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Lettres de Marie Bashkirtseff: Préface de François Coppée

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À Monsieur Julian.

Nouméa—Mont-Dore, juillet, août 1880.



Oui, citoyen Directeur, tout y est jusqu'au costume spécial qui vous est imposé comme à des galériens, et c'est vêtus de ce costume que nous subissons le mauvais traitement de cinq à sept heures du matin. Le docteur des Eaux assure qu'il est bon, mais tous ces gens en place.... des accapareurs, quoi! Bien, bien dommage que T. ne vienne pas. Vous, je ne vous invite pas. Paris a besoin de vous. Mais quel bien immense vous ferait un peu d'exil par ici.

Figurez-vous qu'il n'y a rien à manger. Ce n'est pas d'une âme élevée que de songer à la nourriture; mais hélas! Si je ne craignais de devenir anémique! le docteur a essayé de me faire croire que je l'étais: Vous êtes très faible, Mademoiselle?—Mais non, Monsieur.—Habituellement pâle?—Au contraire.—Facilement fatiguée?—Mais pas du tout!—Cela ne fait rien, vous êtes faible.—Pourtant, Monsieur, comment expliquer?... C'est impossible à expliquer, mais cela est.

Donc si je n'avais peur de devenir très faible, j'avalerais encore moins que ce que j'avale, tellement c'est répugnant. Ô succulente cuisine du lac Saint-Fargeau, tu m'as donné comme un avant-goût des produits des Trompette du Mont-Dore. Mais combien tu étais préférable!

Que je n'omette pas de rendre justice à l'équité avec laquelle vous avez jugé mon dessin.

Ma tante vous envoie ses meilleurs souvenirs... ce n'est pas aux miens que vous devez cette épître illustre avant que son auteur le devienne (style Rochefort), c'est que j'ai besoin de vous ménager.

Qui est-ce qui remonterait la vis dans les moments critiques? Ce que vous me dites des cinquante ouvriers travaillant, cet emploi exagéré des bras, n'est-ce pas une de ces manœuvres d'abrutissement populaire, dont le régime à jamais exécrable des Césars s'est servi pour annihiler les intelligences ouvrières? Vous avez aussi écrit le mot aboutir, un mot suspect, ayant été prononcé par le grand enjôleur qui se cache encore sous les fleurs républicaines.

Un instant j'ai pensé que vous rachetiez toutes ces choses qu'il m'est douloureux de reprocher à un bon patriote; oui, j'ai pris un instant ce mariage des deux silhouettes pour cette alliance tant désirable avec la patrie de l'Inquisition et je m'en réjouissais. Tous les peuples latins sont frères et il me serait doux de voir la France extirpant le dernier vestige de... dans le pays en question. Je me trompais.

Laissez-moi espérer.

Donc, quelles que soient nos préférences, que nous aimions la République athénienne, spartiate, collective, socialiste, orthopédique, artistique, médailleuse, Tonyfiante et même Rodolphiphobe.

Vive la République!




À son frère.

Paris, 1880.



Cher Paul,

Je vais te raconter une demande en mariage par un prince: il est venu dîner, et il me glisse à l'oreille qu'il a à me parler. Ma tante causait avec C...., et je l'ai écouté.

—Faut-il me marier?

Vois-tu la ficelle, cher Paul?

—Oui, si cela vous fait plaisir.

—Cela ne me fait pas plaisir.

—Alors ne le faites pas. C'est tout ce que vous aviez à me dire?

—Non, je vous ai dit que je vous ai aimée ... Eh! bien, je vous aime... Vous comprenez que c'est une torture pour moi de venir ici comme ça; j'en suis malade.

—Et pourquoi? Je pensais que cela vous faisait plaisir.

—Oui, mais chaque fois que je vous dis quelque chose vous m'insultez...

—Mais non, je suis gaie, et si j'émaille notre conversation de digressions, c'est que vous mettez vraiment un temps infini entre chaque phrase.

—Vous ne vous moquerez pas de moi?

—Non, non, non, je suis très sérieuse.

Mais au lieu de parler, il me regardait avec ses yeux si cernés et son front encore plus pâle que d'habitude...

—Il faut m'en aller, n'est-ce pas, ne plus venir ici?

—Pourquoi?

—Je vous aime...

Il fallait parler bas pour ne pas être entendus des autres, et cela donnait aux voix quelque chose de doux et de charmant.

—Je vous ai dit que je vous aimais... et quand on aime une jeune fille, il n'y a pas trente-six issues; c'est l'un ou l'autre, n'est-ce pas? Il faut donc que je ne revienne plus...

—Et pourquoi? (Je faisais la naïve.)

—Parce que je souffre trop.

Puis, il se mit à pleurer. Il y avait dans ce mouvement quelque chose d'enfantin, de gentil; mais le mouchoir, qui est venu essuyer les yeux, a tout gâté.

—Voyons, voyons, oh! alors, disais-je sans rire, et puis des larmes maintenant, je veux bien, mais on ne les essuie pas avec des morceaux de toile, on les laisse essuyer par... celle qui les fait couler.

Il fit un geste d'impatience.

—Tout n'est pas rose dans ce monde, repris-je sérieusement, mais pas rose du tout... Mon système de faire ce qui fait plaisir... c'est bon, mais ce n'est pas praticable; on peut ne pas faire ce qui déplaît, mais faire ce qui plaît!...

—Écoutez-moi, mademoiselle, et ne m'insultez pas, ne vous moquez pas. Je vais m'en aller, ou bien il faut que vous... m'autorisiez à revenir; cela ne peut pas durer ainsi, je suis trop malheureux, je souffre, je suis malade. Quand on aime une jeune fille, il faut qu'on se marie avec elle ou qu'on s'en aille pour toujours.

—Écoutez, repris-je, c'est facile à dire: se marier; mais à faire, ça dépend...

—De qui?

—Mais de moi.

—Et alors?...

Il est jeune et il a dû trembler un peu, même s'il a pensé à ma dot.

—Et alors... moi, je ne veux pas m'engager; et puis, je ne sais pas, moi, s'il faut attendre. Est-ce que je sais ce que vous êtes; vous avez l'air d'un honnête homme, vous ne l'êtes peut-être pas... C'est long, un mariage, ça dure longtemps... Je ne crois pas à votre amour, qui est peut-être vrai... Je voudrais m'en assurer... Comprenez-vous, il faudrait attendre.

—Combien?

—Voyons, (je me mis à compter sur les doigts, cinq, six), au jour de l'an?

—C'est trop long.

—Alors, à Noël, mettons Noël, sept mois.

—Et si vous êtes sûre de mon amour, mademoiselle, vous consentirez?

—Ah! non, je ne dis pas cela, monsieur, ce serait m'engager, je ne veux pas m'engager, je ne vous aime pas. Mais ce délai est nécessaire pour nous édifier sur la situation de nos sentiments réciproques.

—Et alors, il vous faudra encore trois mois pour vous décider.

—Mais, non, je vous dirai cela tout de suite.

Et alors, je fais l'enfant, la simple. Après avoir été tantôt réveuse, tantôt grave, tantôt moqueuse, je parle de ma peinture, est-ce que je puis me marier! Je dois peindre. Et puis, ne devais-je pas mourir?...

—Je ferai de la peinture avec vous, mademoiselle.

—C'est cela, et pendant les sept mois vous apprendrez à dessiner.

Et je me mets à vanter la vie d'atelier, je lui parle de ma dot, disant qu'elle entre pour beaucoup dans son amour. Naturellement, il fait l'indigné.

—Est-ce que vous croyez que je ne pourrais pas trouver de l'argent, si je voulais! Est-ce que je sais seulement ce que vous avez, je me moque de votre fortune! C'est vous que j'aime!...

Eh! bien, cher Paul, je ne l'aime pas, je n'ai même pas pour lui de ce je ne sais quoi que j'avais pour X...

—En ordonnant ce délai de sept mois, me laissez-vous la possibilité d'espérer?

—Il faut toujours espérer, quand même je vous dirais catégoriquement non. Du reste, j'ai trouvé... Vous allez copier tantôt quelque chose que je rédigerai... Voici le document; il accepte.

En somme, moi je ne lui demande rien, c'est lui qui dit m'aimer, moi, je lui offre le moyen de s'en assurer. Voilà tout. C'est amusant, n'est-ce pas?

Demain, je t'écrirai encore.

Au revoir.




À la Princesse K***,

Comme c'est ennuyeux, chère princesse, que vous ne soyez pas à Paris! Songez donc, Gambetta donne une fête splendide, nous avons une invitation, mais maman et ma tante ne veulent pas y aller en deuil et ne connaissant personne chez les républicains, je suis si désolée d'être obligée de me passer de ce divertissement, qui sera, en vérité, une chose très amusante, et très drôle, et très magnifique, que je suis prête à aller vous chercher à Dieppe.

Vraiment vous devriez revenir à Paris au moins pour ce jour; c'est si près, Dieppe, seulement quatre heures, quatre fois le voyage à Versailles. Rien qu'une promenade.

Si vous voulez, deux de nous irons vous chercher pour vous décider plus facilement. Pensez donc! une première fête chez Léon, toute la haute gomme républicaine y sera; un spectacle unique et pour ainsi dire historique. On fait des préparatifs dix fois bœuf. Ce qui m'attriste un peu, c'est que le fils A... n'y sera pas à cause de la stupidité de son grand-père qui a eu l'invention d'être très souffrant. Mais je me consolerai facilement de cette absence.

Voyons, décidez-vous; sans vous, je serai forcée de rester à la maison; je ne connais que des bonapartistes qui, si je leur disais que je vais dans la hotte de la présidence, me considéreraient comme une personne absolument dégoûtante.

Vite une réponse.

Je vous embrasse.




1881




À Monsieur X...


Monsieur,

Voici un plan13 avec le nord bien indiqué14. Maintenant voici mes idées à moi pour que vous sachiez dans quel sens marcher. L'atelier aurait la hauteur de deux étages et aurait trois jours, plus un jour d'en haut. Au-dessous de l'atelier, un atelier aussi, mais de sculpture, au rez-de-chaussée.

Vous comprenez, il n'y aurait pas de chambres habitables dans cette partie; du reste, je fais au crayon les divisions imaginées par moi; vous verrez si c'est pratique.

Je voudrais que l'atelier communiquât avec les salons. Ainsi voilà, rez-de-chaussée: atelier de sculpture, et cuisines, etc., etc. Premier étage: salons et ateliers. Deuxième étage: chambres à coucher; combles pour les domestiques. Je vois qu'on peut me faire ma chambre et un cabinet de toilette au premier, et l'atelier restera encore assez grand, et ma chambre aura cinq mètres de largeur. Ou bien, si vous trouviez le moyen de donner à l'atelier une forme régulière ce serait parfait.

Seulement ce à quoi je tiens, c'est que l'atelier vienne à la suite des salons et, pour économiser le terrain, on ferait la remise sous la salle à manger. Vous voyez que je trouve moyen d'avoir devant l'atelier un jardin, par lequel on entrera, car il faut aux ateliers une entrée à part. Au besoin, ma chambre et mon cabinet pourraient être au deuxième et je passerais à l'atelier par l'escalier intérieur.

Mais surtout que l'entrée principale soit de telle façon qu'on soit obligé de traverser le salon et la bibliothèque avant d'arriver à l'atelier. Les pièces en enfilades, enfin.

J'espère que vous comprendrez ces incohérences et excuserez le désordre de mes idées architecturales.

Agréez, je vous prie, Monsieur, mes civilités.

P.S. Il serait peut-être possible de placer le jardin (quand même il n'aurait qu'une superficie de 50 mètres) de telle façon que j'y puisse faire des études sans être vue de la rue. Je ne tiens pas au jardin à l'extérieur; là où je l'ai indiqué on pourrait ne faire qu'un jardinet de deux mètres de profondeur.

Enfin ce sont tout des idées en l'air! Du reste, le jardin me semble bien où je l'ai marqué sur le plan.

Maintenant il faut un escalier, une cour, une écurie et remise; je voudrais bien qu'on puisse entrer de l'escalier dans le grand salon.

Note 13: (retour)

Le livre original comporte le plan à la page 139.

Note 14: (retour)

Il s'agit ici d'un hôtel qu'on avait le projet de construire à Paris avenue Kléber. Il ne fut pas donné suite à ce projet.




À Monsieur Julian.

Russie, Poltava, 21 mai/2 juin 1881.



Draperies blanches, yeux tristes, mains pâles, air détaché... Le royaume de ce pays-ci n'est pas pour moi! (sujet d'esquisse pour le paysage).

Oh! les horribles mastodontes, des gens qui ont des poses et des mains comme sur les vieux mauvais portraits. Faut-il être enragée, hein? Vous êtes un grand prophète, mais il me fallait ces cent heures de chemin de fer.

Du reste jusqu'à présent je n'en ai eu que l'avantage d'un rhume. L'air délicieusement pur et parfumé est trop frais pour rester tout le temps dehors et me voilà dedans... Je m'y suis fourrée moi-même, mais ça n'en est pas plus drôle... Si au moins c'était la sévère majesté des steppes, mais non! La campagne est jolie. La famille est aux petits soins, les nouveaux me trouvent délicieuse, les anciens trouvent que je suis devenue sérieuse et calme...

