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Lettres de Mmes. de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé: accompagnées de notices bibliographiques, de notes explicatives par Louis-Simon Auger

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LETTRES

DE

MMES. DE VILLARS,

DE COULANGES,

ET DE LA FAYETTE;

DE NINON DE L'ENCLOS,

ET DE

MADEMOISELLE AÏSSÉ;

Accompagnées de Notices biographiques, de Notes explicatives, et de la Coquette Vengée, par Ninon de l'Enclos.

SECONDE ÉDITION.

TOME SECOND.

A PARIS,

Chez LÉOPOLD COLLIN, Libraire,

Rue Gît-le-cœur, Nº. 18.

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AN XIII.—1805.

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LETTRES

DE

MADAME DE LA FAYETTE.

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NOTICE

SUR

Mme. DE LA FAYETTE.

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Marie-Magdeleine Pioche de la Vergne, comtesse de la Fayette, naquit, en 1632, d'Aymar de la Vergne, maréchal de camp et gouverneur du Hâvre-de-Grâce, et de Marie de Péna, d'une ancienne famille de Provence.

Mademoiselle de la Vergne eut le bonheur d'avoir un père en qui le mérite égaloit la tendresse. Il prit soin lui-même de l'éducation de sa fille, et cette éducation fut à la fois solide et brillante. Les lettres et les arts concoururent à embellir un heureux naturel. Ménage et le père Rapin se chargèrent d'enseigner le latin à mademoiselle de la Vergne. Introduite de bonne heure dans la société de l'hôtel de Rambouillet, la justesse et la solidité naturelle de son esprit n'auroient peut-être pas résisté à la contagion du mauvais goût, dont cet hôtel étoit le centre, si la lecture des auteurs latins ne lui eût offert un préservatif, qu'à cette époque elle ne pouvoit encore trouver dans notre littérature. Du reste, elle mit autant de soin à cacher son savoir que d'autres en mettent à l'étaler.

En 1655, âgée de 22 ans, elle épousa François, comte de la Fayette, frère de mademoiselle de la Fayette, fille d'honneur d'Anne d'Autriche, connue par ses chastes amours avec Louis XIII. Madame de la Fayette eut de son mari deux fils, dont l'un suivit la carrière des armes, et l'autre embrassa l'état ecclésiastique.

Douée d'un esprit cultivé et du talent d'écrire, madame de la Fayette ne pouvoit manquer d'avoir une estime particulière pour ceux en qui les mêmes avantages se faisoient remarquer. Plusieurs gens de lettres furent admis dans sa familiarité. De ce nombre étoit la Fontaine, dont la destinée sembloit être d'avoir les femmes les plus distinguées pour amies et pour bienfaitrices.

Segrais avoit déplu à Mademoiselle, au service de laquelle il étoit en qualité de gentilhomme ordinaire, pour avoir blâmé son projet de mariage avec Lauzun. Il fut obligé de quitter la maison de cette princesse. Madame de la Fayette le reçut dans la sienne. Ce fut pendant le séjour qu'il y fit qu'elle composa Zayde et la princesse de Clèves. Elle fit paroître le premier de ces romans sous le nom de Segrais. Le succès en fut si prodigieux, que madame de la Fayette, toute modeste qu'elle étoit, dut regretter de n'en pouvoir jouir qu'en secret, et que Segrais, sur-tout, dut désirer de ne pas rester plus long-temps chargé d'une gloire, qui, croissant chaque jour, devenoit un fardeau également incommode pour sa délicatesse et pour son amour-propre. Il en rendit la jouissance à celle qui en avoit la propriété, sans en rien retenir que l'honneur d'avoir donné quelques avis pour la disposition de l'ouvrage. Sa renonciation fut sincère, et l'on y crut.

Le docte Huet, depuis évêque d'Avranches, fut lié d'une amitié très-tendre avec madame de la Fayette. Il composa pour elle son Traité de l'origine des Romans, qui fut imprimé en tête de Zayde. C'est à ce sujet que madame de la Fayette disoit à Huet: Nous avons marié nos enfans ensemble.

Rien n'est plus connu que l'amitié de madame de la Fayette et du duc de la Rochefoucauld, l'auteur des Maximes. Elle dura plus de vingt-cinq ans, et la mort seule en rompit les nœuds. Ce ne seroit point assez de dire que M. de la Rochefoucauld et madame de la Fayette se voyoient tous les jours; ils étoient continuellement ensemble; ils ne se quittoient pas. Le duc de la Rochefoucauld, après l'éclat et les agitations de sa jeunesse, condamné à la retraite et au repos, éloigné des places et des honneurs, abandonné de ceux qui ne s'attachent qu'à la faveur, et de plus obsédé de maux très-douloureux, se livroit trop souvent aux accès d'une injuste misantropie. Dans cette position, quelle société pouvoit lui être plus nécessaire que celle d'une femme aimable et bonne, qui embellît sa solitude, remplît le vide de son âme, adoucît son humeur et ses chagrins, dont l'attachement désintéressé fût une continuelle réfutation de son triste système, dont l'entretien fît une agréable diversion aux maux qu'elle ne parviendroit pas à soulager par ses soins, qui attirât chez lui, auprès de qui il pût trouver ce choix d'hommes instruits et de femmes spirituelles, si préférable à la foule des courtisans frivoles et perfides? Telle étoit madame de la Fayette pour M. de la Rochefoucauld. Son ami mourut; elle fut inconsolable. Accablée par le chagrin et les infirmités, ayant perdu ce qui l'attachoit le plus au monde, elle se jeta toute entière dans le sein de Dieu. Les dernières années de sa vie furent consacrées aux pratiques de la piété la plus austère; elle mourut en 1693, dans sa soixantième année.

Le trait le plus marqué de son caractère, étoit la franchise. M. de la Rochefoucauld lui avoit dit qu'elle étoit vraie. Ce mot qui n'avoit point encore été employé dans cette acception, parut la peindre parfaitement, et dès lors chacun le lui appliqua.

Son caractère et sa conduite ont été attaqués; mais la malignité connue de ses détracteurs suffit presque seule pour réfuter leurs accusations. Il suffit de nommer la Beaumelle, historien infidèle, qui presque toujours mettoit à la place de la vérité les caprices de son humeur ou les saillies de son imagination; et Bussy-Rabutin, ce satirique impitoyable qui n'épargna ni le roi ni madame de Sévigné, sa cousine, c'est-à-dire, ce qu'il y avoit de plus puissant et de plus aimable. Aux calomnies de pareils hommes, opposons un témoignage, qui, pour être favorable, n'en est pas moins digne de foi. C'est celui de madame de Sévigné. «Madame de la Fayette, écrivoit-elle à sa fille, est une femme aimable et estimable, que vous aimiez dès que vous aviez le temps d'être avec elle, et de faire usage de son esprit et de sa raison. Plus on la connoît, plus on s'y attache.»

Madame de la Fayette avoit l'esprit éminemment juste. Segrais lui avoit dit: Votre jugement est supérieur à votre esprit. Cette opinion lui avoit paru très-flatteuse. On sent que pour bien goûter une pareille louange, il faut la mériter. Elle ne portoit dans la conversation ni les saillies étincelantes et caustiques de madame Cornuel, ni la vivacité spirituelle de madame de Coulanges, ni l'aimable abandon de madame de Sévigné; mais ses discours étoient d'une précision élégante et ingénieuse. On a retenu d'elle plusieurs mots, entr'autres celui-ci: Les sots traducteurs ressemblent à des laquais ignorans qui changent en sottises les complimens dont on les charge.

Il est inutile de s'étendre ici sur ses ouvrages que tout le monde connoît. Zayde, la princesse de Clèves, la comtèsse de Tende et la princesse de Montpensier, seront lues avec plaisir aussi long-temps qu'on sera sensible à la délicatesse des sentimens, aux grâces et au naturel du style. Outre ses romans, elle avoit composé un assez grand nombre d'ouvrages historiques; mais les manuscrits se sont perdus par la négligence de l'abbé de la Fayette, son fils, qui les prêtoit à tout le monde, et ne les redemandoit pas. On n'a conservé que deux de ces écrits; l'un est intitulé: Mémoires de la cour de France, pour les années 1688 et 1689; l'autre est l'histoire de madame Henriette-Anne d'Angleterre, première femme de Monsieur.

On a encore de madame de la Fayette un portrait de madame de Sévigné, l'un des meilleurs qu'on ait faits dans ce siècle où l'on en fit tant. L'amitié retraça fidèlement les traits d'un modèle qu'elle n'avoit pas besoin d'embellir. Ce portrait a été placé dans le volume que nous publions à la suite des lettres de madame de la Fayette.

Ces lettres, qui sont au nombre de quatorze, sont adressées à cette même madame de Sévigné, dont elles ne dépareroient pas le recueil. On peut croire que, si madame de la Fayette se fût livrée davantage au commerce épistolaire, elle eût approché en ce genre du talent et de la réputation de son amie; «mais, lui écrivoit-elle un jour, le goût d'écrire m'est passé pour tout le monde; et, si j'avois un amant qui voulût de mes lettres tous les patins, je romprois avec lui.»

LETTRES

DE

MADAME DE LA FAYETTE,

A MADAME DE SÉVIGNÉ.

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LETTRE PREMIÈRE.

Paris, 30 décembre 1672

J'ai vu votre grande lettre à d'Hacqueville: je comprends fort bien tout ce que vous lui mandez sur l'évêque de Marseille; il faut que le prélat ait tort, puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade, et j'ai bien envie encore de la faire voir à madame du Plessis; car elle est très-prévenue en faveur de l'évêque. Les Provençaux sont des gens d'un caractère tout particulier.

Voilà un paquet que je vous envoie pour madame de Northumberland. Vous ne comprendrez pas aisément pourquoi je suis chargée de ce paquet; il vient du comte de Sunderland, qui est présentement ambassadeur ici. Il est fort de ses amis; il lui a écrit plusieurs fois; mais n'ayant point de réponse, il croit qu'on arrête ses lettres, et M. de la Rochefoucauld, qu'il voit très-souvent, s'est chargé de faire tenir le paquet dont il s'agit. Je vous supplie donc, comme vous n'êtes plus à Aix, de le renvoyer par quelqu'un de confiance, et d'écrire un mot à madame de Northumberland, afin qu'elle vous fasse réponse, et qu'elle vous mande qu'elle l'a reçu; vous m'enverrez sa réponse. On dit ici que si M. de Montaigu n'a pas un heureux succès dans son voyage, il passera en Italie pour faire voir que ce n'est pas pour les beaux yeux de madame de Northumberland qu'il court le pays: mandez-nous un peu ce que vous verrez de cette affaire, et comment il sera traité.

La Marans est dans une dévotion et dans un esprit de douceur et de pénitence qui ne se peuvent comprendre: sa sœur[140], qui ne l'aime pas, en est surprise et charmée; sa personne est changée à n'être pas reconnoissable: elle paroît soixante ans. Elle trouva mauvais que sa sœur m'eût conté ce qu'elle lui avoit dit sur cet enfant de M. de Longueville, et elle se plaignit aussi de moi de ce que je l'avois redonné au public; mais ses plaintes étoient si douces, que Montalais en étoit confondue pour elle et pour moi; en sorte que, pour m'excuser, elle lui dit que j'étois informée de la belle opinion qu'elle avoit que j'aimois M. de Longueville. La Marans, avec un esprit admirable, répondit que puisque je savois cela, elle s'étonnoit que je n'en eusse pas dit davantage, et que j'avois raison de me plaindre d'elle. On parla de madame de Grignan; elle en dit beaucoup de bien, mais sans aucune affectation. Elle ne voit plus qui que ce soit au monde, sans exception; si Dieu fixe cette bonne tête-là, ce sera un des grands miracles que j'aurai jamais vus.

J'allai hier au Palais-Royal avec madame de Monaco; je m'y enrhumai à mourir: j'y pleurai Madame[141] de tout mon cœur. Je fus surprise de l'esprit de celle-ci[142]; non pas de son esprit agréable, mais de son esprit de bon sens: elle se mit sur le ridicule de M. de Meckelbourg d'être à Paris présentement; et je vous assure que l'on ne peut mieux dire. C'est une personne très-opiniâtre et très-résolue, et assurément de bon goût; car elle hait madame de Gourdon à ne la pouvoir souffrir. Monsieur me fit toutes les caresses du monde au nez de la maréchale de Clérembault[143]; j'étois soutenue de la Fienne, qui la hait mortellement, et à qui j'avois donné à dîner il n'y a que deux jours. Tout le monde croit que la comtesse du Plessis[144] va épouser Clérembault.

M. de la Rochefoucauld vous fait cent mille complimens; il y a quatre ou cinq jours qu'il ne sort point; il a la goutte en miniature. J'ai mandé à madame du Plessis que vous m'aviez écrit des merveilles de son fils. Adieu, ma belle, vous savez combien je vous aime.

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LETTRE II.

Paris, 27 février 1673

Madame Bayard et M. de la Fayette arrivent dans ce moment; cela fait, ma belle, que je ne vous puis dire que deux mots de votre fils: il sort d'ici, et m'est venu dire adieu, et me prier de vous écrire ses raisons sur l'argent: elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de vous les expliquer fort au long; car vous voyez, d'où vous êtes, la dépense d'une campagne qui ne finit point. Tout le monde est au désespoir et se ruine. Il est impossible que votre fils ne fasse pas un peu comme les autres, et, de plus, la grande amitié que vous avez pour madame de Grignan, fait qu'il en faut témoigner à son frère. Je laisse au grand d'Hacqueville à vous en dire davantage. Adieu, ma très-chère.

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LETTRE III.

Paris, 15 avril, 1673

Madame de Northumberland me vint voir hier; j'avois été la chercher avec madame de Coulanges: elle me parut une femme qui a été fort belle, mais qui n'a plus un seul trait de visage qui se soutienne, ni où il soit resté le moindre air de jeunesse; j'en fus surprise: elle est, avec cela, mal habillée; point de grâce; enfin, je n'en fus point du tout éblouie; elle me parut entendre fort bien tout ce qu'on dit, ou, pour mieux dire, ce que je dis; car j'étois seule. M. de la Rochefoucauld et madame de Thianges, qui avoient envie de la voir, ne vinrent que comme elle sortoit. Montaigu m'avoit mandé qu'elle viendroit me voir; je lui ai fort parlé d'elle; il ne fait aucune façon d'être embarqué à son service, et paroît très-rempli d'espérance. M. de Chaulnes partit hier, et le comte Tot aussi; ce dernier est très-affligé de quitter la France: je l'ai vu quasi tous les jours, pendant qu'il a été ici; nous avons traité votre chapitre plusieurs fois. La maréchale de Grammont s'est trouvée mal; d'Hacqueville y a été, toujours courant, lui mener un médecin: il est, en vérité, un peu étendu dans ses soins. Adieu, mon amie: j'ai le sang si échauffé, et j'ai tant eu de tracas ces jours passés, que je n'en puis plus; je voudrois bien vous voir pour me rafraîchir le sang.

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LETTRE IV.

Paris, 19 mai 1673

Je vais demain à Chantilli: c'est ce même voyage que j'avois commencé l'année passée jusque sur le Pont-neuf, où la fièvre me prit; je ne sais pas s'il arrivera quelque chose d'aussi bizarre, qui m'empêche encore de l'exécuter: nous y allons, la même compagnie, et rien de plus.

Madame du Plessis étoit si charmée de votre lettre, qu'elle me l'a envoyée; elle est enfin partie pour sa Bretagne. J'ai donné vos lettres à Langlade, qui m'en a paru très-content; il honore toujours beaucoup madame de Grignan. Montaigu s'en va: on dit que ses espérances sont renversées; je crois qu'il y a quelque chose de travers dans l'esprit de la nymphe[145]. Votre fils est amoureux, comme un perdu, de mademoiselle de Poussai; il n'aspire qu'à être aussi transi que la Fare. M. de la Rochefoucauld dit que l'ambition de Sévigné est de mourir d'un amour qu'il n'a pas; car nous ne le tenons pas du bois dont on fait les fortes passions. Je suis dégoûtée de celle de la Fare: elle est trop grande et trop esclave; sa maîtresse ne répond pas au plus petit de ses sentimens: elle soupa chez Longueil et assista à une musique le soir même qu'il partit. Souper en compagnie quand son amant part, et qu'il part pour l'armée, me paroît un crime capital; je ne sais pas si je m'y connois. Adieu, ma belle.

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LETTRE V.

Paris, 26 mai 1673

Si je n'avois la migraine, je vous rendrois compte de mon voyage de Chantilli, et je vous dirois que de tous les lieux que le soleil éclair, il n'y en a point un pareil à celui-là. Nous n'y avons pas eu un trop beau temps; mais la beauté de la chasse dans les carosses vitrés a suppléé à ce qui nous manquoit. Nous y avons été cinq ou six jours; nous vous y avons extrêmement souhaitée, non-seulement par amitié, mais parce que vous êtes plus digne que personne du monde d'admirer ces beautés-là. J'ai trouvé ici, à mon retour, deux de vos lettres. Je ne pus faire achever celle-ci vendredi, et je ne puis l'achever moi-même aujourd'hui, dont je suis bien fâchée; car il me semble qu'il y a long-temps que je n'ai causé avec vous. Pour répondre à vos questions, je vous dirai que madame de Brissac[146] est toujours à l'hôtel de Conti, environnée de peu d'amans, et d'amans peu propres à faire du bruit; de sorte qu'elle n'a pas grand besoin du manteau de sainte Ursule. Le premier président de Bordeaux est amoureux d'elle comme un fou; il est vrai que ce n'est pas d'ailleurs une tête bien timbrée. Monsieur le Premier et ses enfans sont aussi fort assidus auprès d'elle; M. de Montaigu ne l'a, je crois, point vue de ce voyage-ci, de peur de déplaire à madame de Northumberland, qui part aujourd'hui; Montaigu l'a devancée de deux jours; tout cela ne laisse pas douter qu'il ne l'épouse. Madame de Brissac joue toujours la désolée, et affecte une très-grande négligence. La comtesse du Plessis a servi de dame d'honneur deux jours avant que Monsieur soit parti; sa belle-mère[147] n'y avoit pas voulu consentir auparavant. Elle n'égratigne point M. de Monaco; je crois qu'elle se fait justice, et qu'elle trouve que la seconde place de chez Madame est assez bonne pour la femme de Clérembault; elle le sera assurément dans un mois, si elle ne l'est déjà.

Nous allons dîner à Livri; M. de la Rochefoucauld, Morangis, Coulanges et moi; c'est une chose qui me paroît bien étrange, d'aller dîner à Livri, et que ce ne soit pas avec vous. L'abbé Testu[148] est allé à Fontevrault; je suis trompée, s'il n'eût mieux fait de n'y pas aller, et si ce voyage-là ne déplaît à des gens à qui il est bon de ne pas déplaire.

L'on dit que madame de Montespan est demeurée à Courtrai. Je reçois une petite lettre de vous: si vous n'avez pas reçu des miennes, c'est que j'ai bien eu des tracas; je vous conterai mes raisons quand vous serez ici. M. le Duc s'ennuie beaucoup à Utrecht; les femmes y sont horribles: voici un petit conte sur son sujet. Il se familiarisoit avec une jeune femme de ce pays-là, pour se désennuyer apparemment, et, comme les familiarités étoient sans doute un peu grandes, elle lui dit: Pour Dieu! Monseigneur, votre altesse a la bonté d'être trop insolente. C'est Briole qui m'a écrit cela; j'ai jugé que vous en seriez charmée, comme moi. Adieu, ma belle; je suis toute à vous assurément.

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LETTRE VI.

Paris, 30 juin 1673

Hé bien! hé bien! ma belle, qu'avez-vous à crier comme un aigle? Je vous demande que vous attendiez à juger de moi quand vous serez ici; qu'y a-t-il de si terrible à ces paroles: Mes journées sont remplies? Il est vrai que Bayard est ici, et qu'il fait mes affaires; mais quand il a couru tout le jour pour mon service, écrirai-je? Encore faut-il lui parler. Quand j'ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de la Rochefoucauld que je n'ai point vu de tout le jour; écrirai-je? M. de la Rochefoucauld et Gourville sont ici; écrirai-je? Mais quand ils sont sortis? Ah! quand ils sont sortis! il est onze heures, et je sors, moi; je couche chez nos voisins, à cause qu'on bâtit devant mes fenêtres. Mais l'après-dînée? J'ai mal à la tête. Mais le matin? J'y ai mal encore, et je prends des bouillons d'herbes qui m'enivrent. Vous êtes en Provence, ma belle, vos heures sont libres, et votre tête encore plus; le goût d'écrire vous dure encore pour tout le monde; il m'est passé pour tout le monde, et si j'avois un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprois avec lui. Ne mesurez donc point notre amitié sur l'écriture; je vous aimerai autant, en ne vous écrivant qu'une page en un mois, que vous, en m'en écrivant dix en huit jours. Quand je suis à St.-Maur, je puis écrire, parce que j'ai plus de tête et plus de loisir; mais je n'ai pas celui d'y être: je n'y ai passé que huit jours de cette année. Paris me tue. Si vous saviez comme je ferois ma cour à des gens à qui il est très-bon de la faire, d'écrire souvent toutes sortes de folies, et combien je leur en écris peu, vous jugeriez aisément que je ne fais pas ce que je veux là-dessus. Il y a aujourd'hui trois ans que je vis mourir Madame: je relus hier plusieurs de ses lettres; je suis toute pleine d'elle. Adieu, ma très-chère: vos défiances seules composent votre unique défaut, et la seule chose qui peut me déplaire en vous. M. de la Rochefoucauld vous écrira.

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LETTRE VII.

