Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829
TREIZIÈME LETTRE
Thèbes (Biban-el-Molouk), le 26 mai 1829.
Les détails topographiques donnés par Strabon ne permettent point de chercher ailleurs que dans la vallée de Biban-el-Molouk l'emplacement des tombeaux des anciens rois. Le nom de cette vallée, qu'on veut entièrement dériver de l'arabe en le traduisant par les portes des rois, mais qui est à la fois une corruption et une traduction de l'ancien nom égyptien Biban-Ou-rôou (les hypogées des rois), comme l'a fort bien dit M. Silvestre de Sacy, lèverait d'ailleurs toute espèce de douté à ce sujet. C'était la nécropole royale, et on avait choisi un lieu parfaitement convenable à cette triste destination, une vallée aride; encaissée par de très-hauts rochés coupés à pic, ou par des montagnes en pleine décomposition, offrant presque toutes de larges fentes occasionnées soit par l'extrême chaleur, soit par des éboulements intérieurs, et dont les croupes sont parsemées de bandes noires, comme si elles eussent été brûlées en partie; aucun animal vivant ne fréquente cette vallée de mort: je ne compte point les mouches, les renards, les loups et les hyènes, parce que c'est notre séjour dans les tombeaux et l'odeur de notre cuisine qui avaient attiré ces quatre espèces affamées.
En entrant dans la partie la plus reculée de cette vallée, par une ouverture étroite évidemment faite de main d'homme, et offrant encore quelques légers restes de sculptures égyptiennes, on voit bientôt au pied des montagnes, ou sur les pentes, des portes carrées, encombrées pour la plupart, et dont il faut approcher pour apercevoir la décoration: ces portes, qui se ressemblent toutes, donnent entrée dans les tombeaux des rois. Chaque tombeau a la sienne, car jadis aucun ne communiquait avec l'autre; ils étaient tous isolés: ce sont les chercheurs de trésors, anciens ou modernes, qui ont établi quelques communications forcées.
Il me tardait, en arrivant à Biban-el-Molouk, de m'assurer que ces tombeaux, au nombre de seize (je ne parle ici que des tombeaux conservant des sculptures et les noms des rois pour qui ils furent creusés), étaient bien, comme je l'avais déduit d'avance de plusieurs considérations, ceux de rois appartenant tous à des dynasties thébaines, c'est-à-dire à des princes, dont la famille était originaire de Thèbes. L'examen rapide que je fis alors de ces excavations avant de monter à la seconde cataracte, et le séjour de plusieurs mois que j'y ai fait à mon retour, m'ont pleinement convaincu que ces hypogées ont renfermé les corps des rois des XVIIIe, XIXe et XXe dynasties, qui sont en effet toutes trois des dynasties diospolitaines ou thébaines. Ainsi, j'y ai trouvé d'abord les tombeaux de six des rois de la XVIIIe, et celui du plus ancien de tous, Aménophis-Memnon, inhumé à part dans la vallée isolée de l'ouest.
Viennent ensuite le tombeau de Rhamsès-Meïamoun et ceux de six autres Pharaons, successeurs de Meïamoun et appartenant à la XIXe ou à la XXe dynastie.
On n'a suivi aucun ordre, ni de dynastie, ni de succession, dans le choix de l'emplacement des diverses tombes royales: chacun a fait creuser la sienne sur le point où il croyait rencontrer une veine de pierre convenable à sa sépulture et à l'immensité de l'excavation projetée. Il est difficile de se défendre d'une certaine surprise lorsque, après avoir passé sous une porte assez simple, on entre dans de grandes galeries ou corridors couverts de sculptures parfaitement soignées, conservant en grande partie l'éclat des plus vives couleurs, et conduisant successivement à des salles soutenues par des piliers encore plus riches de décorations, jusqu'à ce qu'on arrive enfin à la salle principale, celle que les Égyptiens nommaient la salle dorée, plus vaste que toutes les autres, et au milieu de laquelle reposait la momie du roi dans un énorme sarcophage de granit. Les plans de ces tombeaux, publiés par la Commission d'Égypte, donnent une idée exacte de l'étendue de ces excavations et du travail immense qu'elles ont coûté pour les exécuter au pic et au ciseau. Les vallées sont presque toutes encombrées de collines formées par les petits éclats de pierre provenant des effrayants travaux exécutés dans le sein de la montagne.
Je ne puis tracer ici une description détaillée de ces tombeaux; plusieurs mois m'ont à peine suffi pour rédiger une notice un peu détaillée des innombrables bas-reliefs qu'ils renferment et pour copier les inscriptions les plus intéressantes. Je donnerai cependant une idée générale de ces monuments par la description rapide et très-succincte de l'un d'entre eux, celui du Pharaon Rhamsès, fils et successeur de Meïamoun. La décoration des tombeaux royaux était systématisée, et ce que l'on trouve dans l'un reparaît dans presque tous les autres, à quelques exceptions près, comme je le dirai plus bas.
Le bandeau de la porte d'entrée est orné d'un bas-relief (le même sur toutes les premières portes des tombeaux royaux), qui n'est au fond que la préface, ou plutôt le résumé de toute la décoration des tombes pharaoniques. C'est un disque jaune au milieu duquel est le Soleil à tête de bélier, c'est-à-dire le soleil couchant entrant dans l'hémisphère inférieur, et adoré par le roi à genoux; à la droite du disque, c'est-à-dire à l'orient, est la déesse Nephthys, et à la gauche (occident) la déesse Isis, occupant les deux extrémités de la course du dieu dans l'hémisphère supérieur: à côté du Soleil et dans le disque, on a sculpté un grand scarabée qui est ici, comme ailleurs, le symbole de la régénération ou des renaissances successives: le roi est agenouillé sur la montagne céleste, sur laquelle portent aussi les pieds des deux déesses.
Le sens général de cette composition se rapporte au roi défunt: pendant sa vie, semblable au soleil dans sa course de l'orient à l'occident, le roi devait être le vivificateur, l'illuminateur de l'Égypte, et la source de tous les biens physiques et moraux nécessaires à ses habitants; le Pharaon mort fut donc encore naturellement comparé au soleil se couchant et descendant vers le ténébreux hémisphère inférieur, qu'il doit parcourir pour renaître de nouveau à l'orient, et rendre la lumière et la vie au monde supérieur (celui que nous habitons), de la même manière que le roi défunt devait renaître aussi, soit pour continuer ses transmigrations, soit pour habiter le monde céleste et être absorbé dans le sein d'Ammon, le père universel.
Cette explication n'est point de mon cru; le temps des conjectures est passé pour la vieille Égypte; tout cela résulte de l'ensemble des légendes qui couvrent les tombes royales.
Ainsi cette comparaison ou assimilation du roi avec le soleil dans ses deux états pendant les deux parties du jour, est la clef ou plutôt le motif et le sujet dont tous les autres bas-reliefs ne sont, comme on va le voir, que le développement successif.
Dans le tableau décrit est toujours une légende dont suit la traduction littérale: «Voici ce que dit Osiris, seigneur de l'Amenti (région occidentale, habitée par les morts): Je t'ai accordé une demeure dans la montagne sacrée de l'Occident, comme aux autres dieux grands (les rois ses prédécesseurs), à toi Osirien, roi seigneur du monde, Rhamsès, etc., encore vivant.»
Cette dernière expression prouverait, s'il en était besoin, que les tombeaux des Pharaons, ouvrages immenses et qui exigeaient un travail fort long, étaient commencés de leur vivant, et que l'un des premiers soins de tout roi égyptien fut, conformément à l'esprit bien connu de cette singulière nation, de s'occuper incessamment de l'exécution du monument sépulcral qui devait être son dernier asile.
C'est ce que démontre encore mieux le premier bas-relief qu'on trouve toujours à la gauche en entrant dans tous ces tombeaux. Ce tableau avait évidemment pour but de rassurer le roi vivant sur le fâcheux augure qui semblait résulter pour lui du creusement de sa tombe au moment où il était plein de vie et de santé: ce tableau montre en effet le Pharaon en costume royal, se présentant au dieu Phré à tête d'épervier, c'est-à-dire au soleil dans tout l'éclat de sa course (à l'heure de midi), lequel adresse à son représentant sur la terre ces paroles consolantes:
«Voici ce que dit Phré, dieu grand, seigneur du ciel: Nous t'accordons une longue série de jours pour régner sur le monde et exercer les attributions royales d'Hôrus sur la terre.»
Au plafond de ce premier corridor du tombeau, on lit également de magnifiques promesses faites au roi pour cette vie terrestre, et le détail des privilèges qui lui sont réservés dans les régions célestes; il semble qu'on ait placé ici ces légendes comme pour rendre plus douce la pente toujours trop rapide qui conduit à la salle du sarcophage.
Immédiatement après ce tableau, sorte de précaution oratoire assez délicate, on aborde plus franchement la question par un tableau symbolique, le disque du soleil Criocéphale, parti de l'Orient, et avançant vers la frontière de l'Occident, qui est marquée par un crocodile, emblème des ténèbres, et dans lesquelles le dieu et le roi vont entrer chacun à sa manière. Suit immédiatement un très-long texte, contenant les noms des soixante-quinze parèdres du soleil dans l'hémisphère inférieur, et des invocations à ces divinités du troisième ordre, dont chacune préside à l'une des soixante-quinze subdivisions du monde inférieur, qu'on nommait KELLÉ, demeure qui enveloppe, enceinte, zone.
Une petite salle, qui succède ordinairement à ce premier corridor, contient les images sculptées et peintes des soixante-quinze parèdres, précédées ou suivies d'un immense tableau dans lequel on voit successivement l'image abrégée des soixante-quinze zones et de leurs habitants, dont il sera parlé plus loin.
A ces tableaux généraux et d'ensemble succède le développement des détails: les parois des corridors et salles qui suivent (presque toujours les parois les plus voisines de l'orient) sont couvertes d'une longue série de tableaux représentant la marche du soleil dans l'hémisphère supérieur (image du roi pendant sa vie), et sur les parois opposées on a figuré la marche du soleil dans l'hémisphère inférieur (image du roi après sa mort).
Les nombreux tableaux relatifs à la marche du dieu au-dessus de l'horizon et dans l'hémisphère lumineux sont partagés en douze séries, annoncées chacune par un riche battant de porte, sculpté, et gardé par un énorme serpent. Ce sont les portes des douze heures du jour, et ces reptiles ont tous des noms significatifs, tels que TEK-HO, serpent à face étincelante; SATEMPEF-BAL, serpent dont l'oeil lance la flamme; TAPENTHO, la corne du monde, etc., etc. A côté de ces terribles gardiens on lit constamment la légende: Il demeure au-dessus de cette grande porte, et l'ouvre au dieu Soleil.
Près du battant de la première porte, celle du lever, on a figuré les vingt-quatre heures du jour astronomique sous forme humaine, une étoile sur la tête, et marchant vers le fond du tombeau, comme pour marquer la direction de la course du dieu et indiquer celle qu'il faut suivre dans l'étude des tableaux, qui offrent un intérêt d'autant plus piquant que, dans chacune des douze heures de jour, on a tracé l'image détaillée de la barque du dieu, naviguant dans le fleuve céleste sur le fluide primordial ou l'éther, le principe de toutes les choses physiques selon la vieille philosophie égyptienne, avec la figure des dieux qui l'assistent successivement, et de plus, la représentation des demeures célestes qu'il parcourt, et les scènes mythiques propres à chacune des heures du jour.
Ainsi, à la première heure, sa bari, ou barque, se met en mouvement et reçoit les adorations des esprits de l'Orient; parmi les tableaux de la seconde heure, on trouve le grand serpent Apophis, le frère et l'ennemi du Soleil, surveillé par le dieu Atmou; à la troisième heure, le dieu Soleil arrive dans la zone céleste où se décide le sort des âmes, relativement aux corps qu'elles doivent habiter dans leurs nouvelles transmigrations; on y voit le dieu Atmou assis sur son tribunal, pesant à sa balance les âmes humaines qui se présentent successivement: l'une d'elles vient d'être condamnée, on la voit ramenée sur terre dans une bari, qui s'avance vers la porte gardée par Anubis, et conduite à grands coups de verges par des cynocéphales, emblèmes de la justice céleste; le coupable est sous la forme d'une énorme truie, au-dessus de laquelle on a gravé en grand caractère gourmandise ou gloutonnerie, sans doute le péché capital du délinquant, quelque glouton de l'époque.
Le dieu visite, à la cinquième heure, les Champs-Élysées de la mythologie égyptienne, habités par les âmes bienheureuses se reposant des peines de leurs transmigrations sur la terre: elles portent sur leur tête la plume d'autruche, emblème de leur conduite juste et vertueuse. On les voit présenter des offrandes aux dieux, ou bien, sous l'inspection du Seigneur de la joie du coeur, elles cueillent les fruits des arbres célestes de ce paradis; plus loin, d'autres tiennent en main des faucilles: ce sont les âmes qui cultivent les champs de la vérité; leur légende porte: «Elles font des libations de l'eau et des offrandes des grains des campagnes de gloire; elles tiennent une faucille et moissonnent les champs qui sont leur partage; le dieu Soleil leur dit: Prenez vos faucilles, moissonnez vos grains, emportez-les dans vos demeures, jouissez-en et les présentez aux dieux en offrande pure.» Ailleurs, enfin, on les voit se baigner, nager, sauter et folâtrer dans un grand bassin que remplit l'eau céleste et primordiale, le tout sous l'inspection du dieu Nil-Céleste. Dans les heures suivantes, les dieux se préparent à combattre le grand ennemi du Soleil, le serpent Apophis. Ils s'arment d'épieux, se chargent de filets, parce que le monstre habite les eaux du fleuve sur lequel navigue le vaisseau du Soleil; ils tendent des cordes; Apophis est pris; on le charge de liens; on sort du fleuve cet immense reptile, au moyen d'un câble que la déesse Selk lui attache au cou et que les douze dieux tirent, secondés par une machine fort compliquée, manoeuvres par le dieu Sev (Saturne), assisté des génies des quatre points cardinaux. Mais tout cet attirail serait impuissant contre les efforts d'Apophis, s'il ne sortait d'en bas une main énorme (celle d'Ammon) qui saisit la corde et arrête la fougue du dragon. Enfin, à la onzième heure du jour, le serpent captif est étranglé; et bientôt après le dieu Soleil arrive au point extrême de l'horizon où il va disparaître. C'est la déesse Netphé (Rhéa) qui, faisant l'office de la Thétys des Grecs, s'élève à la surface de l'abîme des eaux célestes; et, montée sur la tête de son fils Osiris, dont le corps se termine en volute comme celui d'une sirène, la déesse reçoit le vaisseau du Soleil, qui prend bientôt dans ses bras immenses le Nil céleste, le vieil Océan des mythes égyptiens.
La marche du Soleil dans l'hémisphère inférieur, celui des ténèbres, pendant les douze heures de nuit, c'est-à-dire la contre-partie des scènes précédentes, se trouve sculptée sur les parois des tombeaux royaux opposées à celles dont je viens de donner une idée très-succincte. Là le dieu, assez constamment peint en noir, de la tête aux pieds, parcourt les soixante-quinze cercles ou zones auxquels président autant de personnages divins de toute forme et armés de glaives. Ces cercles sont habités par les âmes coupables qui subissent divers supplices. C'est véritablement là le type primordial de l'Enfer du Dante, car la variété des tourments a de quoi surprendre; et je ne suis pas étonné que quelques voyageurs, effrayés de ces scènes de carnage, aient cru y trouver la preuve de l'usage des sacrifices humains dans l'ancienne Égypte; mais les légendes lèvent toute espèce d'incertitude à cet égard: ce sont des affaires de l'autre monde, et qui ne préjugent rien pour les us et coutumes de celui-ci.
Les âmes coupables sont punies d'une manière différente dans la plupart des zones infernales que visite le dieu Soleil: on a figuré ces esprits impurs, et persévérant dans le crime, presque toujours sous la forme humaine, quelquefois aussi sous la forme symbolique de la grue, ou celle de l'épervier à tête humaine, entièrement peints en noir, pour indiquer à la fois et leur nature perverse et leur séjour dans l'abîme des ténèbres; les unes sont fortement liées à des poteaux, et les gardiens de la zone, brandissant leurs glaives, leur reprochent les crimes qu'elles ont commis sur la terre; d'autres sont suspendues la tête en bas; celles-ci, les mains liées sur la poitrine et la tête coupée, marchent en longues files; quelques-unes, les mains liées derrière le dos, traînent sur la terre leur coeur sorti de leur poitrine; dans de grandes chaudières, on fait bouillir des âmes vivantes, soit sous forme humaine, soit sous celle d'oiseau, ou seulement leurs têtes et leurs coeurs. J'ai aussi remarqué des âmes jetées dans la chaudière avec l'emblème du bonheur et du repos céleste (l'éventail), auxquels elles avaient perdu tous leurs droits. J'ai des copies fidèles de cette immense série de tableaux et des longues légendes qui les accompagnent.
A chaque zone et auprès des suppliciés, on lit toujours leur condamnation et la peine qu'ils subissent. «Ces âmes ennemies, y est-il dit, ne voient point notre dieu lorsqu'il lance les rayons de son disque; elles n'habitent plus dans le monde terrestre, et elles n'entendent point la voix du Dieu grand lorsqu'il traverse leurs zones.» Tandis qu'on lit au contraire, à côté de la représentation des âmes heureuses, sur les parois opposées: «Elles ont trouvé grâce aux yeux du Dieu grand; elles habitent les demeures de gloire, celles où l'on vit de la vie céleste; les corps qu'elles ont abandonnés reposeront à toujours dans leurs tombeaux, tandis qu'elles jouiront de la présence du Dieu suprême.»
