Lettres de Marie Bashkirtseff: Préface de François Coppée
The Project Gutenberg eBook of Lettres de Marie Bashkirtseff
Title: Lettres de Marie Bashkirtseff
Author: Marie Bashkirtseff
Commentator: François Coppée
Release date: April 2, 2006 [eBook #18106]
Language: French
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
LETTRES
DE
MARIE BASHKIRTSEFF
Avec quatre Portraits,
des fac-similés d'Autographes et de Croquis
PRÉFACE
par
FRANÇOIS COPPÉE
de l'Académie françaiseBIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER, FASQUELLE ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, PARIS (7e)Tous droits réservés.
EXTRAIT DU CATALOGUE de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
5, RUE DU PONT-DE-LODIJournal de Marie Bashkirtseff, avec un portrait, (27e mille), 2 vol.
Paris.—Imp. A. Maretheux et L. Pactat, 1, rue Cassette.
PRÉFACE DE FRANÇOIS COPPÉE1
L'été dernier, j'allai saluer une dame russe de mes amies, de passage à Paris, à qui Mme Bashkirtseff donnait l'hospitalité dans son hôtel de la rue Ampere.
Je trouvai là une compagnie très sympathique: rien que des dames et des jeunes filles, toutes parlant à merveille le français, avec ce peu d'accent qui donne à notre langue, dans la bouche des Russes, on ne sait quelle gracieuse mollesse.
L'accueil que je reçus fut cordial dans cet aimable milieu, où tout respirait le bonheur. Mais, à peine assis non loin du samovar, une tasse de thé à la main, je tombai en arrêt d'admiration devant un grand portrait, celui d'une des jeunes filles présentes, portrait d'une ressemblance parfaite, librement et largement traité, avec la fougue de pinceau d'un maître.
«C'est ma fille Marie, me dit Mme Bashkirtseff, qui a fait ce portrait de sa cousine.»
J'avais commencé une phrase élogieuse; je ne pus pas l'achever. Une autre toile, puis une autre, puis encore une autre, m'attiraient, me révélaient une artiste exceptionnelle. J'allais, charmé, de tableau en tableau,—les murs du salon en étaient couverts—et, à chacune de mes exclamations d'heureuse surprise, Mme Bashkirtseff me répétait, avec une émotion dans la voix, où il y avait encore plus de tendresse que d'orgueil:
«C'est de ma fille Marie!... c'est de ma fille!...»
En ce moment, Mlle Marie Bashkirtseff survint. Je ne l'ai vue qu'une fois, je ne l'ai vue qu'une heure... je ne l'oublierai jamais.
À vingt-trois ans, elle paraissait bien plus jeune. Presque petite, mais de proportions harmonieuses, le visage rond et d'un modelé exquis, les cheveux blond-paille avec de sombres yeux comme brûlés de pensée, des yeux dévorés du désir de voir et de connaître, la bouche ferme, bonne et rêveuse, les narines vibrantes d'un cheval sauvage de l'Ukraine, Mlle Marie Bashkirtseff donnait, au premier coup d'œil, cette sensation si rare: la volonté dans la douceur, l'énergie dans la grâce. Tout, en cette adorable enfant, trahissait l'esprit supérieur. Sous ce charme féminin, on sentait une puissance de fer, vraiment virile;—et l'on songeait au présent fait par Ulysse à l'adolescent Achille: une épée cachée parmi des parures de femme.
À mes félicitations, elle répondit d'une voix loyale et bien timbrée, sans fausse modestie, avouant ses belles ambitions et—pauvre être marqué déjà pour la mort!—son impatience de la gloire.
Pour voir ses autres ouvrages, nous montâmes tous dans son atelier. C'est là que l'étrange fille se comprenait tout à fait.
Le vaste «hall» était divisé en deux parties: l'atelier proprement dit, où le large châssis versait la lumière; et, plus sombre, un retrait encombré de papiers et de livres. Ici, elle travaillait; là, elle lisait.
D'instinct, j'allai tout droit au chef-d'œuvre, à ce «Meeting» qui sollicita toutes les attentions, au dernier Salon: un groupe de gamins de Paris causant gravement entre eux—de quelque espièglerie sans doute, —devant un enclos de planches, dans un coin de faubourg. C'est un chef-d'œuvre, je maintiens le mot. Les physionomies, les attitudes des enfants sont de la vérité pure; le bout de paysage, si navré, résume la tristesse des quartiers perdus. À l'Exposition, devant ce charmant tableau, le public avait décerné, d'une voix unanime, la médaille à Mlle Bashkirtseff, déjà mentionnée l'année précédente. Pourquoi ce verdict n'avait-il pas été ratifié par le jury? Parce que l'artiste était étrangère? Qui sait? Peut-être à cause de sa grande fortune? Elle souffrait de cette injustice et voulait, la noble enfant, se venger en redoublant d'efforts. En une heure, je vis là vingt toiles commencées, cent projets: des dessins, des études peintes, l'ébauche d'une statue, des portraits qui me firent murmurer le nom de Frans Hals, des scènes vues et prises en pleine rue, en pleine vie, une grande esquisse de paysage notamment,—la brume d'octobre au bord de l'eau, les arbres à demi dépouillés, les grandes feuilles jaunes jonchant le sol;—enfin, toute une œuvre, où se cherchait sans cesse, où s'affirmait presque toujours le sentiment d'art le plus original et le plus sincère, le talent le plus personnel.
Cependant une vive curiosité m'appelait vers le coin obscur de l'atelier, où j'apercevais confusément de nombreux volumes, en désordre sur des rayons, épars sur une table de travail. Je m'approchai et je regardai les titres. C'étaient ceux des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Ils étaient tous là, dans leur langue originale, les français, les italiens, les anglais, les allemands, et les latins aussi, et les grecs eux-mêmes; et ce n'étaient point des «livres de bibliothèque», comme disent les Philistins, des livres de parade, mais de vrais bouquins d'étude fatigués, usés, lus et relus. Un Platon était ouvert sur le bureau, à une page sublime.
Devant ma stupéfaction, Mlle Bashkirtseff baissait les yeux; comme confuse et craignant de passer pour pédante, tandis que sa mère, pleine de joie, me disait l'instruction encyclopédique de sa fille, me montrait ses gros cahiers, noirs de notes, et le piano ouvert où ses belles mains avaient déchiffré toutes les musiques.
Décidément gênée par l'exubérance de la fierté maternelle, la jeune artiste interrompit alors l'entretien par une plaisanterie. Il était temps de me retirer, et, du reste, depuis un instant, j'éprouvais un vague malaise moral, une sorte d'effroi, je n'ose dire un pressentiment. Devant cette pâle et ardente jeune fille, je songeais à quelque extraordinaire fleur de serre, belle et parfumée jusqu'au prodige, et, tout au fond de moi, une voix secrète murmurait: «C'est trop!»
Hélas! C'était trop en effet.
Peu de mois après mon unique visite rue Ampère, étant loin de Paris, je reçus le sinistre billet encadré de noir qui m'apprenait que Mlle Bashkirtseff n'était plus. Elle était morte, à vingt-trois ans, d'un refroidissement pris en faisant une étude de plein air.
J'ai revu la maison désolée. La malheureuse mère, en proie à une douleur haletante et sèche qui ne peut pas pleurer, m'a montré, pour la deuxième fois, aux mêmes places, les tableaux et les livres; elle m'a parlé longuement de la pauvre morte, m'a révélé les trésors de bonté de ce cœur que n'avait point étouffé l'intelligence. Elle m'a mené, secouée par ses sanglots arides, jusque dans la chambre virginale, devant le petit lit de fer, le lit de soldat où s'est endormie pour toujours l'héroïque enfant. Enfin elle m'a appris que tous les ouvrages de sa fille allaient être exposés, elle m'a demandé, pour ce catalogue, quelques pages de préface, et j'aurais voulu les écrire avec des mots brûlants comme des larmes.
Mais qu'est-il besoin d'insister auprès du public? En présence des œuvres de Marie Bashkirtseff, devant cette moisson d'espérances couchée par le vent de la mort, il éprouvera certainement, avec une émotion aussi poignante que la mienne, l'affreuse mélancolie qu'inspirent les édifices écroulés avant leur achèvement, les ruines neuves, à peine sorties du sol, que le lierre et les fleurs des murailles ne cachent point encore.
Que dire, surtout, à la mère, dont le désespoir fait mal et fait peur? À peine ose-t-on la supplier, en lui montrant le Ciel, de détourner ses regards de l'impassible nature, qui ne livre à personne le mystère de ses lois et ne dit même pas si elle a besoin du génie naissant d'une jeune fille pour augmenter l'éclat et la pureté d'une étoile.
François Coppée.
Paris, 9 février 1885.
LETTRES
DE
MARIE BASHKIRTSEFF
1868-1874
À sa tante.
30 juillet 18682
Très chère tante Sophie,
Comment allez-vous, ainsi que l'oncle? Hier, nous avions des tableaux vivants: le premier tableau représentait les quatre saisons: Dina représentait l'Hiver; moi, le Printemps; Sophie Kavérine, l'Automne; Mlle Élise l'Été. Dans le second tableau prenaient part Dina et Catherine, sœur de Sophie. Dina représentait la Psyché regardant l'Amour endormi, et Catherine, l'Amour. Dina avait les cheveux épars; c'était très joli. Dans le troisième tableau, moi et Paul: j'étais la Déesse des fleurs et Paul le Dieu des fruits. Dans le quatrième tableau, Dina seule en Naïade, robe blanche, assise dans le jonc; dans les mains et sous les pieds elle avait l'herbe des rivières et le jonc, toute la robe parsemée de perles en cristal blanc, qui ressemblaient beaucoup aux gouttes d'eau, avec les cheveux épars, sur les cheveux parsemés des perles en cristal. Venez chez nous, à Tcherniakovka; vous nous manquez. Tout le monde va bien et tout le monde vous embrasse.
Votre nièce,
Moussia Bashkirtseff.
À son cousin.
20 février 1870, Tcherniakovka.
Cher Étienne,
Je te remercie pour le dessin et pour la lettre. Mes leçons vont assez bien. Je t'envoie mon dessin, seulement ne le montre à personne, parce que c'est mal fait. Après ton départ j'ai fait beaucoup de dessins et il y en a qui sont bien. À l'étranger, je crois que nous n'irons pas bien vite, peut-être pourtant un de ces jours; maman a dit dans une semaine.
Ma tante est allée dans ses terres avec Paul, voilà pourquoi Paul ne t'écrit pas. Ta sœur Dina t'embrasse; mais, selon sa coutume, elle n'écrit rien, mais elle pense à ta commission. Je t'apporterai de l'étranger un porte-fusil, ou mieux, écris-moi ce qu'il faut t'apporter? Mais dépêche-toi, car dans deux semaines, tout au plus, nous partons. Écris-moi absolument qu'est-ce qu'il faut t'apporter de l'étranger; si nous ne partons pas, je t'écrirai encore. Pardonne-moi le mauvais papier. Maman t'envoie trois roubles et te prie de bien travailler à l'école.
Ta cousine dévouée.
À Mademoiselle H...
4 septembre 1873.
Chère amie,
J'ai pour la première fois parlé l'italien aujourd'hui. Le pauvre Micheletty, (mon professeur,) faillit tomber évanoui ou se jeter par la fenêtre de la joie de m'entendre parler italien. Je puis dire maintenant que je parle le russe, le français, l'anglais, l'italien; j'apprends l'allemand et le latin, j'étudie sérieusement.
Avant-hier, j'ai eu ma première leçon de physique.
Ah! comme je suis satisfaite de moi!
Quel grand bonheur est celui-là!!
Comment vont tes leçons? Écris-moi, je t'en prie.
J'ai reçu le Derby: les courses à Bade! Comme je voudrais y être! mais non, je ne veux pas, je dois étudier et, le cœur serré, je lis les courses de chevaux de X. Je me calme avec grand peine et je me console en disant: Étudions, étudions, notre tour viendra. Si Dieu le veut!
C'est l'heure du déjeuner, la seule libre, et c'est généralement pendant ce temps qu'on me taquine avec X..., et je rougis, pour tous; maman me soutient, en disant: «Qu'est-ce que tous la taquinez toujours avec ce X...»
Maman est bien gentille aujourd'hui, je finirai vraiment par devenir son amie.
Elle cause, nous raconte des histoires du temps où elle avait seize ans, récite des poésies en riant.
Hier, à la leçon de français, j'ai lu l'Histoire Sainte, les dix commandements de Dieu. Il dit qu'il ne faut pas se faire des images de ce qui est dans les cieux. Les Latins et les Grecs ont tort, ce sont des idolâtres, qui adorent des statues et des peintures. Aussi, moi, je suis loin de suivre cette méthode. Je crois en Dieu, notre Sauveur, la Vierge, et j'honore quelques saints, pas tous, car il y en a de fabriqués, comme les plumcakes.