Paris, 14 juillet 1673

Voici ce que j'ai fait depuis que je ne vous ai écrit: j'ai eu deux accès de fièvre: il y a six mois que je n'ai été purgée; on me purge une fois, on me purge deux; le lendemain de la deuxième, je me mets à table: ah! ah! j'ai mal au cœur, je ne veux point de potage: mangez donc un peu de viande; non, je n'en veux point; mais vous mangerez du fruit; je crois qu'oui: hé bien! mangez-en donc; je ne saurois, je mangerai tantôt: que l'on m'ait ce soir un potage et un poulet. Voici le soir, voilà un potage et un poulet; je n'en veux point, je suis dégoûtée, je m'en vais me coucher; j'aime mieux dormir que de manger. Je me couche, je me tourne, je me retourne, je n'ai point de mal, mais je n'ai point de sommeil aussi; j'appelle, je prends un livre, je le referme; le jour vient, je me lève, je vais à la fenêtre; quatre heures sonnent, cinq heures, six heures; je me recouche, je m'endors jusqu'à sept: je me lève à huit, je me mets à table à douze inutilement, comme la veille; je me remets dans mon lit le soir inutilement, comme l'autre nuit. Êtes-vous malade? nenni. Êtes-vous plus foible? nenni. Je suis dans cet état trois jours et trois nuits: je redors présentement; mais je ne mange encore que par machine, comme les chevaux, en me frottant la bouche de vinaigre: du reste, je me porte bien, et je n'ai pas même si mal à la tête. Je viens d'écrire des folies à M. le Duc. Si je puis, j'irai dimanche à Livri pour un jour ou deux. Je suis très-aise d'aimer madame de Coulanges à cause de vous. Résolvez-vous, ma belle, de me voir soutenir toute ma vie, à la pointe de mon éloquence, que je vous aime plus encore que vous ne m'aimez: j'en ferois convenir Corbinelli en un demi-quart d'heure: au reste, mandez-moi bien de ses nouvelles; tant de bonnes volontés seront-elles toujours inutiles à ce pauvre homme? Pour moi, je crois que c'est son mérite qui leur porte malheur. Segrais porte aussi guignon; madame de Thianges est des amies de Corbinelli, madame Scarron, mille personnes, et je ne lui vois plus aucune espérance de quoi que ce puisse être. On donne des pensions aux beaux esprits; c'est un fonds abandonné à cela; il en mérite mieux que tous ceux qui en ont; point de nouvelles, on ne peut rien obtenir pour lui. Je dois voir demain madame de Vill......; c'est une certaine ridicule à qui M. d'Ambre a fait un enfant. Elle l'a plaidé, et a perdu son procès. Elle conte toutes les circonstances de son aventure; il n'y a rien au monde de pareil. Elle prétend avoir été forcée: vous jugez bien que cela-conduit à de beaux détails. La Marans est une sainte; il n'y a point de raillerie: cela me paroît un miracle. La Bonnetot est dévote aussi; elle a ôté son œil de verre; elle ne met plus de rouge, ni de boucles. Madame de Monaco ne fait pas de même; elle me vint voir l'autre jour, bien blanche: elle est favorite et engouée de cette Madame-ci tout comme de l'autre: cela est bizarre. Langlade s'en va demain en Poitou pour deux ou trois mois. M. de Marsillac est ici: il part lundi pour aller à Barège; il ne s'aide pas de son bras. Madame la comtesse du Plessis va se marier: elle a pensé acheter Frêne. M. de la Rochefoucauld se porte très-bien: il vous fait mille et mille complimens et à Corbinelli. Voici une question entre deux maximes:

On pardonne les infidélités; mais on ne les oublie point.

On oublie les infidélités; mais on ne les pardonne point.

«Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez pourtant toujours; ou qu'il vous en ait fait une, et qu'il vous aime aussi toujours?» On n'entend pas par infidélité, avoir quitté pour un autre; mais avoir fait une faute considérable. Adieu: je suis bien en train de jaser; voilà ce que c'est que de ne point manger et ne point dormir. J'embrasse madame de Grignan et toutes ses perfections.

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LETTRE VIII.

Paris, 4 septembre 1673

Je suis à St.-Maur; j'ai quitté toutes mes affaires et tous mes amis. J'ai mes enfans et le beau temps, cela me suffit. Je prends des eaux de Forges; je songe à ma santé: je ne vois personne, je ne m'en soucie point du tout. Tout le monde me paroît si attaché à ses plaisirs, et à des plaisirs qui dépendent entièrement des autres, que je me trouve avoir un don des fées, d'être de l'humeur dont je suis. Je ne sais si madame de Coulanges ne vous aura point mandé une conversation d'une après-dînée de chez Gourville, où étoient madame Scarron et l'abbé Testu, sur les personnes qui ont le goût au-dessus ou au-dessous de leur esprit; nous nous jetâmes dans des subtilités, où nous n'entendions plus rien. Si l'air de la Provence, qui subtilise encore toutes choses, vous augmente, nos visions là-dessus, vous serez dans les nues. Vous avez le goût au-dessus de votre esprit, et M. de la Rochefoucauld aussi, et moi encore; mais pas tant que vous deux. Voilà des exemples qui vous guideront. M. de Coulanges m'a dit que votre voyage étoit encore retardé: pourvu que vous rameniez madame de Grignan, je n'en murmure pas: si vous ne la ramenez point, c'est une trop longue absence. Mon goût augmente à vue d'œil pour la supérieure du Calvaire; j'espère qu'elle me rendra bonne. Le cardinal de Retz est brouillé pour jamais avec moi, de m'avoir refusé la permission d'entrer chez elle; je la vois quasi tous les jours; j'ai vu enfin son visage[149]: il est agréable, et l'on s'aperçoit bien qu'il a été beau. Elle n'a que quarante ans; mais l'austérité de la règle l'a fort changée. Madame de Grignan a fait des merveilles d'avoir écrit à la Marans. Je n'ai pas été si sage; car je fus, l'autre jour, chercher madame de Schomberg[150], et je ne la demandai point. Adieu, ma belle; je souhaite votre retour avec une impatience digne de notre amitié.

J'ai reçu les cinq cents livres, il y a long-temps. Il me semble que l'argent est si rare, qu'on n'en devroit point prendre de ses amis. Faites mes excuses à M. l'abbé (de Coulanges), de ce que je l'ai reçu.

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LETTRE IX.

Paris, 8 octobre 1689

Mon style sera laconique, je n'ai point de tête: j'ai eu la fièvre, j'ai chargé M. du Bois de vous le mander.

Votre affaire est manquée et sans remède; l'on y a fait des merveilles de toutes parts: je doute que M. de Chaulnes en personne l'eût pu faire. Le roi n'a témoigné nulle répugnance pour M. de Sévigné; mais il étoit engagé, il y a long-temps: il l'a dit à tous ceux qui pensoient à la députation; il faut laisser nos espérances jusqu'aux états prochains. Ce n'est pas de quoi il est question présentement: il est question, ma belle, qu'il ne faut point que vous passiez l'hiver en Bretagne à quelque prix que ce soit. Vous êtes vieille; les Rochers[151] sont pleins de bois; les catarrhes et les fluxions vous accableront. Vous vous ennuierez, votre esprit deviendra triste et baissera: tout cela est sûr, et les choses du monde ne sont rien en comparaison de tout ce que je vous dis. Ne me parlez point d'argent ni de dettes: je vous ferme la bouche sur tout. M. de Sévigné vous donne son équipage. Vous venez à Malicorne: vous y trouvez les chevaux et la calèche de M. de Chaulnes. Vous voilà à Paris: vous allez descendre à l'hôtel de Chaulnes; votre maison n'est pas prête, vous n'avez point de chevaux, c'est en attendant: à votre loisir, vous vous remettrez chez vous. Venons au fait: vous payez une pension à M. de Sévigné; vous avez ici un ménage: mettez le tout ensemble, cela fait de l'argent; car votre louage de maison va toujours. Vous direz: Mais je dois, et je paierai avec le temps. Comptez que vous trouvez ici mille écus, dont vous payez ce qui vous presse; qu'on vous les prête sans intérêt, et que vous les rembourserez petit à petit, comme vous voudrez. Ne demandez point d'où ils viennent, ni de qui c'est: on ne vous le dira pas; mais ce sont gens qui sont bien assurés qu'ils ne les perdront pas. Point de raisonnemens là-dessus, point de paroles, ni de lettres perdues; il faut venir: tout ce que vous m'écrirez, je ne le lirai seulement pas; et en un mot, ma belle, il faut venir, ou renoncer à mon amitié, à celle de madame de Chaulnes et à celle de madame de Lavardin. Nous ne voulons point d'une amie, qui veut vieillir et mourir par sa faute; il y a de la misère et de la pauvreté à votre conduite; il faut venir dès qu'il fera beau.

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LETTRE X.

Paris, 20 septembre 1690

Vous avez reçu ma réponse avant que j'aie reçu votre lettre. Vous aurez vu, par celle de madame de Lavardin et par la mienne, que nous voulions vous faire aller en Provence, puisque vous ne veniez point à Paris; c'est tout ce qu'il y a de meilleur à faire: le soleil est plus beau, vous aurez compagnie; je dis même, séparée de madame de Grignan, qui n'est pas peu; un gros château, bien des gens; enfin, c'est vivre que d'être là. Je loue extrêmement monsieur votre fils de consentir à vous perdre pour votre intérêt; si j'étois en train d'écrire, je lui en ferois des complimens: partez tout le plutôt qu'il vous sera possible. Mandez-nous par quelles villes vous passerez, et à peu près le temps: vous y trouverez de nos lettres. Je suis dans des vapeurs les plus tristes et les plus cruelles où l'on puisse être; il n'y a qu'à souffrir, quand c'est la volonté de Dieu.

C'est du meilleur de mon cœur que j'approuve votre voyage de Provence: je vous le dis sans flatterie, et nous l'avions pensé, madame de Lavardin et moi, sans savoir en aucune façon que ce fût votre dessein[152].

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LETTRE XI.

Paris, 20 septembre 1691

Ma santé est un peu meilleure qu'elle n'a été, c'est-à-dire que j'ai un peu moins de vapeurs; je ne connois point d'autre mal; ne vous inquiétez pas de ma santé; mes maux ne sont pas dangereux; et quand ils le deviendroient, ce ne seroit que par une grande langueur et par un grand desséchement, ce qui n'est pas l'affaire d'un jour: ainsi, ma belle, soyez en repos sur la vie de votre pauvre amie; vous aurez le loisir d'être préparée à tout ce qui arrivera, si ce n'est à des accidens imprévus, à quoi sont sujettes toutes les mortelles, et moi plus qu'une autre, parce que je suis plus mortelle qu'une autre; une personne en santé me paroît un prodige. M. le chevalier de Grignan a soin de moi; j'en ai une reconnoissance parfaite, et je l'aime de tout mon cœur. Madame la duchesse de Chaulnes me vint voir hier; elle a mille bontés pour moi; mon état lui fait pitié. Ma belle-fille a eu une fausse couche huit jours après être accouchée; il y a assez de femmes à qui cela arrive; c'est avoir été bien près d'avoir deux enfans; sa fille se porte bien; ils n'en auront que trop. Notre pauvre ami Croisilles[153] est toujours à Saint-Gratien: il me mande qu'il se porte fort bien à la campagne; il faudroit que vous vissiez comme il est fait, pour admirer qu'il se vante de se porter fort bien; nous en sommes véritablement en peine, le chevalier de Grignan et moi. L'abbé Testu est allé faire un voyage à la campagne; nous le soupçonnons, M. de Chaulnes et moi, d'être allé à la Trappe. La bonne femme, madame Lavocat, est bien malade; il y a aussi bien long-temps qu'elle est au monde. Je suis toute à vous, ma chère amie, et à toute votre aimable et bonne compagnie.

L'on vient de me dire que M. de la Feuillade[154] étoit mort cette nuit; si cela est véritable, voilà un bel exemple pour se tourmenter des biens de ce monde.

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LETTRE XII.

Paris, 26 septembre 1691

Venir à Paris pour l'amour de moi, ma chère amie! la seule pensée m'en fait peur. Dieu me garde de vous déranger ainsi! et, quoique je souhaite ardemment le plaisir de vous voir, je l'acheterois trop cher, si c'étoit à vos dépens. Je vous mandai, il y a huit jours, la vérité de mon état; j'étois parfaitement bien, et j'ai été comme par miracle, quinze jours sans vapeurs, c'est-à-dire, guérie de tous maux. Je ne suis plus si bien depuis trois ou quatre jours, et c'est la seule vue d'une lettre cachetée, que je n'ai point ouverte, qui a ému mes vapeurs. Je ressemble, comme deux gouttes d'eau, à une femme ensorcelée; mais, l'après-dînée, je suis assez comme une autre personne; je vous écrivis, il y a un mois ou deux, que c'étoit ma méchante heure, et c'est à présent la bonne. J'espère que mon mal, après avoir tourné et changé, me quittera peut-être; mais je demeurerai toujours une très-sotte femme; et vous ne sauriez croire comme je suis étonnée de l'être; je n'avois point été nourrie dans l'opinion que je le pusse devenir. Je reviens à votre voyage, ma belle, comptez que c'est un château en Espagne pour moi, que de m'imaginer le plaisir de vous voir, mais mon plaisir seroit troublé, si votre voyage ne s'accordoit pas avec les affaires de madame de Grignan et avec les vôtres. Il me paroît cependant, tout intérêt à part, que vous feriez fort bien de venir l'une et l'autre; mais je ne puis assez vous dire à quel point je suis touchée de la pensée de revenir uniquement à cause de moi. Je vous écrirai plus au long au premier jour.

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LETTRE XIII.

Paris, mercredi 10 octobre 1691

J'ai eu des vapeurs cruelles qui me durent encore, et qui me durent comme un point de fièvre qui m'afflige. En un mot, je suis folle, quoique je sois assurément une femme assez sage. Je veux remercier madame de Grignan pour me calmer l'esprit; elle a écrit des merveilles pour moi à monsieur le chevalier de Grignan.

A madame de Grignan.

Je vous en remercie, Madame, et je vous prie d'ordonner à M. le chevalier de Grignan de m'aimer; je l'aime de tout mon cœur: c'est un homme que cet homme-là. Ramenez madame votre mère; vous avez mille affaires ici; prenez garde de voir vos affaires domestiques de trop près, et que les maisons ne vous empêchent de voir la ville. Il y a plus d'une sorte d'intérêt en ce monde. Venez, Madame, venez ici pour l'amour des personnes qui vous aiment, et songez qu'en travaillant pour vous, c'est me donner en même temps la joie de voir madame votre mère.

A Madame de SÉVIGNÉ.

Mon dieu! ma chère amie, que je serai aise de vous voir! vraiment je pleurerai bien; tout me fait fondre en larmes. J'ai reçu ce matin des lettres de mon fils l'abbé, qui étoit en Poitou, à deux lieues de madame de la Troche. Un gentilhomme d'importance; gendre de madame de la Rochebardon, chez qui madame de la Troche est actuellement, vint dire adieu à mon fils, et c'est là qu'il apprit la mort de la Troche[155], par la gazette, s'il vous plaît; car je n'en avois point parlé à mon fils, qui me fait une peinture de la désolation de ce gentilhomme d'avoir à donner chez lui une telle nouvelle, ce qui m'a rejetée dans les larmes: j'y retombe bien toute seule. M. de Pomponne croyoit madame de la Troche riche, je lui ai écrit, et il m'a mandé que la duchesse du Lude l'avoit détrompé, et qu'ils avoient présenté un placet pour elle. Croisilles sort d'ici; il m'est venu voir de Saint-Gratien; je lui ai fait vos complimens; il est fort bien. Ma petite fille est louche comme un chien: il n'importe; madame de Grignan l'a bien été; c'est tout dire. Me voilà à bout de mon écriture, et toute à vous plus que jamais, s'il est possible.

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LETTRE XIV.

Paris, 24, janvier 1692.

Hélas! ma belle, tout ce que j'ai à vous dire de ma santé est bien mauvais; en un mot, je n'ai repos ni nuit ni jour, ni dans le corps ni dans l'esprit; je ne suis une personne, ni par l'un ni par l'autre; je péris à vue d'œil; il faut finir quand il plaît à Dieu, et j'y suis soumise. L'horrible froid qu'il fait m'empêche de voir madame de Lavardin. Croyez, ma très-chère, que vous êtes la personne du monde que j'ai le plus véritablement aimée.

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EXTRAITS

DE LETTRES DIVERSES.

Madame de la Fayette se moque des ridicules manières de parler de quelques personnes de son temps. Elle fait parler un amant jaloux à sa maîtresse.

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PREMIER EXTRAIT.

Ce sont de ces sortes de choses qu'on ne pardonne pas en mille ans, que le trait que vous me fîtes hier. Vous étiez belle comme un petit ange. Vous savez que je suis alerte sur le compte de Dangeau; je vous l'avois dit de bonne foi; et cependant vous me quittâtes franc et net pour le galoper; cela s'appelle rompre de couronne à couronne; c'est n'avoir aucun ménagement et manquer à toutes sortes d'égards. Vous sentez que cette manière de peindre m'a tiré de grands rideaux. Vous avez oublié qu'il y a des choses dont je ne tâte jamais, et que je suis une espèce d'homme que l'on ne trouve pas aisément sur un certain pied. Sûrement ce n'est point mon caractère que d'être dupe et de donner dans le panneau tête baissée. Je me le tiens pour dit; j'entends le françois. A la vérité, je ne ferai point de fracas; j'en userai fort honnêtement; je n'afficherai point; je ne donnerai rien au public; je retirerai mes troupes; mais comptez que vous n'avez point obligé un ingrat.

SECOND EXTRAIT,

Composé de phrases où il n'y a point de sens, et que bien des gens de la cour mettent dans leurs discours.

Je vous assure, Monseigneur, qu'on est bien chagrin de ne pouvoir faire son devoir, et il est fort honnête de le pardonner. Je vous écris cette missive pour vous donner des nouvelles de M. Domdtel; j'espère qu'il sera bientôt hors d'affaire, et que sa maladie ne sera pas longue. Je me suis trouvé depuis peu à un grand repas où l'on a mangé une bonne soupe, et où vous avez été bien célébré. Vous savez, Monseigneur, que vous inspirez la joie. L'on fit mille plaisanteries; vous me ferez bien la justice de croire que l'on a eu le dernier déplaisir de ne vous y avoir pas. J'ai bien envie d'avoir l'honneur de vous voit pour vous entretenir sur mon gazon. Mes fermiers sont cause que je ne puis m'aller rabattre chez Fredole; mais je vas souvent en un lieu où l'on aime à se réjouir, et où l'on met les plats en bataille. Il y a une personne qui désire fort le tête-à-tête avec vous. Vous connoîtrez dans son dialogue qu'elle a du savoir-faire, et que l'on vous trouve furieusement aimable; je vous dis tout ceci, parce que je suis engoué de vous; car votre caractère me réjouit; et, de bonne foi, il est vrai que je me suis coulé de mon pied en un lieu où j'ai vu de beaux esprits qui ne peuvent se passer de vous à cause de votre génie. Je m'étonne que vous ne veniez pas dialoguer avec les demoiselles; c'est à coup sûr que vous les réjouissez quand elles vous voient; car, assurément, vous êtes du bel air, et vous distinguez bien dans le beau monde, où l'on vous rend justice. Il est vrai que je m'en allai hier au bal dans un grand embarras, dont j'eus bien de la peine de me tirer; il est vrai que je n'y demeurai pas long-temps; j'ouïs la bonne femme qui me parla bien de vous, qui me dit que vous faisiez figure. Elle vous aime autant que les demoiselles; sûrement vous êtes aujourd'hui la coqueluche de tout le monde; il est vrai que votre mérite n'est pas postiche. Les demoiselles en rendent sûrement de bons témoignages.

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PORTRAIT

DE

LA MARQUISE DE SÉVIGNÉ,

PAR MADAME

LA COMTESSE DE LA FAYETTE,

SOUS LE NOM D'UN INCONNU.

Tous ceux qui se mêlent de peindre des belles, se tuent de les embellir pour leur plaire, et n'oseroient leur dire un seul de leurs défauts; mais pour moi, Madame, grâce au privilège d'inconnu que j'ai auprès de vous, je m'en vais vous peindre bien hardiment, et vous dire toutes vos vérités tout à mon aise, sans craindre de m'attirer votre colère; je suis au désespoir de n'en avoir que d'agréables à vous conter; car ce me seroit un grand déplaisir si, après vous avoir reproché mille défauts, je voyois cet inconnu aussi bien reçu de vous, que mille gens qui n'ont fait toute leur vie que de vous louer. Je ne veux point vous accabler de louanges, et m'amuser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous n'avez que vingt ans, que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont incomparables; je ne veux point vous dire toutes ces choses; votre miroir vous les dit assez; mais comme vous ne vous amusez pas à lui parler, il ne peut vous dire combien vous êtes aimable et charmante quand vous parlez; et c'est ce que je veux vous apprendre.

Sachez donc, Madame, si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point au monde de si agréable. Lorsque vous êtes animée dans une conversation dont la contrainte est bannie, tout ce que vous dites a un tel charme, et vous sied si bien, que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux, et que, lorsqu'on vous écoute, l'on ne voit plus qu'il manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l'on vous croit la beauté du monde la plus achevée. Vous pouvez juger, par ce que je viens de vous dire, que, si je vous suis inconnu, vous ne m'êtes pas inconnue, et qu'il faut que j'aie eu plus d'une fois l'honneur de vous voir et de vous entretenir, pour avoir démêlé ce qui fait en vous cet agrément dont tout le monde est surpris; mais je veux encore vous faire voir, Madame, que je ne connois pas moins les qualités solides qui sont en vous, que je sais les agréables dont on est touché. Votre âme est grande, noble, propre à dispenser des trésors, et incapable de s'abaisser au soin d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins au plaisir. Vous paroissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissemens, et les divertissemens augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent; enfin la joie est l'éaât véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à personne du monde. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la honte de notre sexe, cette tendresse nous a été inutile, et vous l'avez renfermée dans le vôtre, en la donnant à madame de la Fayette. Ah! Madame, s'il y avoit quelqu'un au monde assez heureux pour que vous ne l'eussiez pas trouvé indigne de ce trésor dont elle jouit, et qu'il n'eût pas tout mis en usage pour le posséder, il mériteroit toutes les disgrâces dont l'amour peut accabler ceux qui vivent sous son empire. Quel bonheur d'être le maître d'un cœur comme le vôtre, dont les sentimens fussent expliqués par cet esprit galant et agréable que les dieux vous ont donné! et votre cœur, Madame, est sans doute un bien qui ne se peut mériter; jamais il n'y en eut un si généreux, si bien fait et si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne le montrer pas toujours tel qu'il est; mais, au contraire, vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qu'il ne vous soit honorable de montrer, que même vous y laissez voir quelquefois ce que la prudence du siècle vous obligeroit de cacher. Vous êtes née la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été, et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples complimens de bienséance paroissent, en votre bouche, des protestations d'amitié, et tous ceux qui sortent d'auprès de vous s'en vont persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu'ils se puissent dire à eux-mêmes quelle marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre. Enfin, vous avez reçu des grâces du ciel qui n'ont jamais été données qu'à vous; et le monde vous est obligé de lui être venu montrer mille agréables qualités qui, jusqu'ici, lui avoient été inconnues. Je ne veux point m'embarquer à vous les dépeindre toutes; car je romprois le dessein que j'ai de ne vous pas accabler de louanges, et, de plus, Madame, pour vous en donner qui fussent

Dignes de vous et de paroître,
Il faudroit être votre amant,
Et je n'ai pas l'honneur de l'être
[156].

Fin des lettres de Madame de la Fayette.

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LETTRES

DE

NINON DE L'ENCLOS.

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NOTICE

SUR

NINON DE L'ENCLOS.

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Anne de l'Enclos naquit à Paris le 15 mai 1616 de M. de l'Enclos, gentilhomme de Touraine, et de mademoiselle de Raconis, son épouse, d'une famille noble de l'Orléanois.

Madame de l'Enclos vouloit faire de Ninon une dévote; mais M. de l'Enclos, homme d'esprit et de plaisir, se chargea lui-même de l'éducation de sa fille, et donna une direction toute différente à ses inclinations.

Ninon perdit ses parens de bonne heure: dès l'âge de quinze ans, elle se trouva maîtresse d'elle-même, et d'une fortune que les dissipations de son père avoient considérablement réduite. Elle mit son bien à fonds perdu, et se fit, par ce moyen, un revenu suffisant pour vivre dans l'aisance, et même obliger ses amis au besoin. Elle sut économiser sans avarice, et dépenser sans profusion.

Plusieurs fois elle fut recherchée en mariage; mais elle chérissoit trop l'indépendance pour contracter un pareil engagement.