Cette double série de tableaux nous donne donc le système psychologique égyptien dans ses deux points les pins importants et les plus moraux, les récompenses et les peines. Ainsi se trouve complètement démontré tout ce que les anciens ont dit de la doctrine égyptienne sur l'immortalité de l'âme et le but positif de la vie humaine. Elle est certainement grande et heureuse, l'idée de symboliser la double destinée des âmes par le plus frappant des phénomènes célestes, le cours du soleil dans les deux hémisphères, et d'en lier la peinture à celle de cet imposant et magnifique spectacle.
Cette galerie psychologique occupe les parois des deux grands corridors et des deux premières salles du tombeau de Rhamsès V, que j'ai pris pour type de ma description des tombes royales, parce qu'il est le plus complet de tous. Le même sujet, mais composé dans un esprit directement astronomique, et sur un plan plus régulier, parce que c'était un tableau de science, est reproduit sur les plafonds, et occupe toute la longueur de ceux du second corridor et des deux premières salles qui suivent.
Le ciel, sous la forme d'une femme dont le corps est parsemé d'étoiles, enveloppe de trois côtés cette immense composition: le torse se prolonge sur toute la longueur du tableau dont il couvre la partie supérieure; sa tête est à l'occident; ses bras et ses pieds limitent la longueur du tableau divisé en deux bandes égales: celle d'en haut représente l'hémisphère supérieur et le cours du soleil dans les douze heures du jour; celle d'en bas, l'hémisphère inférieur, la marche du soleil pendant les douze heures de la nuit.
A l'orient, c'est-à-dire vers le point sexuel du grand corps céleste (de la déesse Ciel), est figurée la naissance du Soleil; il sort du sein de sa divine mère Néith, sous la forme d'un petit enfant portant le doigt à sa bouche, et renfermé dans un disque rouge: le dieu Méuï (l'Hercule égyptien, la raison divine), debout dans la barque destinée aux voyages du jeune dieu, élève les bras pour l'y placer lui-même; après que le Soleil enfant a reçu les soins de deux déesses nourrices, la barque part et navigue sur l'Océan céleste, l'Éther, qui coule comme un fleuve de l'orient à l'occident, où il forme un vaste bassin, dans lequel aboutit une branche du fleuve traversant l'hémisphère inférieur, d'occident en orient.
Chaque heure du jour est indiquée sur le corps du Ciel par un disque rouge, et dans le tableau par douze barques ou bari dans lesquelles paraît le dieu Soleil naviguant sur l'Océan céleste avec un cortège qui change à chaque heure, et qui l'accompagne sur les deux rives.
A la première heure, au moment où le vaisseau se met en mouvement, les esprits de l'Orient présentent leurs hommages au dieu debout dans son naos, qui est élevé au milieu de cette bari; l'équipage se compose de la déesse Sori, qui donne l'impulsion à la proue; du dieu Sev (Saturne), à la tête de lièvre, tenant une longue perche pour sonder le fleuve, et dont il ne fait usage qu'à partir de la 8e heure, c'est-à-dire lorsqu'on approche des parages de l'Occident; le réis ou commandant est Hôrus, ayant en sous-ordre le dieu Haké-Oëris, le Phaëton et le compagnon fidèle du Soleil: le pilote manoeuvrant le gouvernail est un hiéracocéphale nommé Haôu, plus la déesse Neb-Wa (la dame de la barque), dont j'ignore les fonctions spéciales, enfin le dieu gardien supérieur des tropiques. On a représenté, sur les bords du fleuve, les dieux ou les esprits qui président à chacune des heures du jour; ils adorent le Soleil à son passage, ou récitent tous les noms mystiques par lesquels on le distinguait. A la seconde heure paraissent les âmes des rois ayant à leur tête le défunt Rhamsès V, allant au-devant de la bari du dieu pour adorer sa lumière. Aux 4e, 5e et 6e heures, le même Pharaon prend part aux travaux des dieux qui font la guerre au grand Apophis caché dans les eaux de l'Océan. Dans les 7e et 8e heures, le vaisseau céleste côtoie les demeures des bienheureux, jardins ombragés par des arbres de différentes espèces, sous lesquels se promènent les dieux et les âmes pures. Enfin le dieu approche de l'Occident: Sev (Saturne) sonde le fleuve incessamment, et des dieux échelonnés sur le rivage dirigent la barque avec précaution; elle contourne le grand bassin de l'ouest, et reparaît dans la bande supérieure du tableau, c'est-à-dire dans l'hémisphère inférieur, sur le fleuve qu'elle remonte d'occident en orient. Mais dans toute cette navigation des douze heures de nuit, comme il arriva encore pour les barques qui remontent le Nil, la bari du Soleil est toujours tirée à la corde par un grand nombre de génies subalternes, dont le nombre varie à chaque heure différente. Le grand cortège du dieu et l'équipage ont disparu, il ne reste plus que le pilote debout et inerte à l'entrée du naos renfermant le dieu, auquel la déesse Thmeï (la vérité et la justice), qui préside à l'enfer ou à la région inférieure, semble adresser des consolations.
Des légendes hiéroglyphiques, placées sur chaque personnage et au commencement de toutes les scènes, en indiquent les noms et les sujets, en faisant connaître l'heure du jour ou de la nuit à laquelle se rapportent ces scènes symboliques. J'ai pris copie moi-même et des tableaux et de toutes les inscriptions.
Mais sur ces mêmes plafonds, et en dehors de la composition que je viens de décrire en gros, existent des textes hiéroglyphiques d'un intérêt plus grand peut-être, quoique liés au même sujet. Ce sont des tables des constellations et de leurs influences pour toutes les heures de chaque mois de l'année; elles sont ainsi conçues:
MOIS DE TÔBI, la dernière moitié.—Orion domine et influe sur l'oreille gauche.
Heure 1re, la constellation d'Orion (influe) sur le bras gauche.
Heure 2e, la constellation de Sirius (influe) sur le coeur.
Heure 3e, le commencement de la constellation des deux étoiles (les Gémeaux?), sur le coeur.
Heure 4e, les constellations des deux étoiles (influent) sur l'oreille gauche.
Heure 5e, les étoiles du fleuve (influent) sur le coeur.
Heure 6e, la tête (ou le commencement) du lion (influe) sur le coeur.
Heure 7e, la flèche (influe) sur l'oeil droit.
Heure 8e, les longues étoiles, sur le coeur.
Heure 9e, les serviteurs des parties antérieures (du quadrupède) Menté (le lion marin?) (influent) sur le bras gauche.
Heure 10e, le quadrupède Menté (le lion marin?), sur l'oeil gauche.
Heure 11e, les serviteurs du Menté, sur le bras gauche.
Heure 12e, le pied de la truie (influe) sur le bras gauche.
Nous avons donc ici une table des influences, analogue à celle qu'on avait gravée sur le fameux cercle doré du monument d'Osimandyas, et qui donnait, comme le dit Diodore de Sicile, les heures du lever des constellations avec les influences de chacune d'elles. Cela démontrera sans réplique, comme l'a affirmé notre savant ami M. Letronne, que l'astrologie remonte, en Égypte, jusqu'aux temps les plus reculés; cette question, par le fait, est décidée sans retour, c'est un petit souvenir que je lui adresse, en attendant ses commissions pour Thèbes.
La traduction que je viens de donner d'une des vingt-quatre tables qui composent la série des levers, est certaine dans les passages où j'ai introduit les noms actuels des constellations de notre planisphère; n'ayant pas eu le temps de pousser plus loin mon travail de concordance, j'ai été obligé de donner partout ailleurs le mot à mot du texte hiéroglyphique.
J'ai dû recueillir, et je l'ai fait avec un soin religieux, ces restes précieux de l'astronomie antique, science qui devait être nécessairement liée à l'astrologie, dans un pays où la religion fut la base immuable de toute l'organisation sociale. Dans un pareil système politique, toutes les sciences devaient avoir deux parties distinctes: la partie des faits observés, qui constitue seule nos sciences actuelles; la partie spéculative, qui liait la science à la croyance religieuse, lien nécessaire, indispensable même en Égypte, où la religion, pour être forte et pour l'être toujours, avait voulu renfermer l'univers entier et son étude dans son domaine sans bornes; ce qui a son bon et son mauvais côté, comme toutes les conceptions humaines.
Dans le tombeau de Rhamsès V, les salles ou corridors qui suivent ceux que je viens de décrire, sont décorés de tableaux symboliques relatifs à divers états du soleil considéré soit physiquement, soit surtout dans ses rapports purement mythiques: mais ces tableaux ne forment point un ensemble suivi, c'est pour cela qu'ils sont totalement omis ou qu'ils n'occupent pas la même place dans les tombes royales. La salle qui précède celle du sarcophage, en général consacrée aux quatre génies de l'Amenti, contient, dans les tombeaux les plus complets, la comparution du roi devant le tribunal des quarante-deux juges divins qui doivent décider du sort de son âme, tribunal dont ne fut qu'une simple image celui qui, sur la terre, accordait ou refusait aux rois les honneurs de la sépulture. Une paroi entière de cette salle, dans le tombeau de Rhamsès V, offre les images de ces quarante-deux assesseurs d'Osiris, mêlées aux justifications que le roi est censé présenter, ou faire présenter en son nom, à ces juges sévères, lesquels paraissent être chargés, chacun, de faire la recherche d'un crime ou péché particulier, et de le punir dans l'âme soumise à leur juridiction. Ce grand texte, divisé par conséquent en quarante-deux versets ou colonnes, n'est, à proprement parler, qu'une confession négative, comme on peut en juger par les exemples qui suivent:
dieu (tel)! le roi, soleil modérateur de justice, approuvé d'Ammon, n'a point commis de méchancetés.
Le fils du Soleil Rhamsès n'a point blasphémé.
Le roi, soleil modérateur, etc., ne s'est point enivré.
Le fils du Soleil Rhamsès n'a point été paresseux.
Le roi, soleil modérateur, etc., n'a point enlevé les biens voués aux dieux.
Le fils du Soleil Rhamsès n'a point dit de mensonges.
Le roi, soleil, etc., n'a point été libertin.
Le fils du Soleil Rhamsès ne s'est point souillé par des impuretés.
Le roi, soleil, etc., n'a point secoué la tête en entendant des paroles dé vérité.
Le fils du Soleil Rhamsès n'a point inutilement allongé ses paroles.
Le roi, soleil, etc., n'a pas eu à dévorer son coeur (c'est-à-dire, à se repentir de quelque mauvaise action).
On voyait enfin, à côté de ce texte curieux, dans le tombeau de Rhamsès-Meïamoun, des images plus curieuses encore, celles des péchés capitaux: il n'en reste plus que trois de bien visibles; ce sont la luxure, la paresse et la voracité, figurées sous forme humaine, avec les têtes symboliques de bouc, de tortue et de crocodile.
La grande salle du tombeau de Rhamsès V, celle qui renfermait le sarcophage, et la dernière de toutes, surpasse aussi les autres en grandeur et en magnificence. Le plafond, creusé en berceau et d'une très-belle coupe, a conservé toute sa peinture: la fraîcheur en est telle qu'il faut être habitué aux miracles de conservation des monuments de l'Égypte pour se persuader que ces frêles couleurs ont résisté à plus de trente siècles. On a répété ici, mais en grand et avec plus de détails dans certaines parties, la marche du soleil dans les deux hémisphères pendant la durée du jour astronomique, composition qui décore les plafonds des premières salles du tombeau et qui forme le motif général de toute la décoration des sépultures royales.
Les parois de cette vaste salle sont couvertes, du soubassement au plafond, de tableaux sculptés et peints comme dans le reste du tombeau, et chargées de milliers d'hiéroglyphes formant les légendes explicatives; le soleil est encore le sujet de ces bas-reliefs, dont un grand nombre contiennent aussi, sous des formes emblématiques, tout le système cosmogonique et les principes de la physique générale des Égyptiens. Une longue étude peut seule donner le sens entier de ces compositions, que j'ai toutes copiées moi-même, en transcrivant en même temps tous les textes qui les accompagnent. C'est du mysticisme le plus raffiné; mais il y a certainement, sous ces apparences emblématiques, de vieilles vérités que nous croyons très-jeunes.
J'ai omis dans cette description, aussi rapide que possible, d'un seul des tombeaux royaux, de parler des bas-reliefs dont sont couverts les piliers qui soutiennent les diverses salles; ce sont des adorations aux divinités de l'Égypte, et principalement à celles qui président aux destinées des âmes, Phtha-Socharis, Atmou, la déesse Mérésoehar, Osiris et Anubis.
Tous les autres tombeaux des rois de Thèbes, situés dans la vallée de Biban-el-Molouk et dans la vallée de l'Ouest, sont décorés, soit de la totalité, soit seulement d'une partie des tableaux que je viens d'indiquer, et selon que ces tombeaux sont plus ou moins vastes, et surtout plus ou moins achevés.
Les tombes royales véritablement achevées et complètes sont en très-petit nombre, savoir: celle d'Aménophis III (Memnon), dont la décoration est presque entièrement détruite; celle de Rhamsès-Meïmoun, celle de Rhamsès V, probablement aussi celle de Rhamsès le Grand, enfin celle de la reine Thaoser. Toutes les autres sont incomplètes. Les unes se terminent à la première salle, changée en grande salle sépulcrale d'autres vont jusqu'à une seconde salle des tombeaux complets; quelques-unes même se terminent brusquement par un petit réduit creusé à la hâte, grossièrement peint, et dans lequel on a déposé le sarcophage du roi, à peine ébauché. Cela prouve invinciblement ce que j'ai dit au commencement, que ces rois ordonnaient leur tombeau en montant sur le trône; et si la mort venait les surprendre avant qu'il fût terminé, les travaux étaient arrêtés et le tombeau demeurait incomplet. On peut donc juger de la longueur du règne de tous les rois inhumés à Biban-el-Molouk, par l'achèvement ou par l'état plus ou moins avancé de l'excavation destinée à sa sépulture. Il est à remarquer, à ce sujet, que les règnes d'Aménophis III, de Rhamsès le Grand et de Rhamsès V furent, en effet, selon Manéthon, de plus de trente ans chacun, et leurs tombeaux sont aussi les plus étendus.
Il me reste à parler de certaines particularités que présentent quelques-unes de ces tombes royales.
Quelques parois conservées du tombeau d'Aménophis III (Memnon) sont couvertes d'une simple peinture, mais exécutée avec beaucoup de soin et de finesse. La grande salle contient encore une portion de la course du soleil dans les deux hémisphères; mais cette composition est peinte sur les murailles sous la forme d'un immense papyrus déroulé, les figures étant tracées au simple trait comme dans les manuscrits et les légendes, en hiéroglyphes linéaires, arrivant presque aux formes hiératiques. Le Musée royal possède des rituels conçus en ce genre d'écriture de transition.
Le tombeau de cet illustre Pharaon a été découvert par un des membres de la Commission d'Égypte dans la vallée de l'Ouest. Il est probable que tous les rois de la première partie de la XVIIIe dynastie reposaient dans cette même vallée, et que c'est là qu'il faut chercher les sépulcres d'Aménophis Ier et II, et des quatre Thouthmosis. On ne pourra les découvrir qu'en exécutant des déblayements immenses au pied des grands rochers coupés à pic dans le sein desquels ces tombe ont été creusées. Cette même vallée recèle peut-être encore le dernier asile des rois thébains des anciennes époques; c'est ce que je me crois autorisé à conclure de l'existence d'un second tombeau royal d'un très-ancien style, découvert dans la partie la plus reculée de la même vallée, celui d'un Pharaon thébain nommé Skhaï, lequel n'appartient certainement point aux quatre dernières dynasties thébaines, les XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe.
Dans la vallée proprement dite de Biban-el-Molouk, nous avons admiré, comme tous les voyageurs qui nous ont précédés, l'étonnante fraîcheur des peintures et la finesse des sculptures du tombeau d'Ousireï Ier, qui dans ses légendes prend les divers surnoms de Noubeï, d'Athothi et d'Amoneï, et dans son tombeau celui d'Ousireï; mais cette belle catacombe dépérit chaque jour. Les piliers se fendent et se délitent; les plafonds tombent en éclats, et la peinture s'enlève en écailles. J'ai fait dessiner et colorier sur place les plus riches tableaux de cet hypogée, pour donner en Europe une idée exacte de tant de magnificence. J'ai fait également dessiner la série de peuples figurée dans un des bas-reliefs de la première salle à piliers. J'avais cru d'abord, d'après les copies de ces bas-reliefs publiées en Angleterre, que ces quatre peuples, de race bien différente, conduits par le dieu Hôrus tenant le bâton pastoral, étaient les nations soumises au sceptre du Pharaon Ousireï; l'étude des légendes m'a fait connaître que ce tableau a une signification plus générale. Il appartient à la 3e heure du jour, celle où le soleil commence à faire sentir toute l'ardeur de ses rayons et réchauffe toutes les contrées de notre hémisphère. On a voulu y représenter, d'après la légende même, les habitants de l'Égypte et ceux des contrées étrangères. Nous avons donc ici sous les yeux l'image des diverses races d'hommes connues des Égyptiens, et nous apprenons en même temps les grandes divisions géographiques ou ethnographiques établies à cette époque reculée.