Que Dieu me pardonne ce raisonnement s'il est injuste, mais dans mon simple esprit les choses sont ainsi et je ne puis dire autrement.
Es-tu contente de ma lettre?
Au revoir.
À sa tante.
Spa, dimanche 5 juillet 1874.
Chère tante,
Je vous ai promis d'écrire et me voici. Je sors toujours au bras de ma mère. Hier soir, je chantais chez moi et tous accoururent du Casino. Paul m'a dit qu'il m'entend de l'hôtel de Flandre.
Pourquoi y a-t-il des gens qu'on déteste? J'étais tranquille, mais P.... vient avec sa mère et j'ai envie de fuir. Ils sont bons, aimables, pas bêtes, mais je ne peux pas les supporter.
Nous allons voir la grotte à Spa; je ne puis pas bien vous la décrire et pourtant cela me ferait un tel plaisir plus tard de trouver une juste description (je noterai tout dans mon journal) de ce que j'ai vu! je sais que j'ai beaucoup admiré. Mais je suis sûre qu'il y a des grottes bien plus belles aux environs, sans parler d'autres pays, où il y a des merveilles auprès desquelles la grotte d'ici ne paraîtrait que comme rien. D'ailleurs, c'est humilier les œuvres souveraines que de leur imposer notre approbation.
Je marche avec M. G.... malgré une petite pluie; je suis mouillée et crottée, maman est au désespoir....
Le retour a été admirable; dans un village, G.... a tiré d'un lit une couverture blanche et du plancher un tapis. On donne le tapis aux autres et on enveloppe de la couverture.... moi. Je riais et admirais l'intrépidité de G....; il riait aussi et nous comparait à Paul et à Virginie.
On nous a présenté le comte Doenhoff, le petit B. K...., et nous allons aux courses, le comte D. Basilevsky, frère de la princesse Souvaroff, maman, moi et Dina. Nous sommes dans la meilleure tribune; le comte D... reste avec nous. On dit qu'il admire maman, et tu sais, chère tante, ce qu'il a dit! Il a dit: La fille ne sera pas mal, mais on ne pourra jamais la comparer â la mère.—Maman ne fait que parler de moi; elle raconte les mots de mon enfance, tu sais, toujours la même chose; elle ne peut pas oublier que quand elle arrivait de la Crimée (j'avais deux ans), elle me dit pour je ne sais quelle espièglerie: Marie est bête. —Marthe, dis-je à ma nourrice (car, comme tu sais, jusqu'à trois ans et demi je prenais de la nourriture naturelle), Marthe, allons-nous-en, maman n'a pas reconnu Marie.... Au revoir, je vous embrasse tous, je suis rose et blanche et me porte très bien.
1875
À Mademoiselle Colignon
Chère amie,3
Quel affreux voyage!4 À Vinenbruck nous descendons et allons vingt minutes à pied; à une heure et demie nous arrivons: quelques maisons entre deux montagnes. On ne se fera jamais idée du calme profond, qui règne en cet endroit. Il me semble, que dans une tombe c'est plus animé. Ma mère est radieuse, je suis enchantée de la revoir. Je raconte tout ce qui s'est passé depuis le départ. Une fois tout cela raconté, je m'ennuie, pas une âme intéressante. Je chante et ma voix produit son effet habituel. Ici, on se promène sans chapeau, on parle à tout le monde; requiem delectabile. Campagne, plus campagne qu'en Russie, tristesse, détestation!...
Quand je pense (et j'y pense souvent) qu'on ne vit qu'une fois, je me reproche de passer mon temps dans ce pays de saucissons.
Un chapeau de feutre noir d'une façon ravissante, une robe de drap bleu presque noir, tout unie, bien tirée sur les hanches et à petite traîne, mais la traîne est retroussée sur le côté, comme un habit de cheval, souliers de peau jaune à boucles, figure fraîche, port royal (comme dit maman), démarche gracieuse. Dina s'écrie en me voyant descendre: je ne te reconnais pas, tu as l'air d'un tableau ancien. Je prie Dina de me conduire par la ville; ce n'est pas une ville, mais comme le parc d'un château. L'endroit est ravissant et à chaque pas on voit des montées se perdant dans la verdure, des balcons à balustrades, des ponts rustiques, des montagnes, des plaines, charmants en vérité. Mais sur les balustrades personne n'est appuyé, les allées sont désertes, les escaliers, poétiques et pittoresques, vides. Je me plains tout haut en admirant ces belles choses. Voilà, ma chère. Par exemple, je dis que je m'ennuie et j'entends quelqu'un derrière moi; je me retourne; c'est une personne qui pense ce que je viens de dire, on se parle, et voilà!.... Eh! bien, s'écrie-t-elle, retourne-toi donc vite!.... Je me retourne et je vois.... Un cochon blanc et rose, qu'on conduit en laisse.... À sept heures nous descendons dans la laiterie, c'est charmant.
On monte, on descend par un chemin adorable. Schlangenbad est un jardin ravissant; pas de places, pas de rues, çà et là des maisonnettes propres et simples. Je parle à peine allemand, je parle une nouvelle langue en ajoutant irt à tous les mots français. Tout le monde rit et parle comme moi. Maman me présente à la princesse M... Je me plains de l'ennui, la princesse m'offre un attaché militaire russe qui est ici, et dont je ne sais pas le nom.
Résignons-nous et couchons-nous de bonne heure; levons-nous avec les poules; cela me fera du bien.
Je ne saurais jamais vous dire à quel point je regrette que vous ne soyez pas avec nous et comme ça ferait du bien à votre santé.
Au revoir.
À la même.
Chère amie,
Les anciens ont tort. L'amour, c'est la femme qui aime. Si on pouvait être double, je voudrais l'être pour mettre ma seconde moi à genoux devant la première, seulement parce que celle-ci est prosternée devant l'amour.
Qu'est-ce que la femme qui vous aime tout simplement? Peut-on l'apprécier même si elle vous adore? Oui, les gens aux sentiments vulgaires. Mais si cette femme se dresse debout, et se prosterne ensuite devant vous, c'est alors seulement que vous comprenez toute sa grandeur, la grandeur de son amour. Et ce n'est qu'en s'humiliant ainsi qu'elle est grande, parce qu'elle vous élève et vous rend digne. Quel est l'homme qui ne se sentirait pas Dieu devant cette adoration, par conséquent ne pourrait vous comprendre et devenir votre égal!
Au revoir.
À la même.
Chère amie,
Êtes-vous encore à Allevard et comment va votre santé? Où pensez-vous que je sois aujourd'hui, à Schlangenbad, à l'hôtel Planz? Eh! bien, pas du tout. Je suis à Paris, au Grand-Hôtel et, si vous étiez plus avisée, vous auriez pu le voir sur l'enveloppe.
Je suis une méchante fille, je quitte ma mère en lui disant que je suis enchantée de partir avec mon oncle. Ça lui fait de la peine, et on ne sait pas combien je l'aime et on me juge d'après les apparences. Oh! en apparence, je ne suis pas très tendre. L'idée de revoir ma tante m'occupe. Pauvre tante, qui s'ennuie tant sans moi! Pauvre maman, que j'abandonne! Mon Dieu, que faire? Je ne puis pas me couper en deux!...
C'est vendredi que j'ai quitté Schlangenbad. Le samedi à cinq heures, j'ai descendu au Grand-Hôtel, où m'attendait ma tante. À la frontière française, j'ai respiré pour la première fois depuis que je suis sortie de France.
Je vous embrasse.
À sa mère.
Paris, Grand-Hôtel, 1875.
Chère maman,
Arrivée à cinq heures du matin, au Grand-Hôtel, il est six heures seulement et je vous écris déjà; cela vous prouve mon empressement.
Depuis quinze jours, j'ai respiré pour la première fois en revoyant la France. Je me porte à ravir, je me sens belle, il me semble que tout me réussira; tout me sourit et je suis heureuse, heureuse, heureuse!...
Je vous embrasse, bonjour.
Soignez-vous, ma mère, écrivez-moi et revenez vite.
À Mademoiselle ***.
Paris, 1er septembre 1875.
Ma chère Berthe,
Je réponds de Paris à votre lettre, où je suis depuis trois jours. Ma mère, qui est restée à Schlangenbad, me l'envoie. Madame votre mère est bien bonne de penser à moi, et il me tarde de la connaître. Je suis ici avec ma tante, Mme Romanoff; je crois que vous la connaissez. Que je voudrais passer quelque temps dans la même ville que tous! nous pourrions au moins nous voir. C'est si ennuyeux de se rencontrer une ou deux fois par an, échanger quelques mots et puis être de nouveau, l'une à un bout du monde, l'autre à l'autre.
Écrivons-nous toujours. Depuis notre premier séjour à l'étranger, où je vous ai connue dans notre tendre enfance, j'ai été toujours attirée vers vous, et quelque chose me dit qu'un jour nous serons plus liées que nous ne pouvons l'être maintenant.
Nous sommes au Grand-Hôtel, n° 281.
Au revoir, ma chère; pensez de moi ce que je pense de vous. Bonjour.
À sa tante.
Paris, 1875.
Mme Romanoff, Olga, Marie, X... Tout le monde enfin. J'écris comme j'ai promis et pour commencer je vais déclarer qu'il fait non pas chaud, comme disait ma tante, mais bel et bien frais, un temps admirable. Je suis allée chez tous mes fournisseurs, qui sont de vrais anges et pas si chers que je croyais. K. est avec nous, il est d'une utilité étonnante! Hier, et avant-hier nous fûmes au Bois—une foule immense et élégante comme toujours. Ton frère, belle Euphrosine, a une voiture et un cheval adorables et fait le beau ici. Il a fait un soubresaut en m'apercevant. Ce singe de L. est également ici et une quantité d'autres, tous ceux qui étaient à Nice, etc., etc. Seulement, je manque d'argent. C'est le principal. Qui, diable, a inventé cette vile chose. Comme on était heureux à Sparte d'avoir de l'argent en cuir, en peau de bœuf! J'économise admirablement, mais malgré ma belle économie, l'argent deficit
Je fais mieux mes affaires que je ne le pensais, il faut bien m'habituer. On est très malheureux quand on ne sait rien faire soi-même.
Mon plus grand tourment, c'est d'aller rôder avec la tante Marie. Ils viennent tous de sortir pour aller au Bon-Marché; je reste à la maison, enfermée chez moi, ce qui me plaît cent fois plus que de courir dans tous ces magasins.
À sa cousine.
Paris, Grand-Hôtel, 1875.
Chère Dina,
Voilà une aventure! je m'étais mise sur le balcon du salon de lecture, attendant ma tante, quand j'entendis derrière moi un chœur d'admiration sur ma personne, ma taille. Ce chœur partait d'un groupe de messieurs assis derrière moi. Il est vrai, qu'en ma robe de batiste grise, tout unie, j'ai une taille divine, c'est le mot (tu l'as dit toi-même); mes cheveux dorés sont coiffés simplement. Je ne sais comment, mais les torsades tombent jusqu'au milieu du dos. Ce n'est pas tout: entre ces gens il y a des Brésiliens qui me regardent et me suivent. Ce n'est pas tout: il y a un charmant jeune Anglais blond, qui a l'air de soupirer; ce n'est pas tout: il y a un affreux blond Russe qui me poursuit. Ce n'est pas tout: et si même je croyais que cette fois c'est tout, il y a bien encore d'autres fous, mais je ne prends pas la peine d'en parler; même les femmes me regardent et admirent mes toilettes d'une simplicité étonnante et d'un chic surprenant. Lis ma lettre à maman, ça lui fera plaisir, ça la guérira. Pauvre maman!
On nous amène une victoria à deux chevaux et nous sortons.
Au Bois il y a quatre rangées de voitures, on s'écrase presque. J'étais en train de m'étonner de la laideur des hommes, ici, quand je vis arriver quelque chose de connu; je tâchais de reconnaître, car il y a tant de monde, tant de figures... que les yeux faiblissent et deviennent hébétés au point de vue moral. La personne me salua et je vis s'épanouir la figure du stupide Em.
Au second tour, le surprenant, mais stupide personnage, s'approche de la voiture et de sa voix stridente avec son accent niçois jette ces mots flamboyants de distinction:—Où donc êtes-vous logées?—Au Grand-Hôtel, répond ma tante.—À la bonne heure!...—Quant à moi, je ne me tourne même pas de son côté.
Je ne sais à quoi attribuer cette révolution intérieure, mais le fait est que tout me paraissait noir avant, et tout me paraît rose à présent. Nous rentrons juste pour la table d'hôte. À gauche, sont ceux que je nomme les Brésiliens; à droite, au salon de lecture est le gentil Anglais qui, pour regarder, s'approche vingt fois du côté de la fenêtre, mais chaque fois je voyais son œil droit se détourner de l'affiche qu'il avait l'air de lire, et se fixer sur moi.