Élevée dans les principes les moins sévères, et née avec des sens fort vifs, elle se livra toute entière aux plaisirs de l'amour. Nous n'entreprendrons point de faire l'apologie d'une conduite aussi peu retenue; en renonçant à la principale vertu de son sexe, Ninon a sans doute perdu une grande partie de ses droits à l'estime; mais s'il n'est pas permis de chercher à excuser ses torts, il doit l'être au moins de mettre sous les yeux du lecteur tout ce qui peut contribuer à les faire juger moins rigoureusement. M. de l'Enclos, professant ouvertement l'épicuréisme le plus relâché, avoit donné à sa fille des préceptes de volupté qu'il ne confirmoit que trop par sa manière de vivre; et l'on sait quelle influence exercent sur nos idées et nos actions de toute la vie, les discours et l'exemple des personnes qui ont présidé à notre éducation, sur-tout lorsque ces personnes nous ont été chères, et que leur doctrine a flatté nos goûts, au lieu de les contrarier. Abandonnée fort jeune à sa propre volonté, entourée de mille adorateurs que lui attiroient ses charmes, flattée d'inspirer de l'amour, ne pouvant s'empêcher d'en ressentir elle-même pour des hommes qui réunissoient presque tous aux grâces de l'esprit et du corps l'éclat d'une grande fortune ou d'un grand nom, comment Ninon se seroit-elle défendue contre tant de séductions? Elle y céda sans résistance; mais si elle fut foible, elle ne fut point vile. Quoiqu'elle eut le tort très-grand de ne considérer l'amour que comme une sensation et non point comme un sentiment, on ne voit pas que ce travers d'opinion, qui auroit pu l'entraîner aux choix les plus honteux, lui en ait jamais fait faire un seul que la délicatesse la plus platonique eût pu désavouer. La liste de ses amans est nombreuse; mais il n'y figure aucun nom que, pour son honneur, on soit fâché d'y trouver inscrit; ce sont les Condé, les la Rochefoucauld, les Longueville, les Coligni, les Villarceaux, les Sévigné, les d'Albret, les d'Estrées, les Gersey, les d'Effiat, les Clérembault, les la Châtre, les Bannier, les Gourville, etc. Mais ce qui établit sur-tout une prodigieuse différence entre Ninon et les autres femmes qui, comme elle, ont fait de l'amour une sorte de profession, c'est qu'elle ne trafiqua point de ses faveurs. Par inclination, par caprice ou même par vanité, elle les accordoit en pur don à l'amabilité, au mérite, à la célébrité; mais jamais elle ne les vendit à la richesse. Elle poussoit, dit-on, les scrupules du désintéressement jusque-là, que ceux dont elle avoit satisfait les désirs, en perdoient le droit de lui faire accepter les dons les plus légers.

Celle qui rejetoit les présens de l'amour comme un salaire offensant, n'étoit pas faite pour retenir les dépôts de l'amitié. Gourville, obligé de fuir du royaume, avoit confié vingt mille écus en or à Ninon, dont il étoit alors l'amant, et remis pareille somme entre les mains d'un personnage fameux par l'austérité de ses mœurs. Gourville revint. L'ecclésiastique (c'en étoit un) nia le dépôt. Gourville, à qui Ninon dans l'intervalle avoit donné un successeur, lui fit l'injure de la croire aussi peu fidèle en affaires qu'en amour, et il doutoit si peu de son malheur qu'il s'épargnoit jusqu'à la peine d'aller s'en assurer. Ninon l'envoya chercher. «Mon cher Gourville, lui dit-elle, il m'est arrivé un grand malheur pendant votre absence. J'ai perdu le goût que j'avois pour vous; mais je n'ai pas perdu la mémoire. Voici les vingt mille écus que vous m'avez confiés à votre départ de Paris. Ils sont encore dans la cassette où vous les avez serrés vous-même.»

Ninon ne trahissoit point ses amans; elle cessoit de les aimer et le leur disoit. Ce ne fut que pour se soustraire aux fatigantes importunités de la Châtre, qu'elle lui signa ce fameux billet, où elle faisoit de tous les sermens celui qu'elle étoit le moins en état de tenir, le serment de n'en aimer jamais d'autre de sa vie; et elle ne se crut pas liée un seul instant par un engagement aussi téméraire. Au reste il est certain, d'après son caractère, que si le porteur de cette risible cédule eût été de retour auprès d'elle, quand il lui vint en fantaisie de manquer à la foi jurée, elle lui auroit ingénument confié à lui-même que son billet ne valoit plus rien.

Volage en amour, mais non point perfide, Ninon étoit en amitié d'une constance à toute épreuve. Ses amans, en cessant de l'être, devenoient ses amis, et c'étoit pour toujours. L'amitié étoit le seul sentiment respectable à ses yeux, et elle en remplissoit religieusement tous les devoirs. J. J. Rousseau a dit: «Je n'aurois pas plus voulu d'elle pour mon ami que pour ma maîtresse.» On ne voit pas trop par quel motif il eût répugné si fort à être l'ami de Ninon; on expliqueroit plus facilement encore pourquoi il eût refusé d'être son amant, quoiqu'à dire vrai, Rousseau lui-même eût peut-être eu bien de la peine à se défendre de ses charmes, si elle se fût mis en tête de venir à bout de sa philosophie.

Tous ses contemporains s'accordent à la peindre comme la plus séduisante des femmes. Sa taille, disent-ils, étoit pleine de grâce et de noblesse; sa figure n'étoit pas parfaitement régulière, et n'avoit point ce grand éclat de beauté qui frappe d'abord; mais l'examen y faisoit découvrir une foule d'agrémens et de finesses qui la faisoient préférer aux figures les plus correctes et les plus éblouissantes. Elle dédaignoit le luxe des habits, ou plutôt, par une coquetterie mieux entendue, elle le rejetoit comme contraire aux intérêts de sa beauté. Une propreté recherchée, une simplicité élégante faisoient tous les frais de sa parure. Les charmes de sa personne se conservèrent si long-temps, ils diminuèrent d'une manière si lente et si peu sensible, qu'elle prolongea le don de plaire et d'exciter le désir, jusqu'à un âge où toutes les autres femmes sont trop heureuses de ne pas exciter le dégoût. On prétend qu'à quatre-vingts ans elle inspira une vive passion à l'abbé Gedoyn. Voltaire ne rejette point entièrement cette anecdote, comme quelques autres ont fait; mais à l'abbé Gedoyn il substitue l'abbé de Château-Neuf, et il rabat dix années de l'âge attribué à Ninon quand elle fit sa dernière folie. Au compte même de Voltaire, c'est encore avoir poussé bien loin sa carrière amoureuse. L'abbé Fraguier, qui n'avoit connu Ninon que dans un âge déjà très-avancé, disoit que quiconque vouloit faire attention à ses yeux, pouvoit y lire encore toute son histoire. Chaulieu exprimoit autrement la même idée: L'amour, disoit-il, s'étoit retiré jusque dans les rides de son front.

L'esprit de Ninon n'étoit pas moins célèbre que ses charmes. Elle l'avoit tout à la fois agréable et solide. Elle se l'étoit formé de bonne heure par la lecture de nos meilleurs écrivains. A l'âge de dix ans, Montaigne et Charron étoient ses livres favoris. Elle parloit avec facilité l'italien et l'espagnol. Elle évitoit avec un soin extrême le ridicule si commun parmi les femmes qui se croient ou sont en effet plus instruites que les autres, celui de faire parade de leur savoir. Mignard se plaignoit de ce que sa fille, depuis madame la comtesse de Feuquières, manquoit de mémoire: Vous êtes trop heureux, Monsieur, lui dit Ninon, elle ne citera point. «Son entretien étoit doux et léger, dit l'abbé Fraguier: le contraire la blessoit, mais il n'y paroissoit point.» Elle n'avoit pas négligé les arts agréables; elle dansoit avec grâce, chantoit avec goût, et jouoit très-bien du clavecin, du luth, du tuorbe et de la guitare.

Tant d'agrémens réunis ne pouvoient manquer d'attirer chez elle l'élite de la cour et de la ville. Les hommes les plus distingués par la naissance, l'esprit et les talens, lui faisoient une cour assidue. Les mères ambitionnoient pour leurs fils l'avantage d'être admis chez Ninon, auprès de qui ils se formoient aux manières et au ton de la bonne compagnie. Cette faveur n'étoit point accordée indistinctement à tous ceux qui la sollicitoient. Un mérite reconnu, ou d'heureuses dispositions pour en acquérir, étoient, avec la probité, les seuls titres qui pussent la faire obtenir. Ninon n'y fut trompée qu'une fois. A la sollicitation d'un de ses meilleurs amis, elle avoit consenti à recevoir chez elle un M. Rémond, dont l'éducation ne lui fit point d'honneur. Il se signala bientôt dans le monde par toutes sortes de ridicules. On apprit à Ninon qu'il alloit se vantant partout d'avoir été formé par elle. Je suis comme Dieu, dit-elle, qui s'est repenti d'avoir formé l'homme. Chapelle fut exclus de sa maison, à cause de son ivrognerie, quoique ce défaut, qui est devenu le partage de la dernière classe du peuple, fût encore de mode alors parmi les plus honnêtes gens. Chapelle, offensé, jura que pendant un mois il ne se coucheroit pas sans être ivre, et sans avoir fait une chanson contre Ninon. Il tint parole, dit Voltaire.

On conçoit sans peine que les hommes, moins scrupuleux dans leurs liaisons de tout genre, aient recherché avec empressement la société d'une femme, disons le mot, d'une courtisane charmante, et se soient, en quelque sorte, fait un honneur d'y être admis; mais que des femmes, à qui le soin de leur réputation commandoit à cet égard la plus grande réserve, n'aient point rougi d'être ouvertement les amies de Ninon, voilà ce qui étonne avec raison, voilà ce qu'on ne peut expliquer que par un mérite vraiment extraordinaire dans la personne qui les faisoit ainsi passer par-dessus les conseils du plus sage préjugé. Cela fait supposer aussi, que Ninon mettoit dans sa conduite autant de décence extérieure qu'il en falloit, pour que des femmes honnêtes ne fussent point embarrassées chez elle de leur contenance. Mesdames de la Suze, de Castelnau, de la Ferté, de Sulli, de Fiesque, de la Fayette, de Choisi, de Lambert, de Bouillon-Mancini, de Sandwich, etc., furent liées avec elle d'une amitié très-étroite. Elle en avoit contracté une plus intime encore avec madame de Maintenon, lorsque celle-ci n'étoit que mademoiselle d'Aubigné ou madame Scarron; elles couchèrent plusieurs mois ensemble dans le même lit, et l'on assure que mademoiselle d'Aubigné enleva à Ninon, Villarceaux, son amant, sans que Ninon en sût plus mauvais gré à l'un et à l'autre. Madame de Maintenon, parvenue au comble de la faveur, fit proposer à son ancienne amie de se faire dévote, et de venir auprès d'elle à la cour. Ninon refusa. Ce ne fut pas la seule fois qu'elle sacrifia la fortune et la faveur à son amour pour le repos et la liberté. La reine Christine fit en vain mille efforts pour l'emmener avec elle à Rome. Christine dit en partant qu'elle n'avoit trouvé aucune femme en France qui lui plût autant que l'illustre Ninon. C'est dans une conversation avec cette reine que Ninon qualifia les précieuses de jansénistes de l'amour. Madame de Sévigné n'aimoit point Ninon. Dans plusieurs de ses lettres, elle parle d'elle avec très-peu de considération. Sa prévention est excusable; le marquis de Sévigné s'occupoit peu de son avancement, mais en revanche il travailloit assez efficacement à déranger une fortune que sa mère mettoit tous ses soins à conserver. Madame de Sévigné crut voir dans l'amour de son fils pour Ninon la cause de son indolence et de ses dissipations. La Champmêlé, qui succéda à Ninon dans le cœur du marquis de Sévigné, eut aussi sa part de la mauvaise humeur et des ressentimens de cette mère tendre et inquiète. En général, elle ne ménageoit aucun de ceux qu'elle croyoit pouvoir accuser du dérangement de son fils. Pour un ou deux soupers que celui-ci fit accepter à Racine et à Boileau, elle parle quelque part d'eux, comme de poëtes faméliques, pour qui un repas pris en ville est une bonne fortune. Or, on sait que Boileau recevoit chez lui les plus grands seigneurs, et que Racine refusoit de dîner avec M. le duc de Bourbon, pour manger une carpe en famille.

Revenons à Ninon. Plusieurs beaux esprits du temps, plusieurs écrivains assez distingués la célébrèrent en prose et en vers. De ce nombre furent Scarron, Regnier-Desmarais, l'abbé de Châteauneuf et Saint-Evremont. Ce dernier partageoit ses adorations entre elle et la fameuse duchesse de Mazarin. Tout le monde connoît le joli quatrain qu'il fit pour Ninon:

L'indulgente et sage nature
A formé l'âme de Ninon,
De la volupté d'Épicure,
Et de la vertu de Caton.

Un hommage plus flatteur encore pour elle, c'est le cas que Molière faisoit de son goût et de son esprit; il la consultoit, dit-on, sur tous ses ouvrages. Comme il lui avoit lu un jour son Tartuffe, elle lui fit le récit d'une aventure qui lui étoit arrivée avec un scélérat à peu près de la même espèce. Molière rapporta qu'elle lui en avoit fait le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles, que, si sa pièce n'eût pas été faite, il ne l'auroit jamais entreprise, tant il se seroit cru incapable de rien mettre sur le théâtre d'aussi parfait que le Tartuffe de mademoiselle de l'Enclos. Voltaire trouve l'anecdote peu vraisemblable, quoiqu'on en ait pour garant l'abbé de Châteauneuf, qui disoit la tenir de Molière lui-même. On peut l'adopter, en admettant que Molière a parlé avec un peu trop de modestie sur son propre compte, et d'exagération sur celui de Ninon, qui l'avoit frappé d'admiration par son talent pour saisir et peindre le ridicule.

Ses contes et ses bons mots lui avoient fait de bonne heure une réputation. On cite d'elle une foule de réflexions profondes ou ingénieuses. Nous n'en rapporterons que quelques-unes. Elle eut, à l'âge de vingt-deux ans, une maladie qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploroient sa destinée qui l'enlevoit à la fleur de son âge. Ah! dit-elle, je ne laisse au monde que des mourans. Ce mot est bien philosophique. La beauté sans les grâces, disoit-elle souvent, est un hameçon sans appât. Elle disoit un jour à Saint-Evremont qu'elle rendoit grâces à Dieu tous les soirs de son esprit, et qu'elle le prioit tous les matins de la préserver des sottises de son cœur. Elle prétendoit qu'une femme sensée ne devroit jamais prendre d'amant sans l'aveu de son cœur, ni de mari sans le consentement de sa raison. Ninon avoit le talent des vers; mais elle en faisoit rarement usage. Le Grand-Prieur de Vendôme avoit essayé inutilement de se faire aimer d'elle; indigné de ses refus, il mit un jour sur sa toilette ce quatrain:

Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,
Je renonce sans peine à tes foibles appas:
Mon amour te prêtoit des charmes,
Ingrate, que tu n'avois pas.

Elle y répondit par cette plaisante parodie:

Insensible à tes feux, insensible à tes larmes,
Je te vois renoncer à mes foibles appas;
Mais si l'amour prête des charmes,
Pourquoi n'en empruntois-tu pas?

Le bonheur dont jouissoit Ninon ne fut troublé qu'une fois, mais ce fut par l'accident le plus affreux. L'un des deux fils qu'elle avoit eus de Villarceaux, ignorant qu'elle étoit sa mère, devint éperdument amoureux d'elle, et lorsque voulant mettre fin à cette fatale passion, elle lui eût révélé le secret de sa naissance, l'infortuné jeune homme alla se poignarder de désespoir. Son autre fils, nommé la Boissière, fit une espèce de fortune; il devint capitaine de vaisseau, et mourut à Toulon, en 1732, âgé de 75 ans.

Tout le monde sait que Voltaire fut présenté à Ninon au sortir du collége par l'abbé de Châteauneuf, et qu'elle lui laissa par son testament deux mille francs pour acheter des livres.

Ninon mourut à Paris dans sa maison de la rue des Tournelles, au Marais, le 17 octobre 1706, sur les cinq heures du soir, à l'âge de quatre-vingt-dix ans et cinq mois.

On a écrit plusieurs fois sa vie. Voltaire impatienté de voir paroître tant de mémoires sur elle, disoit: Si cette mode continue, il y aura bientôt autant d'histoires de Ninon que de Louis XIV.

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LETTRES

DE
 
MLLE. DE L'ENCLOS;
 
A M. DE St.-EVREMONT,
 
ET
 
DE M. DE St.-EVREMONT
 
A MLLE. DE L'ENCLOS.

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LETTRE PREMIÈRE.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

Votre vie, ma très-chère, a été trop illustre pour n'être pas continuée de la même manière jusqu'à la fin. Que l'enfer de M. de la Rochefoucauld[157] ne vous épouvante pas; c'étoit un enfer médité, dont il vouloit faire une maxime. Prononcez donc le mot d'amour hardiment, et que celui de vieille ne sorte jamais de votre bouche. Il y a tant d'esprit dans votre lettre, que vous ne laissez pas même imaginer le commencement du retour. Quelle ingratitude d'avoir honte de nommer l'amour à qui vous devez votre mérite et vos plaisirs! Car enfin, ma belle gardeuse de cassette, la réputation de votre probité est particulièrement établie sur ce que vous avez résisté à des amans qui se fussent accommodés volontiers de l'argent de vos amis. Avouez toutes vos passions pour faire valoir toutes vos vertus. Cependant, vous n'avez exprimé que la moitié du caractère. Il n'y a rien de mieux que la part qui regarde vos amis; rien de plus sec que ce qui regarde vos amans. En peu de vers, je veux faire le caractère entier; et le voici formé de toutes les qualités que vous avez, ou que vous avez eues.

Dans vos amours on vous trouvoit légère,
En amitié toujours sûre et sincère;
Pour vos amans les humeurs de Vénus,
Pour vos amis les solides vertus.
Quand les premiers vous nommoient infidelle,
Et qu'asservis encore à votre loi,
Ils reprochoient une flamme nouvelle,
Les autres se louoient de votre bonne foi.
Tantôt c'étoit le naturel d'Hélène,
Ses appétits, comme tous ses appas;
Tantôt c'étoit la probité romaine,
C'étoit d'honneur la règle et le compas.
Dans un couvent, en sœur dépositaire,
Vous auriez bien ménagé quelqu'affaire;
Et dans le monde, à garder les dépôts,
On vous eût justement préférée aux dévots.

Que cette diversité ne vous surprenne point.

L'indulgente et sage nature,
A formé l'âme de Ninon,
De la volupté d'Épicure,
Et de la vertu de Caton.

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LETTRE II.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

J'étois dans ma chambre, toute seule, et très-lasse de lecture, lorsque l'on me dit: voilà un homme de la part de M. de Saint-Evremont. Jugez si tout mon ennui ne s'est pas dissipé dans le moment. J'ai eu le plaisir de parler de vous, et j'en ai appris des choses que les lettres ne disent point: votre santé parfaite et vos occupations. La joie de l'esprit en marque la force; et votre lettre, comme du temps que M. d'Olonne vous faisoit suivre, m'assure que l'Angleterre vous promet encore quarante ans de vie; car il me semble que ce n'est qu'en Angleterre que l'on parle de ceux qui ont vécu au delà de l'âge de l'homme. J'aurois souhaité de passer ce qui me reste de vie avec vous: si vous aviez pensé comme moi, vous seriez ici. Il est pourtant assez beau de se souvenir toujours des personnes que l'on a aimées; et c'est peut-être pour embellir mon épitaphe que cette séparation du corps s'est faite. Je souhaiterois que le jeune[158] prédicateur m'eût trouvée dans la gloire de Niquée, où l'on ne change point; car il me paroît que vous m'y croyez des premières enchantées. Ne changez point vos idées sur cela; elles m'ont toujours été favorables, et que cette communication, que quelques philosophes croyoient au-dessus de la présence, dure toujours.

J'ai témoigné à M. Turretin la joie que j'aurois de lui être bonne à quelque chose. Il a trouvé ici de mes amis qui l'ont jugé digne des louanges que vous lui donnez. S'il veut profiter de ce qui nous reste d'honnêtes abbés en l'absence de la cour, il sera traité comme un homme que vous estimez. J'ai lu devant lui votre lettre avec des lunettes, mais elles ne me siéent pas mal; j'ai toujours eu la mine grave. S'il est amoureux du mérite que l'on appelle ici distingué, peut-être que votre souhait sera accompli; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot.

J'ai su que vous souhaitiez la Fontaine en Angleterre. On n'en jouit guère à Paris. Sa tête est bien affoiblie: c'est le destin des poëtes; le Tasse et Lucrèce l'ont éprouvé. Je doute qu'il y ait eu du philtre amoureux pour la Fontaine. Il n'a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense.

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LETTRE III.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

M Turretin m'a une grande obligation de lui avoir donné votre connoissance. Je ne lui en ai pas une médiocre d'avoir servi de sujet à la belle lettre que je viens de recevoir. Je ne doute point qu'il ne vous ait trouvée avec les mêmes yeux que je vous ai vue: ces yeux, par qui je connoissois toujours la nouvelle conquête d'un amant, quand ils brilloient un peu plus que de coutume, et qui nous faisoient dire:

Telle n'est point la Cythérée[159],
Quand d'un nouveau feu s'allumant,
Elle soit pompeuse et parée
Pour la conquête d'un amant;
Telle ne luit en sa carrière
Des mois l'inégale courrière;
Et telle dessus l'horizon,
L'Aurore au matin ne s'étale,
Quand les yeux même de Céphalo
En feroient la comparaison.

Vous êtes encore la même pour moi; et quand la nature, qui n'a jamais pardonné à personne, auroit épuisé son pouvoir à produire une petite altération aux traits de votre visage, mon imagination sera toujours pour vous cette gloire de Niquée, où vous savez qu'on ne changeoit point. Vous n'en avez pas affaire pour vos yeux et pour vos dents, j'en suis assuré. Le plus grand besoin que vous ayez, c'est de mon jugement, pour bien connoître les avantages de votre esprit, qui se perfectionne tous les jours. Vous êtes plus spirituelle que n'étoit la jeune et vive Ninon.

Telle n'étoit point Ninon,
Quand le gagneur[160] de batailles,
Après l'expédition
Opposée aux funérailles,
Attendoit avec vous en conversation
Le mérite nouveau d'une autre impulsion.

Votre esprit, à son courage
Qui paroissoit abattu,
Faisoit retrouver l'usage
De sa première vertu.

Le charme de vos paroles
Passoit ceux des Espagnoles,
A ranimer tous les sens
Des amoureux languissans.

Tant qu'on vit à votre service
Un jeune, un aimable garçon[161],
A qui Vénus fut rarement propice,
Bussi n'en fit point de chanson.

Vous étiez même regardée
Comme une nouvelle Médée;
Qui pourroit en amour rajeunir un Éson.
Que votre art seroit beau, qu'il seroit admirable,
S'il me rendoit un Jason,
Un Argonaute capable
De conquérir la toison!