Les hommes guidés par le Pasteur des peuples, Hôrus, sont figurés au nombre de douze, mais appartenant à quatre familles bien distinctes. Les trois premiers (les plus voisins du dieu) sont de couleur rouge sombre, taille bien proportionnée, physionomie douce, nez légèrement aquilin, longue chevelure nattée, vêtus de blanc, et leur légende les désigne sous le nom de RÔT-EH-NE-RÔME, la race des hommes, les hommes par excellence, c'est-à-dire les Égyptiens.
Les trois suivants présentent un aspect bien différent: peau couleur de chair tirant sur le jaune, ou teint basané, nez fortement aquilin, barbe noire, abondante et terminée en pointe, court vêtement de couleurs variées; ceux-ci portent le nom de NAMOU.
Il ne peut y avoir aucune incertitude sur la race des trois qui viennent après, ce sont des nègres; ils sont désignés sous le nom général de NAHASI.
Enfin, les trois derniers ont la teinte de peau que nous nommons couleur de chair, ou peau blanche de la nuance la plus délicate, le nez droit ou légèrement voussé, les yeux bleus, barbe blonde ou rousse, taille haute et très-élancée, vêtus de peaux de boeuf conservant encore leur poil, véritables sauvages tatoués sur diverses parties du corps; on les nomme TAMHOI.
Je me hâtai de chercher le tableau correspondant à celui-ci dans les autres tombes royales, et en le retrouvant en effet dans plusieurs, les variations que j'y observai me convainquirent pleinement qu'on a voulu figurer ici les habitants des quatre parties du monde, selon l'ancien système égyptien, savoir: 1e les habitants de l'Égypte, qui, à elle seule, formait une partie du monde, d'après le très-modeste usage des vieux peuples; 2e les Asiatiques; 3e les habitants propres de l'Afrique, les nègres; 4e enfin (et j'ai honte de le dire, puisque notre race est la dernière et la plus sauvage de la série) les Européens, qui à ces époques reculées, il faut être juste, ne faisaient pas une trop belle figure dans ce monde. Il faut entendre ici tous les peuples de race blonde et à peau blanche, habitant non-seulement l'Europe, mais encore l'Asie, leur point de départ.
Cette manière de considérer ces tableaux est d'autant plus la véritable que, dans les autres tombes, les mêmes noms génériques reparaissent et constamment dans le même ordre. On y trouve aussi les Égyptiens et les Africains représentés de la même manière, ce qui ne pouvait être autrement: mais les Namou (les Asiatiques) et les Tamhou (les races européennes) offrent d'importantes et curieuses variantes.
Au lieu de l'Arabe ou du Juif, si simplement vêtu dans le tombeau d'Ousireï, l'Asie a pour représentants dans d'autres tombeaux (ceux de Rhamsès-Meïamoun, etc.) trois individus toujours à teint basané, nez aquilin, oeil noir et barbe touffue, mais costumés avec une rare magnificence. Dans l'un, ce sont évidemment des Assyriens: leur costume, jusque dans les plus petits détails, est parfaitement semblable à celui des personnages gravés sur les cylindres assyriens: dans l'autre, les peuples Mèdes, ou habitants primitifs de quelque partie de la Perse, leur physionomie et costume se retrouvant en effet, trait pour trait, sur les monuments dits persépolitains. On représentait donc l'Asie par l'un des peuples qui l'habitaient, indifféremment. Il en est de même de nos bons vieux ancêtres les Tamhou, leur costume est quelquefois différent; leurs têtes sont plus ou moins chevelues et chargées d'ornements diversifiés; leur vêtement sauvage varie un peu dans sa forme; mais leur teint blanc, leurs yeux et leur barbe conservent tout le caractère d'une race à part. J'ai fait copier et colorier cette curieuse série ethnographique. Je ne m'attendais certainement pas, en arrivant à Biban-el-Molouk, d'y trouver des sculptures qui pourront servir de vignettes à l'histoire des habitants primitifs de l'Europe, si on a jamais le courage de l'entreprendre. Leur vue a toutefois quelque chose de flatteur et de consolant, puisqu'elle nous fait bien apprécier le chemin que nous avons parcouru depuis.
Le tombeau de Rhamsès Ier, le père et le prédécesseur d'Ousireï, était enfoui sous les décombres et les débris tombés de la montagne; nous l'avons fait déblayer: il consiste en deux longs corridors sans sculptures, se terminant par une salle peinte, mais d'une étonnante conservation, et renfermant le sarcophage du roi, en granit, couvert seulement de peintures. Cette simplicité accuse la magnificence du fils, dont la somptueuse catacombe est à quelques pas de là.
J'avais le plus vif désir de retrouver à Biban-el-Molouk la tombe du plus célèbre des Rhamsès, celle de Sésostris; elle y existe en effet: c'est la troisième à droite dans la vallée principale; mais la sépulture de ce grand homme semble avoir été en butte, soit à la dévastation par des mains barbares, soit aux ravages des torrents accidentels qui l'ont comblée à très-peu près jusqu'aux plafonds. C'est en faisant creuser une espèce de boyau au milieu des éclats de pierres qui remplissent cette intéressante catacombe que nous sommes parvenus, en rampant et malgré l'extrême chaleur, jusqu'à la première salle. Cet hypogée, d'après ce qu'on peut en voir, fut exécuté sur un plan très-vaste et décoré de sculptures du meilleur style, à en juger par les petites portions encore subsistantes. Des fouilles entreprises en grand produiraient sans doute la découverte du sarcophage de cet illustre conquérant: on ne peut espérer d'y trouver la momie royale, car ce tombeau aura sans doute été violé et spolié à une époque fort reculée, soit par les Perses, soit par des chercheurs de trésors, aussi ardents à détruire que l'étranger avide d'exercer des vengeances.
Au fond d'un embranchement de la vallée et dans le voisinage de ce respectable tombeau reposait le fils de Sésostris; c'est un très-beau tombeau, mais non achevé. J'y ai trouvé, creusée dans l'épaisseur de la paroi d'une salle isolée, une petite chapelle consacrée aux mânes de son père, Rhamsès le Grand.
Le dernier tombeau, au fond de la vallée principale, se fait remarquer par son état d'imperfection; les premiers bas-reliefs sont achevés et exécutés avec une finesse et un soin admirables; la décoration du reste de la catacombe, formée de trois longs corridors et de deux salles, a été seulement tracée en rouge, et l'on rencontre enfin les débris du sarcophage du Pharaon, en granit, dans un très-petit cabinet dont les parois, à peine dégrossies, sont couvertes de quelques mauvaises figures de divinités, dessinées et barbouillées à la hâte.
Son successeur, dont le nom monumental est Rhamerri, ne s'était probablement pas beaucoup inquiété du soin de sa sépulture: au lieu de se faire creuser un tombeau comme ses ancêtres, il trouva plus commode de s'emparer de la catacombe voisine de celle de son père, et l'étude que j'ai dû faire de ce tombeau palimpseste m'a conduit à un résultat fort important pour le complément de la série des règnes formant la XVIIIe dynastie.
Le temps ayant causé la chute du stuc appliqué par l'usurpateur Rhamerri sur les sculptures primitives de certaines parties du tombeau qu'il voulait s'approprier je distinguai sur la porte principale les légendes d'une reine nommée Thaoser; et le temps, faisant aussi justice de la couverte dont on avait masqué les premiers bas-reliefs de l'intérieur, a mis à découvert des tableaux représentant cette même reine, faisant les mêmes offrandes aux dieux, et recevant des divinités les mêmes promesses et les mêmes assurances que les Pharaons eux-mêmes dans les bas-reliefs de leurs tombeaux, et occupant la même place que ceux-ci. Il devint donc évident que j'étais dans une catacombe creusée pour recevoir le corps d'une reine, et je dois ajouter, d'une reine ayant exercé par elle-même le pouvoir souverain, puisque son mari, quoique portent le titre de roi, ne paraît qu'après elle dans cette série de bas-reliefs, la reine seule se montrant dans les premiers et les plus importants. Ménéphtha-Siphtha fut le nom de ce souverain en sous-ordre.
Comme j'avais déjà trouvé à Ghébel-Selséléh des bas-reliefs de ce prince qui avait, après le roi Hôrus, continué la décoration du grand spéos de la carrière, j'ai dû reconnaître alors dans la reine Thaoser la fille même du roi Hôrus, laquelle, succédant à son père, dont elle était la seule héritière en âge de régner, exerça longtemps le pouvoir souverain, et se trouve dans la liste des rois de Manéthon, sous le nom de la reine Achenchersès. Je m'étais trompé à Turin, en prenant l'épouse même d'Hôrus, la reine Tmauhmot, pour la fille de ce prince, mentionnée dans le texte de l'inscription d'un groupe. Cette erreur de nom, indifférente pour la série des règnes, n'aurait point été commise si la légende de la reine, épouse d'Hôrus, eût conservé ses titres initiaux, qu'une fracture a fait disparaître. Siphtha ne porte donc le titre de roi qu'en s'a qualité d'époux de la reine régnante; ce qui déjà avait eu lieu pour les deux maris de la reine Amensé, mère de Thouthmosis III (Moeris).
Ce fait diminue un peu l'odieux de l'usurpation du tombeau de la reine Thaoser et de son mari Siphtha par leur cinquième ou sixième successeur, qui ne devait point; en effet, avoir pour eux le respect dû à des ancêtres, parce qu'il descendait directement de Rhamsès Ier et que, d'après les listes, il était tout au plus le frère de la reine Thaoser Achenchersès et continuait directement la ligne masculine à partir du roi Hôrus. Mais cela ne saurait justifier le nouvel occupant, d'abord, d'avoir substitué partout à l'image de la reine la sienne propre, au moyen d'additions ou de suppressions, en l'affublant d'un casque ou de vêtements et d'insignes convenables seulement à des rois et non à des reines; et en second lieu, d'avoir recouvert de stuc tous les cartouches renfermant les noms de la reine et de Siphtha, pour y faire peindre sa propre légende. Cette opération a dû, toutefois, s'exécuter fort à la hâte, puisque, après avoir métamorphosé la reine Thaoser en roi Rhamerri, on n'a point eu la précaution de corriger, sur les bas-reliefs, le texte des discours que les dieux sont censés prononcer, lesquels sont toujours adressés à la reine et ne sauraient l'être convenablement au roi, ni par leur forme, ni par leur contenu.
Le plus grand et le plus magnifique de tous les tombeaux de la vallée encore existants fut sans contredit celui du successeur de Rhamerri, Rhamsès-Meïamoun; mais aujourd'hui le temps ou la fumée a terni l'éclat des couleurs qui recouvrent la plupart de ces sépulcres; il se recommande d'ailleurs par huit petites salles percées latéralement dans le massif des parois du premier et du deuxième corridor, cabinets ornés de sculptures du plus haut intérêt et dont nous avons fait prendre des copies soignées. L'un de ces petits boudoirs contient, entre autres choses, la représentation des travaux de la cuisine; un autre, celle des meubles les plus riches et les plus somptueux; un troisième est un arsenal complet où se voient des armes de toute espèce et les insignes militaires des légions égyptiennes; ici on a sculpté les barques et les canges royales avec toutes leurs décorations. L'un d'eux aussi nous montre le tableau symbolique de l'année égyptienne, figurée par six images du Nil et six images de l'Égypte personnifiée, alternées, une pour chaque mois et portant les productions particulières à la division de l'année que ces images représentent. J'ai dû faire copier, dans l'un de ces jolis réduits, les deux fameux joueurs de harpe avec toutes leurs couleurs, parce qu'ils n'ont été exactement publiés par personne.
En voilà assez sur Biban-el-Molouk. J'ai hâte de retourner à Thèbes, où l'on ne sera point fâché de me suivre. Je dois cependant ajouter que plusieurs de ces tombes royales portent sur leurs parois le témoignage écrit qu'elles étaient, il y a bien des siècles, abandonnées, et seulement visitées, comme de nos jours, par beaucoup de curieux désoeuvrés, lesquels, comme ceux de nos jours encore, croyaient s'illustrer à jamais en griffonnant leurs noms sur les peintures et les bas-reliefs, qu'ils ont ainsi défigurés. Les sots de tous les siècles y ont de nombreux représentants: on y trouve d'abord des Égyptiens de toutes les époques, qui se sont inscrits, les plus anciens en hiératique, les plus modernes en démotique; beaucoup de Grecs de très-ancienne date, à en juger par la forme des caractères; de vieux Romains de la république, qui s'y décorent, avec orgueil du titre de Romanos; des noms de Grecs et de Romains du temps des premiers empereurs; une foule d'inconnus du Bas-Empire noyés au milieu des superlatifs qui les précèdent ou qui les suivent; plus, des noms de Coptes accompagnés de très-humbles prières; enfin les noms des voyageurs européens que l'amour de la science, la guerre, le commerce, le hasard ou le désoeuvrement ont amenés dans ces tombes solitaires. J'ai recueilli les plus remarquables de ces inscriptions, soit pour leur contenu, soit pour leur intérêt sous le rapport paléographique. Ce sont toujours des matériaux[3], et tout trouve sa place dans mes porte-feuilles égyptiens, qui auront bien quelque prix translatés à Paris..... J'y pense souvent..... Adieu.
QUATORZIEME LETTRE
Thèbes, le 18 juin 1829.
Depuis mon retour au milieu des ruines de cette aînée des villes royales, toutes mes journées ont été consacrées à l'étude de ce qui reste d'un de ses plus beaux édifices, pour lequel je conçus, à sa première vue, une prédilection marquée. La connaissance complète que j'en ai acquise maintenant la justifie au delà de ce que je devais espérer. Je veux parler ici d'un monument dont le véritable nom n'est pas encore fixé, et qui donne lieu à de fort vives controverses: celui qu'on a appelé d'abord le Memnonium, et ensuite le Tombeau d'Osimandyas. Cette dernière dénomination appartient à la Commission d'Égypte; quelques voyageurs persistent à se servir de l'autre, qui certainement est fort mal appliquée et très-inexacte. Pour moi, je n'emploierai désormais, pour désigner cet édifice, que son nom égyptien même, sculpté dans cent endroits et répété dans les légendes des frises, des architraves et des bas-reliefs qui décorent ce palais. Il portait le nom de Rhamesséion, parce que c'était à la munificence du Pharaon Rhamsès le Grand que Thèbes en était redevable.
L'imagination s'ébranle et l'on éprouve une émotion bien naturelle en visitant ces galeries mutilées et ces belles colonnades, lorsqu'on pense qu'elles sont l'ouvrage et furent souvent l'habitation du plus célèbre et du meilleur des princes que la vieille Égypte compte dans ses longues annales, et toutes les fois que je le parcours, je rends à la mémoire de Sésostris l'espèce de culte religieux dont l'environnait l'antiquité tout entière.
Il n'existe du Rhamesséion aucune partie complète; mais ce qui a échappé à la barbarie des Perses et aux ravages du temps suffit pour restaurer l'ensemble de l'édifice et pour s'en faire une idée très-exacte. Laissant à part sa partie architecturale, qui n'est point de mon ressort, mais à laquelle je dois rendre un juste hommage en disant que le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument, je me bornerai à indiquer rapidement le sujet des principaux bas-reliefs qui le décorent, et le sens des inscriptions qui les accompagnent.
Les sculptures qui couvraient les faces extérieures des deux massifs du premier pylône, construit en grès, ont entièrement disparu, car ces massifs se sont éboulés en grande partie. Des blocs énormes de calcaire blanc restent encore en place; ce sont les jambages de la porte; ils sont décorés, ainsi que l'épaisseur des deux massifs entre lesquels s'élevait cette porte, des légendes royales de Rhamsès le Grand, et de tableaux représentant le Pharaon faisant des offrandes aux grandes divinités de Thèbes, Amon-Ra, Amon générateur, la déesse Mouth, le jeune dieu Chons, Phtha et Mandou. Dans quelques tableaux, le roi reçoit à son tour les faveurs des dieux, et je donne ici l'analyse du principal d'entre eux, parce que c'est là que j'ai lu pour la première fois le nom véritable de l'édifice entier.
Le dieu Atmou (une des formes de Phré) présente au dieu Mandou le Pharaon Rhamsès le Grand, casqué et en habits royaux; cette dernière divinité le prend par la main en lui disant: «Viens, avance vers les demeures divines pour contempler ton père, le seigneur des dieux, qui t'accordera une longue suite de jours pour gouverner le monde et régner sur le trône d'Hôrus.» Plus loin, en effet, on a figuré le grand dieu Amon-Ra assis, adressant ces paroles au Pharaon: «Voici ce que dit Amon-Ra, roi des dieux, et qui réside dans le Rhamesséion de Thèbes: Mon fils bien-aimé et de mon germe, seigneur du monde, Rhamsès! mon coeur se réjouit en contemplant tes bonnes oeuvres; tu m'as voué cet édifice; je te fais le don d'une vie pure à passer sur le trône de Sev (Saturne) (c'est-à-dire dans la royauté temporelle).» Il ne peut donc, à l'avenir, rester la moindre incertitude sur le nom à donner à ce monument.