Il y a cinq ans, je venais montrer mes premières jupes longues et je leur ai servi un feu d'artifice à tout casser; à présent je viens chercher quelque chose qui flotte entre oubli et repos. J'ai la tête pleine de peinture, et ces personnes-là ne peuvent pas comprendre les nobles préoccupations des gens de notre espèce et puis, il faut l'avouer, je suis finie jusqu'à nouvel ordre.

Hier, pour la fête de mon père, grande ovation. Tous les paysans venus dans la cour, on l'a acclamé, secoué, embrassé, on m'a fait ôter mon chapeau et mon voile pour me voir et, après examen, ç'a été à moi d'être portée en triomphe et acclamée. Il m'a fallu en embrasser un tas. Puis sont arrivées les femmes, j'ai paru au balcon, nouvel enthousiasme et cri dominant: un bon mari! Gambetta à Cahors enfin.

Puis quand tout ce monde a eu bu et dansé, on a parlé de donations de terres, mais quelqu'un leur a montré le poing et l'incident a été clos.

On distribue, à ce qu'on dit, à ces braves gens des soi-disant ukases de l'Empereur, obligeant les propriétaires à leur donner trente-six choses. On a mis aussi à prix les têtes des nobles, 50 roubles la pièce. Me voyez-vous au bout d'une pique? Enfin, si vous avez présente à l'esprit l'histoire des dernières années de votre ancien régime, vous êtes au courant. La ressemblance est frappante depuis la condition épouvantable du peuple, jusqu'à l'aveuglement stupide des grands. Le paysan français qui met à sac le château en disant qu'il en est désolé, mais que le roi le veut ainsi, est le frère du Russe qui prétend avoir l'ordre de massacrer les Juifs.

Figurez-vous que je n'ai pas pu avoir un chevalet à Poltava. Un aimable indigène est allé en chercher un à 12 heures de chemin de fer, c'est au moins gentil. Ici il n'y a qu'un photographe peintre, pas moyen d'avoir une toile assez large. Ah! si vous saviez!

Comment va M. Tony Robert-Fleury? Je l'ai laissé souffrant. S'il allait crever sa toile!... Ça me dérangerait horriblement dans mes habitudes et puis, blague à part, je l'aime bien et vous aussi.

P.S.—Paul est devenu obèse, sa femme est gentille et jolie et tout va bien. Dina fait de grandes toilettes et s'amuse, et moi je ne suis même pas sensible aux triomphes populaires... C'est grave.




À son père.

Août 1881.



Cher père,

Après l'article du journal Jugeni Cray, il faut absolument que je fasse cette image. Aussi vous seriez bien aimable de faire des démarches nécessaires puisque je ne sais comment m'y prendre. En outre comme vous êtes un être intelligent, je m'en rapporte à vous pour me procurer tous les renseignements exacts. Par exemple, pour quelle partie de l'église15 serait l'image et sa grandeur, et sa forme, etc. Car je suppose que cela doit être approprié à la disposition des ornements intérieurs, et sans doute les principales images sont déjà commandées à des célébrités russes. Enfin tâchez de m'obtenir quelque chose d'important pour que j'aie de la satisfaction à le faire bien. J'aimerais que ce fût grandeur nature. Le Christ, par exemple, avec la figure de l'empereur: enfin je me mets à la disposition du comité (est-ce un comité?) pour telle image qu'on voudra.

Seulement, s'il faut que je sois l'esclave d'une certaine dimension ou d'un certain sujet, il faut que je le sache au plus vite, afin de penser à mon sujet et de m'y mettre.

En un mot, vous arrangerez cela très bien, j'en suis sûre.

Je félicite et embrasse la princesse16. Au revoir.

Votre fille célèbre,

ANDREY17.

Note 15: (retour)

Église construite en mémoire de l'empereur Alexandre II, à Saint-Pétersbourg, à la place où l'empereur a été tué.

Note 16: (retour)

Sœur de son père.

Note 17: (retour)

Marie Bashkirtseff exposa pour la première fois au Salon de 1880 et signa son tableau: Marie, Constentin Russ—au salon suivant, en 1881, elle signa Andrey—nom qu'elle adopta souvent dans sa correspondance. Ce n'est qu'en 1883 qu'elle mit son nom véritable sur ses tableaux, alors qu'elle se sentait plus certaine du succès.




À M. B...

1881.



Cher B...,

Au lieu de Bayonne nous avons couché à Bordeaux, et je vous écris pour vous dire que nous avons vu Sarah dans la Dame. Vingt-cinq francs la stalle de balcon. Elle a joué, cela va sans dire, comme personne, mais je critiquerai très fort son entourage. Armand Duval, atroce. Et les toilettes! au risque de vous crever le cœur, je vous dirai qu'elle n'est pas bien habillée; la robe du premier assez jolie, du second (la bleue), jolie. Celle de la campagne, laide, et celle du bal encore plus. Une horrible guirlande toute raide, qui n'allait nullement avec les camélias du bas de la jupe... Enfin pour la province ça ne vaut pas la peine, mais c'est égal, si cette toilette est payée ce que vous avez dit, Sarah est joliment volée. Du reste, ne vaudrait-elle que mille francs, elle est laide; je ne comprends pas qu'une artiste comme Sarah se mette ça sur le dos. Le dernier peignoir est charmant ainsi que la pelisse blanche.

Du reste, elle a joué comme un ange. Mais je ne pouvais la gober entièrement, elle vous ressemble trop. C'est ridicule de se ressembler ainsi!

Qui des deux copie l'autre?

Comment vont vos deux pensionnaires? Dites-leur bien des choses. Et puis si vous étiez bien gentil vous iriez encore boulevard Rochechouart, 57 bis. Vous voyez, je ne louerais que vers le 15 octobre, et je serais désolée si un autre m'enlevait ce paradis si bien exposé au Nord. Ne pourriez-vous, avec la finesse qui vous caractérise, vous arranger de façon à être prévenu par la concierge... je ne sais comment, mais que je puisse respirer librement ici sans la crainte que quelque peintre (ils sont si ignobles) loue l'atelier que je convoite. Si, pour vous encourager à m'arranger cela, il faut dire que la robe du quatrième est jolie, je vais le dire volontiers.

Il fait beau, il fait chaud, Biarritz est charmant.

Au même.

Biarritz, 1881.



Cher B....,

Le quatrain qui commence votre lettre serait digne d'être de vous, il est ineffable. Les gants vont très bien, je vous remercie, c'est trois fois deux francs soixante-cinq centimes que je vous dois.

Hier, représentation de Coquelin cadet et grand bal. Il n'y a que des Espagnols et des Russes. Les Espagnoles sont jolies, jolies, jolies; quant aux Russes, il n'y en a qu'une, et vous savez de qui je veux parler.

Il pleut depuis deux jours; du reste, fin septembre, tout ça s'envole, et nous allons faire un tour artistique à travers l'Espagne, qui me passionne. Sans bagages, comme des Anglais; c'est le voyage le plus intéressant d'Europe et qu'il faut avoir fait, vraiment.

Ne regrettez pas de n'être pas à Biarritz, qui n'est pas plus amusant que Trouville ou Aix, mais à votre place, je profiterais de ce que les délicieuses Russes que vous savez vont en Espagne, et je ferais ce voyage dans ces conditions incomparables. Mais j'y songe vraiment, plaisanterie à part, la saison est tout à fait favorable, vous avez beaucoup travaillé, Paris est humide en octobre, vous toussez; vous raconterez vos aventures ibériennes, castillanes et andalouses à Sarah; voilà bien ce qu'il faut pour décider votre famille à vous laisser partir, sans compter qu'avec mille fois vingt sous le tour est joué aussi bien que la Dame par Sarah. Et puis vous serez sage étant en famille, et puis vous porterez mes ustensiles de peinture dans les passages dangereux des montagnes, ou'sque les écureuils ne s'aventurent qu'à regret, les biches plutôt, enfin il n'importe, comme on dit chez Victor Hugo. Donc, méditez sur ce projet éblouissant et au revoir. Merci de nous toutes pour les chiens et l'atelier, vous êtes bien gentil, comme disait Mme Thiers.

Andrey,

Future grande médaille.




Au même.

Amado ed illustre B....!

Oui, son en Espagna ainsi qu'en Mantilla; parcouro l'una portando l'altra. Visito Toledo et l'Escorial faisando studias et conquêtas.

Non est impossible que je fasse quelque magnifica composition mais est meglior de ne rien présumar. Il m'a semblato démêler dans esperancia del segnor Juliano de me vider faire grande tableauto, il m'a semblato, dis-je, démêlar que maman a fato visita al segnor director et l'a serinato al effecto d'agir sur moi en faisando semblante de creder que je travaillo ici pour me faire restar dans le Midi. Si le pensiero machiavelico que prêto al nostro director al vrai, je lui retiro ma confiancia et la dono illico al segnor Cot qui non est complicio della familia (!) Vous pouvez lui faire part de cette menacia.

Dans tous les casos el tiempo que stabo in esto infecto pays sera employato a chipar segretos de Velasquez, Ribera et altros polissones. Et lorsque munita de tanta sapientia me riscabo à faire immensa toila d'après natura, enfonçatos Carolus, Tony et altros precursorès. Donc, caro chico, prego usted de faire demangiamento del 37 se abominabil propriator me ficha à la puerta avant janvier—ce sera donc le 15 octobre. Spero que sera plus tard. Dans todos los casos faudra ranger chosas dans antiqua chambra de Mlle Oelsnitz. Penso être de retour dans vingt jours à moins que... Il y a beaucoup de balcones, guitarras, œilladas et eventaillos mais le travaillo avant todo.

Attendo nuevas lettras de usted et me dico humilimente.

Andrey,


Fabricante de chèvre-d'œufs,

successor de Velasquez

et de plusieurs cours étrangères

et professor de langua espagnol.




À M. Julian.


VOYAGE PITTORESQUE EN ESPAGNE

PAR

M... B... Andrey.

Séville, Hôtel de Paris, 1881.



Cher maître,

Ô vous qui avez peut-être l'intention de voyager quelque jour, suivez ce conseil, fruit d'une expérience amère.

En fait de mères prenez la Méditerranée et en fait de tantes celle du Bazar du voyage (place de l'Opéra), car si vous êtes le moins du monde artiste, si vous avez la moindre tendance vers ce que les positivistes appellent poésie, si vous avez dans l'âme quelque coin inexpliqué qui aspire vers autre chose qu'un fond d'épicerie, fût-il de Gambetta même... si vous partez avec l'espoir de récolter des croquis, des études, voire des tableaux... Trois fois hélas! Je vais, pour ainsi dire, cher facteur, vous faire assister à mes pénibles déboires.

Burgos.—Qu'est-ce qu'il y a donc ici? une cathédrale, seulement? Il faut être Anglais pour... Oui j'ai entendu dire que des Anglais sont venus à Lausanne pour voir une cathédrale. Et quel froid! chien de pays! Qu'il faisait bon à Biarritz, et pourquoi sommes-nous partis? Première douche.

Valladolid.—Nous ne nous y arrêtons pas; on m'en a dégoûtée en me demandant une vingtaine de fois quelle était cette ville où je voulais encore m'arrêter.

Madrid.—Une capitale, au moins, et il fait beau, pourtant le coucher du soleil... mais le musée est chauffé, je crois. C'est égal, vite, vite, allons à Séville, on y trouve du bon lait de vache et des poulets rôtis comme les aime Marie et puis le climat y est très sain. Voyez-vous les rêves d'Andalousie réduits en pâte pectorale. Est-ce qu'il ne serait pas permis de haïr un peu des gens qui vous dégoûtent ainsi de ce que vous étiez près d'admirer!

Enfin, départ pour Séville, arrêt à Cordoue où il pousse des aloès et des cactus et où il fait chaud. Délicieux pays! Mais légers gémissements faute de voiture, car ces dix mètres de marche et la visite de la mosquée vont m'exténuer. Plaintes à la troisième personne. Il n'y a rien à voir, le guide invente tout cela exprès pour nous faire manquer le train.

Séville.—Nous sortons prendre l'air du pays, nous orienter, mais il ne faut pas quitter les rues principales, car on y est à l'abri; les quartiers pittoresques, les rues ébréchées, interrompues de places et de jardins sont horribles, il y souffle une brise!...

Le cocher le fait exprès. Est-ce que par hasard (haineusement) nous sommes venues ici pour visiter les environs de Séville?

Je prie le ciel de me rendre indifférente à ces saintes infamies, mais je me vois à bout de patience. Cette continuelle tendance à ramener tout au plus bourgeois terre-à-terre, par tempérament, et à n'envisager que le côté hygiénique par principe, me rend folle, d'autant plus que je suis peut-être vraiment malade. Dans tous les cas, j'ai des médecins bien maladroits. À Madrid, on échappait un peu à tout cela grâce au musée et à des amis, un petit artiste entre autres qui a travaillé chez vous et dont nous avons connu la famille ici.