Oh! vraiment, je ne vaux pas cette peine, Je rentre chez moi et je me mets à écrire. On frappe; la femme de chambre me donne une carte. De M.... Faites entrer, c'est Remy seul, sans son père; je regarde son chapeau sur la table, ses cheveux noirs, et une idée m'illumine.—Asseyez-vous comme cela, tournez le dos à la porte et ne vous retournez pas quand ma tante entrera; je veux qu'elle vous prenne pour un autre.—Et tout le temps notre conversation est interrompue par nos éclats de rire; je me figure la face de ma tante.
Remy m'assure qu'il n'a pas changé depuis quatre ans.
De combien de demoiselles avez-vous été amoureux depuis?—De pas une seule, je vous jure!!!... Je doute, il assure; je ris, il soupire. C'est agréable d'avoir des amitiés d'enfance. Alors, comme tu le sais, il était cent fois plus fort que moi en coquetterie; maintenant, je suis une vieille et lui, un enfant. Il se hasarde à demander si je suis changée.
—Pas du tout, je suis toujours la même. Je ne suis pas amoureuse de vous, cela va sans dire...
Je voulais dire que je ne l'ai jamais été. Mais pourquoi désillusionner les gens?... (Il a encore trois ans pour finir ses études.) Il fait de la tête des signes et balbutie quelque chose qui veut dire: Oh, sans doute, non, je n'ose pas croire autrement.—Mais, ai-je continué, je suis votre amie.
Entre ma tante, et j'éclate de rire en voyant sa figure surprise, souriante et en même temps sévère. Elle a fait une tête de circonstance, mais à l'instant Remy se retourne et la face change. Ah! ah! ah! je suis enchantée de la surprise.
Au Bois5, il y a tant de Niçois, qu'un moment il m'a semblé être à Nice.
C'est septembre, et c'est si beau Nice en septembre; je me souviens de l'année dernière, de mes promenades matinales avec mes chiens, de ce ciel si pur, de cette mer si argentée. Ici il n'y a ni matin, ni soir; le matin on balaie; le soir, ces innombrables lanternes m'agacent. Je me perds ici, je ne sais distinguer le levant du couchant, tandis que là, on se trouve si bien! On est comme dans un nid, entouré par des montagnes, ni trop hautes, ni trop arides. On est de trois côtés protégé comme par un manteau de Laferrière, gracieux et commode et, devant soi, on a une fenêtre immense, un horizon infini, toujours le même et toujours nouveau. Oh! j'aime Nice.—Nice, c'est ma patrie, Nice m'a fait grandir,
Nice m'a donné la santé, les fraîches couleurs.—C'est si beau: on se lève avec le jour et on voit paraître le soleil, là-bas, à gauche, derrière les montagnes qui se détachent en vigueur sur le ciel bleu argent et si vaporeux et doux qu'on étouffe de joie. Vers midi, il est en face de moi, il fait chaud, mais l'air n'est pas chaud, il y a cette incomparable brise, qui rafraîchit toujours. Tout semble endormi. Il n'y a pas une âme sur la promenade, sauf deux ou trois vieux Niçois endormis sur les bancs. Alors je suis seule, alors je respire, j'admire, je suffoque. Qu'est-ce que je te raconte là? des choses que tu connais, mais comme je suis en train, je continue.
Et le soir, encore le ciel, la mer, les montagnes. Le soir, c'est tout noir ou gros bleu. Et quand la lune éclaire ce chemin immense dans la mer, qui semble être un poisson aux écailles de diamants et que je suis à ma fenêtre, tranquille, seule, je ne demande rien et je me prosterne devant Dieu!... Oh, non! Tu ne comprends pas ce que je veux dire, tu ne comprendras pas, parce que tu n'as pas éprouvé cela. Non, ce n'est pas cela, c'est que je suis désespérée toutes les fois que je veux faire comprendre ce que je sens!! C'est comme dans un cauchemar, quand on n'a pas la force de crier!
D'ailleurs, jamais aucun écrit ne donnera la moindre idée de la vie réelle. Comment expliquer cette fraîcheur, ces parfums de souvenirs! on peut inventer, on peut créer, mais on ne peut pas copier... On a beau sentir en écrivant, il n'en résulte que mots communs: bois, montagnes, ciel, lune, etc., etc.
Donne-moi des nouvelles de Schlangenbad et revenez plus vite.
À sa tante.
Paris.
Très chère tante,
Ne vous déchirez pas le cœur pour rien et ne prévoyez rien de sinistre. Tout va admirablement bien, excepté le caractère de mon auguste mère, qui se fâche du matin au soir et économise tellement que c'est terrible. Mon auguste mère a proposé de ne pas déjeuner, figurez-vous cela, ne pas déjeuner! C'est atroce, mais je suis bonne enfant, je ne me fâche pas et la proposition n'est restée qu'une proposition.
L'univers entier est à Paris. Depuis la reine d'Espagne jusqu'à A.
Nous avons visité plusieurs hôtels, il y en a un aux Champs-Élysées, tout à fait à part avec un petit jardin, écuries et remises, trois chambres de domestiques, huit chambres à coucher, trois salons, salle à manger, jardin d'hiver, sous-sols, cuisine, salle de bains, office, etc., etc. Ce n'est pas une énorme maison et si on l'achetait il faudrait ajouter deux ou trois pièces. Ce n'est qu'à Paris qu'on peut vivre, partout ailleurs on végète, on ne vit pas. Quand je pense que nous demeurons à Nice, j'ai envie de me casser la tête. Et dire que nous avons acheté à Nice!!! Quelle horreur! Je sais qu'on fera de l'esprit sur ce que je dis, mais je m'en moque. Je dis ce que je dis et je sais ce que je sais. Vivre ailleurs qu'ici, c'est perdre son temps, son argent, sa figure, sa santé, tout enfin. Tout homme sensé et qui n'est pas mort vous dira que j'ai raison.
Comment va la santé de papa, embrassez-le. Je me propose de gagner 200,000 roubles et alors je vous montrerai d'où je suis sortie!!!
De la mère Angot je suis la fille,
etc., etc. Quand je pense, qu'on vend en Russie pour acheter à Nice! Mais c'est de la folie...
Enfin puisque l'affaire est commencée, terminez-la, payez à Nice et puis on tâchera de vendre, si l'on trouve un acquéreur. Je vous prie de ne pas acheter de meubles, car nous en commanderons ici; ce n'est pas la peine de dépenser de l'argent pour cette baraque Niçoise.
Je vous embrasse beaucoup de fois. Faites tondre et laver Prater.
P.S.—Voici ma photographie en Mignon pour les tableaux vivants.
À la même.
ÉPITRE À MA TANTE POUR OBTENIR DE L'ARGENT.
La plus grande des trois Grâces
Se trouve dans cent disgrâces!
Si, comme c'est probable,
Votre âme charitable
De grandes choses capable
Entend ma voix lamentable,
Elle soulagera ma peine.
Et soyez bien certaine,
Que lorsque reine je serai,
Jusqu'au dernier franc vous rendrai
Avec de beaux intérêts.
Mon âme poétique
Et mon cœur magnifique
Se dessèchent comme pastel
Dans ce petit hôtel.
Tous les soirs vers six heures,
Pour me bien réjouir
Dans ce Bois plein de fleurs
Il me faut sortir.
Il me faut pour cela
Voiture et toilette:
Comment le puis-je, hélas!
Quand est vide la cassette.
Lorsque reine je serai,
Tout, tout vous rendrai,
Mais, en attendant,
Envoyez-moi l'argent.
À la même.
Paris.
Il pleuvait ce matin.
Ah! ma tante, si vous pouviez m'envoyer un peu du vil métal.
En vérité, je ne comprends pas comment il y a des gens qui, pouvant vivre à Paris, s'en vont moisir à Nice!
Si vous saviez comme Paris est beau! Chez Laferrière, Caroline est allée aux eaux, la grande mince la remplace et pas mal; au moins avec celle-là je fais ce que je veux.
Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent.
Ce soir, nous irons sans doute à l'Opéra.
Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent.
Car je suis dans la gêne,
Que mon cœur, que mon cœur
. . . . . . . a de peine!...
Ne pas aller tous les jours au Bois, c'est mourir d'ennui: vous savez bien que je déteste courir les boulevards et les boutiques. Mon seul plaisir est d'aller respirer l'air pur de la campagne, de humer les douces émanations du Bois, d'admirer la nature... des voitures et des toilettes.
Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent!
Car je suis dans la gêne,
Que mon cœur, que mon cœur
. . . . . . . a de peine?...
Que Dieu vous garde, mes amis.
Nous, par la grâce de Dieu,
Marie.
À sa mère.
Florence.
Chère maman,
Nous descendons à l'hôtel de France. Ah! je suis habituée à voyager... je ne fais que cela depuis quelque temps. Je suis gaie et bien portante. Ce qui est vilain, c'est que nous ne connaissons pas une âme, moi et ma tante, deux femmes seules, enfin résignons-nous!
Quelle vie, quelle animation! des chants, des cris partout. Je me sens bien ici. Nous sommes comme dans une forêt sauvage, comme le Dante una selva reggia, je ne sais où l'on va, quelle fête il y a, rien, rien, rien!... Mais, comme a dit un poète russe: notre bonheur est dans notre misérable ignorance. C'est vrai, je ne sais rien ici et je suis à peu près tranquille. J'en voudrai beaucoup à la personne qui me tirera de cette misérable ignorance: qui me dira, il y a bal là, fête ici; j'en voudrais être et je serais tourmentée.
Il fait un clair de lune superbe et notre hôtel est situé sur la seule partie de l'Arno qui ne soit laide et desséchée, comme le Paillon de Nice. À demain les visites aux galeries, aux palais!
Ah! comme on vit bien ici! Nous avons visité le Palazzo Pitti, puis la galerie de tableaux. Le tableau qui m'a le plus frappé, c'est le jugement de Salomon en costume moyen âge,—il y a plusieurs autres naïvetés pareilles. Tu sais que je respecte les tableaux très anciens, ce qui ne m'empêche pas cependant de voir leurs défauts. Une Vénus avec des pieds si mal faits, qu'on dirait qu'elle a porté des souliers à grands talons. Mes pieds sont bien mieux.
Il y a de très belles et très curieuses choses dans ce palais, il y en a pour des millions. Ce que j'aime le mieux, ce sont des portraits, parce que ce n'est pas inventé, composé, arrangé. Il y a aussi une curieuse collection de miniatures. Pourquoi donc ne s'habille-t-on pas comme avant? Les modes d'à présent sont laides. Tu sais, une fois mariée, mon genre est tout décidé, genre mythologique, empire ou plutôt directoire, mais plus décent, très décent. Il y a de ces délicieuses robes, croisées comme par hasard, et serrées devant par une ceinture. Oh! les femmes d'à présent ne savent pas s'habiller, les plus élégantes sont mal mises. Enfin, ayez patience, si Dieu m'accorde la grâce de faire ce que je veux, vous verrez une femme un peu bien arrangée.
De là nous allons à la maison de Buonarotti; mais il y a une telle foule, qu'on ne peut pas bien voir. Ensuite al Museo del Pietre D. Superbe mosaïque. Ensuite al galeria del Belorta. Je ne vais pas la décrire. Quand tu seras bien portante, nous irons ensemble; d'ailleurs il faudrait un volume et la description n'en donnerait aucune idée. Tu sais que j'adore la peinture, la sculpture, l'art enfin.
Au revoir, à bientôt. Je t'embrasse.
À son grand-père.
Florence, mercredi, 15 septembre 1875.
Cher grand-papa,
Nous sommes allées à la galerie Degli uffici qui communique avec le Palais Pitti et que j'ai vue hier autant qu'on peut voir en passant. Aujourd'hui, c'est autre chose; j'y suis restée une heure et demie. Les statues et les bustes grecs me retiennent longtemps.
Je suis désappointée à la vue de la tête d'Alcibiade; jamais je ne me le figurais avec le front charnu, cette petite bouche montrant les dents, cette petite barbe.
Cicéron est assez (je ne le prends pas pour un Grec, soyez tranquille) bien, mais ce pauvre Socrate! Oh! Il a bien fait de faire de la philosophie et de causer avec son génie, il ne pouvait pas faire autre chose! Quelle laideur ridicule!
Enfin me voilà devant la fameuse Venera Medica! Cette petite poupée est une déception nouvelle. Ces chevilles ressortantes n'excitent pas mon admiration, et la tête et les traits communs à toutes les statues grecques! Non ce n'est pas là Vénus, la déesse charmante, la mère de l'amour. La bouche est froide, les yeux sans expression; certes les proportions sont admirablement gardées, mais que lui resterait-il donc, si les proportions étaient moins parfaites! Qu'on me nomme barbare, ignorante, arrogante, stupide, mais c'est mon avis. La Vénus de Milo est beaucoup plus Vénus.