Les tableaux militaires, relatifs aux conquêtes du roi, couvrent les faces des deux massifs du pylône sur la première cour du palais; ils sont visibles en assez grande partie, parce que l'éboulement des portions supérieures du pylône a eu lieu du côté opposé. Ces scènes militaires offrent la plus grande analogie avec celles qui sont sculptées dans l'intérieur du temple d'Ibsamboul et sur le pylône de Louqsor, qui font partie du Rhamesséion ou Rhamséion oriental de Thèbes. Les inscriptions sont semblables, et tous ces bas-reliefs se rapportent évidemment à une même campagne contre des peuples asiatiques qu'on ne peut, d'après leur physionomie et d'après leur costume, chercher ailleurs, je le répète, que dans cette vaste contrée sise entre le Tigre et l'Euphrate d'un côté, l'Oxus et l'Indus de l'autre, contrée que nous appelons assez vaguement la Perse. Cette nation, ou plutôt le pays qu'elle habitait, se nommait Chto, Chéto, Scéhto ou Schto; car je me suis aperçu, enfin, que le nom par lequel on la désigne ordinairement dans les textes historiques, et qui peut se prononcer Pscharanschétko, Pscharinschèto ou Pscharéneschto (vu l'absence des voyelles médiales), est composé de trois parties distinctes: 1e d'un mot égyptien, épithète injurieuse Pscharé qui signifie une plaie; 2e de la préposition N (de) que j'avais d'abord crue radicale; 3e de Chto, Schto, Schéto, véritable nom de la contrée. Les Égyptiens désignèrent donc ces peuples ennemis sous la dénomination de la plaie de Schéto, de la même manière que l'Ethiopie est toujours appelée la mauvaise race de Kousch. Ce n'est point ici le lieu d'exposer les raisons qui me portent à croire fermement que c'est de peuples du nord-est de la Perse, de Bactriens ou Scythes-Bactriens, qu'il s'agit ici.
On a sculpté sur le massif de droite la réception des ambassadeurs scytho-bactriens dans le camp du roi; ils sont admis en la présence de Rhamsès, qui leur adresse des reproches; les soldats, dispersés dans le camp, se reposent ou préparent leurs armes, et donnent des soins aux bagages; en avant du camp, deux Égyptiens administrent la bastonnade à deux prisonniers ennemis, afin, porte la légende hiéroglyphique, de leur faire dire ce que fait la plaie de Schéto. Au bas du tableau est l'armée égyptienne en marche, et à l'une des extrémités se voit un engagement entre les chars des deux nations.
La partie gauche de ce massif offre l'image d'une série de forteresses desquelles sortent des Égyptiens emmenant des captifs; les légendes sculptées sur les murs de chacune d'elles donnent leur nom et apprennent que Rhamsès le Grand les a prises de vive force la huitième année de son règne.
Il manque près de la moitié du massif de droite du pylône; ce qui reste offre les débris d'un vaste bas-relief représentant une grande bataille, toujours contre les Schéto. Comme j'aurai l'occasion d'en décrire une seconde, tout à, fait semblable et beaucoup mieux conservée, je passerai rapidement sur celle-ci, disant seulement qu'on y a représenté l'un des principaux chefs bactriens, nommé Schiropsiro ou Schiropasiro, blessé et gisant sur le bord du fleuve, vers lequel se dirige aussi, fuyant devant le vainqueur, un allié, le chef de la mauvaise race du pays de Schirbech ou Schilbesch. A côté de la bataille est un tableau triomphal: Rhamsès le Grand, debout, la hache sur l'épaule, saisit de sa main gauche la chevelure d'un groupe de captifs, au-dessus desquels on lit: «Les chefs des contrées du Midi et du Nord conduits en captivité par Sa Majesté.»
Les colonnades qui fermaient latéralement la première cour n'existent plus aujourd'hui. Le vaste espace compris jadis entre ces galeries et les deux pylônes est encombré des énormes débris du plus grand et du plus magnifique colosse que les Égyptiens aient peut-être jamais élevé: c'était celui de Rhamsès le Grand. Les inscriptions qui le décorent ne permettent pas d'en douter. Les légendes royales de cet illustre Pharaon se lisent en grands et beaux hiéroglyphes vers le haut des bras, et se répètent plusieurs fois sur les quatre faces de la base. Ce colosse, quoique assis, n'avait pas moins de 35 pieds de hauteur, non compris la base, second bloc d'environ 33 pieds de long sur 6 de haut.
Il faut admirer à la fois la puissance du peuple qui érigea ce merveilleux colosse et celle des Barbares qui l'ont mutilé avec tant d'adresse et de soins.
Ce beau monument s'élevait devant le massif de gauche du second pylône ou mur, détruit jusqu'au niveau du sol actuel; c'est par nos fouilles que je me suis assuré que l'on avait aussi couvert ce massif de sculptures représentant des scènes militaires; j'y ai retrouvé le bas d'un tableau représentant le roi, après une grande bataille, recevant des principaux officiers le compte des ennemis tués dans l'action, et dont les mains coupées sont entassées à ses pieds. Plus loin existait une inscription toujours relative à la guerre contre les Schéto; le peu qui reste des dernières ligues, interrompu par de nombreuses fractures, m'a fait vivement regretter la destruction de ces documents historiques abondants en noms propres et en désignations géographiques. Il y est surtout question des honneurs que le roi accorde à deux chefs Scythes ou bactriens, Iroschtoasiro, grand chef du pays de Schéto, et Peschorsenmausiro, qualifié aussi de grand chef: ce sont très-probablement les gouverneurs établis par le conquérant après la soumission du pays.
Les sculptures du massif de droite du deuxième pylône ou mur subsistent en très grande partie sous la galerie de la seconde cour à droite en entrant; c'est le tableau d'une bataille livrée sur le bord d'un fleuve, dans le voisinage d'une ville que ceignent deux branches de ce fleuve, et sur les murailles de laquelle on lit: la ville forte Watsch ou Batsch (la première lettre est douteuse). Vers l'extrémité actuelle du tableau, à la gauche du spectateur, l'on voit le roi Rhamsès sur son char lancé au galop, au milieu du champ de bataille couvert de morts et de mourants. Il décoche des flèches contre la masse des ennemis en pleine déroute; derrière le char, sur le terrain que le héros vient de quitter, sont entassés les cadavres des vaincus, sur les-quels s'abattent les chevaux d'un chef ennemi nommé Torokani, blessé d'une flèche à l'épaule et tombant sur l'avant de son char brisé. Sous les pieds des coursiers du roi gisent, dans diverses positions, le corps de Torokato, chef des soldats du pays de Nakbésou, et ceux de plusieurs autres guerriers de distinction. Le grand chef bactrien, Shiropasiro, se retire sur le bord du fleuve; les flèches du roi ont déjà atteint Tiotouro et Simaïrosi, fuyant dans la plaine et se dirigeant du côté de la ville. D'autres chefs se réfugient vers le fleuve, dans lequel se précipitent lès chevaux du chef Krobschatosi, blessé, et qu'ils entraînent avec eux. Plusieurs enfin, tels que Thotâro et Mafèrima, frère (allié) de la plaie de Schêto (des Bactriens), sont allés mourir en face de la ville, sur la rive du fleuve, que d'autres, tels que le Bactrien Sipaphéro, ont été assez heureux pour traverser, secourus et accueillis sur la rive opposée par une foule immense accourue pour connaître le résultat de la bataillé. C'est au milieu de tout ce peuple amoncelé qu'on aperçoit un groupe donnant des secours empressés à un chef que l'on vient de retirer du fleuve, où il s'est noyé; on le tient suspendu par les pieds, la tête en bas, et on s'efforce de lui faire rendre l'eau qui le suffoque, afin de le rappeler à la vie. Sa longue chevelure semble ruisseler, et le traitement ne produira aucun effet, si l'on en juge par la physionomie et le mouvement de l'assistance. On lit au-dessus de ce groupe: «Le chef de la mauvaise race du pays des Schirbesch, qui s'est éloigné de ses guerriers en fuyant le roi du côté du fleuve.»
Enfin, au milieu de la foule sortie de la ville par un pont jeté sur l'une des branches du fleuve, on remarque des symptômes d'un prochain changement dans l'état des esprits: un individu adresse un discours à ceux qui l'entourent; sa harangue a pour but d'encourager ses compatriotes à se soumettre au joug de Rhamsès le Grand; on lit en effet, au-dessus du bras de l'orateur, le commencement d'une inscription ainsi conçue: «Je célèbre la gloire du dieu gracieux, parce qu'il a dit....» Le reste est détruit.
J'ai voulu, en entrant dans tous ces détails, donner une idée des bas-reliefs historiques dont on décorait les grands monuments de l'Égypte, de ces compositions immenses que je me plais à nommer des tableaux homériques ou de la sculpture héroïque, parce qu'ils sont pleins de ce feu et de ce désordre sublimes qui nous entraînent, à la lecture des batailles de l'Iliade. Chaque groupe, considéré à part, sera trouvé certainement défectueux dans quelques points relatifs à la perspective ou aux proportions, comparativement aux parties voisines; mais ces petits défauts de détails sont rachetés, et au delà, par l'effet des masses, et j'ose dire ici que les plus beaux vases grecs représentant des combats pèchent précisément (si péché il y a) sous les mêmes rapports que ces bas-reliefs égyptiens.
Sur le haut de cette grande paroi on a sculpté un long bas-relief, mutilé au commencement et à la fin, représentant Rhamsès le Grand célébrant la panégyrie du grand dieu de Thèbes, le double Hôrus, ou Amon générateur. Comme j'aurai l'occasion de décrire une fête semblable existant dans tout son entier au palais de Médinet-Habou, je me contenterai de dire que c'est ici qu'existe une série de statuettes de rois rangées par ordre de règne; ce sont: 1° Mènes (le premier roi terrestre); 2° un prénom inconnu, antérieur à la dix-septième dynastie; 3° Amosis; 4° Aménothph Ier; 5° Thouthmosis Ier; 6° Thouthmosis III; 7° Aménothph II; 8° Thouthmosis IV; 9° Aménothph III; 10° Hôrus; 11° Rhamsès Ier; 12° Ousereï; 13° Rhamsès le Grand lui-même. Cette série ne donne que la ligne directe des ancêtres du conquérant; ainsi Thouthmosis II est omis, parce que Thouthmosis III (Moeris) était fils d'une fille de Thouthmosis Ier.
De nombreux bas-reliefs représentant des actes d'adoration du roi Rhamsès aux grandes divinités de Thèbes couvrent trois faces des piliers formant la galerie devant le pylône; sur la quatrième face de chacun d'eux on voit, sculptée de plein relief, une image colossale du roi d'environ trente pieds de hauteur. Voici les légendes les mieux conservées des quatre qui subsistent encore:
«Le dieu gracieux a fait ces grandes constructions; il les a élevées par son bras, lui, le roi soleil, gardien de justice, approuvé par Phré, le fils du soleil, l'ami d'Ammon, Rhamsès, le bien-aimé d'Amon-Ra.
«Le dieu gracieux dominant dans sa patrie l'a comblé de ses bienfaits, lui, le roi soleil, etc.
«Le bien-aimé d'Amon-Ra, le Dieu gracieux, chef plein de vigilance, le plus grand des vainqueurs, a soumis toutes les contrées à sa domination, lui, le roi soleil, etc., le bien-aimé de la déesse Mouth.»
Ainsi, ces inscriptions rappellent tout ce que l'antiquité s'est plu à louer dans Sésostris: les grands ouvrages qu'il a fait exécuter, les bonnes lois qu'il donna à sa patrie, et la vaste étendue de ses conquêtes.
Les piliers ornés de colosses qui font face à ceux-ci et les colonnes qui formaient la seconde cour du palais du côté droit se font aussi remarquer par la richesse des tableaux religieux qui les décorent. Les piliers et les colonnades qui formaient la partie gauche de la cour sont entièrement détruits.
Je ne m'étendrai point sur les intéressants bas-reliefs qui couvrent la partie gauche du mur du fond du péristyle; je me hâte d'entrer dans la salle hypostyle dont environ trente colonnes subsistent encore intactes, et charmeraient par leur élégante majesté les yeux même les plus prévenus contre tout ce qui n'est pas architecture grecque ou romaine.
Quant à la destination de cette belle salle, à la disposition des colonnes et à la forme des chapiteaux qui les décorent, je laisserai parler sur ces divers points la dédicace elle-même de la salle, sculptée, au nom du fondateur, sur les architraves de gauche, en très-beaux hiéroglyphes.
«L'Aroëris puissant, ami de la vérité, le seigneur de la région supérieure, et de la région inférieure, le défenseur de l'Égypte, le castigateur des contrées étrangères, l'Hôrus resplendissant possesseur des palmes et le plus grand des vainqueurs, le roi seigneur du monde (soleil gardien de justice approuvé par Phré), le fils du soleil, le seigneur des diadèmes, le bien-aimé d'Ammon, RHAMSÈS, a fait exécuter ces constructions en l'honneur de son père Amon-Ra, roi des dieux; il a fait construire la grande salle d'assemblée en bonne pierre blanche de grès, soutenue par de grandes colonnes à chapiteaux imitant des fleurs épanouies, flanquées de colonnes plus petites à chapiteaux imitant un bouton de lotus tronqué; salle qu'il voue au seigneur des dieux pour la célébration de sa panégyrie gracieuse; c'est ce qu'a fait le roi de son vivant.»
Ainsi donc, les salles hypostyles, qui donnent aux palais égyptiens un caractère si particulier, furent véritablement destinées, comme on le soupçonnait, à tenir de grandes assemblées, soit politiques, soit religieuses, c'est-à-dire ce qu'on nommait des panégyries ou réunions générales: c'est ce dont j'étais déjà convaincu avant d'avoir découvert cette curieuse dédicace, parce que, observant la forme du caractère hiéroglyphique exprimant l'idée panégyrie sur les obélisques de Rome, où ce caractère est sculpté en grand, je m'étais aperçu qu'il représentait, au propre, une salle hypostyle avec des sièges disposés au pied des colonnes.
C'est à l'entrée de la salle hypostyle du Rhamesséion, à droite, qu'existe un bas-relief dans lequel on a représenté la reine mère du conquérant. Elle se nommait Taouaï; une belle statue de cette princesse existe aussi au Capitole. J'en avais copié les inscriptions, mais des fractures pouvaient donner lieu à quelques incertitudes; elles sont levées par le bas-relief que j'ai sous les yeux.
On trouve du même côté un grand tableau historique, décrit ou dessiné par tous les voyageurs qui ont visité l'Égypte; le seul dessin exact que l'on puisse citer est celui que M. Caillaud a publié dans son Voyage à Méroé. J'en ai fait prendre une copie plus en grand, et j'ai transcrit moi-même les légendes, qui sont intéressantes, quoique incomplètes sur plusieurs points. C'est encore ici un grand tableau de guerre, mais qui se partage en deux parties principales. Dans une vaste plaine, le roi Rhamsès vient de vaincre les Schéto, qu'il a mis en pleine déroute. Deux princes sont a la poursuite de l'ennemi; ces fils du roi se nomment Mandouhi Schopsch et Schat-kemkémé. C'étaient le quatrième et le cinquième des enfants de Rhamsès. Les vaincus sont encore des peuples de Schéto (des Bactriens?); ils se dirigent vers une ville placée à l'extrémité droite du tableau, où s'ouvre une nouvelle scène. Quatre autres fils du conquérant, les septième, huitième, neuvième et dixième de ses enfants, appelés Méïamoun, Amenhemwa, Noubtei et Setpanré, sont établis sous les murs de la place; les assiégés opposent une vigoureuse résistance; mais déjà les Égyptiens ont dressé les échelles, et les murailles vont être escaladées. Une fracture a malheureusement fait disparaître la première partie du nom de la ville assiégée; il ne reste plus que les syllabes.... apouro.
Des tableaux religieux, exécutés avec beaucoup de soin, existent sous le fût des grandes et des petites colonnes de la salle hypostyle; on y voit successivement toutes les divinités égyptiennes du premier ordre, et principalement celles dont le culte appartenait d'une manière plus spéciale au nome diospolitain, annoncer à Rhamsès les bienfaits dont elles veulent le combler en échange des riches offrandes qu'il leur présente. Ici, comme dans la sculpture des piliers et des colonnes de la seconde cour, reparaissent en première ligne les divinités protectrices du palais, auxquelles ce bel édifice était plus particulièrement consacré: celles-ci prennent toujours un titre qui se traduit exactement par résidant ou qui résident dans le Rhamesséion de Thèbes; à leur tête paraît Amon-Ra sous la forme du roi des dieux, ou sous celle de générateur; viennent ensuite les dieux Phtha, Phré, Atmou, Meuï, Sev, et les déesses Pascht et Hathôr. Chacune d'elles accorde au Pharaon une grâce particulière. Voici quelques exemples de ces formules donatrices, extraites des galeries et des colonnades du Rhamesséion:
«J'accorde que ton édifice soit aussi durable que le ciel (Amon-Ra).
«Je te donne une longue suite de jours pour gouverner l'Égypte (Isis).
«Je t'accorde la domination sur toutes les contrées (Amon-Ra).
«J'inscris à ton nom les attributions royales du soleil (Thôth).
«Je t'accorde de vaincre comme Mandou, et d'être vigilant comme le fils de Netphé (Amon-Ra).
«Je te livre le Midi et le Nord, l'Orient et l'Occident (Amon-Ra).
«Je t'accorde une longue vie pour gouverner le monde par un règne joyeux (Sev, Saturne).
«Je te donne l'Égypte supérieure et l'Égypte inférieure à diriger en roi (Netphé, Rhéa).
«Je te livre les Barbares du Midi et ceux du Nord à fouler sous tes sandales (Thméi, la justice).
«Je t'ouvrirai toutes les bonnes portes qui seront devant toi (le Gardien des portes célestes).