Mais en excursion, en voiture, on est forcé de rester ensemble et alors c'est ou des insinuations tatillonnes pour mon bien, ou un silence lourd comme du plomb. À défaut de communions d'idées et d'intérêts, il faudrait au moins un peu d'entrain... Et je suis là comme un promeneur qui se voit obligé de traîner ses compagnons endormis et hargneux. Tenez, allez au Salon avec un de vos amis ou avec la maman d'une de vos élèves, je ne précise pas,—au choix. Eh bien, amplifiez, amplifiez, amplifiez, substituez au court supplice du Salon un voyage artistique (ô ironie!) à travers la très intéressante et très pittoresque Espagne et vous aurez une faible idée... Je fais les plus grands efforts pour conserver une certaine vigueur morale, mais quand même je me forcerais à résister encore un peu, l'élan n'y est plus; les ailes tombent et ne servent qu'à balayer les projets et illusions d'artiste réduits en poussière sous la pression hygiénique de ceux qui m'aiment. Et comme, tout au contraire du guide de Cordoue et du cocher de Séville, ils ne le font pas exprès, il n'y a absolument rien à faire que d'exhaler des plaintes sur trois feuilles de papier et de vous les envoyer comme si ça pouvait faire quelque chose...

Mais je nourris le secret espoir que vous allez par le premier courrier m'expédier ici quelque compagnon comme M. de Saint-Marceaux, sculpteur, ou M. Tony-Robert-Fleury, peintre. Mais est-ce que ce dernier nommé n'avait pas le projet d'aller cet hiver au Maroc? Dites-lui de se dépêcher, puisqu'il faut passer par l'Espagne,—on s'embarque à Cadix.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente,

Mais en arrivant à Cadix,

Nous n'étions que dix...

Un seul me suffira. S'il ne me tombe quelque secours du ciel, vous me verrez avant peu.

Fin du très navrant voyage en Espagne


par M. B. Andrey.




À sa mère.

34, Avenue Montaigne, Paris, 1881.



Chère maman,

Je suis arrivée en très bon état.

Papa a été très bien tout le temps, c'est ce qu'il me prie de te faire savoir. Il vous racontera nos aventures de Varsovie et de Berlin.

Le tableau est déballé, on y a fait un trou, heureusement peu visible. Je n'ai pas encore eu le temps de le montrer aux grands artistes.

Tony-Robert-Fleury va bien et se prépare à partir pour la Suisse; jusqu'à présent je n'ai vu que Julian, qui est toujours gros comme C.... et qui vous fait dire mille choses. Mme Gavini est partie le jour de mon arrivée, je ne l'ai donc pas vue. Saint-Amand est allé rejoindre sa sœur au Mont-Dore.

Paris est vide, mais j'ai beaucoup de choses à faire, entre autres un tableau pour le Salon.

J'envoie un tas de choses à Dina. Qu'elle ne se plaigne pas de recevoir si peu de choses. Papa crie comme un coq de peur des douanes, etc., etc. Papa crie comme un paon, tellement il a peur d'être encombré de bagages.

Les commissions de la princesse sont faites.

Je vous embrasse; revenez pour aller à Biarritz.




À Mademoisselle Colignon.


Chère amie,

Voici ma réponse. Je fais une espèce de discours sur la jalousie. Pourquoi sur la jalousie, je n'en sais rien. La jalousie et la monarchie sont mes sujets favoris. Y a-t-il au monde rien de plus absurde que la jalousie! On se rend ridicule en étant jaloux. Vous aimez une femme, elle vous aime; un beau jour elle cesse de vous aimer; mais est-ce sa faute? Est-ce qu'elle n'aime plus parce qu'elle ne veut plus vous aimer? Est-ce qu'elle a aimé parce qu'elle voulait aimer?... Non... Eh! bien, pourquoi donc la martyriser? Pourquoi cette fureur inutile, stupide? Car une femme ou un homme rejetés et changés contre un autre ou une autre sont toujours, quoi qu'on dise, pitoyables. Et leur côté ridicule est bien mal drapé par la grande robe tragique. On n'aime plus le même ou on en aime un autre, mais ce n'est pas parce qu'on le veut ainsi. C'est un changement incompréhensible, involontaire, produit sans doute par le déplacement des molécules de l'imagination. Si on est jaloux à n'en pouvoir plus, eh! bien, qu'on les tue tous les deux et soi-même après!

Je me demande toujours s'il y a au monde quelque chose de plus laid, de plus ridicule que les scènes de jalousie. Quand on est jaloux à tort, on a, malgré tout, un doute; alors il faut aller trouver la femme et la supplier, au nom de tout ce qu'il y a de cher, de sacré, de faire cesser ce doute; on est bien misérable alors, car les femmes sont de grandes coquines, qui sont toujours prêtes à martyriser ceux qui se livrent à elles loyalement.

Ce discours achevé, discours qui, pour la première fois de ma vie, rend fidèlement ma pensée, je vous embrasse et j'attends la réplique.




1882




À sa mère.

Nice.
Villa Misé-Brun.




Chère maman,

Nous sommes très bien arrivés, tout est charmant et je suis enchantée d'être ici. Nous sommes très gais, il fait très beau et je crains que ma sainte famille ne m'apporte les tracasseries habituelles. Nous sommes si calmes, si sages! Paul, Sacha et Dina sont aux petits soins auprès de moi; Vassili fait très bien la cuisine, Rosalie sert avec entrain; le soleil chauffe. Bref, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Donc, prenez bien votre temps et arrivez-nous vers le carnaval, tout est prêt pour vous recevoir.

Envoyez de suite burnous algérien blanc dans le haut de l'armoire dans ma chambre, ombrelle doublée de rose, robe noire, garnie de plumes noires, dans le placard du cabinet de toilette.

Mille choses aimables à tout le monde

Et surtout ne touchez à rien dans mes livres et les tableaux, qui sont au-dessus des livres. Que la poussière reste. Ne dérangez pas le moindre papier, je vous en supplie.




À la même.

Maman,

Puisqu'il y a eu cet incendie et puisque papa est malade, je vois bien que les projets que j'ai eus ne sont plus de mise. Examinez cela et parlez-moi franchement. Quant à partir, songez à la folie, à l'énormité d'un tel voyage en cette saison. Et puis surtout si papa est malade et que les médecins lui recommandent un climat plus doux, ce serait insensé de rester là. Il n'y aura ni amusements, ni moyen de rien faire, si l'on est malade et triste.

J'ai besoin d'aller en Algérie, cela se trouvera donc bien de toutes façons; j'aurai à soigner l'auteur de mes jours et à faire mon tableau; vous voyez que cela s'arrange à merveille.

Donc si, comme je le crois, mon voyage ne se fait plus, et je ne le regrette pas, revenez au plus vite et rapportez-moi de l'argent pour payer mon portrait. Il faut s'en tenir à ma première lettre, celle qui contient mes recommandations et qui vous dit de revenir vite.

Répondez par dépêche. Amenez le père, puisqu'il faut qu'il se soigne; s'il reste malade à la campagne, il mourra, dites-le à la princesse.

J'attends la réponse à ma dernière lettre et à celle-ci, mais je crois vraiment, que c'est vous qui viendrez, car mon voyage à moi, dans les circonstances présentes, serait l'acte d'une enragée.

J'embrasse tout le monde.




À M. Julian.



Cher maître,

On a tant réclamé d'égalités et de libertés pour les femmes, et tant de gens intelligents et éclairés s'en sont moqués, que ces seuls mots de droits des femmes nous remplissent d'une mauvaise honte, et pourtant le droit ou l'égalité que nous réclamons n'ont rien à faire avec la politique et ne touchent d'aucune part ni au nihilisme, ni au socialisme, ni au bonapartisme, ni au droit de voter, ni à l'éligibilité des femmes.

Toutes ces questions ont été agitées partout, on a parlé d'une quantité d'injustices plus ou moins abominables au préjudice du sexe faible, il n'y en a qu'une qu'on a laissée en repos, justement peut-être parce que c'est la plus vraie, la plus saisissante, la plus cruelle: l'absence d'une école des Beaux-Arts pour les femmes.

Comment, disent les étrangers ébahis, les femmes sont admises à l'École de médecine, et l'École des beaux-arts leur est fermée! Mais chez nous, à Saint-Pétersbourg, ou chez nous à Stockholm, les dames sont reçues à l'Académie et nous ne sommes pas la France, nous ne sommes pas Paris!

Justement, nous dira-t-on, vos armes se tournent contre vous. En France, à Paris, cela ne serait pas possible.

—Et pourquoi?

Alors on fait un grand discours en trois points, bourré de conclusions qui prouvent toutes que notre société est pourrie et que l'immoralité de la nation française est telle que ce qui se peut très bien ailleurs ne se peut pas du tout en France.

Et d'abord répétons que les femmes sont admises à l'École de Médecine; nous dirons ensuite à quel point, tout en étant à l'École des Beaux-Arts (dans les pays que nous avons cités), elles sont en contact avec les élèves hommes. Le cours d'esthétique seul a lieu en commun en Suède. Et puisqu'en France les dames vont aux divers cours confondues avec les messieurs, en quoi ce cours, fait à l'École, serait-il plus dangereux ou plus inconvenant? Les ateliers où l'on travaille avec le modèle sont séparés.

Ainsi donc pour tout ce qui est inconvénient l'on est séparé.

Le modèle est tout nu chez les hommes; chez les femmes il porte un caleçon comme en portent aux bains de mer les messieurs que des dames fort pudiques ne se font aucun scrupule de regarder à Trouville ou à Dieppe. Ainsi donc, pour tout ce qui a égard aux inconvénients, les élèves sont séparés, mais ils sont réunis pour tous les avantages.

Une grande publicité est donnée aux concours d'admission et aux expulsions, ce qui ne contribue pas peu à maintenir l'ordre à l'École.

La légende de la femme artiste, de cet être vagabond et perverti, incompatible avec le travail ou le talent, laide, mourant de faim, belle, tournant mal, est une histoire à laquelle on ne croit plus beaucoup, bien qu'il soit toujours convenu de jeter le nom vénérable et adoré d'Artiste comme un manteau sur un tas de choses qui n'ont le plus souvent aucun rapport avec l'art. Toutefois le vieux préjugé n'a été remplacé que par une idée excessivement vague de ce que cela pourrait bien être. Le type n'était plus grotesque, on ne se donne pas la peine de le regarder. Ce ne sont pas les quelques personnalités en vue, les charlatans, les demoiselles qui font des copies au Louvre ou qui apprennent la peinture agréable dans un atelier à la mode, qui peuvent nous édifier. Mais c'est sur la masse vraiment considérable et renfermant une moyenne de capacités vraiment digne d'intérêt des élèves qui cherchent l'étude sérieuse de l'art dans les ateliers privés, c'est sur cette masse considérable et qui renferme une moyenne de capacités qui étonnerait ceux qui se moquent du travail des femmes, qu'il faut porter les yeux pour s'assurer combien elles sont intéressantes ces travailleuses, et avec quelles peines inouïes elles parviennent à s'organiser une éducation à peu près régulière, mais qui pèche par tant de côtés.

L'atelier de M. X...,qui est le plus fréquenté, contient plus de cinquante élèves.

Ceux qui se moquent des talents féminins ne sauront jamais combien de dispositions sérieuses, de tempéraments réels et remarquables ont été découragés et atrophiés par une éducation vicieuse ou incomplète. L'artiste femme est tout aussi intéressante que l'artiste homme. On dira que, sauf deux ou trois exceptions, il n'y a pas eu d'exemple de femmes ayant fourni à l'art des personnalités considérables d'artistes comparables aux artistes hommes, oui, mais les hommes reçoivent dans une des plus magnifiques écoles du monde une éducation intelligente et grandiose; pendant tout le jour ils sont entourés des beautés de l'Art, leur yeux ne reposent que sur lignes pures et couleurs éclatantes, ils respirent une atmosphère propre à ouvrir leur âme à l'inspiration et à développer les ailes de leur imagination qui doivent les porter vers le génie. Et pour les femmes, rien! ou le hasard des ateliers privés.

Quoi d'étonnant alors que, sauf deux ou trois exceptions, les femmes n'aient jamais fourni à l'art sérieux de personnalités considérables. Et pourquoi cette injustice envers la femme qui est prouvée mille fois plus courageuse, plus vaillante, ayant, outre la pauvreté malheureusement commune aux uns et aux autres, à lutter contre de terribles préjugés et des difficultés sans nombre, n'ayant même pas la liberté d'allures de l'homme?

C'est à l'homme qui, par sa nature même, a toutes les facilités d'étudier, que l'on donne tous les moyens, et c'est à la femme, qui est naturellement privée de la liberté d'allures et qui a à lutter contre tout et tous, c'est à la femme qu'on refuse cet enseignement.

Il y a déjà sans cela trop de femmes artistes, dira-t-on; la femme est faite pour le foyer. Hélas! ce n'est pas en leur ôtant le moyen de satisfaire une noble passion qu'on leur donnera l'envie de filer de la laine. Pourquoi ne pas donner aux ambitions féminines ce magnifique débouché, pourquoi ne pas encourager ces tendances vers le grand, le beau, l'utile, en donnant à Paris, la capitale du monde, qui a, comme l'antique Rome, la prétention d'être le curiam dignitalem, gymnasium litterarum, domicilium, verbicem mundi, patriam libertatis?