Je passe aux peintures et trouve enfin une chose digne du nom de Raphaël, pas une image plate et effacée comme ces madones, pas un Christ enfant comme en papier mâché, mais une tête vivante, belle, fraîche. La Fornarina. Peut-être est-ce parce que je n'y comprends rien, mais je préfère de beaucoup cette tête à toutes ses madones ensemble. Une femme de Titien, blonde et grasse, est admirable en Flore, on la retrouve au Palais Pitti, peinte, toujours par Titien, en Cléopâtre se faisant mordre par un aspic, elle représente une absurdité. Trop grasse, trop blonde, pas du tout grecque-égyptienne. Les effets de lumière dans les tableaux de Gherardo delle Notti me plaisent énormément. Les figures sont belles et vivantes. La grande toile représentant les Pâtres autour du berceau de Jésus est magnifique. Sous cette banale auréole, l'enfant divin illumine tous les entourants et semble lui même être fait de lumière. La vierge Marie tient la couverture découvrant l'enfant et regarde les pâtres, avec un véritable sourire du ciel. Ils ont des figures radieusement respectueuses et ceux qui sont le plus près se font de la main une visière comme on fait quand le soleil empêche de voir. Toutes les figures sont belles, véritables. On voit bien que le peintre a compris ce qu'il faisait.
Dans la salle française il y a un très joli petit portrait de Mignard et dans la salle flamande un petit tableau de François Van Mieris, qui m'a ravie par sa finesse extraordinaire. Plus on regarde de près, plus c'est joli et plus la manière dont les couleurs sont mises est incompréhensible. Je ne te raconte que ce que j'ai particulièrement remarqué, d'ailleurs j'ai consacré le plus de temps aux bustes des Empereurs romains et des femmes romaines, Agrippine, Poppée et... j'oublie son nom.... Néron est beau comme personne.
Marc-Aurèle est une bonne grosse tête.
Titus ressemble à quelqu'un, je ne puis savoir à qui.
On vient nous apporter le billet de la loge pour ce soir au théâtre Palliano. On ne donne pas un billet, mais une clef de la loge et deux cartes d'entrée, je ne vois cela qu'en Italie.
Demain il faut partir. Plus je vois, plus je veux regarder, je m'arrache avec peine à toutes ces beautés. La Vénus de Médicis m'a rendu joliment fière. Ensuite nous visitons les musées égyptiens et étrusques.
L'enfance de l'art a son charme, mais je ne crois pas, comme on le dit, que la sculpture grecque ait été importée d'Égypte.
C'est tout un autre caractère, et puis, n'est-ce pas? en Grèce, dans les temps les plus reculés, on n'a rien fait de semblable aux choses égyptiennes. De même qu'en Égypte il n'y eut et il n'y a rien d'approchant des magnificences grecques.
En Égypte, l'art est toujours dans le même état, imposant et absurde. Je regrette de ne pouvoir mieux expliquer ce que je comprends si bien. Ah, cher grand-papa, si tu étais avec nous! Allons, quittons la superbe Florence. Cette Lanza leggiéra piota molt che dipel maculato cra caperta, comme dit le Dante au long nez pendant. Voilà encore un nez!...
Rentrons, rentrons dans notre ville à nous, dans l'altière cité de Seguranne. De nouveau en wagon. Quel dommage qu'il n'existât pas de chemin de fer du temps de Dante. Il en eût certainement fait un des tourments de son enfer. Cette fumée empestée, ce bruit, ce tremblement continuel!
À bientôt, je t'embrasse.
À son frère.
Nice, 1875.
Cher Paul,
Je reviens de Florence, où je suis allée avec ma tante. À Monte Carlo déjà, je devins rose et me mis à rire de joie jusqu'à Nice. Nous avions télégraphié et la voiture est là. Au lieu de me déshabiller, je cours voir les maçons qui arrangent les chambres, puis je cours au second, où nous logerons en attendant. Je vais te raconter tout. Chez moi je me déshabille et, en chemise, me précipite sur mes classiques, les range, leur assigne des armoires particulières et ayant terminé ce travail me jette sur le tapis et passe une heure entre les caresses de mes deux chiens, les seuls vrais amis de l'homme, cet homme fût-il Socrate. Poi, poi, riposato un poco il corpo lasso, ripressivia per la praggoginivesta.... Mais cela pas avant de m'être parfaitement lavée des pieds à la tête et mis par-dessus une chemise blanche et fine, un jupon et ma robe de batiste grise, sauf le corsage, que je remplace par un manteau de foulard blanc ... tu sais comme je suis gentille ainsi.
Allons, résignons-nous et avec mes livres je passerai encore agréablement les quelques jours que nous avons à rester ici.
Dis-moi ce que tu fais, raconte-moi les moindres détails de votre existence à Gavronzy.
Je t'embrasse et je te plains.
1876
À sa tante.
Hôtel de Londres, à Rome, Place d'Espagne,
3 janvier.
Chère tante,
Enfin je suis à Rome, après une nuit exécrable, passée dans un compartiment plein, sur des coussins durs comme du bois, c'était une horreur, mais c'est fini et nous sommes à l'hôtel de Londres, place d'Espagne. Ce qui est atroce, c'est qu'il faut marchander!
Envoyez de suite Léonie avec les choses que nous avons peut-être oubliées. J'ai laissé mon papier à lettres et une boîte de plumes, expédiez-moi cela. N'oubliez pas mes recommandations touchant les meubles. Envoyez absolument le télégramme à Alexandre, concernant les chevaux, sans y rien changer. Soignez mes chiens.
Je suis très désespérée d'avoir oublié de dire adieu à grand-papa, mais on me pressait tant, on criait, on se heurtait. Dites-lui, chère tante, que je l'embrasse mille et mille fois, que je lui baise les mains et le prie de pardonner cet impardonnable oubli.
J'ai encore peu de choses à vous dire, je n'ai pas vu Rome, mais elle me paraît être une grande machine.
Il y a à peine deux heures que nous sommes arrivées. Demain j'écrirai à tout le monde.
Au revoir.
Soignez-vous et venez pour que mes compagnes d'à présent puissent s'en retourner en paix dans la ville de Catherine Ségurana.
Je vous embrasse mille fois.
À la même,
Chère tante,
Voilà encore une lettre que je vous prie de mettre immédiatement à la poste, affranchie.
Nous sommes toutes bien portantes. Au lieu de rester à la maison, sortez beaucoup, allez partout, et écrivez-moi ce qui se passe partout à Nice.
Embrassez D..., P... et T...
Envoyez Léonie et Fortuné. Envoyez mon ombrelle blanche; elle est, je crois, restée à Nice.
Tâchez de nous rejoindre au plus vite.
Vaenez avec D... P...
Embrassez tout le monde.
Je vous embrasse, je me porte bien.
Au revoir.
À son père.
Rome, Hôtel de la Ville, 10 mars 1876.
Cher père.
Vous avez toujours été prévenu contre moi sans que j'eusse jamais rien fait pour justifier cette prévention. Je n'en ai pourtant perdu ni l'estime ni l'amour que doit à son père chaque fille bien née.
Je me crois obligée de vous consulter dans toutes les occasions graves et je suis persuadée que vous y prendrez l'intérêt que de pareilles matières comportent.
Je suis recherchée en mariage par M. le comte B... Maman a dû vous l'avoir déjà dit; mais hier encore j'ai reçu la demande de M. le comte A., neveu du cardinal A...
Je me crois trop jeune pour le mariage, mais dans tous les cas je viens vous demander votre avis et j'espère que vous me le donnerez. Ces deux messieurs sont jeunes, riches, et ont tout ce qu'il faut pour plaire. Ils me sont indifférents.
En espérant une réponse à ma lettre, je me dis avec le plus profond respect et la plus grande estime,
Votre fille dévouée et obéissante.
À sa tante.
Rome, 1876.
Chère tante,
Hier soir au théâtre il y avait un jeune homme, qui m'a regardée et lorgnée comme un fou. J'avais envie de m'indigner, mais montrer de l'indignation serait m'exposer au ridicule. Je me suis conduite tout naturellement, faisant semblant de ne rien remarquer. Il n'y a personne qui me plaît; ce petit m'a intéressée parce qu'il m'a regardée comme un fou et parce qu'il était dans une loge et parlait avec ses amis—(ils avaient cinq ou six loges à côté les unes des autres)—qui avaient l'air d'être des messieurs chics.
Dans chaque troupe il faut une prima dona, dans chaque réunion il faut un primo N. N. Ce soir, j'ai cherché en vain.
Il y en a beaucoup, mais pas un ne se détache des autres.
Des yeux noirs, des cheveux noirs, un teint mat. Le petit n'était séparé de nous que par deux loges, et à chaque instant il changeait de place pour se trouver en face de moi et attendait impatiemment que je baisse ma lorgnette pour me regarder sans cesse, pendant toute la soirée, de huit heures à minuit.
La sortie est très belle et remplie d'hommes: on passe par un corridor vivant, formé par des centaines de personnes, un corridor comme à Nice, mais à Nice il n'est formé que par quelques personnes, tandis qu'ici c'est un plaisir de sortir de l'Opéra. J'aime ces haies humaines, ces centaines d'yeux. Et ils sont très polis ici, ils font place.
La seconde fois que j'irai à l'Opéra je m'amuserai encore davantage, car maintenant je connais plusieurs personnes de vue.
Cette soirée m'a rappelé les soirées de Nice, beaucoup moins brillantes, mais beaucoup plus miennes; là je suis à la maison, et un proverbe russe dit: En visite l'on est bien, mais à la maison on est mieux.
Vous verrez qu'au bout de trois ou quatre fois j'adorerai l'Apollo, et puis ces milliers d'yeux noirs qui me regardent me sont une distraction convenable. Pourvu que beaucoup me remarquent je puis me passer de remarquer et ce sera même beaucoup mieux.
Au revoir, je vous embrasse tous. Maman va bien, elle vous écrit.
À la même.
Rome, 1876.
Chère tante,
Je commence par vous dire que je suis excessivement bien portante.
Rassurez-vous de grâce, je suis plus rose que jamais.
Ensuite, je vous donne une commission.
Envoyez-moi ici ma vieille robe de mousseline de laine blanche avec les galons blancs et la jupe d'une autre robe en mousseline de Chine, celle qui est avec les galons d'or.
Quant à la boîte de Laferrière, c'est une robe qu'il faut m'envoyer ici aussi. Worth va envoyer des robes de bal à Nice et vous nous les enverrez tout de suite à Rome. Il faut te dépêcher. Nous commençons à nous arranger à Rome. Je vous embrasse beaucoup de fois. Embrasse papa. Comment va-t-il?
À Mademoiselle Colignon.
13 juin 1876.
Chère amie,6
Moi qui voulais vivre sept existences à la fois, je n'en ai pas le quart d'une. Je suis enchaînée. Dieu aura pitié de moi, mais je me sens faible et il me semble que je vais mourir.—C'est comme je l'ai dit: ou je veux avoir tout ce que Dieu m'a permis d'entrevoir et de comprendre, alors c'est que je serai digne de l'avoir, ou je mourrai!—Car Dieu ne pouvant sans injustice tout m'accorder, n'aura pas la cruauté de faire vivre une malheureuse, à laquelle il a donné la compréhension et l'ambition de ce qu'elle conçoit.
Dieu ne m'a pas faite telle que je suis sans dessein. Il ne peut m'avoir donné la faculté de tout voir pour me tourmenter en ne me donnant rien. Cette supposition ne s'accorde pas avec la nature de Dieu qui est un être de bonté et de miséricorde.
J'aurai ou je mourrai.—Celui qui a peur et va au danger est plus brave que celui qui n'a pas peur. Et plus on a peur, plus on a de mérite.
Le passé n'est qu'un souvenir et par conséquent est une sorte de présent. Le futur n'existe pas. Ne nous faisons pas de chicanes là-dessus en disant que l'instant où je vous écris est déjà bien loin de moi; par le présent on entend aujourd'hui, demain, dans une semaine. Cela m'amène à dire qu'on ne doit rien ménager, rien regretter. Vit-on pour le futur?
Et gagne-t-on à se faire un présent triste pour se créer des bonheurs à l'état d'espérances...
Ne me blâmez pas et au revoir.
À la même.
Chère amie,
Je suis heureuse pour vous, on n'apprend jamais assez tôt une bonne nouvelle. Est-ce un mérite d'être calme, quand ce calme est dans la nature? Je suis triste et enragée. Il ne me reste qu'un grand dépit de souvenir dans ma vie et si je suis fâchée, c'est de voir que mon existence est tachée de non-réussite. Vous comprenez, j'avais mis une espèce d'orgueil à me faire une vie toute belle et glorieuse, je la regardais avec cet amour égoïste de peintre, qui travaille au tableau dont il veut faire son chef-d'œuvre. Retenez bien ces paroles doublement soulignées, elles sont la plus grande cause de tous mes ennuis et l'expression et l'explication exacte de tous mes chagrins passés, présents et futurs. Je suis faite si étrangement, que je regarde ma vie comme une chose qui m'est étrangère et j'ai mis dans cette vie tout mon bonheur et tout mon orgueil; si ce n'était cela, je serais à ne me soucier de rien. Retenez, chère amie, retenez donc bien ces paroles, elles expliquent tout et m'évitent l'ennui de raconter mes sentiments et de les expliquer.