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LETTRE IV.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

1696

J'ai reçu la seconde lettre que vous m'avez écrite, obligeante, agréable, spirituelle, où je reconnois les enjouemens de Ninon et le bon sens de mademoiselle de Lenclos. Je savois comment la première a vécu; vous m'apprenez de quelle manière vit l'autre. Tout contribue à me faire regretter le temps heureux que j'ai passé dans votre commerce, et à désirer inutilement de vous voir encore. Je n'ai pas la force de me transporter en France, et vous y avez des agrémens qui ne vous laisseront pas venir en Angleterre. Madame de Bouillon vous peut dire que l'Angleterre a ses charmes; et je serois un ingrat, si je n'avouois moi-même que j'y ai trouvé des douceurs. J'ai appris avec beaucoup de plaisir que M. le comte de Grammont a recouvré sa première santé, et acquis une nouvelle dévotion. Jusqu'ici je me suis contenté grossièrement d'être homme de bien. Il faut faire quelque chose de plus, et je n'attends que votre exemple pour être dévôt. Vous vivez dans un pays où l'on a de merveilleux avantages pour se sauver. Le vice n'y est guère moins opposé à la mode qu'à la vertu. Pécher, c'est ne savoir pas vivre, et choquer la bienséance autant que la religion. Il ne falloit autrefois qu'être méchant; il faut être de plus malhonnête homme pour se damner en France présentement. Ceux qui n'ont pas assez de considération pour l'autre vie, sont conduits au salut par les égards et les devoirs de celle-ci. C'en est assez sur une matière où la conversion de M. le comte de Grammont m'a engagé. Je la crois sincère et honnête. Il sied bien à un homme qui n'est pas jeune, d'oublier qu'il l'a été. Je ne l'ai pu faire jusqu'ici. Au contraire, du souvenir de mes jeunes ans, de la mémoire de ma vivacité passée, je tâche d'animer la langueur de mes vieux jours. Ce que je trouve de plus fâcheux à mon âge, c'est que l'espérance est perdue: l'espérance, qui est la plus douce des passions, et celle qui contribue davantage à nous faire vivre agréablement. Désespérer de vous voir jamais, est ce qui me fait le plus de peine. Il faut se contenter de vous écrire quelquefois, pour entretenir une amitié qui résiste à la longueur du temps, à l'éloignement des lieux, et à la froideur ordinaire de la vieillesse[162]. Ce dernier mot me regarde. La nature commencera par vous, à faire voir qu'il est possible de ne vieillir pas. Je vous prie de faire assurer M. le duc de Lauzun, de mes très-humbles services, et de savoir si madame la maréchale de Créqui lui a fait payer cinq cents écus qu'il m'avoit prêtés. On me l'a écrit, il y a long-temps; mais je n'en suis pas trop assuré.

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LETTRE V.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

Il y a plus d'un an que je demande de vos nouvelles à tout le monde, et personne ne m'en apprend.

M. de la Bastide m'a dit que vous vous portiez fort bien; mais il ajoute, que si vous n'avez plus tant d'amans, vous êtes contente d'avoir beaucoup d'amis. La fausseté de la dernière nouvelle me fait douter de la vérité de la première. Vous êtes née pour aimer toute votre vie. Les amans et les joueurs ont quelque chose de semblable. Qui a aimé, aimera. Si l'on m'avoit dit que vous étiez dévote, je l'aurois pu croire. C'est passer d'une passion humaine à l'amour de Dieu, et donner à son âme de l'occupation; mais ne pas aimer est une espèce de néant qui ne peut convenir à votre cœur.

Ce repos languissant ne fut jamais un bien,
C'est trouver, sans mourir, l'état où l'on n'est rien.

Je vous demande des nouvelles de votre santé, de vos occupations, de votre humeur, et que ce soit dans une assez longue lettre, où il y ait peu de morale, et beaucoup d'affection pour votre ancien ami. L'on dit ici que le comte de Grammont est mort, ce qui me donne un déplaisir fort sensible. Si vous connoissez Barbin, faites-lui demander pourquoi il imprime tant de choses sous mon nom, qui ne sont point de moi. J'ai assez de mes sottises, sans me charger de celles des autres. On me donne une pièce contre le père Bouhours, où je ne pensai jamais. Il n'y a pas d'écrivain que j'estime plus que lui. Notre langue lui doit plus qu'à aucun auteur, sans excepter Vaugelas. Dieu veuille que la nouvelle de la mort du comte de Grammont soit fausse[163], et celle de votre santé véritable!

La gazette de Hollande dit que M. le comte de Lauzun se marie; si cela étoit vrai, on l'auroit mandé de Paris: outre cela, M. de Lauzun est duc, et le nom de comte ne lui convient point. Si vous avez la bonté de m'en écrire quelque chose, vous m'obligerez, et de faire bien des complimens à M. de Gourville de ma part, en cas que vous le voyiez toujours. Pour des nouvelles de paix et de guerre, je ne vous en demande pas. Je n'en écris point, et je n'en reçois pas davantage. Adieu. C'est le plus véritable de vos serviteurs qui gagneroit beaucoup si vous n'aviez point d'amans; car il seroit le premier de vos amis, malgré une absence qu'on peut nommer éternelle.

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LETTRE VI.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

Je défie Dulcinée de sentir avec plus de joie le souvenir de son chevalier. Votre lettre a été reçue comme elle le mérite, et la triste figure n'a point diminué le mérite des sentimens. Je suis touchée de leur force et de leur persévérance. Conservez-les à la honte de ceux qui se mêlent d'en juger. Je crois, comme vous, que les rides sont les marques de la sagesse. Je suis ravie que vos vertus extérieures ne vous attristent point. Je tâche d'en user de même. Vous avez un ami[164], gouverneur de province, qui doit sa fortune à ses agrémens. C'est le seul vieillard qui ne soit pas ridicule à la cour. M. de Turenne ne vouloit vivre que pour le voir vieux. Il le verroit père de famille, riche et plaisant. Il a plus dit de plaisanteries sur sa nouvelle dignité, que les autres n'en ont pensé. M. d'Elbene, que vous appeliez le Cunctator, est mort à l'hôpital. Qu'est-ce que les jugemens des hommes! Si M. d'Olonne vivoit, et qu'il eût lu la lettre que vous m'écrivez, il vous auroit continué votre qualité de son philosophe. M. de Lauzun est mon voisin. Il recevra vos complimens. Je vous rends très-tendrement ceux de M. de Charleval. Je vous demande instamment de faire souvenir M. de Ruvigny de son amie de la rue des Tournelles.

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LETTRE VII.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

1693

M de Charleval vient de mourir, et j'en suis si affligée, que je cherche à me consoler par la part que je sais que vous y prendrez. Je le voyois tous les jours. Son esprit avoit tous les charmes de la jeunesse, et son cœur toute la bonté et la tendresse désirable dans les véritables amis. Nous parlions souvent de vous, et de tous les originaux de notre tems. Sa vie et celle que je mène présentement avoient beaucoup de rapport. Enfin, c'est plus que de mourir soi-même qu'une pareille perte. Mandez-moi de vos nouvelles. Je m'intéresse à votre vie à Londres, comme si vous étiez ici, et les anciens amis ont des charmes que l'on ne connoît jamais si bien que lorsqu'on en est privé.

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LETTRE VIII.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

J'apprends avec plaisir que mon âme vous est plus chère que mon corps, et que votre bon sens vous conduit toujours au meilleur. Le corps, à la vérité, n'est plus digne d'attention, et l'âme a encore quelque lueur qui la soutient, et qui la rend sensible au souvenir d'un ami dont l'absence n'a point effacé les traits. Je fais souvent de vieux contes où M. d'Elbene, M. de Charleval et le chevalier de la Rivière réjouissent les modernes. Vous avez part aux beaux endroits. Mais comme vous êtes moderne aussi, j'observe de ne vous pas louer devant les académiciens qui se sont déclarés pour les anciens. Il m'est revenu un prologue en musique que je voudrois bien voir sur le théâtre de Paris. La beauté, qui en fait le sujet, donneroit de l'envie à toutes celles qui l'entendroient. Toutes nos Hélènes n'ont pas le droit de trouver un Homère, et d'être toujours les Déesses de la beauté. Me voici bien haut; comment en descendre? Mon très-cher ami, ne falloit-il pas mettre le cœur à son langage? Je vous assure que je vous aime toujours plus tendrement que ne le permet la philosophie. Madame la duchesse de Bouillon est comme à dix-huit ans. La source des charmes est dans le sang Mazarin. A cette heure que nos rois sont amis, ne devriez-vous pas venir faire un tour ici? ce seroit pour moi le plus grand succès de la paix.

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LETTRE IX.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

Je prends un plaisir sensible à voir de jeunes personnes, belles, fleuries, capables de plaire, propres à toucher sincèrement un vieux cœur comme le mien. Comme il y a toujours eu beaucoup de rapport entre votre goût, entre votre humeur, entre vos sentimens et les miens, je crois que vous ne serez pas fâchée de voir un jeune cavalier qui sait plaire à toutes nos dames. C'est M. le duc de Saint-Albans, que j'ai prié, autant pour son intérêt que pour le vôtre, de vous visiter. S'il y a quelqu'un de vos amis avec M. de Tallard, du mérite de notre temps, à qui je puisse rendre quelque service, ordonnez. Faites-moi savoir comment se porte notre ancien ami M. de Gourville. Je ne doute point qu'il ne soit bien dans ses affaires. S'il est mal dans sa santé, je le plains.

Le docteur Morelli, mon ami particulier, accompagne madame la comtesse de Sandwich, qui va en France pour sa santé. Feu M. le comte de Rochester, père de madame Sandwich, avoit plus d'esprit qu'homme d'Angleterre. Madame Sandwich en a plus que n'avoit M. son père. Aussi généreuse que spirituelle, aussi aimable que spirituelle et généreuse: voilà une partie de ses qualités. Je m'étendrai plus sur le médecin que sur la malade.

Sept villes, comme vous savez, se disputèrent la naissance d'Homère. Sept grandes nations se disputent celle du Morelli. L'Inde, l'Égypte, l'Arabie, la Perse, la Turquie, l'Italie, l'Espagne; les pays froids, les pays tempérés même, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, n'y ont aucune prétention. Il sait toutes les langues, il en parle la plupart. Son style haut, grand, figuré, me fait croire qu'il est né chez les Orientaux, et qu'il a pris ce qu'il y a de bon chez les Européens. Il aime la musique passionnément. Il est fou de la poésie. Curieux en peinture, pour le moins; connoisseur, je ne le sais pas. Sur l'architecture, il a des amis qui la savent. Célèbre, sérieusement, dans sa profession; capable d'exercer celle des autres. Je vous prie de lui faciliter la connoissance de tous vos illustres. S'il a bien la vôtre, je le tiens assez heureux. Vous ne lui sauriez faire connoître personne qui ait un mérite si singulier que vous. Il me semble qu'Épicure faisoit une partie de son souverain bien, du souvenir des choses passées. Il n'y a plus de souverain bien pour un homme de cent ans comme moi; mais il est encore des consolations. Celle de me souvenir de vous, et de tout ce que je vous ai ouï dire, est une des plus grandes. Je vous écris bien des choses dont vous ne vous souciez guère; je ne songe pas qu'elle vous ennuieront: il me suffit qu'elles me plaisent. Il ne faut pas, à mon âge, croire qu'on puisse plaire aux autres. Mon mérite est de me contenter. Trop heureux de le pouvoir faire en vous écrivant! Songez à me ménager du vin avec M. de Gourville. Je suis logé avec M. de l'Hermitage, un de ses parens, fort honnête homme, réfugié en Angleterre pour sa religion. Je suis fâché que la conscience des catholiques françois ne l'ait pu souffrir à Paris, ou que la délicatesse de la sienne l'en ait fait sortir. Il mérite l'approbation de son cousin, assurément.

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LETTRE X.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

A quoi songez-vous de croire que la vue d'un jeune homme soit un plaisir pour moi? Vos sens vous trompent sur ceux des autres. J'ai tout oublié hors mes amis. Si le nom de docteur ne m'avoit rassurée, je vous aurois fait réponse par l'abbé de Hautefeuille, et vos Anglois n'auroient pas entendu parler de moi. On leur a dit à ma porte que je n'y étois pas, et on y reçut votre lettre qui m'a autant réjouie qu'aucune que j'aie jamais reçue de vous. Quelle envie d'avoir de bon vin! et que je suis malheureuse de ne pouvoir vous répondre du succès! M. de l'Hermitage vous diroit aussi bien que moi que M. de Gourville ne sort plus de sa chambre. Assez indifférent pour toutes sortes de goûts, bon ami toujours, mais que ses amis ne songent pas d'employer, de peur de lui donner des soins. Après cela, si par quelque insinuation que je ne prévois pas encore, je puis employer mon savoir-faire pour le vin, ne doutez pas que je ne le fasse. M. de Tallard a été de mes amis autrefois, mais les grandes affaires détournent les grands hommes des inutilités. On m'a dit que M. l'abbé Dubois[165] iroit avec lui. C'est un petit homme délié, qui vous plaira, je crois. Il y a vingt de vos lettres entre mes mains: on les lit ici avec admiration; vous voyez que le bon goût n'est pas fini en France. J'ai été charmée de l'endroit où vous ne craignez pas d'ennuyer; et que vous êtes sage, si vous ne vous souciez plus que de vous! non pas que le principe ne soit faux pour vous, de ne pouvoir plus plaire aux autres. J'ai écrit à M. Morelli; si je trouve en lui toutes les sciences dont vous me parlez, je le regarderai comme un vrai docteur.

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LETTRE XI.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

J'ai envoyé une réponse à votre dernière lettre, Monsieur, au correspondant de M. l'abbé Dubois; et je crains, comme il étoit à Versailles, qu'elle ne lui ait pas été rendue. Je serois fort en peine de votre santé, sans la visite du bon petit bibliothécaire de madame de Bouillon[166], qui me combla de joie, en me montrant une lettre d'une personne qui songe à moi à cause de vous. Quelque sujet que j'aie eu dans ma maladie de me louer du monde et de mes amis, je n'ai rien ressenti de plus vif que cette marque de bonté. Faites sur cela tout ce que vous êtes obligé de faire, puisque c'est vous qui me l'avez attirée. Je vous prie que je sache, par vous-même, si vous avez rattrapé ce bonheur dont on jouit si peu en de certains temps. La source ne sauroit tarir tant que vous aurez l'amitié de l'aimable personne qui soutient votre vie[167]. Que j'envie ceux qui passent en Angleterre! et que j'aurois de plaisir de dîner encore une fois avec vous! n'est-ce point une grossièreté que le souhait d'un dîner? L'esprit a de grands avantages sur le corps: cependant ce corps fournit souvent de petits goûts qui se réitèrent, et qui soulagent l'âme de ses tristes réflexions. Vous vous êtes souvent moqué de celles que je faisois: je les ai toutes bannies. Il n'est plus temps quand on est arrivé au dernier période de la vie: il faut se contenter du jour où l'on vit. Les espérances prochaines, quoique vous en disiez, valent bien autant que celles qu'on étend plus loin: elles sont plus sûres. Voici une belle morale. Portez-vous bien, voilà à quoi tout doit aboutir.

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LETTRE XII.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

Avril 1698

M l'abbé Dubois m'a rendu votre lettre, Monsieur, et m'a dit autant de bien de votre estomac que de votre esprit. Il vient des temps où l'on fait bien plus de cas de l'estomac que de l'esprit; et j'avoue à ma honte que je vous trouve plus heureux de jouir de l'un que de l'autre. J'ai toujours cru que votre esprit dureroit autant que vous. On n'est pas si sûr de la santé du corps, sans quoi il ne reste que de tristes réflexions. Insensiblement je m'embarquerois à en faire: voici un autre chapitre; il regarde un joli garçon qu'un désir de voir les honnêtes gens de toute sorte de pays a fait quitter une maison opulente, sans congé. Peut-être blâmerez-vous sa curiosité; mais l'affaire est faite. Il sait beaucoup de choses; il en ignore d'autres qu'il faut ignorer à son âge. Je l'ai cru digne de vous voir, pour lui faire commencer à sentir qu'il n'a pas perdu son temps d'aller en Angleterre. Traitez-le bien pour l'amour de moi. Je l'ai fait prier par son frère aîné, qui est particulièrement mon ami, d'aller savoir des nouvelles de madame la duchesse Mazarin et de madame Hervey, puisqu'elles ont bien voulu se souvenir de moi.

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LETTRE XIII.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

Mai 1698

Je n'ai jamais vu de lettre où il y eût tant de bon sens que dans la vôtre. Vous faites l'éloge de l'estomac si avantageusement qu'il y aura de la honte à avoir bon esprit, à moins que d'avoir bon estomac. Je suis obligé à M. l'abbé Dubois de m'avoir fait valoir auprès de vous par ce bel endroit. A quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins, je dîne bien, je ne soupe pas mal; on fait des héros pour un moindre mérite que le mien.

Qu'on ait plus de bien, de crédit,
Plus de vertu, plus de conduite,
Je n'en aurai point de dépit;
Qu'un autre me passe en mérite
Sur le goût et sur l'appétit,
C'est l'avantage qui m'irrite.
L'estomac est le plus grand bien,
Sans lui les autres ne sont rien.
Un grand cœur veut tout entreprendre,
Un grand esprit veut tout comprendre:
Les droits de l'estomac sont de bien digérer:
Et dans les sentimens que me donne mon âge,
La beauté de l'esprit, la grandeur du courage,
N'ont rien qu'à sa vertu l'on puisse comparer.

Étant jeune, je n'admirois que l'esprit, moins attaché aux intérêts du corps que je ne devois l'être. Aujourd'hui je répare autant qu'il m'est possible le tort que j'ai eu, ou par l'usage que j'en fais, ou par l'estime et l'amitié que j'ai pour lui. Vous en avez usé autrement. Le corps vous a été quelque chose dans votre jeunesse; présentement vous n'êtes occupée que de ce qui regarde l'esprit. Je ne sais pas si vous avez raison de l'estimer tant. On ne lit presque rien qui vaille la peine d'être retenu. On ne dit presque rien qui mérite d'être écouté. Quelque misérables que soient les sens à l'âge où je suis, les impressions que font sur eux les objets qui plaisent, me trouvent bien plus sensible, et nous avons grand tort de les vouloir mortifier. C'est peut-être une jalousie de l'esprit, qui trouve leur partage meilleur que le sien. M. Bernier, le plus joli philosophe que j'aie connu. (Joli philosophe ne se dit guère; mais sa figure, sa taille, sa manière, sa conversation, l'ont rendu digne de cette épithète-là.) M. Bernier, en parlant de la mortification des sens, me dit un jour: «Je vais vous faire une confidence que je ne ferois pas à madame de la Sablière, à mademoiselle de l'Enclos même, que je tiens d'un ordre supérieur; je vous dirai en confidence que l'abstinence des plaisirs me paroît un grand péché». Je fus surpris de la nouveauté du système. Il ne laissa pas de faire quelqu'impression sur moi. S'il eût continué son discours, peut-être m'auroit-il fait goûter sa doctrine. Continuez-moi votre amitié, qui n'a jamais été altérée; ce qui est rare dans un aussi long commerce que le nôtre.

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LETTRE XIV.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

Août 1698

M de Clérembault m'a fait un sensible plaisir en me disant que vous songiez à moi: j'en suis digne par l'attachement que je conserve pour vous. Nous allons mériter des louanges de la postérité par la durée de notre vie, et par celle de notre amitié. Je crois que je vivrai autant que vous. Je suis lasse quelquefois de faire toujours la même chose; et je loue le Suisse qui se jeta dans la rivière par cette raison. Mes amis me reprennent souvent sur cela, et m'assurent que la vie est bonne, tant que l'on est tranquille et que l'esprit est sain. La force du corps donne d'autres pensées. L'on préféreroit sa force à celle de l'esprit; mais tout est inutile quand on ne sauroit rien changer. Il vaut autant s'éloigner des réflexions, que d'en faire qui ne servent à rien. Madame Sandwich m'a donné mille plaisirs, par le bonheur que j'ai eu de lui plaire. Je ne croyois pas sur mon déclin pouvoir être propre à une femme de son âge. Elle a plus d'esprit que toutes les femmes de France, et plus de véritable mérite. Elle nous quitte; c'est un regret pour tout ce qui la connoît, et pour moi particulièrement. Si vous aviez été ici, nous aurions fait des repas dignes du temps passé. Aimez-moi toujours. Madame de Coulanges a pris la commission de faire vos complimens à M. le comte de Grammont par madame la comtesse de Grammont. Il est si jeune, que je le crois aussi léger, que du temps qu'il haïssoit les malades, et qu'il les aimoit dès qu'ils étoient revenus en santé. Tout ce qui revient d'Angleterre parle de la beauté de madame la duchesse Mazarin, comme on parle ici de celle de mademoiselle de Bellefond qui commence. Vous m'avez attachée à madame Mazarin, et je n'en entends point dire de bien sans plaisir. Adieu, Monsieur; pourquoi n'est-ce pas un bon jour? Il ne faudroit pas mourir sans se voir.

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LETTRE XV.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont[168].

Le 3 juillet 1699

Quelle perte pour vous, Monsieur! Si on n'avoit pas à se perdre soi-même, on ne se consoleroit jamais. Je vous plains sensiblement; vous venez de perdre un commerce aimable, qui vous a soutenu dans un pays étranger. Que peut-on faire pour remplacer un tel malheur? Ceux qui vivent long-temps, sont sujets à voir mourir leurs amis. Après cela votre esprit, votre philosophie vous servira à vous soutenir. J'ai senti cette mort comme si j'avois eu l'honneur de connoître madame Mazarin. Elle a songé à moi dans mes maux: j'ai été touchée de cette bonté; et ce qu'elle étoit pour vous m'avoit attachée à elle. Il n'y a plus de remède, et il n'y en a nul à ce qui arrive à nos pauvres corps. Conservez le vôtre. Vos amis aiment à vous voir si sain et si sage; car je tiens pour sages ceux qui savent se rendre heureux. Je vous rends mille grâces du thé que vous m'avez envoyé. La gaîté de votre lettre m'a autant plu que votre présent. Vous allez ravoir madame Sandwich, que nous voyons partir avec beaucoup de regret. Je voudrois que la situation de sa vie vous pût servir de quelque consolation. J'ignore les manières angloises: cette dame a été très-françoise ici. Adieu mille fois, Monsieur. Si l'on pouvoit penser comme madame de Chevreuse, qui croyoit en mourant qu'elle alloit causer avec tous ses amis en l'autre monde, il seroit doux de le penser.

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LETTRE XVI.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

1699

Votre lettre m'a remplie de désirs inutiles dont je ne me croyois plus capable. Les jours se passent, comme disoit le bon homme des Yveteaux, dans l'ignorance et la paresse; et ces jours nous détruisent, et nous font perdre les choses à quoi nous sommes attachés. Vous l'éprouverez cruellement. Vous disiez autrefois que je ne mourrois que de réflexion: je tâche à n'en plus faire et à oublier le lendemain le jour que je vis aujourd'hui. Tout le monde me dit que j'ai moins à me plaindre du temps qu'un autre. De quelque sorte que cela soit, qui m'auroit proposé une telle vie, je me serois pendue. Cependant on tient à un vilain corps comme à un corps agréable. On aime à sentir l'aise et le repos. L'appétit est quelque chose dont je jouis encore. Plût à Dieu de pouvoir éprouver mon estomac avec le vôtre, et parler de tous les originaux que nous avons connus, dont le souvenir me réjouit plus que la présence de beaucoup de gens que je vois, quoiqu'il y ait du bon dans tout cela, mais, à dire le vrai, nul rapport! M. de Clérembault me demande souvent, s'il ressemble par l'esprit à son père: non, lui dis-je; mais j'espère de sa présomption qu'il croit ce non avantageux, et peut-être qu'il y a des gens qui le trouveroient. Quelle comparaison du siècle présent avec celui que nous avons vu! Vous allez voir madame Sandwich; mais je crains qu'elle n'aille à la campagne. Elle sait tout ce que vous pensez d'elle. Madame Sandwich vous dira plus de nouvelles de ce pays-ci que moi. Elle a tout approfondi et tout pénétré. Elle connoît parfaitement tout ce que je hante, et a trouvé le moyen de n'être point étrangère ici.