C'est pour cela qu'il faut faire appel à tous les artistes.

Mais ce ne sont pas là des objections sérieuses, et si ce n'était que cela... rien de plus facile que d'établir deux ateliers de trente à quarante personnes chacun; les locaux ne manquent pas. Mais cela ennuierait ces messieurs les professeurs, d'abord parce que ce serait une innovation, un changement et que la routine est une des fleurs qui poussent le mieux dans nos instituts, et puis, des femmes, cela n'est pas sérieux! Est-ce qu'une femme peut travailler sérieusement. Allons donc! Mais oui, elle peut travailler sérieusement, et il y a même bien des gens qui le pensent, tout en disant le contraire; mais que voulez-vous, c'est si banal de pioner les femmes. C'est tellement banal que cela ne devrait plus se faire et qu'il devrait devenir bien porté de s'en abstenir.

C'est aux gens éclairés, aux artistes, aux disciples de l'art, qui ne voient que lignes pures et couleurs éclatantes, qui respirent une atmosphère propre à ouvrir l'âme à l'inspiration, à ce qui est puissant et beau, et à développer les ailes de l'imagination qui doivent porter vers le génie, c'est aux amis du progrès et de la justice qu'il faut faire appel.

La France tient la tête pour la peinture.




À M. B***.

Cher B...., ma réponse vous arrivera du fond du gouvernement de Poltava, où nous sommes en train de faire des chasses auprès desquelles celles du nommé Nemrod ne sont que de la Saint-Jean. Il fait encore assez beau et un lunch, servi en pleine forêt, à deux heures de toute habitation, est quelque chose de très chic.

Avant-hier dimanche, nous avons tué vingt-sept loups, dix-sept renards et deux cent soixante-trois lièvres. Je n'ai sur la conscience que quatre loups et un renard; vous les verrez rue Ampère, où nous nous retrouverons vers le 3 novembre. J'espère bien que vous êtes rentré à Babylone et que la Bretagne vous pleure. Papa a écrit à Alexis pour l'inviter à la chasse et il n'a pas eu de réponse.

Qu'avez-vous fait de votre famille, Boji-dar-chéologue? Quel dommage que ce soit si loin! en amenant des amis de Lutèce on s'amuserait bien. Dites à Alexis que sa fiancée Julie est charmante, elle aura quatorze ans dans un mois.

Les futurs beaux-parents d'Alexis-militude nous ont reçus pendant trois jours avec une magnificence qui marque bien, pour ce qui est de la dot, que Balthasardanapale et M. Grévy ne sont que des petits garçons à côté d'Alexandre. Et cela blague à part. Mais malgré tout je sens le besoin de me retremper au sein de la civilisation et de la peinture.

Tout le monde vous embrasse.

À bientôt.

Comment va le sergent Hoff?

Je m'arrache aux souffrance-ien-testament, à notre causerie-tournelle. Que Dieu vous garde-malade. Mes amitiés à...




À Monsieur Julian

1882.

Pour ne pas nous disputer de vive voix, cher directeur, je vous écris; autrement impossible de garder le sang-froid nécessaire.

Dans mon désir de m'expliquer les bizarres découragements que vous me prodiguez avec une bonne grâce charmante, je fais des suppositions. Peut-être suis-je devenue folle comme le Greco ou Mme O'Connell et fais-je des locomotives et des cathédrales au lieu de traits humains;—alors il faut m'empêcher sérieusement de divaguer devant du monde. Ou bien est-ce que vous me croyez un immense orgueil encouragé par trente mille flatteurs et qu'il faut rabattre à tout prix?

Ou bien...

Mais vous savez que je ne crois pas du tout, du tout, à votre candeur; vous savez que je me juge sainement et que je suis beaucoup plus que découragée, ce à quoi vous avez aidé avec une puissance de trente-six chevaux et ce dont je vous en veux pas mal. Pourquoi jouez-vous la comédie de me croire aveuglée et affolée de vanité? Pourquoi me persécutez-vous de prévisions désespérantes? Si c'est pour m'affoler, c'est fait; à l'avenir je tâcherai de ne plus écouter toutes vos perfidies dissolvantes et voilà tout.

Mais si c'est pour mon bien, sachez que vous vous trompez de la façon la plus désastreuse pour moi. Quand on veut du bien aux gens et qu'on croit réellement qu'ils se noient, on ne s'amuse pas à leur fourrer du plomb dans les poches.

Du reste, vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites lorsque vous me citez des études faites chez moi ou dehors, que vous en faites un paquet perfidement qualifié de tableaux et que vous vous en servez pour m'assommer.

Est-ce que vous avez jamais reproché leurs académies ou leurs plâtres à vos X. X. et autres gloires? Mes tableaux ne sont pas autre chose, seulement je préférerai toujours rater une étude sincère et intéressante que de réussir un modèle, d'autant plus que la somme de science acquise est la même. Le procédé seul diffère.

Que je ne sois ni arrivée, ni forte, que j'aie à travailler encore beaucoup, c'est évident; mais de là à venir me dire qu'il est survenu je ne sais quelle horrible catastrophe, que je ne fais plus rien, que je suis finie... Non.

Ce que j'ai produit est insuffisant, mais enfin les toiles sont là et ce n'est pas le cuisinier du Café Anglais qui y a passé son temps. Comme résultat ça n'existe pas, mais ce sont des études aussi bien que n'importe quoi, et puis, vous qui avez de si beaux registres, consultez-les et vous verrez que je n'ai même pas eu le temps de parcourir toutes les phases de dégringolade parcourues par les personnes que vous me citez souvent.

Abstraction faite de ma maladie, il y a trois ans que je peins. C'est énorme pour mon impatience, mais c'est ordinaire pour le sens commun. Ainsi, vous voyez bien, tout s'oppose, la chronologie aussi bien que mes goûts, à ce que j'accepte le rôle de vieille élève dévoyée dont vous voulez me gratifier.

Le premier de ce que vous nommez très perfidement mes tableaux a été fait en 1880, après dix-huit mois de peinture, dont douze mois seulement toute la journée. Le dernier, au printemps de 1882, en sortant de maladie et ayant la fièvre tous les dimanches au moins. Dans l'intervalle, j'ai exposé le très médiocre atelier (sans allusion)18, et au dire même de vos plus féroces demoiselles j'ai plutôt fait des progrès depuis. Ceci m'amène à cette niaiserie de la question d'exposition que vous avez l'air d'envisager comme une impossibilité. J'y paraîtrai peut-être aussi honorablement que miss K..., sinon il faudra revenir à la supposition de folie à la Greco.

Plus j'y pense, plus il me semble que vous avez quelque inexplicable intérêt à m'anéantir; vous vous vautrez dans les découragements les plus raffinés, positivement.

Je vois que vous ne vous rendez pas compte de ce qu'il y a de terrible, je dirai presque de criminel, à venir dire à quelqu'un d'enragé d'apprendre et de travailler: «Vous! vous ne pouvez plus rien!» C'est un assassinat moral, plus cruel que l'autre, car, chez vous, il est quotidien.

Si vous le faites exprès, je me perds en conjectures. Affirmer avec acharnement que je ne ferai plus rien, c'est très grave et en somme... vous n'en savez rien. Il en résulte une paralysie de facultés et huit pages de littérature. À quoi cela vous avance-t-il?

Maintenant, en dehors de la question artistique pour laquelle je vous hais, car vous m'y avez fait le plus grand mal, nous sommes toujours amis, et la preuve c'est que samedi on dîne rue Ampère.

Note 18: (retour)

Un atelier, signé Andrey, tableau exposé au Salon, représentant l'atelier Julian.




1883




À mademoiselle ***.

My dear little Alice,

I was very glad receiving your nice letter. I am coming back very soon; you may expect to see me at 8 o'clock monday the 10th April at the blessed atelier Julian.

The picture I was doing for the Salon is not yet finished. You may well understand that I can have no pleasure in sending something that is not entirely good, at least that is as good as I may do.

I am flattered by the admiration of B.... you find her intelligent; she is so, but when you know her better you will see that the first days she looks more that she is in reality.

Besides she is not good, and with all the appearances of brutal frankness, she knows what is to be false when she needs it.

As to her talent, she has it but not so much as she imagines herself; besides she is full of german vanity. Now l'éreintement est aussi complet que possible. Do not think I think bad of her, it is merely the love of analyses that makes me look into people's nature more than it would perhaps be suitable. B... has des défauts, mais elle a aussi des qualités, unfortunately one cannot say so of many.

As to the picture canaille it would not be yet bad to do it, if there were talent.

Good bye; if you will see someone's pictures before the Salon, tell me what is it. I stay here eight days more.

Sincerely yours.

Andrey

Is not my letter very wicked? The truth is seldom agreable and nearly always we dare not tell it not to be accused of jealousy.



Traduction de la lettre précédente.


Ma chère petite Alice,

J'ai été très heureuse en recevant votre gentille lettre. Je vais revenir très prochainement; vous pouvez vous attendre à me voir à huit heures, le lundi 10 avril, à ce délicieux atelier Julian.

Le tableau que je faisais pour le Salon n'est pas encore fini. Vous devez bien comprendre que je ne puis avoir aucun plaisir à envoyer quelque chose qui ne soit pas entièrement bon, tout au moins qui ne soit aussi bien que je puisse faire.

Je suis flattée de l'admiration de B...; vous la trouvez intelligente; elle l'est certainement; mais quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez qu'elle paraît l'être tout d'abord plus qu'elle ne l'est réellement.

En outre, elle n'est pas bonne, et avec toutes les apparences d'une brutale franchise, elle sait être fausse au besoin.

Quant au talent, elle en a, mais pas tant qu'elle se l'imagine; de plus, elle est pleine de vanité allemande.

Maintenant l'éreintement est aussi complet que possible19. Ne croyez pas que je pense du mal d'elle, c'est simplement l'amour de l'analyse qui me fait regarder au fond de la nature des gens plus qu'il ne faudrait peut-être le faire. B... a des défauts, mais elle a aussi des qualités, malheureusement on ne peut pas en dire autant de beaucoup de monde.

Quant à la peinture canaille, il ne serait pourtant pas mauvais d'en faire, si le talent était là.

Adieu; si vous voyez quelques tableaux avant le Salon, dites-moi ce que c'est. Je reste encore ici huit jours.

Sincèrement à vous,

Andrey.

Est-ce que ma lettre n'est pas très méchante? La vérité est rarement agréable et presque jamais on n'ose la dire pour ne pas être accusé de jalousie.

Note 19: (retour)

Les mots en italique sont en français dans le texte anglais original.




À Mademoiselle ***.

Rue Ampère, 1883.



Chère amie,

Il y avait une fois un atelier tout rempli de dames et de demoiselles parmi lesquelles se trouvaient une Russe et une Américaine. La Russe se prit d'amitié pour l'Américaine et fut excessivement gentille pour elle, essayant en toute circonstances de lui être agréable, sans songer que bien des gens se disent en eux-mêmes: «Pourquoi un tel ou une telle se met-il ou se met-elle en quatre pour moi? Ce ne doit pas être quelqu'un de bien.» Cette réflexion, quoique peu flatteuse pour celui qui la fait, se fait très souvent, les plus grands moralistes l'affirment.

Quoi qu'il en soit, la Russe traitait l'Américaine comme une petite sœur et disait devant elle toutes les folies et tous les enfantillages qui lui passaient par la tête. Très aristocrate, au fond, elle avait le tort peut-être de croire qu'on devait comprendre qu'un artiste n'était pas un homme pour elle, elle en parlait donc comme on parle d'une chanteuse ou d'un cheval favori aux courses, s'intéressant jusqu'à leur vie privée.

Et comme elle associait son amie à toutes ses plaisanteries, cette amie eut alors une pensée dont, à sa place, je serais éternellement honteuse, elle crut qu'on se servait d'elle pour ne pas se compromettre et fit un beau jour à la Russe une observation dont celle-ci resta absolument suffoquée, au point de ne savoir quoi répondre. La réponse tout indiquée était de tourner le dos à la petite Américaine; mais, n'ayant pas eu la présence d'esprit de le faire à l'instant, le lendemain la Russe crut indigne d'elle de donner de l'importance à une impertinence si sotte et résolut de traiter tout cela avec un bienveillant dédain. Mon avis est qu'elle eut tort; du reste, cette nuance ne fut pas comprise et l'Américaine, se trompant à l'attitude de la Russe, prit un petit air digne assez comique et qui puisait sa source dans l'intérêt que lui avait témoigné une grande dame et sa fille, ce qui lui avait légèrement tourné la tête, en sorte qu'elle ne pensa pas un seul instant que la façon dont elle était reçue dans la famille de la Russe ne lui faisait peut-être pas de tort aux yeux de plusieurs personnes.

Enfin... Mais comme la Russe a un caractère très large et un esprit plus occupé de choses sérieuses que de bêtises de ce genre, elle trouva avec philosophie tout cela fort naturel, se contentant d'en rire un peu de travers comme l'Arlequin de Saint-Marceaux, un artiste qu'elle vénère et dont elle aime le talent.