Je suis jolie aujourd'hui et rien n'embellit comme de savoir l'être. On doit faire la plus grande attention aux petites choses, ce sont elles qui font la vie et en les négligeant on devient pire qu'un animal. Je deviens un philosophe. Au revoir.
À sa mère.
3 juillet 1876.
Chère maman7,
Que suis-je? Rien. Que voudrais-je être? Tout!
Reposons mon esprit fatigué par tous ces bonds vers l'infini, et revenons à A... Et encore cela! un enfant, un misérable.
Non, le principal c'est que je laisse à la maison mon journal! J'emporte la lettre de Piétro avec moi, je vais te dire pourquoi. Je viens de la relire. Il est malheureux! Aussi pourquoi n'a-t-il pas plus d'énergie que ça! J'en parle bien à mon aise, moi, dans ma position exceptionnellement despotique (car tu me gâtes beaucoup), mais lui! Et ces Romains, c'est quelque chose d'inouï. Pauvre Piétro!
Ma gloire future m'empêche d'y penser sérieusement, il semble qu'elle me reproche les pensées que je lui consacre.
Non, Piétro n'est qu'un amusement, une musique pour couvrir les lamentations de mon âme. Et cependant je me reproche d'y penser... puisqu'il ne me sert à rien. Il ne peut même pas être le premier échelon de cet escalier divin, au haut duquel se trouve l'ambition satisfaite.
Ah, chère maman, tu ne peux pas me comprendre ... mais je parlerai tout de même.
Si j'étais une personne remarquable, je serais célèbre... mais par quoi? Le chant et la peinture! N'est-ce pas assez? L'un est le triomphe du moment, l'autre est la gloire éternelle!
Pour l'un et pour l'autre, il faut aller à Rome et pour pouvoir étudier il faut avoir le cœur tranquille. 11 faut amener mon père et pour l'amener, il faut aller en Russie. J'y vais, bon Dieu!
Tu es dans le chagrin pour le moment, mais nous triompherons de tous nos ennuis et nous serons heureux, je te le promets.
Au revoir, je t'embrasse.
À la même.
Paris, juillet 1876.
Chère maman,
Il fait une chaleur écrasante. Nous avons été chez mes fournisseurs, nous avons vu nos voitures, elles sont très belles. Nous n'avons encore rencontré aucun visage connu, d'ailleurs c'est l'époque la plus abominable de Paris, mais il y a malgré cela beaucoup d'animation.
Après-demain je vais consulter la somnambule et je vous écrirai le résultat.
J'espère que vous ne pleurez pas trop mon absence. Faites plier les rideaux blancs de ma chambre et souvenez-vous de ce que j'ai dit à propos du tapis.
Bientôt je reviendrai, dans trois mois, peut-être moins. D'ailleurs rien ne m'attire, ne me retient en Russie: je pars parce que tout va mal et que j'espère arranger les affaires pour le mieux.
Ne vous ennuyez pas, allez absolument à Schlangenbad, soignez-vous et écrivez-moi des bonnes lettres.
La tante va bien, elle vous embrasse.
Au revoir, soignez-vous, je vous embrasse, vous, grand-papa, et Dina.
Écrivez.
À Mademoiselle Colignon.
Chère amie,
B***, votre admiration, est venu ce matin apporter quelques romances pour que Soria puisse chanter ce soir, sans être obligé d'apporter son paquet sous le bras.
Je suis sortie avec maman et puis je me suis mise à parcourir les salons pour voir s'il y avait des fleurs et si tout y avait l'air qui me convient. Nous avions quelques personnes à dîner. Je dois avouer que ce monde m'amusait fort peu, aussi me suis-je isolée pendant une heure au moins pour lire chez moi. À peine redescendue, je vis arriver G***, aussitôt entrèrent B., Diaz de Soria et Rapsaïd.
Je m'emparais de Rapsaïd, qui est le ténor le plus célèbre comme amateur et qu'on s'arrache, à ce qu'il paraît (il est laid, intelligent et Belge), lorsque Soria, qui causait avec maman, saisit le premier prétexte pour venir s'asseoir sur l' S. dont j'occupais la moitié et m'attaqua, c'est le mot.
Ce teint olivâtre, cette barbe noire, ce crâne nu, ces yeux arabes énormes, brillants, tout cela s'enflamme du feu le plus naturel à la vue de mes cheveux blonds et de ma peau blanche. Au lieu de le supplier qu'il chante et de m'extasier, je déclarai que je ne demandais jamais rien et que si l'envie lui prenait de chanter, il chanterait bien tout seul. Il a chanté comme un ange. Jusqu'au départ de Soria, B. et Rapsaïd, ce fut un feu d'artifice de mots, de musique, d'éclats de rire.
On m'a dit des choses les plus flatteuses. A*** ne voulait me voir autrement qu'apparaissant au milieu d'une porte ouverte à deux battants dans un bal aux Tuileries; le général me comparait à une Vestale, les autres à... que sais-je? Soria à Galathée. Animée et craignant d'avoir trop négligé les dames, je reviens auprès d'elles et nous nous installons dans le petit fumoir à causer et à rire de trente-six choses amusantes jusqu'à minuit et demie. Nice veut que la dernière impression que j'emporte soit bonne.
Je vous embrasse et regrette votre absence.
Écrivez et portez-vous bien.
À Mademoiselle X...
Nice.
Chère amie,
Je suis là sans cesse à nier mes sentiments pour ce jeune homme, parce qu'il n'a jamais fait aucune impression sur moi, parce qu'il ne m'a jamais plu et s'il ne m'avait jamais remarquée, je pourrais vivre cent ans à côté de lui et ignorer qu'il existe.
En fait d'impressions fortes, je n'en ai éprouvé de vraies que deux: dans l'enfance à treize ans, le duc de H...
Je le dis par souvenir, car je ne m'en souviens plus et suppose que dans cette passion il y avait beaucoup d'exaltation préparée d'avance, dont j'avais tout plein pour toutes choses et dont je ne savais que faire.
La seconde, ce fut le comte de L... mais pas aux courses; aux courses, il ne m'avait fait l'effet que d'un beau garçon.
Le lendemain au Toledo, avec X..., je me suis aperçue qu'il avait du genre. Et enfin la dernière fois à la gare, au moment de quitter Naples, j'ai reçu ce qu'on nomme vulgairement un coup de foudre.
Vous vous souvenez ce que j'ai dit ce soir-là. Je devins subitement folle de lui, comme il me regardait à travers ma fenêtre de wagon.
Je ne sais comment m'exprimer, ce sont là de ces impressions inexplicables, incompréhensibles.
Je l'ai revu depuis, mais tout simplement, sans aucune secousse, aucune émotion que le souvenir de ce choc électrique, étrange. En le revoyant, ce n'est pas lui qui me faisait quelque chose, mais je me souvenais de cet instant au coup de foudre et je le ressentais presque aussi fortement rien qu'en y songeant.
Et c'est encore la même chose à présent bien que je n'y pense presque jamais.
À son frère.
Nice.
Cher Paul,
Hier, Faure a chanté dans Faust devant une salle éblouissante. Nous arrivons avant le lever du rideau. Ma tante, Dina, moi, le général et M., aussitôt vient le marquis R.
Depuis le premier jusqu'au dernier moment je suis radieuse sans raison, je fais même plusieurs mots, qui auraient pu avoir du succès si... mais personne n'ira les répéter... Ah! bah! certainement beaucoup plus que venant d'une autre. Surviennent encore quelques personnes, il se produit un encombrement et B. s'esquive...
Mais avant tout laisse-moi te dire que je suis émerveillée, charmée, en adoration devant le jeu, le chant et la figure de Faure. Oui... de cet histrion, précisément. Ce n'était pas un acteur, ce n'était pas un chanteur, ce n'était pas un parfait Méfistophélès, c'était Satan lui-même. Costume, manières, figure... l'illusion était complète: souplesse infernale, raillerie impitoyable, diabolique, philosophie infâme et légère.
À côté de cette perfection on voyait ce que je ne verrai sans doute plus jamais: une Marguerite qui ne chantait pas. C'est fort, diras-tu. C'est vrai. Au commencement j'ai cru qu'elle était émue, effrayée, et lorsqu'elle entama l'air du roi de Thulé, j'ai tremblé pour elle et je suis devenue honteuse, si épouvantée que je me suis cachée au fond de la loge comme si c'était moi la chanteuse. Elle poussait un gémissement, murmurait quelques sons, hurlait, c'était au point qu'on n'a pas daigné siffler.
Les délicieuses heures que j'ai passées! La loge pleine de monde, ce qui m'empêchait de tomber dans mes humeurs noires... Une musique céleste, qui m'enveloppait comme un triple manteau de bien-être, qui me réchauffait le cœur et me transportait.
Pendant les mauvais endroits j'échangeais quelques propos gais et aimables avec ceux de la loge, tous gens d'esprit. Ce soir il m'a semblé être heureuse et je vais tomber à genoux devant Dieu pour le prier de protéger la guérison de ma gorge afin que je puisse étudier le chant... Car là est la véritable vie! Les détails de Faust peuvent plaire d'une certaine façon et grâce à la musique, mais le sujet est dégoûtant. Je ne dis pas immoral, hideux, je dis dégoûtant.
J'avais une robe chastement révélatrice, d'une étoffe collante et élastique, et j'étais coiffée comme Psyché, les cheveux relevés sur la tête par un nœud de boucles naturelles. Tout le monde me dit que je parais toute neuve ainsi: coiffure, costume, taille; une statue vivante et non une demoiselle comme il y en a tant. Tu dois être fier, mon cher ami, d'avoir une sœur comme moi.
Je t'embrasse.
Assez pour aujourd'hui.
1877
À Madame H.
Naples, 2 avril 1877.
Votre lettre me ravit, c'est tellement vrai tout ce que vous dites, que je l'ai pensé cent fois moi-même, seulement vous exagérez ma valeur vraiment.
Je valais peut-être quelque chose; mais tous ces voyages m'ont abrutie. J'ai toujours mal à la gorge, et le climat de Naples me fera peut-être du bien.
Ne prenez pas trop au sérieux ce que j'écris ce soir, je suis mélancolique, et je vois tout sous un crêpe, cela arrive à tout le monde.
Je pense avec bonheur que, dans un mois, nous serons installées à Paris, d'où je ne veux plus sortir.
Les oreilles coupées ont leurs charmes pour ceux qui les coupent. Mettez-vous en colère, et écrivez-moi tout ce que vous voudrez, cela m'entretiendra dans un état d'esprit à peu près sain. Je suis moi-même lasse de moisir; vos paroles me révoltent contre moi, contre tous. J'allais m'endormir sous vos injures que j'apprécie et comprends. Pensez-vous que je n'ai pas mille fois remué cent cinquante projets, mais à quoi bon!
Hier, j'étais gaie en écoutant le Stabat de Pergolèse, qu'on a rechanté pour la princesse Marguerite, et dont les accents divins me remplissent le cœur et les oreilles, ce soir je suis énervée.
Maman et Dina sont à San Carlo. Je suis restée à la maison, ce qui a causé une petite escarmouche domestique dans laquelle j'ai joué un rôle tout à fait passif. Depuis quelque temps, je suis si raisonnable et tranquille que c'est effrayant. Je m'ennuie, qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse!
Je ne puis pourtant pas m'amuser à me monter la tête pour un imbécile et même pour un homme d'esprit. Ce genre de divertissement ne me sourit que comme un accessoire.
Je crois que j'écris des bêtises; ne prenez de ma lettre que ce qu'il faut.
Les sérénades continuent. Voudriez-vous que cet espagnol amusement me fût interdit! Bon Dieu, que vous êtes sévère!
C'est un tas de choses qui me retiennent à Naples; je vous raconterai tout cela. C'est vide, mais cela fait passer les journées!
Au revoir. Injuriez-moi plus souvent, cela me fait un bien immense.
Tout à fait à vous.
À sa tante.
Florence, 1877.
Chère tante,
Faites-moi la grâce de faire en sorte que nous puissions encore rester à Florence, la plus belle ville du monde. Apportez vous-même l'argent, je vous en prie, soyez gentille.