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LETTRE XVII.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

1699

La dernière lettre que je reçois de mademoiselle de l'Enclos me semble toujours la meilleure; et ce n'est point que le sentiment du plaisir présent l'emporte sur le souvenir du passé: la véritable raison est que votre esprit se fortifie tous les jours. S'il en est du corps comme de l'esprit, je soutiendrois mal ce combat d'estomac dont vous me parlez. J'ai voulu faire un essai du mien contre celui de madame Sandwich, à un grand repas, chez milord Jersey; je ne fus pas vaincu. Tout le monde connoît l'esprit de madame Sandwich: je vois son bon goût par l'estime extraordinaire qu'elle a pour vous. Je ne fus pas vaincu sur les louanges qu'elle vous donna, non plus que sur l'appétit. Vous êtes de tous les pays; aussi estimée à Londres qu'à Paris. Vous êtes de tous les temps; et quand je vous allègue pour faire honneur au mien, les jeunes gens vous nomment aussitôt pour donner l'avantage au leur. Vous voilà maîtresse du présent et du passé; puissiez-vous avoir des droits considérables sur l'avenir! je n'ai pas en vue la réputation; elle vous est assurée dans tous les temps. Je regarde une chose plus essentielle; c'est la vie, dont huit jours valent mieux que huit siècles de gloire après la mort. Qui vous auroit proposé autrefois de vivre comme vous vivez, vous vous seriez pendue; l'expression me charme; cependant vous vous contentez de l'aise, et du repos, après avoir senti ce qu'il y a de plus vif.

L'esprit vous satisfait, ou du moins vous console;
Mais on préféreroit de vivre jeune et folle,
Et laisser aux vieillards, exempts de passions,
La triste gravité de leurs réflexions.

Il n'y a personne qui fasse plus de cas de la jeunesse que moi. Comme je n'y tiens que par le souvenir, je suis votre exemple, et m'accommode du présent le mieux qu'il m'est possible. Plût à Dieu que madame Mazarin eût été de notre sentiment! elle vivroit encore; mais elle a voulu mourir la plus belle du monde. Madame Sandwich va à la campagne. Elle part d'ici admirée à Londres comme elle l'a été à Paris. Vivez; la vie est bonne quand elle est sans douleur. Je vous prie de faire tenir ce billet à M. l'abbé de Hautefeuille, chez madame la duchesse de Bouillon. Je vois quelquefois les amis de M. l'abbé Dubois, qui se plaignent d'être oubliés. Assurez-le de mes très-humbles respects.

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LETTRE XVIII.

Mademoiselle de l'Enclos à M. de Saint-Evremont.

14 octobre, 1700

Le bel esprit est bien dangereux dans l'amitié! Votre lettre en auroit gâté une autre que moi. Je connois votre imagination vive et étonnante, et j'ai même eu besoin de me souvenir que Lucien a écrit à la louange de la Mouche, pour m'accoutumer à votre style. Plût à Dieu que vous pussiez penser de moi ce que vous en dites! je me passerois de toutes les nations. Aussi est-ce à vous que la gloire en demeure. C'est un chef-d'œuvre que votre dernière lettre. Elle a fait le sujet de toutes les conversations que l'on a eues dans ma chambre depuis un mois. Vous retournez à la jeunesse: vous faites bien de l'aimer. La philosophie sied bien avec les agrémens de l'esprit. Ce n'est pas assez d'être sage, il faut plaire; et je vois bien que vous plairez toujours tant que vous penserez comme vous pensez. Peu de gens résistent aux années. Je crois ne m'en être pas encore laissé accabler. Je souhaiterois, comme vous, que madame Mazarin eût regardé la vie en elle-même sans songer à son visage, qui eût toujours été aimable, quand le bon sens auroit tenu la place de quelque éclat de moins. Madame Sandwich conservera la force de l'esprit en perdant la jeunesse, au moins le pense-je ainsi. Adieu, Monsieur, quand vous verrez madame la comtesse de Sandwich, faites-la souvenir de moi; je serois très-fâchée d'en être oubliée.

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LETTRE XIX.

M. de Saint-Evremont à mademoiselle de l'Enclos.

Le premier janvier 1701

On m'a rendu dans le mois de décembre la lettre que vous m'avez écrite le 14 octobre 1700. Elle est un peu vieille; mais les bonnes choses sont agréablement reçues, quelque tard qu'elles arrivent. Vous êtes sérieuse, et vous plaisez. Vous donnez de l'agrément à Sénèque, qui n'est pas accoutumé d'en avoir. Vous vous dites vieille avec toutes les grâces de l'humeur et de l'esprit des jeunes gens. J'ai une curiosité que vous pouvez satisfaire: quand il vous souvient de votre jeunesse, le souvenir du passé ne vous donne-t-il point de certaines idées aussi éloignées de la langueur de l'indolence que du trouble de la passion? Ne sentez-vous point dans votre cœur une opposition secrète à la tranquillité que vous pensez avoir donnée à votre esprit?

Mais aimer et vous voir aimée,
Est une douce illusion,
Qui dans votre cœur s'est formée
De concert avec la raison.

D'une amoureuse sympathie
Il faut pour arrêter le cours,
Arrêter celui de nos jours;
Sa fin est celle de la vie.

Puissent les destins complaisans
Vous donner encore trente ans
D'amour et de philosophie!

C'est ce que je vous souhaite le premier jour de l'année 1701, jour où ceux qui n'ont rien à donner, donnent pour étrennes des souhaits.

Fin des lettres de mademoiselle de l'Enclos et de M. de Saint-Evremont.

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LA COQUETTE VENGÉE;

PAR MLLE. DE L'ENCLOS.

Ma nièce, disoit Éléonore à Philimène, quand vous serez à Paris, ne faites point amitié ni conversation avec toute sorte d'hommes; il y a bien du choix à faire parmi eux; mais sur-tout évitez les philosophes. Voilà un mot que vous n'entendez pas, je le vois bien; un peu de patience, vous allez bientôt savoir ce que c'est. Quand Dorilas, votre frère, alloit au collége, vous avez vu souvent dîner chez vous un certain homme qui faisoit tant de révérences et tant de gestes en entrant, qui rioit au nez à tout le monde, qui parloit toute sorte de langues hormis la nôtre, qui avoit toujours les cheveux mal peignés, la barbe sale, et le collet entr'ouvert, toujours crotté, toujours la soutane grasse et le long manteau déchiré. Ne vous souvient-il pas d'un éclat de rire qui vous prit à table un jour, quand il disoit au laquais qui lui donnoit à boire qu'il se couvrit, autrement qu'il n'accepteroit jamais le verre de sa main, avec des complimens si longs et si opiniâtres, qu'il fût mort de soif, si votre père n'eût eu pitié de lui? Vous le connoissez; c'étoit le maître qui enseignoit la philosophie à Dorilas, c'étoit un philosophe; mais il n'étoit pas de ceux dont je vous veux parler.

Vous avez encore ouï parler cent fois d'un certain abbé qui est dans notre voisinage, dont la vie est toute retirée, qui ne songe qu'à lui, qui ne veut point faire d'amis de peur de s'engager à être le leur, qui se cache au grand monde pour en éviter l'embarras, qui fuit les compagnies comme autant d'occasions d'intrigues et de soucis, qui n'aime que ses livres et ses chiens, et encore plus ses chiens que ses livres; et autant de fois que nous en avons parlé, vous nous avez toujours ouï dire que c'étoit un philosophe; ce n'est point encore là ce que j'entends.

Il y a d'autres philosophes qui aiment la compagnie, mais celle de leurs semblables, où ils ont leurs coudées franches et la liberté entière de tout dire et de tout faire, des philosophes goinfres qui courent le cabaret, qui ivrognent sans cesse, parce qu'ils disent qu'ils n'ont jamais tant de plaisir que quand ils ont noyé ou endormi leur raison, qui leur joue cent mauvais tours quand elle veille, qui les contraint de faire cent réflexions fâcheuses, et qu'ils appellent l'ennemie capitale de leur repos. Ces philosophes-là portent leur reproche avec eux.

Quand je dis donc que vous devez éviter les philosophes, je n'entends point parler, ni d'un docteur, ni d'un solitaire, ni d'un libertin dont la profession est ouverte et déclarée. J'entends certains pédans déguisés, pédans de robe courte, des philosophes de chambre qui ont le teint un peu plus frais que les autres, parce qu'ils se nourrissent à l'ombre, et qu'ils ne s'exposent jamais à la poussière et au soleil; des philosophes de ruelles qui dogmatisent dans des fauteuils; des philosophes galans qui raisonnent sans cesse sur l'amour, et qui n'ont rien de raisonnable pour se faire aimer. Vous ne sauriez croire combien ces gens-là sont incommodes.

Au commencement que j'étois à Paris, encore toute pleine de l'air de nos provinces, lorsque le premier venu m'étoit bon, pourvu qu'il me dît quelque chose, je fis connoissance avec un de ces gens-là. Il vint par hasard dans une maison où j'étois en visite avec une de mes cousines; il étoit habillé fort uniment, il n'avoit ni ruban, ni dentelle, il ne me souvient pas même s'il avoit des glands; son chapeau étoit un peu lustré avec un petit crêpe, son bas de soie ne faisoit pas le moindre pli, le manteau sur ses deux épaules, le pourpoint fermé, la petite manchette au bout, le gand de Grenoble à la main, il n'y avoit rien de superflu; un clin-d'œil, un souris, un petit mouvement de tête suppléeoient à toutes ces révérences étudiées qui ne sont bonnes à rien. Le fils de la maison lui fit grand accueil. Voilà mon fils qui est ravi de vous voir, lui dit sa mère; c'est Monsieur tel, dit-elle à toute la compagnie; et dans la compagnie il y avoit force dames. Je ne vis pas qu'elles s'en émurent beaucoup. Je crus que le sujet de l'entretien qu'il avoit interrompu par son arrivée, les attachoit si fort qu'elles ne pensèrent point à lui faire compliment. Son nom ne m'étoit pas inconnu; des jeunes gens qui revenoient de Paris m'en avoient parlé dans la province. Il prit un siége auprès de moi. On continua l'entretien d'un certain mariage qui s'étoit fait à la cour. Ni lui, ni moi ne disions pas un mot; moi, parce que je ne savois rien; lui, parce que le sujet ne lui plaisoit pas. Il s'imagina que la même raison nous faisoit taire tous deux. Après avoir attendu quelque temps: nous ne sommes, ni vous, ni moi, me dit-il tout bas, du grand entretien; nous en pouvons faire un second entre nous sans troubler le leur: aussi bien elles parlent si haut qu'elles s'étourdissent elles-mêmes, et par conséquent, il est impossible, dans le bruit qu'elles font, qu'elles nous entendent. Je lui répondis; il me dit encore quelqu'autre chose; je lui fis aussi quelque autre réponse, mais j'affectois toujours de mettre dans ce que je disois quelque pointe et quelque mot extraordinaire. Il me reconnut provinciale; il me fit alors cent questions sur mon pays, sur ma naissance, sur mon nom, sur ma demeure, sur les livres que je lisois. Que ne dit-il point contre Balzac, Voiture et tous les faiseurs de lettres, de comédies et de romans! On abandonne lâchement la connoissance des choses solides pour s'attacher aux mots. Il me tint un grand discours là-dessus avec tant de chaleur, que souvent il en roidissoit le bras et fermoit le poing. Trouvez bon, me dit-il à la fin, que j'aie l'honneur de vous aller voir, et vous en saurez plus en un mois que tous ces conteurs de bagatelles ne pourroient vous en apprendre en toute votre vie. Il n'y aura point de grand sujet, dont vous ne puissiez parler sur-le-champ; d'une ligne que je vous dirai, vous pourrez tirer mille conclusions et former mille discours.

Il me vint voir quelque temps après, comme il m'avoit promis. J'achetai certains livres qu'on appelle des tables. Il me les expliquoit toutes les fois qu'il venoit au logis. C'étoit toute mon occupation; je négligeois toute autre chose. Ses visites et mon étude durèrent un an et quelques mois: j'avois du loisir, je ne connoissois pas encore le grand monde; mais enfin je fus obligée de recevoir tant de visites tous les jours et à tous momens, que je ne pouvois plus le voir qu'en compagnie.

Il entra dans ma chambre, un jour que Polixène y étoit avec Philidor, son frère, qui est un gentilhomme aussi adroit et aussi spirituel que j'en connoisse. Monsieur, lui dit Philidor, vous êtes venu bien à propos; vous avez appris tant de philosophie à Éléonore qu'elle nous fait enrager; je lui disois qu'un amour constant étoit la plus belle de toutes les vertus. Elle m'a répondu fièrement que je confondois les vertus avec les passions, que l'amour étoit une passion et non pas une vertu, et qu'une passion ne devient pas vertu par sa durée, mais seulement une plus longue passion. Elle m'a dit cent choses de la même force; je suis à bout, je vous demande secours. Comment vous pourrois-je secourir répondit-il à Philidor, Éléonore a toutes mes forces de son côté. Elle vous a découvert la source d'une erreur, qui est commune parmi les hommes, de prendre pour une passion ce qui est souvent ou une vertu, ou un vice, faute de savoir la nature et le nombre des passions. Tout cela, ajouta-t-il, est expliqué en deux tables. Il prit le livre qui étoit sur un guéridon, et ayant cherché la table des passions, il la donna à lire à Philidor. Comment! dit Philidor, est-ce là tout ce qu'on peut dire des passions, de tous ces mouvemens impétueux qui nous agitent dans la vie? Certainement voilà une grande mer renfermée dans un espace bien étroit. Vous travaillez admirablement en petit. Quoi! il n'y a qu'une ligne pour l'amour! voilà une divinité bien serrée. Si c'est assez d'une ligne pour fournir à tous les amans, il faut qu'elle soit bien longue. Qui veut devenir savant avec cela a besoin d'un grand naturel. L'amour est une inclination de l'appétit au bien sensible considéré absolument. J'en serai bien plus galant quand je saurai cela! j'aurai bien plus de quoi me faire aimer! j'en aurai de bien plus belles idées pour remplir la conversation! Il n'y a rien de si beau, ni de si plein que l'amour, et cependant ce livre nous en fait un squelette tout sec, sans embonpoint et sans couleur. Si toute la philosophie de cet homme-là est de même, savez-vous ce que j'en pense? c'est une reine bien pauvre et bien maigre, dont les tables sont bien mal servies.

Mon philosophe vouloit s'échauffer contre Philidor; mais pour finir le sujet d'un entretien qui alloit s'aigrir, je pris mon luth, je touchai quelques sarabandes. Philidor, avec son dégagement ordinaire, les dansa toutes. Nous parlâmes ensuite de la danse. Je croyois avoir ôté par ce moyen toute occasion de dispute, quand Polixène, par une belle malice, s'avisa de me demander si dans mon livre il n'y avoit pas une table de la danse, Monsieur, dit Polixène au philosophe, il faut que vous en fassiez une pour l'amour de moi. Cela est fort aisé, dit Philidor, je lui en sauverai la peine. Je mettrai premièrement quelques propositions générales pour montrer la nécessité ou utilité de la danse. J'en ferai après la définition. La danse est un mouvement mesuré du corps au son de la voix ou de l'instrument. Elle est ou simple, ou figurée, ou par bas, ou par haut. Ensuite, j'en remarquerai la différence; les sarabandes, les branles, les courantes, les ballets; j'en distinguerai les pas; le pas coulé, le gravé, le coupé, l'entrechat. Adieu, les maîtres à danser; quand ma table sera faite, quiconque la lira sera un habile sauteur.

Polixène se mit à rire de tout son cœur. Mon philosophe sortit de dépit. Je courus après lui; je lui fis des excuses dans mon antichambre le mieux que je pus. Il me dit que tout cela ne le choquoit point; que Philidor étoit un jeune homme sorti fraîchement de l'académie, qui vouloit s'égayer; qu'il étoit bien trompé si sa sœur n'étoit une franche coquette; qu'il voyoit bien qu'il ne pourroit plus me gouverner à l'avenir; qu'il me supplioit de l'en dispenser; qu'il m'enverroit à sa place un de ses anciens écoliers, qui savoit sa méthode aussi bien que lui. Je lui fis mille remercîmens des bontés qu'il avoit pour moi. Nous nous séparâmes. Voici le commencement d'une histoire bien plus plaisante.

Mon philosophe, encore qu'il ne parlât que par tables, par définitions et divisions, étoit pourtant commode en ce point, qu'il étoit content pourvu qu'on l'écoutât, et n'exigeoit rien autre chose ni de moi, ni des femmes qu'il voyoit, qu'un peu d'attention qui étoit bien dû à ses discours.

Ce n'étoit point là l'humeur de son ami, que Philidor appeloit son prévôt de salle. Il faisoit le galant; il vouloit persuader l'amour dont il parloit; il soupiroit quelquefois; il chantoit même des airs dont il se disoit l'auteur, aussi bien que des paroles. Il étoit jaloux généralement de tous les hommes; il censuroit tout ce qu'ils disoient; il n'en trouvoit pas un qui raisonnât à son gré; ils étoient tous ou des ignorans on des étourdis. Notre sexe même, qui est sacré et inviolable parmi les honnêtes gens, n'étoit point pour lui plus privilégié que tout le reste; il s'érigeoit en censeur de toutes les beautés; il se mêloit de juger du caractère et du tour d'esprit que chacune avoit, avec une présomption si grande, qu'il sembloit, à l'entendre, que nous n'eussions de grâce que ce qu'il lui plaisoit de nous en distribuer.

Cela attira sur lui une conjuration universelle de toutes les femmes et de tous les hommes qui venoient chez moi. On ne m'en dit rien, parce qu'on savoit bien que j'eusse eu pitié de lui, et que j'eusse rendu le complot inutile en le découvrant.

Comme ils épioient sans cesse quand il me viendroit voir, il leur fut aisé de le surprendre dans ma chambre. Ils y arrivèrent tous en un moment. Jamais assemblée ne fut plus grande. Tout le monde lui fit d'abord cent civilités. J'en étois étonnée. L'incomparable, l'inimitable, le plus galant, le plus spirituel, le plus propre à tout, le plus poli de tous les hommes, lui disoit-on. Il ne se reconnoissoit pas. On le pria de faire un petit discours; il expliqua les huit béatitudes. On s'écrioit de temps en temps: sans mentir cela est admirable! On le pria de chanter, et bien qu'il le fît avec des efforts effroyables, des convulsions et des contorsions de possédé; bien que sa voix fût aussi pitoyable et lugubre, que son visage est basané et mélancolique, on disoit tout haut qu'on n'avoit plus besoin de Lambert ni de sa sœur. C'étoient des applaudissemens perpétuels. Polixène lui montra un billet doux qu'elle avoit reçu; il ne voulut pas seulement le lire. C'étoient des bagatelles qui ne pouvoient amuser que des esprits mal faits; chacun lui dit qu'il avoit bien raison, et que l'homme étoit né pour des choses plus grandes. Jamais homme ne fut plus satisfait, ni plus content de lui-même; et parce que c'étoit Polixène qui le caressoit le plus, cela lui donna la hardiesse de venir auprès d'elle, et de lui dire quelques douceurs. Elle les recevoit avec un tel tempérament, qu'elle l'embarquoit toujours de plus en plus; il lui prenoit même la main, lui touchoit le bras, et feignant de lui vouloir dire un mot à l'oreille, il la baisa. Alors Polixène lui appuya un grand soufflet.

C'étoit le signal des conjurés. Chacun se rua sur lui; l'un lui donnoit une nasarde: voilà pour le philosophe amoureux. L'autre, de grands coups d'épingle: voilà pour le musicien amoureux. L'autre, de grands coups de busc sur les oreilles: voilà pour le poëte amoureux. Je fis ce que je pus pour secourir sa philosophie, sa musique et sa poésie attaquées de toutes parts; et tout ce que je pus, fut de le tirer de la presse, et de lui ouvrir la porte pour s'enfuir.

Il crioit de toute sa force, en s'en allant: coquettes, coquettes, je saurai bien me venger; et on m'a dit qu'étant mort, ou de ses blessures, ou de désespoir, on a trouvé parmi ses papiers, une grande invective contre les femmes, sous le nom d'Aristandre, que ses héritiers ont fait imprimer à leurs dépens.

J'étois assez fâchée que ce malheur lui fût arrivé chez moi; mais je m'en dois accuser moi-même pour avoir été si facile que de donner accès chez moi à des philosophes, c'est-à-dire, à des gens qui portent la censure, la médisance et le désordre dans les plus belles, les plus douces et les plus agréables compagnies. Ma nièce, soyez sage par mon exemple, et donnez-vous-en de garde.

Ainsi parloit Éléonore à Philimène, qui en entendoit une partie et devinoit le reste.

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LETTRES

DE

MADEMOISELLE AÏSSÉ.

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NOTICE

SUR

MADEMOISELLE AÏSSÉ.

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M de Ferriol, ambassadeur de France à Constantinople, acheta d'un marchand d'esclaves, en 1698, une petite fille âgée d'environ quatre ans. Elle avoit été enlevée avec beaucoup d'autres enfans dans une ville de Circassie que les Turcs avoient pillée. Ses grâces enfantines lui attirèrent la préférence de l'ambassadeur, et la lui firent choisir parmi ses compagnes d'infortune. Le marchand, peut-être pour accroître l'intérêt qu'elle inspiroit et obtenir de M. de Ferriol un prix plus considérable, assura qu'elle avoit été trouvée dans un palais, et qu'elle étoit fille d'un prince circassien. L'ambassadeur, touché de commisération, acheta 1,500 livres la petite Aïssé. Il étoit garçon et ne pouvoit donner à sa jeune orpheline une éducation proportionnée à l'intérêt qu'elle lui avoit inspiré, intérêt que la pitié sans doute avoit d'abord excité, et auquel se mêlèrent bientôt des vues et des espérances moins pures. Il confia mademoiselle Aïssé à sa belle-sœur, madame de Ferriol, sœur de madame de Tencin: l'éducation de la jeune fille fut très-soignée; elle acquit des talens agréables et de l'instruction. M. d'Argental et M. de Pont-de-Vesle, fils de madame de Ferriol, qui tous deux eurent dès leur jeune âge le goût des plaisirs de l'esprit, se lièrent d'une tendre amitié avec la pupille de leur mère; et cette liaison eut sans doute les plus heureux effets sur son esprit. Elle eut le bonheur plus grand encore, au milieu de cette immoralité qui accompagna les dernières années de Louis XIV et la régence de Louis XV, d'acquérir et de conserver un cœur honnête, et une âme délicate et sensible, qui devoient la rendre plus estimable et plus malheureuse dans la situation dépendante et presque subalterne où le sort l'avoit placée.