J'espère, ma chère Alice, que vous riez aussi de cette histoire aussi instructive qu'amusante et que je vous raconte parce qu'il est bon qu'on ne me prenne pas toujours pour une bête.

Mlle Canrobert m'a donné votre adresse, ce qui me permet de vous souhaiter toute sorte de bonheurs en Amérique. Vous savez déjà sans doute que j'ai obtenu une mention.

N'oubliez pas surtout de me donner des nouvelles du tableau de M. Bastien-Lepage, un artiste que je vénère et dont j'aime le talent.

Mille amitiés,

Marie.


P.S.—Si par hasard il vous arrive de rencontrer la petite Américaine de l'histoire, dites-lui qu'elle ne prenne pas la peine de médire de la Russe, pour justifier sa bêtise, la Russe ne se donnera pas la fatigue de s'en moquer.




À Mademoiselle ***

30, rue Ampère. (Boulevard Malesherbes)



My dear Alice,

I am glad for you if you like Pont-Aven, only... you know I am not an admirer of the celebrated Britain because all the artists that go there bring back studies who all seem to come from the same shop... with the difference of qualities... first, second, third and eleventh... It is love. If one or two can do something of a fisherwoman, six hundred and seventy three produce...

Art is something more than the fashion to paint anything en plein air... Bastien himself thinks so20.

As to the brother's portrait it is not finished, we wait the return from the country of Miss F...

Now, my grand tableau is a secret, of course. I am working at its preparation and write while the model reposes... it is not the preparation, as we say at Julian's, I am only doing studies for it must not be done in an atelier;... well, I was going to tell the great secret...

I am glad to hear Miss Webb does good things, she is nice;—mes très sincères amitiés to her and Miss B...

You cannot imagine the scie that became my pastel; it is so very good every one speaks of it to my friends who come to me and say what they have heard. I am quite sorry it is not picture. Bastien says that it is art even if it were a mere fusain. M. Lefevre saw it, and M. Tony asked me to give it for his atelier, but it is a portrait and cannot be given like that; then he said he would pose himself.

Les orgues et les voix de femmes! Remember Carolus painted by Sargent. Goodness, non sum dignus!

Well now, plaisanterie à part, I am happy to be of the illustrious atelier de dames. Some... suppose few, were so wicked, and I feel unfortunately so deeply the antipathy! one is enough to viciate the air of a whole room. I am sure now that I made few progress partly because I paid to much attention to those delightful voix de femmes whose judgements paralysed what I was to do; indeed, when I was painting there was always the thought that they disprized my work. It is very stupid I know, especially because they said of me what they said of artists whose shoes are to highborn to be blacked by them. Some sweet woman's voices say Bastien is not an artist, but only, un exécutant!

Perhaps we shall go to Dieppe; if you are still there I will corne and see you; only I am afraid d'être conquise par cette Bretagne que je dédaigne, et de trop regretter de n'y avoir pas été pour travailler21.....

Note 20: (retour)

Les mots en italique sont en français dans le texte anglais.

Note 21: (retour)

La fin de la lettre est en français, on la trouve à la suite de la traduction ci-dessous.



Traduction de la lettre précédente.


Ma chère Alice,

Je suis enchantée pour vous que vous aimiez Pont-Aven, seulement... vous savez que je ne suis pas une admiratrice de la célèbre Bretagne, parce que tous les artistes qui y vont rapportent des études qui ont toutes l'air de sortir du même atelier, avec des qualités différentes, première, deuxième, troisième et onzième... C'est délicieux. Si un ou deux arrivent à faire quelque chose d'une femme de pêcheur, six cent soixante-treize produisent...

L'art est quelque chose de plus que la façon de peindre quelque chose en plein air. C'est l'opinion de Bastien lui-même.

Quant au portrait du frère, il n'est pas fini; nous attendons le retour de la campagne de miss F...

Maintenant, mon grand tableau est un secret, naturellement. Je suis en train de travailler et j'écris pendant que le modèle se repose... Ce n'est pas la préparation, comme nous disons chez Julian; j'en suis seulement à faire des études, car le tableau ne doit pas être fait à l'atelier... Eh bien! j'allais dévoiler le grand secret...

Je suis contente d'apprendre que miss Webb fait de bonnes choses; elle est charmante;—mes très sincères amitiés pour elle et miss B...

Vous ne pouvez vous imaginer à quel état de scie passe pour moi mon pastel; il est si bien que tout le monde en parle à mes amis qui viennent me répéter ce qu'ils ont entendu dire. Je suis tout à fait navrée que ce ne soit pas de la peinture. Bastien dit que ce serait de l'art, même si c'était un simple fusain. M. Lefèvre l'a vu, et M. Tony m'a demandé de le lui donner pour mettre dans son atelier, mais c'est un portrait qui ne peut être donné ainsi; alors il m'a dit qu'il poserait lui-même.

Les orgues et les voix de femmes! Souvenez-vous de Carolus peint par Sargent. Bonté divine! non sum dignus!

Et bien maintenant, plaisanterie à part, je suis heureuse de quitter l'illustre atelier de dames22. Quelques-unes, mettons peu si vous voulez, mais quelques-unes étaient si méchantes, et malheureusement je ressens si profondément l'antipathie! une seule suffit pour vicier l'air de tout un atelier.

Je suis sûre maintenant qu'une des raisons pour lesquelles je faisais peu de progrès, c'est que je me préoccupais trop de ces délicieuses voix de femmes dont les jugements paralysaient mes efforts; en vérité, quand j'étais en train de peindre, j'avais toujours dans l'idée qu'elles déprisaient mon œuvre. C'est bien stupide, je le sais, surtout parce qu'elles disaient de moi ce qu'elles disaient des artistes dont les souliers sont trop nobles pour être cirés par elles. Quelques douces voix de femmes disent que Bastien n'est pas un artiste, mais seulement un exécutant!

Peut-être irons-nous à Dieppe; si vous êtes encore là, j'irai vous voir, mais j'ai peur d'être conquise par cette Bretagne que je dédaigne, et de trop regretter de n'y avoir pas été pour travailler.

Maintenant il faut que je m'arrête, autrement je vais m'engager dans une suite de considérations sur ce qu'il faut préférer, sur ce que je préfère, sur ce qu'il faut chercher...

Le morceau, l'idée, le sentiment, ou bien...

Est-ce qu'on sait?

Ceux qui ne sont pas artistes sont bien heureux. Faut-il être fou pour s'engager dans ce bataillon de tourmentés! Mais une fois qu'on y est on n'en sort pas.

Je me rappelle du tableau de M. Simmons, c'est un homme de goût, de toutes façons.

Au revoir, je vois que je parle français à présent, il faut en rester là car je sens que je continuerais en italien.

Je vous embrasse, ma bien gentille amie, et suis bien sincèrement et sympathiquement à vous.

Au moment de fermer la lettre, en écrivant l'adresse je suis prise d'une envie folle d'aller travailler au bord de la mer. Cela ne vaut rien d'être enfermé dans un atelier, quel qu'il soit. Je voudrais suivre ma lettre, il me semble sentir dans mes cheveux la brise de la mer... les voix de femmes et les orgues! Si ce n'était cet affreux tableau... de toute façon je pars, j'arrive... à moins que je change d'avis.

Note 22: (retour)

Marie Basbkirtseff quitta l'atelier à cette époque, mais elle y rentra quelques mois après.




À M. B***.

B...! vous êtes absurde de vous casser les pattes pour rien!

Mille complications artistiques m'empêchant de sortir, je vous écris au lieu de venir soulager vos maux par ma présence. Dites que je n'ai pas de cœur! Vous savez que maman est partie et par conséquent vous n'êtes plus le seul obstacle à la représentation. Mais tout en dérangeant tout, cela arrange beaucoup de choses pour ce qui est de la peinture. Lorsque vous pourrez vous amener ici, vous verrez de grands tableaux.

Je vous conseille pour vous distraire dans votre lit de faire du plâtre. Au moins vous ne perdrez pas trop de temps.

Nous avons reçu il y a quatre jours de bien grands artistes qui ont de la bienveillance pour vous et en apercevant votre portrait: Tiens! B...!!

J'attends Mlle de V..., mes gamins ne sont pas venus et voilà une superbe journée à l'eau malgré le soleil, et pour faire comme autrefois je reprends une vieille habitude—esque-vous aimez Trouville. Je suis trop occupée du grand tableau pour sortir-bouchon. Mais vous aimez trop les beaux arts-tichauds pour m'en faire rep-Roche-grosse.

Au revoir. Je cesse car Coco et Prater recommencent leur sabat-stien.

Marie-Chesse.




À M. Alexandre D.23

Monsieur,

On me dit que comme toute divinité qui se respecte vous êtes entouré d'un nuage qui vous rend indifférent envers les habitants de la terre.

Je n'en crois rien, car ce nuage n'est généralement que du brouillard qui se fait autour des esprits qui vieillissent et vous, Monsieur, vous ne pouvez pas vieillir.

Mais, quelque philosophe ou demi-dieu que vous soyez devenu, il est impossible que vous me refusiez ce que j'ai à vous demander. Impossible, parce que je vous jure que je le désire de toutes mes forces, et puis, parce que cela ne vous coûtera rien.

Il s'agit de vouloir bien être une seule fois le directeur très spirituel d'une femme qui veut vous consulter comme un prêtre sur une chose très grave. Mais rassurez-vous, Monsieur et grand homme; je ne vous raconterai pour rien au monde «le roman de ma vie», ni rien qui puisse vous agacer les nerfs.

Je viens un peu tard, je sais, et je frémis à l'idée de la quantité de celles qui ont dû vous écrire des choses dans ce genre, mais ce n'est pas ma faute.

Dans vos livres, vous paraissez être tout ce qu'il y a de plus grand et de meilleur au monde, et si vous vous montrez dédaigneux, vous détruirez une de mes plus chères illusions; et quand on peut ne pas commettre une telle action, il vaut mieux l'éviter.

Donc, si vous êtes d'abord sympathique et bienveillant et si vous avez cette immense bonté qui se trouve chez les hommes de génie seuls (je ne voudrais pas vous flatter, mais il faut bien que vous sachiez pourquoi je me prosterne devant vous et vous envoie une lettre aussi rampante); donc, si vous êtes tout ce qu'il y a de bon au monde, venez jeudi 20 mars au bal de l'Opéra, le seul endroit où je puisse vous voir. Un mot à la poste de la Madeleine, R. A. C, car vous comprenez bien que si je ne dois pas vous y rencontrer, je n'irai pas.

D'ailleurs, si vous êtes olympique, si vous êtes devenu bourgeois, restez chez vous, car vraiment vous me remplissez d'un saint effroi et je resterais sotte.

Je voudrais bien vous dire que je suis une femme comme il faut, mais cela vous ferait croire le contraire.

Comme ce document est de ma main, vous seriez bien aimable en me le renvoyant.

Note 23: (retour)

(édition Gutenberg): Le destinataire de cette lettre ainsi que de la suivante, était probablement Alexandre Dumas.




Au même.

Vous avez raison. Les romans m'ont tourné la tête. Ces choses-là ne se font pas.

Je suis fâchée jusqu'aux larmes de ce que vous avez pensé, mais aussi j'ai été par trop niaise. Ce n'est pas à vous qu'on envoie des bêtises copiées par un écrivain public.

Voilà pourtant un exploit qui m'a donné du mal!

Quoi qu'il en soit, je vous assure que je ne mentais pas et que me trouvant toute seule en face d'une situation inextricable, d'une résolution folle à prendre, j'ai prié Dieu et j'ai songé à vous, m'imaginant que vous seriez l'être fantastique qui, au lieu de me prendre pour une «des femmes du monde qui, etc.,» comprendrait l'âme en peine venant à lui chercher la lumière...

Vous me faites parfaitement sentir la distance qu'il y a entre ce que nous imaginons et ce qui est. Je me coucherai de bonne heure, je vous le promets; aussi grâce à vous je resterai toujours jeune.

Quant au... renseignement dont j'ai besoin, je le demanderai à Celui qui m'a suggéré de vous le demander.

Dormez bien, Monsieur, et continuez à être aussi bourgeois en particulier que vous êtes artiste en général, c'est aussi un moyen excellent pour ne pas vieillir.

Je vous verrai sans doute samedi à la Chambre... On proposera le divorce.

En fait de divorce, je vous annonce celui de mon adoration avec votre personne.




À Monsieur ***.

Paris, 30, rue Ampère.

Cher Maître,

Qu'est-ce que la peinture, même la plus belle, la plus grande, quand on a regardé l'Arlequin24? Misère, mièvrerie, tricherie, décadence!

Où est le critique qui ait convenablement parlé de cette statue? Où est l'écrivain de génie qui ait présenté à la masse cette œuvre étonnante? Où est le Théophile Gautier qui va la divulguer, qui va initier le public en lui présentant cette œuvre extraordinaire dans son vrai jour. Il est très difficile par le temps qui court de parler avec justice d'un artiste vivant, et jeune. Et je ne crois pas qu'on ose mettre qui que ce soit au-dessus de... tout le monde.