Est-ce qu'on n'a encore rien envoyé de Paris? Écrivez ou envoyez des dépêches, les dépêches valent mieux. Je ne puis pas rester sans robes, surtout ici, et mes toilettes sont usées, je ne suis pas moi-même. Envoyez une dépêche à Worth, à Laferrière, à Reboux, à Ferry, à Vertus. Dites-leur simplement de m'envoyer ce que j'ai commandé et c'est tout. Il y aura peut-être un bal ici et vous ne vous imaginerez jamais combien je voudrais paraître belle. Ne vous inquiétez pas de ma figure, elle sera admirable; je suis fraîche, demandez plutôt à maman. Je me couche de bonne heure depuis une semaine et je continuerai ainsi. Mais il est atroce de manquer de robes, surtout à Florence, où on est si élégant.
Il n'y a aucune comparaison avec Naples. Et puis, quand je ne suis pas mise à mon idée, je suis de mauvaise humeur et quand je suis de mauvaise humeur, je suis laide.
Je vous embrasse, vous et papa. Au revoir.
P. S.—Ne laissez pas errer votre fantaisie: X... n'est pas à Florence et il ne s'agit pas de lui.
Au marquis de C***.
26 juin 1877.
Nous avions en effet, marquis, la terrible nouvelle; mais annoncée par vous, elle nous a causé une impression encore plus vive et plus douloureuse. Nous sommes profondément touchés de ce que vous ayez songé à nous dans un pareil moment.
Je ne veux pas vous ennuyer par des condoléances de convention, mais je veux que vous soyez persuadé d'avoir trouvé dans nos cœurs un écho ami. Je voudrais aussi pouvoir dire à madame votre mère, si belle et si sympathique, que dans son immense affliction, Dieu lui a accordé une grâce suprême dans l'excellent fils que nous connaissons et qui mérite si bien une telle mère.
Je voudrais vous prodiguer toutes ces paroles amies qui me viennent du cœur à la bouche, mais les consolations ne consolent pas. Nous espérons, cher marquis, vous revoir l'année prochaine, sinon gai comme autrefois, du moins tout à fait remis.
Au revoir donc et que Dieu vous garde.
À Monsieur ***.
Au fait pourquoi ces deux grands amis sont-ils en froid? Je pensais que la corde qui les lie sur mon tableau était solide8.
Ma cure d'Enghien, où l'on me mène tous les jours de huit heures du matin à une heure après-midi, me fatigue énormément. Et puis, je déteste Paris! c'est un bazar, un café, un tripot où l'on ne peut respirer que lorsqu'on est installé depuis un mois dans un hôtel entre cour et jardin. La fenêtre fermée on étouffe, ouvrez-la et vous êtes assourdi par le vacarme des voitures.
Ma malheureuse mandoline ne rend que des sons plaintifs; d'ailleurs tous les instruments à cordes rappellent un tas de choses touchantes.
Alors ce bon M... ne dit pas de mal de moi?... voyez-vous l'excellent jeune homme!
Eh bien, je lui rendrai justice à l'avenir.
À propos de votre place dans l'autre monde, grâce à votre caractère régulier vous iriez au ciel, mais le commerce des damnés vous relègue:
... intra color che san sospesi.
Ah! monsieur, vous vous intéressez à Euterpe, cela ne m'étonne pas de la part d'un homme distingué.
Puisque vous m'en suppliez je veux bien vous donner les navrants détails de la visite de M... et les suites qu'elles ont eu pour Elle. Votre ami a donc été aussi Œil-de-bœuf, aussi Talon-Rouge que vous savez, toujours suivi de son laquais comme Milord et son domestique. C'est très prudent. Je l'ai montré à la jeune personne, qui poussa un grand cri et s'évanouit en s'enfuyant à toutes jambes, de sorte que pas un des vélocipèdes que j'ai envoyés à sa poursuite n'a pu la rattraper, et j'ignore ce qu'elle a pu devenir.
Au lieu de s'attendrir de ce désastre, votre ami a continué d'aller à Monaco, quelquefois avec nos dames, mais invariablement avec son ami F... et suivi d'un page. Après quoi Milord-et-son-domestique a déjeuné chez nous, mais étant sur notre départ, nous n'avions à opposer à son formidable équipage qu'une maison en désordre, ce dont je ne me consolerai jamais.
Que je n'oublie pas de vous combler de bénédictions, selon ma promesse, en vous restituant l'image, un tant soit peu détériorée par les outrages du temps.
Quant à la question, pour laquelle vous me promettez une si touchante discrétion, je vous dirai seulement: est-ce que, par hasard, vous me prenez pour la jeune harpiste?
Nous restons encore dix jours à Paris en attendant les gens de Nice, après quoi je ne sais ce qu'on va faire jusqu'en septembre, et en septembre on ira peut-être à Biarritz; on dit que ce sera très élégant.
Est-ce que vous domptez toujours des chevaux? Croyez-moi, ils valent mieux que les hommes, au moins lorsqu'un cheval vous donne une ruade vous êtes sûr que ce n'est pas le coup de pied de l'âne.
Au revoir. Ah! j'allais oublier de vous dire que je trouve vos lettres charmantes et vous prie de ne pas faire le paresseux,—sous aucun prétexte.
À Monsieur de M***.
Schlangenbad.—Badehaus, 1877.
Cette photographie est si jolie que je ne puis résister au désir de vous montrer envers quelle charmante personne vous manquez d'amabilité. Et moi qui aux Enfers vous avais assigné une place parmi les Sospesi, où se trouvent Virgile et tous ceux qui ne peuvent aller en Paradis malgré leurs vertus, mais qu'on ne peut pas non plus envoyer aux enfers et qui sont en suspens entre les deux! Vous méritez d'être auprès de Lucifer lui-même, au fond.
Est-ce que vous seriez fâché pour la trinité? Non, n'est-ce pas9.
P.S.—Si vous connaissez des malades de nerfs, envoyez-les ici, maman éprouve un grand soulagement des eaux de Schlangenbad.
Au même.
Paris, Grand Hôtel, 1877.
Monsieur,
J'avais envie de ne plus vous écrire, ô Monsieur de M., mais il me faut toujours raconter n'importe quoi à quelqu'un. Les femmes sont souvent ennuyeuses, les bonnes amies nous assassinent avec des parodies de Sévigné. Ou bien elles sont méchantes et alors on doit faire bien attention à ses écrits sous peine d'être mangée, Dieu sait par quelles dents plombées, écornées, fausses; rien que d'y songer.... fi.
Je ne vois donc que vous, qui êtes mon frère et ami. Aussi, j'accepte avec gratitude le serment que vous me faites.
Savez-vous que moi aussi je devais aller en Angleterre voir mon amie Lady P..., mais la pauvre femme vient de mourir et notre voyage ne se fera, sans doute, pas.
Nous revenons de Wiesbaden, où l'on a passé quelques jours après le gentil Schlangenbad et où il y avait une société russe très agréable. Beaucoup des vieux amis et de nouvelles connaissances. Comtesse Loris Mélikoff est là en attendant son mari qui joue au soldat en Asie.
Mon grand-père a retrouvé son antique ami le prince Repnine et ne voulait plus partir; bref, c'était charmant, charmant, mais hélas, monsieur, trop de femmes!
Nous sommes ici, en attendant une décision quelconque. Ma gorge est à peu près guérie, mais on m'ordonne les climats chauds. Je ne sais ce que nous ferons et je me déteste. C'est un sentiment extrêmement désagréable, on est comme la femme trop maigre au bain de mer: elle a beau courir, ses jambes la suivent.
J'ai à vous proposer une excursion bien autrement agréable que ce misérable Sorrento. Et je vous prie de croire que c'est sérieux. Il s'agirait d'aller de Nice à Rome à pied, s'arrêtant dans toutes les villes intéressantes. On peut y arriver en vingt-huit jours, presque sans fatigue. Mes supérieurs iront en voiture, moi à pied, nous serons toute une société. J'attends des lettres d'Angleterre. Que dites-vous de cela? Êtes-vous amateur de ces sortes de choses? Dans tous les cas nous nous verrons en Italie et je compte bien sur votre coup d'épaule qui sera rudement donné à en juger par les tours de force de Naples; aussi rien qu'à l'idée de vous empoigner et de vous mettre aux pieds de maman, je pousse des cris.
Enfin, je ferai mon possible, l'amitié oblige.
Bien des choses de nous tous.
À Mademoiselle Colignon.
Dimanche, 14 octobre 1877.
Ah! chère amie, comment peut-on ne ne pas adorer Verdi. Je ne connais rien de plus remarquable que son Aïda. Chaque accord et chaque phrase parle. Je crois vraiment que l'on comprendrait et la signification de la pièce et dans quel pays cela se passe, et tout enfin, sans voir la scène et sans entendre les paroles. C'est dans ce sens-là que je place Aïda plus haut que toutes les musiques du monde. Et aussi quel charme, quelle force, quel sentiment exquis!
Vous savez, je n'en parle pas au point de vue savant, je ne saurais pas et ce serait dommage. On est plus... on jouit plus, ne sachant pas comment c'est fait.
Ne devant rien faire de sérieux en musique, je n'en sais que ce qu'il faut pour une personne de goût qui ne veut pas composer.
C'est ce soir, en jouant des airs d'Aïda sur ma mandoline, que je me suis mise à en raffoler. J'avais oublié la musique...
La musique dispose à la vie, à la gaieté, aux larmes, à l'amour, enfin, à tout ce qui agite, contente et tourmente, tandis que le dessin est un travail qui vous enlève de la terre et vous rend indifférent à tout, excepté à votre art.
On m'a promenée au Bois; il faisait très beau et l'air était si doux que je me croyais en Italie. Il faudra aviser pour le dimanche.
Cela m'ennuie de perdre un jour chaque semaine, car je ne sais pas me reposer; quand je me repose, je m'ennuie.
Sans doute l'étude de la musique demande la même application, le même calme, mais pour peu qu'on en fasse pour soi ou pour les autres, on doit subir toutes ses influences.
On se passionne pour le dessin, la peinture, mais jamais ils ne vous feront...
Je deviens folle, car je ne sais pas rendre ma pensée!!
D'ailleurs, je dis des choses fort connues. Je veux seulement qu'on sache ce que j'en pense, moi.
La musique d'Aïda est comme la Gretchen de Max. Cela parle, cela vous raconte toute l'histoire, jusqu'aux moindres nuances. Ainsi, je vous assure qu'on s'aperçoit si la scène se passe dans un appartement ou à l'air, le jour ou le soir—rien qu'en entendant la musique.
Pendant que je dis ces choses abstraites, «La France haletante» attend le résultat des élections. Car c'est aujourd'hui. Le maréchal doit avoir mal dîné le soir. Je regrette tant de n'avoir personne pour me tenir au courant de toutes ces machinations.
1878
À Monsieur de M...
Paris, avenue de l'Alma, n° 67.
Je m'empresse, cher Monsieur, de dissiper vos légitimes inquiétudes; les gâteaux sont arrivés, ils sont superbes et nous vous en remercions; ils sont si beaux, qu'on est tenté de les faire encadrer.
Il nous est arrivé un bien grand malheur, notre cher docteur Wolitski, que vous avez vu chez nous, est mort vendredi dernier, à deux heures de la nuit. C'était le meilleur ami de toute notre famille, le filleul de grand-papa, il nous a tous vus grandir; vous pensez bien quelle perte irréparable. Les amis comme lui sont si rares; pour ne pas dire qu'on n'en trouve plus. Grand-papa malade, lui-même, comme vous savez, a pleuré toute la journée et continue jusqu'à présent à être très triste. Mais je ne veux pas vous entretenir de choses si sombres.
Vous me demandez si je n'hésite pas entre l'amour de l'art et l'amour de la belle nature; je n'hésite pas: je les aime également, mais la belle nature ne donne des jouissances à peu près complètes que lorsque l'on sait que l'on est soi-même quelque chose, lorsqu'on possède la force de l'art qui est une grande et très grande force.
Il y a ici une personne qui désire savoir tout le mal que l'on dit d'un certain M. L. Ne le connaissez-vous pas?
Vous savez que la princesse S. s'est embarquée pour l'Amérique, où elle veut, dit-on, se marier. Voilà qui serait une fin extraordinaire.
Êtes-vous assez heureux d'aller à Rome! Je vous envie et je l'avoue, quoique l'envie soit une bassesse.
Racontez-moi ce que vous avez vu aux funérailles du roi et tout le reste. Soyez bien aimable et donnez-moi toutes les nouvelles et vieilleries imaginables... Je lirai cela à table, puisque c'est là seulement que je suis libre.
On vous fait dire mille choses aimables. Est-ce qu'il y aura un carnaval?
Au même.
On vient de me voler mon chien blanc, Pincio, celui que vous avez vu chez nous. C'est horrible. Je crois qu'on l'a emmené de Paris; j'écris de tous côtés dans le cas où ces misérables viendraient à être attrapés par les âmes charitables auxquelles je m'adresse. Savez-vous une action plus indigne que voler un chien? C'est lâche tout bonnement. Comment! on prend une créature qui est attachée à ses maîtres, qui a parfois une intelligence bien supérieure à celle de certains bipèdes, mais qui n'est pas en état de se défendre, voilà le sublime de la petitesse et de la méchanceté.
