Lettres à une inconnue, Tome Premier: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
Samedi, 26 février 1848.
Je crois que vous êtes maintenant un peu plus rassurée. Je ne vois pas pourquoi vous ne seriez pas complètement tranquille à l'égard de votre frère. Ne prenez point souci de l'absence de nouvelles. Les mauvaises nouvelles arrivent promptement.
Je commence à m'accoutumer à la plus étrange des choses, et à me familiariser avec l'étrange figure des vainqueurs qui, ce qui est plus étrange encore, se conduisent en gentlemen. Il y a maintenant une violente tendance à l'ordre. Si cela continue, je deviendrai un républicain décidé. Le seul inconvénient que je trouve au nouvel ordre de choses, c'est que je n'aperçois pas très-clairement comment je pourrai gagner ma vie, et que je ne puis vous voir.
J'espère néanmoins qu'avant peu les voitures recommenceront à circuler.
CXXVII
Paris, mars 1848.
Je suis tourmenté par cette faillite de la maison ***, dans laquelle je crains que vous n'ayez des intérêts. Rassurez-moi, je vous prie, là-dessus, ou, s'il y a quelque malheur, tâchons de nous consoler ensemble. Chaque jour nous apportera d'ici à longtemps de nouvelles peines. Il faut se soutenir et se faire part mutuellement du peu de courage que l'on conserve. Voulez-vous nous voir demain ou après? Il me semble qu'il y a un siècle que nous ne nous sommes vus. Adieu; vous avez été l'autre jour bien aimable, et je regrette que vous ne l'ayez pas été plus longtemps.
CXXVIII
Paris, mars 1848.
Je crois que vous vous effrayez un peu trop. Les choses ne sont pas plus mal quelles n'étaient hier; ce qui ne veut pas dire quelles soient bien et qu'il n'y ait pas de danger. Quant à ce projet de voyage, il est bien difficile de donner un conseil et de voir clair dans ce grand brouillard étendu sur notre avenir. Il y a des gens qui pensent que Paris, à tout prendre, est un lieu plus sûr que la province. Je suis assez de cet avis. Je ne crois pas à une bataille dans les rues: d'abord, parce qu'il n'y a pas encore de motif; puis, parce que la force et l'audace sont du même côté, et que, de l'autre, je ne vois que platitude et poltronnerie. Si la guerre civile devait commencer, c'est, je crois, en province quelle se déclarerait d'abord. Il y a déjà une assez grande irritation contre la dictature de la capitale, et peut-être des mesures que l'on ne peut prévoir amèneraient-elles ce résultat dans l'Ouest ou ailleurs. Quant aux conséquences des émeutes, voyez ce qu'elles ont été à Paris dans la première révolution, et ce qu'elles ont été en province tout récemment. Le département de l'Indre, où vous voulez aller, en a vu une il y a deux ans, à Buzançais, plus vilaine que toutes celles de 93. Il est bien entendu que je ne vous conseille pas et que je raisonne seulement théoriquement. Je ne crois pas à un danger immédiat. Je crois même que, les circonstances devenant plus graves, Paris serait encore le meilleur séjour. Enfin, entre l'Indre et Boulogne, je préférerais le dernier lieu, qui a l'avantage d'être près de la mer. Mais je serais bien triste si vous partiez sans me voir. Ne pourriez-vous pas retarder de quelques jours? Vous voyez que tout s'est passé tranquillement hier. Nous aurons encore des processions semblables et longtemps, avant qu'on en vienne aux coups de feu, si l'on y vient jamais dans ce pays si timide. Adieu. . . . . .
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CXXIX
Samedi, 11 mars 1848.
Le temps se met de la partie pour nous contrarier encore. J'espère qu'il nous sera plus favorable lundi. Je suis inquiet de votre mal de gorge par cette pluie ou ce froid. Soignez-vous bien et tâchez d'oublier un peu tout ce qui se passe. Je suis moulu par une nuit de corps de garde; mais, après tout, la fatigue a son bon côté dans ce temps-ci. Je voudrais bien avoir autre chose que votre ombre. Je regrette que vous vous soyez retirée sitôt. Le bonheur de vous voir est aussi grand sous la république que sous la monarchie, il ne faut pas en être avare. Dans quel étrange monde vivons-nous! Mais le plus important à vous dire et le plus pressé, c'est que je vous aime tous les jours davantage, je crois, et que je voudrais bien que vous prissiez assez de courage pour m'en dire autant.
CXXX
Paris, 13 mai 1848.
J'espérais que vous ne partiriez pas si vite et sans me dire adieu. Je vous avais même écrit hier, espérant vous voir aujourd'hui. Je ne sais pourquoi je ne me réconcilie pas à ce voyage. Mais vous ne me dites pas combien de temps vous prétendez demeurer à boire du lait, et c'était pourtant le point capital. J'aimerais bien que vous fussiez à Paris avec un chapeau neuf pour la réception de jeudi à l'Académie, où les chapeaux neufs seront rares, je le crains. C'est dans un intérêt purement académique que je vous fais cette demande. Dans le mien, je compte sur vous samedi prochain pour une belle promenade. Si vous voulez aller jeudi prochain à l'Académie, faites prendre des billets chez moi jusqu'à midi.
CXXXI
Paris, mercredi 15 mai 1848.
Tout s'est passé très-bien, parce qu'ils sont si bêtes, que, malgré toutes les fautes de la Chambre, elle s'est trouvée plus forte qu'eux. Il n'y a ni tués ni blessés, on est fort tranquille. La garde nationale et le peuple sont dans d'excellents sentiments. On a pris tous les chefs des émeutiers, et il y a tant de troupes sous les armes, que, d'ici à quelque temps, il n'y a rien à craindre. J'espère que nous nous verrons samedi. En somme, tout s'est passé pour le mieux. J'ai assisté à des scènes très-dramatiques qui m'ont fort intéressé et que je vous raconterai.
CXXXII
27 juin 1848.
Je rentre chez moi ce matin, après une petite campagne de quatre jours où je n'ai couru aucun danger, mais où j'ai pu voir toutes les horreurs de ce temps et de ce pays-ci. Au milieu de la douleur que j'éprouve, je sens par-dessus tout la bêtise de cette nation. Elle est sans égale. Je ne sais s'il sera jamais possible de la détourner de la barbarie sauvage où elle a tant de propension à se vautrer. J'espère que votre frère va bien. Je ne pense pas que sa légion ait été sérieusement engagée. Mais nous sommes bien accablés de fatigue et nous n'avons pas dormi depuis quatre jours. Croyez peu à tout ce que disent les journaux sur les morts, les destructions, etc. J'ai parcouru avant-hier la rue Saint-Antoine: les vitres étaient brisées par le canon et beaucoup de devantures de boutiques endommagées; d'ailleurs, le ravage n'était pas si grand que je l'avais supposé et qu'on le disait. Voici ce que j'ai vu de plus curieux. Je me hâte de vous le dire pour aller me coucher: 1° La prison de la Force est demeurée plusieurs heures gardée par la garde nationale et entourée d'insurgés. Ils ont dit à la garde nationale: «Ne tirez pas sur nous et nous ne tirerons pas. Gardez les prisonniers.» 2° Je suis entré dans une maison qui fait le coin de la place de la Bastille pour voir la bataille; elle venait d'être enlevée sur les insurgés. J'ai demandé aux habitants: «Vous a-t-on pris beaucoup?—On n'a rien volé.» Ajoutez à cela que j'ai conduit à l'Abbaye une femme qui coupait la tête aux mobiles avec son couteau de cuisine, et un homme qui avait les deux bras rouges de sang pour avoir fendu le ventre à un blessé et s'être lavé les mains dans la plaie. Comprenez-vous quelque chose à cette grande nation? Ce qu'il y a de sûr, c'est que nous nous en allons à tous les diables!
Quand revenez-vous? Nous ne nous battrons plus de six semaines, tout au moins.
CXXXIII
Paris, 2 juillet 1848.
J'aurais bien besoin de vous voir pour me remettre un peu des tristes scènes de la semaine dernière, et c'est avec le plus vif plaisir que j'apprends vos projets de retour, plus prochains que je ne l'avais espéré. Paris est et sera tranquille pour un temps assez long. Je ne pense pas que la guerre civile, ou plutôt la guerre sociale soit finie; mais une nouvelle bataille aussi effroyable me semble impossible. Il a fallu pour l'amener une infinité de circonstances qui ne peuvent plus se reproduire. Quand vous reviendrez, vous ne trouverez guère les traces hideuses que votre imagination vous représente probablement. Les vitriers et les badigeonneurs en ont déjà fait disparaître la plus grande partie. Mais j'ai peine à croire que vous ne nous trouviez pas à tous la mine allongée, et encore plus triste que lorsque vous êtes partie. Que voulez-vous! c'est le régime actuel et il faut s'y habituer. Petit à petit, nous en viendrons à ne plus penser au lendemain et à nous trouver très-heureux quand nous nous éveillerons le matin ayant notre soirée assurée. Au fond, ce qui me manque le plus à Paris, c'est vous, et je crois que, si vous y étiez, je trouverais le reste très-bien. Le temps s'est remis à la pluie depuis trois jours. Maintenant, je la vois tomber avec la plus grande insouciance; mais je ne voudrais pas cependant que cela durât trop. Vous me parlez en termes si généraux de votre retour, que je ne sais trop sur quoi compter, et vous savez que j'aime assez à savoir combien de temps durera le purgatoire. Vous parliez de six semaines en me disant adieu, et maintenant vous dites que vous reviendrez plus tôt? Que veut dire plus tôt? voilà ce que je voudrais bien savoir. Mandez-moi aussi ce que deviennent les désagréables affaires qui vous ont empêchée d'assister à ma fête, célébrée par tant de coups de canon.—Adieu; pour prendre patience, j'ai besoin d'avoir souvent de vos nouvelles. Donnez-m'en vite et envoyez-moi quelque souvenir. Je pense à vous sans cesse. J'y pensais même en voyant ces maisons désertes de la rue Saint-Antoine pendant qu'on se battait à la Bastille.
CXXXIV
Paris, 9 juillet 1848.