Son dégoût pour les vices qui l'entouroient fut bientôt mis à de rudes épreuves. Au sortir de l'enfance, elle entra dans la maison de M. de Ferriol. C'étoit un vieux libertin qui, après s'être livré dans sa jeunesse à tous ses goûts, avoit fortifié ses habitudes de dépravation par un long séjour en Turquie, où il avoit vécu tout à fait à la manière du pays. Ses désirs se portèrent bientôt sur sa jeune protégée, et l'attachement qu'il avoit pour elle, ne fut pas assez fort pour les vaincre. Les personnes qui ont vécu avec l'un et avec l'autre, ont douté long-temps qu'il eût triomphé de la vertu, et sans doute de la répugnance de mademoiselle Aïssé. En effet, l'esprit repousse cette image d'une vertueuse, belle et intéressante personne, flétrie par un vieux débauché, qui détruisoit en elle le sentiment de la reconnoissance, en en exigeant un autre. Des lettres trouvées dans les papiers de M. d'Argental constatent malheureusement cette circonstance pénible et humiliante de la vie de mademoiselle Aïssé.

«Quand je vous achetai, lui écrit M. de Ferriol, je vous destinai à être ou ma fille ou ma maîtresse: vous avez été l'une et l'autre.» Si quelque chose peut inspirer plus de dégoût pour la conduite de M. de Ferriol, c'est sans doute une semblable manière de s'exprimer: en associant ainsi la tendresse paternelle avec les désirs d'un libertin, il semble vouloir rappeler que rien ne ressemble plus à l'inceste qu'une affection de cette nature. Mais tel est le cœur humain, que l'on conçoit comment ces deux sentimens étoient également vrais dans la même personne. Quant à mademoiselle Aïssé, il est douteux que sa reconnoissance pour M. de Ferriol ait survécu à la crainte et au dégoût que dut inspirer à son âme délicate un prétendu bienfaiteur qui ne l'avoit achetée d'un marchand d'esclaves que pour la rendre à sa première destination, après lui avoir donné une éducation qui devoit lui faire regarder cet abaissement comme le plus grand des malheurs. Cependant M. de Ferriol étant tombé dangereusement malade, elle le soigna avec tout le dévouement d'une fille. Il mourut en lui laissant une rente de 4,000 liv., et un capital assez considérable qu'il chargeoit ses héritiers de lui payer.

Après sa mort, mademoiselle Aïssé rentra chez madame de Ferriol, à qui l'ambassadeur l'avoit recommandée spécialement. Madame de Ferriol, quoiqu'au fond du cœur elle aimât assez son ancienne pupille, manqua toujours pour elle de cette délicatesse de sentiment, si nécessaire pour le bonheur de ceux qui passent leur vie ensemble, et que les supérieurs ont si peu avec leurs inférieurs, quoique jamais de semblables ménagemens ne soient plus nécessaires, que lorsqu'ils doivent déguiser des rapports de dépendance. C'est cette absence d'attentions, de soin à ne jamais blesser une âme fière et délicate, que mademoiselle Aïssé reproche souvent à madame de Ferriol, dans les lettres que nous publions. Elle ne méconnoît point les grandes obligations qu'elle a à madame de Ferriol, et elle montre pourtant comment, dans le détail de la vie, sa bienfaitrice la rendoit fort malheureuse.

Elle commença par lui faire sentir que les dons de son beau-frère lui paroissoient trop considérables. Mademoiselle Aïssé, trop fière pour se laisser reprocher des bienfaits, jeta au feu, devant madame de Ferriol, le billet que lui avoit laissé M. de Ferriol. Un pareil désintéressement n'inspira point à madame de Ferriol plus de délicatesse, et elle ne laissa pas de profiter du sacrifice.

Cependant mademoiselle Aïssé jeune, aimable et répandue, avoit d'assez grands succès dans le monde; et au milieu de la galanterie et de la corruption qui signalèrent la régence et le système, elle ne céda jamais ni à la vanité, ni à l'intérêt qui faisoient alors oublier à tant de femmes des devoirs que mademoiselle Aïssé n'avoit point à remplir. Elle eut l'honneur bien extraordinaire de donner quelqu'idée de la vertu et de la pudeur au régent, qui fit gloire toute sa vie de douter de leur existence; opinion qui, chez un prince, est presque toujours fondée, puisqu'il fait disparoître les vertus d'autour de lui, dès qu'il ne les respecte pas. Ce fut chez madame de Parabère que le duc d'Orléans vit mademoiselle Aïssé et lui fit des propositions qu'il ne s'attendoit pas à voir refuser, sur-tout en pareil lieu. Il ne perdit point l'espoir de réussir, et chargea madame de Ferriol de ses intérêts. Madame de Ferriol accepta sans répugnance des fonctions moins honorables encore que celles que le Régent destinoit à mademoiselle Aïssé. Ses efforts furent vains. Comme elle revenoit sans cesse à la charge et développoit à mademoiselle Aïssé tous les avantages d'une semblable conquête, mademoiselle Aïssé se jeta à ses pieds pour la conjurer de ne plus lui en parler, assurant qu'elle se jeteroit dans un couvent si l'on continuoit à la persécuter. Madame de Ferriol, qui ne cherchoit qu'à obtenir du crédit et de la faveur, craignit de perdre tout moyen d'y parvenir en se séparant de mademoiselle Aïssé, et cessa ses exhortations.

Mademoiselle Aïssé, qui avoit résisté à l'appât de la faveur et de la fortune, ne trouva pas les mêmes forces quand il lui fallut défendre sa vertu contre l'amour et l'estime. Elle vit chez madame du Deffant le chevalier d'Aydie; il conçut pour elle la plus vive passion; il se fit présenter chez madame de Ferriol, et bientôt abandonnant presqu'entièrement le monde, il ne quitta plus cette maison. Le chevalier d'Aydie joignoit à la plus noble figure et au caractère le plus aimable, une âme fort tendre. Jusqu'alors son cœur n'avoit point éprouvé de sentimens profonds; il avoit eu plusieurs intrigues, mais aucun attachement durable. Rioms, son oncle, l'avoit présenté chez la duchesse de Berri, qui prit du goût pour lui, et cette princesse ne différoit guère d'ordinaire à satisfaire ses goûts et même ses fantaisies.

Voir à ses pieds un homme brillant et spirituel, que les femmes de la cour s'étoient disputé, que les princesses avoient honoré de leurs faveurs, et le voir animé par un amour tendre, délicat et timide, quelle séduction pour l'amour-propre et pour le cœur de mademoiselle Aïssé! Ce qui rendoit le chevalier plus dangereux pour elle, c'est qu'il n'avoit que des vues honorables. Il vouloit épouser celle qu'il aimoit, et cherchoit à se faire relever des vœux qui l'engageoient dans l'ordre de Malte. Mademoiselle Aïssé se sentoit bien assez de vertu pour ne point se prêter à un projet dont l'exécution eût dégradé son amant aux yeux du monde; mais elle ne se croyoit pas assez de force pour résister à des désirs dont la satisfaction ne pouvoit nuire qu'à sa propre gloire. Dans la défiance qu'elle avoit d'elle-même, elle eut recours à madame de Ferriol, qui comprit encore moins ses scrupules que la première fois, et qui travailla à les détruire. Ne pouvant trouver aucun secours extérieur, voyant tous les jours le chevalier qu'on ne lui permettoit pas de fuir comme elle l'auroit voulu, elle finit par lui avouer qu'elle partageoit ses sentimens, et, en s'abandonnant à lui, elle eut la satisfaction de voir qu'elle en étoit aimée encore davantage. Il redoubla ses instances pour l'épouser; elle n'y voulut jamais consentir; et même, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle alloit devenir mère, l'intérêt de son enfant et la perte de sa réputation ne la rendirent pas moins inflexible.

Ce ne fut point à madame de Ferriol qu'elle confia sa situation; elle lui connoissoit trop peu de discrétion et de délicatesse. Elle avoua tout à lady Bolingbrocke, avec qui elle étoit très-liée. C'étoit une femme sensible et estimable. On sait qu'elle étoit nièce de madame de Maintenon, et que son premier mari avoit été M. de Villette. Elle pria madame de Ferriol de lui confier pour quelque temps mademoiselle Aïssé pour la mener en Angleterre. Madame de Ferriol consentit à ce voyage. Lady Bolingbrocke et le chevalier d'Aydie logèrent mademoiselle Aïssé dans un quartier retiré de Paris. Elle y accoucha d'une fille, et y reçut tous les soins d'une amie tendre et d'un amant passionné. L'enfant fut conduit en Angleterre par lady Bolingbrocke, et, après sa première éducation, elle fut ramenée en France, et placée dans un couvent à Sens, sous le nom de miss Black, nièce de lord Bolingbrocke.

C'est d'une époque un peu postérieure que sont datées les lettres que nous publions, et qui se continuant presque jusqu'aux derniers jours de la vie de mademoiselle Aïssé, nous dispensent de prolonger cette notice[169]. Elles sont adressées à madame Saladin qui pendant qu'elle habitoit Paris où son mari étoit résident de la république de Genève, s'étoit liée d'une tendre amitié avec mademoiselle Aïssé. Il paroît que cette dame dont les principes étoient plus sévères que ceux des femmes qui entouroient sa jeune amie, sans que son cœur fût moins sensible, contribua par ses conseils et son exemple à lui donner assez de force pour ne plus s'écarter de ses devoirs. Du moins voyons-nous qu'à l'époque où commença cette correspondance, mademoiselle Aïssé, quoique le chevalier d'Aydie qui fût plus cher que jamais, quoique lui-même l'aimât toujours davantage, avoit rendu cette passion plus pure. Ce combat continuel contre un amour qui acquéroit tous les jours plus de force, le manque absolu d'espérance, le repentir de sa foiblesse, le chagrin de ne pouvoir se livrer sans rougir à la tendresse maternelle, donnent à ses lettres un caractère de mélancolie tout-à-fait touchant. Ce triste sentiment, auquel venoit peut-être se mêler le souvenir de fautes plus anciennes et plus humiliantes, prend plus de force à mesure que la santé de mademoiselle Aïssé s'affoiblit: les consolations de la religion, refuge des âmes tendres et malheureuses, donnent sur la fin un caractère plus résigné et moins amer à sa douleur, mais la rendent plus intéressante encore. Mademoiselle Aïssé mourut en 1733. Sa mort qui termina une vie malheureuse, le désespoir où fut d'abord plongé le chevalier d'Aydie, la tristesse profonde où il vécut encore pendant quinze ans, donnent à ceux qui lisent leur histoire, la tentation de reprocher à mademoiselle Aïssé une délicatesse scrupuleuse qui priva son amant et elle d'un bonheur dont ils étoient dignes de jouir.

Les scrupules peut-être exagérés qui s'opposèrent à ce bonheur, peuvent bien avoir rendu mademoiselle Aïssé plus malheureuse; mais ils donnent une sorte d'admiration pour une vertu si désintéressée. Le chevalier d'Aydie eut toujours pour sa fille une tendresse et des soins auxquels ses regrets donnoient plus de force encore.

Il la maria à un gentilhomme de sa province, et lui laissa sa fortune. Il existe des lettres qu'il écrivit à M. de Pont-de-Vesle, relativement à ce mariage. Elles sont pleines de la douleur la plus vive, quoique l'époque de la mort de mademoiselle Aïssé fût déjà assez éloignée. Elles paroîtront bientôt dans un recueil de lettres trouvées chez M. d'Argental, qui est maintenant sous presse. L'éditeur a bien voulu nous les communiquer, ainsi que celle de M. de Ferriol à mademoiselle Aïssé, dont nous avons cité un passage.

Les lettres de mademoiselle Aïssé à madame Saladin, ont été recueillies et publiées par mademoiselle Rieu, petite-fille de madame Saladin. Elle les avoit, long-temps avant, communiquées à Voltaire, qui y avoit mis de sa main quelques notes que nous avons conservées. Il paroît que la notice que mademoiselle Rieu a mise à la tête de son édition, existoit déjà quand le manuscrit des lettres fut montré à Voltaire; car il atteste dans une note placée au bas de cette notice, que le chevalier d'Aydie avoit offert plusieurs fois à mademoiselle Aïssé de l'épouser. Les détails que nous avons ajoutés à ceux que contient la notice de mademoiselle Rieu, nous ont été fournis par des personnes qui ont beaucoup vu d'anciens amis de mademoiselle Aïssé et du chevalier d'Aydie.

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LETTRE PREMIÈRE.

1726

Je n'ai pu me résoudre à vous écrire plutôt: j'ai envisagé avec chagrin que l'on ne vous laisseroit pas lire mes lettres; ainsi j'ai mieux aimé laisser passer les premiers empressemens. Mandez-moi, Madame, de vos nouvelles. Êtes-vous remise de la fatigue du voyage? J'ai plus fait de vœux pour que vous eussiez le beau temps, qu'un amant n'en auroit fait; il ne seroit assurément pas plus occupé et affligé que moi, de votre départ. Le soleil, la pluie, les vents, me paroissent des embrâsemens, des inondations, des ouragans: enfin, j'ai respiré, quand j'ai vu arriver le jour bienheureux pour vos parens et vos amis, où ils vous ont enfin revue. Vous me manderez, s'il vous plaît, quelques détails de votre réception. Je partage toutes les amitiés que vous recevez. Hélas! je ne puis passer dans la rue où vous avez demeuré, sans avoir le cœur serré et les larmes aux yeux. Je reviens d'Ablons[170], où j'ai passé quelques jours tête à tête avec madame de Ferriol; j'y ai toujours pensé à vous, et je dis à ma compagne le regret que j'avois que vous n'eussiez pas vu cette guinguette. Dans l'instant, je vois entrer dans le salon madame votre fille; jugez de ma joie: elle passa ici pour aller à la Jaquinière; elle venoit de je ne sais où, aux environs. Notre dame prenoit du café; elle vouloit se lever; madame votre fille se précipita pour l'en empêcher. Le chien noir, qui est mal morigéné, saute sur la tasse de café pour japper, la renverse sur sa maîtresse: le désespoir s'empare de ladite dame; fichu sali, robe unie tachée. Vous jugez de l'embarras de madame Rieu, qui auroit voulu être à cent lieues de là. Pour moi je vous l'avoue, j'eus tant envie de rire, que madame votre fille se remit. Cependant, passé ces premiers momens, on lui fit toutes sortes de politesses. Elle la trouva très-belle; en effet, elle l'étoit aussi, quoique dans un grand négligé.

Je parle toujours du voyage de Pont-de-Vesle[171], qui me procurera le bonheur d'aller vous voir. J'espère qu'à force d'en parler, je forcerai d'y aller. Je suis occupée de ce projet: les hommes ne peuvent être sans quelques désirs; je me flattois d'être une petite philosophe; mais je ne le serai, jamais sur ce qui touche le sentiment.

Pont-de-Vesle[172] se porte un peu mieux, il vous assure de ses respects. D'Argental[173] est dans l'île enchantée, chez son amie, qui a hérité considérablement; il revient à la St.-Martin. Le Grand donna, l'autre jour, une comédie qui tomba de la plus belle chute que j'aie jamais vue; il n'en a pas été de même d'un opéra que deux violons ont donné: le sujet est Pyrame et Thisbé; il y eut une très-jolie décoration; ils reçurent bien des applaudissemens.

Je passe mes jours à chasser aux petits oiseaux; cela me fait grand bien. L'exercice et la dissipation sont de très-bons remèdes pour les vapeurs et les chagrins; je reviens de mes courses avec appétit et sommeil. L'ardeur de la chasse me fait marcher, quoique j'aie les pieds moulus: la transpiration que cet exercice m'occasionne, me convient. Je suis hâlée comme un corbeau; je vous ferois peur, si vous me voyiez. Je voudrois bien en être à la peine. Que je serois heureuse si j'étois encore avec vous, Madame! Avouez que vous ne seriez point fâchée d'être encore à Paris. Pour moi, je donnerois bien une pinte de mon sang pour que nous fussions ensemble actuellement; je vous rendrois compte de mille choses, je goûterois le plaisir de vous revoir; au lieu de ce bien, j'ai des regrets; que cela est différent! Le chevalier est en Périgord, où je crois qu'il s'ennuie: sa santé est toujours délicate, son cœur toujours plus tendre. Je vous enverrois avec plaisir des copies de ses lettres; mais non: il y a des choses qui vous déplairoient, et j'aurois honte que vous les vissiez. L'abbé, frère du chevalier, vit l'autre jour madame Rieu chez moi; ce fut un coup de foudre. Il revint le lendemain à Ablons, il me dit qu'il n'avoit jamais rien vu de si beau à son gré: les lis et les roses ne sont pas si fraîches qu'elle étoit ce jour-là; son air de modestie et de douceur plut si fort à ce pauvre abbé, qu'il m'en parle toutes les fois qu'il me voit: cependant il avoit été prévenu; on l'avoit annoncée, et je lui dis: vous allez voir une des belles femmes de Paris: malgré cela, il fut surpris. M. Bertie vous aime toujours de même, quoiqu'il ait changé son goût pour moi en amitié. On vous aime pour vous, et non pas pour les autres. Vous le savez bien; et quand vous dites le contraire, vous parlez contre votre pensée. En bonne foi, peut-on vous connoître sans vous aimer? J'en laisse juge votre cœur. Adieu, Madame, aimez-moi, et soyez assurée que personne dans le monde ne vous aime, ne vous estime, et ne vous respecte autant qu'Aïssé.

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LETTRE II.

Paris, 1726

J'ai reçu la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire de votre campagne: je ne doute point que vous n'ayez eu un plaisir bien vif de vous être vu recevoir avec tant d'amitié: les démonstrations de joie que l'on a eues de votre retour ne peuvent être feintes. Ainsi, Madame, vous avez joui d'un bonheur que les rois mêmes ne goûtent pas. Vous me direz qu'il n'étoit point nécessaire que vous fussiez malheureuse pour être aimée; que vous le seriez tout autant, et même davantage, si vous étiez dans une fortune riante. L'expérience, il est vrai, fait voir que l'adversité et la mauvaise fortune déplaisent aux hommes; et que le plus-souvent les bonnes qualités, le mérite, sont les zéro, et le bien, le chiffre qui les fait valoir; mais cependant on se rend toujours à la vertu; je conviens qu'il faut en avoir beaucoup pour qu'elle supplée au manque de richesses: ainsi, Madame, rien n'est plus flatteur que l'accueil obligeant que vous avez reçu. Vous êtes amplement dédommagée des injustices du sort. Je suis charmée que vous vous portiez mieux; rien ne contribue à la santé, comme d'avoir sujet d'être content de soi. Je fais tous mes efforts pour déterminer M. et madame de Ferriol à aller à Pont-de-Vesle; ils disent que c'est bien leur dessein, mais je ne le croirai que lorsque nous partirons: il n'y a pas de jour que je ne leur fasse sentir le besoin de leur présence dans leurs terres, et celui de quitter quelque temps Paris. M. de Bonac va à Soleure; je lui ai parlé de madame votre sœur; madame de Bonac espère la voir souvent pendant son séjour dans ce pays-là. Comme il n'y a pas loin de Genève, nous irons, vous et moi, les voir; me dédirez-vous? M. et madame de Ferriol et Pont-de-Vesle vous font mille tendres complimens et respects. Pour d'Argental, il est dans l'île enchantée; on ne sait plus quand il en sortira. J'occupe sa chambre, parce que je fais raccommoder la mienne, qui sera charmante; je suis bien fâchée que vous ne la voyiez pas; mes réparations me reviendront à cent pistoles. J'ai vu M. Saladin le cadet; je me suis senti une tendresse pour lui, dont je ne me serois pas doutée, il y a six mois; et je crois que je l'aurois eue pour M. Buisson, s'il avoit vécu. Les gens que j'ai connus chez vous, me sont chers. Il y a long-temps que je n'ai vu madame votre fille; elle a été à la campagne, et moi, de mon côté; nous sommes allés passer les fêtes à Ablons, mademoiselle de Villefranche, madame de Servigni, M. et madame de Ferriol, MM. de Fontenai, La Mésangères, le chevalier et Clémence: nous avons fait grand feu et bonne chère: vous en êtes étonnée; mais c'est pour long-temps; la maîtresse de la maison craignoit La Mésangères. Elle n'a jamais osé appeler Clément, son chien noir, ni Champagne; elle a été de très-bonne humeur, malgré sa contrainte, et la partie s'est très-bien passée. La Mésangères fut charmant. M. de Fontenai m'a chargée de vous assurer de ses respects.

Il faut un peu vous parler des spectacles. Les deux petits violons Francœur et Rebel ont fait un opéra; le sujet est Pyrame et Thisbé; il est fort joli, quant à la musique; car pour le poëme, il est mauvais: il y a une décoration nouvelle. Le premier acte représente une place publique, avec des arcades et des colonnes, ce qui est admirable: la perspective est parfaitement bien suivie et les proportions bien gardées. Le pauvre Thevenard tombe si fort, que je ne doute pas qu'il ne soit sifflé dans six mois. Pour Chassé, c'est son triomphe; il est acteur dans cet opéra; son rôle est très-beau, il fait deux octaves pleins. La Entie en est folle. Mademoiselle Le Maure est rentrée; et Murer, qui a été très-mal, se porte bien; le bruit avoit couru qu'il se faisoit moine, mais le métier est trop bon, et il ne quitte point l'opéra. Il y a une nouvelle actrice nommée Pellissier, qui partage l'approbation du public avec la Le Maure: pour moi, je suis pour la Le Maure; sa voix, son jeu me plaisent plus que celui de mademoiselle Pellissier. Cette dernière a la voix très-petite, et elle l'a toujours forcée sur le théâtre; elle est très-bonne pantomime; tous ses gestes sont justes et nobles; mais elle en a tant, que mademoiselle Entie paroît tout d'une pièce auprès d'elle. Il me semble que dans le rôle d'amoureuse, quelque violente que soit la situation, la modestie et la retenue sont choses nécessaires; toute passion doit être dans les inflexions de la voix et dans les accens. Il faut laisser aux hommes et aux magiciens les gestes violens et hors de mesure; une jeune princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions. En êtes-vous contente? Le public rend justice à mademoiselle Le Maure; et quand on l'a revue sur le théâtre, elle parut premièrement à l'amphithéâtre, tout le parterre se retourna, et battit des mains pendant un quart-d'heure; elle reçut ses applaudissemens avec une grande joie, et fit des révérences pour remercier le parterre. Madame la duchesse de Duras, qui protège la Pellissier, étoit furieuse, et me fit signe que c'étoit moi et madame de Parabère qui avions payé des gens pour battre des mains. Le lendemain, la même chose arriva, et mademoiselle Pellissier en pensa crever de dépit. La comédie est de retour de Fontainebleau où il y a jubilé: nous ne l'avons pas ici, à cause de M. le cardinal de Noailles. On est affamé de tragédies, parce que depuis Fontainebleau on ne joue que des farces. Pour la comédie italienne, on y joue la critique de l'opéra qui, à ce qu'on dit, est fort jolie. La pauvre Silvia[174] a pensé mourir: on prétend qu'elle a un petit amant qu'elle aime beaucoup; que son mari, de jalousie, l'a battue outrément, et qu'elle a fait une fausse couche de deux enfans, à trois mois; elle a été très-mal, elle est mieux à présent. Mademoiselle Flaminia avoit eu la méchanceté d'instruire le mari des galanteries de sa femme. Vous jugez bien, à l'amour que le parterre avoit pour Flaminia, combien il l'a maltraitée. Les bals vont commencer; mais ils seront sûrement aussi déserts que l'année passée.