Vous êtes bien heureux, vous n'avez pas de chien et on ne vous en a pas volé. Enfin!
Que faire, j'ai fait afficher 200 francs de récompense et cela n'a servi à rien. N'est-ce pas une indignité de toute la race humaine?
Consolez-moi en me parlant de l'Italie.
À Mademoiselle B***
Comme tu es bonne et gentille, ma chère Jeanne, de penser à moi juste au moment où l'on oublie tout!
Maman et nous tous sommes enchantés de ton bonheur, car je présume que tu es heureuse.
Comment, tu as été à Nice! Je n'en ai rien su, on ne m'en a rien dit. Mais dis-moi, comment as-tu trouvé notre maison, puisque tu ne savais pas l'adresse.
Moi, j'ai passé cet hiver à Rome, j'ai étudié la peinture.
Quand je te reverrai, je ferai ton portrait. Donne-moi des nouvelles de tous les tiens et envoie-moi sans faute le portrait de ton fiancé. Je veux absolument voir l'homme heureux qui aura pour femme Jeanne, qui est un trésor d'esprit et de cœur. Montre-lui ces lignes et dis-lui qu'elles sont écrites par quelqu'un qui ne flatte personne et n'invente rien.
Cet hiver, à Rome, j'ai été demandée en mariage par un Anglais et deux comtes italiens. Mais j'ai toujours refusé: ils m'aimaient, mais je ne les aimais pas. Voilà l'affaire. D'ailleurs je ne veux pas me marier sitôt, j'ai à peine dix-sept ans. Quel âge as-tu donc?
Tu me demandes mon adresse, écris-moi toujours à Nice, promenade des Anglais, 55 bis, Mlle Marie Bashkirtseff, dans sa villa. Ma tante m'a donné cette villa. De Nice, on m'enverra les lettres si je suis ailleurs. C'est le plus sûr.
Réponds vite et dis-moi où et quand tu te maries? Le nom de ton futur mari et sa photographie.
Je suis de retour à Nice depuis deux semaines, la ville est triste, je me réfugie dans mes livres; tu ne sais peut-être pas que je suis sérieuse et studieuse, tout en étant gaie et folle quand il s'agit de rire.
Quand et où te verrai-je?
Tu es si gentille de ne m'avoir pas oubliée. Sois tranquille, si quelque chose m'arrive de particulier, je t'en avertirai de suite.
Au revoir, mille amitiés à ta famille de la part de nous tous. Je t'embrasse de tout mon cœur et te souhaite tout le bonheur possible et impossible.
À la même.
Paris, avenue de l'Alma.
Chère Jeanne,
Ce n'est qu'aujourd'hui que je puis vous répondre, car aujourd'hui nous avons rencontré vos parents, qui nous ont donné votre adresse. J'ai bien souvent pensé à vous, je voulais tellement vous écrire, après avoir reçu la nouvelle de votre mariage. Je ne puis le faire qu'un an après! J'espère que vous n'avez pas cru que je vous oubliais ou vous négligeais.
On m'apprend de bien grandes nouvelles à propos de vous.
Écrivez-moi bientôt; maintenant je ne perdrai plus votre adresse et pourrai vous répondre.
Nous sommes presque installés à Paris, je m'occupe de peinture et ne vais presque pas dans le monde, qui d'ailleurs m'ennuierait profondément. Nous vous embrassons et vous souhaitons de continuer à être aussi heureuse que vous l'avez été jusqu'à présent.
Au revoir, chérie, je vous envoie mon portrait dans le cas où vous auriez oublié la figure de Marie Bashkirtseff.
À sa mère.
Soden, 1er août 1878.
Chère maman,
Donnez-moi d'abord des nouvelles de la santé du grand-père10; et puis voilà: à force d'être ennuyeux, Soden devient drôle. Je te veux tout raconter. Un des ménages chics de Pétersbourg entre dans notre société ainsi que le vieux prince Ouroussoff dont la sœur, mariée à M. Maltzoff, est l'amie intime de notre Impératrice, tu le sais bien. Les dames russes de notre société pensent que l'indifférence des deux petits princes allemands, dont je t'ai déjà parlé, me froisse.—Cette enfant gâtée,—dit Mme A.,—qui est habituée à voir exécuter ses moindres caprices, est froissée de la froideur, apparente d'ailleurs, de ces Messieurs.
C'est moi qui n'y songe pas, va, chère maman; je ris seulement en songeant à quel point à Soden et ailleurs les gens vous prêtent des sentiments, des impressions, des pensées, que vous n'avez pas du tout. Pendant deux jours en effet, je m'en suis un peu occupée de ces petits princes, après, plus du tout... Mais puisque les autres en parlent, je veux bien t'avouer que je ne les ai jamais bien regardés. Pourtant je peux te dire que le plus jeune (dix-huit ans), Hans, est grand, mince, blond, grand nez assez fin, petits yeux, bouche malicieuse, pas de moustaches, tête baissée, l'air d'un jeune loup.
L'autre Auguste (vingt-quatre à vingt-cinq ans), plus petit, brun, des yeux très beaux, une petite moustache noire pendante,—et dans toute sa personne il y a quelque chose de pendant—une peau veloutée comme je ne crois pas en avoir vu chez un homme, une belle bouche, un nez régulier, ni rond, ni pointu, ni aquilin, ni classique, un nez dont la peau est aussi veloutée, ce qui est excessivement rare, un teint très pâle, qui serait admirable, s'il ne provenait de la maladie. Tous les deux ont de belles mains aristocratiques et soignées.
Qu'est-ce donc lorsque je regarde bien!...
Écris-moi tous les jours, parle-moi de grand-papa.
La tante vous embrasse tous, moi aussi.
À la même.
Soden, samedi, 3 août 1878.
Je t'ai parlé de M. Muhle, aubergiste? Eh bien, M. Muhle prétend que c'est arrangé pour nous... Vous savez que ce soir il y a bal au Kurhaus et ce pauvre Muhle, qui est toujours ivre, se promet une fête colossale. Bien entendu, nous y allons tous.
À peine installés, voilà que je vois un monsieur que j'ai rencontré une ou deux fois le matin, conduisant un étrange tilbury avec un petit groom. Ce monsieur donc arrive et se présente. C'est le baron de je ne sais quoi, fils de je ne sais quelle autorité du pays, grand seigneur, à ce qu'on me dit. Mais je refuse de danser et, comme il insiste, j'essaie de lui prouver que la danse nous dépouille de notre dignité, que cet exercice est une des grandes preuves de la décadence de la grande famille humaine, etc... Bref, je lui parle politique, puis de la guerre d'Orient, etc., etc. Muhle est vexé, car, en refusant de danser avec un jeune homme si blond et si rose, j'ai vexé ce jeune homme, qui est aussitôt parti de Soden.
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Tout le monde plaisante sur le prince de H..., de sorte que l'on peut encore rire. Ce pauvre prince change à vue d'œil, il est arrivé beau et maintenant il est laid, il est méchant. On reconnaît sa sonnette, et il faut l'entendre parler au garçon et à son pauvre frère. Je crois que l'on va bientôt l'enterrer. Quel horrible mal!!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le baron...., celui du bal, est le plus grand fonctionnaire du pays, gouverneur ou autre chose, je ne sais au juste. Le prince Ouroussoff le connaît et le susdit baron n'a cessé de lui dire que la position qu'il occupe si jeune lui fait trop d'honneur, qu'il ne croit pas l'avoir méritée, que c'est à la bonté de l'Empereur qu'il la doit. Mais ceci n'est que la préface. Ce baron est amoureux d'une demoiselle, et, pour faire sa connaissance, il a organisé le bal d'hier; mais comme on lui a dit, dans le pays, que cette jeune fille était aimée d'un autre jeune homme, il alla trouver le jeune homme en question et, avec la franchise que comportait la circonstance, il le pria de lui dire la vérité, et si ce n'était qu'un racontar de Soden, s'il n'aimait pas la demoiselle, de lui donner l'autorisation de se présenter... mais si, au contraire, c'était vrai, de le lui avouer; dans ce cas, sa loyauté, son honnêteté lui défendraient de contrecarrer les chances de l'autre, qui avait le droit de priorité. Le monsieur l'assura qu'il n'était nullement amoureux—(pauvre jeune fille),—et lui permit de se présenter, autant qu'il le voudrait.
La demoiselle, c'est moi; le monsieur, c'est D...
Le baron est grand, blond, gros, plein de sang. Tu sais que ces hommes-là m'aiment généralement et généralement aussi je les déteste. Il est vrai aussi que je n'aime pas beaucoup plus les autres, quand je m'examine sérieusement. Le comte M... était blond, le comte B... blond, Pacha G... (quel nom!) blond, P... blond, comte M... blond et enfin le baron S... blond; A..., qui était un enfant, était aussi blond.
Je m'ennuie beaucoup sans vous tous et encore plus sans mon atelier.
Au revoir, embrasse grand-papa.
À la même.
Soden, 6 août 1878.
Chère maman,
Je vais te raconter mes enfantillages: ce matin je me suis promenée et je suis entrée dans l'église catholique; j'ai profité de la solitude absolue pour monter dans la chaire, dans le chœur, sur l'autel, et pour réciter les prières posées sur les tablettes de l'autel; je l'ai fait pour prier, parce que j'ai un tas de projets et que j'ai besoin de l'assistance du ciel... Mais l'idée que j'ai lu une messe me transporte. Songez, j'ai sonné comme font les prêtres durant l'office... Enfin je n'ai pas eu de mauvaise intention.
J'ai fait une longue conversation avec le prince Ouroussoff; tout à coup le prince me dit: Voici les Ganz.—Tu te rappelles que j'ai donné le nom de Ganz aux deux princes allemands. Tu comprends qu'on ne peut pas rester tranquille, quand cet homme sérieux, cet homme d'État s'interrompt au milieu d'une explication des causes intimes de la guerre, vous dit comme une chose toute naturelle que... Voilà les Ganz. Le mot ganz me fait penser à l'allemand (Gans)11.
J'ai fait une pochade de ces princes (comme à Nice) si ressemblante, que le garçon qui venait apporter un plateau s'arrêta net devant la toile, se mit à rire et à gesticuler d'un air si bête, que vraiment ma vanité d'artiste est flattée.
Puis est venue Mme A. Nous nous sommes tenues à la fenêtre qui est notre balcon. Ganz passait à chaque instant pour regarder, Mme A. faisait la coquette et riait d'un air mauvais genre. Comme c'est bête, que je ne puisse vous faire partager ma gaieté au sujet des Ganz.
Au revoir, je vous embrasse.
1879
À M.***
Paris, 63, avenue de l'Alma.
Votre lettre a cela de bon pour vous, qu'elle provoque irrésistiblement des conseils qu'il est impossible de refuser même lorsqu'on ne les demande pas.
1° Ne parlez jamais de droits qu'on vous accorde ou de faveurs qu'on ne vous refuse pas, ce qui est plus exact...
2° Ne renvoyez jamais de guitare en mauvais état.
3° N'attendez jamais qu'on vous offense pour vous battre, si vous voulez vous battre.
Et enfin soyez bon chrétien, écrivez sans espoir qu'on vous réponde que vous êtes lu et que vos lettres ne sont pas livrées à la publicité.
À Mademoiselle Colignon.
Mai 1879.
Chère amie,
Je dois vous dire qu'ayant fini de peindre à quatre heures, je n'ai cessé de lire le Nabab, roman d'Alphonse Daudet. C'est très intéressant, et ce type de nabab ressemblerait à quelqu'un d'autre, si on l'affinait et l'anoblissait. Je sais bien que la ressemblance n'est pas flatteuse, aussi il faut, je le dis, affiner, anoblir, spiritualiser. Ce n'est pas que l'on soit idéal, extra-fin et nobilissime... C'est-à-dire je ne sais au juste... je ne me fie pas à mon jugement; lorsqu'on est idéal je crois que je prends de la fadaise pour de la distinction, et quand on me semble énergique et extraordinaire, je crains que ce ne soit de la rusticité, du commun, du bourgeois. Heureux, heureux, celui qui sait dire comme il pense. Je vous écris comme si j'écrivais dans mon journal.—Non, vrai, si je devais me gêner avec mon journal pour dire toutes les fantaisies qui me passent par la tête, ce serait trop ridicule!
Ainsi, écoutez: quant aux fantaisies, voyez le bonhomme Joyeuse dans le Nabab, vous avez sans doute compris que c'est tout à fait moi pour l'imagination. Comme moi il suffit d'un mot pour que je m'imagine tout un roman, dix romans, vingt romans, et tout cela en quelques minutes. Il y en a pourtant qui durent des semaines... Non, il y a des moments de lassitude, pendant lesquels on voudrait en finir avec tout, et pour en finir, il n'y a que deux moyens: mourir ou aimer.
Oh! si vous saviez comme je suis fatiguée de cette vie de tristesse! Quand tout grimace, tout fuit, tout se moque...!
Tout à vous.
À son frère.
Paris, novembre 1879.
Cher Paul,
Aujourd'hui, M. Gavini nous envoie deux billets et nous allons à la nouvelle Chambre. J'aimais mieux Versailles, on se retrouvait mieux étant obligés de partir par le même train. Ici, on s'en va quand on veut et il n'y a pas l'amusante sortie de là-bas. Il y a du monde plus élégant qu'à Versailles, mais les loges sont un peu comme au théâtre, toutes pareilles, et celle du président dans laquelle nous sommes ne diffère en rien des autres.
On retrouve tout le monde aux mêmes places: C. est affaissé et éteint, Gambetta paraît maigre, Bescherelle court toujours. J'examine les magnifiques Gobelins et les affreuses statues.
Rouher a pour la première fois aujourd'hui, depuis la mort de l'infortuné prince, reparu à la Chambre, à la Chambre de Paris, à l'ancien Corps législatif. Il a dû avoir de drôles de visions.
La pensée de cet homme depuis la mort de ce prince m'a fait mal, il doit être bien malheureux. G. me dit qu'il lui en a voulu de ce qu'on ne lui ait pas indiqué la loge où j'étais.
Hier, dîner chez M. M. J'ai complimenté Gaillard sur son Chant des races latines publié dans la revue de Mme Adam. C'est un jeune homme d'Avignon, à face irrégulière de Sarrasin, avec un épi au sommet de l'occiput qui lui donne l'air cocasse avec son emphase et son calme étrange de méridional. Je cause avec lui et il me propose d'écrire quelque chose pour la Revue, de lui faire des traductions du russe.
Tu penses bien que je suis enchantée et le ferai quand il voudra.
Ah! j'ai oublié de te raconter que ce matin maman a eu un grand succès à l'église russe. Le grand-duc Nicolas l'a saluée et lui a parlé. Le grand-duc lui a demandé si elle avait quelqu'un de sa famille décoré de l'ordre de Saint-Georges (c'était une messe à l'occasion de la fête des chevaliers de Saint-Georges). Alors maman lui a répondu qu'en effet, pendant la guerre de Crimée, à Malakoff, son frère, à peine âgé de seize ans, a été décoré par lui-même sur le champ de bataille. Le grand-duc s'est rappelé du fait et a été extrêmement gracieux en ajoutant que toute la famille était héroïque, puisque maman n'a pas craint de sortir par un temps aussi effroyable.
Au revoir, je t'embrasse.
À M. X.
Vous me demandez, mon ami, comment j'ai accueilli la grande nouvelle.
Je l'ai accueillie par des murmures. M'étant mise en dehors de tout ce qui fait la vie des femmes, je parle du haut de la montagne n'ayant pas cette pudeur qui empêche de dire sa pensée lorsqu'on est intéressée soi-même.
Que vous arrive-il donc? Est-ce le moment psychologique des chanteuses qui se retirent à l'heure où l'on dira encore: quel dommage! J'aime assez cette idée: pourtant si vous accomplissiez l'acte sans cette raison majeure, je verrais que je m'étais trompée sur vous. Je vous prenais pour un monument public, pour une propriété nationale... Imaginez-vous l'Arc de Triomphe ou le Louvre passés en des mains particulières. Je ne vous le pardonnerais qu'en ma faveur, de même que je trouverais monstrueux si l'on donnait ces monuments à une autre qu'à moi.... Ce qui serait également bizarre, mais excusable à mes yeux.
Vous vous aveuglez, mon ami: souvenez-vous de votre passé.... Je sais bien, que vous vous dites: Moi, c'est autre chose.... Comme tous ceux qui y ont passé.
Je ne vous ménage plus, dans la certitude que j'ai que rien ne pourra vous détourner de la voie nouvelle, c'est-à-dire que c'est la même voie connue, le même morceau de musique, seulement vous ferez la basse cette fois, vous accompagnerez.... au bal, au spectacle. Mais ces avis sont superflus, rien au monde ne saurait empêcher l'événement, un homme qui a inspiré tant de passions, dépravé tant de cœurs, brisé tant de fidélités, doit fatalement se marier. C'est l'expiation.
À son frère.
Paris, mercredi, 10 décembre 1879.
Cher Paul,
Nous sommes allées voir le Père Didon au couvent des Dominicains12.
Ai-je besoin de te dire que le Père Didon est le prédicateur dont la gloire grandit à vue d'œil depuis deux ans et dont en ce moment tout Paris s'occupe. Il était prévenu; aussitôt que nous arrivons, on va l'appeler et nous l'attendons dans une des sortes de stalles-cellules de réception, toute vitrée, avec une table, trois chaises et un bon petit poêle. J'avais déjà vu son portrait hier, et je savais qu'il a des yeux splendides (beauté qui manque à L. P.). Il arrive, très aimable, très homme du monde, très beau avec sa belle robe de laine blanche, qui me rappelle les robes que je porte à la maison. Sans la tonsure, ce serait une tête dans le genre de celle de P. de C., mais plus éclairée, les yeux plus francs, l'attitude plus naturelle, quoique très haute; un visage qui commence à devenir épais et qui a le même quelque chose de désagréablement de travers dans la bouche que C. Mais une grande distinction, pas de charme outré de créole, un teint mat, un beau front, la tête haute, les mains adorablement blanches et belles, un air gai et même autant que possible bon garçon. On voudrait lui voir une moustache. Beaucoup d'esprit, malgré un grand aplomb. On voit tellement qu'il mesure toute l'étendue de sa vogue, qu'il est habitué aux adorations, et qu'il est sincèrement heureux du bruit qui se fait autour de lui!
La mère M. l'a naturellement prévenu par lettre de la merveille qu'il allait voir et nous lui parlons de faire son portrait.
Il n'a pas refusé, tout en disant que ce serait difficile, presque impossible... une jeune fille faisant le portrait du Père Didon... il est si en vue... on s'en occupe tant...
Mais c'est justement pour cela, idiot!...
On m'a présentée comme son admiratrice fervente. Je ne l'avais jamais ni vu ni entendu, mais je le pressentais tel qu'il est, avec ses inflexions de voix, passant des notes caressantes à des éclats presque terribles, même dans la simple conversation.
C'est un portrait que je sens tout à fait et si cela pouvait s'arranger, je serais une bienheureuse personne.
Ce grand diable de moine ne doit pas être sage. Même avant de l'avoir vu, il me faisait un peu peur. Je n'aurais qu'à rougir quand on parlera de lui. Ce serait désagréable, un moine! C'est un être qui pourrait avoir de l'influence sur moi et je n'ai pas envie de cela.
Il a promis de venir nous voir et pendant un instant, j'ai désiré qu'il en restât à sa promesse.
Mais c'est bête, et tout ce que je désire à présent est qu'il consente à poser. Rien au monde ne ferait mieux mon affaire de peintre ambitieux.
Je t'embrasse.
1880
À M.***
Paris, samedi, 3 juillet.
34, avenue Montaigne.
J'ai longtemps hésité avant d'envoyer ceci. Vous même avez si bien compris que je ne pouvais vous écrire que vous en avez déguisé, même à vos yeux, le souhait sous un appel à mes bons sentiments en général, délicatesse involontaire, mais dont je vous sais gré.
S'il ne s'agissait que de réponse à un jeune homme amoureux, je ne répondrais pas.
Aussi, entendons-nous bien: Ceci n'est point une lettre.
Je ne sais si je vous flatte en vous jugeant assez fin pour saisir cette nuance. Vous êtes jeune et vous semblez en proie à un sentiment vrai. (On verra plus tard s'il est vrai.) Avec cela on va loin. Je voudrais rendre meilleure une créature humaine en exploitant l'influence que je puis avoir sur elle. Entreprise grave et intéressante. Expérience élevée qui me tentera toujours. Voilà donc ce qui me fait parler, et aussi une envie irrésistible de me moquer un peu de vos finasseries; pourtant c'est un triomphe facile.
Écoutez donc: le manque de franchise dans une circonstance solennelle ou dans un rien me répugne également. Ce qui me fait aussi douter de votre sentiment, c'est que ce sentiment vous aurait donné comme une révélation d'un monde supérieur et vous aurait, momentanément du moins, doué de facultés, qui vous permettraient de comprendre que devant des natures comme la mienne on ne trouve grâce qu'en dépouillant tout artifice, à moins d'être.... ne l'essayez pas,—en mettant son âme et sa vie à nu comme devant Dieu.
Et vous, que faites-vous?
Vous croyez donc que des faits vrais, quoique vulgaires, m'amuseraient moins que vos petites inventions? Quand ils ne m'intéresseraient qu'à titre de documents humains! Et maintenant encore vous me parlez de me confier vos peines comme si je vous l'avais défendu, vous citez ce manuel que vous ne comprenez pas.
Vous n'êtes qu'un enfant.
Du moment où je vous montrais assez de bienveillance pour vous donner à choisir entre un congé immédiat et un délai de six mois, vous deviez me faire la flatterie de me prendre pour votre patronne et conseillère. C'est un rôle, auquel on ne se refuse jamais, quelque orgueilleuse qu'on soit.
Vous auriez même pu me mettre au courant de tout, afin d'éviter à mon esprit la fatigue de chercher le vrai dans le cas où il le chercherait.
Voilà bien des mots, n'est-ce pas, pour des niaiseries comme ces dépêches qui vous appellent tout de suite, cette lettre ultérieure (que vous avez le temps d'attendre), à je ne sais où, et qui vous retient; innocent anachronisme.
J'admets que vous n'avez eu pour vous en aller aucune raison de force majeure et que tout en ayant le cœur sensible vous songiez aux affaires, rien de plus naturel. Mais pourquoi dissimuler cette prose, fort honnête en somme, sous ce grand amour? Voilà qui n'est pas délicat pour vous-même... Car enfin c'est étonnant que tout coïncide pour que vous vous trouviez là justement pour les commissions de vos parents.
Grand innocent que vous êtes! Le mensonge, quand il n'est pas manié par quelqu'un de très adroit, est une guenille aux couleurs criardes. Et le mensonge futile est écœurant comme une vilenie.
Pourquoi, par exemple, dire que l'appartement de X. est immense? Il n'y a qu'un salon de grandeur moyenne, je le sais. Cette futilité vous prouve qu'il n'y a pas de futilités. Il suffit d'analyser une seule goutte d'eau pour connaître les propriétés de toute la source.
Je ne déchirerai pas votre lettre.
Si vous voulez que j'entreprenne votre amélioration, j'ai besoin de documents pour voir si je réussis. Si vous êtes bon élève, vous vous ferez de moi une amie véritable et, si vous avez compris mon caractère, vous savez que mon amitié sera bonne.
Mais êtes-vous digne de tout cela? Et les choses ne tournant pas selon vos désirs, ne m'en voudrez-vous pas bêtement de m'avoir aimée?
Vous avez écrit des bêtises, comme vous dites, mais recommencez. Ici il ne s'agit que de votre moral et point du tout de vos projets terrestres.... Je vous trouve audacieux de porter les regards à la hauteur où je me suis placée, mais le proverbe ne dit-il pas que le soldat qui n'aspire pas à devenir maréchal de France n'est qu'un mauvais soldat.
Je m'aperçois, à la fin, que ce que j'exige de vous est insensé. Ce serait changer tout l'homme.
On dit, et je n'y crois pas, que l'amour fait des miracles... La façon facile dont vous avez accepté cette absence m'a choquée... enfin.
Si vous ne sentez pas la vérité de mes prédications, j'y renonce, et vous, allez en paix.
Chaque fois que vous vous impatienterez ou trouverez, en homme ordinaire, votre rôle ridicule, consultez ce petit Manuel du parfait amoureux; il vous donnera la mesure de vos sentiments.
Posons comme principe indéniable qu'il n'y a pas de vilenie dans la personne aimée qu'on ne tâche de s'expliquer favorablement; qu'il n'y a pas au monde de chose qu'on ne fasse pour la personne aimée en éprouvant un réel contentement; qu'il n'y a pas de ce qu'on appelle sacrifice qu'on ne s'impose avec joie. Car en somme l'amour est un sentiment égoïste, et la preuve c'est qu'on est plus heureux d'aimer que d'être aimé. Mais tout cela ne se demande et ne se commande pas: l'homme qui aime l'accomplit tout naturellement, parce qu'il éprouve une satisfaction personnelle. Quand il y a la moindre hésitation, la moindre impatience, on ne doit pas ou ne peut pas croire qu'on aime.
Vous verrez donc si les quelques mois d'épreuve, au bout desquels il n'y a en somme qu'une incertitude, vous les supporterez facilement et surtout avec plaisir.
Tout cela ad libitum.
Amen.