Vous êtes comme Antée, qui reprenait des forces en touchant la terre. Vous n'avez pas plus tôt touché votre pays natal, que vous retombez dans tous vos vieux défauts. Vous répondez joliment à ma lettre. Je vous priais de me dire combien de temps vous prétendiez demeurer encore à manger des amiles; un chiffre de jour n'était pas bien difficile à écrire, mais vous avez préféré trois pages de circonlocutions où je ne puis comprendre autre chose, sinon que vous seriez revenue, si vous n'étiez pas restée. Je vois aussi que vous passez votre temps assez agréablement. Je pensais bien que l'écharpe de madame *** n'avait pas été achetée pour en faire des reliques. Vous auriez du me dire au moins contre qui vous aviez jugé à propos de l'essayer. En somme, je suis fort mécontent de votre lettre.—Nous passons ici des jours bien longs et passablement chauds, mais aussi tranquilles qu'on peut le souhaiter ou plutôt l'espérer sous la République. Tout annonce que nous aurons une trêve assez longue. Le désarmement s'opère avec assez de vigueur et produit de bons résultats. On remarque un curieux symptôme: c'est que, dans les faubourgs insurgés, on trouve quantité de dénonciateurs pour indiquer les cachettes, et même les coryphées des barricades. Vous savez que c'est bon signe quand les loups se battent entre eux. Je suis allé hier à Saint-Germain pour commander le dîner de la Société des bibliophiles. J'ai trouvé un cuisinier très-capable et, de plus, éloquent. Il m'a dit que c'était à tort que tant de gens se faisaient un fantôme des artichauts à la barigoule, et il a compris tout de suite les plats les plus fantastiques que je lui ai proposés. C'est dans le pavillon où Henri IV est né que demeure ce grand homme. On a, de là, la plus belle vue du monde. En faisant deux pas, on se trouve dans un bois avec de grands arbres et un magnifique underwood au-dessous. Pas une âme pour jouir de tout cela! Il est vrai qu'il faut cinquante-cinq minutes pour parvenir dans ces beaux lieux. Mais serait-ce impossible d'aller y dîner ou déjeuner un jour avec madame...? Adieu. Écrivez-moi bientôt.
CXXXV
Paris, lundi 19 juillet 1848.
Vous devinez parfaitement les choses quand vous voulez bien vous en donner la peine, et vous m'avez envoyé ce que je vous demandais; qu'importe que ce fût une répétition! Ne suis-je pas comme le pauvre ex-roi? «Je reçois toujours avec un nouveau plaisir, etc.» Ce que je ne puis vous dire, c'est combien j'ai été charmé de retrouver ce parfum connu et d'autant plus délicieux qu'il est bien connu et qu'il s'y rattache tant de souvenirs. Vous vous êtes enfin décidée à lâcher le grand mot. Il est vrai qu'il y a un mois que vous êtes partie et qu'en partant vous aviez parlé de six semaines; d'où il suivrait que, dans quinze jours, je pourrais vous revoir; mais aussitôt vous vous mettez à compter les six semaines à votre manière, c'est-à-dire du jour où vous m'écrivez. Cela ressemble un peu à la manière de compter du diable, qui, comme vous savez, groupe les chiffres tout autrement que les bons chrétiens. Dites-moi donc un jour, prenons le délai le plus long que je puisse vous accorder, soit le 15 août. Nous avons passé fort paisiblement le 14 juillet, malgré les prédictions sinistres qu'on nous faisait. La vérité, si on peut la découvrir sous le gouvernement où nous avons le bonheur de vivre, la vérité, c'est que nos chances de tranquillité sont singulièrement augmentées. Il avait fallu plusieurs années d'organisation et quatre mois d'armements pour préparer les affaires des 23-26 juin. Une seconde représentation de cette sanglante tragédie me paraît impossible, du moins tant que les conditions actuelles ne seront pas très-matériellement changées. Pourtant, quelque petit complot, quelques assassinats, quelques émeutes même sont encore probables. Nous avons pour un demi-siècle peut-être à nous perfectionner, les uns dans la confection des barricades, les autres dans leur destruction. On emplit Paris en ce moment d'obusiers et de mortiers à grenades, très-transportables et très-efficaces. C'est un argument nouveau et qu'on dit excellent. Mais laissons la πολεμιχὰ. Vous ne pouvez vous faire une idée du plaisir que vous me ferez en acceptant mon invitation à déjeuner avec lady ***.
CXXXVI
Paris, samedi 5 août 1848.
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On reparle de coups de fusil, mais je n'y crois nullement. Pourtant, ce soir, mon ami M. Mignet se promenait avec mademoiselle Dosne dans le petit jardin qui est devant la maison de M. Thiers. Une balle est venue de haut en bas sans faire le moindre bruit, qui a frappé contre la maison, près de la fenêtre de madame Thiers; et, comme toute balle porte son billet, celle-là en avait un pour une partie charnue sur laquelle était assise une petite fille de douze ans en dehors de la grille du jardin. On la lui a extirpée très-proprement et elle n'aura aucun autre mal qu'une légère cicatrice. Mais à qui en voulait-on? à Mignet? cela est impossible; à mademoiselle Dosne? encore moins. Madame Thiers n'était pas chez elle, ni Thiers non plus. Personne n'a entendu d'explosion; pourtant, la balle était de calibre de guerre, et les fusils à vent sont tous d'un calibre beaucoup plus faible. Pour moi, je pense que c'est une tentative républicaine d'intimidation, bête comme tout ce qui se fait aujourd'hui. Voilà les seules balles à craindre à mon avis. Le général Cavaignac a dit: «On me tuera, Lamoricière me succédera, ensuite Bedeau; puis viendra le duc d'Isly, qui balayera tout.» Ne trouvez-vous pas quelque chose de prophétique là-dedans? On ne croit guère à une intervention en Italie. La République sera un peu plus poltronne que la monarchie. Seulement, il se peut qu'on fasse la frime de laisser soupçonner qu'on serait tenté d'intervenir, dans l'espoir qu'on obtiendra des atermoiements, un congrès et des protocoles. Un de mes amis qui revient d'Italie a été pillé par des volontaires romains qui trouvent les voyageurs de meilleure composition que les Croates. Il prétend qu'il est impossible de faire battre les Italiens, excepté les Piémontais, qui ne peuvent être partout.
Je vous envoie toute cette politique et j'espère qu'elle ne changera rien à vos projets. On fait de grands préparatifs à la Marine pour transporter six cents de ces messieurs pris en juin: ce sera le premier convoi. Je ne serais pas éloigné de croire qu'il y eût, le jour du transport, quelques milliers de veuves éplorées à la porte de l'Assemblée; mais de nouveaux insurgés, n'y croyez point.—Laissez donc de côté le romaïque, où vous avez tort de vous complaire, car il vous jouera le même tour qu'à moi, qui n'ai pu l'apprendre et qui ai désappris le grec. Je m'étonne que vous compreniez quelque chose à ce baragouin-là. Il va, d'ailleurs, disparaître en peu de temps. Déjà on parle grec à Athènes, et, si cela continue, le romaïque ne servira plus qu'à la canaille. Dès 1841, on n'entendait plus prononcer, dans la Grèce du roi Othon, un seul des mots turcs si fréquents dans les τραγἡδιον de M. Fauriel. Vous ai-je traduit une ballade très-jolie d'un Grec qui revient chez lui après une longue absence et que sa femme ne reconnaît pas? Elle lui demande, comme Pénélope, des renseignements sur sa maison; il y répond fort bien, mais elle n'est pas convaincue; elle en veut, d'autres qu'elle obtient et la reconnaissance se fait. Tout cela est abandonné à votre divination. Adieu; j'attends de vos nouvelles.
CXXXVII
Paris, 12 août 1848.
Le beau temps s'en va et nous allons entrer, d'ici à quelques jours, dans la saison froide, qui m'est si antipathique. Je ne puis vous dire combien je suis en colère contre vous. En outre, les abricots et les prunes sont presque passés et je me faisais une fête d'en manger avec vous. Je suis parfaitement sûr que, si vous aviez réellement voulu revenir, vous seriez déjà à Paris. Je m'ennuie horriblement et j'ai bien envie de m'en aller quelque part sans vous attendre. Tout ce que je puis faire, c'est de vous donner jusqu'au 25 à trois heures, et pas une heure de plus.—Nous sommes fort tranquilles. On parle toujours, il est vrai, d'une émeute que M. Ledru ferait par manière de protestation contre l'enquête; mais ce ne peut être quelque chose de sérieux. La première condition pour qu'on se batte, c'est qu'il y ait de la poudre et des fusils des deux côtés. Or, maintenant, tout est du même côté. Avant-hier, au concours général, un gamin nommé Leroy a eu un prix. Les autres gamins ont crié: «Vive le roi!» Le général Cavaignac, qui assistait, je ne sais pourquoi, à la cérémonie, a ri de fort bonne grâce. Mais, le même gamin ayant eu un autre prix, les cris sont devenus si forts, qu'il en a perdu toute contenance et tortillait sa barbe comme s'il eût voulu l'arracher. Adieu; je vous en veux horriblement! écrivez-moi bien vite.
CXXXVIII
Paris, 20 août 1848.
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Je commence à croire que je ne vous verrai pas cette année. Voilà que l'on recommence à parler d'émeutes, et puis le choléra va venir compliquer les affaires. On dit qu'il est à Londres. IL est certainement à Berlin. Depuis quelques jours, on s'attend à une bagarre. On prédit des coups de fusil pour la discussion de l'enquête. Je suis si entêté dans mes idées, que je n'y crois pas encore; mais je suis à peu près seul de mon avis. La situation est au fond bien embrouillée. Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Rome pendant la conjuration de Catilina. Seulement, il n'y a pas de Cicéron. Quant à l'issue d'une émeute, je ne doute pas que la bonne cause ne triomphe. Personne n'en doute, mais avec des fous il ne faut pas compter sur des entreprises raisonnables; peut-être, en effet, ai-je tort de croire que l'impossibilité de réussir empêche cette émeute susdite. Nous verrons, au reste, la semaine prochaine. Mercredi, la discussion doit commencer; l'enquête me paraît surtout prouver une chose, c'est la profonde division des républicains entre eux. Il est évident qu'il n'y en a pas deux de la même opinion. Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que le citoyen Proudhon a un grand nombre d'adeptes et que ses petites feuilles se vendent à milliers dans les faubourgs. Tout cela est fort triste; mais, quoi qu'il arrive, nous vivrons longtemps de cette vie-là, et il faut nous y accoutumer. Le point qui me paraît capital, c'est de savoir si vous viendrez le 25. S'il doit y avoir bataille, elle sera perdue ou gagnée ce jour-là. Ainsi, ne faites pas encore de projets, ou plutôt faites celui de venir assister à notre victoire ou à notre enterrement pour le 25. Une autre chose me chagrine: c'est que la chaleur s'en va, le beau temps se passé, et il n'y aura plus de pêches à votre retour. Les feuilles commencent à jaunir et à tomber. Je prévois tous les ennuis du froid et de la pluie, qui me semblent beaucoup plus graves et beaucoup plus certains que l'émeute. Je suis malade depuis quelques jours, c'est peut-être pour cela que je suis triste. Je n'ai pas besoin de vous dire que je serais très-contrarié de mourir avant notre déjeuner à Saint-Germain, qui, je l'espère, tiendra toujours. Adieu; écrivez-moi vite. Vous ne devriez pas taquiner les gens de si loin.
CXXXIX
Paris, 23 août 1848.
