plus bonheur avec du soleil. Adieu.
LIX
Paris, samedi soir, mars 1843.
Pas la moindre trace de repentir dans votre lettre. Je regrette la pipe ambrée que vous aviez choisie. Il y avait quelque chose de particulièrement agréable à porter souvent à ma bouche un don de vous. Mais soit fait ainsi que vous voulez; c'est ce que je dis fort souvent, et toujours sans que ma résignation me profite.
Je suis complètement abruti par le métier que je fais. La cathédrale me pèse de tout son poids sur les épaules, sans compter l'espèce de responsabilité que j'ai acceptée dans un moment de zèle dont je me repens fort aujourd'hui. J'envie beaucoup le sort des femmes, qui n'ont rien à faire qu'à tâcher de se faire belles, et préparer l'effet qu'elles veulent produire sur les autres. Les autres, cela me semble un vilain mot, mais je crois qu'il vous préoccupe plus que moi. Je suis très en colère contre vous, sans bien en savoir la cause; mais il doit y en avoir une très-réelle, car je ne saurais avoir tort. Il me semble que tous les jours vous êtes plus égoïste. Dans nous, vous ne cherchez jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît triste.
Si vous n'avez pas écrit pour ce livre à Londres, n'écrivez pas; il est absurde de charger une femme de semblable commission. Bien que je tienne beaucoup à un livre rare, je ne voudrais pas que vous pussiez causer l'ombre d'un étonnement en le demandant. L'éditeur du livre est un quaker très-vertueux, dit-on, lequel aurait eu un peu tard des preuves que les catholiques espagnols du XVe siècle étaient des gens sans moralité, malgré l'Inquisition, et peut-être à cause d'elle. L'exemplaire original et unique a coûté quinze cents livres sterling. Il a cent et quelques pages. J'ai eu tort de vous en parler et plus tort de réfléchir si tard à l'énormité de la chose. Adieu. . . . . .
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Voici la lettre que j'allais vous faire porter quand j'ai reçu la vôtre. J'ai été tellement occupé par mes rapports et mes enquêtes, que je n'ai pu vous écrire plus tôt. Je vous proposais une promenade mardi, à condition que nous aurions une heure de plus. Dites-moi si vous êtes libre mardi. Votre distraction est fort jolie, mais y suis-je pour quelque chose? That is the question. Quels pardons avez-vous à me demander? vous ne sentez pas ce que je sens. Nous sommes si différents, qu'à peine pouvons-nous nous comprendre. Tout cela n'empêche pas que j'aurai grand plaisir à vous voir et que je vous remercie de votre dernière lettre, qui est très-aimable. Vous ne m'avez pas dit où vous alliez à la campagne, ni quand vous partiez. J'irai à Rouen dans quelques jours.
Adieu encore; j'espère vous voir mardi, j'espère que vous serez en belle humeur et moi moins triste que je ne suis aujourd'hui.
LX
Jeudi soir, 15 mars 1843.
Cela m'a fait un sensible plaisir[1], d'autant plus que je m'attendais à une défaite. On m'apportait les bulletins à mesure qu'ils s'élaboraient. Il me semblait impossible de réussir; ma mère, qui souffrait depuis quelques jours d'un rhumatisme aigu, a été guérie du coup.—J'en ai d'autant plus envie de vous voir. Essayez si je vous en aime mieux ou moins, et cela le plus tôt possible. Je suis harassé des courses que j'ai faites, car il faut maintenant remercier, et remercier amis et ennemis, pour montrer qu'on a de la grandeur d'âme. J'ai le bonheur d'avoir été black-boulé par des gens que je déteste, car c'est un bonheur que de n'avoir pas le fardeau de la reconnaissance à l'égard des personnes qu'on estime peu. Écrivez-moi, je vous prie, quand vous voulez que nous nous voyions.
J'ai bien envie que nous fassions quelque longue promenade.
Vous êtes sorcière, en effet, d'avoir si bien deviné l'événement. Mon Homère m'avait trompé, ou bien c'est à M. Vatout que s'adressait sa prédiction menaçante.
Adieu, dearest friend! Entre mes épreuves à corriger, mon rapport à faire, et un peu aussi le tracas que j'ai eu depuis trois jours, je n'ai guère trouvé le temps de dormir. Je vais essayer.—J'aurais d'assez drôles d'histoires à vous conter des hommes et des choses.
[1] Sa nomination comme membre de l'Académie française.
LXI
17 mars 1843.
Je vous remercie bien de vos compliments, mais je veux mieux encore. Je veux vous voir et faire une longue promenade. Je trouve cependant que vous avez pris la chose trop au tragique. Pourquoi pleurez-vous? les quarante fauteuils ne valaient pas une petite larme. Je suis excédé, éreinté, démoralisé et complètement out of my wits. Puis Arsène Guillot fait un fiasco éclatant et soulève contre moi l'indignation de tous les gens soi-disant vertueux, et particulièrement des femmes à la mode qui dansent la polka et suivent les sermons du P. Ravignan; tant il y a que l'on dit que je fais comme les singes, qui grimpent au haut des arbres et qui, arrivés sur la plus haute branche, font des grimaces au monde. Je crois avoir perdu des voix par cette scandaleuse histoire; d'un autre côté, j'en gagne. Il se trouve des gens qui m'ont black-boulé sept fois et qui me disent qu'ils ont été mes plus chauds partisans. Ne trouvez-vous pas que cela vaut bien la peine de faire ainsi le péché de mensonge, surtout pour le gré que j'en sais aux gens? Tout ce monde où j'ai vécu presque uniquement depuis quinze jours me fait désirer avidement de vous voir. Au moins, nous sommes sûrs l'un de l'autre, et, quand vous me faites des mensonges, je puis vous les reprocher et vous savez vous les faire pardonner. Aimez-moi, quelque vénérable que je sois devenu depuis bientôt trois jours.
LXII
Lundi soir, 21 mars 1843.
Je suis très-triste et j'ai des remords de ma fureur d'aujourd'hui. La seule excuse que j'y trouve, c'est que la transition entre notre halte délicieuse dans cette espèce d'oasis si étrange et notre promenade a été trop brusquée, c'est tomber du ciel en enfer. Si je vous ai affligée, j'en suis aussi repentant que possible, mais j'espère que je ne vous ai pas fait autant de peine que j'en ressentais. Vous m'avez souvent reproché d'être indifférent à tous; je suppose que vous vouliez dire seulement que j'étais peu démonstratif. Lorsque je sors de ma nature, c'est que je souffre beaucoup. Convenez aussi qu'il est bien triste, après tant de temps passé ensemble, après être devenus l'un pour l'autre ce que nous sommes, de vous voir toujours défiante pour moi. Le temps a été aujourd'hui comme notre humeur. Ce soir, le voilà rétabli, je pense. Les étoiles sont plus brillantes que jamais. Organisons quelque course moins orageuse. Adieu, plus de querelles; je tâcherai d'être plus raisonnable, tâchez d'être plus à vos premiers mouvements.
LXIII
Mars 1843.
Moi, j'étais fatigué comme si j'avais fait quatre ou cinq lieues à pied, mais d'une fatigue si agréable, que je voudrais la sentir encore; tout nous a si bien réussi, que, bien que je sois accoutumé à voir réussir un plan bien combiné, je partage votre étonnement. Être si libre et si loin du monde, et cela par les bienfaits de la civilisation, n'est-ce pas amusant? Savez-vous pourquoi je n'ai pris qu'une fleur de ces jacinthes si jolies et si blanches, c'est que je voulais en garder pour une autre fois; qu'en dites-vous? D'ailleurs, en regardant sur ma carte, j'ai vu que nous avions fait une faute de géographie. Nous nous sommes trompés d'environ un quart de lieue; nous devions aller plus loin; mais ne regrettons rien, une autre fois nous ferons mieux. Pour une reconnaissance, tout n'a pas été mal. Vous avez été surtout excellente. Vous ne m'apprenez rien en me disant que vous m'avez rendu ce que je vous ai donné; mais vous me faites presque autant de plaisir en me le disant, car cela me prouve que vous ne pensiez pas les cruelles choses que vous m'avez dites dans un de nos jours néfastes. Je les oublie tout à fait aujourd'hui; oubliez aussi mes colères et mes injures. Vous me demandez si je crois à l'âme. Pas trop. Cependant, en réfléchissant à certaines choses, je trouve un argument en faveur de cette hypothèse, le voici: Comment deux substances inanimées pourraient-elles donner et recevoir une sensation par une réunion qui serait insipide sans l'idée qu'on y attache? Voilà une phrase bien pédantesque pour dire que, lorsque deux gens qui s'aiment s'embrassent, ils sentent autre chose que lorsqu'on baise le satin le plus doux. Mais l'argument a sa valeur. Nous parlerons métaphysique, si vous voulez, la première fois. C'est un sujet que j'aime beaucoup, car on ne peut jamais l'épuiser. Vous m'écrirez, n'est-ce pas, avant lundi, en me disant où nous nous trouverons? Il faut être là-bas à une heure, non à une demi-heure. Vous vous en souviendrez; par conséquent, il faut nous mettre en marche à une demi-heure. Tout cela n'est-il pas clair?
Il est quatre heures et demie, et il faut que je me lève avant dix heures.
LXIV
Lundi soir. Mars 1843.
Je commence, je crois, à comprendre votre énigme. En réfléchissant à ce que vous m'avez dit aujourd'hui, j'arrive où m'avait déjà conduit une espèce de divination instinctive; assurément, mon plus grand ennemi ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c'est votre orgueil; tout ce qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse alors, m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d'humilité. Vous voulez que je sois statue parce qu'alors vous êtes ma vie. Mais vous ne voulez pas être statue à votre tour; surtout, vous ne voulez pas cette égalité de bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est égalité vous déplaît.
Que vous dirai-je à cela? que, si cet orgueil voulait se contenter de ma soumission et de mon humilité, il devrait être content; je lui céderai toujours, pourvu qu'il laisse votre cœur suivre ses bons mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais sur une même ligne mon bonheur et mon orgueil, et, si vous vouliez me suggérer des formules d'humilité nouvelles, je les adopterais sans hésiter. Mais pourquoi de l'orgueil, c'est-à-dire de l'égoïsme, entre nous? êtes-vous donc insensible au plaisir de s'oublier l'un pour l'autre? Ce sentiment d'amitié si étrange que nous éprouvons tous les deux quelquefois, qui, ce matin par exemple, nous a amenés là où nous n'avions aucune raison d'aller, n'est-ce pas une puissance plus douce et plus vive que toutes celles que vous pourrait donner votre démon d'orgueil? Vous avez été si aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux vous quereller. Je suis cependant d'une humeur affreuse. Je vous disais que j'allais m'ennuyer à un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de jour, que j'ai mortellement contrarié des gens qui ne m'attendaient pas et qui me l'ont bien rendu. J'ai passé ma soirée à regretter de n'être pas seul chez moi avec mes souvenirs. Je m'attends à une mauvaise lettre de vous. J'ai voulu vous écrire le premier, car je serai furieux sans doute après-demain. Vous me rendrez doux comme un mouton si vous voulez. Voilà l'hiver revenu tout à fait. Comment avez-vous supporté le froid de l'autre jour? celui-ci ne vous effraye-t-il pas? Je ne sais si vous ferez bien de sortir demain; je crains la responsabilité du conseil, et j'aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de l'humilité.
LXV
Vendredi, 29 mars 1843.
Je sens, par une de ces intuitions of the mind's eye, que le temps sera beau encore pour quelques jours, mais qu'il se gâtera pour longtemps. D'un autre côté, notre promenade de l'autre jour, ayant été à peu près manquée, doit être considérée comme non avenue. Les ours seuls en ont profité. Je leur envie l'intérêt que vous leur portez, et j'ai le dessein de me faire faire un costume qui me donne une partie de leurs charmes. Jusqu'à présent, nous avons toujours marché de l'est au sud. Il me semble que nous pourrions essayer de la marche contraire. Nous irions chercher d'abord notre barrière et le ruisseau peu limpide qui coule auprès. Nous finirions par où nous commençons ordinairement. Le diable, c'est que j'ai à travailler dans ce moment plus que d'ordinaire. Cependant, si vous pouviez samedi, à trois heures, nous ferions notre voyage de découverte jusqu'à cinq heures et demie; sinon, il faudrait ajourner à lundi, ce qui serait bien long. Si vous saviez comme vous étiez gentille l'autre jour, vous ne voudriez jamais être taquine comme vous l'êtes quelquefois. J'aurais voulu vous voir encore plus franche; mais il me semblait pourtant que vos pensées étaient toutes révélées pour moi, bien que vos paroles fussent plus entortillées que l'Apocalypse. Je voudrais que vous eussiez la centième partie du plaisir que j'ai à vous voir penser. Pour moi, c'était un bonheur si grand, que je crains trop qu'il ne soit pas partagé. Il y a deux personnes en vous. Vous n'êtes plus comme Cerbère, vous voyez. De trois, vous voilà réduite à deux. L'une, qui est la meilleure, est tout cœur et toute âme. L'autre est une jolie statue bien polie par le monde, bien drapée de soie et de cachemire; c'est un charmant automate dont les ressorts sont le plus habilement arrangés qui se puissent voir. Lorsqu'on croit parler à la première, on trouve la statue. Pourquoi faut-il que cette statue soit si gentille! Autrement, j'espérerais que, comme les vieux chênes d'Espagne, vous perdriez votre écorce en vieillissant.
Il vaut mieux que vous restiez telle que vous êtes, mais que la première personne commande davantage à son automate. Voilà bien des métaphores où je m'embrouille.
Je pense en ce moment à une main blanche. Il me semblait que j'avais envie de vous gronder. Mais je ne me rappelle plus bien le pourquoi. C'est moi maintenant qui ai des courbatures. J'étais accablé en rentrant l'autre jour, et je n'ai pas, comme vous, la ressource de dormir douze heures. Il est vrai que je tiens moins que vous à ne pas m'user. J'espère avoir une lettre de vous demain, mais vous m'en écrirez une autre pour me dire si samedi ou lundi... Troisième combinaison: samedi jusqu'à quatre heures, et lundi de deux heures à cinq, Ce serait une perfection, ce me semble. Il faudrait que j'eusse votre réponse samedi avant midi.
LXVI
Vendredi soir, 8 avril.
J'ai depuis deux jours une horrible migraine, et vous m'écrivez toute sorte de méchancetés. Le pire, c'est que vous n'avez pas de remords, et j'avais quelque espoir que vous en auriez. Je suis si accablé, que je n'ai pas même la force de vous dire des injures. Quel est donc ce miracle dont vous parlez? Le miracle serait de vous rendre moins entêtée, et je ne le ferai jamais. Cela est trop au-dessus de mon pouvoir. Il faudra donc attendre à lundi pour savoir le mot de l'énigme, puisque vous ne pouvez demain. Savez-vous qu'il y aura huit jours que nous ne nous sommes vus? Il y avait longtemps que nous n'avions tant attendu. En revanche, il faudra faire une longue promenade et tâcher quelle se passe sans disputes. À deux heures, si vous voulez bien. Je compte précisément sur le soleil. Votre pensée de Wilhelm Meister est assez jolie, mais ce n'est qu'un sophisme, après tout.
On pourrait dire avec presque autant d'exactitude que le souvenir d'un plaisir est une espèce de peine. Cela est vrai surtout des demi-plaisirs, je veux dire de ceux qui ne sont pas partagés. Vous aurez ces vers si vous y tenez. Vous aurez même votre portrait en Turquesse, que j'ai un peu arrangé. Je vous ai mis un narghilé à la main pour plus de couleur locale. Quand je dis vous aurez tout cela, je veux dire en payant. Si vous ne vous exécutez pas de bonne grâce, songez que j'ai une terrible vengeance. On m'a demandé aujourd'hui un dessin pour un album qui se vendra au profit du tremblement de terre. Je donnerai votre portrait. Qu'en dites-vous? Je me demande quelquefois comment je ferai dans cinq ou six semaines d'ici, quand nous ne nous verrons plus. Je ne m'accoutume pas à cette idée-là.
LXVII
Paris, 15 avril 1843.
J'avais si grand mal aux yeux ce matin et hier, que je n'ai pu vous écrire. Je suis un peu mieux ce soir et je ne pleure plus guère. Votre lettre est assez aimable, contre votre ordinaire. Il y a même une ou deux phrases tendres, sans mais et sans secondes pensées. Nous avons des idées très-différentes sur une foule de choses. Vous ne comprenez pas ma générosité de me sacrifier pour vous. Vous devriez me remercier pour m'encourager. Mais vous croyez que tout vous est dû. Pourquoi faut-il que nous nous rencontrions si rarement dans nos manières de sentir! Vous avez fort bien fait de ne pas parler de Catulle. Ce n'est pas un auteur à lire pendant la semaine sainte, et il y a dans ses œuvres plus d'un passage impossible à traduire en français. On voit très-bien ce qu'était l'amour à Rome vers l'an 50 avant J.-C, C'était un peu mieux cependant que l'amour à Athènes au temps de Périclès. Déjà les femmes étaient quelque chose. Elles faisaient faire des bêtises aux hommes. Leur pouvoir est venu, non du christianisme, comme on le dit ordinairement, mais je pense par l'influence qu'exercèrent les barbares du Nord sur la société romaine. Les Germains avaient de l'exaltation. Ils aimaient l'âme. Les Romains n'aimaient guère que le corps. Il est vrai que longtemps les femmes n'eurent pas d'âme. Elles n'en ont point encore en Orient, et c'est grand dommage. Vous savez comment deux âmes se parlent. Mais la vôtre n'écoute guère la mienne.