«Je veux que ton palais subsiste à toujours (Meuï).
«Je t'accorde de grandes victoires dans toutes les parties du monde (la déesse Pascht).
«Je t'accorde que ton nom s'imprime dans le coeur des Barbares (la déesse Pascht).»
La portion des murailles de la salle hypostyle échappée aux ravages des hommes présente des scènes plus riches et plus développées: sur le mur du fond, à la droite et à la gauche de la porte centrale, existent encore deux vastes tableaux, remarquables par la grande proportion des figures et le fini de leur exécution. Dans le premier, la déesse Pascht à tête de lion, l'épouse de Phtha, la dame du palais céleste, lève sa main droite vers la tête de Rhamsès couverte d'un casque, en lui disant: «Je t'ai préparé le diadème du soleil, que ce casque demeure sur ta corne (le front) où je l'ai placé.» Elle présente en même temps le roi au dieu suprême, Amon-Ra, qui, assis sur son trône, tend vers la face du roi les emblèmes d'une vie pure.
Le second tableau représente l'institution royale du héros égyptien, les deux plus grandes divinités de l'Égypte l'investissant des pouvoirs royaux. Amon-Ra, assisté de Mouth, la grande mère divine, remet au roi Rhamsès la faux de bataille, le type primitif de la harpé des mythes grecs, arme terrible appelée schopsch par les Égyptiens, et lui rend en même temps les emblèmes de la direction et de la modération, le fouet et le pedum, en prononçant la formule suivante:
«Voici ce que dit Amon-Ra qui réside dans le Rhamesséion: Reçois la faux de bataille pour contenir les nations étrangères et trancher la tête des impurs; prends le fouet et le pedum pour diriger la terre de Kémé (l'Égypte).»
Le soubassement de ces deux tableaux offre un intérêt d'un autre genre: on y a représenté en pied, et dans un ordre rigoureux de primogéniture, les enfants mâles de Rhamsès le Grand. Ces princes sont revêtus du costume réservé à leur rang; ils portent les insignes de leur dignité, le pedum et un éventail formé d'une longue plume d'autruche fixée à une élégante poignée, et sont au nombre de vingt-trois; famille nombreuse, il est vrai, mais qui ne doit point surprendre si l'on considère d'abord que Rhamsès eut, à notre connaissance, au moins deux femmes légitimes, les reines Nofré-Ari et Isénofré, et qu'il est de plus très-probable que les enfants donnés au conquérant par des concubines ou des maîtresses prenaient rang avec les enfants légitimes, usage dont fait foi l'ancienne histoire orientale tout entière. Quoi qu'il en soit, on a sculpté au-dessus de la tête de chacun des princes, d'abord le titre qui leur est commun à tous, savoir: le fils du roi et de son germe; et pour quelques-uns (les trois premiers et les plus âgés par conséquent), la désignation des hautes fonctions dont ils se trouvaient revêtus à l'époque où ces bas-reliefs furent exécutés. Le premier se trouve ainsi qualifié: porte-éventail à la gauche du roi, le jeune secrétaire royal (basilicogrammate), commandant en chef des soldats (l'armée), le premier-né et le préféré de son germe, Amenhischôpsch; le second, nommé Rhamsès comme son père, était porte-éventail à la gauche du roi et secrétaire royal, commandant en chef les soldats du maître du monde (les troupes composant la garde du roi); et le troisième, porte-éventail à la gauche du roi, comme ses frères (titre donné en général à tous les princes sur d'autres monuments), était de plus secrétaire royal, commandant de la cavalerie, c'est-à-dire des chars de guerre de l'armée égyptienne. Je me dispense de transcrire ici les noms propres des vingt autres princes; je dirai seulement que les noms de quelques-uns d'entre eux font certainement allusion soit aux victoires du roi au moment de leur naissance, tels que Nében-Schari (le maître du pays de Schari), Nébenthonib (le maître du monde entier), Sanaschténamoun (le vainqueur par Ammon), soit à des titres nouveaux adoptés dans le protocole de Rhamsès le Grand, comme par exemple Patavéamoun (Ammon est mon père), et Septenri (approuvé par le soleil), titre qui se retrouve dans le prénom du roi.
J'observe en même temps dans cette série de princes un fait très-notable: on y a, postérieurement à la mort de Rhamsès le Grand, caractérisé d'une manière particulière celui de ses vingt-trois enfants qui monta sur le trône après lui; ce fut son treizième fils, nommé Ménephtha, qui lui succéda. Il est visible qu'on a en conséquence modifié, après coup, le costume de ce prince, en ornant son front de l'uraeus et en changeant sa courte sabou en longue tunique royale; de plus, à côté de sa légende première, où se lit le nom de Ménephtha, qu'il conserva en montant sur le trône, on a sculpté le premier cartouche de sa légende royale, son cartouche prénom (soleil esprit aimé des dieux), que l'on retrouve en effet sur tous les monuments de son règne.
En sortant de la salle hypostyle par la porte centrale, on entre dans une salle qui a conservé une partie de ses colonnes, et où la décoration prend un caractère tout particulier. Dans la portion de palais que nous venons de parcourir, des hommages généraux sont adressés aux principales divinités de l'Égypte, comme il convenait dans des cours ou des péristyles ouverts à toute la population, et dans la salle hypostyle où se tenaient les grandes assemblées. Mais ici commencent véritablement la partie privée du palais et les salles qui servaient d'habitation au roi, le lieu qu'était censé habiter aussi plus particulièrement le roi des dieux auquel ce grand édifice était consacré. C'est ce que prouvent les bas-reliefs sculptés sur les parois à la droite et à la gauche de la porte: ces tableaux représentent quatre grandes barques ou bari sacrées, portant un petit naos sur lequel un voile semble jeté comme pour dérober à tous les regards le personnage qu'il renferme. Ces bari sont portées sur les épaules par vingt-quatre ou dix-huit prêtres, selon l'importance du maître de la bari. Les insignes qui décorent la proue et la poupe des deux premières barques sont les têtes symboliques de la déesse Mouth et du dieu Chons, l'épouse et le fils d'Amon-Ra; enfin, la troisième et la quatrième portent les têtes du roi et de la reine, coiffés des marques de leur dignité. Ces tableaux, comme nous l'apprennent les légendes hiéroglyphiques, représentent les deux divinités et le couple royal venant rendre hommage au père des dieux, Amon-Ra, qui établit sa demeure dans le palais de Rhamsès le Grand. Les paroles que prononce chacun des visiteurs ne laissent, d'ailleurs, aucun doute à cet égard: «Je viens, dit la déesse Mouth, rendre hommage au roi des dieux, Amon-Ra, modérateur de l'Égypte, afin qu'il accorde de longues années à son fils qui le chérit, le roi Rhamsès.»
«Nous venons vers toi, dit le dieu Chons, pour servir ta majesté, ô Amon-Ra, roi des dieux! Accorde une vie stable et pure à ton fils, qui t'aime, le seigneur du monde.»
Le roi Rhamsès dit seulement: «Je viens à mon père Amon-Ra, à la suite des dieux qu'il admet en sa présence à toujours.»
Mais la reine Nofré-Ari, surnommée ici Ahmosis (engendrée de la lune), exprime ses voeux plus positivement; l'inscription porte: «Voici ce que dit la déesse épouse, la royale mère, la royale épouse, la puissante dame du monde, Ahmosis-Nofré-Ari: Je viens pour rendre hommage à mon père Amon, roi des dieux; mon coeur est joyeux de tes affections (c'est-à-dire de l'amour que tu me portes); je suis dans l'allégresse en contemplant tes bienfaits; ô toi, qui établis le siège de ta puissance dans la demeure de ton fils, le seigneur du monde, Rhamsès, accorde-lui une vie stable et pure; que ses années se comptent par périodes de panégyries!»
Enfin, la paroi du fond de cette salle était ornée de plusieurs tableaux représentant l'accomplissement de ces voeux et rappelant les grâces qu'Amon-Ra accordait au héros égyptien: il n'en reste plus qu'un seul, à la droite de la porte. Le roi est figuré assis sur un trône, au pied de celui d'Amon-Ra-Atmou, et à l'ombre du vaste feuillage d'un persea, l'arbre céleste de la vie: le grand dieu et la déesse Saf qui présidait à l'écriture, à la science, traçant sur les fruits cordiformes de l'arbre le cartouche prénom de Rhamsès le Grand; tandis que d'un autre côté le dieu Thôth y grave le cartouche nom propre du roi, auquel Amon-Ra-Atmou adresse les paroles suivantes: «Viens, je sculpte ton nom pour une longue suite de jours, afin qu'il subsiste sur l'arbre divin.»
La porte qui, de cette salle, conduisait à une seconde, également décorée de colonnes, dont quatre subsistent encore, mérite une attention particulière, soit sous le rapport de son exécution matérielle, soit pour les sculptures qui la décorent.
Les bas-reliefs qui couvrent le bandeau et les jambages sont d'un relief tellement bas qu'il est évident qu'on les a usés avec soin pour en diminuer la saillie; j'attribuais ce travail au temps et à la barbarie, qui a certainement agi sur plusieurs points de ces surfaces, lorsque, ayant fait déblayer le bas des montants de cette porte, j'ai lu une inscription dédicatoire de Rhamsès le Grand, dans les formes ordinaires pour les dédicaces des portes; mais il y est dit, de plus, que cette porte a été recouverte d'or pur. J'ai étudié alors les surfaces avec plus de soin. En examinant de plus près l'espèce de stuc blanc et fin qui recouvrait encore quelques parties de la sculpture, je m'aperçus que ce stuc avait été étendu sur une toile appliquée sur les tableaux, qu'on avait rétabli sur le stuc même les contours et les parties saillantes des figures avant d'y appliquer la dorure. Ce procédé m'ayant paru curieux, j'ai cru utile de le noter ici.
Mais les deux tableaux qui ornent cette porte offrent un intérêt bien plus piquant. Le bandeau et le haut des jambages sont couverts d'une douzaine de petits bas-reliefs représentant le roi Rhamsès adorant les membres de la triade thébaine: ces divinités tournent toutes le dos à l'entrée de la porte en question, parce qu'elles sont seulement en rapport avec la première salle et non avec la seconde, à laquelle cette porte sert d'entrée. Mais au bas des jambages, et immédiatement au-dessus de la dédicace, sont sculptées deux divinités, la face tournée vers l'ouverture de la porte, et regardant la seconde salle, qui était par conséquent sous leur juridiction. Ces deux divinités sont, à gauche, le dieu des sciences et des arts, l'inventeur des lettres, Thôth à tête d'Ibis, et à droite la déesse Saf, compagne de Thôth, portant le titre remarquable de dame des lettres présidente de la bibliothèque (mot à mot, la salle des livres). De plus, le dieu est suivi d'un de ses parèdres, qu'à sa légende et à un grand oeil qu'il porte sur la tête on reconnaît pour le sens de la vue personnifié, tandis que le parèdre de la déesse est le sens de l'ouïe caractérisé par une grande oreille tracée également au-dessus de sa tête, et par le mot sôlem (l'ouïe) sculpté dans sa légende; il tient de plus en main tous les instruments de l'écriture, comme pour écrire tout ce qu'il entend.
Je demande s'il est possible de mieux annoncer que par de tels bas-reliefs l'entrée d'une bibliothèque? Et à ce mot, la controverse qui divise nos savants sur le fameux monument d'Osimandyas, si connu par sa bibliothèque, et sur ses rapports avec le Rhamesséion. se présente naturellement à ma pensée.
Dès les premiers jours, en lisant au milieu des ruines du Rhamesséion la description que Diodore nous a conservée du monument d'Osimandyas, je fus frappé de retrouver autour de moi et dans le même ordre les parties analogues et presque les mêmes détails du grand édifice dont Diodore emprunte à Hécatée une notice si complète.
D'abord, l'ancien voyageur grec place le monument d'Osimandyas à dix stades des derniers tombeaux de ce qu'il nomme les [Greek: pallakidas tou Diou], les concubines de Jupiter (Ammon).—Nous avons trouvé, en effet, à une distance à peu près égale du Rhamesséion, une vallée renfermant les tombeaux, encore ornés de peintures et d'inscriptions, d'une douzaine de femmes, mais de reines égyptiennes, dont le premier titre dans leur légende fut toujours celui d'épouse d'Ammon.
Le monument d'Osimandyas s'annonçait par un grand pylône de pierre variée ([Greek: lithou poikilou]).—Le premier pylône du Rhamesséion, dont les massifs sont en grès rougeâtre et la porte en calcaire blanc, a quelque analogie avec cette expression.
Ce pylône donnait entrée dans un péristyle dont les piliers étaient ornés de figures colossales; on passait de là à un second pylône bien plus soigné que le premier, sous le rapport de la sculpture, et à l'entrée duquel se trouvait le plus grand colosse de l'Égypte, d'un seul bloc de granit de Syène.—Tout cela se rapproche du Rhamesséion, à quelques différences de mesures près; mais l'exactitude des anciens copistes, transcrivant les quantités de ces mesures, est-elle certaine? Là existent encore aujourd'hui les immenses débris du plus grand colosse connu de l'Égypte; il est en granit de Syène: ce sont là des traits remarquables.
Dans le péristyle qui suivait le pylône, dit Hécatée, on avait représenté le roi, qu'on appelle Osimandyas, faisant la guerre aux révoltés de Bactriane, assiégeant une ville entourée des eaux d'un fleuve, etc.—C'est la description exacte des bas-reliefs encore existants sous le deuxième péristyle du Rhamesséion; et si l'on n'y voit plus le lion combattant avec le roi contre les troupes ennemies, ni des quatre princes commandant les divisions de l'armée, c'est que les murs du fond du péristyle sont détruits et qu'il n'en subsiste pas la huitième partie. Il est vrai qu'on voit ailleurs, sur les monuments d'Égypte, des rois assiégeant des villes entourées par un fleuve: cela existe réellement à Ibsamboul, à Derri, sur les pylônes de Loùqsor et au Rhamesséïon; mais tous ces monuments sont de Rhamsès le Grand, et reproduisent les événements de la même campagne.
Sur le second mur du péristyle, dit la description du monument d'Osimandyas, sont représentés les captifs ramenés par le roi de son expédition; ils n'ont point de mains ni de parties sexuelles: et, sur le mur de fond du péristyle du Rhamesséion, j'ai mis à découvert, par des fouilles, les restes d'un tableau dans lequel on amène des prisonniers au roi, aux pieds duquel sont des monceaux de mains coupées.
Sur un troisième côté du péristyle du monument d'Osimandyas étaient représentés des sacrifices et le triomphe du roi au retour de cette guerre.—Au Rhamesséion, le registre supérieur de la paroi sur laquelle est sculptée la bataille représente la fin d'une grande solennité religieuse à laquelle assistent le roi et la reine, et ce tableau commençait, sans aucun doute, sur le mur de fond du côté droit du péristyle.
On entrait ensuite, dit l'historien grec, dans la salle hypostyle du monument d'Osimandyas par trois portes ornées de deux colosses.—Tout cela se trouve exactement au Rhamesséion, immédiatement aussi après le second péristyle. Après la salle hypostyle de l'Osimandyéion venait un espace désigné dans les traductions sous le nom de promenoir.—Dans le Rhamesséion, une salle décorée des barques symboliques des dieux succède à la salle hypostyle.
Ensuite, a dit Diodore, venait la bibliothèque; et c'est effectivement sur la porte qui, du promenoir du Rhamesséion, conduit à la salle suivante, que j'ai trouvé des bas-reliefs si convenables à l'entrée d'une bibliothèque.
La salle de la bibliothèque est presque entièrement rasée; il n'en reste que quatre colonnes, et une portion des parois de droite et de gauche de la porte: sur ces murailles on a sculpté des tableaux représentant le roi faisant successivement des offrandes aux plus grandes divinités de l'Égypte—à Amon-Ra, Mouth, Chons, Phré, Phtha, Pascht, Nofré-Thmou, Atmou, Mandou; et, en outre, la plus grande partie de la surface de ces parois est occupée par deux énormes tableaux divisés en de nombreuses colonnes verticales dans lesquelles sont trois longues séries de noms de divinités et leurs images de petite proportion; c'est un panthéon complet; le roi, debout devant chacun de ces tableaux synoptiques, fait nommément des libations et des offrandes à tous les dieux ou déesses grandes et petites; et c'est encore ici un rapport avec le monument d'Osimandyas. On voit dans la salle de la bibliothèque, dit en effet la description grecque, les images de tous, les dieux de l'Égypte; le roi leur présente de la même manière des offrandes convenables à chacun d'eux.
Cette comparaison des ruines du Rhamesséion avec la description du monument d'Osimandyas conservée dans Diodore de Sicile, a été déjà faite, et avec bien plus de détails encore, par MM. Jollois et Devilliers dans leur Description générale de Thèbes, travail important auquel je me plais à donner de justes éloges parce que j'ai vu les lieux, et que j'ai pu juger par moi-même de l'exactitude de leur description; mais j'ai dû reproduire rapidement ce parallèle dans cette lettre, par le besoin de mettre à leur véritable place quelques faits nouveaux que j'ai observés, et qui rendent si frappante l'analogie du monument décrit par les Grecs avec le monument dont j'étudie les ruines. Les deux savants voyageurs que je viens de citer ont mis en fait leur identité, d'autres l'ont combattue: pour moi, voici ma profession de foi toute simple:
De deux choses l'une: ou le monument décrit par Hécatée sous le nom de monument d'Osimandyas est le même que le Rhamesséion occidental de Thèbes, ou bien le Rhamesséion n'est qu'une copie, à la différence des mesures près, si l'on peut s'exprimer ainsi, du monument d'Osimandyas.