Vous n'êtes guère aimable de ne pas me répondre plus tôt. Je crois que je vous ai écrit trop en noir la dernière fois. Je vois aujourd'hui les choses, non en couleur de rose, mais gris de lin. C'est la couleur la plus gaie que comporte la République. On m'avait fait croire malgré moi à la bataille; maintenant, je n'y crois plus, ou, si j'y crois, c'est pour plus tard. Aussi bien, je m'imagine que vous mourez de froid au bord de votre mer. Je suis toujours malade, je ne mange ni ne dors; mais le pire de mes maux, c'est que je m'ennuie épouvantablement. Cependant, j'ai à travailler, et ce n'est pas dans l'oisiveté que je bâille; mais, dans quelque situation que le phénomène se manifeste, il est toujours fort désagréable. Pour vous, je ne comprends pas ce que vous pouvez faire à D..., et je ne vois pas d'autre explication à votre séjour parmi vos sauvages, que de penser que vous y avez fait quelque conquête dont vous êtes toute fière. Je vous réserve une belle querelle pour votre retour. Sera-ce vendredi ou bien lundi? Je ne crois pas qu'il soit prudent à vous d'attendre plus longtemps. Adieu; je vous quitte pour aller entendre votre favori, M. Mignet, qui fait un discours à d'Académie morale. Croyez que l'enquête se passera sans coups de fusil; quant au scandale, on ne sait plus ce que c'est par le temps qui court.
CXL
Paris, samedi 5 novembre 1848.
J'ai été très-irrité contre vous, car j'avais le plus grand besoin de vous voir; j'ai été et je suis encore très-souffrant et, qui pis est, affreusement triste. Une heure passée auprès de vous m'aurait fait grand bien. Vous n'avez même pas pris la peine que vous preniez autrefois de me dire quelque chose d'aimable lorsque vous aviez quelque méchanceté en tête. Quelques justes reproches que j'aie à vous faire, il faudra toujours finir par vous pardonner; mais je voudrais bien que vous fissiez quelque chose pour cela. Me ferez-vous quelque finezay pour me dédommager de tout l'ennui que j'ai eu pendant quinze jours? Je vous laisse à trouver vous-même ce dédommagement adequate.
Avez-vous entendu le canon et avez-vous eu peur? J'ai cru qu'on voulait démolir la République aux trois premiers coups. J'ai compris au quatrième de quoi il s'agissait. Vous avez toujours à moi un livre grec. J'ai peur que vous ne gâtiez votre hellénisme avec le baragouin romaïque. Cependant, je crois qu'il y a de très-jolies choses dans ce volume. Je travaille à un ouvrage nouveau également historique.
CXLI
Londres, 1er juin 1850.
Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que, ayant à faire dix lieues par jour, je ne pouvais m'asseoir devant une table sans m'endormir tout de suite. Je ne vous dirai pas grand'chose de mes impressions de voyage, si ce n'est que décidément les Anglais sont individuellement bêtes et en masse un peuple admirable. Tout ce qui peut se faire avec de l'argent, du bon sens et de la patience, ils le font; mais ils se doutent des arts comme mon chat. Il y a ici des princes népâlais dont vous deviendriez éprise. Ils ont des turbans plats tout bordés de grosses émeraudes en pendeloques, et ne sont que satin, cachemire, perles et or! Leur couleur est un café au lait très-foncé. Ils ont bon air et on dirait qu'ils ont de l'esprit.
J'ai été interrompu en cet endroit de ma lettre par une visite et je n'ai pu retrouver le fil de mes idées qu'aujourd'hui 2 juin, jour de dimanche. Nous allons à Hampton-Court pour éviter les chances de suicide que le Lord's day ne manquerait pas de nous offrir. J'ai dîné hier avec un évêque et un dean qui m'ont rendu de plus en plus socialiste. L'évêque est de ce que les Allemands appellent l'école rationaliste; il ne croit pas même à ce qu'il enseigne, et, moyennant son tablier de gros de Naples noir, il fricote ses cinq ou six mille livres tous les ans et passe son temps à lire du grec. Outre cela, je me suis enrhumé, en sorte que je suis on ne peut plus démoralisé. Sous le prétexte que nous sommes en juin, on me livre à des courants d'air destructeurs. Toutes les femmes me paraissent faites en cire. Elles mettent des bustles (tournures) si considérables, qu'il ne tient qu'une femme sur le trottoir de Regent's Street. J'ai passé ma matinée hier dans la nouvelle chambre des Communes, qui est une affreuse monstruosité. Nous n'avions pas encore d'idée de ce qu'on peut faire avec un manque de goût complet et deux millions de livres sterling. Je crains de devenir tout à fait socialiste en mangeant de trop bons dîners dans de la vaisselle plate en vermeil, et en voyant des gens qui gagnent quatorze mille livres sterling aux courses d'Epsom. Mais il n'y a pas encore de probabilité qu'une révolution éclate ici. La servilité des pauvres gens est étrange pour nos idées démocratiques. Chaque jour, nous en voyons quelque nouvel exemple. La grande question est de savoir s'ils ne sont pas plus heureux. Écrivez-moi à Lincoln, poste restante. Lincoln est dans le Lincolnshire, je crois, mais je n'en jurerais pas.
CXLII
Salisbury, samedi 15 juin 1850.
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Je commence à avoir assez de ce pays-ci. Je suis excédé de l'architecture perpendiculaire et des manières également perpendiculaires des natifs. J'ai passé deux jours à Cambridge et à Oxford, chez des révérends, et, tout bien considéré, je préfère les capucins. Je suis particulièrement furieux contre Oxford. Un fellow a eu l'insolence de m'inviter à dîner. Il y avait un poisson de quatre pouces dans un grand plat d'argent et une côtelette d'agneau dans un autre. Tout cela servi dans un style magnifique avec des pommes de terre dans un plat de bois sculpté. Mais jamais je n'ai eu si faim. C'est la suite de l'hypocrisie de ces gens-là. Ils aiment à montrer aux étrangers qu'ils sont sobres, et, moyennant qu'ils font un luncheon, ils ne dînent pas. Il fait un vent du diable et un froid de chien. S'il ne faisait grand jour à huit heures du soir, on pourrait se croire en décembre. Cela n'empêche pas toutes les femmes de sortir avec un parasol ouvert. Je viens de faire une boulette. J'ai donné une demi-couronne à un monsieur en noir qui m'a montré la cathédrale, et puis je lui ai demandé l'adresse d'un gentleman pour qui j'avais une lettre du dean. Il s'est trouvé que c'était à lui-même que la lettre était adressée. 11 a eu l'air fort sot, et moi aussi; mais il a gardé l'argent. Je compte aller demain revoir Stone-Henge, et j'irai le soir dîner à Londres, s'il fait un peu moins de brouillard. Lundi ou mardi, je partirai pour Canterbury, et je pense être à Paris vendredi. Je voudrais bien que vous fussiez à Salisbury. Stone-Henge vous étonnerait fort. Adieu; je retourne à mon église. Ma lettre partira, Dieu sait quand! On vient de me dire que, le jour du Seigneur, la poste se reposait. J'ai un rhume abominable, je tousse et je n'ai que du vin de Porto à boire.—Les femmes ont ici des cerceaux à leurs robes. Il est impossible de voir quelque chose de plus ridicule qu'une Anglaise en cerceau.—Qu'est-ce que c'est qu'une miss Jewsbury, un peu rousse, qui fait des romans? Je l'ai rencontrée l'autre soir, et elle m'a dit quelle avait rêvé toute sa vie un plaisir quelle croyait impossible, qui était de me voir (textuel). Elle a fait un roman sous le titre de Zoé. Vous qui lisez tant, vous me direz quelle est cette personne, pour qui je suis un livre. Il y a un petit hippopotame au Jardin zoologique, qu'on nourrit de riz au lait. Le Punch du 15, donne son portrait qui est d'une ressemblance achevée. Adieu; tâchez de me dédommager par une jolie promenade de mon voyage de trois semaines.
CXLIII
Bâle, 10 octobre 1850.
Il y a bien longtemps que je veux vous écrire et je ne sais comment il se fait que j'ai tant tardé. D'abord, j'ai vécu dans des lieux si déserts et si sauvages, qu'il n'était pas vraisemblable que la poste y pénétrât, et puis j'ai eu tant de gymnastique à faire pour visiter les châteaux gothiques des Vosges, que, le soir, il ne me restait plus de force pour prendre une plume. Le temps, qui avait été très-mauvais à mon départ, s'est mis au beau pour mon excursion d'Alsace, et j'ai joui très-complètement des montagnes, des bois et d'un air que la fumée de charbon de terre n'a jamais vicié, et qui n'a jamais vibré aux accents du chœur des Girondins. J'éprouvais un vif plaisir au milieu de ces lieux sauvages et je me demandais comment on pouvait vivre ailleurs. Les bois sont encore tout verts et ont des odeurs délicieuses qui me rappellent nos promenades. Me voici enfin en pays républicain modèle, où il n'y a ni douaniers ni gendarmes, et où il y a des lits de ma taille, confort ignoré en Alsace, Je m'y repose un jour. Demain, je verrai la cathédrale de Fribourg, et j'irai tout de suite vérifier si les statues sont aussi belles que celles d'Erwin de Steinbach, à Strasbourg.—De Strasbourg, je partirai le 12, et serai le là à Paris. J'espère vous y trouver. Je n'ai pas besoin de vous dire combien cela me ferait plaisir. Mais cela ne vous empêchera pas d'en faire à votre tête. Adieu; vous devez, étant paresseuse comme vous êtes, me savoir gré de vous écrire si tard, puisque cela vous dispense de me répondre.
CXLIV
Paris, lundi 15 juin 1851.
Ma mère va mieux et je pense que sous peu elle sera tout à fait remise. J'ai été bien inquiet; j'ai craint une fluxion de poitrine. Je vous remercie de l'intérêt que vous lui avez témoigné.
Hier, je suis sorti pour la première fois depuis huit jours, pour aller voir les danseuses espagnoles qui travaillaient chez la princesse Mathilde. Elles m'ont paru médiocres. La danse chez Mabille a tué le mérite du boléro. En outre, ces dames avaient une telle quantité de crinoline par derrière et tant de coton par devant, qu'on s'aperçoit que la civilisation envahit tout. Ce qui m'a le plus amusé, c'est une petite fille de douze ans et une vieille duègne, l'une et l'autre encore toutes surprises de se voir hors de la tierra de Jésus et aussi barbares qu'on puisse le désirer.—Je viens de recevoir votre coussin; vous êtes vraiment une très-habile ouvrière, ce dont je ne vous aurais jamais soupçonné. Le choix des couleurs et la broderie sont également merveilleux. Ma mère a fort admiré le tout. Quant à la symbolique, il m'a suffi du commencement d'explication que vous avez bien voulu me donner pour comprendre tout le reste.—Je ne sais comment vous remercier.
Je joins ici le Saint-Évremont. Je l'avais perdu, et il m'a fallu des efforts de mémoire prodigieux pour le retrouver. Vous me direz ce que vous pensez du père Ganaye. Je trouve qu'on ne peut plus lire après cela rien du XIXe siècle.
Adieu.
CXLV
Londres, samedi 22 juillet 1851.