Permettez que je fasse ici quelques petites coquetteries à M. votre mari. Je suis extrêmement touchée du petit mot qu'il a mis dans votre lettre; et dussiez-vous le battre de jalousie, je lui dirai que je l'aime beaucoup.

A mademoiselle votre fille.

Je suis persuadée, Mademoiselle, que vous avez un peu d'amitié pour moi: votre extrême vérité m'en assure; le retour est naturel à tous les cœurs bien faits, d'aimer qui nous aime. Continuez, je vous prie, de parler un peu de moi à madame votre mère: choisissez, s'il vous plaît, le moment où vous vous mettez à table, pour que je puisse avoir part à votre conversation; plût à Dieu que j'en fusse témoin! Adieu, Mesdames, recevez mes tendres embrassades. Voici une lettre d'un officier des Invalides à M. du Voisin, pour obtenir la permission de se marier.

Monseigneur,

«J'aurois cru que le précepte de Saint Paul étoit bon à suivre, sur-tout quand il dit, qu'il vaut mieux se marier que brûler. C'est ce qui m'a fait prendre la liberté de demander à votre Grandeur la permission d'épouser mademoiselle d'Auval, fille d'un mérite et d'une sagesse consommée. C'est ce que tous ceux qui la connoissent certifieront à votre Grandeur. Cependant M. notre gouverneur m'a défendu de voir cette demoiselle, si je ne voulois être démis de mon emploi. J'ai obéi à cette défense; et si votre Grandeur ne trouve pas à propos ce mariage, je la supplie très-instamment, pour le salut de mon âme, de m'en présenter une autre, ou bien d'envoyer ordre au père Pascal, mon confesseur, de m'absoudre quand je vais à confesse, ce qu'il m'a refusé: je fais tous mes efforts pour contenter ce bon père, mais en vain, Dieu ne m'ayant point donné à trente-huit ans le don de continence. Enfin, Monseigneur, si vous me procurez le paradis sans femmes, et que je vienne à mourir plutôt que votre Grandeur, je ne laisserai point Dieu en repos, qu'il ne vous ait marqué une place digne de votre mérite, dans son paradis».

»Je suis, etc.»

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LETTRE III.

Paris, 1726

Je n'ai pas de plus grand plaisir que de causer avec vous; et, comme je voudrois rendre mes lettres un peu moins sèches et plus intéressantes, j'écris les nouvelles que je sais bien: je n'aimerois pas à vous mander tout ce qui se dit à Paris. Vous savez, Madame, que je hais les faussetés et les exagérations: ainsi tout ce que j'écrirai, sera sûrement vrai. J'ai reçu hier des lettres d'Angleterre où on m'apprend le mariage de mademoiselle de St.-Jean avec M. Knight, fils du trésorier[175] de la compagnie des Indes: on prétend qu'il a des biens immenses. Argent, argent, que de vanités vous étouffez! que d'orgueils vous soumettez! que de pensées honnêtes vous faites évanouir! Auriez-vous jamais cru que milord, entêté de sa noblesse, comme il l'est, fort riche, et ayant une seule fille, la mariât à un gentillâtre, elle qui devoit être mariée à un pair[176]? Elle va venir à Paris voir la famille de son mari, qui sont de bonnes gens, mais sur un ton bien différent du sien: elle verra tous les petits Anglichons qui sont en France. Je crois qu'elle s'ennuiera et s'impatientera souvent.

Le chevalier est beaucoup mieux, il revient ici. Voici une petite histoire assez plaisante[177]. Un chanoine de Notre-Dame, fameux janséniste, homme de beaucoup d'esprit, et de réputation pour ses mœurs, qui a professé dans plusieurs universités, fort craint des molinistes, et très-aimé de M. l'archevêque de Paris, âgé de soixante-dix ans, a succombé à l'envie de voir la comédie. Il avoit souvent dit à ses amis, qu'il ne mourroit pas avant d'y aller, ayant une très-grande passion de voir une chose dont il entendoit parler sans cesse. On prenoit ce discours pour une plaisanterie. Son laquais lui avoit demandé plusieurs fois ce qu'il vouloit faire des vieilles nippes de sa grand'mère qu'il gardoit depuis long-temps. Il lui avoit répondu qu'elles pouvoient lui être nécessaires. Enfin, ne pouvant résister davantage, il communiqua son dessein à son laquais, qui étoit un vieux domestique dans lequel il avoit beaucoup de confiance, et lui dit, qu'il vouloit s'habiller en femme avec les hardes de sa grand'mère. Le laquais fut très-surpris; il chercha à dissuader son maître d'exécuter cet insensé déguisement, en l'assurant que les nippes étoient si antiques, qu'il seroit sûrement remarqué, au lieu que restant avec son habit, on pourroit très-bien n'y pas faire attention, le spectacle étant rempli d'abbés. Le chanoine ne se rendit point à ses raisons; il craignoit d'être reconnu par ses écoliers: il lui dit que comme il étoit vieux, on ne seroit point surpris de le voir avec des hardes à la vieille mode. Il s'ajuste avec la cornette haute, l'habit troussé, et tous les falbalas imaginés en ce temps-là, pour suppléer aux paniers. Il arrive à la comédie et se place à l'amphithéâtre. Cette figure étonna, comme vous pouvez bien le penser. Les voisins commencèrent à en parler; le murmure augmenta. Armand, acteur qui faisoit le rôle d'arlequin, aperçut le chanoine, alla dans l'amphithéâtre, et examina le personnage; il s'en approcha, et lui dit: Monsieur, je vous conseille de décamper: vous êtes reconnu, et votre habit grotesque fait rire le parterre, au point que je crains quelque scandale. Le pauvre homme bien troublé, remercie le comédien, et le prie de l'aider à sortir. Armand lui dit de le suivre, et pressé par la scène qu'il falloit jouer, il va très-vîte, le chanoine le perd de vue au sortir de l'amphithéâtre. Il entend les huées du parterre; il trouve l'escalier qui se partage en deux, dont l'un conduit à la rue, et l'autre dans la salle des comptes. Comme il ne connoissoit point les lieux, son malheur voulut qu'il se méprît; il descend dans cette salle où l'exempt se tient ordinairement. Il y étoit alors. Il fut frappé de cette figure de femme singulière, qui avoit l'air troublée et interdite; il l'arrêta, ne doutant point que ce ne fût quelqu'aventurier déguisé, et conduisit à M. Hérault, lieutenant de police, notre pauvre docteur qui fondoit en larmes, et qui offrit cent louis à l'exempt pour le laisser aller. Il lui conta son histoire, lui dit son nom; mais ce coquin fut inexorable; c'est la première fois qu'il a refusé de l'argent pour faire un scandale affreux. Le lieutenant de police vit avec plaisir notre chanoine; et, comme il étoit courtisan moliniste, il lui fit une très-grande réprimande, et le nomma devant beaucoup de monde. Le janséniste pleura: on lui a envoyé une lettre de cachet pour aller à 60 lieues d'ici, je ne sais pas bien où.

M. de Prie[178] étoit l'autre jour dans la chambre du roi, appuyé sur une table; la bougie alluma sa perruque; il fit ce que bien d'autres auroient fait en pareil cas, il l'éteignit avec les pieds: l'incendie fini, il la remit sur sa tête. Cela répandit une odeur très-forte. Le roi entra dans ce moment; il fut frappé du parfum, et, ignorant ce que c'étoit, il dit sans aucune malice: il sent bien mauvais ici; je crois qu'il sent la corne brûlée. A ce discours, vous comprenez bien que l'on rit; le roi et la noble assemblée firent des éclats de rire désordonnés. Le pauvre cocu n'eut point d'autre ressource que ses jambes, et il s'enfuit bien vite.

Voici une épigramme de Rousseau contre Fontenelle.

Depuis trente ans, un vieux berger normand
Aux beaux esprits s'est donné pour modèle;
Il leur apprend à traiter galamment
Les grands sujets en style de ruelle.
Ce n'est le tout; chez l'espèce femelle,
Il brille encor, malgré son poil grison;
Et n'est caillette, en honnête maison,
Qui ne se pâme à sa douce faconde.
En vérité, caillettes ont raison,
C'est le pédant le plus joli du monde.

Madame de Parabère a quitté M. le premier, et M. d'Alincourt ne la quitte pas, quoique je sois persuadée qu'il ne sera jamais son amant. Elle a des façons charmantes avec moi; elle sait bien que je crains d'avoir l'air d'être sa complaisante, et comme elle n'ignore point que tous les yeux sont sur elle, elle ne me propose plus de parties; elle m'a dit cent fois qu'elle ne pouvoit avoir de plus grand plaisir que de me voir; que toutes les fois que je voudrois, elle en seroit charmée. Son carrosse est toujours à mon service. Ne croyez-vous pas qu'il seroit ridicule de ne la point voir du tout? d'ailleurs, je n'ai aucune raison de m'en plaindre, bien au contraire; n'ai-je pas reçu de sa part mille amitiés dans toutes les occasions. On ne me peut soupçonner d'être sa confidente, ne la voyant que de temps en temps: enfin, je me conduirai de mon mieux. Mais, en vérité, Madame, je n'ai rien vu qui me confirme les bruits qui courent sur son nouvel engagement; elle est avec lui très-polie, très-modeste, a l'air indifférente: la seule chose qui donneroit des soupçons, c'est que sachant les discours du public, elle auroit dû peut-être ne pas le recevoir chez elle; mais elle dit qu'elle n'a pas le dessein de s'enterrer; que si elle refuse sa porte à M. d'Alincourt, le lendemain il faudra qu'elle la refuse à un autre, et que tour à tour elle chasseroit tout le monde, et qu'elle n'en seroit pas quitte encore pour être dans la solitude; que l'on diroit qu'elle ne les congédie que pour que le public en soit instruit: elle aime mieux, ajoute-t-elle, attendre du temps pour être justifiée. Adieu, ma chère dame, c'est toujours avec un regret infini que je vous quitte; mais la poste va partir.

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LETTRE IV.

Paris, 1726

Vous êtes surprise que j'aie resté si long-temps sans vous écrire; mais, Madame, je vous suis trop attachée, pour ne pas me flatter que vous ne doutez point que, malgré mon silence, j'aie pensé très-souvent à vous, et qu'il a fallu que je n'eusse pas un moment pour vous le dire, puisque je ne l'ai pas fait: mon cœur est sans cesse occupé de vous, et mes regrets sont aussi vifs que le jour où vous quittâtes Paris; tous les instans, je sens tout ce que j'ai perdu; rien n'est plus douloureux que d'avoir une amie de votre caractère, et d'en être séparée. Ces idées sont trop cruelles, parlons d'autre chose.

Le prince de Bournonville est mort hier, il ne pouvoit vivre: il est mort bien jeune, et bien vieux; on le regrette, sans être affligé; car il étoit dans une si triste situation, qu'il valoit mieux pour lui de finir, que de continuer à vivre pour souffrir; il ne pouvoit presque ni parler, ni respirer. Je crois que son âme a bien eu de la peine à quitter son corps; elle y étoit toute entière. Il avoit fait un testament, il y a quatre ans, où il me donnoit deux mille écus; je suis enchantée qu'il n'ait pas subsisté. Le public qui ignoroit l'amitié qu'il avoit eue pour moi, dans le temps qu'il venoit souvent chez M. de Ferriol, auroit soupçonné mille choses. Il a nommé pour héritière madame la duchesse de Duras; il a donné très-amplement à tous ses domestiques, sans en oublier un. Ce qui vous surprendra, Madame, c'est qu'un quart-d'heure après sa mort, le mariage de sa femme avec le duc de Rouvroi a été arrêté et publié; et, ce qui vous étonnera le plus, c'est que ce manque de bienséance part du cardinal de Noailles et de la maréchale de Grammont qui est Noailles, et mère de madame de Bournonville. M. le duc de Rouvroi est fils de M. de St.-Simon, âgé de 25 ans. Il n'a actuellement que 25,000 livres de rente, et vous voyez bien que sa naissance n'est pas bien merveilleuse; et madame de Bournonville jouit de 33,000 livres de rente. Elle est jeune et belle, d'une grande maison par elle et son mari. Madame de St.-Simon est amie du cardinal de Noailles. Elle parloit souvent du prince de Bournonville, comme d'un homme confisqué, et qu'elle se trouveroit bien heureuse, si sa veuve vouloit épouser son fils. Au moment que ce prince expiroit, elle va chez le cardinal, ne le laisse pas achever de dîner, pour qu'il allât demander madame de Bournonville. La maréchale de Grammont accepta la proposition, et dit au cardinal qu'elle en étoit charmée, mais qu'il falloit cacher pour quelque temps ce mariage. Le cardinal dit qu'il ne pouvoit se taire, et qu'il le diroit à tout ce qui se rencontreroit, de manière qu'avant que M. de Bournonville fût enterré, tout Paris a su ce mariage. Il est mort le 5; et le 9, on a été faire part du mariage à tous les parens et amis. Tout le monde est révolté. Au bout de quarante jours, la cérémonie se fera. Madame la duchesse de Duras et madame de Maillé, sœurs du défunt, sont allées rendre visite le surlendemain à la veuve; elle avoit un pied de rouge dans l'habillement de veuve, et son prétendu étoit à côté d'elle, qui venoit de se présenter comme futur époux. Ce n'est point un mariage d'inclination; il n'y a aucun amour: cela fait tenir bien des discours.

Les partis sur mademoiselle Le Maure et mademoiselle Pellissier deviennent tous les jours plus vifs. L'émulation entre ces deux actrices est extrême, et a rendu la Le Maure très-bonne actrice. Il y a des disputes dans le parterre, si vives, que l'on a vu le moment où l'on en viendroit à tirer l'épée. Elles se haïssent toutes deux comme des crapauds, et les propos de l'une et de l'autre sont charmans. Mademoiselle Pellissier est très-impertinente et très-étourdie. L'autre jour, à l'hôtel de Bouillon, à table, devant des personnes très-suspectes, elle dit que M. Pellissier, son cher mari, pouvoit compter d'être le seul à Paris, qui ne fût pas cocu. Pour la Le Maure, elle est bête comme un pot; mais elle a la plus belle et la plus surprenante voix qu'il y ait dans le monde; elle a beaucoup d'entrailles, et la Pellissier, beaucoup d'art. On fit l'anagramme du nom de cette dernière, qui étoit Pilleresse. Murer a quitté tout de bon la fièvre depuis trois mois, et la dévotion s'est emparée de lui. On joue Proserpine le 14 de ce mois. La Entie fait Cérès; la Le Maure, Proserpine; la Pellissier, Aréthuse; Thevenard, Pluton; Chassé, Ascalaphe. Voilà la distribution qu'on dit être à merveille. Je doute pourtant que cet opéra réussisse: toute l'intrigue est une vieille maîtresse qui raconte ses vieilles amours, une petite fille qui cueille des fleurs et qui fait des guirlandes, un vieux cocher amoureux et brutal. Il n'y a donc qu'un épisode, Alphée et Aréthuse, qui fasse une scène assez touchante: tout le reste est froid, languissant et insipide. M. de Nocé me soutint, l'autre jour, que c'étoit le plus bel opéra du monde, et qu'il y avoit une allégorie qui le rendoit charmant. Je l'assurai qu'il pouvoit être agréable pour le personnage pour lequel il avoit été fait: mais que pour moi, qui méprisois souverainement madame de Montespan, et qui ne l'avois jamais connue, sa rupture avec le roi, ses regrets, tout cela ne pouvoit m'émouvoir. La comédie tombe, tous les bons acteurs vont quitter; les mauvais sont détestables, et ne donnent aucune espérance.

Le roi est à Marli, où il tient table le soir, la reine le matin. C'est une chose nouvelle; cela n'étoit pas encore arrivé, que la reine eût mangé en public avec les dames. On parle de guerre; nos cavaliers la souhaitent beaucoup, et nos dames s'en affligent médiocrement: il y a long-temps qu'elles n'ont goûté l'assaisonnement des craintes et des plaisirs des campagnes; elles désirent de voir comme elles seront affligées de l'absence de leurs amans. M. de Nesle a fait des plaisanteries très-fortes à M. le prince de Carignan, sur ce qu'il parloit mal françois. Le prince, impatienté, lui dit qu'il seroit forcé de lui donner des coups de bâton, parce qu'on ne savoit pas en Suède qu'il étoit un grand poltron. M. de Nesle a fait mille excuses et mille bassesses: choses qui lui arrivent trop souvent pour sa réputation.

J'apprends, dans l'instant, qu'on va retrancher les rentes perpétuelles. Comme nous n'en avons ni l'une ni l'autre, je m'en console. Ma santé est mauvaise depuis quelque temps. Je me fis saigner hier; je prends de la limaille, je suis maigre; je me flatte que cela n'aura pas de suite. Adieu, Madame; honorez-moi toujours un peu de vos bontés: c'est une consolation à tous mes maux, tant du corps que de l'esprit. A propos, il y a une vilaine affaire qui fait dresser les cheveux à la tête: elle est trop infâme pour l'écrire; mais tout ce qui arrive dans cette monarchie, annonce bien sa destruction. Que vous êtes sages, vous autres, de maintenir les lois et d'être sévères! Il s'ensuit de là l'innocence. Je suis tous les jours surprise de mille méchancetés qui se font, et dont je n'ai pu croire le cœur humain capable. Je m'imagine quelquefois que la dernière surprise m'empêchera d'en avoir à l'avenir; mais j'y suis toujours trompée.

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LETTRE V.

D'Ablons, 1726

Comment vous portez-vous, Madame? ne me donnerez-vous point de vos nouvelles? voulez-vous me punir de mon silence? La punition est trop forte, et, pour une personne aussi juste que vous, elle n'est pas proportionnée à l'offense. Jamais vous ne pouvez soupçonner mon cœur; vous le connoissez trop. Votre silence ressemble à l'oubli et à l'ingratitude. Au nom de Dieu! souvenez-vous que vous êtes la personne du monde que j'aime et que j'estime davantage. Vous êtes obligée de m'aimer, à cause de mon discernement, si ce n'est pas par goût. Madame votre fille m'a fait l'honneur de me venir voir plusieurs fois: si je n'étois pas extrêmement occupée, j'aurois le plaisir de la voir souvent; je l'ai toujours beaucoup aimée; mais j'avoue que je l'aime encore davantage. Des esprits mal faits pourroient vous soupçonner sur cette phrase d'être tracassière, et d'avoir voulu me donner de l'éloignement pour elle; mais les bons esprits, et qui connoissent les entrailles, imagineront aisément que tout ce qui appartient à ce qu'on aime, devient plus cher, lorsque l'on en est éloigné.

Je me suis flattée, jusqu'à présent, que je ferois le voyage de Pont-de-Vesle, qui me procureroit le plaisir de vous aller voir; mais je vois avec douleur que le temps en est bien éloigné. On me flatte, et je crois deviner qu'il y a une résolution marquée de ne point faire ce voyage; j'en suis très-piquée; on se plaît à me donner des espérances, et ensuite à les détruire, je prends souvent la résolution de paroître indifférente sur l'événement; mais, malgré moi, le chagrin et la joie se manifestent tour à tour.

On parle plus de guerre que jamais: nos guerriers craignent fort de camper. Ils voudroient se battre, prendre à la hâte quelques villes, et revenir, au bout de huit jours, à Paris. M. le prince de Conti est mort, hier matin, d'une fluxion de poitrine; il a dit les choses du monde les plus tendres et les plus obligeantes à sa femme; il lui a demandé pardon des soupçons mal fondés qu'il avoit eus sur sa conduite, lui a nommé son valet de chambre qui étoit son espion et son calomniateur, et l'a assurée qu'il étoit bien éloigné d'ajouter aucune foi à tout ce qu'il avoit rapporté. Il a fait ordonner à madame La Roche, sa maîtresse, qui, en partie, étoit la cause du peu d'union qu'il avoit avec sa femme, de sortir au moment même de sa maison, où elle demeuroit. Il a donné 2,000 livres de pension à quatre personnes: je ne m'en ressouviens que de deux, MM. de Montmorenci et du Bellai; à M. Maton, qu'il a toujours aimé, un diamant de 10,000 livres; au président de Lubère, son portrait en grand; à ses deux filles, chacune une tabatière d'or avec son portrait. A l'égard de ses domestiques, il laisse madame la princesse de Conti maîtresse de les récompenser comme elle le jugera à propos. La princesse a beaucoup pleuré, quand il est tombé malade, quoiqu'ils fussent brouillés, et même sur le point de se séparer. Il a donné tant de marques de tendresse et de repentir, qu'elle a oublié, pour le présent, tous les chagrins qu'il lui a causés. Je crois cependant que, passé les premiers jours, elle s'en consolera bien aisément. M. le duc a eu une attaque d'apoplexie dont il réchappe. A la halle, les harangères disent que le borgne n'avoit garde de mourir, parce qu'il est trop méchant, et que le prince est mort, parce qu'il étoit bon. Ces pauvres gens décident de sa bonté, sans savoir pourquoi, si ce n'est qu'il n'avoit jamais été à portée de leur faire ni mal ni bien.

Je vous enverrai, par la première occasion, un livre fort à la mode ici, le Voyage de Gulliver; il est traduit de l'anglois; l'auteur est le docteur Swift; il est fort amusant; il y a beaucoup d'esprit, d'imagination et une fine plaisanterie. Destouches a donné le Philosophe marié; c'est une très-jolie comédie: il y a du sentiment, de là délicatesse; mais ce n'est pas le génie de Molière: il y a la Critique qui est du même auteur, c'est le panégyrique du Philosophe marié; on la trouve assez mauvaise. Votre commission sera faite au plutôt. Vous me faites tort, quand vous croyez que je peux m'impatienter en la faisant. Non, Madame, soyez persuadée, à moins que vous ne vouliez m'affliger mortellement, que si vous m'ordonniez de marcher sur la tête pour l'amour de vous, j'irois avec joie. L'article de votre lettre où vous me dites que vous ne me verrez plus, m'a serré le cœur à en pleurer. Pourquoi voulez-vous m'affliger? Oui, je vous verrai, quelque chose qu'il arrive, à moins que je ne meure bientôt: ma santé est assez bonne; ainsi laissez-moi l'espérance de vous embrasser encore souvent, avant que je meure. Vous me demandez des nouvelles du chevalier; il est en Périgord, où sa santé est toujours assez mauvaise. Cependant il m'assure qu'il n'y a nul danger; il est plus tendre que jamais: ses lettres sont toutes comme celles que je vous montrois dans le carrosse, quelque temps avant votre départ: si j'osois, je vous en enverrois des copies; elles sont trop pleines de louanges; mais elles sont si bien écrites, que, si l'on ne connoissoit pas l'objet, on les trouveroit charmantes. Je ne sais aucune nouvelle de Paris; je suis ici comme au bout du monde; je vendange, je file beaucoup pour me faire des chemises, et je tire aux oiseaux. J'ai reçu des lettres de madame Knight; elle me dit qu'elle est mariée et heureuse; elle est à Bettersea depuis son mariage; M. de Bolingbrocke ne paroît pas trop content. La tête a tourné apparemment à milord, de marier sa fille de cette façon. Vous auriez mieux fait; il falloit vous laisser faire, sans vous contraindre. Adieu, Madame, continuez-moi vos bontés.