Ici se terminent les débris du palais de Sésostris; il ne reste plus de traces de ces dernières constructions, qui devaient s'étendre encore du côté de la montagne. Le Rhamesséion est le monument de Thèbes le plus dégradé, mais c'est aussi, sans aucun doute, celui qui, par l'élégante majesté de ses ruines, laisse dans l'esprit des voyageurs une impression plus profonde et plus durable. J'aurais pu passer encore bien du temps à son étude sans l'épuiser; mais d'autres monuments de la rive opposée du Nil, où est toujours Thèbes, m'arrachent à ces merveilles.... Et je pense à la France.... Adieu.
QUINZIÈME LETTRE
Thèbes, le 18 juin 1829.
En quittant le noble et si élégant palais de Sésostris, le Rhamesséion, et avant d'étudier avec tout le soin qu'ils méritent les nombreux édifices antiques entassés sur la butte factice nommée aujourd'hui Médinet-Habou, je devais, pour la régularité de mes travaux, m'occuper de quelques constructions intermédiaires ou voisines qui, soit pour leur médiocre étendue, soit par leur état presque total de destruction, attirent beaucoup moins l'attention des voyageurs.
Je me dirigeai d'abord vers la vallée d'El-Assasif, située au nord du Rhamesséion, et qui se termine brusquement au pied des rochers calcaires de la chaîne libyque: là existent les débris d'un édifice au nord du tombeau d'Osimandyas.
Mon but spécial était de constater l'époque encore inconnue de ces constructions et d'en assurer la destination primitive; je m'attachai à l'examen des sculptures et surtout des légendes hiéroglyphiques inscrites sur les blocs isolés et les pans de murailles épars sur un assez grand espace de terrain.
Je fus d'abord frappé de la finesse du travail de quelques restes de bas-reliefs martelés à moitié par les premiers chrétiens; et une porte de granit rose, encore debout au milieu de ces ruines en beau calcaire blanc, me donna la certitude que l'édifice entier appartenait à la meilleure époque de l'art égyptien.
Cette porte, ou petit propylon, est entièrement couverte de légendes hiéroglyphiques. On a sculpté sur les jambages, en relief très-bas et fort délicat, deux images en pied de Pharaons revêtus de leurs insignes. Toutes les dédicaces sont doubles et faites contemporainement au nom de deux princes: celui qui tient constamment la droite ou le premier rang se nomme Aménenthé; l'autre ne marche qu'après, c'est Thouthmosis III, nommé Moeris par les Grecs.
Si j'éprouvai quelque surprise de voir ici et dans tout le reste de l'édifice le célèbre Moeris, orné de toutes les marques de la royauté, céder ainsi le pas à cet Aménenthé qu'on chercherait en vain dans les listes royales, je dus m'étonner encore davantage, à la lecture des inscriptions, de trouver qu'on ne parlât de ce roi barbu, et en costume ordinaire de Pharaon, qu'en employant des noms et des verbes au féminin, comme s'il s'agissait d'une reine. Je donne ici pour exemple la dédicace même des propylons.
«L'Aroëris soutien des dévoués, le roi seigneur, etc. Soleil dévoué à la vérité! (Elle) a fait des constructions en l'honneur de son père (le père d'elle), Amon-Ra seigneur des trônes du monde; elle lui a élevé ce propylon (qu'Amon protège l'édifice!) en pierre de granit: c'est ce qu'elle a fait (pour être) vivifiée à toujours.»
L'autre jambage porte une dédicace analogue, mais au nom du roi Thouthmosis III, ou Moeris.
En parcourant le reste de ces ruines, la même singularité se présenta partout. Non-seulement je retrouvai le prénom d'Aménenthé précédé des titres le roi souveraine du monde, mais aussi son nom propre lui-même à la suite du titre la fille du soleil. Enfin, dans tous les bas-reliefs représentant les dieux adressant la parole à ce roi Aménenthé, on le traite en reine comme dans la formule suivante:
«Voici ce que dît Amon-Ra, seigneur des trônes du monde, à sa fille chérie, soleil dévoué à la vérité: L'édifice que tu as construit est semblable à la demeure divine.»
De nouveaux faits piquèrent encore plus ma curiosité: j'observai surtout dans les légendes du propylon de granit, que les cartouches prénoms et noms propres d'Aménenthé avaient été martelés dans les temps antiques et remplacés par ceux de Thouthmosis II, sculptés en surcharge.
Ailleurs, quelques légendes d'Aménenthé avaient reçu en surcharge aussi celles du Pharaon Thouthmosis II.
Plusieurs autres, enfin, offraient le prénom d'un Thouthmosis encore inconnu, renfermant aussi dans son cartouche le nom propre de femme Amensé, le tout encore sculpté aux dépens des légendes d'Aménenthé, préalablement martelées. Je me rappelai alors avoir remarqué ce nouveau roi Thouthmosis traité en reine, dans le petit édifice de Thouthmosis III, à Médinet-Habou.
C'est en rapprochant ces faits et ces diverses circonstances de plusieurs observations du même genre, premiers résultats de mes courses dans le grand palais et dans le propylon de Karnac, que je suis parvenu à compléter mes connaissances sur le personnel de la première partie de la XVIIIe dynastie. Il résulte de la combinaison de tous les témoignages fournis par ces divers monuments, et qu'il serait hors de propos de développer ici:
1° Que Thouthmosis Ier succéda immédiatement au grand Aménothph Ier, le chef de la XVIIIe dynastie, l'une des diospolitaines;
2° Que son fils Thouthmosis II occupa le trône après lui et mourut sans enfants;
3° Que sa soeur Amensé lui succéda comme fille de Thouthmosis Ier, et régna vingt et un ans en souveraine;
4° Que cette reine eut pour premier mari un Thouthmosis, qui comprit dans son nom propre celui de la reine Amensé son épouse; que ce Thouthmosis fut le père de Thouthmosis III ou Moeris, et gouverna au nom d'Amensé;
5° Qu'à la mort de ce Thouthmosis, la reine Amensé épousa en secondes noces Aménenthé, qui gouverna aussi au nom d'Amensé, et qui fut régent pendant la minorité et les premières années de Thouthmosis III, ou Moeris;
6° Que Thouthmosis III, le Moeris des Grecs, exerça le pouvoir conjointement avec le régent Aménenthé, qui le tint sous sa tutelle pendant quelques années.
La connaissance de cette succession de personnages explique tout naturellement les singularités notées dans l'examen minutieux de tous les restes de sculptures existant dans l'édifice de la vallée d'El-Assasif. On comprend alors pourquoi le régent Aménenthé ne paraît dans les bas-reliefs que pour y recevoir les paroles gracieuses que les dieux adressent à la reine Amensé, dont il n'est que le représentant; cela explique le style des dédicaces faites par Aménenthé, parlant lui-même au nom de la reine, ainsi que les dédicaces du même genre dans lesquelles on lit le nom de Thouthmosis, premier mari d'Amensé, qui joua d'abord, le premier, un rôle passif, et ne fut, comme son successeur Aménenthé, qu'une espèce de figurant du pouvoir royal exercé par la reine.
Les surcharges qu'ont éprouvées la plupart des légendes du régent Aménenthé démontrent que sa régence fut odieuse et pesante pour son pupille Thouthmosis III. Celui-ci semble avoir pris à tâche de condamner son tuteur à un éternel oubli. C'est en effet sous le règne de ce Thouthmosis III que furent martelées presque toutes les légendes d'Aménenthé, et qu'on sculpta à la place soit les légendes de Thouthmosis III, dont il avait sans doute usurpé l'autorité, soit celles de Thouthmosis, premier mari d'Amensé, le père même du roi régnant. J'ai observé la destruction systématique de ces légendes dans une foule de bas-reliefs existant sur divers autres points de Thèbes. Fut-elle l'ouvrage immédiat de la haine personnelle de Thouthmosis III, ou une basse flatterie du corps sacerdotal? C'est ce qu'il nous est impossible de décider; mais le fait nous a paru assez curieux pour le constater.
Toutes les inscriptions du monument d'El-Assasif établissent unanimement que cet édifice a été élevé sous la régence d'Aménenthê, au nom de la reine Amensé et de son jeune fils Thouthmosis III. Cette construction n'est donc point postérieure à l'an 1736 avant J.-C., époque approximative des premières années du règne de Thouthmosis III, exerçant seul le pouvoir suprême. Ces sculptures comptent donc déjà plus de 3,500 ans d'antiquité.
Il résulte de ces mêmes dédicaces et des sculptures qui décorent quelques-unes des salles non détruites, que l'édifice intérieur était un temple consacré à la grande divinité de Thèbes, Amon-Ra, le roi des dieux, qu'on y adorait sous la figure spéciale d'Amon-Ra-Pneh-enné-ghet-en-tho, c'est-à-dire d'Amon-Ra seigneur des trônes et du monde; j'ai retrouvé dans Thèbes plusieurs autres temples dédiés à ce grand être, mais sous d'autres titres, qui lui sont également particuliers.
Ce temple d'Amon-Ra, d'une étendue assez considérable, décoré de sculptures du travail le plus précieux, précédé d'un dromos et probablement aussi d'une longue avenue de sphinx, s'élevait au fond de la vallée d'El-Assasif. Son sanctuaire pénétrait pour ainsi dire dans les rochers à pic de la chaîne libyque, criblée, comme le sol même de la vallée, d'excavations plus ou moins riches, qui servaient de sépulture aux habitants de la ville capitale.
Cette position du temple au milieu des tombeaux, et les plafonds, en forme de voûte, de quelques-unes de ces salles, ont récemment trompé quelques voyageurs, et leur ont fait croire que cet édifice était le tombeau de Moeris (Thouthmosis III); mais tous les détails que nous avons donnés sur la construction et la destination de cet édifice sacré détruisent une telle hypothèse. Ses divisions et ses accessoires nous le feraient reconnaître pour un véritable temple, à défaut des inscriptions dédicatoires qui le disent formellement. Sa décoration même et le sujet des bas-reliefs qui ornent les parois des salles encore subsistantes n'ont rien de commun avec la décoration et les scènes sculptées dans les hypogées et les tombeaux. On y retrouve, comme dans les temples et les palais, des tableaux d'offrandes faites aux dieux ou aux rois ancêtres du Pharaon fondateur du temple. Quelques bas-reliefs de ce dernier genre présentent un grand intérêt, parce qu'ils fournissent des détails précieux sur les familles des premiers rois de la XVIIIe dynastie. Je citerai d'abord, et à ce sujet, plusieurs tableaux sculptés et peints représentant Thouthmosis, père de Thouthmosis III, et le Pharaon Thouthmosis II recevant des offrandes faites par leur fils et neveu Thouthmosis III; en second lieu, un long bas-relief peint, occupant toute la paroi de gauche de la grande salle voûtée, au fond du temple, dans lequel on a figuré la grande bari sacrée ou arche d'Amon-Ra, le dieu du temple, adoré par le régent Aménenthé, ayant derrière lui Thouthmosis III, suivi d'une très-jeune enfant richement parée, et que l'inscription nous dit être sa fille, la fille du roi qu'elle aime, la divine épouse Rannofré. En arrière de la bari sacrée, et comme recevant une portion des offrandes faites par les deux rois agenouillés, sont les images en pied du Pharaon Thouthmosis Ier, de la reine son épouse Ahmosis et de leur jeune fille Sotennofré. L'histoire écrite ne nous avait point conservé les noms de ces trois princesses; c'est là que je les ai lus pour la première fois. Quant au titre de divine épouse donné à la fille de Moeris encore en bas âge, il indique seulement que cette jeune enfant avait été vouée au culte d'Aménenthé, étant du nombre de ces filles d'une haute naissance, nommées pallades et pallacides, dont j'ai retrouvé les tombeaux dans une autre vallée de la chaîne libyque.
Ce temple d'Amon-Ra terminant une des vallées de la nécropole de Thèbes, reçut à différentes époques soit des restaurations, soit des accroissements, sous le règne de divers rois successeurs d'Aménenthé et de Thouthmosis III. J'ai retrouvé, en effet, dans les pierres provenant des diverses portions du temple, et dont on s'est servi dans des temps peu anciens pour la construction d'une muraille contre laquelle appuie aujourd'hui le jambage de droite du propylon de granit, des parties d'inscriptions mentionnant des embellissements ou des restaurations de l'édifice sous les règnes des rois Hôrus, Rhamsès le Grand et son fils Ménephtha II, comme les fondateurs mêmes du temple. Enfin, la dernière salle du temple, ayant servi de sanctuaire, est couverte de sculptures d'un travail ignoble et grossier; mais la surprise que j'éprouvai à la vue de ces pitoyables bas-reliefs, comparés à la finesse et à l'élégance des tableaux sculptés dans les deux salles précédentes, cessa bientôt à la lecture de grandes inscriptions hiéroglyphiques, constatant que cette belle restauration-là avait été faite sous le règne et au nom de Ptolémée Évergète II et de sa première femme Cléopâtre. Voilà une des mille et une preuves démonstratives contre l'opinion de ceux qui supposeraient que l'art égyptien gagna quelque perfection par l'établissement des Grecs en Égypte.
Je le répète encore: l'art égyptien ne doit qu'à lui-même tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau; et n'en déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement à la génération spontanée des arts en Grèce, il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l'Égypte, ou qui ont une connaissance réelle des monuments égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l'Égypte, beaucoup plus avancés qu'on ne le croit vulgairement, à l'époque où les premières colonies égyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Péloponnèse. La vieille Égypte enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur donna le développement le plus sublime: mais sans l'Égypte, la Grèce ne serait probablement point devenue la terre classique des beaux-arts. Voilà ma profession de foi tout entière sur cette grande question. Je trace ces lignes presque en face des bas-reliefs que les Égyptiens ont exécutés, avec la plus élégante finesse de travail, 1700 ans avant l'ère chrétienne. Que faisaient les Grecs alors!... Mais cette question exigerait des volumes, et je ne fais qu'une lettre.... Adieu.
SEIZIÈME LETTRE
Thèbes, le 20 juin 1829.
J'ai donné toute la journée d'hier et cette matinée à l'étude des tristes restes de l'un des plus importants monuments de l'ancienne Thèbes. Cette construction, comparable en étendue à l'immense palais de Karnac, dont on aperçoit d'ici les obélisques sur l'autre rive du fleuve, a presque entièrement disparu; il en subsiste encore quelques débris, s'élevant à peine au-dessus du sol de la plaine exhaussée par les dépôts successifs de l'inondation, qui recouvrent probablement aussi toutes les masses de granit, de brèches et autres matières dures employées dans la décoration de ce palais. La portion la plus considérable étant construite en pierres calcaires, les Barbares les ont peu à peu brisées et converties en chaux pour élever de misérables cahuttes; mais ce que le voyageur trouve encore sur ses pas donne une bien haute idée de la magnificence de cet antique édifice.
Que l'on se figure, en effet, un espace d'environ 1,800 pieds de longueur, nivelé par les dépôts successifs de l'inondation, couvert de longues herbes, mais dont la surface, déchirée sur une multitude de points, laisse encore apercevoir des débris d'architraves, des portions de colosses, des fûts de colonnes et des fragments d'énormes bas-reliefs que le limon du fleuve n'a pas enfouis encore ni dérobés pour toujours à la curiosité des voyageurs. Là ont existé plus de dix-huit colosses dont les moindres avaient vingt pieds de hauteur; tous ces monolithes, de diverses matières, ont été brisés, et l'on rencontre leurs membres énormes dispersés ça et là, les uns au niveau du sol, d'autres au fond d'excavations exécutées par les fouilleurs modernes. J'ai recueilli, sur ces restes mutilés, les noms d'un grand nombre de peuples asiatiques dont les chefs captifs étaient représentés entourant la base de ces colosses représentant leur vainqueur, le Pharaon Aménophis, le troisième du nom, celui même que les Grecs ont voulu confondre avec le Memnon de leurs mythes héroïques. Ces légendes démontrent déjà que nous sommes ici sur l'emplacement du célèbre édifice de Thèbes connu des Grecs sous le nom de Memnonium. C'est ce qu'avaient cherché à prouver, par des considérations d'un autre genre, MM. Jollois et Devilliers, dans leur excellente description de ces ruines.
Les monuments les mieux conservés au milieu de cette effroyable dévastation des objets du premier ordre dont il me reste à parler, établiraient encore mieux, si cela était nécessaire, que ces ruines sont bien celles du Memnonium de Thèbes, ou palais de Memnon, appelé Aménophion par les Égyptiens, du nom même de son fondateur, et que je trouve mentionné dans une foule d'inscriptions hiéroglyphiques des hypogées du voisinage où reposaient jadis les momies de plusieurs grands officiers chargés, de leur vivant, de la garde ou de l'entretien de ce magnifique édifice.