Du reste le public apprend à prononcer certains noms comme le résumé du génie humain: Phidias, Michel-Ange et Raphaël, puis d'autres plus rapprochés de nous, et il faut une autorité et surtout une indépendance introuvable pour proclamer ainsi la suprématie d'une œuvre contemporaine.

L'Arlequin est non seulement d'une exécution sans rivale, mais c'est encore et surtout une œuvre de haute philosophie. Est-il donc possible que la grande masse n'en perçoive que la désinvolture, le métier, le talent? Il est vrai que l'exécution seule en ferait au besoin un chef d'œuvre, mais la pensée et la portée que lui a donnée l'artiste en font une conception d'un ordre absolument élevé. C'est la plus haute expression du génie spirituel et satirique. C'est l'image la plus fine, la plus complète et la plus grandiose de l'esprit supérieur qui voit défiler devant lui les vices, les ridicules et les infamies de l'humanité. C'est d'une nervosité quintescenciée, qui est bien de notre époque. C'est fin, c'est profond, c'est formidable, c'est grandiose.

La sublime allégorie frémit, vibre, les muscles tressaillent sous les pièces du costume collant. Planté sur ses deux pieds, corps rejeté en arrière avec une désinvolture extraordinaire, les bras croisés, à la main, la bouche riant de travers, il bafoue l'humanité.

Allez, regardez M. X. Y. Z., c'est très beau, c'est de belles lignes, de la chair, de grands talents! Puis regardez Saint-Marceaux, retournez de nouveau aux autres, et vous éprouverez une sensation de vide, de mollesse, de..., comme lorsqu'on regarde un panneau décoratif après un beau tableau.

Note 24: (retour)

Arlequin, statue de Saint-Marceaux.




À son frère,

Paris, rue Ampère, 30 mai 1883.



Cher Paul,

Que vous arrive-t-il donc pour ne pas m'écrire? Il me semble pourtant que tu pourrais bien m'adresser deux mots à l'occasion de ma mention honorable. Mais je vois que décidément il n'y a que moi de gentil, dans toute la famille. Donnez-moi des nouvelles de tous et surtout de la santé de papa. Que disent les médecins, sérieusement.

Nous ne sortons presque pas, je fais un nouveau tableau dans mon jardin et ça me prend tout mon temps; dimanche nous sommes allées voir le retour du Grand Prix, c'était très joli et il a fait un temps superbe.

Depuis quelques jours je suis d'assez mauvaise humeur et nous ne recevons personne, du reste il fait très chaud et on commence à s'en aller un peu à la campagne, mais encore très peu, la plupart restent ici jusqu'au moment d'aller au bord de la mer. J'attendrai que maman soit de retour et qu'elle ait fait ce que je lui demande. Coco et Prater se battent toute la journée, voilà toutes les nouvelles.

J'embrasse ta femme et tes enfants. Tu ne sais pas ce qui nous arrive: Louis, le nègre, doit faire sa première communion demain et voilà que le curé a découvert qu'il n'a jamais été baptisé. Alors j'ai vite envoyé chercher un parrain de tous les côtés et comme c'était très pressé et que ces messieurs étaient sortis, il a fallu prendre un sacristain pour remplacer papa, que j'ai fait inscrire comme parrain. Je lui ai donné les noms de Louis-Jules-René-Marie et le curé a fait un discours, disant que ce bébé de quatorze ans est maintenant sous ma protection et que je suis sa mère spirituelle. L'enfant a passé toute la soirée en retraite, et demain B. le conduira à l'église faire sa première communion. Vous voyez d'ici B. en cérémonie! Pour le baptiser, on ne l'a pas déshabillé, on lui a mis simplement un peu d'eau sur la tête et du sel sur la langue et de l'huile au front, au cou, etc. (Comme chez nous.)

Donc, voilà Louis-Jules-René-Marie chrétien et demain il communie.

Voilà le grand événement.

Au revoir. Amitiés. Je t'embrasse. Bien des choses à tout le monde.




À sa mère.

Jouy-en-Josas.



Chère mère,

Je vous envoie seulement un mot.

Je suis pour trois jours chez les Canrobert; on ne peut pas donner l'idée de leur amabilité. La Maréchale a arrangé elle-même les couvertures de mon lit,—ce sont des gens adorables. Et la campagne est très jolie, tout près de Versailles.

Arrangez les affaires.

Je vous embrasse.




À Mademoiselle Canrobert.

Samedi, 21 juillet 1883.



Chère Claire.

Un orage et de la pluie.

Le tableau renversé est crevé, mais ce n'est pas irréparable. Au fond, je suis ravie; cela est arrivé vers quatre heures et à ce moment là même je venais d'être saisie d'une idée de composition en terre... C'est une inspiration du ciel et qui me plonge dans un sentiment de bonheur inexprimable. Je suis absolument heureuse pendant deux heures. L'amour heureux doit produire une impression pareille. Je prends à peine le temps de faire un croquis au crayon et me jette sur la terre glaise. Il ne faut ni chercher ni réfléchir, les doigts exécutent un travail prescrit avec une précision mécanique. J'ai vu et j'exécute.

Comme il est possible que ce moment-là ait une influence sur ma vie, je vais vous en donner le détail. D'abord j'ai dessiné très vite un croquis indéchiffrable et qui ne rendait pas l'impression; au lieu de chercher autre chose, ce qui est toujours du temps perdu, je me suis mise à lire Jeanne d'Arc et c'est sur la couverture de ce livre que j'ai fait en une seconde la composition, à laquelle rien ne serait changé en principe. Ça descend comme un ouragan.... (c'est un bas-relief). Les personnages du premier plan en ronde bosse;—c'est un tableau en relief, et le dernier plan est à peine dessiné. Ce sera très grand, grandeur nature, 17 ou 18 figures. C'est une dégringolade furieuse, une invasion, un ouragan de jeunesse. Ça arrive sur vous comme un tourbillon. Le Printemps est un jeune dieu qui se précipite en avant, suivi d'une foule de jeunes filles et de jeunes gens; ils volent presque. Ça commence dans le fond à gauche et arrive en descendant sur le devant à droite où se trouve le Printemps; à ses pieds, des enfants se dépêchent de cueillir des fleurs; à sa gauche, une jeune fille court et tâche de le regarder en face; derrière lui, un jeune homme et une jeune femme, appuyés l'un sur l'autre, s'entrevoient de face; renversée un peu, la figure de la jeune femme est presque cachée; derrière elle une jeune fille se baisse pour en réveiller une très jeune, qui se frotte les yeux; des jeunes garçons, les bras en l'air, chantent et rient et, dans le fond, des femmes rient au nez d'un vieillard assis et ratatiné au pied d'un arbre; un Amour perché sur cet arbre lui chatouille l'épaule avec une branche.




À sa mère.

Paris, rue Ampère, 30.



Chère maman,

Achetez pour moi une histoire complète de la Russie, depuis les temps les plus reculés, et en outre un ouvrage sur les costumes, l'architecture et les meubles anciens russes, les usages, etc. Que je puisse trouver là tous les renseignements imaginables. Et si vous restez trop longtemps à Pétersbourg, envoyez-moi ça. Et n'oubliez pas, chère mère, tout ce que j'ai écrit dans les lettres précédentes.

P.S.—Il faut une histoire de la Russie avec toutes les légendes des temps anciens. N'achetez pas l'histoire de Solovieff en un volume, car je l'ai déjà.

Je vous embrasse

Écrivez une lettre à la maréchale.




1884




À M. B...

Mon cher B...,

Puisque l'usage veut que je vous adresse quelques paroles qui ne feront que vous ennuyer, les voici. Mais ne vous aurais-je rien écrit que vous n'en seriez pas moins convaincu de la profonde sympathie que vous trouverez toujours chez nous et chez moi à l'occasion de tout événement heureux ou malheureux dans votre famille.

Votre pauvre père souffrait beaucoup et sa maladie était incurable; que cela vous soit une consolation s'il peut y en avoir. Soyons tous courageux, la vie est un tissu de misères, je le dis aussi sérieusement que je l'ai dit dans les moments gais.

Embrassez pour nous toutes votre chère mère; une poignée de main à Alexis, et croyez-moi bien votre amie.

P.S.—Donnez des nouvelles de tout.




À Mademoiselle C***.

Chère Claire,

J'ai trouvé mon tableau, seulement... c'est-à-dire voici, c'est tout à fait convenable et je crois que c'est intéressant, seulement... n'en parlez pas et ne me demandez pas ce que c'est. Je travaille dans un coin désert à Saint-Cloud et personne au monde ne doit rien voir. C'est d'abord parce que... à cause du mauvais œil.

Et ensuite parce que le grand Bastien-Lepage m'a dit que si pour travailler je ne m'isole pas comme une cholérique, je ne ferai jamais le maximum.

Vous savez que tout en ce grand homme je le vénère.

Aussi, je suis séquestrée, même pour ma famille. Mais comme j'ai des amis près de Versailles que je tiens à voir, je vais faire une chose inouïe, immense! Oui! je vais prendre une semaine entière à mon tableau et nous ferons des Cazin ensemble. Si vous saviez combien mon tableau est compliqué vous me tiendriez compte de ce... je ne dirai pas sacrifice, puisque ça me fait plaisir... arrangez-vous.

Donc ne mourez pas de joie en apprenant que vous me verrez sept jours de suite, car il est probable que je vous en donnerai sept autres un peu plus tard, si mon tableau me dégoûte au point de me forcer à rester quelques jours sans le regarder. Donc lundi prochain à la petite gare de Jouy pour sûr, je prendrai le train de 10 h. 25. Mais soyez un ange, et si le baromètre baisse, prévenez-moi, pour que je retarde ma visite.... à cause des Cazin. Je viens pour vous faire travailler, et ferme.

Que dites-vous de l'écriture et du style? C'est que l'œuvre qui se prépare me prend tout entière, il ne faut pas que je me dépense...

Oh! la peinture!




À la même.

Il faut, ma chère Claire, que vous me disiez au juste la provenance de Jonas25. Ces deux vers m'ont tellement tourmentée que j'ai composé la suite, comme Michel-Ange a voulu faire des jambes au fameux torse antique. J'ai donc absolument besoin de savoir d'où vous tenez: Jonas assis dans sa baleine. Si c'est de vous, avouez-le franchement, car c'est très beau et à notre prochaine entrevue je vous dirai la suite, car elle est aussi très belle.

On a retrouvé mon modèle, mais j'ai des... Mystère et discrétion.

«Travaillez, prenez de la peine...»

Je voudrais déjà le voir ce tableau.

Mille amitiés.

Jonas assis dans sa baleine

Disait: Ah! que je voudrais sortir.

On a beau avoir des loisirs,

Rester ici me fait de la peine.

M'y v'là depuis tantôt trois jours

Je commence à la trouver sévère.

J'suis séparé de mes amours,

Je veux m'en aller de ma mère,

D'autant plus qu'mon angoisse est énorme,

Car enfin si jamais je suis dehors,

C'est que cette carcasse difforme

M'aura rendu au pis encore.

Il en était là d'son monologue

Quand un grand bruit se fit soudain,

C'étaient de très habiles marins,

Qui s'amenaient sur une pirogue.

La baleine saisie d'effroi

Jeta l'prophète à la dérive,

Et obligée, mais pleine d'émoi

Nagea vite vers une autre rive.

C'est ainsi que finit l'aventure.

Jonas, qui était très fort,

Se fit mettre dans les Écritures

Et envoya une note au Sport.

Note 25: (retour)

Voir ci-dessous la fantaisie à laquelle il est fait allusion ici. Les deux premiers vers sont de Mlle C..., les suivants sont de Marie Bashkirtseff.




À son frère.

Dimanche 3 février 1884, Paris, 30, rue Ampère.



Cher Paul,

Il est près de deux heures, et je t'écris de mon lit en revenant des Italiens, où l'on chantait Hérodiade de Massenet. J'étais avec la Maréchale et Claire.

Ô les saintes choses de l'Art, du génie, de ce qui est grand et éternellement beau! Le premier acte surprend par la nouveauté et la largeur des sons. Ça ne ressemble à rien de ce que je connais... C'est vraiment neuf et plein et sonore et harmonieux. Tout l'opéra s'écoute avec ravissement. C'est la musique qui fait corps avec le poème, c'est l'absence d'airs et de remplissages; c'est enveloppé, large, magnifique, grandiose... Massenet est certainement un grand artiste et désormais une gloire nationale. On prétend que la belle musique ne se comprend pas du premier coup... Allons donc, ici on comprend tout de suite que c'est admirable et mélodique, malgré une orchestration très savante.

Il y a à la fin du premier acte un accompagnement d'une telle beauté que j'en suis restée saisie. Et plusieurs fois, on s'est regardé avec des yeux prêts à pleurer d'enthousiasme. Si les spectateurs étaient sincères, ils auraient pleuré; oui, il y a des beautés si... grandes, si pénétrantes, si fortes.

Du reste, l'enthousiasme est général... C'est un triomphe, et ce Jules Massenet est un homme bien heureux. Sans doute, en l'entendant encore, ce sera encore plus beau, mais je n'admets pas qu'on ne comprenne pas tout de suite la vraie belle musique.

L'apparition de Jean-Baptiste, au premier acte, fait frissonner. L'air d'Hérode et le duo de Jean et de Salomé... On arrive à des explosions de voix où l'exaltation est à son comble.

La Maréchale portait un aigle en diamants, tenant dans son bec une branche d'olivier. L'Empire, c'est la paix. Mais elle trouve l'opéra admirable. Il l'est.

Dame, sans doute, ma musique italienne ne peut pas lutter contre cet éblouissement... Car cet éblouissement est si admirable qu'il est même presque touchant... non, pas ça... Et c'est encore avec une orchestration de deux sous que les romances italiennes vous serreront le cœur, ou vous feront rêver d'amour. Les vieux airs des vieux opéras... Et Aïda... Ah! diable, c'est un peu comme Hérodiade, mais Massenet est un Wagner mélodique et français... Non, la comparaison la voici. Wagner, c'est Manet. C'est le père incomplet de la nouvelle école, de ceux qui cherchent le talent dans la vérité et le sentiment.... Il y a toujours eu des nouvelles écoles...

Je te demande pardon d'avoir surfait Hérodiade. Le poème, d'abord, n'est pas bon, et puis, et puis...




À Monsieur ***

Je pourrais vous retourner votre: Ce sont des ânes tous.

Ce qui est certain, c'est que les projets admis sont inférieurs au vôtre qui est d'un art très pur et très élevé. Ces imbéciles ont choisi des figures de sculpteurs.

Je sais bien que tout ce qu'on peut dire là-dessus n'est pas une consolation et vous devez être bien près de penser que c'est la fin de tout.

Quand on perd une occasion, on s'imagine qu'il ne s'en trouvera plus jamais d'autre. Et plus on réfléchit, plus c'est enrageant. Puis on se calme, puis on se rattrape, car on se rattrape absolument avec de la volonté. C'est ça qu'il faut bien se mettre dans la tête. Les faibles pensent au passé, les forts et les intelligents prennent leur revanche; ce ne sont pas des phrases, c'est la vérité.

Semez votre chagrin par les portières des wagons et ne regardez pas en arrière. Du reste, ils seront obligés de recommencer. Impossible d'affliger Paris de la colonne D... ou des cubes F... C'est moi qui l'aurai et en revanche vous ferez mon monument quand je serai morte.

En attendant, promenez-vous, ramenez votre peintre guéri et tout ira bien. Faites de la peinture et au prochain Salon nous triompherons tous les trois.

Je ne sais pas faire la ressemblance26.

Note 26: (retour)

Voir la lettre manuscrite de Marie Bashkirtseff reproduite ci-après en fac-similé.







À Monsieur E...

Paris, 30, rue Ampère, mai 1884.



Cher monsieur,

Vous devez avoir des démarches ennuyeuses à faire pour votre concert, permettez-moi de vous avancer cette misérable somme sur les billets que je placerai; seulement, je vous prie de ne pas considérer cette niaiserie comme un service. Je vous serai bien obligée de n'en rien dire à maman. J'aurais un air de bienfaitrice bête, tandis que c'est une chose toute simple entre artistes. Je viens justement de vendre une petite étude. Ainsi c'est entendu, vous n'en direz rien, ou vous vous ferez de moi une ennemie très sérieuse.




À Monsieur de M***.

Monsieur,

Je vous lis presque avec bonheur27]. Vous adorez les vérités de la nature et vous y trouvez une poésie vraiment grande, tout en nous remuant par des détails de sentiments si profondément humains que nous nous y reconnaissons et vous aimons d'un amour égoïste. C'est une phrase?... Soyez indulgent, le fonds est sincère.

Il est évident que je voudrais vous dire des choses exquises et frappantes, mais c'est bien difficile, comme ça, tout de suite... Je le regrette d'autant plus que vous êtes assez remarquable pour qu'on rêve très romanesquement de devenir la confidente de votre belle âme, si toutefois votre âme est belle.

Si votre âme n'est pas belle et si vous «ne donnez pas dans ces choses-là», je le regrette pour vous d'abord, ensuite je vous qualifie de fabricant de littérature et passe!

Voilà un an que je suis sur le point de vous écrire, mais... plusieurs fois j'ai cru que je vous exagérais et que ça ne valait pas la peine. Lorsque tout à coup, il y a deux jours, je lis dans le Gaulois, que quelqu'un vous a honoré d'une épître gracieuse et que vous demandez l'adresse de cette bonne personne pour lui répondre... Je suis devenue tout de suite très jalouse, vos mérites littéraires m'ont de nouveau éblouie et me voici.

Maintenant, écoutez-moi bien, je resterai toujours inconnue (pour tout de bon) et je ne veux même pas vous voir de loin—votre tête pourrait me déplaire, qui sait? Je sais seulement que vous êtes jeune et que vous n'êtes pas marié, deux points essentiels même dans le bleu des nuages.

Mais je vous avertis que je suis charmante, cette douce pensée vous encouragera à me répondre. Il me semble que si j'étais homme je ne voudrais pas de commerce, même épistolaire, avec une vieille Anglaise fagottée, quoiqu'en pense

Miss Hastings.

R. G. D. (Bureau de la Madeleine.)

Note 27: (retour)

(édition Gutenberg): Il s'agit très probablement d'une lettre à Guy de Maupassant.




Au même.

Votre lettre, monsieur, ne me surprend pas, et je ne m'attendais pas tout à fait à ce que vous semblez croire.

Mais d'abord, je ne vous ai pas demandé d'être votre confidente; ce serait un peu trop simple et si vous avez le temps de relire ma lettre, vous verrez que vous n'avez pas daigné saisir du premier coup le ton ironique et irrévérencieux que j'ai employé à mon égard.

Vous m'indiquez aussi le sexe de votre autre correspondant; je vous remercie de me rassurer, mais ma jalousie étant toute spirituelle, cela m'importait peu.

Me répondre par des confidences, serait l'acte d'un écervelé, attendu que vous ne me connaissez point? Serait-ce abuser de votre sensibilité, monsieur, que de vous apprendre, à brûle-pourpoint, la mort du roi Henri IV? Répondre par des confidences, puisque vous avez compris que je vous en demandais par retour du courrier, serait vous moquer spirituellement de moi, et si j'avais été à votre place, je l'aurais fait, car je suis quelquefois très gaie, tout en étant souvent assez triste, pour rêver des épanchements par lettres avec un philosophe inconnu et pour partager vos impressions sur le carnaval. Tout à fait bien et profondément sentie cette chronique, deux colonnes qu'on relit trois fois. Mais en revanche, quelle rengaine que l'histoire de la vieille mère qui se venge des Prussiens! (Ça doit être de l'époque de la lecture de ma lettre.)

Pour ce qui est du charme que peut ajouter le mystère, tout dépend des goûts... Que ça ne vous amuse pas, bien; mais moi ça m'amuse follement, je le confesse en toute sincérité, de même que la joie enfantine causée par votre lettre, telle quelle.

Du reste, si ça ne vous amuse pas, c'est que pas une de vos soixante correspondantes n'a su vous intéresser, voilà tout, et si moi non plus, je n'ai pas su frapper la note juste, je suis trop raisonnable pour vous en vouloir.

Rien que soixante? Je vous aurais cru plus obsédé... Avez-vous répondu à toutes?

Mon tempérament intellectuel peut ne pas vous convenir... vous seriez bien difficile... enfin je m'imagine que je vous connais (c'est du reste l'effet que les romanciers produisent sur les petites femmes un peu bêtes). Pourtant vous devez avoir raison...

Comme je vous écris avec la plus grande simplicité, par suite du sentiment, sus-indiqué, il se peut que j'aie l'air d'une jeune personne sentimentale ou même d'une chercheuse d'aventure... Ce serait bien vexant. Ne vous excusez donc pas de votre manque de poésie, galanterie, etc.

Décidément, ma lettre était plate.

À mon très vif regret, en resterons-nous donc là? À moins qu'il me prenne envie quelque jour de vous prouver que je ne méritais pas le n° 61. Quant à vos raisonnements ils sont bons, mais partis à faux. Je vous les pardonne donc et même les ratures et la vieille et les Prussiens!...

Soyez heureux!!!

Pourtant s'il ne vous fallait qu'un signalement vague pour m'attirer les beautés de votre vieille âme sans flair, on pourrait dire par exemple: cheveux blonds, taille moyenne. Née entre l'an 1812 et l'an 1863. Et au moral!... non, j'aurais l'air de me vanter, et vous apprendriez du coup que je suis de Marseille.

P.S.—Pardonnez-moi les taches, les ratures, etc. Mais je me suis recopiée déjà trois fois!




Au même.

Vous vous ennuyez abominablement!

Ah! cruel!! c'est pour ne me point laisser d'illusion sur le motif auquel je dois votre honorée du... qui, du reste, arrivée à un moment propice, m'a charmée.

Il est vrai que je m'amuse, mais il n'est pas vrai que je vous connaisse tant que cela; je vous jure que j'ignore votre couleur et vos dimensions, et que comme homme privé je ne vous entrevois que dans les lignes dont vous me gratifiez et encore à travers pas mal de malice et de pose.

Enfin, pour un pesant naturaliste vous n'êtes pas bête et ma réponse serait un monde si je ne me pondérais par amour-propre. Il ne faut pas vous laisser croire que tout mon fluide passe là.

Nous allons d'abord liquider les rengaines, si vous voulez, ce sera un peu long car vous m'en comblez, savez-vous? Vous avez raison... en gros.

Mais l'art consiste justement à nous faire avaler des rengaines en nous charmant éternellement comme le fait la nature avec son éternel soleil et sa vieille terre, et ses hommes bâtis tous sur le même patron et animés d'à peu près les mêmes sentiments... mais... Il y a ainsi les musiciens qui n'ont que quelques sons et les peintres qui n'ont que quelques couleurs... Du reste, vous le savez mieux que moi et vous voulez me faire poser. Comment donc, trop honorée...

Rengaine, soit! la mère aux Prussiens en littérature et Jeanne d'Arc en peinture.

Êtes-vous vraiment sûr qu'un malin (est-ce bien ça), n'y trouvera pas un côté neuf et émouvant...

Maintenant il est évident que comme chronique hebdomadaire c'est encore assez bon et ce que j'en dis... Et ces autres rengaines sur votre si pénible métier! Vous me prenez pour une bourgeoise qui vous prend pour un poète et vous cherchez à m'éclairer. George Sand s'est déjà vantée d'écrire pour de l'argent et le laborieux Flaubert a geint sur ses peines extrêmes. Allez, le mal qu'il s'est donné se sent. Balzac ne s'est jamais plaint de cela, et il était toujours enthousiaste de ce qu'il allait faire. Quant à Montesquieu, si j'ose m'exprimer ainsi, son goût pour l'étude fut si vif que s'il fut la source de sa gloire, il fut aussi celle de son bonheur, comme dirait la sous-maîtresse de votre fantastique pensionnat.

Pour ce qui est de vendre cher, c'est très bien, car il n'y a jamais eu de gloire vraiment éclatante sans or, ainsi que le dit le juif Baahrou, contemporain de Job (fragm. conservés par le savant Spitzbube, de Berlin). Du reste tout gagne à être bien encadré, la beauté, le génie et même la foi. Dieu n'est-il pas venu en personne expliquer à son serviteur Moïse les ornements de son arche, recommandant que les chérubins qui devaient la flanquer fussent en or et d'un travail exquis.

Alors, comme ça, vous vous ennuyez, et vous prenez tout avec indifférence et vous n'avez pas pour un sou de poésie?... si vous croyez me faire peur!

Je vous vois d'ici, vous devez avoir un assez gros ventre, un gilet trop court en étoffe indécise et le dernier bouton défait. Eh bien, vous m'intéresserez quand même. Je ne comprends pas seulement comment vous pouvez vous ennuyer. Moi, je suis quelquefois triste, découragée ou enragée, mais m'ennuyer... jamais!

Vous n'êtes pas l'homme que je cherche.

Je ne cherche personne, monsieur, et j'estime que les hommes ne doivent être que des accessoires pour les femmes fortes.

La vieille fille sèche: Malheur! La voilà, la concierge: vous seriez bien aimable en m'apprenant comment qu'il est fait celui-là.

Enfin je vais répondre à vos questions, ça avec une grande sincérité, car je n'aime pas me jouer de la naïveté d'un homme de génie qui s'assoupit après dîner en fumant son cigare.

Maigre? Oh! non, mais pas grasse non plus. Mondaine, sentimentale, romanesque? Mais comment l'entendez-vous? Il me semble qu'il y a place pour tout cela dans un même individu, tout dépend du moment, de l'occasion, des circonstances. Je suis opportuniste et surtout victime des contagions morales: ainsi il peut m'arriver de manquer de poésie, tout comme vous.

Mon parfum? la vertu.—Vulgo, aucun.

Oui, gourmande, ou plutôt difficile. L'oreille est petite, peu régulière mais jolie. Les yeux gris. Oui, musicienne, mais pas aussi pianiste que doit être votre sous-maîtresse de pensionnat.

Êtes-vous satisfait de ma docilité? Si oui, défaites encore un bouton et pensez à moi pendant que le crépuscule tombe. Si non... tant pis, je trouve qu'en voilà beaucoup en échange de vos fausses confidences.

Oserai-je vous demander quels sont vos musiciens et vos peintres!

Et si j'étais un homme?28

Note 28: (retour)

À cette lettre était joint un croquis représentant un gros monsieur assoupi dans un fauteuil sous un palmier au bord de la mer; une table, un bock; un cigare.




Au même.

Maintenant je vous dirai une chose incroyable et surtout que vous ne croirez jamais et qui venant après coup n'a plus qu'une valeur historique... Eh bien, c'est que moi aussi j'en avais assez. À votre troisième lettre j'étais refroidie. La satiété?...

Du reste je ne tiens qu'à ce qui m'échappe. Je devrais donc venir à vous maintenant.

Pourquoi vous ai-je écrit? On se réveille un beau matin et l'on trouve qu'on est un être rare entouré d'imbéciles. On se lamente sur tant de perles devant tant de cochons...

Si j'écrivais à un homme célèbre, à un homme digne de me comprendre? Ce serait charmant, romanesque, et, qui sait? au bout d'un certain nombre de lettres, ce serait peut-être un ami conquis dans des circonstances peu ordinaires; alors on se demande qui? Et on vous choisit!!

De pareilles correspondances ne seront possibles qu'à deux conditions...

La deuxième est une admiration sans bornes chez l'inconnue. De l'admiration sans bornes naît un courant de sympathie qui lui fait dire des choses qui infailliblement touchent et intéressent l'homme célèbre.

Aucune de ces conditions n'existe. Je vous ai choisi avec l'espoir de vous admirer sans bornes plus tard! Car, comme je le pensais, vous êtes très jeune, relativement. Je vous ai donc écrit en me montant la tête à froid et j'ai fini par vous dire des «inconvenances» et même des choses désobligeantes en admettant que vous ayez daigné vous en apercevoir.

Au point où nous en sommes, comme vous dites, je puis bien avouer que votre infâme lettre m'a fait passer une très mauvaise journée.

Je suis froissée comme si l'offense était réelle, c'est absurde.

Adieu, avec plaisir.

Si vous les avez encore, renvoyez-moi mes autographes; quant aux vôtres, je les ai déjà vendus en Amérique un prix fou.




Au même.

Je comprends vos défiances. Il est peu probable qu'une femme comme il faut, jeune et jolie, s'amuse à vous écrire. Est-ce ça? Mais monsieur... Allons, j'allais oublier que c'est fini nous deux. Je crois que vous vous trompez. Et je suis encore bonne de vous le dire car je vais cesser d'être intéressante, si je l'ai jamais été. Vous allez voir comment. Je me mets à votre place: Une inconnue se dessine à l'horizon; si l'aventure est facile, elle me répugne; si, il n'y a rien à faire, elle est inutile et m'ennuie.

Je n'ai pas le bonheur d'être entre les deux et je vous en avertis très gentiment puisque nous avons fait la paix.

Ce que je trouve très drôle, c'est de vous dire simplement la vérité pendant que vous vous imaginez que je vous mystifie.

Je ne vais pas dans le monde républicain, bien que républicaine rouge.

Mais non, je ne veux pas vous voir.

Et vous, vous ne voulez donc pas d'un peu de fantaisie au milieu de vos saletés parisiennes? Pas d'amitié impalpable? Je ne refuse pas de vous voir et je vais même m'arranger pour cela sans vous en prévenir. Si vous saviez qu'on vous regarde, exprès vous auriez peut-être l'air bête. Il faut éviter ça. Votre enveloppe terrestre m'est indifférente, bien; mais la mienne à vous? Mettez que vous aurez le mauvais goût de ne pas me trouver merveilleuse, croyez-vous que je serais contente, quelque pures que soient mes intentions? Un jour, je ne dis pas,—je compte même vous étonner un peu ce jour-là.

En attendant, si cela vous fatigue, ne nous écrivons plus. Je me réserve pourtant le droit de vous écrire, lorsqu'il me passera des atrocités par la tête.

Vous vous défiez, c'est très naturel.

Eh bien, je vais vous donner un moyen de concierge, pour vous assurer que je n'en suis pas une.

Ne riez pas seulement.

Allez chez une somnambule et faites-lui flairer ma lettre, elle vous dira mon âge, la couleur de mes cheveux, ce qui m'entoure, etc.

Vous m'écrirez ce qu'elle aura révélé.

Ennui, farce, misère.

Ah! monsieur, c'est parfaitement juste, même pour moi. Mais moi, c'est parce que je veux des choses énormes que je n'ai pas... encore. Vous, ce doit être pour le même motif.

Pas assez simple pour vous demander quel est votre rêve secret, bien que ma maladie m'ait refait une candeur à la Chérie.

Quel naïf que ce vieux Japonais naturaliste en perruque Louis XV!

Alors vous pensez qu'après avoir écrit, rien n'est plus simple que de venir dire: c'est moi.

Je vous assure que ça me gênerait beaucoup.

On dit que vous n'appréciez que les fortes femmes aux cheveux noirs.

C'est vrai?

Nous voir! Laissez-moi donc vous charmer par ma... littérature, vous y êtes bien arrivé, vous!




Au même.

En vous écrivant encore je me ruine à jamais dans votre esprit. Mais ça m'est bien égal et puis c'est pour me venger. Oh! rien qu'en vous racontant l'effet produit par votre ruse pour connaître ma nature.

J'avais positivement peur d'envoyer à la poste m'imaginant des choses fantastiques. Cet homme devait clore la correspondance par... je ménage votre modestie. Et en ouvrant l'enveloppe je m'attendais à tout pour ne pas être saisie.

Je l'ai tout de même été mais agréablement.

Devant les doux accents d'un noble repentir,

Me faut-il donc, seigneur, cesser de vous haïr?

À moins que ce soit une autre ruse: flattée d'être prise pour une femme du monde, elle me la fera à la pose après avoir provoqué un document humain que je suis bien aise d'expliquer comme ça.

Alors parce que je me suis fâchée?.. Ce n'est peut-être pas une preuve concluante, cher monsieur. Enfin adieu, je vous pardonne si vous y tenez, parce que je suis malade et comme cela ne m'arrive jamais, j'en suis tout attendrie sur moi, sur tout le monde, sur vous! qui avez trouvé moyen de m'être si profondément... désagréable. Je le nie d'autant moins que vous en penserez ce qu'il vous plaira.

Comment vous prouver que je ne suis ni un farceur, ni un ennemi?

Et à quoi bon?

Impossible non plus de vous jurer que nous sommes faits pour nous comprendre. Vous ne me valez pas. Je le regrette. Rien ne me serait plus agréable que de vous reconnaître toutes les supériorités,—à vous ou à un autre.

Je voudrais avoir à qui parler. Votre dernier article était intéressant et je voulais même à propos de jeune fille vous adresser une question raide.

Mais....

. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .

Pourtant une petite niaiserie très délicate de votre lettre m'a fait rêver.

Vous avez été affligé de m'avoir fait de la peine. C'est bête ou charmant. Plutôt charmant. Vous pouvez vous moquer de moi, je m'en moque. Oui, vous avez eu là une pointe de romantisme à la Stendhal tout bonnement, mais soyez tranquille vous n'en mourrez pas encore cette fois.

Bonsoir.




Au Baron de Saint-Amand.

Avril 1884. 30, rue Ampère.



Cher ami,

Ah! comme je voudrais avoir un salon littéraire et mondain, un salon intéressant, ce serait vivre en travaillant.

Les jours se suivent, le temps passe, la vie s'en va.

Ce n'est pas un talent honorable qui me récompenserait de tous les ennuis; il faudrait un éclat, un triomphe, qui s'appellerait: Revanche.

La vérité, c'est que j'ai toujours éprouvé et que j'éprouve de plus en plus l'impérieux besoin d'écrire, j'invente des histoires, je vois des faits réels et imaginaires. Dumas dit que la qualité maîtresse de la femme, c'est l'intuition. Eh bien par intuition je comprends, je vois, je sais des choses extraordinaires, mais lorsqu'il s'agit de me retrouver au milieu de mon dossier... car il y un gros cahier plein de notes...

En écrivant, mes yeux tombent sur les doigts de ma main gauche qui retiennent la feuille, ces doigts vivants et nerveux font penser à la peinture de Jules Bastien-Lepage, les mains qu'il peint sont vivantes, la peau les enveloppe et on sent les muscles qui vont remuer.

Vous savez que je vais tous les jours à Sèvres. Mon tableau m'empoigne. L'air est embaumé, et la fille qui rêve aux pieds du pommier en fleurs «alanguie et grisée», comme dit André Theuriet. Si je rendais bien l'effet de sève de printemps, de soleil, ce serait beau.

Au revoir, à bientôt.




À son frère.

Vendredi 30 mai 1884.

Paris, rue Ampère, 30.

Cher Paul,

Mme Z... est un drôle de petit corps de femme; son mari est sénateur, en outre un savant, un lettré, un homme supérieur, il a traduit en langues étrangères les chefs-d'œuvre russes et a porté le deuil de Gambetta. Lors de son premier passage à Paris, elle a été voir à l'Odéon Severo Torelli, drame de François Coppée. Enthousiasmée à fond, elle est allée demander au concierge du théâtre l'adresse de l'auteur pour lui exprimer son admiration.

Voilà ce qu'on ne voit pas en France! Un enthousiasme véritable, naïf et ne craignant pas le ridicule.

Elle écrit donc à Coppée, en obtient une audience, lui écrit de Rome, lui apporte un tableau, une copie de madone. Le poète la remercie du tableau en lui exprimant le regret de ne pouvoir lui exprimer ses remerciements de vive voix, n'étant pas libre. Mme Z. ne se décourage pas et ne pense pas que cela peut l'importuner. Elle me charge de rédiger une dépêche à Coppée:

«Monsieur,

«Je reste jusqu'à samedi, j'y suis forcée par quatre jeunes filles enthousiastes qui m'ont fait jurer que je leur ferai voir François Coppée. Quelque habitué que vous soyez aux triomphes vous ne pouvez dédaigner celui-là, qui a pour lui la jeunesse et l'admiration vraie. Dites-nous donc quand il faudra vous attendre.

«E. Z.»

Hier, on recevait la carte de François Coppée de l'Académie française, qui aura l'honneur de se présenter chez Mme Z... vendredi à une heure et demie, deux heures au plus tard.

Et à deux heures il était là, dans notre salon, maman, Mme Z..., Mlle S..., nièce de Mme Z..., Dina et moi.

Tu sais, moi je suis très calme, mais j'ai été englobée dans les quatre jeunes filles enthousiastes, pourtant il a dû voir que je ne suis pas si bête que les autres en avaient l'air. Les Canrobert ont dîné chez la princesse Mathilde avec lui, il a causé avec Claire et je lui en parle.

Il s'installe dans un fauteuil, prend du thé et fume. La table à thé est apportée toute servie comme au théâtre et il y a un moment où nous sommes toutes les six à le regarder boire son thé. Il en fait la remarque, ce grand poète, et pousse la bonté jusqu'à demander à voir mon atelier et à me dire, en partant, de lui faire signe lorsque j'aurai quelque nouveau tableau à voir.

C'est un homme assez agréable mais d'un physique qui surprend un peu. Je suis très contente de le connaître. Il a des yeux bleus et il me regardait à tout instant en parlant, comme s'il cherchait à voir ce que je pense.

En somme, il a dû être très gêné, ce Parisien, au milieu de cette admiration sérieuse.

Au revoir.




À Monsieur Henry Houssaye
de la «Revue des Deux Mondes.»

Monsieur,

Les étrangers sont comme le grand Molière, ils prennent leur bien où ils le trouvent. Nous aurions imité que ce serait notre excuse. Ce qui est étonnant, c'est qu'un critique d'art de votre valeur dise qu'on suit tel peintre avec tel système, qu'on emploie tel procédé!!! parce qu'on ne se cantonne pas pour toujours dans une spécialité chère aux marchands.

Ni M. Bastien-Lepage, ni le troupeau d'étrangers que vous citez ne songent, je crois, à adopter ou à renier les Japonais, les Primitifs, etc., etc. Ils font ce qu'ils voient avec sincérité, sans malice, avec plus ou moins de talent. Si leur sujet les prend dans la rue ils le font dans la rue, si c'est dans un atelier ils adoptent l'atelier. Vous êtes trop observateur pour ne pas avoir remarqué les différences d'éclairage. Peindre des marins au bord de la mer en plein air où la lumière est difficile, ou des gamins au coin d'une rue à l'endroit même où on les voit, est-ce suivre un système?

Soyez juste. Si on faisait régner dans un salon une atmosphère semblable à celle du dehors, ce serait système et parti pris. Nous ne l'avons pas fait. Nous avons fait ce que nous avons vu et comme nous avons pu. Excusez du peu et ne nous calomniez pas.

Une des peintres étrangers cités.

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