Je suis bien triste de ce que vous me dites de votre départ; je comptais vous retrouver à Paris et je ne puis m'accoutumer à l'idée de votre éloignement. Je n'ai pas même la consolation de vous gronder; tâchez d'être de retour dans les premiers jours d'août. Je ne vous ferai pas de reproches, parce que je suis sûr que vous ferez tous vos efforts pour me dire adieu. Pensez qu'il est bien dur de passer plusieurs mois sans vous voir. Enfin, vous savez tout le bonheur que j'aurai, et, si la chose est possible, elle se fera.
Le Palais de Cristal est une grande arche de Noé, merveilleux pour la singularité des objets qui s'y trouvent, très-médiocre d'ailleurs au point de vue de l'art; en résumé, on y passe une journée très-amusante.
Je suis si contrarié de votre lettre, que je n'ai pas le courage d'écrire. Adieu.
CXLVI
Paris, jeudi soir, 2 décembre 1851.
Il me semble qu'on livre la dernière bataille, mais qui la gagnera? Si le président la perd, il me semble que les héroïques députés devront céder la place à Ledru-Rollin. Je rentre horriblement fatigué et n'ayant rencontré que des fous, à ce qu'il m'a paru. La mine de Paris me rappelle le 24 février; seulement, les soldats font peur aux bourgeois. Les militaires disent qu'ils sont sûrs du succès; mais vous savez ce que c'est que leurs almanachs. Voilà notre promenade ajournée...
Adieu, écrivez-moi et dites-moi si les vôtres sont engagés dans la bagarre.
CXLVII
Paris, 3 décembre 1851.
Que vous dirai-je? Je n'en sais pas plus long que vous. Il est certain que les soldats ont l'air farouche et font cette fois peur aux bourgeois. Quoi qu'il en soit, nous venons de tourner un récif et nous voguons vers l'inconnu. Rassurez-vous et dites-moi quand je pourrai vous voir.
CXLVIII
24 mars 1852.
. . . . . . .
J'ai toutes les tracasseries du monde, outre beaucoup d'ouvrage sur les bras; enfin, j'ai entrepris une œuvre chevaleresque dans un premier mouvement, et vous savez qu'il faut se garder de cela. Je m'en repens parfois. Le fond de la question, c'est qu'à force de voir des pièces justificatives sur l'affaire de Libri, j'ai eu la démonstration la plus complète de son innocence, et je suis à faire une grande tartine dans la Revue, au sujet de son procès et de toutes les petites infamies qui s'y rattachent. Plaignez-moi; il n'y a que des coups à gagner à ce métier-là; mais quelquefois on se sent si révolté par l'injustice, qu'on devient bête.
Quand donc ferons-nous un tour au Musée? Je suis bien fâché d'apprendre cette triste mort d'une personne que vous aimez. Mais c'est une raison de plus pour se voir et essayer si une intimité comme la nôtre est un remède contre le chagrin. Vous avez bien raison de trouver la vie une sotte chose, mais il ne faut pas la rendre pire qu'elle n'est. Après tout, il y a de bons moments, et le souvenir de ces bons moments est plus agréable que le souvenir des mauvais n'est triste. J'ai plus de plaisir à me rappeler nos causeries que de chagrin à penser à nos querelles. Il faut faire ample provision de ces bons souvenirs...
CXLIX
Paris, 22 avril au soir, 1852.
Votre lettre m'a fait grand bien. Je suis en ce moment nerveux comme on l'est après avoir cédé à un premier mouvement; vous savez qu'ils sont presque toujours honnêtes. C'est le moment où tous les sentiments bas reviennent. On me menace d'un procès pour mépris de la justice et attaque contre la chose jugée. Cela me paraît fort, mais tout est possible, y siempre lo peor es Cierto. D'un autre côté, l'École des chartes aiguise ses griffes pour me déchirer. Il va falloir subir peut-être des interrogatoires et faire une polémique enragée. J'espère qu'au moment de la bataille je retrouverai mon énergie. À présent, je suis tout déconfit et ennuyé. Je vous remercie de ce que vous me dites; j'y suis très-sensible. Tâchez de vous porter de mieux en mieux pour venir me voir en prison, le cas échéant.
CL
Vendredi soir, 1er mai 1852.
Ma bonne mère est morte; j'espère qu'elle n'a pas trop souffert. Elle avait les traits calmes et l'air doux qui lui était ordinaire. Je vous remercie de tout l'intérêt que vous lui avez témoigné.
Adieu; pensez à moi et donnez-moi vite de vos nouvelles.
CLI
Paris, 19 mai 1852.
Ce beau temps ne vous dit-il rien? Il me renouvelle, à ce qu'il me semble. Je vous attendais presque hier, je ne sais pourquoi; il me semblait que vous auriez dû savoir que je vous attendais. Venez donc au plus vite; j'ai quantité de choses à vous dire. Je ne sais si l'on veut me prendre ou non, et l'on me dit à ce sujet tantôt blanc, tantôt noir. Ce qui me rend très fidgetty, c'est la pensée d'une cérémonie publique[1] devant la fleur de la canaille et trois imbéciles en robe noire, roides comme des piquets et persuadés qu'ils sont quelque chose, auxquels on ne peut songer à dire le profond mépris qu'on a pour leur robe, leur personne et leur esprit.
Adieu; répondez-moi un mot.
[1] L'audience pour l'article poursuivi concernant Libri.
CLII
Paris, 22 mai 1852.
Notre promenade vous a-t-elle fatiguée? Dites-moi vite que non. J'attendais un mot de vous aujourd'hui. Je suis confisqué par mon avocat, qui me plaît fort[1]. Il me semble homme d'esprit, point trop éloquent et comprend l'affaire exactement comme moi. Cela me donne un peu d'espérance. . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[1] M. Nogent Saint-Laurens.
CLIII
Mai 1852, mercredi à cinq heures.
Quinze jours de prison et mille francs d'amende! Mon avocat a très-bien parlé; les juges ont été très-polis; je n'ai pas été nerveux du tout. En somme, je ne suis pas aussi mécontent que j'aurais le droit de l'être. Je n'en appelle pas.
CLIV
27 mai 1852, au soir.
Vous êtes, par ma foi, d'un bon sel! J'étais allé l'autre jour chez des magistrats et j'avais eu l'imprudence d'avoir un billet de mille francs dans ma poche. Je ne l'ai plus retrouvé; mais il est impossible que, chez des personnes d'un si haut mérite, il se glisse des coupeurs de bourse; aussi le billet s'est évaporé de lui-même, n'y pensons plus. En même temps, j'ai eu le malheur de toucher un soi-disant pestiféré et l'on a jugé prudent de me mettre en quarantaine pour quinze jours; le grand malheur vraiment! Mon ami M. Bocher va en prison à la fin de juin, nous nous y installerons ensemble. En attendant, j'ai grand besoin de vous voir!—Mes vengeances ont déjà commencé. Mon ami Saulcy se trouvait hier chez des gens où l'on a parlé de l'arrêt qui me concerne; là-dessus, sans consulter l'air du bureau, voilà mon canonnier qui, avec la discrétion de son arme, se lance à tort et à travers dans les grands mots de sottise, fatuité, stupidité, amour-propre de faquins, etc., prenant à témoin un monsieur en habit noir qu'il connaissait de vue, mais dont il ignorait la profession. Or, c'était M. ***, un de mes juges, qui aurait préféré être ailleurs. Figurez-vous l'état de la maîtresse de la maison, des assistants, et enfin Saulcy, averti trop tard, qui tombe sur un canapé en crevant de rire, et disant; «Ma foi, je ne me dédis de rien!»
CLV
Lundi soir, 1er juin 1852.
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Je passe tout mon temps à lire la correspondance de Beyle. Cela me rajeunit de vingt ans au moins. C'est comme si je faisais l'autopsie des pensées d'un homme que j'ai intimement connu et dont les idées des choses et des hommes ont singulièrement déteint sur les miennes. Cela me rend triste et gai vingt fois tour à tour dans une heure et me fait bien regretter d'avoir brûlé les lettres que Beyle m'écrivait. . . . . .
CLVI
Marseille, 12 septembre 1852.
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Je suis allé en Touraine, où j'ai visité Chambord par une pluie battante et Saint-Aignan par une pluie intermittente. Je suis rentré à Paris le 7 par la pluie, reparti le même jour au milieu d'un orage et j'ai descendu le Rhône par un brouillard à couper au couteau. C'est seulement dans la Canebière que j'ai retrouvé le soleil; depuis deux jours, il brille dans toute sa gloire. J'y ai trouvé (à Marseille, et non dans le soleil) mon cousin et sa femme, que j'ai embarqués hier sur le Léonidas par une mer d'un bleu céleste, sans une vague, et un temps ni froid ni chaud dont vous n'avez nulle idée en vos tristes pays du Nord. Ce sont les seuls parents qui me restent, et les propriétaires de ce salon que vous avez daigné honorer de votre approbation. Je me suis senti pris d'un isolement bien triste lorsque j'ai vu le panache de fumée du Léonidas disparaître derrière les îles que vous connaissez par la description de Monte-Cristo. Je me suis senti vieux et ganache. J'aurais eu besoin de votre présence et j'ai pensé combien vous vous seriez amusée en ce pays qui me paraît si maussade. Je vous y ferais manger des fruits de vingt espèces différentes qui vous sont inconnues; par exemple, des pêches jaunes et des melons blancs et rouges, des azeroles et des pistaches fraîches. Outre cela, vous passeriez votre journée dans des boutiques de curiosités turques et autres, où il y a les inutilités les plus agréables à voir et les plus désagréables à payer. Je me suis demandé souvent pourquoi vous ne faites pas un voyage dans le Midi, et je ne trouve pas de bonnes raisons contre. Je vais courir les montagnes pendant trois jours, tout seul, sans pouvoir échanger une pensée avec un bipède parlant français. Je ne sais, après tout, si cela ne vaut pas mieux que d'avoir affaire aux provinciaux des villes; chaque année, il me semble qu'ils deviennent plus intolérables. Ici, maires et préfets ont la tête perdue de l'arrivée du président; on blanchit toutes les préfectures, on met des aigles partout où il en peut tenir. Il n'y a pas de niaiseries qu'on n'imagine; quel drôle de peuple! Au milieu de tout cela, je crains bien que les épreuves de Démétrius ne se perdent; car je dois les corriger en route et elles ne m'arrivent pas.
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CLVII
Moulins, 27 septembre 1852.