C'est vers l'extrémité des ruines et du côté du fleuve que s'élèvent encore, en dominant la plaine de Thèbes, les deux fameux colosses, d'environ soixante pieds de hauteur, dont l'un, celui du nord, jouit d'une si grande célébrité sous le nom de colosse de Memnon. Formés chacun d'un seul bloc de grès-brèche, transportés des carrières de la Thébaïde supérieure, et placés sur d'immenses bases de la même matière, ils représentent tous deux un Pharaon assis, les mains étendues sur les genoux, dans une attitude de repos. J'ai vainement cherché à motiver à mes yeux l'étrange erreur du respectable et spirituel Denon, qui a voulu prendre ces statues pour celles de deux princesses égyptiennes. Les inscriptions hiéroglyphiques encore subsistantes, telles que celles qui couvrent le dossier du trône du colosse du sud et les côtés des deux bases, ne laissent aucun doute sur le rang et la nature du personnage dont ces merveilleux monolithes reproduisaient les traits et perpétuaient la mémoire. L'inscription du dossier porte textuellement: «L'Arôëris puissant, le modérateur des modérateurs, etc., le roi soleil, seigneur de vérité (ou de justice), le fils du soleil, le seigneur des diadèmes, Aménothph, modérateur de la région pure, le bien-aimé d'Amon-Ra, etc., l'Hôrus resplendissant, celui qui a agrandi la demeure.....(lacune) à toujours, a érigé ces constructions en l'honneur de son père Ammon; il lui a dédié cette statue colossale de pierre dure, etc.» Et sur les côtés des bases on lit en grands hiéroglyphes de plus d'un pied de proportion, exécutés, surtout ceux du colosse du nord, avec une perfection et une élégance au-dessus de tout éloge, la légende ou devise particulière, le prénom et le nom propre du roi que les colosses représentent:
«Le seigneur souverain de la région supérieure et de la région inférieure, le réformateur des moeurs, celui qui tient le monde en repos, l'Hôrus qui, grand par sa force, a frappé les Barbares, le roi soleil seigneur de vérité, le fils du soleil, Aménothph, modérateur de la région pure, chéri d'Amon-Ra, roi des dieux.»
Ce sont là les titres et noms du troisième Aménophis de la XVIIIe dynastie, lequel occupait le trône des Pharaons vers l'an 1680 avant l'ère chrétienne. Ainsi se trouve complètement justifiée l'assertion que Pausanias met dans la bouche des Thébains de son temps, lesquels soutenaient que ce colosse n'était nullement l'image du Memnon des Grecs, mais bien celle d'un homme du pays, nommé Ph-Aménoph.
Ces deux colosses décoraient, suivant toute apparence, la façade extérieure du principal pylône de l'Aménophion; et, malgré l'état de dégradation où la barbarie et le fanatisme ont réduit ces antiques monuments, on peut juger de l'élégance, du soin extrême et de la recherche qu'on avait mis dans leur exécution, par celle des figures accessoires formant la décoration de la partie antérieure du trône de chaque colosse. Ce sont des figures de femmes debout, sculptées dans la masse même de chaque monolithe et n'ayant pas moins de quinze pieds de haut. La magnificence de leur coiffure et les riches détails de leur costume sont parfaitement en rapport avec le rang des personnages dont elles rappellent le souvenir. Les inscriptions hiéroglyphiques gravées sur ces statues formant en quelque sorte les pieds antérieurs du trône de chaque statue d'Aménophis, nous apprennent que la figure de gauche représente une reine égyptienne, la mère du roi, nommée Tmau-Hem-Va, ou bien Maut-Hem-Va, et la figure de droite, la reine épouse du même Pharaon, Taïa, dont le nom était déjà donné par une foule de monuments. Je connaissais aussi le nom de la femme de Thouthmosis IV, Tmau-Hem-Va, mère d'Aménophis-Memnon, par les bas-reliefs du palais de Louqsor, mentionnés dans la notice rapide que j'ai crayonnée de cet important édifice.
Sur un autre point des ruines de l'Aménophion, du côté de la montagne libyque, à la limite du désert et un peu adroite de l'axe passant entre les deux colosses, existent deux blocs de grès-brèche, d'environ trente pieds de long chacun, et présentant la forme de deux énormes stèles. Leur surface visible est ornée de tableaux et de magnifiques inscriptions formées chacune de vingt-quatre à vingt-cinq lignes d'hiéroglyphes du plus beau style, exécutés de relief dans le creux. H est infiniment probable que ces portions qu'on aperçoit aujourd'hui sont les dossiers des sièges de deux groupes colossals renversés et enfouis la face contre terre: j'ai manqué de moyens assez puissants pour vérifier le fait.
Quoi qu'il en soit, les tableaux sculptés sur ces masses effrayantes nous montrent toujours le roi Aménophis-Memnon, accompagné ici de la reine Taïa son épouse, accueillis par le dieu Amon-Ra ou par Phtah-Socharis; et les deux inscriptions sont les textes expressément relatifs à la dédicace du Memnonium ou Aménophion aux dieux de Thèbes par le fondateur de cet immense édifice.
La forme et la rédaction de cette dédicace, dont j'ai pris une copie soignée, malgré une foule de lacunes, sont d'un genre tout à fait original et m'ont paru très-curieuses. On en jugera par une courte analyse.
Cette consécration du palais est rappelée d'une manière tout à fait dramatique; c'est d'abord le roi Aménophis qui prend la parole dès la première ligne et la garde jusqu'à la treizième. «Le roi Aménothph a dit: Viens, ô Amon-Ra, seigneur des trônes du monde, toi qui résides dans les régions de Oph (Thèbes)! contemple la demeure que nous t'avons construite dans la contrée pure, elle est belle: descends du haut du ciel pour en prendre possession!» Suivent les louanges du dieu mêlées à la description de l'édifice dédié, et l'indication des ornements et décorations en pierre de grès, en granit rosé, en pierre noire, en or, en ivoire et en pierres précieuses, que le roi y a prodigués, y compris deux grands obélisques dont on n'aperçoit plus aujourd'hui aucune trace.
Les sept lignes suivantes renferment le discours que tient le dieu Amon-Ra en réponse aux courtoisies du Pharaon. «Voici ce que dit Amon-Ra, le mari de sa mère, etc.: Approche, mon fils, soleil seigneur de vérité, du germe du soleil, enfant du soleil, Aménothph! J'ai entendu tes paroles et je vois les constructions que tu as exécutées; moi qui suis ton père, je me complais dans tes bonnes oeuvres, etc.»
Enfin, vers le milieu de la vingtième ligne commence une troisième et dernière harangue; c'est celle que prononcent les dieux en présence d'Amon-Ra, leur seigneur, auquel ils promettent de combler de biens Aménothph, son fils chéri, d'en rendre le règne joyeux en le prolongeant pendant de longues années, en récompense du bel édifice qu'il a élevé pour leur servir de demeure, palais dont ils déclarent avoir pris possession après l'avoir bien et dûment visité.
L'identité du Memnonium des Grecs et de l'Aménophion égyptien n'est donc plus douteuse; il l'est bien moins encore que ce palais fût une des plus étonnantes merveilles de la vieille capitale. Des fouilles en grand, exécutées par un Grec nommé Iani, ancien agent de M. Salt, ont mis à découvert une foule de bases de colonnes, un très-grand nombre de statues léontocéphales en granit noir; de plus, deux magnifiques sphinx colossals et à tête humaine, en granit rosé, du plus beau travail, représentant aussi le roi Aménophis III. Les traits du visage de ce prince, portant ici, comme partout ailleurs, une empreinte de physionomie un peu éthiopienne, sont absolument semblables à ceux que les sculpteurs et les peintres ont donnés à ce même Pharaon dans les tableaux des stèles du Memnonium, dans les bas-reliefs du palais de Louqsor, et dans les peintures du tombeau de ce prince dans la vallée de l'Ouest à Biban-el-Molouk; nouvelle et millième preuve que les statues et bas-reliefs égyptiens présentent de véritables portraits des anciens rois dont ils portent les légendes.
A une petite distance du Rhamesséion existent les débris de deux colosses en grès rougeâtre: c'étaient encore deux statues ornant probablement la porte latérale nord de l'Aménophion; ce qui peut donner une juste idée de l'immense étendue de ce palais, dont il reste encore de si magnifiques vestiges. Je ne me suis nullement occupé des inscriptions grecques et latines qui tapissent les jambes du grand colosse du nord, la célèbre statue de Memnon; tout cela est bien moderne: ceci soit dit sans qu'on en puisse conclure que je nie la réalité des harmonieux accents que tant de Romains affirment unanimement avoir ouï moduler par la bouche même du colosse, aussitôt qu'elle était frappée des premiers rayons du soleil. Je dirai seulement que, plusieurs fois, assis, au lever de l'aurore, sur les immenses genoux de Memnon, aucun accord musical sorti de sa bouche n'est venu distraire mon attention du mélancolique tableau que je contemplais, la plaine de Thèbes, où gisent les membres épars de cette aînée des villes royales. Il y aurait matière à d'éternelles réflexions; mais je ne dois pas oublier que je ne suis qu'un voyageur passager sur ces antiques ruines..... Adieu.
DIX-SEPTIEME LETTRE
Thèbes (rive occidentale), 25 juin 1829.
Je viens de visiter et d'étudier dans toutes ses parties un petit temple d'une conservation parfaite, situé derrière l'Aménophion, dans un vallon formé par les rochers de la montagne libyque et un grand mamelon qui s'en est détaché du côté de la plaine. Ce monument a été décrit par la Commission d'Égypte sous le nom de Petit Temple d'Isis.
Le voyageur est attiré, dans ces lieux solitaires et dénués de toute végétation, par une enceinte peu régulière, bâtie en briques crues, et qu'on aperçoit de fort loin, parce qu'elle est placée sur un terrain assez élevé. On y pénètre par un petit propylon en grès engagé dans l'enceinte et couvert extérieurement de sculptures d'un travail lourdement recherché. Les tableaux qui ornent le bandeau de cette porte représentent Ptolémée Soter II faisant des offrandes, du côté droit, à la déesse Hathôr (Vénus) et à la grande triade de Thèbes, Amon-Ra, Mouth et Chons; du côté gauche, à la déesse Thmé ou Thmeï (la vérité ou la justice, Thémis) et à une triade formée du dieu hiéracocéphale Mandou, de son épouse Ritho et de leur fils Harphré. Ces trois divinités, celles qu'on adorait principalement à Hennonthis, occupent la partie du bandeau dirigée vers cette capitale de nome.
Ces courts détails suffisent, lorsqu'on est un peu familiarisé avec le système de décoration des monuments égyptiens, pour déterminer avec certitude: 1° à quelles divinités fut spécialement dédié le temple auquel ce propylon donne entrée; 2° quelles divinités y jouissaient du rang de syntrône; et il devient ici de toute évidence qu'on adorait spécialement dans ce temple le principe de beauté confondu et identifié avec le principe de vérité, de justice, ou, en termes mythologiques, que cet édifice était consacré à la déesse Hathôr, identifiée avec la déesse Thmeï. Ce sont, en effet, ces deux déesses qui reçoivent les premiers hommages de Soter II; et comme l'édifice faisait partie de Thèbes et avoisinait le nome d'Hermonthis, on y offrait aussi, d'après une règle de saine politique que j'ai développée ailleurs, des sacrifices en l'honneur de la triade thébaine et de la triade hermonthite. On s'était donc trop hâté de donner un nom à ce temple, d'après des aperçus reposant sur de simples conjectures.
Les mêmes adorations sont répétées sur la porte du temple proprement dit, qui s'ouvre par un petit péristyle que soutiennent des colonnes à chapiteaux ornés de fleurs de lotus et de houppes de papyrus combinées; les colonnes et les parois n'ont jamais été décorées de sculptures. Il n'en est point ainsi du pronaos, formé de deux colonnes et de deux piliers ornés de têtes symboliques de la déesse Hathôr, à laquelle ce temple fut consacré. Les tableaux qui couvrent le fût des colonnes représentent des offrandes faites à cette déesse et à sa seconde forme Thmeï, ainsi qu'aux dieux Amon-Ra, Mandou, tmouth (Esculape), et plusieurs formes tertiaires de la déesse Hathôr, adorée par le roi Ptolémée Épiphane, sous le règne duquel a été faite la dédicace du monument, comme le prouve la grande inscription hiéroglyphique sculptée sur toute la longueur de la frise du pronaos. Voici la traduction des deux parties affrontées de cette formule dédicatoire:
(Partie de droite.) Première ligne. «Le roi (dieu Épiphane que Phtah-Thoré a éprouvé, image vivante d'Amon-Ra), le chéri des dieux et des déesses mères, le bien-aimé d'Amon-Ra, a fait exécuter cet édifice en l'honneur d'Amon-Ra, etc., pour être vivifié à toujours.»
Deuxième ligne. «La divine soeur de (Ptolémée toujours vivant, dieu aimé de Phtah), chéri d'Amon-Ra, l'ami du bien (Pmainoufé)..... (le reste est détruit).»
(Partie de gauche.) Première ligne. «Le fils du soleil (Ptolémée toujours vivant, dieu aimé de Phtah), chéri des dieux et des déesses mères, bien-aimé d'Hathôr, a fait exécuter cet édifice en l'honneur de sa mère la rectrice de l'Occident, pour être vivifié à toujours.»
Deuxième ligne. «La royale épouse (Cléopâtre, bien-aimée de Thmeï), rectrice de l'Occident, a fait exécuter cet édifice..... (le reste manque).»
Ces textes justifient tout à fait ce que nous avions déduit des seules sculptures du propylon relativement aux divinités particulièrement honorées dans ce temple; il est également établi que la dédicace de cet édifice sacré a été faite par le cinquième des Ptolémées, vers l'an 200 avant J.-C.
Les bas-reliefs encore existants sur les parois de droite et de gauche du pronaos, ainsi que sur la façade du temple formant le fond de ce même pronaos, appartiennent tous au règne d'Épiphane. Tous se rapportent aux déesses Hathôr et Thmeï, ainsi qu'aux grandes divinités de Thèbes et d'Hennonthis.
On a divisé le naos en trois salles contiguës; ce sont trois véritables sanctuaires: celui du milieu, ou le principal, entièrement sculpté, contient des tableaux d'offrandes à tous les dieux adorés dans le temple, les deux triades précitées, et principalement aux déesses Hathôr et Thmeï, qui paraissent dans presque toutes les scènes. Aussi n'est-il question que de ces deux divinités dans les dédicaces du sanctuaire, inscrites sur les frises de droite et de gauche au nom de Ptolémée Philopator:
«L'Hôrus soutien de l'Égypte, celui qui a embelli les temples comme Thôth deux fois grand, le seigneur des panégyries comme Phtah, le chef semblable au soleil, le germe des dieux fondateurs, l'éprouvé par Phtah, etc.; le fils du soleil, Ptolémée toujours vivant, bien-aimé d'Isis, l'ami de son père (Philopator), a fait cette construction en l'honneur de sa mère Hathôr, la rectrice de l'Occident.» (Dédicace de gauche.)
Presque toutes les sculptures de ce premier sanctuaire remontent au règne de Philopator, qu'on y voit suivi de sa femme Arsinoé adorant les deux déesses; deux seuls tableaux portent l'image de Ptolémée Épiphane, fils et successeur de Philopator. On lit enfin sur les parois de droite et de gauche l'inscription suivante, relative à des embellissements exécutés sous le règne postérieur, celui d'Évergète II et de ses deux femmes:
«Bonne restauration de l'édifice, exécutée par le roi, germe des dieux lumineux, l'éprouvé par Phtah, etc., Ptolémée toujours vivant, etc., par sa royale soeur, la modératrice souveraine du monde, Cléopâtre, et par sa royale épouse, la modératrice souveraine du monde, Cléopâtre, dieux grands chéris d'Amon-Ra.»
C'est à la déesse Hathôr qu'appartenait plus spécialement le sanctuaire de droite; cette grande divinité y est représentée sous des formes variées, recevant les hommages des rois Philopator et Épiphane; les dédicaces des frises sont faites au nom de ce dernier.
Le sanctuaire de gauche fut consacré à la déesse Thmeï, la Dicé et l'Alété des mythes égyptiens; aussi tous les tableaux qui décorent cette chapelle se rapportent-ils aux importantes fonctions que remplissait cette divinité dans l'Amenti, les régions occidentales ou l'enfer des Égyptiens.
Les deux souverains de ce lieu terrible, où les âmes étaient jugées, Osiris et Iris, reçoivent d'abord les hommages de Ptolémée et d'Arsinoé, dieux Philopators; et l'on a sculpté sur la paroi de gauche la grande scène de la psychostasie. Ce vaste bas-relief représente la salle hypostyle (Oskh) ou le prétoire de l'Amenti, avec les décorations convenables. Le grand juge Osiris occupe le fond de la salle; au pied de son trône s'élève le lotus, emblème du monde matériel, surmonté de l'image de ses quatre enfants, génies directeurs des quatre points cardinaux.
Les quarante-deux juges assesseurs d'Osiris sont aussi rangés sur deux lignes, la tête surmontée d'une plume d'autruche, symbole de la justice: debout sur un socle, en avant du trône, le Cerbère égyptien, monstre composé de trois natures diverses, le crocodile, le lion et l'hippopotame, ouvre sa large gueule et menace les âmes coupables; son nom, Téouôm-énément, signifie la dévoratrice de l'Occident ou de l'enfer. Vers la porte du tribunal paraît la déesse Thmeï dédoublée, c'est-à-dire figurée deux fois, à cause de sa double attribution de déesse de la justice et de déesse de vérité; la première forme, qualifiée de Thmeï, rectrice de l'Amenti (la vérité), présente l'âme d'un Égyptien, sous les formes corporelles, à la seconde forme de la déesse (la justice), dont voici la légende: «Thmeï qui réside dans l'Amenti, où elle pèse les coeurs dans la balance; aucun méchant ne lui échappe.» Dans le voisinage de celui qui doit subir l'épreuve on lit les mots suivants: «Arrivée d'une âme dans l'Amenti.»