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LETTRE VI.

Paris, 1726

Vous avez tort, Madame, de m'accuser d'oubli à votre égard; ayez meilleure opinion de vos amis, et sur-tout de moi qui sens bien tout le prix de votre amitié: je puis jurer qu'il n'y a pas de jour que je ne pense à vous, que je ne vous regrette, et que je ne fasse des projets pour aller vous voir; je mettrai tout en usage pour exécuter ce que je souhaite si vivement: je quitte tout sans regret pour vous; je suis accablée de chagrin, mon corps s'en ressent; je suis maigrie à en être alarmée. J'ai eu tout à la fois la mort de mon bienfaiteur M. de Ferriol, l'asthme du chevalier qui dure depuis trois mois, et la réduction des rentes viagères. Voici une lettre qu'il m'a faite pour le cardinal de Fleuri; je ne doute point que vous ne la trouviez bien.

Monseigneur,

«Je n'oserois me flatter que votre Éminence se ressouvînt que j'ai eu l'honneur de la voir; mais je crois pouvoir espérer que la singularité de mon état excitera sa compassion, et qu'elle me pardonnera la liberté que je prends de lui en exposer les circonstances. M. de Ferriol m'a amenée de Turquie en ce pays-ci, à 4 ans; et après m'avoir élevée comme sa fille, il a voulu, pour comble de générosité, me laisser une fortune qui soutînt l'éducation qu'il m'avoit donnée. Toute la famille de Ferriol concourant à ses desseins, il m'avoit donné 4,000 liv. de rentes viagères. Aujourd'hui, Monseigneur, on m'en ôte plus de la moitié; et par là je perds ce qui faisoit ma tranquillité, l'indépendance que l'on a voulu m'assurer. J'ose supplier votre Éminence, que l'on ne me traite point à la rigueur; ne souffrez pas que l'on détruise une fortune qui est un témoignage de la générosité des François. Si vous vous informez de moi, on vous dira que je n'ai ni goût, ni talent pour acquérir. Ordonnez donc qu'on me laisse ce que je possédois par des voies si légitimes. Vous aurez part à la reconnoissance que j'ai pour ceux à qui je dois tout ce que je possède, et je ne cesserai jamais d'être avec le plus profond respect, etc.»

Lettre de madame de Ferriol.

Aïssé ne cesseroit de vous écrire, si je la laissois faire; je n'en ai pas la patience, et je l'interromps pour vous parler aussi à mon tour. Gardez-vous bien de m'oublier; je ne cesse point de me ressouvenir de vous, et de vous regretter. Les courses que j'ai faites, et les maladies que j'ai essuyées, ne m'ont pas distraite un moment de ce souvenir; j'espère que tous mes voyages ne sont pas faits, et que j'en ferai un à Pont-de-Vesle, qui me procurera le bonheur de vous voir. J'ai besoin de cette espérance pour adoucir la peine que me cause votre absence. J'espère qu'en attendant, vous voudrez bien me donner de vos nouvelles, et que vous ne doutez pas de la très-tendre amitié que je conserverai toute ma vie pour vous.

Suite de la Lettre de mademoiselle Aïssé.

On me rend la plume, je vais en profiter pour conter quelques ravauderies. Madame de Tencin est toujours malade: les savans et les prêtres sont, presque les seules personnes qui lui fassent leur cour. D'Argental n'est plus amoureux; ses assiduités sont réfléchies actuellement. Il y a eu des tracasseries à la cour; les dames du palais ont voulu jouer des comédies pour amuser la reine. MM. de Nesle, de la Trimouille, Graisi, Gontault, Tallard, Villars, Matignon étoient les acteurs. Il manquoit une actrice pour de certains rôles, et il étoit nécessaire d'avoir quelqu'un qui pût former les autres: on proposa la Desmarest, qui ne monte plus sur le théâtre; madame de Tallard s'y opposa, et assura qu'elle ne joueroit pas avec une comédienne, à moins que la reine ne fût une des actrices. La petite marquise de Villars dit que madame de Tallard avoit raison, et qu'elle ne vouloit point jouer aussi, à moins que l'Empereur ne fît Crispin. Cette grande affaire finit par des éclats de rire. Madame de Tallard a été si piquée, qu'elle a quitté la troupe, La Desmarest a joué, et les comédies ont très-bien réussi.

Milord Bolingbrocke nie hautement les lettres que l'on prétend qu'il a écrites à M. Walpole. Je ne doute pas que vous n'en ayez ouï parler: il dit qu'on peut l'attaquer, mais qu'il ne répondra jamais; que ce sont des lettres supposées; qu'il est résolu de demeurer en repos, malgré toute la malice du public. Madame sa femme est toujours malade. L'air de Londres l'incommode: on avoit fait courir le bruit que le mari et la femme étoient mal ensemble; rien n'est plus faux: je reçois des lettres, presque tous les ordinaires, de l'un et de l'autre; ils me paroissent dans une grande union: les inquiétudes qu'il a de la santé de sa femme, et celles qu'elle a de la sienne, ne ressemblent point à des gens mécontens. Adieu, Madame. La certitude que j'ai de vos bontés, me fait trop de plaisir pour vouloir en douter.

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LETTRE VII.

Paris, 1727

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; je ne puis vous dire assez tout le plaisir qu'elle m'a fait. Je les montre à une seule personne, qui est très-curieuse de les voir, et qui partage le plaisir que j'ai de les lire: les bontés d'une personne comme vous la flattent comme moi-même, et elle partage mes inquiétudes sur ce qui vous regarde. Vous êtes la première qu'elle a plainte dans ce maudit arrangement du retranchement des rentes viagères. Je n'ai point été consolée de n'être pas la seule misérable dans cette occasion; il est toujours fort douloureux de voir ses amis malheureux. J'aurois, je vous jure, pris mon parti plus aisément, si vous aviez été privilégiée. Mon voyage de Pont-de-Vesle se confirme, et sera beaucoup plus long; mais dans quelque pauvreté que je sois, je vous promets d'aller vous voir; ce sera un des bonheurs les plus vifs de ma vie; et si jamais je me marie, je mettrai dans le contrat, que je veux être libre d'aller à Genève, quand il me plaira, et le temps que je voudrai. Madame de Tencin est toujours malade; mais j'ai grand'peur que madame sa sœur ne parte avant elle; sa cupidité augmente tous les jours. Ma santé est médiocre, et je maigris beaucoup; c'est pourtant le premier bien; elle nous fait supporter toutes nos peines; les chagrins l'altérent, comme vous le prouvez, et ne font pas changer la fortune. D'ailleurs, il n'y a point de honte d'être pauvre, quand c'est la faute du destin et de la vertu. Je vois tous les jours qu'il n'y a que la vertu qui soit bonne en ce monde et en l'autre. Pour moi qui n'ai pas le bonheur de m'être bien conduite, mais qui respecte et admire les gens vertueux, la simple envie d'être du nombre m'attire toutes sortes de choses flatteuses: la pitié que tout le monde a de moi, fait que je ne me trouve presque pas malheureuse; il me reste deux mille francs de rente, tout au plus; j'envisage sans peine de me retrancher les choses qui me faisoient le plus de plaisir. Mes bijoux et mes diamans sont vendus; pour vous, Madame, il y a long-temps que vous vous êtes détachée de tout cela. Si vous avez plus de chagrins, et que vous soyez plus à plaindre que bien d'autres, vous en êtes bien dédommagée par la satisfaction de n'avoir rien à vous reprocher: vous avez de la vertu, vous êtes aimée et estimée, et, par conséquent, vous avez plus d'amis. Conservez-les, Madame, et votre santé; ce sont là les véritables trésors.

Madame de Parabère ayant quitté son amant, a donné cette charge à d'Alincourt. M. de Nesle a plaisanté M. le prince de Conti assez mal à propos; et, quoique le prince l'eût fait prier de se taire, il a continué; ce qui a mis en colère son altesse, qui a voulu lui jeter une assiette à la tête. M. de Nesle a fait des excuses, qui ont été assez mal reçues, puisqu'on lui a répondu que l'on avoit eu tort de se mettre en colère contre un poltron; que l'on devoit en agir avec lui comme avec un chien qui importunoit, et à qui l'on donnoit des coups de pied; que s'il n'étoit pas content, il étoit partout, et le trouveroit. Madame de Nesle avoit pour amant M. de Montmorenci: c'étoit Riom qui avoit fait cette liaison; il a jugé à propos de la rompre, et a donné à son ami madame de Boufflers; madame de Nesle, pour se venger, a donné le ridicule à Riom, de lorgner la reine; ce dernier a été si piqué, qu'il est allé au cardinal pour se justifier. Vous voyez à quoi nos belles dames et nos agréables s'amusent. M. le duc se divertit comme un ange, à son tour, à Chantilli. Madame de Prie est reléguée dans ses terres, où elle perd les yeux; elle se console en lisant le bel édit des rentes. Notre roi est toujours constant pour la chasse. La reine est grosse. Voilà les nouvelles de ce monde. Quelle différence de votre ville à Paris! L'innocence des mœurs, le bon esprit y règnent: ici on ne les connoît pas. Il est arrivé, depuis quelque tems, une petite aventure qui a fait beaucoup de bruit; je veux vous la mander. Il y a six semaines, qu'Isessé, le chirurgien, reçut un billet, par lequel on le prioit de se rendre l'après-midi, à six heures, dans la rue Pot-de-fer, près du Luxembourg. Il n'y manqua pas; il trouva un homme qui l'attendoit, et le conduisit à quelques pas de là, le fit entrer dans une maison, ferma la porte sur le chirurgien, et resta dans la rue. Isessé fut surpris que cet homme ne l'emmenât pas tout de suite où on le souhaitoit. Mais le portier de la maison parût, qui lui dit qu'on l'attendoit au premier étage et qu'il montât; ce qu'il fit: il ouvrit une antichambre toute tendue de blanc; un laquais fait à peindre, vêtu de blanc, bien frisé, bien poudré, et avec une bourse de cheveux blanche, et deux torchons à la main, vint au-devant de lui, et lui dit qu'il falloit qu'il lui essuyât ses souliers. Isessé lui dit que cela n'étoit pas nécessaire, qu'il sortoit de sa chaise, et n'étoit point crotté. Malgré cela, le laquais lui répondit que l'on étoit trop propre dans cette maison, pour ne pas user de précaution. Après cette cérémonie, on le conduisit dans une chambre tendue aussi de blanc. Un autre laquais, vêtu de même que le premier, refit la même cérémonie des souliers: on le mena ensuite dans une chambre toute blanche, lit, tapisseries, fauteuils, chaises, tables et plancher. Une grande figure en bonnet de nuit et en robe de chambre toute blanche, et un masque blanc, étoit assise auprès du feu. Quand cette espèce de fantôme aperçut Isessé, il lui dit: j'ai le diable dans le corps, et ne parla plus; il ne fit pendant trois quarts d'heure que mettre et ôter six paires de gants blancs, qu'il avoit sur une table, à côté de lui. Isessé fut effrayé; mais il le fut encore davantage, quand parcourant des yeux la chambre, il aperçut plusieurs armes à feu; il lui prit un si grand tremblement, qu'il fut obligé de s'asseoir, de peur de tomber. Enfin craignant ce silence, il dit à la figure blanche, ce que l'on vouloit faire de lui, qu'il le prioit de lui donner ses ordres, parce qu'il étoit attendu, et que son temps étoit au public: la figure blanche répondit sèchement: que vous importe, si vous êtes bien payé? et ne dit plus mot. Un quart d'heure s'écoula encore dans le silence: le fantôme enfin tire un cordon blanc de sonnettes. Les deux laquais blancs arrivent; il leur demande des bandes, et dit à Isessé de le saigner et de lui tirer cinq livres de sang. Le chirurgien, étonné de la quantité, lui demanda quel médecin lui avoit ordonné une pareille saignée? Moi, répondit la figure blanche, Isessé se sentant trop ému pour ne pas craindre d'estropier, préféra de saigner au pied, où il y a moins de risque qu'au bras. On apporta de l'eau chaude; le fantôme blanc ôte une paire de bas de fil blanc d'une grande beauté, puis une autre, encore une autre; enfin jusqu'à six paires, et un chausson de castor doublé de blanc; alors Isessé vit la plus jolie jambe et le plus joli pied du monde; il n'est point éloigné de croire que ce soit celui d'une femme: il saigne; à la seconde palette le saigné se trouve mal. Isessé voulut lui ôter son masque pour lui donner de l'air, les laquais s'y opposèrent: on l'étendit à terre; le chirurgien banda le pied pendant l'évanouissement. La figure blanche, en reprenant ses esprits, ordonna que l'on chauffât son lit; ce que l'on fit, et ensuite il s'y mit. Isessé lui tâta le pouls, et les domestiques sortirent; il alla près de la cheminée pour nettoyer sa lancette, faisant bien des réflexions sur la singularité de cette aventure: tout à coup il entend quelque chose derrière lui, il tourne la tête, et voit dans le miroir de la cheminée, la figure blanche qui vient à cloche-pied, et qui ne fait presque qu'un saut pour venir à lui; il fut saisi de frayeur; elle prit sur la cheminée cinq écus, les lui donna, et lui demanda s'il étoit content. Isessé, tout tremblant, répondit que oui.—Eh bien! allez-vous-en. Le chirurgien ne se le fit pas dire deux fois; il prit ses jambes à son cou, et s'en alla bien vite; il trouva les laquais qui l'éclairèrent, et qui de fois à autre se tournoient et rioient. Isessé, impatienté, leur demanda ce que c'étoit que cette plaisanterie. Monsieur, lui répondirent-ils, avez-vous à vous plaindre? Ne vous a-t-on pas bien payé? Vous a-t-on fait quelque mal? Ils le reconduisirent à sa chaise, et il fut transporté de joie d'être sorti de là. Il prit la résolution de ne point raconter ce qui lui venoit d'arriver; mais, le lendemain, on vint s'informer comment il se portoit de la saignée qu'il avoit faite à un homme blanc; alors il raconta son aventure, et n'en fit plus mystère: elle a fait beaucoup de bruit; le roi l'a sue, et le cardinal se l'est fait raconter par Isessé. On a fait mille conjectures qui ne signifient rien: je crois que c'est quelque badinage de jeunes gens qui se sont amusés à faire peur au chirurgien. Je suis bien sincèrement, ma chère madame, toute à vous.

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LETTRE VIII.

Paris, 1727

J'ai reçu avant-hier la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire; vous trouverez dans celle-ci tout ce que vous me demandez. Je vais commencer par les nouvelles de Paris. La reine est accouchée de deux princesses: il est bien fâcheux, Madame, que dans le nombre il n'y ait pas un garçon. Tout Paris étoit dans une grande joie, quand on sut qu'elle étoit en travail; la joie fut bien modérée, quand on apprit la naissance de deux filles: on s'étoit trompé de six semaines. Le chancelier arrive de son exil; il n'a pas encore les sceaux. M. le prince de Carignan est toujours amoureux de la Entie, danseuse à l'opéra; cette créature s'est engouée de M. de la Poplinière, fermier général, homme d'esprit, faiseur de chansons, et d'ailleurs assez laid. M. de Carignan s'étoit lié d'amitié avec lui, comme les maris font avec les amans de leurs femmes; mais le prince est italien, par conséquent clairvoyant, et jaloux outre mesure. Il y a quelques jours qu'il alla prier la Entie de venir à une petite maison qu'il a au bois de Boulogne; elle y consentit, mais elle voulut que M. de la Poplinière fût de la partie; ce dernier ne vouloit point; il se fit long-temps prier par le prince, qui le persuada enfin d'y venir; il y eut pendant le souper plusieurs lorgneries qui furent aperçues du prince, et qui le mirent de très-mauvaise humeur. On alla bientôt après se coucher; et comme la maison est très-petite, et qu'il n'y avoit que deux lits, la Entie coucha avec le prince, et la Poplinière dans une chambre à côté. La demoiselle voulut bien faire les honneurs de chez elle, et alla trouver son voisin, quand le prince fut endormi. M. de Carignan s'étant réveillé, et voyant que sa tourterelle s'étoit envolée, ne fit pas grand chemin pour la retrouver; il eut la constance de s'entendre dire les choses du monde les plus outrageantes; on le traita de sot. Bien des gens prétendent que le greluchon la Poplinière étoit muni de deux pistolets dont il se servoit pour tenir en respect le pauvre abandonné, qui, furieux, désespéré, retourna à Paris, et débarqua chez sa femme; et comme il avoit le cœur très-ulcéré, il lui raconta ce qui venoit de lui arriver. Elle lui dit qu'il y avoit long-temps que cette créature le rendoit malheureux, et qu'il falloit faire un exemple pour châtier de pareilles gens, qu'elle lui demandoit la permission d'en faire des plaintes, et d'avoir une lettre de cachet pour la faire enfermer dans une maison de force. Le prince étoit trop en colère pour n'y pas consentir. La princesse ne perdit point de temps; elle partit pour Versailles, et obtint du cardinal la lettre de cachet, envoya là-dessus arrêter la donzelle, qui fut dans un désespoir inconcevable. Elle avoit 40,000 livres en or chez elle, qu'elle vouloit emporter; mais on ne lui laissa prendre que 300 livres, et on la mena à Sainte-Pélagie, maison de force, où elle est actuellement. Le prince est désespéré de ne la plus voir; il a fait tout au monde pour la faire sortir de là, et pour se venger de la Poplinière et le faire mettre à la Bastille; mais il n'en a pas eu le crédit: on l'a seulement engagé à aller faire un petit tour dans son département, qui est la Provence.

Voici encore une aventure, mais qui est plus tragique. Un gentilhomme, du côté de Villers-Coterets, allant d'un endroit à un autre à cheval avec son valet, fut attaqué dans un bois, par un jeune homme qui lui demanda sa bourse où il y avoit cinquante louis, sa montre, avec un cachet d'or, lui prit ses deux chevaux, et le laissa aller à pied, assez embarrassé de ce qu'il feroit. En marchant, il aperçut une maison qui avoit une belle apparence; il envoya son laquais pour s'informer qui l'habitoit; il apprit avec joie que c'étoit un officier avec lequel il avoit long-temps servi, et qui étoit son bon ami; il se trouva heureux dans sa disgrâce, de rencontrer justement son camarade qu'il connoissoit pour un parfait honnête homme; il en fut très-bien reçu: ils parlèrent de la malheureuse aventure qui leur avoit procuré le plaisir de se revoir; le maître de la maison offrit sa bourse et sa personne à son ami. Quelques momens avant le souper, un jeune homme entra, que le gentilhomme reconnut pour être celui qui l'avoit dévalisé, et il fut bien surpris, quand l'officier le lui présenta comme son fils; il ne dit mot, et se retira d'abord après souper dans sa chambre. Son laquais très-effrayé, lui dit: Monsieur, nous sommes dans un coupe-gorge; le fils de la maison est notre voleur, et nos chevaux sont dans l'écurie. Le gentilhomme lui défendit de parler, et avant que personne fût levé dans la maison, il alla à la chambre de son ami, et le réveilla, en lui disant que c'étoit avec une grande douleur qu'il se trouvoit obligé de lui apprendre que son fils étoit le même homme qui l'avoit dévalisé la veille; qu'il avoit cru, après s'être consulté, qu'il valoit mieux lui apprendre le détestable métier de son fils, que s'il venoit à en être informé par la justice: ce qui ne pouvoit manquer tôt ou tard d'arriver. Le désespoir du père fut inconcevable; la surprise, la douleur, lui donnèrent un si violent saisissement, qu'il s'évanouit; ensuite l'emportement, la fureur succédant, il monte à la chambre de son fils, qui dormoit, ou feignoit de dormir; il trouve sur sa table la montre et le cachet où étoient les armes de son ami: le fils entend le bruit; effrayé, il se lève, veut s'enfuir. Des pistolets se trouvent sur la table; le père, troublé par la colère, en prend un, tire, et tue son malheureux fils. Il est venu tout de suite demander sa grâce: tout le monde a été d'avis qu'on la lui donnât. Le cas est excusable dans le premier mouvement d'une colère aussi légitime. Un honnête homme trouvant dans son fils un voleur de grand chemin, éprouve un chagrin si vif, que la tête lui en peut bien tourner.

Madame de Ferriol compte toujours aller à Pont-de-Vesle; mais, comme elle ne veut y rester que six semaines, je ne l'accompagnerai pas; cela n'en vaut pas la peine. Il y a cinq ou six mariages pour notre ami[179]; mais l'on voudroit fort avoir la dot, et point avoir de femme. Je ne vois plus Bertie; l'ambition le poignarde; il poursuit l'ambassade de Constantinople; les Turcs sont trop simples, pour goûter l'air empesé de notre ami.

Le chevalier est parti pour le Périgord, où il compte être cinq mois. Vous serez bien étonnée, Madame, quand je vous dirai, qu'il m'a offert de m'épouser. Il s'expliqua hier très-clairement devant une dame de mes amies; c'est la passion la plus singulière du monde; cet homme ne me voit qu'une fois tous les trois mois; je ne fais rien pour lui plaire; j'ai trop de délicatesse pour me prévaloir de l'ascendant que j'ai sur son cœur; et, quelque bonheur que ce fût pour moi de l'épouser, je dois aimer le chevalier pour lui-même. Jugez, Madame, comme sa démarche seroit regardée dans le monde, s'il épousait une inconnue, et qui n'a de ressource que la famille de M. de Ferriol. Non, j'aime trop sa gloire, et j'ai en même temps trop de hauteur pour lui laisser faire cette sottise. Quelle confusion pour moi d'apercevoir tous les discours que l'on tiendroit! Pourrois-je me flatter que le chevalier pensât toujours de même à mon égard? Il se repentiroit assurément d'avoir suivi sa folle passion; et moi je ne pourrois survivre à la douleur d'avoir fait son malheur, et de n'en être plus aimée. Il me tint les propos du monde les plus tendres, les plus passionnés et les plus extravagans; il finit par me dire qu'il avoit dans la tête, que d'une façon ou d'une autre, nous vécussions ensemble. Je parus étonnée de ce propos, et lui en dis mon sentiment; il se fâcha, et m'assura que, quand il disoit cela, il ne prétendoit pas m'offenser, ni avoir des desseins malhonnêtes sur moi; qu'il vouloit dire, que si je voulois l'épouser, j'en étois la maîtresse; mais qu'autrement, il croyoit que nous pouvions bien, quand nous serions sans conséquence l'un et l'autre, passer le reste de nos jours ensemble; qu'il m'assureroit une grande partie de son bien; qu'il étoit mécontent de ses parens, à l'exception de son frère, à qui il donneroit honnêtement, pour qu'il fût content; et pour me faciliter d'accepter sa proposition, il me dit que nous ferions cession au dernier vivant de nos biens. Je badinai beaucoup sur mes vieux cotillons qui sont tout l'héritage que je pouvois assurer. Notre conversation finit par des plaisanteries. Adieu, Madame, je suis lasse d'écrire; je vous suis dévouée bien tendrement.

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