Je suis content que vous fassiez cas des vers de Musset, et vous avez raison de le comparer à Catulle. Catulle écrivait mieux sa langue, je crois, et Musset a le tort de ne pas croire à l'âme plus que Catulle, que son temps excusait. Il est une heure tout à fait indue. Je vous dis adieu pour bassiner mon œil. Je pleure en vous écrivant. À lundi. Priez pour que nous ayons un beau soleil. Je vous apporterai un livre. Mettez vos bottes de sept lieues.
LXVIII
Paris, 4 mai 1843.
Je ne dors plus du tout et je suis d'une humeur de chien. J'aurais bien des choses à dire à votre lettre. Je ne commencerai pas, à cause de cette humeur, ou plutôt je tâcherai de la modérer un peu. Votre distinction entre les deux moi est fort jolie. Elle prouve votre profond égoïsme. Vous n'aimez que vous, et c'est pour cela que vous aimez un peu le moi qui ressemble au vôtre. Plusieurs fois avant-hier, j'en ai été scandalisé. J'y pensais assez tristement pendant que vous n'étiez occupée qu'à contempler les arbres à votre manière. Vous avez bien raison d'aimer les chemins de fer. Dans quelques jours, on ira en trois heures à Rouen et à Orléans. Pourquoi n'irions-nous pas voir Saint-Ouen? Mais qu'y avait-il de plus beau que nos bois l'autre jour? Il me semble seulement que vous auriez dû rester plus longtemps. Lorsqu'on a assez d'imagination pour expliquer naturellement cette branche de lierre, on doit ne pas être en peine de trouver l'emploi de quelques heures. Vous avez donc porté ce lierre dans vos cheveux le soir? Je ne me doutais guère que celui-ci devait servir à favoriser vos coquetteries.
Je suis tellement mécontent de vous, que vous trouverez peut-être que j'ai trop du moi que vous aimez. En vérité, je crois que je mettrai à exécution la menace que je vous ai faite un jour.
Comment avez-vous trouvé le feu d'artifice? J'étais chez une Excellence qui a un beau jardin d'où nous l'avons bien vu. Le bouquet m'a paru bien. Ce doit être fort supérieur à un volcan, car l'art est toujours plus beau que la nature. Adieu, Tâchez de penser un peu à moi.
Nos promenades sont maintenant une partie de ma vie, et je ne comprends guère comment je vivais auparavant. Il me semble que vous en prenez votre parti très-philosophiquement. Mais comment serons-nous quand nous nous reverrons? Il y a six mois, nous reprenions notre conversation interrompue presque au même mot où nous en étions restés. En sera-t-il de même? Je ne sais quelle crainte j'ai que je vous retrouverai toute autre. Chaque fois que nous nous voyons, vous êtes armée d'une enveloppe de glace qui ne fond qu'au bout d'un quart d'heure. Vous aurez amassé à mon retour un véritable iceberg. Allons, il vaut mieux ne pas penser au mal avant qu'il arrive. Rêvons toujours. Croiriez-vous qu'un Romain pût dire de jolies choses et qu'il pût être tendre? Je veux vous montrer lundi des vers latins, que vous traduirez vous-même et qui viennent comme de cire à propos de nos disputes ordinaires. Vous verrez que l'antiquité vaut mieux que votre Wilhelm Meister.
LXIX
Mercredi, juin 1843.
Votre lettre était si bonne et si aimable, qu'elle a enlevé jusqu'au dernier nuage qui pouvait rester après l'orage de l'autre jour. Mais il me semble que nous ne serons sûrs tous les deux d'avoir oublié que lorsque nous aurons mis d'autres souvenirs entre notre querelle.
Pourquoi ne nous verrions-nous pas vendredi? Si cela ne vous dérange pas, vous me ferez le plus grand plaisir. J'espère qu'il fera beau temps. Vous me promettez, d'ailleurs, de me dire quelque chose qui doit être trop important pour pouvoir être différé. J'apporterai un livre espagnol et nous lirons, si vous voulez. Vous ne m'avez pas dit si vous me payeriez mes leçons. Le temps qui ne se passe pas à dire ce que vous appelez des folies me semble si mal employé, qu'il faut du moins que j'y gagne quelque chose. En fait d'impossibilités, ne pourrais-je aller vous voir et vous donner des leçons d'espagnol à domicile? Je m'appellerais don Furlano, etc., et vous serais adressé par madame de P***, comme une victime de la tyrannie d'Espartero. Je commence à trouver un peu dure cette dépendance où nous sommes du soleil et de la pluie. Je voudrais bien aussi faire votre portrait. Vous promettez souvent d'inventer quelque chose. Vous prétendez gouverner, mais en vérité vous vous acquittez assez mal de votre charge. Je ne puis juger que très-imparfaitement de vos possibles et de vos impossibles. Si vous méditiez sur le joli problème de se voir le plus souvent possible, ne feriez-vous pas une bonne action? J'aurais encore bien des choses à vous dire, mais il faudrait vous reparler de notre querelle et je voudrais en anéantir le souvenir. Je ne veux penser qu'au raccommodement qui s'en est suivi et que vous avez l'air de regretter. Ce serait cruel. Je suis bien assez fâché de devoir à un si mauvais motif tant de bonheur.
Adieu. Pensez à votre statue et animez-la sans la tourmenter d'abord.
LXX
Paris, 14 juin 1843.
Je suis bien heureux d'apprendre que vous allez mieux et bien fâché que vous ayez pleuré. Vous vous méprenez toujours sur le sens de mes paroles. Vous voyez de la colère ou de la méchanceté où il n'y a que de la tristesse. Je ne me souviens plus de ce que je vous ai dit cette fois, mais je suis sûr que je n'ai voulu dire qu'une chose, c'est que vous m'avez fait beaucoup de peine. Tous ces querelles qui surviennent entre nous me prouvent que nous sommes très-différents, et, comme, malgré cette différence-là, il y a entre nous une affinité grande,—c'est le Wahlverwandschaft de Goethe,—il résulte nécessairement un combat qui me fait souffrir. Lorsque je dis que je souffre, ce ne sont pas des reproches que je vous adresse. Je vois en noir ce qu'un instant auparavant j'avais vu en couleur de rose. Vous savez très-bien effacer ce noir avec deux paroles, et, ce soir, en lisant votre lettre, je pense avec bonheur que le soleil n'est peut-être pas perdu. Mais votre système de gouvernement est toujours le même; vous me ferez toujours enrager après m'avoir rendu par moments très-heureux. Quelqu'un plus philosophe que moi prendrait le bonheur quand il vient et ne se fâcherait pas du mal. C'est le défaut de ma nature de me rappeler tout le mal passé quand je souffre; mais aussi je me rappelle tout le bonheur quand je suis heureux. J'ai beaucoup travaillé à vous oublier depuis tantôt trois semaines, mais je n'y ai pas trop bien réussi. L'odeur de vos lettres a été une difficulté très-grande à la tâche que je m'étais imposée. Vous souvenez-vous que j'ai senti cette odeur indienne un jour que nous nous sommes fait beaucoup de peine et aussi, je crois, beaucoup de plaisir?
Je suis accablé d'affaires.
Écrivez-moi vite. J'ai travaillé beaucoup et à de drôles de choses. Je vous en parlerai quand nous nous verrons.
LXXI
Paris, samedi soir, 23 juin 1843.
Je commençais à être fort en peine de vous. Je craignais que l'humidité ne vous eût fait mal et je me reprochais de vous avoir raconté si longuement cette sotte histoire. Puisque vous ne vous êtes pas enrhumée et que vous n'avez pas eu de colères rentrées, je puis à mon tour me rappeler avec bonheur tous les moments que nous avons passés ensemble. Je trouve comme vous que, ce jour-là, nous avons été plus parfaitement—si parfaitement peut comporter du plus ou du moins—heureux que jamais. À quoi cela tient-il? Nous n'avons rien dit ni fait d'extraordinaire, si ce n'est de ne pas nous quereller. Et remarquez, s'il vous plaît, que c'est de vous que les disputes viennent toujours. Je vous ai cédé sur une infinité de points, et je n'ai pas été de mauvaise humeur pour cela. Je voudrais bien que le bon souvenir que vous gardez de cette journée vous profitât pour l'avenir. Pourquoi ne me dites-vous pas tout de suite ce que vous expliquez dans votre lettre tellement quellement, mais avec une certaine franchise qui me plaît? . . . . .
. . . . . .
Je suis flatté que mon conte vous ait amusée; mon amour-propre d'auteur s'est offensé pourtant que vous vous soyez contentée de l'analyse, assez décousue que je vous en ai faite. J'espérais que vous auriez demandé à le lire ou à l'entendre. Mais, puisque vous ne voulez pas, il faut en prendre son parti. Néanmoins, s'il faisait beau mardi, qui nous empêcherait de nous asseoir tous les deux sur nos sièges rustiques, et moi de vous faire la lecture? Il y en a pour une heure. Le mieux, c'est de nous promener tout bonnement. Le voulez-vous? Le programme sera de ne pas se disputer. Écrivez-moi vos intentions suprêmes. J'ai reçu madame de M*** et ses filles, florissantes toutes les trois. Rien de fixé pour mon départ. Il est fort prochain suivant toute apparence, mais pourtant ce n'est pas à un adieu définitif qu'il faut vous attendre.
LXXII
Paris, 9 juillet 1843.
Vous avez raison d'oublier les querelles si vous pouvez en venir à bout. Elles se grossissent, comme vous le dites fort bien, lorsqu'on les examine de près. Le mieux est de rêver toujours le plus longtemps possible, et, comme nous pouvons faire toujours le même rêve, cela ressemble fort à une réalité. Je vais assez bien depuis hier. J'ai dormi, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Il me semble même que je suis en meilleure humeur depuis que je me suis soulagé en exhalant mes vapeurs l'autre jour. C'est dommage que nous ne nous voyions pas le lendemain d'une querelle. Je suis sûr que nous serions parfaitement aimables l'un pour l'autre. Vous m'aviez promis de m'indiquer un jour; mais vous n'y avez pas pensé, ou, ce qui serait plus mal, vous avez cru indecorous de le faire. C'est cette préoccupation que vous avez sans cesse qui nous est bien souvent un sujet de brouillerie. À mesure que le moment de ne plus vous voir approche, je me sens plus mécontent de moi, et, pour le résultat, c'est comme si j'étais mécontent de vous. J'ai bien pu dire que vous vous contraignez beaucoup pour me plaire; je me prends sans cesse à me mettre en fureur contre cette contrainte même qui, dans ce qu'elle a de plus agréable, cache toujours un fond horriblement triste; mais rêver, c'est le plus sage. À quand? voilà toute la question.
Vous devriez bien me traduire un livre allemand qui me met au supplice. Rien n'est plus enrageant qu'un professeur allemand qui croit avoir une idée. Le titre est tentant: das Provocationsverfahren der Römer.
LXXIII
Paris, juillet 1843.
Voilà une lettre de vous bien aimable et presque tendre. Je voudrais être en disposition moins mélancolique pour en jouir entièrement. Tout ce que je puis faire de mieux, c'est de vous remercier de tout ce qu'il y a de bon dans cette lettre et de ne pas vous parler des idées plus ou moins tristes qui me viennent à son sujet. Le malheur, c'est que je ne rêve pas aussi complètement que vous. Mais laissons cela et parlons d'autre chose. Je partirai dans dix jours. J'ai été hier à la campagne faire une visite et j'en suis revenu très-las et très-triste. Las, parce que je me suis ennuyé, et triste, parce que je songeais que c'était un beau jour perdu. Ne vous faites-vous jamais un pareil reproche? J'espère que non. Quelquefois, je crois que vous sentez tout ce que je sens, puis viennent des drawbacks, et alors je doute de tout.
Adieu; si je continuais à vous écrire, je dirais des choses que vous ne comprendriez pas comme je les dirais. . . . . .
. . . . . . .
LXXIV
Jeudi soir, 28 juillet 1843.
J'ai lu votre lettre (je parle de la première) une vingtaine de fois au moins depuis que je l'ai reçue, et, chaque fois, elle m'a fait éprouver une impression nouvelle et en général fort triste, mais jamais elle ne m'a mis en colère. J'ai cherché très-inutilement à y répondre. J'ai pris très-inutilement un grand nombre de partis, et je reste ce soir aussi incertain et aussi triste que la première fois. Vous avez assez bien deviné mes pensées, peut-être pas entièrement. Vous ne pourriez jamais les deviner toutes. J'en change d'ailleurs si souvent, que ce qui est vrai dans un moment cesse de l'être quelque moments après. Vous avez tort de vous accuser. Vous n'avez, je pense, pas d'autre reproche à vous faire que ceux que je me fais. Nous nous laissons rêver sans vouloir être éveillés. Peut-être sommes-nous trop vieux pour rêver ainsi de propos délibéré. Pour ma part, j'approuve le mot de ce Turc; mais rien, ne serait-ce pas le pire? J'ai beaucoup varié sur ce point. Plusieurs fois, il m'est venu en tête de ne pas vous répondre et de ne plus vous voir. Cela est fort raisonnable et peut très-bien se soutenir. L'exécution est plus difficile. À ce propos, vous avez tort de m'accuser de ne plus vouloir nous voir. Je n'en ai pas dit un mot. Est-ce encore une pensée que vous avez surprise? Vous, au contraire, vous me la dites très-nettement. Il y aurait encore autre chose à faire ce serait de ne pas s'écrire un mot pendant le voyage que je vais faire, de penser à nous ou à toute autre chose, et de se revoir ou de ne pas se revoir au retour, suivant que la réflexion le conseillerait. Cela est encore assez raisonnable, mais d'exécution embarrassante. Quand je ne pense plus à votre lettre et seulement à votre amabilité, savez-vous ce que je voudrais? c'est nous revoir encore une fois. Cette affaire de l'hôtel de Cluny m'a forcé à retarder mon départ. Je devrais être en route. Je crains de ne pouvoir pas signer un maudit procès-verbal où il faut que mon nom soit avant lundi. Puisque vous aviez envie de me parler lundi, peut-être n'auriez-vous pas d'objections à me dire définitivement adieu samedi.
En vous parlant de cela, j'ai peut-être tort. Dieu sait en quelle disposition vous êtes! Après tout, vous pouvez fort bien dire non. Je vous promets de ne m'en pas fâcher.
LXXV
Paris, jeudi soir, 2 août 1843.
Je suis moins poétique que vous. La χθὡν εὑρυοδεἱη, c'est-à-dire la large terre, malgré le mackintosh, était encore plus froide que vous, et j'en suis enrhumé, mais sans rancune. J'en aurais à lire tout ce que vous me dites et que vous croyez agréable. Combien de mais toujours! que vous êtes ingénieuse à ôter aux autres et à vous-même l'enchantement qu'ils peuvent avoir! Je dis enchantement, et j'ai tort sans doute; car je ne crois pas que les marmottes en aient. Vous étiez un de ces jolis animaux-là avant que Brahma envoyât votre âme dans un corps de femme. À la vérité, vous vous réveillez quelquefois, et, comme vous dites fort bien, c'est pour quereller. Soyez donc bonne et gracieuse comme vous savez l'être. Malgré ma mauvaise humeur, j'aime mieux vous voir avec vos grands airs indifférents que de ne pas vous voir du tout. Je vous disais bien que toute cette botanique ne valait rien; mais vous voulez toujours faire à votre tête. J'ai découvert des choses encore plus curieuses que des courses champêtres sur des indices moins évidents. Croyez-moi, jetez au feu toutes ces fleurs fanées, et venez en chercher de nouvelles.
Adieu.
LXXVI
Paris, 5 août 1843.
J'attendais une lettre de vous avec bien de l'impatience, et plus elle tardait, plus je m'attendais à des seconds mouvements et à toutes leurs vilaines conséquences. Comme j'étais préparé à toutes les injures de votre part, votre lettre m'a paru meilleure qu'en un autre moment. Vous me dites que vous avez été heureuse aussi, et ce mot efface tous les autres qui précèdent et qui suivent pour l'affaiblir. C'est ce que vous m'avez dit de mieux depuis longtemps, c'est presque la seule fois où je vous ai senti un cœur fait comme un autre. Quelle radieuse promenade! Je ne suis nullement malade et j'étais l'autre jour assez heureux pour en garder de la santé et de la bonne humeur pour longtemps. Si le bonheur passe vite, il peut se renouveler. Malheureusement, le temps se gâte, puis vous parlez de voyage. Peut-être cette pluie vous a-t-elle ôté l'envie de courir. Pour moi, elle m'ôte jusqu'à la force de faire des projets. Pourtant, s'il y avait un bon jour avant votre départ, ne ferions-nous pas bien d'en profiter et de dire adieu pour longtemps à notre parc et à nos bois? Je ne reverrai plus leurs feuilles de cette année du moins, et cette idée-là m'attriste. J'espère que vous les regretterez aussi. Quand vous verrez un rayon de soleil, prévenez-moi, et allons retrouver nos châtaignes et notre montagne. Vous avez pensé à moi et à nous pendant un moment bien court, mais le souvenir n'en reste-t-il pas bien longtemps?
LXXVII
Vézelay, 8 août 1843, au soir.
Je vous remercie de m'avoir écrit un mot avant mon départ. C'est l'intention qui m'a fait plaisir et non l'expression de votre lettre. Vous me dites des choses fort extraordinaires. Si vous pensez la moitié de ce que vous dites, le plus sage serait de ne plus nous revoir. L'affection que vous avez pour moi n'est chez vous qu'une espèce de jeu d'esprit. Vous êtes toute esprit. Vous êtes une de ces chilly women of the North, vous ne vivez que par la tête. Ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez pas. J'aime mieux vous répéter encore que je suis fâché de vous avoir fait de la peine, que ç'a été indépendant de ma volonté et que je vous en demande pardon. Nos caractères sont aussi différents que nos stamina. Que voulez-vous! vous pouvez quelquefois deviner mes pensées, mais vous ne me comprendrez jamais.
Je suis ici dans une horrible petite ville perchée sur une haute montagne, assassiné par les provinciaux, et fort préoccupé d'un speech que je dois faire demain. Je représente, et vous me connaissez assez pour savoir combien le métier d'homme public m'est odieux. J'ai pour me consoler un compagnon de voyage très-aimable et une admirable église qui me doit de ne pas être par terre à l'heure qu'il est. Lorsque j'ai vu cette église pour la première fois, c'était fort peu de temps après vous avoir vue à ***. Je me demandais aujourd'hui si nous étions plus fous alors que maintenant.
Ce qu'il y a de certain, c'est que nous nous faisions l'un de l'autre une idée probablement très-différente de celle que nous avons maintenant. Si nous avions su alors combien nous nous ferions enrager l'un l'autre, croyez-vous que nous nous serions revus? Il fait un froid affreux, de la pluie, et des éclairs au milieu de tout cela. J'ai une rame de prose officielle à écrire, et je vous quitte d'autant plus facilement que ce ne sont pas des tendresses que j'aurais à vous dire. Je suis aussi mécontent de moi-même que de vous. C'est cependant la force des choses à qui j'en veux le plus. Je serai à Dijon dans quelques jours. Si vous vouliez m'écrire là, vous me feriez plaisir, surtout si vous trouviez sous votre plume quelque chose de moins brutal que votre dernière lettre. Vous ne pouvez vous faire une idée d'une de nos soirées d'auberge. Parmi les idées les plus riantes qui me viennent à l'esprit, je pense à aller passer quelque part en Italie le temps qui doit s'écouler entre ma tournée et le voyage d'Alger. Je me figure que, de votre côté, vous avisez aux moyens d'être à la campagne lorsque je reviendrai à Paris. Que deviendront tous ces projets-là? En partant, j'ai vu M. de Saulcy, qui venait de recevoir une lettre de Metz. On lui faisait un grand éloge de votre frère, qui plaît beaucoup aux gens à qui on l'a recommandé. Je vous aurais écrit cela plus tôt sans les mille et un tracas du départ.
Adieu. Il me semble que je me trouve mieux pour avoir un peu causé avec vous. Si j'avais plus de papier et moins de rapports à faire, je serais capable, je crois, de vous dire maintenant quelque chose de tendre. Vous savez que mes colères finissent ordinairement de la sorte.
À Dijon, poste restante, et n'oubliez pas mes titres et qualités!
LXXVIII
Avallon, 14 août 1843.
Je croyais être le 10 à Lyon, j'en suis encore à plus de soixante lieues. Il faut que je m'arrête à Autun ayant d'avoir de vos nouvelles. Si vous êtes aimable, vous m'écrirez encore à Lyon. Je suis de plus en plus content de Vézelay. La vue en est admirable, et puis j'ai quelquefois du plaisir à être seul. En général, je me trouve assez mauvaise compagnie; mais, quand je suis triste sans avoir de grands motifs pour l'être, quand cette tristesse n'est pas de la colère rentrée, alors je me plais dans une solitude complète; J'étais dans cette disposition les derniers jours que j'ai passés à Vézelay. Je me promenais ou je me couchais au bord d'une certaine terrasse naturelle qu'un poète pourrait bien appeler un précipice, et, là, je philosophais sur le moi, sur la Providence, dans l'hypothèse qu'elle existe. Je pensais à vous aussi, et plus agréablement qu'à moi. Mais cette pensée-là n'était pas la plus gaie, parce que, aussitôt quelle venait, je me représentais combien je serais heureux de vous voir auprès de moi dans ce coin ignoré. Et puis, et puis tout cela se terminait par cette autre pensée plus désolante, que vous étiez bien loin, qu'il n'était pas facile de se voir et pas sûr même que vous le voulussiez bien. Ma présence à Vézelay a beaucoup intrigué la population. Lorsque je dessinais, surtout lorsque je me servais d'une chambre claire, un rassemblement considérable se formait autour de moi, et c'était à qui bâtirait des conjectures sur mon genre d'occupation. Cette célébrité ne laissait pas d'être fort ennuyeuse, et j'aurais bien voulu avoir avec moi un janissaire pour contenir les curieux. Ici, je suis rentré dans la foule. Je suis venu pour voir un vieil oncle que je ne connaissais guère. Il a fallu rester deux jours avec lui. Pour ma peine, il m'a mené voir quelques têtes sans nez qui proviennent d'une fouille faite aux environs. Je n'aime pas les parents. On est obligé d'être familier avec des gens qu'on n'a jamais vus parce qu'ils se trouvent fils du même père que votre père. Mon oncle est cependant un très-brave homme, point trop provincial, et peut-être je le trouverais aimable si nous avions deux idées communes. Les femmes sont ici aussi laides qu'à Paris. En outre, elles ont des chevilles grosses comme des poteaux. À Nevers, il y avait d'assez jolis yeux. Point de costumes nationaux. Outre nos perfections morales, nous avons l'avantage d'être le peuple le plus rabougri et le plus laid de l'Europe. Je vous envoie un bout de plume de chouette que j'ai trouvée dans un trou de l'église abbatiale de la Madeleine de Vézelay. L'ex-propriétaire de la plume et moi, nous nous sommes trouvés un instant nez à nez, presque aussi inquiets l'un que l'autre de notre rencontre imprévue. La chouette a été moins brave que moi et s'est envolée. Elle avait un bec formidable et des yeux effroyables, outre deux plumes en manière de cornes. Je vous envoie cette plume pour que vous en admiriez la douceur, et puis parce que j'ai lu dans un livre de magie que, lorsqu'on donne à une femme une plume de chouette et quelle la met sous son oreiller, elle rêve de son ami. Vous me direz votre rêve.
Adieu.
LXXIX
Saint-Lupicin, 15 août 1843, au soir.
À 600 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Au milieu d'un océan de puces très-agiles
et très-affamées.
Votre lettre est diplomatique. Vous pratiquez l'axiome que la parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée. Heureusement pour vous, le post-scriptum m'a désarmé. Pourquoi dites-vous en allemand ce que vous pensez en français? Serait-ce que vous ne le pensez qu'en allemand, c'est-à-dire que vous ne le pensez guère? Je ne veux pas le croire. Mais il y a en vous des choses qui m'irritent au dernier point. Comment êtes-vous encore timide avec moi? Pourquoi n'avez-vous jamais voulu me dire quelque chose qui m'aurait fait tant déplaisir? Croyez-vous qu'il y ait des équivalents dans une langue étrangère?
Vous ne vous figurez pas le lieu où je suis.
Saint-Lupicin est dans les montagnes du Jura. C'est laid au dernier point, sale et peuplé de puces. Je vais être obligé de me coucher tout à l'heure et je vais passer une nuit comme mes nuits d'Éphèse. Malheureusement, à mon réveil, je ne trouverai ni lauriers, ni ruines grecques. Quel vilain pays! Je pense souvent que, si les chemins de fer se perfectionnaient, nous pourrions aller ensemble dans un lieu semblable et qu'alors il s'embellirait. Il y a ici une immense quantité de fleurs, un air singulièrement pur et vif; on entend la voix humaine à une lieue de distance. Pour vous prouver que je pense à vous, voici une petite fleur cueillie dans ma promenade au coucher du soleil. C'est la seule qui se puisse envoyer. Toutes les autres sont colossales.—Que faites-vous? À quoi pensez-vous? Vous ne me diriez jamais à quoi vous pensez réellement, et c'est folie à moi de vous le demander. Depuis mon départ, j'ai eu peu de bons moments. Un ciel d'un gris de plomb, tous les accidents et toutes les misères possibles. Une roue cassée, un œil en compote; tout cela est raccommodé tant bien que mal. Mais ce à quoi je ne m'habitue pas, c'est à la solitude. Il me semble que, cette année, elle m'est plus pénible qu'à l'ordinaire. Je veux dire la solitude avec le mouvement. Il n'y a rien de plus triste. Il me semble que, si j'étais en prison, je serais plus à mon aise qu'à courir ainsi le pays. Je regrette surtout nos promenades. Vous me faites plaisir en me disant que vous aimez toujours nos bois. J'espère que nous les reverrons, et cependant mon malheureux voyage s'allonge démesurément. Le département du Jura, avec ses montagnes et ses chemins de traverse, me retarde de plus de dix jours. Je vais de désappointement en désappointement. Encore si c'étaient les premières montagnes que je visse. Je n'ai nulle envie d'aller en Italie. C'est une invention de votre part. Votre lettre m'a fait tantôt plaisir et tantôt m'a fait enrager. J'y vois quelquefois entre les lignes les choses les plus tendres du monde. D'autres fois, vous me paraissez encore plus chilly que de coutume. Il n'y a que le post-scriptum qui me satisfasse. Je ne l'ai vu que tard. Il est à une si grande distance du reste de la lettre! Si vous m'écrivez tout de suite, écrivez-moi à Besançon; sinon, adressez votre lettre chez moi à Paris. Je ne sais pas où je serai dans huit jours d'ici.
LXXX
Paris, lundi, septembre 1843.
Nous nous sommes séparés l'autre jour également mécontents l'un de l'autre. Nous avions tort tous les deux, car c'est la force des choses qu'il fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne pas nous revoir de longtemps. Il est évident que nous ne pouvons plus maintenant nous trouver ensemble sans nous quereller horriblement. Tous les deux, nous voulons l'impossible: vous, que je sois une statue; moi, que vous n'en soyez pas une. Chaque nouvelle preuve de cette impossibilité, dont au fond nous n'avons jamais douté, est cruelle pour l'un et pour l'autre. Pour ma part, je regrette toute la peine que j'ai pu vous donner. Je cède trop souvent à des mouvements de colère absurde. Autant vaudrait-il se fâcher de ce que la glace est froide.
J'espère que vous me pardonnerez maintenant; il ne me reste nulle colère, seulement une grande tristesse. Elle serait moindre si nous ne nous étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu'à distance. Vieux l'un et l'autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. En attendant, dans le malheur ou dans le bonheur, souvenez-vous de moi. Je vous ai demandé cela il y a je ne sais combien d'années. Nous ne pensions guère alors à nous quereller.
Adieu encore, pendant que j'ai du courage.
LXXXI
Paris, jeudi, 6 septembre 1843.
Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous sommes demeurés si peu de temps ensemble, que je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop savoir si j'étais une réalité. Quand nous verrons-nous? Je fais en ce moment le métier le plus bas et le plus ennuyeux: je sollicite pour l'Académie des inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ridicules, et souvent il me prend des envies de rire de moi-même, que je comprime pour ne pas choquer la gravité des académiciens que je vais voir. C'est un peu à l'aveugle que je me suis embarqué, ou plutôt qu'on m'a embarqué dans cette affaire. Mes chances ne sont point mauvaises, mais le métier est des plus rudes, et le pire de tout, c'est que le dénoûment se fera longtemps attendre: vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en Algérie cette année. La seule réflexion qui me console, c'est que je resterai ici et que, par conséquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir? Dites-moi que oui et gâtez-moi bien. Je suis tellement abruti par ces ennuyeuses visites, que j'ai besoin de toutes vos câlineries, et des plus tendres, pour me donner un peu de courage et de vie.
Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions. J'y mets quelque amour-propre, comme à une partie d'échecs engagée avec un adversaire habile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain m'affecte le quart autant qu'une de nos querelles. Mais quel vilain métier que celui de solliciteur! Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un académicien, et je me vois in the mind's eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant. Mais j'ai fait de drôles de rencontres.
Adieu.
LXXXII
Septembre 1843.
Je m'ennuie beaucoup de vous, pour me servir d'une ellipse que vous affectionnez. Je ne me représentais pas l'autre jour, clairement du moins, que nous nous disions adieu pour bien longtemps. Est-ce vrai maintenant que nous ne nous verrons plus? Nous nous sommes quittés sans nous parler, sans nous regarder presque. C'était comme l'autre jour, à la cause près. Je sentais une espèce de bonheur calme qui ne m'est pas ordinaire. Il m'a semblé pour quelques instants que je ne désirais rien de plus. Maintenant, si nous pouvons retrouver ce bonheur-là, pourquoi nous le refuserions-nous? Il est vrai que nous pouvons encore nous quereller, comme cela nous est arrivé tant de fois. Mais qu'est-ce que le souvenir d'une querelle auprès de celui d'un raccommodement! Si vous pensez la moitié de tout cela, vous devez avoir envie de refaire encore une de nos promenades. Je vais faire un petit voyage la semaine prochaine. Samedi, si vous voulez, ou bien mardi prochain, nous pourrions nous voir. Je ne vous ai pas écrit plus tôt parce que je m'étais persuadé que vous seriez la première à me parler de revoir nos bois. Je me suis trompé, mais je ne vous en veux pas beaucoup. Vous avez le secret de me faire oublier bien des choses, de substituer chez moi une impression à la raison. Encore une fois, je ne vous le reproche pas. On est heureux de pouvoir rêver ainsi.
LXXXIII
Paris, septembre 1843.
Nos lettres se sont croisées. Vous aurez vu, j'espère, que ma colère, que je regrette beaucoup, n'a pas eu la cause que vous lui supposez. Mais votre lettre me prouve qu'il nous est impossible de ne pas nous quereller. Nous sommes trop différents. Vous avez tort de vous repentir de ce que vous avez fait: c'est moi qui ai eu tort de vouloir que vous fussiez autre que vous n'êtes. Croyez que je n'ai nullement changé à votre égard. Je regrette par-dessus tout de vous avoir quittée de la sorte, mais il y a des moments où l'on ne peut être de sang-froid. Je désirerais vous revoir maintenant pour retrouver auprès de vous un de nos beaux rêves de cet été, et vous dire adieu alors pour longtemps en demeurant sur une impression douce et tendre. Vous trouverez cette idée-là fort absurde. Cependant, elle me poursuit, et je ne puis m'empêcher de vous la dire. Refusez, vous ferez peut-être bien. Je crois que maintenant j'aurai assez d'empire sur moi pour ne pas me mettre en colère. Je n'en répondrais pas cependant. Le parti que vous prendrez sera le bon. Je ne puis vous promettre que les meilleures intentions du monde d'être calme et résigné.
LXXXIV
Avignon, 29 septembre.
Il y a bien des jours que je n'ai reçu de vos nouvelles et presque aussi longtemps que je ne vous ai écrit. Mais, moi, je suis excusable. En vérité, le métier que je fais est des plus fatigants. Tout le jour, il faut ou marcher ou courir la poste, et, le soir, malgré la fatigue, il faut brocher une douzaine de pages de prose. Je ne parle que des écritures ordinaires, car, de temps en temps, j'ai à faire la chouette à mon ministre. Mais, comme ils ne lisent pas, je puis impunément dire toutes les bêtises possibles.
Le pays que je parcours est admirable, mais les gens y sont bêtes à outrance. Personne n'ouvre la bouche si ce n'est pour faire son éloge, et cela depuis l'homme qui porte un habit noir jusqu'au portefaix. Aucune apparence de ce tact qui fait le gentleman et que j'ai retrouvé avec tant de plaisir parmi les gens du peuple en Espagne. À cela près, il est impossible de voir un pays qui ressemble plus à l'Espagne. L'aspect du paysage et de la ville est le même. Les ouvriers se couchent à l'ombre ou se drapent de leurs manteaux d'un air aussi tragique que les Andalous. Partout l'odeur d'ail et d'huile se marie à celle des oranges et du jasmin. Les rues sont couvertes de toiles pendant le jour, et les femmes ont de petits pieds bien chaussés. Il n'y a pas jusqu'au patois qui n'ait de loin le son de l'espagnol. Un plus grand rapport se trouve encore produit par l'abondance des cousins, puces, punaises, qui ne permettent pas de dormir. J'ai encore deux mois à mener cette vie avant de revoir des êtres humains! Je pense sans cesse à mon retour à Paris, et mon imagination me peint je ne sais combien de délicieux moments passés avec vous. Peut-être ce que je puis espérer de mieux, c'est de vous voir une minute de loin et d'obtenir un petit signe de tête en manière de reconnaissance. . . . . .
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Vous me demandez un dessin de chapiteau roman. Je n'en ai plus un seul. J'ai envoyé tous mes croquis à Paris. Ensuite, un chapiteau vous intéresserait peu. Ce sont ou des diables, ou des dragons, ou des saints qui en font la décoration. Les diables des premiers siècles du christianisme n'ont rien de bien séduisant. Pour les dragons et les saints, je suis sûr que vous en faites peu de cas. J'ai commencé à dessiner pour vous un costume maçonnais. C'est le seul que j'aie rencontré qui ait quelque grâce; encore la ceinture est-elle si drôlement placée, que la taille la plus fine ne paraît pas différente de la plus grosse. Il faut une organisation physique particulière pour porter ce costume. Lebon marché des cotonnades et la facilité des communications avec Paris ont fait disparaître les costumes nationaux.
10 septembre.—Je me suis donné une espèce d'entorse hier au soir. Je vous écris un pied sur une chaise, dans un état de fureur difficile à décrire. Quand mon pied désenflera-t-il? That is the question. Si j'étais obligé de passer cinq à six jours de plus ici, je ne sais ce que je deviendrais. Je crois que j'aimerais mieux être sérieusement malade que d'être ainsi arrêté par une petite misère. Pourtant, cela me fait assez souffrir.
Avignon est rempli d'églises et de palais, tous munis de hautes tours avec créneaux et mâchicoulis. Le palais des papes est un modèle de fortification pour le moyen âge. Cela prouve quelle aimable sécurité régnait dans ce pays vers le XIIIe ou XIVe siècle. Dans le palais des papes, on monte une centaine de marches d'un escalier tortueux, puis tout à coup on se trouve vis-à-vis une muraille. En tournant la tête, on voit, à quinze pieds plus haut, la continuation de l'escalier, où l'on ne peut parvenir que par une échelle. Il y a aussi des chambres souterraines qui servaient à l'inquisition. On montre les fourneaux où l'on chauffait les ferrements pour torturer les hérétiques, et les débris d'une machine très-compliquée pour donner la question. Les Aviguonnais sont aussi fiers de leur inquisition que les Anglais de leur Magna Charta. «Nous aussi, disent-ils, nous avons eu des auto-da-fé, et les Espagnols n'en ont eu qu'après nous!»
J'ai vu à Vienne, il y a quelques jours, une statue antique qui a bouleversé toutes mes idées sur la statuaire romaine. J'avais toujours vu le beau idéal de convention intervenir dans l'imitation de la nature. Là, c'est tout différent. Cette statue représente une grosse maman bien grasse, avec une gorge énorme un peu pendante et des plis de graisse le long des côtes, comme Rubens en donnait à ses nymphes. Tout Cela est copié avec une fidélité surprenante à voir. Qu'en disent Messieurs de l'Académie?
Adieu, voici l'heure de la poste. Écrivez-moi à Montpellier, puis à Carcassonne. J'espère que je ne serai pas trop longtemps sans aller chercher votre lettre, qui me rend toujours si heureux.
Adieu encore.
LXXXV
Toulon, 2 octobre.
J'ai été longtemps sans vous écrire, chère amie. Aussitôt que mon pied a été rendu à ses proportions ordinaires, j'ai voulu réparer le temps perdu en faisant des courses dans le Comtat. J'ai été à même d'apprécier la différence qui existe entre les cousins de Carpentras, d'Orange, Cavaillon, Apt et autres lieux. Ils possèdent presque tous la propriété d'empêcher un honnête-homme de dormir. Je ne vous parlerai pas des belles choses que j'ai vues ni des humbugs que j'ai découverts. Mais savez-vous ce que c'est qu'un draquet? C'est la même chose qu'un fantasty. Voici l'explication de ces deux mots barbares: vous saurez d'abord que la richesse du département de Vaucluse consiste surtout en soies. Dans chaque maisonnette de paysan, on élève des vers et on file la soie, d'où résulte d'abord une odeur infecte, ensuite que très-souvent on trouve des écheveaux de soie accrochés aux buissons. Vers le soir, il y a des paysannes assez imprudentes pour ramasser ces écheveaux et les mettre dans leur panier. Le panier s'alourdit peu à peu, toujours augmentant de poids, si bien que l'on est tout en nage à le porter. Lorsque, après une longue et pénible marche, on arrive aux abords d'un ruisseau, alors le panier devient réellement insupportable et on est obligé de le mettre à terre. Aussitôt il en sort un petit être à grosse tête, ricanant toujours, emmanché d'une espèce de queue de lézard, qui se plonge dans le ruisseau en disant: «M'as ben pourta!» ce qui veut dire en provençal ou dans l'idiome des draquets: «Tu m'as bien porté!» J'ai vu déjà plus d'une femme qui avait été ainsi mystifiée par ces démons espiègles, et je suis désolé de n'en pas avoir rencontré moi-même. J'aurais eu le plus grand plaisir à faire connaissance avec eux.
Ma tournée s'allonge à mesure que les jours accourcissent. Je vais demain à Fréjus pour aller de là aux îles de Lérins, où je trouverai peut-être les ruines de la première église chrétienne d'Occident. Je suis plus qu'à demi persuadé que je ne trouverai rien du tout. Mais il faut faire son métier en conscience et inspecter tout ce qu'il y a d'historique.
Il est impossible de voir rien de plus sale et de plus joli que Marseille. Sale et joli convient parfaitement aux Marseillaises. Elles ont toutes de la physionomie, de beaux yeux noirs, de belles dents, un très-petit pied et des chevilles imperceptibles. Ces petits pieds sont chaussés de bas cannelle, couleur de la boue de Marseille, gros et raccommodés avec vingt cotons de nuances différentes. Leurs robes sont mal faites, toujours fripées et couvertes de taches. Leurs beaux cheveux noirs doivent la plus grande partie de leur lustre au suif de chandelle. Ajoutez à cela une atmosphère d'ail mêlée de vapeur d'huile rance, et vous pouvez vous représenter la beauté marseillaise. Quel dommage que rien ne soit complet dans le monde! Eh bien, elles sont ravissantes malgré tout. Voilà un vrai triomphe.
Mes soirées, qui sont bien longues maintenant, commencent à m'ennuyer horriblement. Il est vrai que j'ai, en général, des volumes de lettres à écrire et des rapports à faire pour mes deux ou trois ministres. Ces douces occupations ne m'empêchent pas d'avoir le spleen depuis trois semaines. Je fais les rêves les plus noirs du monde, et mes pensées ne sont pas d'une couleur plus gaie. Pas un mot de vous! J'en aurais bien besoin pourtant. Si vous m'écrivez tout de suite, adressez votre lettre à Carcassonne. Il me faut une lettre de vous pour me ranimer. . . . . .
. . . . . . .
Après Carcassonne, j'irai à Perpignan, à Toulouse et à Bordeaux. J'espère bien y trouver un souvenir de vous. Je n'ai pas achevé le croquis que je vous destine. Je vous l'apporterai à Paris. Dites-moi ce que je pourrai vous apporter encore qui vous fasse plaisir. Voici une fleur d'un arbrisseau épineux qui croît aux environs de Marseille et qui a une odeur de violette très-suave.
Adieu.
LXXXVI
Paris, vendredi matin, 3 novembre 1813.
Est-il possible que vous ne puissiez me dire tout ce que vous écrivez? Quelle est donc cette timidité bizarre qui vous empêche d'être franche et qui vous fait chercher les mensonges les plus extraordinaires, plutôt que de laisser échapper un mot de vérité qui me ferait tant de plaisir? Parmi les bons sentiments dont vous me parlez, il y en a un que je ne comprends pas, dites-vous; et vous ne cherchez pas à me le faire comprendre, je ne le devine même pas. Quant aux deux autres, je vous avoue que je ne suis guère plus habile. Croyez-vous au diable? Suivant moi, toute la question est là. S'il vous fait peur, arrangez-vous pour qu'il ne vous emporte pas. Si le diable est hors de cause en cette affaire, comme je le suppose, reste à se demander si l'on fait du mal ou du tort à quelqu'un. Je vous dis mon catéchisme. C'est, je crois, le meilleur, mais je ne vous le garantis pas. Je n'ai jamais cherché à faire des conversions, mais, jusqu'à présent, on n'a pu faire la mienne. Vous vous adressez, d'ailleurs, des reproches plus sévères que je ne vous en adresse. Quelquefois, je cède à la tristesse et à l'impatience. Rarement je vous accuse, sinon parfois de ce manque de franchise qui me met dans une défiance presque continuelle avec vous, obligé que je suis de chercher toujours votre idée sous un déguisement. Si j'avais été bien convaincu de ce que vous m'avez dit l'autre jour, j'en serais très-malheureux, car je ne pourrais souffrir de vous faire de la peine. Voyez pourtant qu'à force de dire tantôt blanc, tantôt noir, vous me faites douter de tout. Je ne sais plus ce que vous pensez, ce que vous sentez. Parlons donc une fois à cœur ouvert.
LXXXVII
Perpignan, 14 novembre.
. . . . .
Vous aviez été si longtemps sans m'écrire, que je commençais à être inquiet. Et puis j'étais tourmenté d'une idée saugrenue que je n'ai pas osé vous dire. Je visitais les arènes de Nîmes avec l'architecte du département, qui m'expliquait longuement les réparations qu'il avait fait faire, lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau charmant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps gris de lin, avec les ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J'interrompis l'architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il n'en avait jamais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau ne s'envola que lorsque j'étais assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai retrouvé à tous les étages de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de compagnon et son vol était sans bruit, comme celui d'un oiseau nocturne.
Le lendemain, je retournai aux arènes et je revis encore mon oiseau. J'avais apporté du pain, que je lui jetai. Il le regarda, mais n'y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant à la forme de son bec qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu'il n'existait pas dans le pays d'oiseau de cette espèce.
Enfin, à la dernière visite que j'ai faite aux arènes, j'ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau de jour, n'aurait jamais dû se hasarder.
Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous la forme d'un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j'ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j'ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux.
Je suis arrivé ici avec un temps affreux. Une pluie comme on n'en voit jamais dans le Nord a inondé toute la campagne, coupé les routes, changé tous les ruisseaux en grosses rivières. Il m'est impossible de sortir de la ville pour aller à Serrabonne, où j'ai affaire. Je ne sais combien de temps cela durera.
Il y a une foire à Perpignan, et de plus les Espagnols qui fuient l'épidémie encombrent la ville, si bien que je n'ai pu trouver à me loger dans une auberge. Si je n'étais parvenu à émouvoir la commisération d'un chapelier, j'aurais été réduit à coucher dans la rue. Je vous écris dans une petite chambre bien froide, à côté d'une cheminée qui fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La servante qui me sert ne parle que catalan et ne me comprend que lorsque je lui parle espagnol. Je n'ai pas un livre et je ne connais personne ici. Enfin, le pire de tout, c'est que, si le vent du nord ne s'élève pas, je resterai ici je ne sais combien de jours, sans même la ressource de retourner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer ma retraite ne tient plus à rien, et, si l'eau grossit, il sera emporté. Admirable situation pour faire des réflexions et pour écrire ses pensées. Mais des pensées, je n'en ai guère maintenant. Je ne sais que m'impatienter. J'ai à peine la force de vous écrire. Vous ne me parlez pas d'une lettre que je vous ai écrite d'Arles. Peut-être s'est-elle croisée avec la vôtre?
J'ai été à la fontaine de Vaucluse, où j'ai eu quelque envie d'écrire votre nom; mais il y avait tant de mauvais vers, de Sophies, de Carolines, etc., que je n'ai pas voulu profaner votre nom en le mettant en si mauvaise compagnie. C'est l'endroit le plus sauvage du monde. Il n'y a que de l'eau et des rochers. Toute la végétation se réduit à un figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu des pierres, et à des capillaires très-élégantes dont je vous envoie un échantillon. Lorsque vous avez bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne saviez peut-être pas que cette plante avait une forme aussi jolie.
Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je ne sais pas du tout quelle route je prendrai. Il est possible que je revienne par Bordeaux. Mais, si le temps ne s'améliore pas, je reviendrai par Toulouse. Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt. J'espère trouver une lettre de vous à Toulouse. S'il n'y en avait pas, je vous en voudrais mortellement.
Adieu.
LXXXVIII
Paris, 17 novembre 1843.
Il me semble vous voir d'ici avec la mine que vous me faites quelquefois; j'entends votre mine des mauvais jours; je crains, outre votre mauvaise humeur, que vous ne vous soyez enrhumée. Rassurez-moi bien vite sur ces deux points. Vous avez été si bonne et si gracieuse, que je vous pardonnerais, je crois, un retour à la mauvaise humeur, pourvu que vous me disiez que notre promenade ne vous a pas fait de mal. J'ai dormi presque toute la journée, de ce demi-sommeil que vous aimez. Le froid qu'il fait me désespère. Il y avait autrefois un été de la Saint-Martin, qui consolait un peu de la chute des feuilles. Je crains que cela n'ait passé comme bien des choses de ma jeunesse. Écrivez-moi, chère amie; dites-moi que vous vous portez bien, que vous ne m'en voulez pas de mes reproches. Vous ne me corrigerez pas de ce défaut-là. Si je n'étais habitué à penser tout haut avec vous, je serais presque tenté d'être toujours en colère, car vous êtes si aimable alors, qu'on ne peut se repentir du chagrin qu'on a dû vous causer; cependant, je me souviens seulement des moments où nous avons l'un et l'autre les mêmes pensées, et où il me semblait que vous oubliez et mon importunité et votre orgueil. On m'apporte votre lettre. Je vous en remercie de cœur. Vous êtes aussi bonne, aussi charmante que vous l'étiez avant-hier; de votre part, c'est doublement beau, car les choses aimables que vous me dites, vous les sentez encore et ce n'est pas la peur de mes colères qui vous les dicte. Si vous saviez tout le plaisir que me fait un mot de vous qui vient de vous-même, vous en seriez moins avare. J'espère que vous ne changerez pas de situation d'âme.
Je suppose que vous vous êtes fort amusée à votre bal d'hier. Moi, je suis allé aux Italiens, d'où l'on nous a proposé de nous mettre à la porte, Ronconi étant ivre ou en prison pour dettes. Enfin, à force de crier, nous avons eu l'Elisir d'amore; puis je suis rentré chez moi et j'ai corrigé des épreuves jusqu'à trois heures du matin. Vous croyez que l'Académie m'occupe fort? Je m'aperçois que j'y pense aujourd'hui pour la première fois. Je n ai guère de chances de réussir. Savez-vous quelque sortilège pour que mon nom sorte de la boîte de sapin nommée urne?
LXXXIX
Paris, mardi soir, 22 novembre 1843.
J'ai eu une bonne part de votre courbature. C'est la réaction d'une contrariété morale sur le physique. J'ai quelque peine à croire que votre entêtement soit bien involontaire. Le fût-il en effet, vous auriez toujours tort, ce me semble. Qu'en résulte-t-il? Vous parvenez, en donnant de mauvaise grâce, à ôter du mérite à un sacrifice que vous faites. Vous n'en sentez que plus vivement la peine de ce sacrifice, puisque vous n'avez plus la consolation qu'on en apprécie le mérite. Pour parler votre langue, vous vous donnez de doubles remords. Je vous ai dit cela plus d'une fois. Vous m'accusez d'injustice et je ne crois pas avoir mérité ce reproche. Si j'ai été injuste, ça n'a pas été souvent. Vous me jugez très-mal. Il est vrai que nous avons des caractères si différents, et surtout des points de vue si différents, que nous ne pouvons jamais juger les choses de même. J'ai tâché de ne pas me mettre en colère. Je crains de n'avoir réussi qu'imparfaitement et je vous en demande pardon. Toutefois, il y a eu quelque amélioration de ma part, convenez-en. Comment voulez-vous disputer sur le sujet que vous dites: «Qui aime le mieux?» La première chose à faire serait de s'entendre sur le sens du verbe, et c'est ce que nous ne ferons jamais. Nous sommes trop ignorants l'un et l'autre pour être jamais d'accord, et surtout trop ignorants l'un de l'autre. Pour moi, j'ai cru vous connaître plus d'une fois, et vous m'échappez toujours. J'avais raison de dire que vous étiez comme Cerbère: Three gentlemen at once.
Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui l'emporte; vous ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison à la tête. Il vaut mieux se quereller que de ne pas se voir. Voilà la seule chose qui me paraisse démontrée. À quand nous querellerons-nous? N'oubliez pas que vendredi est mon jour de réception. J'ai embrassé une trentaine de confrères depuis quatre jours[1], principalement ceux qui, m'ayant promis, m'ont manqué de parole.
[1] À l'occasion de sa nomination comme membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
XC
Paris, 13 décembre 1843.
Nous nous sommes quittés sur un mouvement de colère; mais, ce soir, en réfléchissant avec calme, je ne regrette rien de ce que j'ai dit, si ce n'est peut-être la vivacité de quelques mots dont je vous demande pardon. Oui, nous sommes de grands fous. Nous aurions dû le sentir plus tôt. Nous aurions dû voir plus tôt combien nos idées, nos sentiments étaient contraires en tout et sur tout. Les concessions que nous nous faisions l'un à l'autre n'avaient d'autre résultat que de nous rendre plus malheureux. Plus clairvoyant que vous, j'ai sur ce point de grands reproches à me faire. Je vous ai fait beaucoup souffrir pour prolonger une illusion que je n'aurais pas dû concevoir.
Pardonnez-moi, je vous en prie, car j'en ai souffert comme vous. Je voudrais vous laisser de meilleurs souvenirs de moi. J'espère que vous attribuerez à la force des choses le chagrin que j'ai pu vous occasionner. Jamais je n'ai été avec vous tel que j'aurais voulu être, ou plutôt tel que j'avais le projet de paraître à vos yeux. J'ai eu trop de confiance en moi. J'ai cherché dans mon cœur à combattre ce que ma raison me démontrait. À tout prendre, peut-être vous en viendrez à ne voir dans notre folie que son beau côté, à ne vous rappeler que des moments heureux que nous avons trouvés l'un auprès de l'autre. Quant à moi, je n'ai pas le moindre reproche à vous faire. Vous avez voulu concilier deux choses incompatibles et vous n'avez pas réussi. Ne dois-je 'pas vous savoir gré d'avoir essayé pour moi l'impossible?
XCI
Paris, mardi soir, 1844.
J'ai attendu toute la journée une lettre de vous, Ce n'est pas ce qui m'a empêché de vous écrire, mais j'ai été horriblement occupé. Je crois que le beau temps d'aujourd'hui m'a un peu soulagé le cœur. Je n'ai plus de colère, si j'en avais, et j'ai moins de tristesse en me rappelant vos discours d'hier. Les nuages sont peut-être pour beaucoup dans ce qui s'est passé entre nous. Déjà une fois nous nous sommes querellés par un temps d'orage; c'est que nos nerfs sont plus forts que nous. J'ai grande envie de vous voir et de savoir comment vous êtes au moral. Si nous essayions de faire demain cette promenade si malencontreusement manquée hier? Que vous en semble? Votre orgueil ne sera sans doute pas de cet avis. Mais c'est à votre cœur que j'en appelle.
Vous serez bien aimable de me répondre un mot demain avant midi, si vous ne pouvez ou si vous ne voulez pas. Mais ne venez pas si vous êtes de mauvaise humeur, si vous avez quelque autre arrangement; enfin, si vous avez la moindre idée que notre promenade n'effacera pas les vilaines impressions d'hier.
XCII
Paris, samedi soir 15 janvier 1844.
Je suis bien fâché de vous savoir souffrante. Mais vous me permettrez de ne croire que ce que je pourrai de la manière dont vous avez attrapé ce rhume. Il est rare que cet accident arrive à garder des malades; il est encore plus rare de les garder avec la constance que vous avez mise à le faire. Toutes les maladies autour de vous sont arrivées beaucoup trop à point pour ne m'être pas un peu suspectes. Autrefois, vous étiez plus franche. Vous m'écriviez tout simplement une page de reproches, et vous vous disiez fort en colère. Maintenant, vous avez un autre système.—Vous m'écrivez de petits billets fort jolis et coquets, et il vous survient des malades et des rhumes. Je crois que j'aimais mieux l'autre procédé. Heureusement, les bouderies passent et les malades guérissent. J'espère vous voir en belle humeur mardi, si vous l'avez pour agréable. Vous me traitez comme le soleil, qui ne paraît qu'une fois par mois. Si j'étais de meilleure humeur, je pourrais pousser plus loin la comparaison; mais je suis moi-même très-souffrant, et je n'ai pas comme vous le bonheur d'être gâté par tout ce qui m'entoure et d'aimer la tisane de dattes et de figues. Vous me demandez de vous faire un dessin de nos bois. Cela me serait bien difficile sans les revoir. Vous ne croyez plus à Bellevue, dites-voys; vous devez comprendre par là qu'il n'est pas aisé de les inventer. D'ailleurs, je ne les regarde pas avec l'attention que vous mettez à tout observer.—Moi, je ne vois que vous. Oui, ces bois sont invraisemblables, si près de Paris et si loin.—Si vous y tenez bien fort, j'essayerai; mais vous me direz d'abord ce que vous voulez que je fasse, je veux dire quelle partie de nos bois. Adieu; je ne suis pas très-content de vous. Un mois passé sans se voir est un peu trop. J'ai, demain et après, deux corvées bien ennuyeuses que je vous conterai. Adieu.
XCIII
Paris, 5 février 1844.
Vous me reprochez ma dureté, et peut-être avez-vous quelque raison. Il me semble cependant que vous seriez plus juste en disant colère ou impatience. Il serait encore assez bien de votre part de réfléchir si cette colère ou cette dureté est motivée ou si elle ne l'est pas.
Examinez s'il n'est pas bien triste pour moi de me trouver sans cesse aux prises avec votre orgueil, et de voir que votre orgueil a la préférence. J'avoue que je ne comprends nullement ce que vous me dites quand vous parlez de votre obéissance qui vous donne le tort de tout, et ne vous donne le mérite de rien. Le contraire pourrait se soutenir mieux, ce me semble; mais il n'y a de votre part ni tort ni mérite. Rappelez-vous un moment et avec franchise ce que vous êtes pour moi. Vous acceptez ces promenades qui sont ma vie; mais cette glace sans cesse renaissante qui me désespère chaque fois davantage, ce plaisir de calcul ou, j'aime mieux le croire, d'instinct, que vous avez à me faire désirer ce que vous refusez obstinément: tout cela peut excuser ma dureté; mais, s'il y a un tort de votre part, c'est assurément cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu'il y a de tendresse en vous. Le premier sentiment est au second comme un colosse à un pygmée.—Cet orgueil n'est au fond qu'une variété de l'égoïsme. Voulez-vous un jour mettre de côté ce grand défaut, et être pour moi aussi aimable que vous le pourrez? J'accepterais très-volontiers ce parti si vous me promettiez d'être tout à fait franche, et si vous aviez le courage de tenir cet engagement, ce serait une expérience peut-être bien triste pour moi. Cependant, je l'accepterais avec joie, puisque vous n'auriez, dites-vous, que du bonheur dans ce cas.—Adieu, à bientôt. Mettez vos bottes de sept lieues, nous ferons une belle promenade; si le temps n'était pas plus mauvais qu'il y a quelques jours, vous n'auriez pas de risques de vous enrhumer. Je suis bien souffrant de migraine et d'étourdissement, mais j'espère que vous me guérirez.
XCIV
Paris, 12 mars 1844.
C'est fort bien. Comme si je n'avais pas assez d'ennuis de toute espèce! Cent visites à faire! Un libraire qui me fait envoyer un rapport de quarante pages à faire et à discuter! Des épreuves à corriger! Il me semble que vous devriez bien, sachant tout cela, m'écrire au moins quelques lignes d'encouragement. Je suis à peu près à bout de mon courage et de ma patience. Heureusement, cela finit jeudi prochain[1].—Jeudi à une heure, je serai redevenu un bipède ordinaire; d'ici là, est-ce trop vous demander que quelques mots tendres comme vous en avez trouvé la dernière fois que nous nous sommes vus? Il est trois heures, et je vous quitte pour mes épreuves de Mademoiselle Arsène Guillot.—Lundi ou plutôt mardi.
[1] Sa réception à l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
XCV
Jeudi soir, 15 mars 1844.
Cela m'a fait un sensible plaisir[1], d'autant plus que je m'attendais à une défaite. On m'apportait les bulletins à mesure qu'ils s'élaboraient. Il me semblait impossible de réussir; ma mère, qui souffrait depuis quelques jours d'un rhumatisme aigu, a été guérie du coup.—J'en ai d'autant plus envie de vous voir. Essayez si je vous en aime mieux ou moins, et cela le plus tôt possible. Je suis harassé des courses que j'ai faites, car il faut maintenant remercier, et remercier amis et ennemis, pour montrer qu'on a de la grandeur d'âme. J'ai le bonheur d'avoir été black-boulé par des gens que je déteste, car c'est un bonheur que de n'avoir pas le fardeau de la reconnaissance à l'égard des personnes qu'on estime peu. Écrivez-moi, je vous prie, quand vous voulez que nous nous voyions.
J'ai bien envie que nous fassions quelque longue promenade.
Vous êtes sorcière, en effet, d'avoir si bien deviné l'événement. Mon Homère m'avait trompé, ou bien c'est à M. Vatout que s'adressait sa prédiction menaçante.
Adieu, dearest friend! Entre mes épreuves à corriger, mon rapport à faire, et un peu aussi le tracas que j'ai eu depuis trois jours, je n'ai guère trouvé le temps de dormir. Je vais essayer.—J'aurais d'assez drôles d'histoires à vous conter des hommes et des choses.
[1] Sa nomination comme membre de l'Académie française.
XCVI
17 mars 1844.
Je vous remercie bien de vos compliments, mais je veux mieux encore. Je veux vous voir et faire une longue promenade. Je trouve cependant que vous avez pris la chose trop au tragique. Pourquoi pleurez-vous? les quarante fauteuils ne valaient pas une petite larme. Je suis excédé, éreinté, démoralisé et complétement out of my wits. Puis Arsène Guillot fait un fiasco éclatant et soulève contre moi l'indignation de tous les gens soi-disant vertueux, et particulièrement des femmes à la mode qui dansent la polka et suivent les sermons du P. Ravignan; tant il y a que l'on dit que je fais comme les singes, qui grimpent au haut des arbres et qui, arrivés sur la plus haute branche, font des grimaces au monde. Je crois avoir perdu des voix par cette scandaleuse histoire; d'un autre côté, j'en gagne. Il se trouve des gens qui m'ont black-boulé sept fois et qui me disent qu'ils ont été mes plus chauds partisans. Ne trouvez-vous pas que cela vaut bien la peine de faire ainsi le péché de mensonge, surtout pour le gré que j'en sais aux gens? Tout ce monde où j'ai vécu presque uniquement depuis quinze jours me fait désirer ardemment de vous voir. Au moins nous sommes sûrs l'un de l'autre, et, quand vous me faites des mensonges, je puis vous les reprocher et vous savez vous les faire pardonner. Aimez-moi, quelque vénérable que je sois devenu depuis bientôt trois jours.
XCVII
Paris, 26 mars 1844.
Je crains que le discours ne vous ait paru un peu long. J'espère qu'il ne faisait pas aussi froid de votre côté que du mien. Je suis encore à grelotter. Nous aurions dû faire une courte promenade ensemble après la cérémonie. Vous avez pu voir quelle horrible toux j'ai. Cela aurait presque pu passer pour de la cabale. Avant la séance, l'orateur m'a fort prié de lui dire dans quelle partie de la salle se trouvait la personne à qui il avait envoyé des billets. L'avez-vous trouvé mieux en costume qu'en frac? Vous pourrez me persuader bien des choses, mais jamais que vous parliez autrement que sérieusement de gâteaux quand vous avez faim. Je maintiens mon adjectif, et vous même en avez reconnu la justesse. Cela est facile à voir par le courroux que vous en montrez. Vous dites que vous ne savez que rêver et jouer.—Vous savez, en outre, cacher vos pensées, et c'est ce qui me désole. Pourquoi, après si longtemps que nous sommes ce que nous sommes l'un à l'autre, êtes-vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de répondre franchement à la question la plus simple? On dirait que vous soupçonnez des pièges partout. Adieu; j'ai été bien content de vous voir. J'ai eu de la peine à vous trouver cachée sous le chapeau de votre voisine. Autre enfantillage. Avez-vous vu ce que je vous ai envoyé? en pleine Académie? Mais vous ne voulez jamais rien voir.
XCVIII
Lundi soir. Mars 1844.
Je commence, je crois, à comprendre votre énigme. En réfléchissant à ce que vous m'avez dit aujourd'hui, j'arrive où m'avait déjà conduit une espèce de divination instinctive; assurément, mon plus grand ennemi ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c'est votre orgueil; tout ce qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse alors, m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d'humilité. Vous voulez que je sois statue parce qu'alors vous êtes ma vie. Mais vous ne voulez pas être statue à votre tour; surtout, vous ne voulez pas cette égalité de bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est égalité vous déplaît.
Que vous dirai-je à cela? que, si cet orgueil voulait se contenter de ma soumission et de mon humilité, il devrait être content; je lui céderai toujours, pourvu qu'il laisse votre cœur suivre ses bons mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais sur une même ligne mon bonheur et mon orgueil, et, si vous vouliez me suggérer des formules d'humilité nouvelles, je les adopterais sans hésiter. Mais pourquoi de l'orgueil, c'est-à-dire de l'égoïsme, entre nous? êtes-vous donc insensible au plaisir de s'oublier l'un pour l'autre? Ce sentiment d'amitié si étrange que nous éprouvons tous les deux quelquefois, qui, ce matin, par exemple, nous a amenés là où nous n'avions aucune raison d'aller, n'est-ce pas une puissance plus douce et plus vive que toutes celles que vous pourrait donner votre démon d'orgueil? Vous avez été si aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux vous quereller. Je suis cependant d'une humeur affreuse. Je vous disais que j'allais m'ennuyer à un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de jour, que j'ai mortellement contrarié des gens qui ne m'attendaient pas et qui me l'ont bien rendu. J'ai passé ma soirée à regretter de n'être pas seul chez moi avec mes souvenirs. Je m'attends à une mauvaise lettre de vous. J'ai voulu vous écrire le premier, car je serai furieux sans doute après-demain. Vous me rendrez doux comme un mouton si vous voulez. Voilà l'hiver revenu tout à fait. Comment avez-vous supporté le froid de l'autre jour? celui-ci ne vous effiaye-t-il pas? Je ne sais si vous ferez bien de sortir demain; je crains la responsabilité du conseil, et j'aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de l'humilité.
XCIX
Strasbourg, 30 avril 1844.
Je suis encore ici, grâce aux lenteurs du conseil municipal. Il m'a fallu passer un jour à faire de l'éloquence la plus sublime pour les exhorter à restaurer une vieille église. Ils répondent qu'ils ont plus besoin de tabac que de monuments, et qu'ils feront un magasin de mon église. Je partirai demain pour Colmar, et je pense être à Besançon le lendemain, c'est-à-dire jeudi. Je n'y demeurerai guère que le temps de jeter quelques fleurs sur la tombe de Nodier, et je tâcherai de revenir bien vite voir nos bois. La saison me semble ici plus avancée qu'à Paris. La campagne est admirable et d'un vert qu'aucun pinceau ne saurait imiter.
Je suis bien content de vous trouver si gaie; pour moi, je ne puis vous en dire autant. Il me semble que j'ai la fièvre tous les soirs et je suis d'une humeur horrible. La cathédrale, que j'aimais fort autrefois, m'a semblé laide, et c'est à peine si les vierges sages et les folles de Sabine, de Steinbach, ont trouvé grâce devant moi. Vous avez bien raison d'aimer Paris. C'est, après tout, la seule ville où l'on puisse vivre. Où trouveriez-vous ailleurs ces promenades, ces musées où nous avions tant de choses à nous dire et tant de tendresses aussi? Je voudrais croire à ce que vous me promettez, c'est-à-dire que nous reprendrons notre causerie interrompue, comme si nous n'avions pas été séparés. Je suis sûr de ce qui m'attend. Une épaisse glace se sera formée. Vous ne me reconnaîtrez même pas. Dussé-je vous quereller encore, cela vaut mieux que de ne pas vous voir.
Adieu.
C
Paris, samedi 3 août 1844.
Je suppose que vous êtes partie pour la campagne en prenant contre vos promesses un french leave. C'est fort aimable à vous. J'ai eu la naïveté d'attendre quelque signifiance de vous tous les jours. On se corrige difficilement. Dans le cas, très-peu probable, où vous seriez à Paris, et dans celui, encore plus improbable, où vous seriez curieuse d'assister à une séance de l'Académie des inscriptions, j'ai deux billets à vos ordres. Cela est fort ennuyeux. En attendant, j'ai travaillé de mon mieux à ma difficile besogne, qui sera bientôt terminée. Puis je partirai pour un mois ou deux. Si cela pouvait vous donner des remords ou, ce que j'aimerais bien mieux, l'envie de me voir, vous me feriez vite oublier ma mauvaise humeur.
CI
Paris, 19 août 1844.
. . . . . . .
Il est tout à fait décidé que je partirai pour l'Algérie du 8 au 10 du mois prochain. Je resterai ou plutôt je courrai ça et là, jusqu'à ce que la fièvre ou les pluies viennent m'interrompre. De toute façon, je ne vous reverrai qu'en janvier. Vous auriez dû songer à cela avant de partir. Quand je dis que vous ne me reverrez que l'année prochaine, cela dépend de vous. Pendant que vous apprenez le grec, j'étudie l'arabe. Mais cela me semble une langue diabolique, et jamais je ne pourrai en savoir deux mots. À propos de Syra, cette chaîne que vous aimez est allée en Grèce et dans bien d'autres lieux. Je l'ai choisie parce qu'elle est d'un ancien travail antivulgaire. J'ai supposé qu'elle vous plairait. Vous rappelle-t-elle nos promenades et nos causeries sans fin? Je suis allé dimanche dîner chez le général Narvaez, qui donnait son raout et pour la fête de sa femme. Il n'y avait guère que des Espagnoles. On m'en a montré une qui a voulu se laisser mourir de faim par amour, et qui s'éteint tout doucement. Ce genre de mort doit vous sembler bien cruel. Il y en avait une autre, mademoiselle de ***, que le général Serrano a plantée là pour Sa grosse Majesté Catholique; mais elle n'en est pas morte, et a même l'air de se porter très-bien. Il y avait encore madame Gonzalez Bravo, sœur de l'acteur Romea et belle-sœur de la même Majesté, qui, à ce qu'on dit, se fait un grand nombre de belles-sœurs. Celle-ci est très-jolie et très-spirituelle. Adieu. . . . . .
CII
Paris, lundi, septembre 1844
Nous nous sommes séparés l'autre jour également mécontents l'un de l'autre. Nous avions tort tous les deux, car c'est la force des choses qu'il fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne pas nous revoir de longtemps. Il est évident que nous ne pouvons plus maintenant nous trouver ensemble sans nous quereller horriblement. Tous les deux, nous voulons l'impossible: vous, que je sois une statue; moi, que vous n'en soyez pas une. Chaque nouvelle preuve de cette impossibilité, dont au fond nous n'avons jamais douté, est cruelle pour l'un et pour l'autre. Pour ma part, je regrette toute la peine que j'ai pu vous donner. Je cède trop souvent à des mouvements de colère absurde. Autant vaudrait-il se fâcher de ce que la glace est froide.
J'espère que vous me pardonnerez maintenant; il ne me reste nulle colère, seulement une grande tristesse. Elle serait moindre si nous ne nous étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu'à distance. Vieux l'un et l'autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. En attendant, dans le malheur ou dans le bonheur, souvenez-vous de moi. Je vous ai demandé cela il y a je ne sais combien d'années. Nous ne pensions guère alors à nous quereller.
Adieu encore, pendant que j'ai du courage.
CIII
Paris, jeudi, 6 septembre 1844.
Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous sommes demeurés si peu de temps ensemble, que je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop savoir si j'étais une réalité. Quand nous verrons-nous? Je fais en ce moment le métier le plus bas et le plus ennuyeux: je sollicite pour l'Académie des inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ridicules, et souvent il me prend des envies de rire de moi-même, que je comprime pour ne pas choquer la gravité des académiciens que je vais voir. C'est un peu à l'aveugle que je me suis embarqué, ou plutôt qu'on m'a embarqué dans cette affaire. Mes chances ne sont point mauvaises, mais le métier est des plus rudes, et le pire de tout, c'est que le dénoûment se fera longtemps attendre: vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en Algérie cette année. La seule réflexion qui me console, c'est que je resterai ici et que, par conséquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir? Dites-moi que oui et gâtez-moi bien. Je suis tellement abruti par ces ennuyeuses visites, que j'ai besoin de toutes vos câlineries, et des plus tendres, pour me donner un peu de courage et de vie.
Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions. J'y mets quelque amour-propre, comme à une partie d'échecs engagée avec un adversaire habile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain m'affecte le quart autant qu'une de nos querelles. Mais quel vilain métier que celui de solliciteur! Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un académicien, et je me vois in the mind's eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant. Mais j'ai fait de drôles de rencontres.
Adieu.
CIV
Paris, 14 septembre 1844.
Tout était prêt et nous allions partir aujourd'hui, quand est venue une bourrasque qui a jeté nos projets au vent. Il y a conflit entre la guerre et l'intérieur. La guerre ne veut point de nous. Nous restons, ou, pour mieux dire, je ne vais pas en Afrique. Je vais passer une quinzaine de jours en courses et je reviendrai à Paris. À part la vexation qui accompagne tout projet avorté, et le regret très-vif d'avoir employé deux mois à apprendre un tas de choses inutiles, j'ai pris mon parti avec la plus grande impassibilité. Peut-être devinerez-vous pourquoi.
J'ai trouvé dans votre dernière lettre quelques phrases malsonnantes pour lesquelles je pourrais bien vous faire la guerre, si je ne trouvais, comme vous, qu'il est inutile et, qui plus est, dangereux et triste de se disputer à distance.—Je ne me représente pas trop comment vous passez les vingt-quatre heures de la journée. Je trouve bien l'emploi de seize, mais il y en a dix sur lesquelles je voudrais des détails. Lisez-vous toujours Hérodote? Mais quel dommage que vous n'essayiez pas un peu de l'original avec la traduction de Lanher, que vous avez, je pense! vous n'aurez guère d'autre difficulté que l'excès des ή ioniens. Si vous avez à votre disposition l'Anabase de Xénophon, vous pourrez y prendre plaisir, surtout si vous avez une carte d'Asie sous les yeux. Je ne me rappelle guère les dialogues marins. Lisez plutôt Jupiter confondu, ou bien Jupiter tragique, ou bien le Festin ou les Lapithes, à moins que vous ne m'en gardiez l'étrenne.
Je suis sûr que vous êtes florissante, toute robes et fleurs, et j'ose vous conseiller des lectures grecques! Adieu; écrivez-moi vite et ne vous moquez pas de moi. Je partirai lundi pour aller je ne sais où, mais pas trop loin, selon tous mes calculs.
CV
Poitiers, 15 septembre 1844.
Si je réponds tard à votre lettre du mois dernier, que je trouve ici, ce n'est pas, comme votre mauvaise conscience vous le dirait, par représailles pour la lenteur que vous avez mise à me donner de vos nouvelles. Vous avez passé dix jours entiers sans que l'idée de m'écrire une ligne vous vînt entête, et c'est bien mal. Vous me parlez de vos contemplations à D... Je crois que vous vous y êtes fort amusée, et je ne puis m'empêcher de croire que vous ne vous amusez que quand vous trouvez occasion de faire des coquetteries. Pour moi, j'ai mené une vie maussade au dernier point depuis mon départ de Paris. Comme Ulysse, j'ai vu beaucoup de mœurs, d'hommes et de villes. J'ai trouvé les unes et les autres très-laides. Puis j'ai eu quelques accès de fièvre, qui m'ont étonné et chagriné en me montrant comme je décline. J'ai trouvé le pays le plus plat et le plus insignifiant de la France; mais il y a beaucoup de bois et de grands arbres et des solitudes où j'aurais bien aimé à vous rencontrer. Votre souvenir se représente à moi maintenant dans une foule de lieux, mais je le lie surtout aux bois et aux musées. Si vous avez quelque plaisir à occuper une place dans ma mémoire, et une grande place, vous devez penser qu'avec la vie que je mène, je ne vous oublie pas. Tel arbre me rappelle telle conversation. Je passe mon temps à méditer sur nos promenades. J'admire beaucoup Scribe d'avoir fait rire un public vertueux et néo-catholique avec les prix de vertu. Je suis également surpris de ce que vous me dites de son débit. Autrefois, il lisait comme un fiacre. Il faut croire que c'est l'habit académique qui donne cet aplomb, et cela me rend un peu d'espoir.
Depuis mon départ, je n'ai pas déballé deux fois mon discours, et, si cela continue, je ne crois pas, en vérité, que j'y puisse changer une ligne. Je m'attends qu'au dernier moment je serai épouvanté de la quantité de sottises que j'aurai laissées. Tant que je n'aurai pas tourné mon timon vers Paris, je ne saurai pas l'époque de mon retour avec quelque certitude. Si mon gouvernement ne me force pas à aller plus loin que Saintes, je crois que nous arriverons à peu près en même temps. Quel bonheur si nous pouvions nous voir dès le lendemain! Adieu; écrivez-moi à Saintes, je pense y être bientôt et m'y arrêter quelques jours.
CVI
Parthenay, 17 septembre 1844.
Votre lettre, que j'ai reçue à Saintes, a fait un peu diversion aux tribulations que j'y éprouvais. J'étais fort empêché à plonger dans le désespoir quatre mille de mes concitoyens qui m'envoyaient des députations et me faisaient des discours fabuleux.
Entre mon devoir et ma sensibilité naturelle, j'étais fort malheureux. Enfin, j'ai pris le parti le plus sage, et j'ai tranché du proconsul. D'ici à un an, je n'oserais pas repasser à Saintes. Je vois avec plaisir que vous vous souvenez de Paris à D... J'avais craint que vous n'eussiez oublié nos bois et nos gazons émaillés. Pour moi, j'y pense toujours plus vivement, surtout à présent que je viens de faire un pas vers Paris. Suivant toute apparence, je vous y précéderai. J'y serai dans dix jours au plus tard, à moins d'accidents que je ne puis prévoir. Et vous? voilà le plus important. Être à Paris sans vous me semblera bien plus dur que de courir les champs comme je fais à présent. J'ai une soif de vous voir que vous ne pouvez comprendre. Pourrez-vous, voudrez-vous revenir pour dire adieu à vos domaines de la rive gauche? je cherche à n'y pas penser, mais je n'y puis réussir. Pour me préparer aux déceptions comme Scapin quand il revenait de voyage, je cherche à me représenter Your Ladyship, statue cuirassée aussi méchante quelle m'est apparue quelquefois. J'ai beau faire, je vous vois toujours telle que vous avez été la dernière fois que nous nous assîmes si commodément sur un quartier de roc. Vraiment, je le crois un peu, d'abord parce que vous me l'avez promis, et puis je ne me persuaderai jamais que nous ayons pu changer tous les deux après avoir été aussi unis de pensée. Si vous songez à revenir, écrivez-moi à Blois, j'y serai bientôt, ou bien après le 25 à Paris, et dites-moi quand je pourrai vous voir et le plus tôt possible. Je vous écris d'une horrible ville de chouans et d'une auberge abominable, où l'on fait un bruit infernal. On met tant de cheveux dans tout ce qu'on me donne à dîner, que je mange à peine. J'ai trouvé aujourd'hui à Saint-Maixent des femmes avec la coiffure du XIVe siècle, et des corsages presque du même temps qui laissent voir la chemise, laquelle est en toile à torchon, boutonnée sous le cou et fendue comme celle des hommes. Malgré le pain d'épice qui est dessous, cela me semble très-joli. Je me suis presque foulé la main aujourd'hui et je n'ai plus la force d'écrire.
Adieu.
CVII
Perpignan, 14 novembre.
. . . . . . .
Vous aviez été si longtemps sans m'écrire, que je commençais à être inquiet. Et puis j'étais tourmenté d'une idée saugrenue que je n'ai pas osé vous dire. Je visitais les arènes de Nîmes avec l'architecte du département, qui m'expliquait longuement les réparations qu'il avait fait faire, lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau charmant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps gris de lin, avec les ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J'interrompis l'architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il n'en avait jamais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau ne s'envola que lorsque j'étais assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai retrouvé à tous les étages de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de compagnon et son vol était sans bruit, comme celui d'un oiseau nocturne.
Le lendemain, je retournai aux arènes et je revis encore mon oiseau. J'avais apporté du pain, que je lui jetai. Il le regarda, mais n'y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant à la forme de son bec qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu'il n'existait pas dans le pays d'oiseau de cette espèce.
Enfin, à la dernière visite que j'ai faite aux arènes, j'ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau de jour, n'aurait jamais dû se hasarder.
Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous la forme d'un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j'ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j'ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux.
Je suis arrivé ici avec un temps affreux. Une pluie comme on n'en voit jamais dans le Nord a inondé toute la campagne, coupé les routes, changé tous les ruisseaux en grosses rivières. 11 m'est impossible de sortir de la ville pour aller à Serrabonne, où j'ai affaire. Je ne sais combien de temps cela durera.
Il y a une foire à Perpignan, et de plus les Espagnols qui fuient l'épidémie encombrent la ville, si bien que je n'ai pu trouver à me loger dans une auberge. Si je n'étais parvenu à émouvoir la commisération d'un chapelier, j'aurais été réduit à coucher dans la rue. Je vous écris dans une petite chambre bien froide, à côté d'une cheminée qui fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La servante qui me sert ne parle que catalan et ne me comprend que lorsque je lui parle espagnol. Je n'ai pas un livre et je ne connais personne ici. Enfin, le pire de tout, c'est que, si le vent du nord ne s'élève pas, je resterai ici je ne sais combien de jours, sans même la ressource de retourner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer ma retraite ne tient plus à rien, et, si l'eau grossit, il sera emporté. Admirable situation pour faire des réflexions et pour écrire ses pensées. Mais des pensées, je n'en ai guère maintenant. Je ne sais que m'impatienter. J'ai à peine la force de vous écrire. Vous ne me parlez pas d'une lettre que je vous ai écrite d'Arles. Peut-être s'est-elle croisée avec la vôtre?
J'ai été à la fontaine de Vaucluse, où j'ai eu quelque envie d'écrire votre nom; mais il y avait tant de mauvais vers, de Sophies,de Carolines, etc., que je n'ai pas voulu profaner votre nom en le mettant en si mauvaise compagnie. C'est l'endroit le plus sauvage du monde. Il n'y a que de l'eau et des rochers. Toute la végétation se réduit à un figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu des pierres, et à des capillaires très-élégantes dont je vous envoie un échantillon. Lorsque vous avez bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne saviez peut-être pas que cette plante avait une forme aussi jolie.
Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je ne sais pas du tout quelle route je prendrai. Il est possible que je revienne par Bordeaux. Mais, si le temps ne s'améliore pas, je reviendrai par Toulouse. Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt. J'espère trouver une lettre de vous à Toulouse. S'il n'y en avait pas, je vous en voudrais mortellement.
Adieu.
CVIII
Paris, 5 décembre 1844.
J'avais juré de ne pas vous écrire, mais je ne sais pas si j'aurais pu tenir mon serment encore longtemps. Pourtant, je ne pensais pas que vous fussiez souffrante. Notre promenade avait été si heureuse! Je ne croyais pas possible que vous pussiez en garder un mauvais souvenir. Il paraît que ce qui vous irrite, c'est que je suis plus entêté que vous. Voilà une belle raison et dont vous devez bien vous faire gloire. Ne devriez-vous pas plutôt avoir honte de m'avoir rendu tel! Et puis vous dites que je suis dur, et vous me demandez si je m'en aperçois. Franchement, non. Pourquoi ne m'avertissez-vous pas? Si je l'ai été, je vous en demande pardon. Il me semble qu'en nous en allant, vous n'aviez pas un seul grain de colère contre moi. Je vous croyais aussi confiante, aussi intime que je l'étais pour vous. Vous dirai-je que c'est le souvenir le plus doux que j'ai conservé de notre promenade? Quand je vous vois ainsi, vous me rendez bien heureux. Si vous aviez alors de la colère, cela fait honneur à votre dissimulation. Mais j'aime mieux croire aux secondes pensées que de croire que vous n'étiez pas sincère alors. Dites-moi si je me trompe.
J'ai commencé ce soir le dessin que vous commandez. C'est difficile à faire. Je voudrais vos instructions. Vous tenez donc à ce champ de chardons? Vous dites qu'il vous paraît l'un des plus beaux lieux du monde. Je vous apporterai mon esquisse et aussi votre portrait. Je vous ai donné vos yeux mauvais. Ne croyez pas que telle est leur expression ordinaire. J'en connais une meilleure, d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare. Vous verrez tout cela et vous donnerez vos ordres. Vous voudrez bien, pour le payement, vous rappeler que je ne suis pas un peintre ordinaire, ce n'est pas l'œuvre que vous devrez payer, c'est la peine et le temps. Enfin, il est toujours bien de se montrer généreux avec les artistes.
Pendant que vous vous guérissiez de votre colère, j'en avais presque contre vous. Je m'étais figuré que vous m'écririez plus tôt. C'est en partie pour avoir attendu votre lettre, en partie par mauvais sentiment d'orgueil, que je ne vous ai pas prévenue. Vous voyez que je m'accuse aussi de mes méfaits. Pardonnez-moi celui-là. Au moins ce n'était pas le passé qui me rendait injuste.
Depuis que je vous ai vue, j'ai été presque toujours très-souffrant; je croyais que c'était la leçon d'espagnol sur «la large terre», comme dit Homère. Votre lettre m'a remis. Je crois maintenant que c'est la mine que vous aviez en nous quittant qui en était cause. Vous n'avez pas daigné tourner la tête pour me dire adieu.—Nous aurons bien des pardons à nous demander tous les deux pour toutes nos mauvaises pensées!
Il est une heure indue, mon feu est éteint et je grelotte. Je vous dis encore adieu et vous remercie de cœur de m'avoir écrit. Il y a huit jours que j'attends cette lettre. N'êtes-vous pas entêtée aussi!
CIX
Paris, jeudi 7 février 1845.
Tout s'est passé mieux que je ne l'espérais[1]. Je me suis trouvé un aplomb rare. Je ne sais si le public a été content de moi, je le suis de lui.
[1] Sa réception à l'Académie française.
CX
Vendredi, 8 février 1845.
Puisque vous ne m'avez pas trouvé trop ridicule, tout est bien. Je n'aurais pas été content de vous savoir là, voyant mon habit couleur d'estragon et ma figure idem.—Pourquoi pas demain? autrement, il faudrait attendre à mercredi prochain, et je n'en aurais pas le courage. Nous en aurons long à nous raconter. J'aurais perdu tout mon aplomb si je vous avais sue là.
CXI
Toulouse, 18 août 1845.
Je viens de trouver ici votre lettre; c'est fort heureux, car j'étais furieux de n'avoir pas eu de vos nouvelles à Poitiers comme je m'y attendais. Vous me direz que j'avais tort de m'attendre à ce que vous penseriez à moi plus tôt que vous n'avez fait. Que voulez-vous! je ne puis m'habituer à vos façons. Vous n'êtes jamais plus près de m'oublier que lorsque vous m'avez persuadé que vous pensiez à moi. Heureusement qu'entre tous ces oublis il y a des souvenirs, et j'y pense sans cesse. Je ne vois pas de ces belles grottes dont vous me parlez et je n'en ai pas besoin pour que bien des idées tristes et gaies me viennent par la tête. Je ne suis pas difficile en matière de paysage, comme vous le savez. Je n'y fais pas attention quand je me promène avec vous. Je voudrais bien vous gâter comme vous me le demandez. Mais je suis de trop mauvaise humeur. Je viens de passer quinze jours sans décolérer, d'abord contre le temps, puis contre les architectes, puis contre vous et contre moi-même. Le temps, qui avait été des plus affreux ces jours passés, s'est remis subitement au beau hier, mais avec une chaleur accablante, accompagnée d'un vent de sirocco qui m'ôte toutes mes forces. J'ai passé vingt-quatre heures chez un député, et, si j'avais l'ambition d'être un homme politique, cette visite-là m'aurait complètement fait changer d'avis. Quel métier! quels gens il faut voir, ménager, flatter! Je dirai comme Hotspur: I had rather be a kitten and cry mew. Esclavage pour esclavage, j'aime mieux la cour d'un despote; au moins, la plupart des despotes se lavent les mains. Je suis fâché d'apprendre que vous partiez si tard pour D...; c'est-à-dire je crains que vous n'en reveniez bien tard. Ce qui me fait prendre patience dans mon métier, c'est de penser que, lorsque je serai de retour, je vous retrouverai en face de ces lions de l'Institut, et qu'après m'avoir fait grise mine pendant un quart d'heure, vous me ferez oublier tous mes ennuis. Combien de temps passerez-vous à D...? Voilà ce que je me demande à présent; très-probablement, vous irez en Angleterre, et lady M... vous exposera encore ses belles théories about the baseness of being in love. Je voudrais bien que vous fussiez la première figure amie qui se présentât à moi aussitôt après mon retour. Malheureusement, cela ne sera pas et vous attendrez qu'il n'y ait plus une feuille aux arbres pour revenir à Paris. Dieu sait si vous n'y reviendrez point Anglaise aux trois quarts? Dites-moi bien que cela ne sera pas, que vous tâcherez de ne pas rester trop longtemps, et que vous ne serez pas pire que vous n'êtes. C'est déjà bien assez comme cela. Écrivez-moi à Montpellier, d'où je vous rapporterai un sachet, puis à Avignon. Je calcule mes heures de façon à être de retour le 20 septembre. Ce sera difficile, mais j'espère bien y parvenir.
Adieu; votre lettre finit bien, mais pourquoi ne me parlez-vous pas comme vous écrivez quelquefois?
CXII
Avignon, 5 septembre 1845.
Je remercie ces gens malades qui vous retiennent à Paris. Je vous remercie encore plus vous-même, si vous pensez moins à leurs rhumatismes qu'au plaisir que vous me ferez en restant. Suivant toute apparence, je serai de retour dans une quinzaine de jours, ou plutôt je ferai une halte dans mes foyers, entre mon voyage du Midi et celui du Nord; le second sera, j'espère, des plus courts et vous ne vous en apercevrez sans doute pas. Je me réjouis de vous savoir en si bonne santé. Pour moi, je n'en puis dire autant. Je suis souffrant depuis mon départ; j'avais compté sur le beau temps et sur le soleil du Languedoc pour me remettre; mais il est demeuré sans effet. Aujourd'hui, je reviens accablé de fatigue d'une très-longue course, où j'ai fait plus de mauvais sang que je n'en fais ordinairement quand vous ne vous en mêlez pas. Je suis tout étourdi et je vois presque double; pendant que vous mangez des pêches fondantes, j'en mange de jaunes très-acides et d'un goût singulier qui n'est pas trop déplaisant et que je voudrais vous faire connaître. Je mange des figues de toutes couleurs; mais je n'ai nul appétit à tout cela. Je m'ennuie horriblement le soir, et je commence à regretter la société des bipèdes de mon espèce. Je ne compte point les provinciaux pour quoi que ce soit. Ce sont des choses à mes yeux souvent fatigantes, mais tout à fait étrangères au cercle de mes idées. Ces Méridionaux sont d'étranges gens: tantôt je leur trouve de l'esprit, tantôt il me semble qu'ils n'ont que de la vivacité. Ce voyage me les fait voir un peu plus en laid qu'à l'ordinaire. Mon seul plaisir, dans le pays assez beau que je parcours, serait de rêvasser à mon aise, et je n'en ai pas le temps. Vous devinez à quoi j'aimerais rêver, et avec qui? Je voudrais vous raconter quelques histoires dignes d'être envoyées à deux cents lieues: malheureusement, je n'en apprends pas qui se puissent raconter. J'ai vu l'autre jour les ravages d'un torrent qui a noyé cent vingt chèvres, rasé des maisons, et vous avez eu mieux que cela à Paris; mais ce que vous n'y trouverez jamais, c'est une vue comme celle qu'on rencontre à chaque pas quand on parcourt le Comtat. Venez-y, ou plutôt atlendez-moi à Paris et promenons-nous dans nos bois, que je trouverai alors admirables. Écrivez-moi à Vézelay (Yonne).
CXIII
Barcelone, 10 novembre 1845.
Me voici arrivé au terme de mon long voyage sans rencontrer de trabucayres ni de rivières débordées, ce qui est encore plus rare. J'ai été admirablement reçu par mon archiviste, qui avait déjà préparé ma table et mes bouquins, où je vais assurément perdre le peu d'yeux qui me restent. Il faut, pour arriver à son despacho; traverser une salle gothique du XIVe siècle et une cour de marbre plantée d'orangers hauts comme nos tilleuls, et couverts de fruits mûrs. Cela est fort poétique, comme, aussi mon appartement, qui me rappelle les caravansérails de l'Asie pour le luxe et les conforts. On est cependant mieux ici qu'en Andalousie, mais les natifs sont inférieurs en tout aux Andalous. Ils ont de plus un défaut majeur à mes yeux ou plutôt à mes oreilles: c'est que je n'entends rien à leur baragouin. J'ai trouvé à Perpignan deux bohémiens superbes qui tondaient des mules. Je leur ai parlé caló, à la grande horreur d'un colonel d'artillerie qui m'accompagnait, et il s'est trouvé que j'étais bien plus fort qu'eux et qu'ils ont rendu à ma science un éclatant témoignage dont je n'ai pas été peu fier. Le résumé de mes impressions de voyage, c'est que ce n'était pas la peine d'aller si loin et que j'aurais peut-être achevé mon histoire aussi bien sans aller secouer la vénérable poussière des archives d'Aragon. C'est un trait d'honnêteté de ma part dont mon biographe, j'espère, me tiendra compte. En route, quand je ne dormais pas, c'est-à-dire pendant presque toute la route, j'ai fait mille châteaux en Espagne auxquels il manque votre approbation. Répondez-moi sur-le-champ et mettez l'adresse en très-gros et lisibles caractères.
CXIV
Madrid, 18 novembre 1845.
Me voici installé ici depuis une semaine et plus, avec un grand froid, quelquefois de la pluie, un temps tout semblable à celui de Paris. Seulement, je vois tous les jours des montagnes dont la cime est couverte de neige, et je vis familièrement avec de très-beaux Velasquez. Grâce à la lenteur ineffable des gens de ce pays-ci, je n'ai commencé que d'aujourd'hui seulement à mettre le nez dans les manuscrits que j'étais venu consulter. Il a fallu une délibération académique pour me permettre de les examiner, et je ne sais combien d'intrigues pour obtenir des renseignements sur leur existence. D'ailleurs, cela me semble peu de chose et ne valait pas la peine de faire un si long voyage. Je pense que j'aurai fini mes perquisitions assez promptement, c'est-à-dire avant la fin du mois.
J'ai trouvé ce pays-ci fort changé depuis ma dernière visite. Les gens que j'avais laissés amis sont ennemis mortels. Plusieurs de mes anciennes connaissances sont devenues de grands seigneurs, et très-insolents. Somme toute, je me plais moins à Madrid en 1845 qu'en 1840. Ici, l'on pense tout haut et l'on ne se gêne guère pour personne. On a une franchise qui nous surprend fort, nous autres Français, et qui m'étonne d'autant plus que vous m'avez habitué à tout autre chose. Vous devriez aller faire un tour de l'autre côté des Pyrénées pour prendre une leçon de véracité. Vous ne sauriez vous faire une idée des figures qu'on a quand l'objet aimé n'arrive pas à l'heure où on l'attend, ni du bruit des soupirs qu'on laissé échapper librement; on est tellement habitué à des scènes semblables, qu'il n'y a pas de scandale ni de cancans. Chacun et chacune savent qu'ils seront de même dimanche. Est-ce bien? est-ce mal? je me demande cela tous les jours sans conclure. Je vois les amants heureux et je trouve qu'ils abusent de l'intimité et de la confiance. L'un raconte ce qu'il a mangé à son dîner, l'autre donne des détails peu ragoûtants sur un rhume qui le tient. Le plus romanesque des amants n'a pas la moindre idée de ce que nous nommons galanterie. Les amants ne sont, à vrai dire, ici que des maris non autorisés par l'Église. Ils sont les souffre-douleur des maris véritables, font les commissions et gardent madame quand elle prend médecine. Il fait si froid, que je n'irai pas à Tolède comme je me l'étais proposé. Il n'y a pas de taureaux par la même raison. En revanche, on annonce force bals qui m'ennuient fort. J'irai après-demain chez Narvaez, ou je verrai probablement Sa Majesté Catholique. Vous pouvez m'écrire ici, si vous me répondez courrier par courrier; sinon, à Bayonne, poste restante. Je pense quand je m'ennuie, c'est-à-dire tous les jours, que vous viendrez peut-être me voir à mon débarquement, et cette idée me ranime. Malgré votre infernale coquetterie et votre aversion pour la vérité, je vous aime mieux que toutes ces personnes si franches. N'abusez pas de cet aveu.
Adieu.
CXV
Paris, lundi 19 janvier 1846.
Je suis bien fâché que vous n'ayez pas plus de courage. Il ne faut jamais attendre les douleurs en matière de dents, et c'est parce qu'on n'ose pas aller chez le dentiste qu'on se prépare des souffrances abominables. Allez donc chez Brewster ou chez tout autre plus tôt que plus tard. Si vous le désirez, j'irai avec vous et je vous tiendrai, s'il le faut. Croyez, du reste, que c'est l'homme le plus habile en son genre et qui est, en outre, conservateur par système.—Vous êtes bien bonne de vous reprocher le récit pathétique que vous m'avez fait. Vous auriez dû, au contraire, vous réjouir de m'avoir fait faire une bonne action. Il n'y a rien que je méprise et même que je déteste autant que l'humanité en général; mais je voudrais être assez riche pour écarter de moi toutes les souffrances des individus. Vous ne me dites pas ce qui m'intéresserait le plus, c'est-à-dire quand je pourrai vous voir. Cela me prouve que vous n'en avez nulle envie. Voulez-vous faire une promenade mercredi? Si vous étiez prise parles dents, ne venez pas. Si vous aviez toute autre maladie je n'admettrais pas d'excuse, parce que je n'y croirais pas.
CXVI
Paris, 10 juin 1846.
En ouvrant le paquet de livres, j'ai eu la bêtise de croire que je trouverais un mot de vous, et que le beau soleil vous aurait inspirée. Pas une ligne! Je me suis mis à relire votre lettre de ce matin, que j'ai trouvée un peu bien sèche à la seconde lecture. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je remarque l'espèce de bascule très-impartiale de votre correspondance et, en général, de toute votre conduite à mon égard. Vous n'êtes jamais plus près de me faire quelque méchanceté que lorsque vous venez d'être bonne et gracieuse pour moi. Vous m'aviez promis de me donner un jour bientôt. Mais, si j'attendais l'exécution de vos promesses, la patience que le ciel m'a départie ne suffirait pas. L'autre jour, vous étiez aussi insouciante en me disant adieu qu'en me disant bonjour. Ce n'était pas cela l'avant-dernière fois. C'est un phénomène très-curieux que l'eau qui a bouilli se gèle plus facilement que l'eau froide. Vous illustrez cette chimie-là. En me quittant, vous aviez votre air de bouderie; aussi je m'attends que vous serez charmante mercredi. Il faudra revoir nos jolies promenades sablées pour nous. Vous me ferez grand plaisir en acceptant. Mais c'est ce qui ne vous touche que médiocrement. Si vous avez quelque curiosité, elle sera récompensée par un monument d'auld lang syne que je vous montrerai. Et puis je vous donnerai quelque chose. Du moins, j'ai eu envie de vous donner quelque chose, mais vous avez été si mal pour moi, d'abord en m'écrivant votre lettre de ce matin, puis en n'écrivant rien avec les livres, que je ne sais trop si je vous offrirai ce présent projeté. Pourtant, si vous le demandez, il est probable que je céderai.
Je suis devenu, comme vous savez, grand observateur du temps. Le vent est magnifique au nord-est. Cela nous promet quelques beaux jours. Je voudrais que vous fissiez autant que moi attention au soleil et à la pluie.
CXVII
Dijon, 29 juillet 1846.
J'espérais trouver ici une lettre de vous, mais je suppose que vous vous amusez trop pour penser à m'écrire. Je n'ai rien trouvé à Bar non plus, ce qui m'étonne et m'indigne fort. Est-ce la faute de la poste ou la vôtre? J'avais toujours cru la poste infaillible. Que faites-vous, où êtes-vous en ce moment? Je ne sais en vérité où vous adresser cette lettre, et je vous l'envoie à tout hasard à Paris. Écrivez-moi donc à Privas et puis à Clermont-Ferrand. J'ai beaucoup vu de mœurs, d'hommes et de villes depuis vous avoir quittée il y a quinze jours, et, comme Ulysse, j'ai eu toute sorte de contrariétés dans mes pérégrinations. Chaque année, je trouve la province plus sotte et plus insupportable. Cette fois-ci, j'ai le spleen et je vois tout en noir, peut-être parce que vous m'avez oublié si indignement. Je n'ai eu de bons moments qu'en traversant toute sorte de bois très-épais dans les Ardennes, qui me faisaient penser à d'autres bois bien plus agréables. Je crains que vous n'y pensiez guère. Pour m'achever, j'ai trouvé ici d'horribles bêtises qu'on a faites avec notre argent. Ce sont des pères de famille vertueux et niais qui les ont faites, et contre lesquels je dois lancer les rapports les plus fulminants, tendant à les faire crever de faim. Ce métier de férocité m'afllige. J'aurais besoin d'être adouci par une lettre de vous. J'en reviens toujours à mes moutons. Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit? Je vais être je ne sais combien de temps sans nouvelles, car je n'ai pas d'itinéraire assez arrêté pour vous indiquer mes étapes. En somme, je ne trouve que des raisons d'être furieux. Il est vraisemblable que vous vous trouvez bien où vous êtes, et je m'attends à ne vous revoir que cet hiver, quand l'Opéra vous rappellera à Paris.
Adieu; quand vous penserez à moi, vous verrez si je sais être magnanime. Ne m'écrivez pas à Privas, mais à Clermont-Ferrand. Je viens de m'apercevoir que je n'avais que faire à Privas. Après Clermont, j'irai probablement à Lyon, mais vous aurez de mes nouvelles auparavant.
CXVIII
10 août 1846.
À bord d'un bateau à vapeur
dont je ne sais le nom.
Je suis allé dans les montagnes de l'Ardèche chercher un lieu écarté où il n'y eût ni électeurs ni candidats. J'y ai trouvé une si grande quantité de puces et de mouches, que je ne sais pas si les élections ne valaient pas mieux. Avant de quitter Lyon, j'avais reçu une lettre de vous qui m'avait fait beaucoup de plaisir, car j'étais vraiment un peu inquiet. J'ai beau avoir l'habitude de votre négligence à mon endroit, je ne puis m'empêcher, quand je suis sans nouvelles de vous, de penser qu'il vous est arrivé quelque chose d'extraordinaire. Ce qu'il y aurait de vraiment extraordinaire, c'est que vous daignassiez penser à moi aussi souvent que je pense à vous. J'apprends avec beaucoup de peine que vous êtes partie pour D... plus tard que vous ne l'aviez prévu, et que par conséquent vous reviendrez plus tard. Je ne doute pas que vous ne vous amusiez fort à D...; mais, si, au milieu des gâteries que vous aimez tant, il vous prenait quelque souvenir de nos promenades, vous feriez une œuvre méritoire en hâtant votre retour. J'ai eu hier un grand succès dans ma veillée avec des paysans et des paysannes à qui j'ai fait dresser les cheveux sur la tête, en leur racontant des histoires de revenants. Il y avait une lune magnifique qui éclairait parfaitement les traits réguliers et montrait les beaux yeux noirs de ces demoiselles, sans laisser apercevoir leurs bas sales et la crasse de leurs mains. Je suis allé me coucher très-fier de mon succès auprès d'un auditoire tout nouveau pour moi. Le lendemain, quand j'ai vu au soleil mes Ardéchoises, con villanos manos y pies, j'ai presque regretté mon éloquence. Ce diable de bateau fait sauter ma plume de çà et de là, de la façon la plus ridicule! Il faut une éducation particulière pour pouvoir écrire sur une table qui danse perpétuellement. Je n'en peux plus de sommeil et de fatigue. Je vous dis adieu. Vous m'écrirez à Paris le jour de votre arrivée, et, le lendemain, nous irons revoir nos bois. Je serai à Paris le 18 au plus tard; plus probablement, j'arriverai le 15.
Adieu encore.
CXIX
Paris, 18 août 1846.
Je suis arrivé ici aujourd'hui en médiocre état de conservation, la tête toute étourdie de quatre cents kilomètres parcourus tout d'un trait. Pour me remettre, il faudrait votre présence réelle. Mais quand reviendrez-vous? That is the question. Je vous suppose beaucoup trop éprise de la mer et des monstres marins pour songer à retourner ici de sitôt. J'en aurais grand besoin pourtant, je vous assure. Je ne saurais vous dire combien d'ennuis et de chagrins se sont amoncelés sur moi dans ce petit voyage. Il me rappelle le rêve de Gloster: I would not sleep another such a night though I were to live a world of happy days. En rentrant ici, je m'y sens encore plus isolé qu'à l'ordinaire, plus triste que dans aucune des villes que je viens de quitter: quelque chose comme un émigré qui rentre dans sa patrie et qui y trouve une nouvelle génération. Vous allez croire que j'ai horriblement vieilli dans ce voyage. Cela est vrai, et je ne serais pas étonné que quelque chose comme l'aventure d'Épiménide me fût arrivé. Tout cela, c'est pour vous dire que je suis horriblement triste et de mauvaise humeur et que j'ai grande envie de vous voir. Hélas! vous n'avancerez pas d'une heure l'époque de votre retour. Le plus sage, c'est de me résigner. Lorsque vos robes se seront fanées à l'air de la mer, ou qu'il en viendra de plus fraîches de Paris, peut-être penserez-vous à moi. Mais alors je serai à Cologne, ou peut-être à Barcelone. J'irai à Cologne au commencement de septembre, et à Barcelone en octobre. On me dit des merveilles des manuscrits qui s'y trouvent. On dit que, pour une femme, il n'y a rien de plus agréable au monde que de montrer de jolies robes.—Je ne puis vous offrir d'équivalent à ces joies-là. Mais je souffrirais trop de vous croire ainsi faite.—Dieu est grand! quelle que soit la nouvelle que vous avez à m'annoncer, écrivez-moi promptement. Nous verrons-nous pendant qu'il y a des feuilles? Me ferez-vous manger des pêches de Montreuil, cette année? Vous savez comme je les aime. Si vous avez quelque tendre souvenir, j'espère qu'il vous inspirera une résolution généreuse. J'ai la fièvre et je tremble horriblement en écrivant.
CXX
Paris, 22 août 1846.
Nos lettres se sont croisées. J'espérais que la vôtre m'apporterait de meilleurs nouvelles, je veux dire l'annonce de votre prochain retour. Avant de partir, vous paraissiez plus pressée de nous revoir. Il y a longtemps que je me plains de la trop grande différence entre le dire et le faire pour vous. À ce qu'il paraît, vous passez le temps si heureusement, si agréablement, que vous ne pensez pas même à l'époque de votre retour à Paris. Vous me demandez si cela me ferait bien plaisir, ce qui est une dérision assez méchante. Pour moi, je m'ennuie fort ici, encore plus qu'en voyage, et cependant je suis assez occupé pour ne plus avoir le loisir de regretter le monde absent de Paris; mais ce n'est pas à cela que je tiens. C'est vous, ce sont nos promenades qui me font faute. Si vous les aimiez la moitié autant que vous le dites, elles ne se feraient guère attendre. J'y ai pensé pendant tout le temps de mon voyage, et j'y pense maintenant plus que jamais. Pour vous, vous les avez oubliées.
Paris est absolument dépourvu d'habitants intelligents. Il n'y reste plus que des bonnetiers ou des députés, ce qui revient à peu près au même. Je crois que je partirai pour Cologne dans les premiers jours de septembre. Sera-ce avant de vous avoir revue? J'ai bien peur que vous ne me disiez que, pour si peu, ce n'est pas la peine de revenir. Ainsi la moitié de notre année se sera passée vous absente ou malade. Il me prend des envies d'aller vous voir à ***, et j'y céderais probablement si vous trouviez des possibilités que je ne prévois pas. Pourtant, voyez. Adieu; je suis de trop mauvaise humeur pour vous écrire longuement. Je finis comme j'ai commencé, en vous répétant que rien ne pourra me faire plus de plaisir que de vous revoir, surtout si ce plaisir est partagé par vous. Sinon, restez là-bas tant que vous voudrez.
CXXI
Paris, 3 septembre 1846.
Je m'étais figuré, tant j'étais de mon village, que vous préféreriez une ou deux promenades avec moi à huit jours de white bait; mais, puisque vous n'êtes pas de cet avis, votre volonté soit faite! Je n'ai pas même le courage de ne pas vous écrire, ce que je m'étais promis, et ce que je devrais faire si j'étais moins bête. Mon voyage de Cologne est un peu désorganisé depuis deux jours. Un de mes compagnons de route me manque de parole, un autre ne pourra peut-être pas. En sorte que je cours grand risque de me trouver seul sur le Rhin bleu. Ce sera un petit malheur. Mais je ne sais plus si je repasserai par ici. Ainsi, nous courons grand risque, je veux dire que je cours grand risque de ne nous revoir qu'en novembre. À vous la responsabilité. Je sais que vous la porterez légèrement. Je ne me mettrai pas en route avant le 12 septembre. D'ici là, j'espère que vous voudrez bien me donner de vos nouvelles et vos commissions. Probablement encore, je serai à Paris vers le commencement d'octobre; mais, si j'ai le moindre courage, j'irai à Strasbourg, à Lyon, et de Lyon à Marseille. Je crains de n'avoir pas ce courage, surtout si vous parlez de retour. Pendant votre absence, en recueillant mes souvenirs, j'ai fait de vous deux dessins en pied. Je les trouve assez ressemblants; cependant, ils ont besoin d'être retouchés. Nous verrons s'ils vous plaisent. Je m'ennuie extraordinairement et je voudrais voir tomber des torrents de pluie pour me consoler. Mais le temps est toujours au très-sec. Il n'y a que les feuilles qui tombent. Il n'en restera plus la queue d'une en octobre.
Vous apprendrez avec plaisir que vous avez à l'Opéra italien les mêmes enrouements que la saison passée, plus une autre Brambilla. Il n'en reste plus que cinq inconnues, et une mademoiselle Albini qui n'avait pas de voix en 1839, mais qui en a peut-être trouvé depuis quelque part.
Adieu, je ne dis pas sans rancune. Ce qui m'a particulièrement piqué, c'est que vous n'avez répondu que par le silence le plus dédaigneux à ma proposition d'aller vous voir à ***; mais n'y pensons plus.
CXXII
Metz, 12 septembre 1846.
Il est fort heureux que vous ayez bien voulu penser à m'écrire avant mon départ, car j'allais en Allemagne sans nouvelles de vous. J'ai reçu votre lettre au moment de me mettre en route. D'après les promesses que vous me faites et dont j'attends avec trop de confiance peut-être l'entier accomplissement, je serai de retour vers le commencement d'octobre, peut-être le 1er. J'espère qu'il restera encore quelques feuilles. Nous verrons si vous serez as good as your word. Je vais demain à Trêves et de là soit à Mayence, soit à Cologne, selon que le temps sera ou non invitant. De toute façon, vous feriez bien de m'écrire très-vite à Aix-la-Chapelle, et puis assez vite après à Bruxelles. Je n'ai pas besoin de vous dire de m'écrire des choses aimables et qui me tentent au retour. Quand je suis lancé, une fois en route, j'ai toutes les peines du monde à m'arrêter, et il faudra les promesses les plus séduisantes pour m'empêcher de pousser jusqu'en Laponie. Je crois vous avoir parlé de deux portraits. J'en ai maintenant au moins trois, et, à chaque tentative infructueuse, j'ai recommencé sans détruire le premier essai et sans mieux réussir; enfin, vous verrez si ma mémoire m'a bien ou mal servi. Vous me demandez quelle robe? En vérité, je ne m'en suis guère préoccupé; mais ce n'est pas là que gît la ressemblance. Je désespère de saisir jamais l'expression indéfinissable de votre physionomie. Je viens d'arriver ici après une nuit passée en malle-poste sans dormir, et j'ai la tête excessivement giddy. Il me semble que mes bougies tournent sur ma table. On m'annonce pour demain une navigation entremêlée d'échouages, car la Moselle n'a que fort peu d'eau, mais ce n'est pas cela qui m'empêchera de dormir. Je vous écrirai probablement de quelque auberge allemande et très-assurément de Lille, où je m'arrêterai. De là, sans doute, je pourrai vous annoncer le jour de mon arrivée. J'apprends avec beaucoup de plaisir que vous vous ennuyez à ***; je vous l'avais prédit. Quand on habite Paris, on ne peut plus retourner en province. On dit et on fait quantité d'énormités qui passeraient à Paris et qui sont grosses comme des maisons à ***. Cela vous est peut-être aussi arrivé, du caractère dont je vous connais. Je vous pardonnerai tout si, le 1er ou 2 octobre, vous m'annoncez votre retour.
CXXIII
Bonn, 18 septembre 1846.
Je suis depuis six jours dans ce beau pays, non pas Bonn, mais je dis la Prusse rhénane, où la civilisation est très-avancée, sauf pour les lits, qui ont toujours quatre pieds de long et les draps trois. Je mène tout à fait une vie allemande, c'est-à-dire que je me lève à cinq heures et me couche à neuf, après avoir fait quatre repas. Jusqu'à présent, cette vie-là me convient assez et je ne me suis pas trouvé mal de ne rien faire qu'ouvrir la bouche et les yeux. Seulement, les Allemandes sont devenues horriblement laides depuis ma dernière visite. Voici le chapeau de la plus jolie que j'aie encore rencontrée;—ce fut sur un bateau à vapeur entre Trèves et Coblence; la place me manque pour l'illustration, que je mets au verso: c'est une capote d'où pend une pièce d'étoffe carrée, ouverte à l'extrémité, dont un angle est relevé à gauche au moyen d'une petite cocarde verte, blanche et rouge; la capote est noire, l'Allemande fort blanche avec des pieds comme il suit... N. B.—Le dessin est exécuté à l'échelle de un centimètre pour mètre. Je voudrais que vous introduisissiez ces capotes-là. Vous leur feriez faire fortune.—En fait de monuments, je n'ai guère été content de ce que j'ai vu: les architectes allemands m'ont paru pires que les nôtres. On a saccagé le Munster à Bonn et peint l'abbaye de Laarh à faire grincer les dents. Les sites de la Moselle sont beaucoup trop vantés. Au fond, cela est peu de chose. Je ne trouve plus rien de beau depuis que j'ai passé le Tmolus. Mon admiration demeure exclusive pour ses ombrages et surtout pour la façon dont on y entend la cuisine; ici, la grande affaire est zu speisen. Tous les honnêtes gens, après avoir dîné à une heure, prennent le thé et des gâteaux à quatre, vont manger à six un petit pain avec de la langue fourrée dans un jardin; ce qui permet d'attendre jusqu'à huit heures pour entrer dans un hôtel et souper. Ce que deviennent les femmes pendant ce temps-là, je l'ignore; ce qu'il y a de certain, c'est que, de huit à dix, il ne reste pas un homme dans les maisons: chacun est dans son hôtel favori à boire, manger et fumer; la raison est, je crois, dans les pieds de ces dames et la bonté du vin du Rhin.
Je pense que vous allez être à Paris dans deux ou trois jours. En voyant les bois du Rhin et de la Moselle si verts, je ne puis me figurer que ceux de notre température soient devenus des balais. Cela n'est malheureusement que trop possible. Vous l'avez voulu. Adieu; je suis fâché de ne pas vous avoir dit de m'écrire à Cologne, mais il est trop tard.
CXXIV
Soissons, 10 octobre 1846.
Il paraît que vous avez été de bien mauvaise humeur samedi dernier; mais enfin vous avez repris votre sérénité dimanche, sauf quelques petits nuages qui flottent encore dans votre lettre. Pour suivre la métaphore, je voudrais bien un jour vous voir au beau fixe, sans qu'il y eût des tempêtes auparavant. Malheureusement, c'est une habitude que vous avez prise. Nous nous séparons presque toujours meilleurs amis que nous ne nous sommes vus. Tâchons donc d'avoir, un de ces jours, l'amabilité continue que j'ai rêvée quelquefois. Il me semble que nous nous en trouverions bien l'un et l'autre. Vous me faites des menaces pour le seul plaisir de m'ôter les consolations de l'espérance. Vous sentez si bien votre tort, que vous me dites que vous êtes dispensée de loyauté à l'égard d'une certaine promesse que vous m'avez faite déjà une fois et que vous ne voulez pas tenir. N'est-ce pas un effet du hasard seul qui vous a permis de dire que vous aviez accompli cette promesse? Vous ne vouliez me voir que pendant un quart d'heure; ainsi, il y avait de votre part trahison méditée. Je sais ce que vous pensez vous-même de ces subterfuges-là, et je m'en rapporte à votre propre jugement. Vous pouvez me faire beaucoup de plaisir ou beaucoup de peine; c'est à vous de choisir.
Le temps affreux qui me m'a pas quitté depuis samedi est sans doute celui que vous avez à Paris. Le seul chagrin qu'il me fasse, c'est que je pense à mes bois, dont le vent enlève les feuilles, à mes gazons, que la pluie inonde, et à l'éloignement de notre prochaine promenade. Hier, au milieu des champs, par un vrai déluge, je ne pensais pas à autre chose. Et vous, regrettez-vous la pluie à cause de moi, ou bien parce qu'elle vous empêche d'aller à shopping à votre ordinaire?
Quel jour étiez-vous à l'Opéra italien?
Était-ce jeudi par hasard, et aurions-nous été tout près l'un de l'autre sans nous en douter? J'aurais bien voulu vous voir un peu avec votre cour, pour savoir si vous êtes pour le monde telle que je le voudrais.
J'espère être à Paris jeudi soir ou vendredi au plus tard. S'il fait beau samedi, voulez-vous faire une longue promenade? Dans le cas contraire, nous en ferons une courte, ou nous irons au Musée. La mémoire de ces promenades est à la fois un plaisir et une douleur. C'est pour moi une sensation qu'il faut renouveler sans cesse pour qu'elle ne devienne pas triste. Adieu, chère amie; je vous remercie bien de tout ce qu'il y a de tendre dans votre lettre. Je tâche d'oublier le peu qui reste de dur et de sec. Je pense que c'est à votre usage une espèce de parure de fantaisie dont vous vous couvrez. J'aime à deviner dessous que vous êtes tout cœur et tout âme; croyez que cela paraît, malgré tous vos efforts pour le cacher.
CXXV
Paris, 22 septembre 1847.
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La Revue me tourmente beaucoup pour Don Pèdre. Je voudrais savoir votre opinion à ce sujet. Je suis partagé entre l'avarice et la pudeur. J'aurais aussi à vous prier d'en lire quelque chose. Cela me paraît avoir l'inconvénient de tout ce qui a été fait longuement et péniblement. Je me suis donné bien du mal pour une exactitude dont personne ne me saura gré. Cela me chagrine quelquefois.
Vous comprendrez sans peine que, depuis votre départ, j'ai eu très-souvent les blue devils.
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Ce que vous me dites de Don Pèdre me plaît assez, parce que votre opinion est d'accord avec mon désir et ce que je crois mon intérêt. Pourtant, il y a une question de dignité qui me tient encore au cœur et qui m'a empêché de tout terminer d'abord avant mon départ. Je serai bien aise d'avoir votre avis de vive voix, et je vous montrerai quelques bribes d'après lesquelles vous jugerez mieux. Je n'ai jamais été plus tristement choqué de la bêtise des gens du Nord qu'à ce voyage-ci, et aussi de leur infériorité sur les Méridionaux. La moyenne du Picard me paraît au-dessous de la plus inférieure espèce du Provençal. En outre, je mourais de froid dans toutes les auberges où mon triste sort me poussait.
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CXXVI
Saturday, 26 febr. 1848[1].
I believe you are now a little better. I don't know why you could be so uneasy about your brother. No wonder you have no news. Bad ones corne very soon. I begin to get accustomed to the strangeness of the thing and to be reconciled with the strange figures of the conquerors, who what's stranger still, behave themselves as gentlemen. There is now a strong tendency to order. If it continues, I shall turn a staunch republican. The only fault I find with the new order of things is that I do not very clearly see how I shall be able to live and that I cannot see you.
I hope though it will not be long before the coaches can go on.