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J'ai été fort malade et je suis encore assez faible, d'autant plus que le remède qui m'a tiré d'affaire, c'est-à-dire le mistral ou le vent du Nord, m'a donné un rhume qui me fatigue fort et qui ne se guérit pas par les nuits blanches et les courses continuelles. J'ai été, pendant quarante-cinq heures, avec une disposition à la congestion cérébrale telle, que je croyais que j'allais voir le royaume des ombres. J'étais absolument seul, et je me suis traité moi-même ou plutôt je ne me suis pas traité du tout, car j'étais dans un état de prostration physique et moral qui me rendait la moindre excursion horriblement pénible. Je sentais bien quelque ennui de passer dans un monde inconnu; mais ce qui me semblait encore plus ennuyeux, c'était de faire, de la résistance. C'est par cette résignation brute, je crois, qu'on quitte ce monde, non pas parce que le mal vous accable, mais parce qu'on est devenu indifférent à tout, et qu'on ne se défend plus. J'attends ici qu'un monsignore à qui j'ai affaire sorte de retraite. Très-probablement j'aurai pour deux ou trois jours à courir d'après ses indications, puis je reviendrai à Paris. C'est demain mon jour de naissance, que j'aurais voulu passer avec vous. Il se trouve que je suis toujours seul ce jour-là et d'une tristesse abominable.
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CLVIII
Carabanchel, 11 septembre 1853.
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En arrivant ici, j'ai trouvé que tout se préparait pour la fête de la maîtresse de la maison. On devait jouer une comédie et réciter et chanter une loa[1] en son honneur et celui de sa fille. J'ai été mis en réquisition pour fabriquer des ciels, réparer des décorations, dessiner des costumes, etc., sans parler des répétitions que je donnais à cinq déesses mythologiques dont une seule avait déjà monté sur un théâtre de société. Mes déesses se sont trouvées très-jolies hier, jour fatal, mais mourantes de peur; cependant, tout a fort bien été. On a fort applaudi, sans comprendre les vers très-amphigouriques du poète auteur de la Loa. Sa comédie, qui était une traduction de Bonsoir, monsieur Pantalon, a encore mieux été, et j'admire la facilité avec laquelle les jeunes filles de la société se transforment en actrices passables. Après la comédie, bal et souper au milieu duquel un jeune protégé de la comtesse a improvisé des vers assez jolis, qui ont fait pleurer l'héroïne de la fête et boire tout le monde un peu vertement. Ce matin, j'ai un mal de tête de chien et je trouve le soleil diablement chaud. Je vais aller à Madrid voir les taureaux, et j'abandonne mes déesses pour deux ou trois jours afin de faire mes visites et de travailler à la bibliothèque. Comme il y a neuf dames ici sans un homme, on m'appelle à Madrid «Apollon». Des neuf muses, il y en a malheureusement cinq qui sont mères ou tantes des quatre autres; mais ces quatre-là sont des Andalouses de race, avec des petits airs féroces qui leur vont à ravir, surtout quand elles sont dans leur costume olympien avec des péplum qu'elles s'obstinent par amour pour l'euphonie à appeler peplo.
Vous avez sans doute un moins beau temps que nous.
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[1] Loa, espèce de dithyrambe dialogué en l'honneur de la personne que l'on veut fêter.
CLIX
L'Escurial, 5 octobre 1853.
Je vous envoie une petite fleur que j'ai trouvée dans la montagne, derrière ce vilain couvent de l'Escurial. Je ne l'avais pas rencontrée depuis la Corse; là, cela s'appelle mucchiallo; ici, personne n'en sait le nom. Le soir, lorsque le vent passe dessus, cela a une odeur qui me semble délicieuse. J'ai retrouvé l'Escurial aussi triste que je l'avais laissé il y a quelque vingt ans, mais la civilisation y a pénétré: on y trouve des lits en fer et des côtelettes, plus du tout de punaises ni de moines. Le dernier article me manque beaucoup et rend encore plus ridicule la lourde architecture d'Herrera. Je vais aller dîner à Madrid ce soir, car je ne supporterai pas un jour de plus de ce séjour-ci. Selon toute apparence, je resterai à Madrid jusqu'au 15 de ce mois, et puis j'irai à Valladolid, Toro, Zamora et Léon, si le temps, qui jusqu'à présent a été magnifique, ne se met pas tout d'un coup au laid, chose improbable. Je suis allé à Tolède et ici. J'irai à Ségovie, par quoi j'évite des bals qui m'ennuient fort. J'ai vu l'autre soir l'ouverture du grand Opéra. C'était pitoyable, sauf la salle très-belle et très-commode et remplie de femmes très-jolies. Les acteurs sont d'un médiocre assommant. Si vous étiez ici, vous verriez la plus belle collection de fruits qu'on puisse rencontrer. Il y a une foire à Madrid, et il vient des fruits de fort loin dont la plupart vous sont inconnus. Il est fâcheux que cela ne puisse s'envoyer. S'il y avait ici quelque chose qui vous fût agréable, vous n'avez qu'à parler.
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CLX
Madrid, 25 octobre 1853.
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Notre colonie s'est dissoute, la duchesse ayant daigné accoucher d'une fille. Sa mère s'est constituée garde-malade, et nous sommes revenus en masse à la ville. J'y ai gagné un rhume odieux, et, pour m'achever, il fait un sirocco du diable. Malgré ce vilain temps et mes éternuments, je suis allé voir hier Cucharès, le meilleur matador depuis Montès. Les taureaux étaient si mauvais, qu'il a fallu en donner un aux chiens et exciter la moitié des autres avec des banderoles de feu. Deux hommes ont été jetés en l'air et nous les avons cru morts un instant, ce qui a jeté quelque intérêt sur la course, autrement tout à fait détestable. Les taureaux n'ont plus de cœur et les hommes ne valent guère mieux. Je pense entreprendre mon voyage archéologique dès que le temps se sera fixé. On m'annonce un été de la Saint-Martin qui ne vient jamais. Il est probable que, si vous me mandiez vos commissions, je recevrais votre lettre à temps pour y faire honneur. Malheureusement, je ne sais pas trop ce qu'il y a de bon dans ce pays-ci. Je vous ai pris à tout hasard des mouchoirs d'un dessin fort laid; mais il m'a semblé que vous vous étiez assez allègrement emparée d'un ces mouchoirs qui me venait je ne sais d'où. Ici, on ne voit plus guère que des costumes français. Hier, aux taureaux, il y avait des chapeaux. Voulez-vous des jarretières et des boutons? Si l'on en porte encore, dites-moi ce qu'il vous en faut, mais ne perdez pas de temps pour me répondre.—Je lis Wilhelm Meister, ou je le relis. C'est un étrange livre, où les plus belles choses du monde alternent avec les enfantillages les plus ridicules. Dans tout ce qu'a fait Goethe, il y a un mélange de génie et de niaiserie allemande des plus singuliers: se moquait-il de lui-même ou des autres? Faites-moi penser à vous donner à lire à mon retour, les Affinités électives. C'est, je crois, ce qu'il a fait de plus bizarre et de plus antifrançais. On m'écrit de Paris pour me vanter un livre d'Alexandre Dumas fils, qui s'appelle un Cas de rupture, ou quelque chose d'approchant. À Madrid, on ne lit pas. Je me suis demandé à quoi les dames passent leur temps quand elles ne font pas l'amour, et je ne trouve pas de réponse plausible. Elles pensent toutes à être impératrices. Une demoiselle de Grenade était au spectacle quand on a annoncé dans sa loge que la comtesse de Téba épousait l'empereur. Elle s'est levée avec impétuosité en s'écriant: En ese pueblo y no hay porvenir.[1]»
Au nombre de mes divertissements, j'ai oublié de vous parler d'une académie de l'histoire dont je suis membre. Elle est presque aussi amusante que la nôtre. Adieu.
[1] «Dans ce pays-ci, il n'y a pas d'avenir.»
CLXI
Madrid, 22 novembre 1853.
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Quand je pense à la neige qu'il y a sur le Guadarrama, je perds tout courage: pourtant, nous avons un soleil magnifique; mais il a beau briller, il n'échauffe pas. La nuit, il fait un froid abominable et les factions des soldats au palais ne sont plus que d'un quart d'heure. Avant mon départ, je veux assister encore à quelques séances des Cortès, qui se sont ouvertes avant-hier, très-modestement, sans discours royal, Sa Majesté étant assez près de son terme pour qu'on lui épargne les émotions. Je suis assez bien la politique locale et je connais assez de gens dans tous les partis pour que le spectacle m'amuse en ce moment où nous sommes privés de taureaux. Je vous apporterai des jarretières, puisque vous ne voulez pas de boutons. Ce n'est pas sans peine que je les ai découvertes. La civilisation fait de progrès si rapides, que l'élastique a remplacé à presque toutes les jambes les ligas classiques des temps passés. Lorsque j'ai demandé aux femmes de chambre d'ici de m'indiquer une boutique, elles se sont signées d'indignation, me disant qu'elles ne portaient pas de ces vieilleries-là et que c'était bon pour le peuple. Le progrès des modes françaises est effrayant: les mantilles sont à présent assez rares. Les chapeaux, et quels chapeaux! les remplacent. Vous seriez réjouie de voir les chefs-d'œuvre des couturières de cette capitale. Je suis allé il y a quelques jours passer cinq à six heures à Aranjuez, chez un loup-cervier de mes amis, M. Salamanca. C'est le garçon le plus spirituel et le meilleur diable que j'aie rencontré. Il gagne beaucoup d'argent, comme il semble, et le fait rouler noblement. Il trouve le temps de faire des affaires et de la politique, car il a été ministre et le sera encore, s'il veut. Tout dans cet homme sent l'Andalousie, c'est la grâce même. Nous avons eu le 15, pour la fête de Sainte-Eugénie, un bal à l'ambassade de France où a paru madame ***, femme du ministre des États-Unis, avec un costume à faire crever de rire. Velours noir bordé de galons, d'oripeaux, et diadème de théâtre. Son fils, qui a l'air d'un maroufle, s'est fait renseigner sur la solidité des personnes présentes, et, après avoir pris ses informations, a envoyé un cartel à un duc très-noble, très-riche, fort niais et désireux de vivre longtemps. Les pourparlers durent encore, mais il n'y aura pas mort d'homme.
Adieu.
CLXII
Madrid, 28 novembre 1853.
Votre lettre s'est croisée avec la mienne, que vous avez dû recevoir au moment où m'arrivait la vôtre. Je vous y expliquais pourquoi je resterais encore quelques jours ici. On me presse fort d'attendre la noche buena, c'est-à-dire Noël; mais je serai en France et probablement à Paris vers le 12 ou le 15, si le temps n'est pas trop mauvais. Je vous écrirai de Bayonne ou de Tours, où je suis obligé de m'arrêter.
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On danse beaucoup ici, malgré le deuil de cour. Seulement, on met des gants noirs. On est très-agité par les premières délibérations du Sénat. Il s'agit de savoir si ce ministère durera ou s'il y aura un coup d'État. L'opposition est très-animée et se propose de donner des coups de bâton par-dessus les épaules du comte de San-Luis. La maison que j'habite est un terrain neutre où se rencontrent les ministres et les chefs de l'opposition; ce qui est assez agréable pour les amateurs de nouvelles. Il est vrai que ce qui s'appelle ici la société se compose d'un si petit nombre de personnes, que, si elles se fractionnaient, il n'y aurait plus moyen de vivre. Quelque chose que l'on fasse à Madrid, pourvu qu'on aille dans un lieu public, on est sûr de rencontrer les mêmes trois cents personnes. Il en résulte une société très-amusante et infiniment moins hypocrite qu'ailleurs. Il faut que je vous conte une bonne bêtise. L'usage ici est d'offrir tout ce qu'on loue. La belle du premier ministre dînait l'autre jour à côté de moi; elle est bête comme un chou et fort grosse. Elle montrait d'assez belles épaules sur lesquelles tombait une guirlande avec des glands en métal ou en verre. Ne sachant que lui dire, je lui fis l'éloge des unes et des autres, et elle me répondit: Todo eso a la disposition de V. Adieu; écrivez-moi plus longuement. Je puis à la rigueur recevoir de vos nouvelles ici, mais j'espère sûrement trouver une lettre de vous à Bayonne.—Pourquoi ai-je tant d'envie de vous revoir? Il y a pourtant quelque chose de très-pénible à se conformer à vos protocoles, dignes de M. de Nesselrode pour le mépris de la logique et de la vraisemblance.
CLXIII
Paris, 29 juillet 1854.
Je suis arrivé ici avant-hier, et je ne vous ai pas écrit plus tôt parce que j'étais trop triste. J'ai trouvé ici un de mes amis d'enfance entrepris par le choléra. Aujourd'hui, on le croit à peu près hors de danger. En passant le détroit, il faisait un vent glacé qui m'a donné un rhume ou rhumatisme étrange. Je souffre comme si j'avais la poitrine serrée dans un cercle de fer et tous les mouvements que je fais sont douloureux. Pourtant, il faut que je parte ce soir pour la Normandie, où je vais faire un discours aux oisifs de Caen. La corvée finie, je reviendrai au plus vite. Je pense être à Paris le 2 août au soir. Après cela, je n'ai plus de projet arrêté. D'abord, j'avais eu l'idée d'aller passer un mois à Venise; mais les quarantaines et les autres ennuis suscités par le choléra rendent un voyage de ce côté à peu près impossible. Mon ministre m'a offert de m'envoyer à Munich, comme commissaire de je ne sais quoi, à propos d'une exposition bavaroise. Je n'ai dit ni oui ni non et j'attendrai mon retour à Paris pour me décider. Probablement, vous irez passer quelques jours à Londres, et le Palais de Cristal mérite ce voyage. Sous le rapport d'art et de goût, cela est parfaitement ridicule, mais il y a dans l'invention et l'exécution quelque chose de si grand et de si simple à la fois, qu'il faut aller en Angleterre pour s'en faire une idée. C'est un joujou qui coûte vingt-cinq millions, et une cage où plusieurs grandes églises pourraient valser. Les derniers jours que j'ai passés à Londres m'ont amusé et intéressé. J'ai vu et pratiqué tous les hommes politiques, j'ai assisté au débat des subsides à la Chambre des lords et aux Communes, et tous les orateurs en renom ont parlé, mais très-méchamment, à ce qu'il m'a semblé. Enfin, j'ai fait un très-bon dîner. On en fait d'excellents au Palais de Cristal, et je vous les recommande, à vous qui êtes gourmande. J'ai rapporté de Londres une paire de jarretières qui viennent, à ce qu'on m'assure, de chez Borrin. Je ne sais ce que mettent les Anglaises à leurs bas, ni comment elles se procurent cet article indispensable, mais je crois que ce doit être une chose bien difficile et bien trying pour leur vertu. Le commis qui m'a donné ces jarretières en a rougi jusqu'aux oreilles.—Vous me dites des choses très-aimables, qui me feraient le plus grand plaisir, si l'expérience ne m'avait rendu par trop défiant. Je n'ose espérer ce que je désire le plus ardemment. Vous savez que vous n'avez qu'à remuer un doigt pour que j'accoure.
Je voudrais que vous fissiez comme si nous étions l'un et l'autre en danger de ne plus nous revoir, en ce temps de si grande incertitude. Adieu; je vous aime bien, quoi que vous fassiez. Écrivez-moi à Caen, chez M. Marc, capitaine de vaisseau. Je serai bien heureux d'avoir de vos nouvelles.
CLXIV
Paris, 2 août au soir, 1854.
Je suis arrivé ici ce matin, très-courbaturé, très-ennuyé, très-souffrant et très-triste. Je ne me guéris pas de cette douleur au côté et à la poitrine qui m'empêche de trouver une position pour dormir. Avant-hier, je suis arrivé à Caen, le jour même de la cérémonie. J'ai vu le secrétaire et j'ai pris mes mesures pour échapper à toutes les visites officielles. À trois heures, je suis entré dans la salle de l'École de droit, où j'ai trouvé dix-huit à vingt femmes dans une tribune, et environ deux cents hommes avec des figures telles que toute autre ville peut en offrir, selon toute apparence'; silence merveilleux. J'ai débité ma tartine sans la plus légère émotion, et on a applaudi très-poliment. La séance a duré encore une heure et demie et s'est terminée par la lecture de vers d'un bossu, haut de deux pieds et demi, pas trop mauvais. Immédiatement j'ai été emmené entre les autorités à l'hôtel de ville, où l'on m'a donné un banquet, qui n'a duré que deux heures et où il y avait de très-bons poissons et des homards délicieux. Je croyais en être quitte, lorsque le président des antiquaires s'est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole, et a dit qu'il proposait de boire à ma santé, attendu que j'étais remarquable à trois points de vue, c'est à savoir: comme sénateur, comme homme de lettres et comme savant. Il n'y avait que la table entre nous et j'avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum. Pendant qu'il parlait, je méditais ma réponse sans qu'il me fût possible de trouver un mot. Lorsqu'il s'est tu, j'ai compris qu'il fallait absolument parler et j'ai commencé une phrase sans savoir comment je la continuerais. J'ai parlé de la sorte pendant cinq ou six minutes avec beaucoup d'aplomb, sans trop me rendre compte de ce que je disais. On m'a assuré que j'avais été très-éloquent; mais je n'en étais pas quitte. Le maire m'a empoigné et mené à un concert que les dames et les messieurs de la Société philharmonique donnaient au bénéfice des pauvres. J'ai été exposé sur un fauteuil à un très-grand nombre de gens bien vêtus, les femmes très-jolies et très-blanches, habillées comme à Paris, si ce n'est qu'elles exhibaient moins d'épaules et qu'avec des robes de bal elles avaient des brodequins marrons. On a chanté fort mal et des airs d'opéra-comique; puis une grande femme très-parée, de la haute, a fait la quête dans une coupe de cristal. Je lui ai donné vingt francs, ce qui m'a valu une révérence en fromage des plus gracieuses. À minuit, on m'a ramené chez moi, où j'ai très-mal dormi et même pas du tout. À huit heures, le lendemain, on est venu me chercher pour présider une séance non politique, et j'ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais inutilement. Enfin, je suis remonté en malle-poste et me voilà: tout serait au mieux si je pouvais passer une bonne journée avec vous pour me remettre.—Je ne crois pas à vos impossibilités. Je garde mes doutes et mon chagrin. Mon ministre voudrait que j'allasse à l'Exposition de Munich. Je n'en ai pas trop envie; mais où aller cette année, si ce n'est en Allemagne? Adieu; je vous aime quoi que vous fassiez et je crois que vous devriez être un peu plus touchée de cela. Vous pouvez toujours m'écrire ici.
CLXV
Innsbruck, 31 août 1854.
Je suis bien las et pourtant j'ai envie de vous écrire. J'ai la tête lourde et je suis ivre de paysages et de panoramas magnifiques, depuis quatre jours. Je suis parti de Bâle pour aller à Schaffouse, d'où l'on s'embarque sur le Rhin. À droite et à gauche, ce sont des montagnes ravissantes, beaucoup plus belles que celles, ou les soi-disant telles, qui bordent le Rhin inférieur, si admiré des Anglaises, entre Mayence et Cologne. Du Rhin, nous entrâmes dans le lac de Constance et dans la ville de ce nom, où nous mangeâmes des truites fort bonnes et entendîmes des Tyroliens jouer du zitther. Traversant le lac, nous allâmes à Lindau, où nous attendait un chemin de fer qu'on a fait passer devant les plus belles forêts, les plus beaux lacs, les plus belles montagnes que produit la contrée. Cela nous a menés à Kempten; seulement, on est accablé de fatigue, comme après avoir longtemps examiné une belle galerie de tableaux. Au lieu de nous reposer, nous sommes repartis la nuit de Kempten, et nous sommes arrivés hier quelques minutes avant minuit à Innsbruck, au travers d'un pays encore plus beau, non, mais plus grand que celui que nous venions de voir. Le désagrément a été de changer, de calculer à toutes les postes. Il y en a au moins une douzaine entre Kempten et Innsbruck.
Je mange des bécasses délicieuses, pour me refaire, et des soupes très-extraordinaires, mais qui ont leur mérite quand on a pris de l'appétit à beaucoup de mètres au-dessus du niveau de la mer. Le drawback de ce voyage, c'est qu'on ne connaît pas les mœurs et les idées de ce peuple, et cela est plus intéressant que tous les paysages. Les femmes m'ont paru, dans le Tyrol, traitées selon leurs mérites. On les attache à des chariots et elles traînent des fardeaux fort lourds avec succès. Elles m'ont paru fort laides, avec des pieds énormes; les belles dames que j'ai rencontrées en chemin de fer ou en bateau ne sont pas beaucoup mieux. Elles ont des chapeaux indécents et des brodequins bleu de ciel, avec des gants vert-pomme. C'est en grande partie ces qualités susdites qui composent ce que les naturels appellent gemüth et dont ils sont très-vaniteux.
À voir les œuvres d'art de ce pays, il me semble que ce dont il manque le plus radicalement, c'est l'imagination. Il s'en pique pourtant et tombe alors dans des extravagances prétentieuses. Je viens de voir la ville: tout y est neuf, sauf le tombeau de Maximilien; mais un site admirable. Plus de costumes: le monde qu'on rencontre est laid et a l'air commun; mais on ne peut faire un pas sans voir une montagne, et quelle montagne! Demain, nous montons au glacier. Le temps est magnifique et promet de durer. En somme, je suis content d'être parti. Je voudrais que vous fussiez avec moi; il me semble que vous trouveriez de quoi vous amuser, plus qu'au milieu de vos loups marins. Quand revenez-vous à Paris? Écrivez-moi à Vienne. Ne perdez pas de temps. Écrivez-moi très-longuement et très-tendrement.
Tenez, voici une fleur du Brenner.
CLXVI
Prague, 11 septembre 1854.
Mes compagnons m'ont quitté ce matin pour s'en retourner en France. Je suis souffrant et out of spirits, il me vient les idées les plus noires. Si je suis mieux demain matin, je partirai pour Vienne, où je serai dans la soirée. Je commence à m'ennuyer horriblement. Cette ville-ci est très-pittoresque et on y fait de très-bonne musique. Hier, j'ai couru trois ou quatre jardins et concerts publics, où j'ai vu danser des danses nationales et des valses, le tout avec décence et sang-froid; pourtant, rien de plus entraînant qu'un orchestre bohémien. Les figures ici sont très-différentes de celles que j'avais encore vues en Allemagne: de très-grosses têtes, de larges épaules, très-peu de hanches et pas du tout de jambes, voilà la description d'une beauté bohémienne.
Hier, nous employions inutilement notre savoir en anatomie, pour comprendre comment ces femmes-là marchent. À cela près, elles ont de fort beaux yeux et quelquefois des cheveux noirs très-longs et très-fins, mais des pieds et des mains d'une longueur, d'une grosseur et d'une largeur qui surprennent les voyageurs les plus habitués aux choses extraordinaires. La crinoline leur est inconnue. Le soir, elles boivent, dans les jardins publics, une carafe de bière, et prennent après une tasse de café au lait, ce qui les dispose à manger trois côtelettes de veau avec du jambon, et c'est à peine s'il leur reste de la place pour quelques pâtisseries légères, de la nature de nos babas. Telles sont mes observations sur les mœurs et les coutumes. Mon lit se compose d'une couverture des couleurs les plus jolies, d'un mètre de long, à laquelle est boutonnée une serviette qui me sert de drap. Quand j'ai mis cela en équilibre sur moi, mon domestique dépose sur le tout un édredon que je passe toutes les nuits à culbuter et à replacer; mais, en revanche, je mange toute sorte de choses très-extraordinaires, entre autres des champignons crus marinés qui sont excellents et des oiseaux de montagne idem; tout cela ne m'empêche pas de souhaiter beaucoup votre présence. Selon toute apparence, vous vous trouvez à merveille à D..., sans songer aux gens malheureux qui errent en Bohême. Votre sublime indifférence, vraie ou fausse (c'est ce que je n'ai pas encore pu savoir), m'irrite beaucoup. Vous ne pensez aux gens que lorsque vous les voyez. Je suis dans une grande incertitude quant à ce que je ferai. Si j'avais l'assurance de vous faire enrager en restant longtemps à Vienne, je m'y installerais pour Dieu sait combien de mois; mais vous n'en perdriez pas une bouchée, et je crains fort de m'ennuyer mortellement de leur gemüth. Il est donc probable que je ne resterai à Vienne que juste assez longtemps pour voir les étrangetés, c'est-à-dire environ les derniers jours du mois. Vers le 1er octobre, je pourrais être à Berlin, et, avant le 10 ou le 12, à Paris.—Je suppose que vous m'avez écrit à Vienne, pour me dire ce que vous faites et ce que vous comptez faire; cela aura une grande influence sur mes résolutions. Je viens de voir des autographes de Ziska et de Jean Huss. Ils avaient une très-belle écriture l'un et l'autre pour des hérésiarques.
CLXVII
Vienne, 2 octobre 1854.
Really truly, cette bonne ville de Vienne est un séjour agréable, et il me faut une certaine force d'âme pour la quitter, maintenant que j'y ai des amis et que j'ai compris le plaisir d'y flâner. Ajoutez à cela l'avantage d'avoir les nouvelles de Crimée quelques minutes avant vous. Nous sommes depuis avant-hier dans toutes les émotions. Sébastopol est-il pris? lorsque cette lettre vous arrivera, tout sera fini sans doute. Ici, on le croit, mais un peu légèrement, à mon avis. Les Autrichiens, sauf quelques anciennes familles russes de cœur, nous font des compliments. Un cocher de fiacre m'a félicité avant-hier en sortant de l'Opéra. Plaise à Dieu que tout cela ne soit pas une de ces nouvelles comme en fait le télégraphe électrique quand il est de loisir. Quoi qu'il en soit, je trouve très-beau que nos gens, six jours après leur débarquement, aient vigoureusement frotté les Russes. Nous avons ici lady Westmoreland, qui est sœur de lord Raglan et mère de l'aide de camp du susdit, qui était dans tous ses états. Elle a reçu hier au soir un mot de son fils, après la bataille. Nous jouissons beaucoup de la figure des Russes de Vienne. Le prince Gortshakof a dit que c'était un incident, mais que cela ne faisait rien aux principes. Le ministre de Belgique, qui est ici le bel esprit, a dit qu'il avait raison de se retrancher dans les principes, parce qu'on ne les prenait pas à la baïonnette. À propos de bel esprit, on m'a constitué ici lion, bon gré, mal gré. Prononcez laïonne à l'anglaise, pour ne pas avoir une idée fausse du rôle qu'on m'a fait jouer. L'autre jour, on m'amené à Baden, qui est un endroit charmant, dans une vallée, aux portes de Vienne, mais où l'on se croirait à cent lieues d'une grande ville. Mon cornac m'a conduit chez de très-belles dames. Le monde étant ici gemüthlich, on prend tout ce que dit un Français pour de l'esprit. On m'a trouvé très-aimable. J'ai écrit des pensées sublimes sur des albums, j'ai fait des dessins; en un mot, j'ai été parfaitement ridicule. C'est en partie la honte de ce métier-là qui me fait prendre aujourd'hui le chemin de Dresde. Je ne m'y arrêterai qu'un jour et j'irai à Berlin; après avoir vu le musée, je partirai pour Cologne et j'y trouverai une lettre de vous.
Vous ai-je dit que j'étais allé en Hongrie? J'ai passé trois jours à Pesth et me suis cru en Espagne ou plutôt en Turquie. Ma pudeur y a beaucoup souffert, car on m'a montré un bain public à Bade, où les Hongrois et les Hongroises sont pêle-mêle dans un court-bouillon d'eau minérale très-chaude. J'y ai vu une très-belle Hongroise, qui s'est caché la figure de ses mains, n'ayant pas comme les femmes turques des chemises pour se voiler le visage. Ce spectacle m'a coûté six kreutzer, soit quatre sous. J'ai vu la Dame de Saint-Tropez au théâtre hongrois, n'ayant pas l'esprit de reconnaître un mélodrame français sous le titre S.-Tropez à Unôz. J'ai entendu des musiciens bohémiens jouer des airs hongrois très-originaux, qui font perdre la tête aux gens du pays. Cela commence par quelque chose de très-lugubre et finit par une gaieté folle et qui gagne l'auditoire, lequel trépigne, casse les verres et danse sur les tables. Mais les étrangers n'éprouvent pas ces phénomènes. Enfin, et je garde le plus beau pour la fin, j'ai vu une collection de vieux bijoux magyars, d'un travail merveilleux. Si j'avais pu vous en apporter un, vous seriez venue jusqu'à Cologne, pour l'avoir plus tôt.
Parmi toutes ces courses, je me porte à merveille; le temps est admirable, mais froid le soir. Je ne crains pas le froid pour ma route, car j'ai acheté une pelisse énorme pour soixante-quinze florins. Vous trouveriez ici pour rien des fourrures magnifiques. C'est, je crois, la seule chose à bon marché en ce pays. Je m'y ruine en fiacres et en dîners en ville. L'usage est de payer son dîner aux domestiques; on paye le portier en sortant, enfin on paye partout, pas grand' chose à la fois, il est vrai. Adieu; je ne suis pas trop content de votre dernière lettre, sinon de ce que vous m'annoncez votre prochain retour à Paris. Bien que je n'aie pas de chaînes magyares, j'espère que vous me recevrez bien. Je commence à désirer de revoir mon gîte et les soirées me semblent un peu bien longues.
Je pense être à Cologne avant huit jours, et à Paris du 10 au 15.
CLXVIII
Paris, dimanche, 27 novembre 1854.
Il est bien malheureux de perdre ses amis, mais c'est une calamité qu'on ne peut éviter que par une autre bien plus grande, qui est de n'aimer rien. Surtout, il ne faut pas oublier les vivants pour les morts. Vous auriez dû venir me voir au lieu de m'écrire. Il faisait un temps magnifique. Nous aurions causé philosophiquement sur les vanités de ce monde. Je suis resté toute la journée au coin de mon feu, en disposition très-sombre et misanthropique, et de plus très-souffrant. Ce soir, je vais un peu mieux, mais je serai plus mal si je ne vous vois pas demain.
CLXIX
Londres, 20 juillet 1856.
J'ai reçu votre lettre hier soir, qui m'a fait un très-grand plaisir. Si je ne craignais de rêver, je vous dirais des tendresses à cette occasion. Je partirai bientôt pour Édimbourg. Je consulterai un sorcier écossais. On veut me mener voir un vrai chieftain, qui n'a pas de culottes et qui n'en a jamais porté, qui n'a pas d'escalier dans sa maison, qui a son barde et son sorcier. Cela ne vaut-il pas la peine de faire le voyage? J'ai trouvé ici des gens si accueillants, si aimables, si accaparants, qu'il est évident qu'ils s'ennuient beaucoup. J'ai revu hier deux de mes anciennes beautés: l'une est devenue asthmatique et l'autre méthodiste; puis j'ai fait la connaissance de huit à dix poètes, qui m'ont paru quelque chose d'encore plus ridicule que les nôtres. J'ai revu le palais de Sydenham avec plaisir, quoiqu'on l'ait entièrement gâté par de grands monuments bâtis aux héros de Crimée. Les héros en question sont ivres toute la journée par les rues. Il y a encore beaucoup de monde à Londres, mais tous se préparent à s'envoler. Pour moi, je vais lundi chez le duc de Hamilton. J'y resterai jusqu'à mercredi, jour où je ferai mon entrée à Édimbourg. Probablement dans quinze jours, je reviendrai ici vous retrouver. Tâchez d'être arrivée. Vous ne pouvez me donner une plus grande preuve d'affection; vous savez quel bonheur j'en ressentirais. Adieu; vous pouvez m'écrire Douglas hotel, Edinburg. J'y serai quelques jours avant de me lancer dans le Nord.
CLXX
Édimbourg, Douglas hotel, 26 juillet 1856.
J'espérais avoir une lettre de vous, ici ou à Édimbourg. Point de nouvelles. Le pire, c'est que je m'enfonce dans le Nord et je ne sais où vous dire d'adresser vos lettres. Je vais avec un Écossais voir son château, bien loin au delà des lacs, mais je ne saurais vous dire où nous nous arrêterons sur la route, ce qu'il me promet avec force châteaux, ruines, paysages, etc. Dès que je serai apprêté, je vous écrirai encore. J'ai passé trois jours chez le duc de Hamilton, dans un château immense et dans un très-beau pays. Il y a tout près du château, à moins d'une heure, un troupeau de bœufs sauvages, les derniers qui existent en Europe. Ils m'ont paru aussi civilisés que les daims de Paris. Partout dans ce château, il y a des tableaux de grands maîtres, des vases grecs et chinois magnifiques et des livres aux reliures des plus grands amateurs du siècle dernier. Tout cela est disposé sans goût et l'on voit que le propriétaire en jouit très-médiocrement. Je comprends maintenant pourquoi on recherche les Français en pays étranger. Ils se donnent de la peine pour s'amuser, et, ce faisant, amusent les autres. Je me suis senti la personne la plus amusante de la très-nombreuse société où nous étions, et j'avais en même temps la conscience de ne l'être guère. J'ai trouvé Édimbourg tout à fait à mon goût, sauf l'architecture exécrable des monuments, qui ont la prétention d'être grecs et qui la justifient comme une Anglaise justifie celle de paraître Parisienne, en se faisant habiller par madame Vignon. L'accent de tous les natifs m'est odieux. J'ai échappé aux antiquaires après avoir vu leur exposition, qui est fort belle. Les femmes sont ici en général très-laides. Le pays exige des robes courtes, et elles se conforment à la mode et aux exigences du climat en tenant leur robe à deux mains, à un pied de leurs jupons, laissant voir des jambes nerveuses et des brodequins de cuir de rhinocéros avec des pieds idem. Je suis choqué de la proportion de rousses que je rencontre. Le site est charmant, et, depuis deux jours, il fait chaud et le temps est clair. En somme, je suis assez bien, sauf que je voudrais vous avoir avec moi. Lorsque l'ennui et les blue devils me gagnent, je pense à nos jours de gaieté intime, auxquels je ne connais rien d'égal. Toute réflexion faite, écrivez-moi à Douglas hotel, Edinburg. Je ferai retirer mes lettres, si je ne reviens pas vite.
CLXXI
Dimanche, 3 août 1856.
D'une maison de campagne,
près de Glasgow.
Je m'ennuie de vous, comme vous le disiez si élégamment autrefois. Je mène cependant une vie douce, allant de château en château, partout hébergé avec une hospitalité pour laquelle je désespère de trouver un adjectif et qui n'est praticable qu'en cet aristocratique pays. J'y prends de mauvaises habitudes. Arrivant ici chez de pauvres gens qui n'ont guère plus de trente mille livres de rente, je me suis trouvé méconnu en voyant qu'on me donnait à dîner sans instruments à vent et sans un joueur de cornemuse en grand costume. J'ai passé trois jours chez le marquis de Breadalbane, à me promener en calèche dans son parc. Il y a environ deux mille daims, outre huit à dix mille autres dans ses bois non adjacents au château de Faymouth. Il y a aussi comme singularité, chose à quoi chacun vise ici, un troupeau de bisons américains, très-féroces, qu'on enferme dans une péninsule et qu'on va voir par les fentes de leurs palissades. Tout ce monde-là, marquis et bisons, a l'air de s'ennuyer. Je crois que leur plaisir consiste à faire envie aux gens, et je doute que cela compense le tracas qu'ils ont d'être les aubergistes du tiers et du quart. Parmi tout ce luxe, j'observe de temps en temps de petites mesquineries qui me divertissent. Au fond, je n'ai encore rencontré que d'excellentes gens qui me prennent avec mon caractère si opposé au leur, sans la moindre difficulté.
On vient de me conter une histoire qui me réjouit et dont je veux vous faire part. Un Anglais se promène le long d'un poulailler, dans un château d'Écosse, un samedi soir. Grand bruit, cris de coqs et de poules. Il croit que quelque renard est entré et il avertit. On lui répond que ce n'est rien, et qu'on sépare seulement les coqs des poules pour qu'ils ne polluent pas the Lord's day.
Avant mon retour, vous voudrez bien m'écrire: 18, Arlington Street, care of the honble E. Ellne. On m'enverra de là vos lettres ou bien on les gardera pour mon arrivée à Londres. Adieu. Je n'ai pas besoin de vous dire de m'écrire le plus souvent que vous pourrez.
CLXXII
Kinloch-Linchard, 16 août 1856.
Je n'ai pas été trop content de votre lettre, que j'ai reçue au moment de quitter Glenquoich Vous savez que vous avez toujours une première façon précipitée d'envisager les choses, qui vous fait regarder comme impossibles les actions les plus simples. Repensez donc à ce que je vous ai dit, et, après avoir réfléchi mûrement, répondez oui ou non. Adressez votre réponse à Londres, chez le Right honble E. Ellne, 18, Arlington Street.
. . . . . . .
Je commence à avoir par-dessus la tête des grouses et de la venaison. Les paysages, vraiment remarquables, que je vois tous les jours ont encore du charme pour moi, mais j'ai satisfait ma curiosité, et je ne trouverai plus rien d'extraordinaire. Ce que je ne puis assez me lasser d'admirer, c'est la hérissonnerie de ces gens-là. Ils seraient mis aux galères ensemble, qu'ils n'en deviendraient pas plus sociables. Cela tient à ce qu'ils craignent d'être pris sur le fait à être bêtes, comme disait Beyle, ou bien à une organisation qui leur fait préférer les jouissances égoïstes: le devine qui pourra. Nous sommes arrivés ici en même temps que deux hommes et une femme entre deux âges, du grand monde et ayant voyagé. Au dîner, il a fallu casser la glace. Après le dîner, le mari a pris un journal, la femme un livre, l'autre homme s'est mis à écrire des lettres, tandis que, moi, je faisais la chouette au maître et à la maîtresse de la maison. Notez bien que les gens qui s'isolaient ainsi dans un salon avaient été aussi longtemps et plus que moi sans voir notre hôtesse, et qu'ils avaient nécessairement beaucoup plus de choses que moi à lui conter. On me dit, et je suis disposé à le croire par le peu que j'ai vu, que la race celtique (qui vit dans d'affreux trous autour du palais que je fréquente) sait causer. Le fait est qu'un jour de marché, on entend un bruit continuel de voix très-animées, des rires et des cris. Le gaélique est très-doux. En Angleterre et dans les Lowlands, silence complet. Ce n'est pas bien à vous de ne m'avoir écrit qu'une fois. Je vous ai écrit au moins deux fois pour une. Mais je n'ai pas envie de vous quereller de si loin. Voici mes projets. Je partirai d'ici pour aller à Inverness, où je resterai un jour; de là à Édimbourg, puis à York, Durham et peut-être Derby. Je compte être le 23 à Paris.
CLXXIII
Carabanchel, jeudi, décembre 1856.
(J'ai oublié le quantième.)
Il fait une pluie effroyable. Hier, le plus beau temps du monde. On me promet qu'il reviendra demain. J'ai profité de ce beau temps pour me fouler le poignet, et, si je vous écris, c'est que j'ai été instruit dans la méthode américaine, où l'on ne remue pas les doigts. Cela m'est arrivé par la faute d'un cheval qui voulait absolument dire quelque chose d'inconvenant à la jument de lord A..., et qui, irrité de ma résistance à sa passion coupable, m'a traîtreusement jeté par-dessus sa tête, d'une ruade, lorsque j'allumais mon cigare. Cela se passait dans un sentier au bord de la mer, qui n'était qu'à cent pieds plus bas et j'ai choisi heureusement le sentier pour tomber. Je ne me suis fait aucun mal, sauf à la main, qui est aujourd'hui très-enflée. Je compte aller la semaine prochaine à Cannes, où vous serez aimable de m'écrire, poste restante. Pour en finir sur le chapitre de la santé, je crois que je serai beaucoup mieux. Cependant, j'ai ressenti encore une fois un de ces étourdissements qui m'inquiétaient, mais moins fort qu'à Paris. Il y a ici un médecin qui me dit que ce sont des spasmes nerveux et qu'il faut faire beaucoup d'exercice. Ainsi fais-je, mais je ne dors pas plus qu'à Paris, bien que je me couche à onze heures. Il n'eût tenu qu'à moi de passer lion (dans le sens anglais); tout le monde s'ennuie ici. J'ai été assiégé de cartes russes et anglaises, et on a voulu me présenter à la grande-duchesse Hélène, honneur que j'ai décliné avec empressement. Nous avons pour fournir aux cancans une comtesse Apraxine, qui fume, porte des chapeaux ronds et a une chèvre dans son salon, qu'elle a fait couvrir d'herbes. Mais la personne la plus amusante est lady Shelley, qui, tous les jours, fait quelque nouvelle drôlerie. Hier, elle écrivait au consul de France: «Lady S..., prévient M. P... qu'elle a aujourd'hui un charmant dîner d'Anglais et qu'elle sera charmée de le voir après, à neuf heures cinq.» Elle a écrit à madame Vigier, ex-mademoiselle Cruvelli: «Lady Shelley serait charmée de voir madame Vigier, si elle voulait bien apporter sa musique avec elle.» À quoi l'ex-Cruvelli a répondu aussitôt: «Madame Vigier serait charmée de voir lady Shelley, si elle voulait bien venir chez elle et s'y conduire comme une personne comme il faut.»—Et vous, à quoi passez-vous votre temps? Je suis sûr que vous ne pensez plus guère à Versailles, par suite de cette absence de souvenirs qui vous caractérise. J'espère que nous irons en mars voir pousser les premières primevères. Et cette étrange soirée et matinée de Versailles, tout cela était-il vrai?
Adieu; écrivez-moi vite à Cannes.
CLXXIV
Lausanne, 24 août 1857.
J'ai trouvé votre lettre à Berne, le 22 au soir, parce que mes excursions dans l'Oberland se sont prolongées bien au delà du temps que j'avais prévu. Je ne sais trop où vous adresser celle-ci. Vous ne devez plus être à Genève. Je l'adresse à Venise, où, selon toute apparence, vous ferez le plus long séjour. Je trouve que vous auriez pu varier un peu vos tirades d'enthousiasme sur le plaisir de voyager, par quelques compliments flatteurs en manière de consolation pour ceux qui n'ont pas l'avantage de vous accompagner. Je vous pardonne cependant en faveur de votre inexpérience des voyages. Vous comptez n'être que trois semaines en route: cela me paraît à peu près impossible. Je vous accorde un mois. Je vous prie seulement de considérer que le 28 septembre est un anniversaire malheureux pour moi, parce qu'il date de très-longtemps. C'est le 28 septembre que je suis venu au monde. Il me serait très-agréable de passer ce jour-là en votre compagnie; à bon entendeur salut. J'ai fait ma petite tournée très-agréablement. Je n'ai eu qu'un jour de pluie; il est vrai que je n'en ai pas perdu une goutte en descendant de la Wengernalp, pendant quatre heures, sur une rosse qui glissait sur les roches et qui n'avançait pas. J'ai bu du vin de Champagne que nous avions apporté sur la Mer de glace et que j'ai frappé à même le glacier. Le guide m'a dit que personne avant moi n'avait eu cette idée sublime. Je suis en face de la Gemmi et de la chaîne du Valais, qui n'a pas les grands profils de la Jungfrau et de ses acolytes. Je pense que nous aurions pu nous rencontrer à Genève et faire ensemble quelque excursion; tout cela est triste à penser. J'espère trouver une lettre de vous à Paris, où je serai le 28.
Adieu; amusez-vous bien, ne vous fatiguez pas trop. Pensez quelquefois à moi. Si vous me marquez votre itinéraire avec quelque exactitude, je vous donnerai des nouvelles de Paris. Ici, c'est le diable d'écrire. Les plumes du pays sont ce que vous voyez. Adieu encore.—Voici une petite feuille qui a cru à six mille pieds au-dessus du niveau de la mer.