Plus loin s'élève la balance infernale; les dieux Hôrus, fils d'Isis, à tête d'épervier, et Anubis, fils d'Osiris, à tête de chacal, placent dans les bassins de la balance, l'un le coeur du prévenu, l'autre une plume, emblème de justice: entre le fatal instrument qui doit décider du sort de l'aine et le trône d'Osiris, on a placé le dieu Thôth ibiocéphale, «Thôth le deux fois grand, le seigneur de Schmoun (Hermopolis Magna), le seigneur des divines paroles, le secrétaire de justice des autres dieux grands dans la salle de justice et de vérité.» Ce greffier divin écrit le résiliât de l'épreuve à laquelle vient d'être soumis le coeur de l'Égyptien défunt, et va présenter son rapport au souverain juge.
On voit que le fait seul de la consécration de ce troisième sanctuaire à la déesse Thmeï y a motivé la représentation de la psychostasie, et qu'on a trop légèrement conclu de la présence de ce tableau curieux, reproduit également dans la deuxième partie de tous les rituels funéraires, que ce temple était une sorte d'édifice funèbre, qui pouvait même avoir servi de sépulture à des membres très-distingués de la caste sacerdotale. Rien ne motive une pareille hypothèse. Il est vrai que les environs de l'enceinte qui renfermé ce monument ont été criblés d'excavations sépulcrales et de catacombes égyptiennes de toutes les époques. Mais le temple d'Hathôr et de Thmeï n'est point Je seul édifice sacré élevé au milieu des tombeaux; il faudrait donc aussi considérer comme des temples funéraires le palais de Sésostris ou le Rhamesséion, le temple d'Ammon à El-Assasif, le palais de Kourna, etc., ce qui est insoutenable sous tous les rapports et formellement contredit par toutes les inscriptions égyptiennes qui en couvrent les parois. Mon opinion est fondée sur l'examen attentif et détaillé des lieux. Je n'ai pas encore fini à Thèbes, si même on peut réellement finir au milieu de tant de monuments.....
DIX-HUITIEME LETTRE
Thèbes (Médinet-Habou), le 30 juin 1829.
On peut se rendre à la grande butte de Médinet-Habou soit en prenant le chemin de la plaine, en traversant le Rhamesséion, l'emplacement de l'Aménophion (Memnônium), et les restes calcaires du Ménéphthéion, grand édifice construit par le fils et successeur de Rhamsès le Grand; soit en suivant le vallon à l'entrée duquel s'élève le petit temple d'Hathôr et de Thmeï.
Là existe, presque enfouie sous les débris des habitations particulières qui se sont succédé d'âge en âge, une masse de monuments de haute importance, qui, étudiés avec attention, montrent, au milieu des plus grands souvenirs historiques, l'état des arts de l'Égypte à toutes les époques principales de son existence politique: c'est en quelque sorte un tableau abrégé de l'Égypte monumentale. On y trouve en effet réunis, un temple appartenant à l'époque pharaonique la plus brillante, celle des premiers rois de la XVIIIe dynastie; un immense palais de la période des conquêtes, un édifice de la première décadence sous l'invasion éthiopienne, une chapelle élevée sous un des princes qui avaient brisé le joug des Perses; un propylon de la dynastie grecque; des propylées de l'époque romaine; enfin, dans une des cours du palais pharaonique, des colonnes qui jadis soutenaient le faîte d'une église chrétienne.
Le détail un peu circonstancié de ce que renferment de plus curieux des monuments si variés me conduirait beaucoup trop loin; je dois me contenter de donner une idée rapide de chacune des parties qui forment cet amas de constructions si intéressantes, en commençant par celles qui se présentent en arrivant à la butte du côté qui regarde le fleuve.
On rencontre d'abord une vaste enceinte construite en belles pierres de grès, peu élevée au-dessus du sol actuel, et dans laquelle on pénètre par une porte dont les jambages, surpassant à peine la corniche brute qui surmonte le mur d'enceinte, portent la figure en pied d'un empereur romain dont voici la légende hiéroglyphique, inscrite dans les deux cartouches accolés: «L'empereur Csesar Titus Elius Hadrianus Antoninus Pius.»
Le même prince est aussi représenté sur l'une des deux portes latérales de l'enceinte, où il est en adoration devant la triade de Thèbes à droite, et devant celle d'Hermonthis à gauche. C'est encore ici une nouvelle preuve de ces égards perpétuels de bon voisinage que se rendaient mutuellement les cultes locaux.
Au fond de l'enceinte s'élève une rangée de six colonnes réunies trois à trois par des murs d'entrecolonnement qui n'ont jamais reçu de sculptures. On trouve encore, parmi les pierres amoncelées provenant des parties supérieures de cette construction, la légende impériale déjà citée: l'enceinte et les propylées appartiennent donc au règne d'Antonin le Pieux. C'est d'ailleurs ce que démontrait déjà le mauvais style des bas-reliefs.
En traversant ces propylées, on arrive à un grand pylône dont la porte, ornée d'une corniche conservant encore ses couleurs assez vives, est couverte de bas-reliefs religieux; l'adorateur, Ptolémée Soter II, présente des offrandes variées aux sept grandes divinités élémentaires et aux dieux des nomes thébain et hermonthite.
Le mur de l'enceinte et les propylées d'Antonin, aussi bien que le pylône de Soter II, m'ont offert une particularité remarquable: c'est que ces constructions modernes ont été élevées aux dépens d'un édifice antérieur et bien autrement important. Les pierres qui les forment sont couvertes de restes de légendes hiéroglyphiques, de portions de bas-reliefs religieux ou historiques, telles que des têtes ou des corps de divinités, des chars, des chevaux, des soldats, des prisonniers de guerre, enfin de nombreux débris d'un calendrier sacré; et comme on lit sur une foule de pierres, en tout ou en partie, le prénom ou le nom de Rhamsès le Grand, il n'est point douteux, pour moi du moins, que ces blocs ne proviennent des démolitions du grand palais de Sésostris, le Rhamesséion, ravagé depuis longtemps par les Perses, à l'époque où, sous Ptolémée Soter II et Antonin, on bâtissait les propylées et le pylône dont il est ici question.
Au pylône de Soter succède un petit édifice d'une exécution plus élégante, semblable en son plan au petit édifice à jour de l'île de Philae; mais les huit colonnes qui le supportaient sont maintenant rasées jusqu'à la hauteur des murs des entrecolonnements. Tous les bas-reliefs encore existants représentent le roi Nectanèbe, de la XXXe dynastie, la sébennytique, adorant le souverain des dieux Amon-Ra, et recevant les dons et les bienfaits de tous les autres dieux de Thèbes.
Cette chapelle, du IVe siècle avant J.-C., avait été appuyée sur un édifice plus ancien; c'est un pylône de médiocre étendue, dont les massifs, d'une belle proportion, ont souffert dans plusieurs de leurs parties. Élevé sous la domination du roi éthiopien Taharaka, dans le VIIe siècle avant notre ère, le nom, le prénom, les titres, les louanges de ce prince avaient été rappelés dans les inscriptions et les bas-reliefs décorant les faces des deux massifs, et sur la porte qui les sépare. Mais à l'époque où les Saïtes remontèrent sur le trône des Pharaons, il paraît qu'on fit marteler, par une mesure générale, les noms des conquérants éthiopiens sur tous les monuments de l'Égypte.
J'ai déjà remarqué la proscription du nom de Sabacon dans le palais de Louqsor, le nom de Taharaka subit ici un semblable outrage; mais les marteaux n'ont pu faire que l'on n'en reconnaisse encore sans peine tous les éléments constitutifs dans le plus grand nombre des cartouches existants. On lit de plus, sur le massif de droite, cette inscription relative à des embellissements exécutés sous Ptolémée Soter II:
«Cette belle réparation a été faite par le roi seigneur du monde, le grand germe des dieux grands, celui que Phtah a éprouvé, image vivante d'Amon-Ra, le fils du soleil, le seigneur des diadèmes, Ptolémée toujours vivant, le dieu aimé d'Isis, le dieu sauveur (soter, NT NOHEM), en l'honneur de son père Amon-Ra, qui lui a concédé les périodes des panégyries sur le trône d'Hôrus.»
Il n'est pas inutile de comparer cette fastueuse légende des Lagides, à propos de quelques pierres qu'on a changées, avec les légendes que l'Éthiopien, véritable fondateur du pylône, a fait sculpter sur le bandeau de la porte; elle ne contient, que la simple formule suivante: «La vie (ou vive) le roi Taharaka, le bien-aimé d'Amon-Ra, seigneur des trônes du monde.»
Sur les deux massifs extérieurs du pylône, ce prince, auquel certaines traditions historiques attribuent, la conquête de toute l'Afrique septentrionale jusqu'aux colonnes d'Hercule, a été figuré de proportion colossale, tenant d'une main robuste les chevelures, réunies en groupe, de peuples vaincus qu'il menace d'une sorte de massue.
Au delà du pylône de Taharaka et dans le mur de clôture du nord, existent encore en place deux jambages d'une porte en granit rosé, chargés de légendes exécutées avec soin et contenant le nom et les titres du fondateur, l'un des plus grands fonctionnaires de l'ordre sacerdotal, l'hiérograminate et prophète Pétaménoph. C'est le même personnage qui fit creuser, vers l'entrée de la ville d'El-Assasif, l'immense et prodigieuse excavation que les voyageurs admirent sous le nom de Grande Syringe.
On arrive enfin à l'édifice le plus antique, celui dont les propylées de l'époque romaine, le pylône des Lagides, la chapelle de Nectanèbe et le pylône du roi éthiopien ne sont que des dépendances; ces diverses constructions ne furent élevées que pour annoncer dignement la demeure du roi des dieux, et celle du Pharaon, son représentant sur la terre.
Ce vieux monument, qui porte à la fois le double caractère de temple et de palais, se compose encore d'un sanctuaire environné de galeries formées de piliers ou de colonnes, et de huit salles plus ou moins vastes.
Toutes les parois portent des sculptures exécutées avec une correction remarquable et une grande finesse de travail; ce sont là des bas-reliefs de la meilleure époque de l'art. Aussi la décoration de cet édifice appartient-elle au règne de Thouthmosis Ier, de Thouthmosis II, de la reine Amensé, du régent Aménenthé et de Thouthmosis III, le Moeris des historiens grecs. C'est sous ce dernier Pharaon qu'on a décoré la plus grande partie de l'édifice; les dédicaces en ont été faites en son nom: celle qu'on lit sous la galerie de droite, l'une des mieux conservées, donne une idée de toutes les autres; la voici:
Première ligne. «La vie: l'Hôrus puissant, aimé de Phré, le souverain de la haute et basse région, grand chef de toutes les parties du monde, l'Hôrus resplendissant, grand par sa force, celui qui a frappé les neuf arcs (les peuples nomades); le dieu gracieux seigneur du monde, soleil stabiliteur du monde, le fils du soleil, Thouthmosis, bienfaiteur du monde, vivifié aujourd'hui et à toujours.»
Deuxième ligne. «Il a fait exécuter ces constructions en l'honneur de son père Amon-Ra, roi des dieux; il lui a érigé ce grand temple dans la partie occidentale du Thouthmoséion d'Ammon, en belle pierre de grès; c'est ce qu'a fait le (roi) vivant toujours.»
La plupart des bas-reliefs décorant les galeries et les chambres des édifices représentent ce roi, Thouthmosis III, rendant divers hommages aux dieux, ou en recevant des grâces et des dons; je citerai seulement des tableaux sculptés sur la paroi de gauche de la grande salle ou sanctuaire. Dans l'un, le plus étendu, le Pharaon casqué est conduit par la déesse Hathôr et par le dieu Atmou, qui se tiennent par la main, vers l'arbre mystique de la vie. Le roi des dieux, Amon-Ra, assis, trace avec un pinceau le nom de Thouthmosis sur l'épais feuillage, en disant: «Mon fils, stabiliteur du monde, je place ton nom sur l'arbre Oscht, dans le palais du soleil!» Cette scène se passe devant les vingt-cinq divinités secondaires adorées à Thèbes et disposées sur deux files, en tête desquelles on lit l'inscription suivante: «Voici ce que disent les autres grandes divinités de Toph (Thèbes): Nos coeurs se réjouissent à cause du bel édifice construit par le roi soleil stabiliteur du monde.»
J'ai trouvé dans le second tableau, pour la première fois, le nom et la représentation de la reine, femme de Thouthmosis III Cette princesse, appelée Rhamaithé, et portant le titre de royale épouse, accompagne son mari faisant de riches offrandes à Amon-Ra générateur; la reine reparaît aussi dans deux tableaux décorant une des petites salles de gauche au fond de l'édifice.
Les six dernières salles du palais, dans l'une desquelles existe, renversée, une chapelle monolithe de granit rose, sont couvertes de bas-reliefs de l'époque de Thouthmosis Ier, de Thouthmosis II, de la reine Amensé et de son fils Thouthmosis III, dont les légendes royales-sont sculptées en surcharge sur celles du régent Aménenthé, martelées avec assez de soin, ainsi que toutes les figures en pied représentant ce prince, dont la mémoire fut aussi proscrite.
La fondation de cet édifice remonte donc aux premières années du XVIIIe siècle avant J.-C. Il est naturel, par conséquent, de rencontrer, en le parcourant avec soin, plusieurs restaurations annoncées d'ailleurs par des inscriptions qui en fixent l'époque et en nomment les auteurs; telles sont:
1° La restauration des portes et d'une portion du plafond de la grande salle, par Ptolémée Evergète II, entre l'an 146 et l'an 118 avant notre ère;
2° Des réparations faites vers l'an 392 avant notre ère aux colonnes d'ordre protodorique qui soutiennent les plafonds des galeries, sous le Pharaon Mendésien Acoris. On a employé pour cela des pierres provenant d'un petit édifice construit par la princesse Neitocris, fille de Psammétichus II;
3° Toutes les sculptures des façades supérieures sud et nord exécutées sous le règne de Rhamsès-Méiamoun, au XVe siècle avant notre ère.
Ces derniers embellissements, les plus anciens et les plus notables de tous, avaient été ordonnés sans doute pour lier, par la décoration, le petit palais de Moeris avec le grand palais de Rhamsès-Méiamoun, qui, avec ses attenances, couvre presque toute la butte de Médinet-Habou.
C'est ici en effet qu'existent les ouvrages les plus remarquables de ce Pharaon, l'un des plus illustres parmi les souverain de l'Égypte, et dont les exploits militaires ont été confondus avec ceux de Sésostris ou Rhamsès le Grand, par les auteurs anciens et par les écrivains modernes.
Un édifice d'une médiocre étendue, mais singulier par ses formes inaccoutumées, le seul qui, parmi tous les monuments de l'Égypte, puisse donner une idée de ce qu'était une habitation particulière à ces anciennes époques, attire d'abord les regards du voyageur. Le plan qu'en ont publié les auteurs de la grande Description de l'Égypte pourra donner une idée exacte de la disposition générale de ces deux massifs de pylônes unis à un grand pavillon par des constructions tournant sur elles-mêmes en équerre; je ne dois m'occuper que des curieux bas-reliefs et des inscriptions sculptées sur toutes les surfaces.
L'entrée principale regarde le Nil; on tourne d'abord deux grands massifs formant une espèce de faux pylône, ensevelis en partie sous des buttes provenant des débris d'habitations modernes. Vers le haut règne une frise anaglyphique composée des éléments combinés de la légende royale du Rhamsès fils aîné et successeur immédiat de Rhamsès-Méiamoun, «Soleil, gardien de vérité, éprouvé par Ammon.» On remarque de plus, sur ces massifs, des tableaux d'adoration de la même époque, et deux fenêtres portant sur leur bandeau le disque ailé de Hat, et sur leurs jambages les légendes royales de Rhamsès-Méiamoun, «Soleil, gardien de vérité et ami d'Ammon.»
La porte qui sépare ces constructions appartient au règne d'un troisième Rhamsès, le second fils de Méiamoun, «le soleil seigneur de vérité, aimé par Ammon.»
Dans l'intérieur de cette petite cour s'élèvent deux massifs de pylônes, ornés, ainsi que les construction qui les unissent au grand pavillon, de frises anaglyphiques portant la légende du fondateur, Rhamsès-Méiamoun, et de bas-reliefs d'un grand intérêt, parce qu'ils ont trait aux conquêtes de ce Pharaon.
La face antérieure du massif de droite est presque entièrement occupée par une figure colossale du conquérant levant sa hache d'armes sur un groupe de prisonniers barbus dont sa main gauche saisit les chevelures; le dieu Amon-Ra, d'une stature tout aussi colossale, présente au vainqueur la harpe divine en disant: «Prends cette arme, mon fils chéri, et frappe les chefs des contrées étrangères!»
Le soubassement de ce vaste tableau est composé des chefs des peuples soumis par Rhamsès-Méiamoun, agenouillés, les bras attachés derrière le dos par les liens qui, terminés par une houppe de papyrus ou une fleur de lotus, indiquent si le personnage est un Asiatique ou un Africain.
Ces chefs captifs, dont les costumes et les physionomies sont très-variés, offrent, avec toute vérité, les traits du visage et les vêtements particuliers à chacune des nations qu'ils représentent; des légendes hiéroglyphiques donnent successivement le nom de chaque peuple. Deux ont entièrement disparu; celles qui subsistent, au nombre de cinq, annoncent: