Lettres persanes, tome II
The Project Gutenberg eBook of Lettres persanes, tome II
Title: Lettres persanes, tome II
Author: baron de Charles de Secondat Montesquieu
Annotator: André Lefèvre
Release date: October 12, 2010 [eBook #33856]
Language: French
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LETTRES PERSANES
PAR
MONTESQUIEU
AVEC
PRÉFACE, NOTES ET VARIANTES,
INDEX
PHILOSOPHIQUE, HISTORIQUE, LITTÉRAIRE,
PAR
ANDRÉ LEFÈVRE
TOME II
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27, PASSAGE CHOISEUL, 29
M DCCC LXXIII
Tous droits réservés.
E. Picard
IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Ce, A SAINT GERMAIN.
LETTRE LXXXIX.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
A Paris règne la liberté et l'égalité. La naissance, la vertu, le mérite même de la guerre, quelque brillant qu'il soit, ne sauve pas un homme de la foule dans laquelle il est confondu. La jalousie des rangs y est inconnue. On dit que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse.
Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. S'il peut avec cela cacher son oisiveté par un air empressé, ou par un feint attachement pour les plaisirs, il croit être le plus heureux de tous les hommes.
En Perse, il n'y a de grands que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement. Ici, il y a des gens qui sont grands par leur naissance; mais ils sont sans crédit. Les rois font comme ces ouvriers habiles qui, pour exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples.
La faveur est la grande divinité des François. Le ministre est le grand prêtre, qui lui offre bien des victimes. Ceux qui l'entourent ne sont point habillés de blanc: tantôt sacrificateurs, et tantôt sacrifiés, ils se dévouent eux-mêmes à leur idole avec tout le peuple.
A Paris, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1715.
LETTRE XC.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Le désir de la gloire n'est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être, lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres: c'est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.
Mais comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie, ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble passion est bien toujours gravée dans leur cœur; mais l'imagination et l'éducation la modifient de mille manières.
Cette différence, qui se trouve d'homme à homme, se fait encore plus sentir de peuple à peuple.
On peut poser pour maxime que, dans chaque État, le désir de la gloire croît avec la liberté des sujets, et diminue avec elle: la gloire n'est jamais compagne de la servitude.
Un homme de bon sens me disoit l'autre jour: On est en France, à bien des égards, plus libre qu'en Perse; aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à un François, avec plaisir et avec goût, ce que votre sultan n'obtient de ses sujets qu'en leur mettant sans cesse devant les yeux les supplices et les récompenses.
Aussi, parmi nous, le prince est-il jaloux de l'honneur du dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectables: c'est le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n'est pas le maître, parce qu'il ne peut l'être sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.
La différence qu'il y a des troupes françoises aux vôtres, c'est que les unes, composées d'esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment; ce qui produit dans l'âme un nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide: au lieu que les autres se présentent aux coups avec délice, et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure.
Mais le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques, et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie. A Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payoit seul les services les plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une statue, un éloge, étoit une récompense immense pour une bataille gagnée ou une ville prise.
Là, un homme qui avoit fait une belle action se trouvoit suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvoit voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentit le plaisir d'être son bienfaiteur; il comptoit le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme: mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière.
Mais cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain? La réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain: le voilà aujourd'hui général d'armée; peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu'il n'aura plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait un bon ragoût.
A Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 2, 1715.
LETTRE XCI.
USBEK AU MÊME.
A Smyrne.
De cette passion générale que la nation françoise a pour la gloire, il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu'on appelle point d'honneur: c'est proprement le caractère de chaque profession; mais il est plus marqué chez les gens de guerre, et c'est le point d'honneur par excellence. Il me seroit bien difficile de te faire sentir ce que c'est; car nous n'en avons point précisément d'idée.
Autrefois les François, surtout les nobles, ne suivoient guère d'autres lois que celles de ce point d'honneur: elles régloient toute la conduite de leur vie; et elles étoient si sévères qu'on ne pouvoit, sans une peine plus cruelle que la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.
Quand il s'agissoit de régler les différends, elles ne prescrivoient guère qu'une manière de décision, qui étoit le duel, qui tranchoit toutes les difficultés; mais ce qu'il y avoit de mal, c'est que souvent le jugement se rendoit entre d'autres parties que celles qui y étoient intéressées.
Pour peu qu'un homme fût connu d'un autre, il falloit qu'il entrât dans la dispute, et qu'il payât de sa personne, comme s'il avoit été lui-même en colère. Il se sentoit toujours honoré d'un tel choix et d'une préférence si flatteuse; et tel qui n'auroit pas voulu donner quatre pistoles à un homme pour le sauver de la potence, lui et toute sa famille, ne faisoit aucune difficulté d'aller risquer pour lui mille fois sa vie.
Cette manière de décider étoit assez mal imaginée, car de ce qu'un homme étoit plus adroit ou plus fort qu'un autre, il ne s'ensuivoit pas qu'il eût de meilleures raisons.
Aussi les rois l'ont-ils défendue sous des peines très-sévères; mais c'est en vain: l'honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnoît point de lois.
Ainsi les François sont dans un état bien violent: car les mêmes lois de l'honneur obligent un honnête homme de se venger quand il a été offensé; mais, d'un autre côté, la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu'il se venge. Si l'on suit les lois de l'honneur, on périt sur un échafaud; si l'on suit celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes: il n'y a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir, ou d'être indigne de vivre.
A Paris, le 18 de la lune de Gemmadi 2, 1715.
LETTRE XCII.
USBEK A RUSTAN.
A Ispahan.
Il paroît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque des François des présents que le nôtre ne sauroit donner à un roi d'Irimette ou de Géorgie; et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.
Il s'est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de l'Europe, et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur des barbares.
Il a reçu des honneurs qu'il sembloit avoir voulu se faire refuser lui-même; et, comme si la cour de France avoit eu plus à cœur la grandeur persane que lui, elle l'a fait paroître avec dignité devant un peuple dont il est le mépris.
Ne dis point ceci à Ispahan: épargne la tête d'un malheureux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence, et de l'indigne choix qu'ils ont fait.
De Paris, le dernier de la lune de Gemmadi 2, 1715.
LETTRE XCIII.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Le monarque qui a si longtemps régné n'est plus[A]. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie; tout le monde s'est tû à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu'au destin. Ainsi mourut le grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.
[A] Il mourut le 1er septembre 1715.
Ne crois pas que ce grand événement n'ait fait faire ici que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n'ayant que cinq ans, un prince son oncle a été déclaré régent du royaume.
Le feu roi avoit fait un testament qui bornoit l'autorité du régent. Ce prince habile a été au parlement; et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre à lui-même, sembloit avoir prétendu régner encore après sa mort.
Les parlements ressemblent à ces ruines que l'on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l'idée de quelque temple fameux par l'ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice; et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines: ils ont cédé au temps, qui détruit tout; à la corruption des mœurs, qui a tout affoibli; à l'autorité suprême, qui a tout abattu.
Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d'abord respecter cette image de la liberté publique; et, comme s'il avoit pensé à relever de terre le temple et l'idole, il a voulu qu'on les regardât comme l'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.
A Paris, le 4 de la lune de Rhégeb, 1715.
LETTRE XCIV.
USBEK A SON FRÈRE, SANTON AU MONASTÈRE DE CASBIN.
Je m'humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne: je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si grande, qu'il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète; tes austérités étonnent le ciel même; les anges t'ont regardé du sommet de la gloire, et ont dit: Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous, et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées?
Et comment ne t'honorerois-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend respectables aux vrais croyants; et que Dieu s'est choisi dans tous les coins de la terre des âmes plus pures que les autres, qu'il a séparées du monde impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent sa colère prête à tomber sur tant de peuples rebelles?
Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde, et eurent pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu'ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passoient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme: mais ils habitoient la nuit et le jour avec des démons; ils étoient sans cesse tourmentés par ces esprits malins; ils les trouvoient au lit, ils les trouvoient à table; jamais d'asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudroit avouer que personne n'auroit jamais vécu en plus mauvaise compagnie.
Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie bien naturelle, qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille; les tentations nous suivent toujours: nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore; ces monstres du cœur, ces illusions de l'esprit, ces vains fantômes de l'erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices, c'est-à-dire jusque dans notre force même.
Pour moi, santon vénérable, je sais que l'envoyé de Dieu a enchaîné Satan, et l'a précipité dans les abîmes: il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l'a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.
A Paris, le 9 de la lune de Chahban, 1715.
LETTRE XCV
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Je n'ai jamais ouï parler du droit public, qu'on n'ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés; ce qui me paroît ridicule. Si les hommes n'en formoient point, s'ils se quittoient et se fuyoient les uns les autres, il faudroit en demander la raison, et chercher pourquoi ils se tiennent séparés: mais ils naissent tous liés les uns aux autres; un fils est né auprès de son père, et il s'y tient: voilà la société, et la cause de la société.
Le droit public est plus connu en Europe qu'en Asie: cependant on peut dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des écrivains, en ont corrompu tous les principes.
Ce droit, tel qu'il est aujourd'hui, est une science qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre l'iniquité en système, d'en donner des règles, d'en former des principes, et d'en tirer des conséquences!
La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n'a d'autre règle qu'elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible qu'elle est.
On diroit, Rhédi, qu'il y a deux justices toutes différentes: l'une qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil; l'autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public: comme si le droit public n'étoit pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d'un pays particulier, mais du monde.
Je t'expliquerai dans une autre lettre mes pensées là-dessus.
A Paris, le 1er de la lune de Zilhagé, 1716.
LETTRE XCVI.
USBEK AU MÊME.
Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen: chaque peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde distribution de justice, on ne peut employer d'autres maximes que dans la première.
De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que les sujets de disputes sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés, qu'il ne faut qu'aimer la justice pour la trouver: on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.
Il n'en est pas de même des différends qui arrivent entre particuliers. Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si confondus, il y en a tant de sortes différentes, qu'il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.
Il n'y a que deux sortes de guerres justes: les unes qui se font pour repousser un ennemi qui attaque; les autres pour secourir un allié qui est attaqué.
Il n'y auroit point de justice de faire la guerre pour des querelles particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu'il méritât la mort du prince, ou du peuple qui l'a commis. Ainsi un prince ne peut faire la guerre parce qu'on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu'on aura eu quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs, et autres choses pareilles; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse le pas. La raison en est que, comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans lequel il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la mort. Car faire la guerre à quelqu'un, c'est vouloir le punir de mort.
Dans le droit public, l'acte de justice le plus sévère c'est la guerre: puisque son but est la destruction de la société.
Les représailles sont du second degré. C'est une loi que les tribunaux n'ont pu s'empêcher d'observer, de mesurer la peine par le crime.
Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu'il peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l'offense.
Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la renonciation à l'alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine répond à celle du bannissement établie dans les tribunaux, qui retranche les coupables de la société. Ainsi un prince à l'alliance duquel nous renonçons est retranché par là de notre société, et n'est plus un de nos membres.
On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n'y a rien parmi les hommes qui leur soit plus glorieux, et même plus utile, que d'en voir d'autres toujours attentifs à leur conservation.
Mais pour que l'alliance nous lie, il faut qu'elle soit juste: ainsi une alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n'est pas légitime, et on peut la violer sans crime.
Il n'est pas même de l'honneur et de la dignité du prince de s'allier avec un tyran. On dit qu'un monarque d'Égypte fit avertir le roi de Samos de sa cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s'en corriger: comme il ne le fit pas, il lui envoya dire qu'il renonçoit à son amitié et à son alliance.
La conquête ne donne point un droit par elle-même. Lorsque le peuple subsiste, elle est un gage de la paix et de la réparation du tort; et, si le peuple est détruit ou dispersé, elle est le monument d'une tyrannie.
Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes, qu'il semble qu'ils soient la voix de la nature, qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes, lorsque les conditions en sont telles que les deux peuples peuvent se conserver: sans quoi, celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.
Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de foiblesse parmi les hommes, a encore souvent égalé la foiblesse à la force par le désespoir.
A Paris, le 4 de la lune de Zilhagé, 1716.
LETTRE XCVII.
LE PREMIER EUNUQUE A USBEK.
A Paris.
Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour: j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazenderan, qui m'envoya il y a un mois son commandement sublime et cent tomans.
Je me connois en femmes, d'autant mieux qu'elles ne me surprennent pas, et qu'en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.
Je n'ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite: ses yeux brillants portent la vie sur son visage, et relèvent l'éclat d'une couleur qui pourroit effacer tous les charmes de la Circassie.
Le premier eunuque d'un négociant d'Ispahan la marchandoit avec moi; mais elle se déroboit dédaigneusement à ses regards, et sembloit chercher les miens, comme si elle avoit voulu me dire qu'un vil marchand n'étoit pas digne d'elle, et qu'elle étoit destinée à un plus illustre époux.
Je te l'avoue, je sens dans moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne: il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère; je me plais à prévoir l'étonnement de toutes ses femmes; la douleur impérieuse des unes; l'affliction muette, mais plus douloureuse, des autres; la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien, et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.
Je vais d'un bout du royaume à l'autre faire changer tout un sérail de face. Que de passions je vais émouvoir! Que de craintes et de peines je prépare!
Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins tranquille: les grandes révolutions seront cachées dans le fond du cœur; les chagrins seront dévorés, et les joies contenues; l'obéissance ne sera pas moins exacte, et les règles moins inflexibles; la douceur, toujours contrainte de paroître, sortira du fond même du désespoir.
Nous remarquons que, plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins elles nous donnent d'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir, plus d'exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des autres: il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus dépendantes; elles font presque la moitié de notre office, et nous ouvrent les yeux quand nous les fermons. Que dis-je? elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales; et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles qu'on punit.
Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n'est rien sans la présence du maître. Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout entière? Nous ne représentons que foiblement la moitié de toi-même: nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances: plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tu menaces.
Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout les marques de ton empire. Viens adoucir des passions désespérées: viens ôter tout prétexte de faillir; viens apaiser l'amour qui murmure, et rendre le devoir même aimable; viens enfin soulager tes fidèles eunuques d'un fardeau qui s'appesantit chaque jour.
Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Zilhagé, 1716.
LETTRE XCVIII.
USBEK A HASSEIN, DERVIS DE LA MONTAGNE DE JARON.
O toi, sage dervis, dont l'esprit curieux brille de tant de connoissances, écoute ce que je vais te dire.
Il y a ici des philosophes qui, à la vérité, n'ont point atteint jusqu'au faîte de la sagesse orientale: ils n'ont point été ravis jusqu'au trône lumineux; ils n'ont, ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d'une fureur divine: mais, laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine.
Tu ne saurois croire jusqu'où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le chaos; et ont expliqué, par une mécanique simple, l'ordre de l'architecture divine. L'auteur de la nature a donné du mouvement à la matière: il n'en a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d'effets, que nous voyons dans l'univers.
Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les sociétés des hommes; des lois aussi sujettes au changement que l'esprit de ceux qui les proposent et des peuples qui les observent: ceux-ci ne nous parlent que des lois générales, immuables, éternelles, qui s'observent sans aucune exception, avec un ordre, une régularité, et une promptitude infinie, dans l'immensité des espaces.
Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois? Tu t'imagines peut-être qu'entrant dans le conseil de l'Éternel, tu vas être étonné par la sublimité des mystères: tu renonces par avance à comprendre; tu ne te proposes que d'admirer.
Mais tu changeras bientôt de pensée: elles n'éblouissent point par un faux respect; leur simplicité les a fait longtemps méconnoître, et ce n'est qu'après bien des réflexions qu'on en a connu toute la fécondité et toute l'étendue.
La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins qu'il ne rencontre quelque obstacle qui l'en détourne; et la seconde, qui n'en est qu'une suite, c'est que tout corps qui tourne autour d'un centre tend à s'en éloigner, parce que, plus il en est loin, plus la ligne qu'il décrit approche de la ligne droite.
Voilà, sublime dervis, la clef de la nature: voilà des principes féconds, dont on tire des conséquences à perte de vue, comme je te le ferai voir dans une lettre particulière.
La connoissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles, et leur a fait faire plus de prodiges et de merveilles que tout ce qu'on nous raconte de nos saints prophètes.
Car enfin je suis persuadé qu'il n'y a aucun de nos docteurs qui n'eût été embarrassé, si on lui eût dit de peser dans une balance tout l'air qui est autour de la terre, ou de mesurer toute l'eau qui tombe chaque année sur sa surface; et qui n'eût pensé plus de quatre fois, avant de dire combien de lieues le son fait dans une heure; quel temps un rayon de lumière emploie à venir du soleil à nous; combien de toises il y a d'ici à Saturne; quelle est la courbe selon laquelle un vaisseau doit être taillé, pour être le meilleur voilier qu'il soit possible.
Peut-être que si quelque homme divin avoit orné les ouvrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes; s'il y avoit mêlé des figures hardies et des allégories mystérieuses, il auroit fait un bel ouvrage qui n'auroit cédé qu'au saint Alcoran.
Cependant, s'il te faut dire ce que je pense, je ne m'accommode guères du style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de choses puériles, qui me paroissent toujours telles, quoiqu'elles soient relevées par la force et la vie de l'expression. Il semble d'abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain: au contraire, dans nos livres saints, on trouve le langage de Dieu, et les idées des hommes; comme si, par un admirable caprice, Dieu y avoit dicté les paroles, et que l'homme eût fourni les pensées.
Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu'il y a de plus saint parmi nous; tu croiras que c'est le fruit de l'indépendance où l'on vit dans ce pays. Non, grâces au ciel, l'esprit n'a pas corrompu le cœur; et, tandis que je vivrai, Ali sera mon prophète.
A Paris, le 15 de la lune de Chahban, 1716.
LETTRE XCIX.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Il n'y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche dans la misère, et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides au comble des richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté; celui-là l'est de son abondance. Le nouveau riche admire la sagesse de la providence; le pauvre, l'aveugle fatalité du destin.
Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors: parmi eux il y a peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce métier par la dernière misère: ils sont méprisés comme de la boue pendant qu'ils sont pauvres; quand ils sont riches, on les estime assez: aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de l'estime.
Ils sont à présent dans une situation bien terrible. On vient d'établir une chambre qu'on appelle de justice, parce qu'elle va leur ravir tout leur bien. Ils ne peuvent ni détourner ni cacher leurs effets; car on les oblige de les déclarer au juste, sous peine de la vie: ainsi on les fait passer par un défilé bien étroit, je veux dire entre la vie et leur argent. Pour comble d'infortune, il y a un ministre connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries, et badine sur toutes les délibérations du conseil. On ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à faire rire le peuple; et l'on doit savoir bon gré à celui-ci de l'avoir entrepris.
Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs: c'est un séminaire de grands seigneurs; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre; et quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides.
Je trouve, Ibben, la providence admirable dans la manière dont elle a distribué les richesses: si elle ne les avoit accordées qu'aux gens de bien, on ne les auroit pas assez distinguées de la vertu, et on n'en auroit plus senti tout le néant. Mais quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus chargés, à force de mépriser les riches, on vient enfin à mépriser les richesses.
A Paris, le 26 de la lune de Maharram, 1717.
LETTRE C.
RICA A RHÉDI.
A Venise.
Je trouve les caprices de la mode, chez les François, étonnants. Ils ont oublié comment ils étoient habillés cet été; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver: mais surtout on ne sauroit croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.
Que me serviroit de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? une mode nouvelle viendroit détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout seroit changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y étoit oubliée trente ans. Le fils méconnoît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paroît étranger; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée; ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.
Quelquefois les coiffures montent insensiblement; et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettoit le visage d'une femme au milieu d'elle-même: dans un autre, c'étoit les pieds qui occupoient cette place; les talons faisoient un piédestal, qui les tenoit en l'air. Qui pourroit le croire? les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeoient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparoissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes avoient de la taille, et des dents; aujourd'hui il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes: les François changent de mœurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourroit même parvenir à rendre la nation grave, s'il l'avoit entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.
De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.
LETTRE CI.
RICA AU MÊME.
Je te parlois l'autre jour de l'inconstance prodigieuse des François sur leurs modes. Cependant il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés: c'est la règle avec laquelle ils jugent de tout ce qui se fait chez les autres nations; ils y rappellent tout; ce qui est étranger leur paroît toujours ridicule. Je t'avoue que je ne saurois guères ajuster cette fureur pour leurs costumes avec l'inconstance avec laquelle ils en changent tous les jours.
Quand je te dis qu'ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne te parle que des bagatelles; car, sur les choses importantes, ils semblent s'être méfiés d'eux-mêmes jusqu'à se dégrader. Ils avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu'on convienne qu'ils sont mieux vêtus: ils veulent bien s'assujettir aux lois d'une nation rivale, pourvu que les perruquiers françois décident en législateurs sur la forme des perruques étrangères. Rien ne leur paroît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi; et les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toilettes de l'Europe.
Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens leur vienne d'ailleurs, et qu'ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le gouvernement politique et civil?
Qui peut penser qu'un royaume, le plus ancien et le plus puissant de l'Europe, soit gouverné, depuis plus de dix siècles, par des lois qui ne sont pas faites pour lui? Si les François avoient été conquis, ceci ne seroit pas difficile à comprendre: mais ils sont les conquérants.
Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs premiers rois dans les assemblées générales de la nation; et ce qu'il y a de singulier, c'est que les lois romaines, qu'ils ont prises à la place, étoient en partie faites et en partie rédigées par des empereurs contemporains de leurs législateurs.
Et afin que l'acquisition fût entière, et que tout le bon sens leur vînt d'ailleurs, ils ont adopté toutes les constitutions des papes, et en ont fait une nouvelle partie de leur droit: nouveau genre de servitude.
Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédigé par écrit quelques statuts des villes et des provinces: mais ils sont presque tous pris du droit romain.
Cette abondance de lois adoptées, et pour ainsi dire naturalisées, est si grande qu'elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effroyable de glossateurs, de commentateurs, de compilateurs; gens aussi foibles par le peu de justesse de leur esprit qu'ils sont forts par leur nombre prodigieux.
Ce n'est pas tout: ces lois étrangères ont introduit des formalités qui sont la honte de la raison humaine. Il seroit assez difficile de décider si la forme s'est rendue plus pernicieuse, lorsqu'elle est entrée dans la jurisprudence, ou lorsqu'elle s'est logée dans la médecine; si elle a fait plus de ravages sous la robe d'un jurisconsulte que sous le large chapeau d'un médecin; et si dans l'une elle a plus ruiné de gens qu'elle n'en a tué dans l'autre.
De Paris, le 17 de la lune de Saphar, 1717.
LETTRE CII.
USBEK A ***.
On parle toujours ici de la constitution. J'entrai l'autre jour dans une maison où je vis d'abord un gros homme avec un teint vermeil, qui disoit d'une voix forte: J'ai donné mon mandement; je n'irai point répondre à tout ce que vous dites; mais lisez-le, ce mandement; et vous verrez que j'y ai résolu tous vos doutes. Il m'a fallu bien suer pour le faire, dit-il en portant la main sur le front; j'ai eu besoin de toute ma doctrine; et il m'a fallu lire bien des auteurs latins. Je le crois, dit un homme qui se trouva là, car c'est un bel ouvrage; et je défie ce jésuite qui vient si souvent vous voir d'en faire un meilleur. Eh bien, lisez-le donc, reprit-il, et vous serez plus instruit sur ces matières dans un quart d'heure, que si je vous en avois parlé deux heures. Voilà comme il évitoit d'entrer en conversation, et de commettre sa suffisance. Mais, comme il se vit pressé, il fut obligé de sortir de ses retranchements; et il commença à dire théologiquement force sottises, soutenu d'un dervis qui les lui rendoit très-respectueusement. Quand deux hommes qui étoient là lui nioient quelque principe, il disoit d'abord: Cela est certain, nous l'avons jugé ainsi; et nous sommes des juges infaillibles. Et comment, lui dis-je pour lors, êtes-vous des juges infaillibles? Ne voyez-vous pas, reprit-il, que le Saint-Esprit nous éclaire? Cela est heureux, lui répondis-je; car, de la manière dont vous avez parlé tout aujourd'hui, je reconnois que vous avez grand besoin d'être éclairé.
De Paris, le 18 de la lune de Rebiab 1, 1717.
LETTRE CIII.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Les plus puissants États de l'Europe sont ceux de l'empereur, des rois de France, d'Espagne et d'Angleterre. L'Italie et une grande partie de l'Allemagne sont partagées en un nombre infini de petits États, dont les princes sont, à proprement parler, les martyrs de la souveraineté. Nos glorieux sultans ont plus de femmes que la plupart de ces princes n'ont de sujets. Ceux d'Italie, qui ne sont pas si unis, sont plus à plaindre: leurs États sont ouverts comme des caravansérails, où ils sont obligés de loger les premiers qui viennent: il faut donc qu'ils s'attachent aux grands princes, et leur fassent part de leur frayeur, plutôt que de leur amitié.
La plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés: car je ne sais pas s'il y en a jamais eu véritablement de tels; au moins est-il impossible qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est un état violent, qui dégénère toujours en despotisme, ou en république: la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince; l'équilibre est trop difficile à garder: il faut que le pouvoir diminue d'un côté pendant qu'il augmente de l'autre; mais l'avantage est ordinairement du côté du prince, qui est à la tête des armées.
Aussi le pouvoir des rois d'Europe est-il bien grand, et on peut dire qu'ils l'ont tel qu'ils le veulent: mais ils ne l'exercent point avec tant d'étendue que nos sultans; premièrement, parce qu'ils ne veulent point choquer les mœurs et la religion des peuples; secondement, parce qu'il n'est pas de leur intérêt de le porter si loin.
Rien ne rapproche plus les princes de la condition de leurs sujets, que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux; rien ne les soumet plus aux revers, et aux caprices de la fortune.
L'usage où ils sont de faire mourir tous ceux qui leur déplaisent, au moindre signe qu'ils font, renverse la proportion qui doit être entre les fautes et les peines, qui est comme l'âme des États et l'harmonie des empires; et cette proportion, scrupuleusement gardée par les princes chrétiens, leur donne un avantage infini sur nos sultans.
Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s'est attiré la disgrâce du prince, est sûr de mourir: la moindre faute ou le moindre caprice le met dans cette nécessité. Mais s'il avoit attenté à la vie de son souverain, s'il avoit voulu livrer ses places aux ennemis, il en seroit aussi quitte pour perdre la vie: il ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que dans le premier.
Aussi, dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien de pis, il se porte naturellement à troubler l'État, et à conspirer contre le souverain; seule ressource qui lui reste.
Il n'en est pas de même des grands d'Europe, à qui la disgrâce n'ôte rien que la bienveillance et la faveur. Ils se retirent de la cour, et ne songent qu'à jouir d'une vie tranquille et des avantages de leur naissance. Comme on ne les fait guères périr que pour le crime de lèse-majesté, ils craignent d'y tomber, par la considération de ce qu'ils ont à perdre, et du peu qu'ils ont à gagner: ce qui fait qu'on voit peu de révoltes, et peu de princes morts d'une mort violente.
Si, dans cette autorité illimitée qu'ont nos princes, ils n'apportoient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivroient pas un jour; et s'ils n'avoient à leur solde un nombre innombrable de troupes, pour tyranniser le reste de leurs sujets, leur empire ne subsisteroit pas un mois.
Il n'y a que quatre ou cinq siècles qu'un roi de France prit des gardes, contre l'usage de ces temps-là, pour se garantir des assassins qu'un petit prince d'Asie avoit envoyés pour le faire périr: jusque-là les rois avoient vécu tranquilles au milieu de leurs sujets, comme des pères au milieu de leurs enfants.
Bien loin que les rois de France puissent de leur propre mouvement ôter la vie à un de leurs sujets, comme nos sultans, ils portent au contraire toujours avec eux la grâce de tous les criminels; il suffit qu'un homme ait été assez heureux pour voir l'auguste visage de son prince, pour qu'il cesse d'être indigne de vivre. Ces monarques sont comme le soleil, qui porte partout la chaleur et la vie.
De Paris, le 8 de la lune de Rebiab 2, 1717.
LETTRE CIV.
USBEK AU MÊME.
Pour suivre l'idée de ma dernière lettre, voici à peu près ce que me disoit l'autre jour un Européen assez sensé:
Le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient pu prendre, c'est de se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre plus respectables: mais ils font respecter la royauté, et non pas le roi; et attachent l'esprit des sujets à un certain trône, et non pas à une certaine personne.
Cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même pour le peuple. Quoique dix rois, qu'il ne connoît que de nom, se soient égorgés l'un après l'autre, il ne sent aucune différence: c'est comme s'il avoit été gouverné successivement par des esprits.
Si le détestable parricide de notre grand roi Henri IV avoit porté ce coup sur un roi des Indes, maître du sceau royal et d'un trésor immense, qui auroit semblé amassé pour lui, il auroit pris tranquillement les rênes de l'empire, sans qu'un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants.
On s'étonne de ce qu'il n'y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d'Orient; et d'où vient cela, si ce n'est de ce qu'il est tyrannique et affreux?
Les changements ne peuvent être faits que par le prince, ou par le peuple; mais là, les princes n'ont garde d'en faire, parce que, dans un si haut degré de puissance, ils ont tout ce qu'ils peuvent avoir; s'ils changeoient quelque chose, ce ne pourroit être qu'à leur préjudice.
Quant aux sujets, si quelqu'un d'eux forme quelque résolution, il ne sauroit l'exécuter sur l'État; il faudroit qu'il contre-balançât tout à coup une puissance redoutable et toujours unique; le temps lui manque comme les moyens: mais il n'a qu'à aller à la source de ce pouvoir; et il ne lui faut qu'un bras et qu'un instant.
Le meurtrier monte sur le trône pendant que le monarque en descend, tombe, et va expirer à ses pieds.
Un mécontent en Europe songe à entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontent en Asie va droit au prince, étonne, frappe, renverse: il en efface jusqu'à l'idée; dans un instant l'esclave et le maître; dans un instant usurpateur et légitime.
Malheureux le roi qui n'a qu'une tête! il semble ne réunir sur elle toute sa puissance, que pour indiquer au premier ambitieux l'endroit où il la trouvera tout entière.
De Paris, le 17 de la lune de Rebiab 2, 1717.
LETTRE CV.
USBEK AU MÊME.
Tous les peuples d'Europe ne sont pas également soumis à leurs princes: par exemple, l'humeur impatiente des Anglois ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité; la soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extraordinaires. Selon eux, il n'y a qu'un lien qui puisse attacher les hommes, qui est celui de la gratitude: un mari, une femme, un père et un fils, ne sont liés entre eux que par l'amour qu'ils se portent, ou par les bienfaits qu'ils se procurent; et ces motifs divers de reconnoissance sont l'origine de tous les royaumes, et de toutes les sociétés.
Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l'obéissance cesse; rien ne les lie, rien ne les attache à lui; et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne sauroit être légitime, parce qu'il n'a jamais pu avoir d'origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons nous-mêmes: or nous n'avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes; par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie: personne n'a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir.
Le crime de lèse-majesté n'est autre chose, selon eux, que le crime que le plus foible commet contre le plus fort, en lui désobéissant, de quelque manière qu'il lui désobéisse. Aussi le peuple d'Angleterre, qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison, quand ils disent que le précepte de leur Alcoran, qui ordonne de se soumettre aux puissances, n'est pas bien difficile à suivre, puisqu'il leur est impossible de ne le pas observer: d'autant que ce n'est pas au plus vertueux qu'on les oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus fort.
Les Anglois disent qu'un de leurs rois, qui avoit vaincu et pris prisonnier un prince qui s'étoit révolté et lui disputoit la couronne, ayant voulu lui reprocher son infidélité et sa perfidie: Il n'y a qu'un moment, dit le prince infortuné, qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux est le traître.
Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n'ont point opprimé la patrie comme lui: et, croyant qu'il n'y a pas de loi là où il ne voit point de juges, il fait révérer, comme des arrêts du ciel, les caprices du hasard et de la fortune.
De Paris, le 20 de la lune de Rebiab 2, 1717.
LETTRE CVI.
RHÉDI A USBEK.
A Paris.
Tu m'as beaucoup parlé, dans une de tes lettres, des sciences et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare; mais je ne sais si l'utilité que l'on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que l'on en fait tous les jours.
J'ai ouï dire que la seule invention des bombes avoit ôté la liberté à tous les peuples d'Europe. Les princes ne pouvant plus confier la garde des places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seroient rendus, ont eu un prétexte pour entretenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont dans la suite opprimé leurs sujets.
Tu sais que, depuis l'invention de la poudre, il n'y a plus de places imprenables; c'est-à-dire, Usbek, qu'il n'y a plus d'asile sur la terre contre l'injustice et la violence.
Je tremble toujours qu'on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières.
Tu as lu les historiens; fais-y bien attention: presque toutes les monarchies n'ont été fondées que sur l'ignorance des arts, et n'ont été détruites que parce qu'on les a trop cultivés. L'ancien empire de Perse peut nous en fournir un exemple domestique.
Il n'y a pas longtemps que je suis en Europe; mais j'ai ouï parler à des gens sensés des ravages de la chimie: il semble que ce soit un quatrième fléau qui ruine les hommes et les détruit en détail, mais continuellement; tandis que la guerre, la peste, la famine, les détruisent en gros, mais par intervalles.
Que nous a servi l'invention de la boussole, et la découverte de tant de peuples, qu'à nous communiquer leurs maladies plutôt que leurs richesses? L'or et l'argent avoient été établis, par une convention générale, pour être le prix de toutes les marchandises et un gage de leur valeur, par la raison que ces métaux étoient rares, et inutiles à tout autre usage: que nous importoit-il donc qu'ils devinssent plus communs, et que, pour marquer la valeur d'une denrée, nous eussions deux ou trois signes au lieu d'un? Cela n'en étoit que plus incommode.
Mais, d'un autre côté, cette invention a été bien pernicieuse aux pays qui ont été découverts. Les nations entières ont été détruites; et les hommes qui ont échappé à la mort ont été réduits à une servitude si rude, que le récit en a fait frémir les musulmans.
Heureuse l'ignorance des enfants de Mahomet! Aimable simplicité, si chérie de notre saint prophète, vous me rappelez toujours la naïveté des anciens temps, et la tranquillité qui régnoit dans le cœur de nos premiers pères.
De Venise, le 2 de la lune de Rhamazan, 1717.
LETTRE CVII.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais mieux que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour t'instruire, et tu méprises toute instruction: tu viens pour te former dans un pays où l'on cultive les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux. Te le dirai-je, Rhédi? je suis plus d'accord avec toi que tu ne l'es avec toi-même.
As-tu bien réfléchi à l'état barbare et malheureux où nous entraîneroit la perte des arts? Il n'est pas nécessaire de se l'imaginer, on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourroit vivre avec honneur; il s'y trouveroit à peu près à la portée des autres habitants: on ne lui trouveroit point l'esprit singulier, ni le caractère bizarre; il passeroit tout comme un autre, et seroit distingué même par sa gentillesse.
Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares n'aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la terre, et couvrir de leurs armées féroces les royaumes les mieux policés. Mais, prends-y garde, ils ont appris les arts ou les ont fait exercer aux peuples vaincus; sans cela leur puissance auroit passé comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.
Tu crains, dis-tu, que l'on n'invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non: si une fatale invention venoit à se découvrir, elle seroit bientôt prohibée par le droit des gens; et le consentement unanime des nations enseveliroit cette découverte. Il n'est point de l'intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies: ils doivent chercher des sujets, et non pas des terres.
Tu te plains de l'invention de la poudre et des bombes; tu trouves étrange qu'il n'y ait plus de place imprenable: c'est-à-dire que tu trouves étrange que les guerres soient aujourd'hui terminées plus tôt qu'elles ne l'étoient autrefois.
Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires, que, depuis l'invention de la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu'elles ne l'étoient, parce qu'il n'y a presque plus de mêlée.
Et quand il se seroit trouvé quelque cas particulier où un art auroit été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter? Penses-tu, Rhédi, que la religion que notre saint prophète a apportée du ciel soit pernicieuse, parce qu'elle servira quelque jour à confondre les perfides chrétiens?
Tu crois que les arts amollissent les peuples, et par là sont cause de la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui des anciens Perses, qui fut l'effet de leur mollesse; mais il s'en faut bien que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les subjuguèrent, cultivoient les arts avec infiniment plus de soin qu'eux.
Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s'y appliquent, puisqu'ils ne sont jamais dans l'oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui amollit le plus le courage.
Il n'est donc question que de ceux qui en jouissent. Mais comme dans un pays policé ceux qui jouissent des commodités d'un art sont obligés d'en cultiver un autre, à moins que de se voir réduits à une pauvreté honteuse, il s'ensuit que l'oisiveté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.
Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle, et où l'on raffine le plus sur les plaisirs; mais c'est peut-être celle où l'on mène une vie plus dure. Pour qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche. Une femme s'est mis dans la tête qu'elle devoit paroître à une assemblée avec une certaine parure; il faut que dès ce moment cinquante artisans ne dorment plus, et n'aient plus le loisir de boire et de manger: elle commande, et elle est obéie plus promptement que ne seroit notre monarque; parce que l'intérêt est le plus grand monarque de la terre.
Cette ardeur pour le travail, cette passion de s'enrichir, passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu'aux grands. Personne n'aime à être plus pauvre que celui qu'il vient de voir immédiatement au-dessous de lui. Vous voyez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu'au jour du jugement, qui travaille sans cesse, et court risque d'accourcir ses jours pour amasser, dit-il, de quoi vivre.
Le même esprit gagne la nation; on n'y voit que travail et qu'industrie: où est donc ce peuple efféminé dont tu parles tant?
Je suppose, Rhédi, qu'on ne souffrît dans un royaume que les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand nombre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne servent qu'à la volupté ou à la fantaisie, je le soutiens, cet État seroit le plus misérable qu'il y eût au monde.
Quand les habitants auroient assez de courage pour se passer de tant de choses qu'ils doivent à leurs besoins, le peuple dépériroit tous les jours; et l'État deviendroit si foible, qu'il n'y auroit si petite puissance qui ne fût en état de le conquérir.
Je pourrois entrer ici dans un long détail, et te faire voir que les revenus des particuliers cesseroient presque absolument, et par conséquent ceux du prince. Il n'y auroit presque plus de relation de facultés entre les citoyens; cette circulation de richesses et cette progression de revenus, qui vient de la dépendance où sont les arts les uns des autres, cesseroient absolument; chacun ne tireroit de revenu que de sa terre, et n'en tireroit précisément que ce qu'il lui faut pour ne pas mourir de faim. Mais, comme ce n'est pas la centième partie du revenu d'un royaume, il faudroit que le nombre des habitants diminuât à proportion, et qu'il n'en restât que la centième partie.
Fais bien attention jusqu'où vont les revenus de l'industrie. Un fonds ne produit annuellement à son maître que la vingtième partie de sa valeur; mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut dire de même des orfèvres, des ouvriers en laine, en soie, et de toutes sortes d'artisans.
De tout ceci il faut conclure, Rhédi, que pour qu'un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices; il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités avec autant d'attention que les nécessités de la vie.
De Paris, le 14 de la lune de Chalval, 1717.
LETTRE CVIII.
RICA A IBBEN.
A Smyrne.
J'ai vu le jeune monarque: sa vie est bien précieuse à ses sujets; elle ne l'est pas moins à toute l'Europe, par les grands troubles que sa mort pourroit produire. Mais les rois sont comme les dieux; et, pendant qu'ils vivent, on doit les croire immortels. Sa physionomie est majestueuse, mais charmante: une belle éducation semble concourir avec un heureux naturel, et promet déjà un grand prince.
On dit que l'on ne peut jamais connoître le caractère des rois d'Occident jusqu'à ce qu'ils aient passé par les deux grandes épreuves, de leur maîtresse, et de leur confesseur. On verra bientôt l'un et l'autre travailler à se saisir de l'esprit de celui-ci; et il se livrera pour cela de grands combats. Car, sous un jeune prince, ces deux puissances sont toujours rivales; mais elles se concilient et se réunissent sous un vieux. Sous un jeune prince, le dervis a un rôle bien difficile à soutenir: la force du roi fait sa foiblesse; mais l'autre triomphe également de sa foiblesse et de sa force.
Lorsque j'arrivai en France, je trouvai le feu roi absolument gouverné par les femmes; et cependant, dans l'âge où il étoit, je crois que c'étoit le monarque de la terre qui en avoit le moins de besoin. J'entendis un jour une femme qui disoit: Il faut que l'on fasse quelque chose pour ce jeune colonel, sa valeur m'est connue; j'en parlerai au ministre. Une autre disoit: Il est surprenant que ce jeune abbé ait été oublié; il faut qu'il soit évêque: il est homme de naissance, et je pourrois répondre de ses mœurs. Il ne faut pas pourtant que tu t'imagines que celles qui tenoient ces discours fussent des favorites du prince; elles ne lui avoient peut-être pas parlé deux fois en leur vie: chose pourtant très-facile à faire chez les princes européens. Mais c'est qu'il n'y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris ou dans les provinces, qui n'ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire. Ces femmes ont toutes des relations les unes avec les autres, et forment une espèce de république, dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement: c'est comme un nouvel État dans l'État; et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s'il ne connoît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n'en connoît point les ressorts.
Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! c'est pour lui présenter cinq ou six placets tous les matins; et la bonté de leur naturel paroît dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de gens malheureux, qui leur procurent cent mille livres de rente.
On se plaint en Perse de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois femmes: c'est bien pis en France, où les femmes en général gouvernent, et prennent non-seulement en gros, mais même se partagent en détail, toute l'autorité.
De Paris, le dernier de la lune de Chalval, 1717.
LETTRE CIX.
USBEK A ***.
Il y a une espèce de livres que nous ne connoissons point en Perse, et qui me paroissent ici fort à la mode: ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant: on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d'heure.
Dans la plupart des livres, l'auteur n'a pas fait les compliments ordinaires, que les lecteurs sont aux abois: il les fait entrer à demi morts dans une matière noyée au milieu d'une mer de paroles. Celui-ci veut s'immortaliser par un in-douze; celui-là, par un in-quarto; un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l'in-folio; il faut donc qu'il étende son sujet à proportion; ce qu'il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l'auteur a pris tant de peine à amplifier.
Je ne sais, ***, quel mérite il y a à faire de pareils ouvrages: j'en ferois bien autant si je voulois ruiner ma santé et un libraire.
Le grand tort qu'ont les journalistes, c'est qu'ils ne parlent que des livres nouveaux: comme si la vérité étoit jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu'à ce qu'un homme ait lu tous les livres anciens, il n'a aucune raison de leur préférer les nouveaux.
Mais lorsqu'ils s'imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge, ils s'en imposent un autre, qui est d'être très-ennuyeux. Ils n'ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu'ils en aient; et, en effet, quel est l'homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois?
La plupart des auteurs ressemblent aux poëtes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre; mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages, qu'ils ne sauroient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire; ils commencent par louer la matière qui est traitée: première fadeur; de là ils passent aux louanges de l'auteur; louanges forcées: car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups de plume un téméraire journaliste.
De Paris, le 5 de la lune de Zilcadé, 1718.
LETTRE CX.
RICA A ***.
L'université de Paris est la fille aînée des rois de France, et très-aînée; car elle a plus de neuf cents ans: aussi rêve-t-elle quelquefois.
On m'a conté qu'elle eut, il y a quelque temps, un grand démêlé avec quelques docteurs à l'occasion de la lettre Q[B], qu'elle vouloit que l'on prononçât comme un K. La dispute s'échauffa si fort, que quelques-uns furent dépouillés de leurs biens: il fallut que le parlement terminât le différend; et il accorda permission, par un arrêt solennel, à tous les sujets du roi de France de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il faisoit beau voir les deux corps de l'Europe les plus respectables occupés à décider du sort d'une lettre de l'alphabet.
[B] Il veut parler de la querelle de Ramus.
Il semble, mon cher ***, que les têtes des plus grands hommes s'étrécissent lorsqu'elles sont assemblées; et que, là où il y a plus de sages, il y ait aussi moins de sagesse. Les grands corps s'attachent toujours si fort aux minuties, aux formalités, aux vains usages, que l'essentiel ne va jamais qu'après. J'ai ouï dire qu'un roi d'Arragon[C] ayant assemblé les états d'Arragon et de Catalogne, les premières séances s'employèrent à décider en quelle langue les délibérations seroient conçues: la dispute étoit vive, et les états se seroient rompus mille fois, si l'on n'avoit imaginé un expédient, qui étoit que la demande seroit faite en langage catalan, et la réponse en arragonois.
[C] C'était en 1610.
De Paris, le 25 de la lune de Zilhagé, 1718.
LETTRE CXI.
RICA A ***.
Le rôle d'une jolie femme est beaucoup plus grave que l'on ne pense. Il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à sa toilette, au milieu de ses domestiques; un général d'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite ou son corps de réserve, qu'elle en met à poster une mouche qui peut manquer, mais dont elle espère ou prévoit le succès.
Quelle gêne d'esprit, quelle attention, pour concilier sans cesse les intérêts de deux rivaux, pour paroître neutre à tous les deux, pendant qu'elle est livrée à l'un et à l'autre, et se rendre médiatrice sur tous les sujets de plainte qu'elle leur donne!
Quelle occupation pour faire venir parties de plaisir sur parties, les faire succéder et renaître sans cesse, et prévenir tous les accidents qui pourroient les rompre!
Avec tout cela, la plus grande peine n'est pas de se divertir; c'est de le paroître: ennuyez-les tant que vous voudrez, elles vous le pardonneront, pourvu que l'on puisse croire qu'elles se sont bien réjouies.
Je fus, il y a quelques jours, d'un souper que des femmes firent à la campagne. Dans le chemin elles disoient sans cesse: Au moins, il faudra bien rire et bien nous divertir.
Nous nous trouvâmes assez mal assortis, et par conséquent assez sérieux. Il faut avouer, dit une de ces femmes, que nous nous divertissons bien: il n'y a pas aujourd'hui dans Paris une partie aussi gaie que la nôtre. Comme l'ennui me gagnoit, une femme me secoua, et me dit: Eh bien! ne sommes-nous pas de bonne humeur? Oui, lui répondis-je en bâillant; je crois que je crèverai à force de rire. Cependant la tristesse triomphoit toujours des réflexions; et, quant à moi, je me sentis conduit de bâillement en bâillement dans un sommeil léthargique, qui finit tous mes plaisirs.
De Paris, le 11 de la lune de Maharram, 1718.
LETTRE CXII.
USBEK A ***.
Le règne du feu roi a été si long, que la fin en avoit fait oublier le commencement. C'est aujourd'hui la mode de ne s'occuper que des événements arrivés dans sa minorité; et on ne lit plus que les mémoires de ces temps-là.
Voici le discours qu'un des généraux de la ville de Paris prononça dans un conseil de guerre: et j'avoue que je n'y comprends pas grand'chose.
«Messieurs, quoique nos troupes aient été repoussées avec perte, je crois qu'il nous sera facile de réparer cet échec. J'ai six couplets de chanson tout prêts à mettre au jour, qui, je m'assure, remettront toutes choses dans l'équilibre. J'ai fait choix de quelques voix très-nettes, qui, sortant de la cavité de certaines poitrines très-fortes, émouvront merveilleusement le peuple. Ils sont sur un air qui a fait, jusqu'à présent, un effet tout particulier.
«Si cela ne suffit pas, nous ferons paroître une estampe qui fera voir Mazarin pendu.
«Par bonheur pour nous, il ne parle pas bien françois; et il l'écorche tellement, qu'il n'est pas possible que ses affaires ne déclinent. Nous ne manquons pas de faire bien remarquer au peuple le ton ridicule dont il prononce[D]. Nous relevâmes, il y a quelques jours, une faute de grammaire si grossière, qu'on en fit des farces par tous les carrefours.
[D] (Note de l'auteur, extraite de l'édition 1721 2e, Cologne, Pierre Marteau.)
Le cardinal Mazarin, voulant prononcer l'arrêt d'Union, dit devant les députés du parlement: l'Arrêt d'Ognon, de quoi le peuple fit force plaisanteries.
«J'espère qu'avant qu'il soit huit jours, le peuple fera du nom de Mazarin un mot générique pour exprimer toutes les bêtes de somme, et celles qui servent à tirer.
«Depuis notre défaite, notre musique l'a si furieusement vexé sur le péché originel, que, pour ne pas voir ses partisans réduits à la moitié, il a été obligé de renvoyer tous ses pages.
«Ranimez-vous donc; reprenez courage, et soyez sûrs que nous lui ferons repasser les monts à coups de sifflets.»
De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXIII.
RHÉDI A USBEK.
A Paris.
Pendant le séjour que je fais en Europe, je lis les historiens anciens et modernes: je compare tous les temps; j'ai du plaisir à les voir passer, pour ainsi dire, devant moi; et j'arrête surtout mon esprit à ces grands changements qui ont rendu les âges si différents des âges, et la terre si peu semblable à elle-même.
Tu n'as peut-être pas fait attention à une chose qui cause tous les jours ma surprise. Comment le monde est-il si peu peuplé, en comparaison de ce qu'il étoit autrefois? Comment la nature a-t-elle pu perdre cette prodigieuse fécondité des premiers temps? seroit-elle déjà dans sa vieillesse, et tomberoit-elle de langueur?
J'ai resté plus d'un an en Italie, où je n'ai vu que le débris de cette ancienne Italie si fameuse autrefois. Quoique tout le monde habite les villes, elles sont entièrement désertes et dépeuplées: il semble qu'elles ne subsistent encore, que pour marquer le lieu où étoient ces cités puissantes dont l'histoire a tant parlé.
Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome contenoit autrefois plus de peuple que le plus grand royaume de l'Europe n'en a aujourd'hui. Il y a eu tel citoyen romain, qui avoit dix, et même vingt mille esclaves, sans compter ceux qui travailloient dans les maisons de campagne; et, comme on y comptoit quatre ou cinq cent mille citoyens, on ne peut fixer le nombre de ses habitants sans que l'imagination ne se révolte.
Il y avoit autrefois dans la Sicile de puissants royaumes, et des peuples nombreux, qui en ont disparu depuis: cette île n'a plus rien de considérable que ses volcans.
La Grèce est si déserte, qu'elle ne contient pas la centième partie de ses anciens habitants.
L'Espagne, autrefois si remplie, ne fait voir aujourd'hui que des campagnes inhabitées; et la France n'est rien, en comparaison de cette ancienne Gaule dont parle César.
Les pays du Nord sont fort dégarnis; et il s'en faut bien que les peuples y soient, comme autrefois, obligés de se partager, et d'envoyer dehors, comme des essaims, des colonies et des nations entières chercher de nouvelles demeures.
La Pologne et la Turquie en Europe n'ont presque plus de peuples.
On ne sauroit trouver dans l'Amérique la deux-centième partie des hommes qui y formoient de si grands empires.
L'Asie n'est guères en meilleur état. Cette Asie mineure, qui contenoit tant de puissantes monarchies, et un nombre si prodigieux de grandes villes, n'en a plus que deux ou trois. Quant à la grande Asie, celle qui est soumise au Turc n'est pas plus pleine; et pour celle qui est sous la domination de nos rois, si on la compare à l'état florissant où elle étoit autrefois, on verra qu'elle n'a qu'une très-petite partie des habitants qui y étoient sans nombre du temps des Xerxès et des Darius.
Quant aux petits États qui sont autour de ces grands empires, ils sont réellement déserts: tels sont les royaumes d'Irimette, de Circassie et de Guriel. Tous ces princes, avec de vastes États, comptent à peine cinquante mille sujets.
L'Égypte n'a pas moins manqué que les autres pays.
Enfin je parcours la terre, et je n'y trouve que délabrement: je crois la voir sortir des ravages de la peste et de la famine.
L'Afrique a toujours été si inconnue, qu'on ne peut en parler si précisément que des autres parties du monde: mais, à ne faire attention qu'aux côtes de la Méditerranée connues de tout temps, on voit qu'elle a extrêmement déchu de ce qu'elle étoit, lorsqu'elle étoit province romaine. Aujourd'hui ses princes sont si foibles, que ce sont les plus petites puissances du monde.
Après un calcul aussi exact qu'il peut l'être dans ces sortes de choses, j'ai trouvé qu'il y a à peine sur la terre la cinquantième partie des hommes qui y étoient du temps de César. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle se dépeuple tous les jours; et si cela continue, dans dix siècles, elle ne sera qu'un désert.
Voilà, mon cher Usbek, la plus terrible catastrophe qui soit jamais arrivée dans le monde; mais à peine s'en est-on aperçu, parce qu'elle est arrivée insensiblement, et dans le cours d'un grand nombre de siècles; ce qui marque un vice intérieur, un venin secret et caché, une maladie de langueur, qui afflige la nature humaine.
De Venise, le 10 de la lune de Rhégeb, 1718.
LETTRE CXIV.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Le monde, mon cher Rhédi, n'est point incorruptible; les cieux mêmes ne le sont pas: les astronomes sont des témoins oculaires de tous leurs changements, qui sont les effets bien naturels du mouvement universel de la matière.
La terre est soumise, comme les autres planètes, aux mêmes lois des mouvements; elle souffre au dedans d'elle un combat perpétuel de ses principes: la mer et le continent semblent être dans une guerre éternelle; chaque instant produit de nouvelles combinaisons.
Les hommes, dans une demeure si sujette aux changements, sont dans un état aussi incertain: cent mille causes peuvent agir, dont la plus petite peut les détruire, et à plus forte raison augmenter ou diminuer leur nombre.
Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières, si communes chez les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes entiers: il y en a de générales, qui ont mis bien des fois le genre humain à deux doigts de sa perte.
Les histoires sont pleines de ces pestes universelles, qui ont tour à tour désolé l'univers. Elles parlent d'une, entr'autres, qui fut si violente qu'elle brûla jusqu'à la racine des plantes, et se fit sentir dans tout le monde connu, jusqu'à l'empire du Catay: un degré de plus de corruption auroit peut-être, dans un seul jour, détruit toute la nature humaine.
Il n'y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les maladies se fit sentir en Europe, en Asie et en Afrique; elle fit dans très-peu de temps des effets prodigieux: c'étoit fait des hommes, si elle avoit continué ses progrès avec la même furie. Accablés de maux dès leur naissance, incapables de soutenir le poids des charges de la société, ils auroient péri misérablement.
Qu'auroit-ce été si le venin eût été un peu plus exalté? et il le seroit devenu sans doute, si l'on n'avoit été assez heureux pour trouver un remède aussi puissant que celui qu'on a découvert. Peut-être que cette maladie, attaquant les parties de la génération, auroit attaqué la génération même.
Mais pourquoi parler de la destruction qui auroit pu arriver au genre humain? n'est-elle pas arrivée en effet, et le déluge ne le réduisit-il pas à une seule famille?
Ceux qui connoissent la nature, et qui ont de Dieu une idée raisonnable, peuvent-ils comprendre que la matière et les choses créées n'aient que six mille ans? que Dieu ait différé pendant toute l'éternité ses ouvrages, et n'ait usé que d'hier de sa puissance créatrice? Seroit-ce parce qu'il ne l'auroit pas pu, ou parce qu'il ne l'auroit pas voulu? Mais s'il ne l'a pas pu dans un temps, il ne l'a pas pu dans l'autre. C'est donc parce qu'il ne l'a pas voulu. Mais, comme il n'y a pas de succession dans Dieu, si l'on admet qu'il ait voulu quelque chose une fois, il l'a voulu toujours, et dès le commencement.
Il ne faut donc pas compter les années du monde; le nombre des grains de sable de la mer ne leur est pas plus comparable qu'un instant.
Cependant tous les historiens nous parlent d'un premier père: ils nous font voir la nature humaine naissante. N'est-il pas naturel de penser qu'Adam fut sauvé d'un malheur commun, comme Noé le fut du déluge; et que ces grands événements ont été fréquents sur la terre, depuis la création du monde?
Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes: que savons-nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes, et imperceptibles, de lassitude?
J'ai été bien aise de te donner ces idées générales, avant de répondre plus particulièrement à ta lettre sur la diminution des peuples, arrivée depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir dans une lettre suivante, qu'indépendamment des causes physiques, il y en a de morales qui ont produit cet effet.
De Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXV.
USBEK AU MÊME.
Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'étoit autrefois: et si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.
Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées: il s'en faut bien que ces deux religions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.
Dans cette dernière, la polygamie étoit défendue: et en cela elle avoit un très-grand avantage sur la religion mahométane; le divorce y étoit permis: ce qui lui en donnoit un autre, non moins considérable, sur la chrétienne.
Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes permise par le saint Alcoran, et l'ordre de les satisfaire ordonné par le même livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaire comme leurs vêtements, et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vêtements. Voilà un précepte qui rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la loi, et seulement autant de concubines et d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements?
Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète; approchez-vous donc de vos labourages: faites du bien pour vos âmes; et vous le trouverez un jour.
Je regarde un bon musulman comme un athlète, destiné à combattre sans relâche; mais qui bientôt, foible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire; et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes.
La nature agit toujours avec lenteur, et pour ainsi dire avec épargne: ses opérations ne sont jamais violentes; jusque dans ses productions elle veut de la tempérance; elle ne va jamais qu'avec règle et mesure; si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur: elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa puissance générative.
C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre de femmes, plus propres à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très-ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très-petit nombre d'enfants: ces enfants mêmes sont la plupart du temps foibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.
Ce n'est pas tout: ces femmes, obligées à une continence forcée, ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques: la religion, la jalousie, et la raison même, ne permettent pas d'en laisser approcher d'autres; ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit enfin pour empêcher les entreprises du dehors. Ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hommes morts dès leur naissance! quelle dépopulation ne doit-il pas s'ensuivre!
Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce grand nombre de femmes, y vieillissent presque toujours dans une affligeante virginité: elles ne peuvent pas se marier pendant qu'elles y restent; et leurs maîtresses, une fois accoutumées à elles, ne s'en défont presque jamais.
Voilà comme un seul homme occupe lui seul tant de sujets de l'un et l'autre sexe à ses plaisirs, les fait mourir pour l'État, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.
Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde: c'est là que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d'elles-mêmes, et elles seroient bientôt détruites, si les souverains n'y faisoient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.
De Paris, le 13 de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXVI.
USBEK AU MÊME.
Les Romains n'avoient pas moins d'esclaves que nous; ils en avoient même plus: mais ils en faisoient un meilleur usage.
Bien loin d'empêcher, par des voies forcées, la multiplication de ces esclaves, ils la favorisoient au contraire de tout leur pouvoir; ils les associoient le plus qu'ils pouvoient par des espèces de mariages: par ce moyen, ils remplissoient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de tous les âges, et l'État d'un peuple innombrable.
Ces enfants, qui faisoient à la longue la richesse d'un maître, naissoient sans nombre autour de lui: il étoit seul chargé de leur nourriture et de leur éducation; les pères, libres de ce fardeau, suivoient uniquement le penchant de la nature, et multiplioient sans craindre une trop nombreuse famille.
Je t'ai dit que, parmi nous, tous les esclaves sont occupés à garder nos femmes, et à rien de plus; qu'ils sont, à l'égard de l'État, dans une perpétuelle léthargie: de manière qu'il faut restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de familles, la culture des arts et des terres, lesquels même s'y donnent le moins qu'ils peuvent.
Il n'en étoit pas de même chez les Romains: la république se servoit avec un avantage infini de ce peuple d'esclaves. Chacun d'eux avoit son pécule, qu'il possédoit aux conditions que son maître lui imposoit; avec ce pécule il travailloit et se tournoit du côté où le portoit son industrie. Celui-ci faisoit la banque; celui-là se donnoit au commerce de la mer; l'un vendoit des marchandises en détail; l'autre s'appliquoit à quelque art mécanique, ou bien affermoit et faisoit valoir des terres: mais il n'y en avoit aucun qui ne s'attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule, qui lui procuroit en même temps l'aisance dans la servitude présente, et l'espérance d'une liberté future: cela faisoit un peuple laborieux, animoit les arts et l'industrie.
Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisoient affranchir, et devenoient citoyens. La république se réparoit sans cesse, et recevoit dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se détruisoient.
J'aurai peut-être, dans mes lettres suivantes, occasion de te prouver que plus il y a d'hommes dans un État, plus le commerce y fleurit; je prouverai aussi facilement que plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente: ces deux choses s'entr'aident, et se favorisent nécessairement.
Si cela est, combien ce nombre prodigieux d'esclaves, toujours laborieux, devoit-il s'accroître et s'augmenter! L'industrie et l'abondance les faisoient naître; et eux, de leur côté, faisoient naître l'abondance et l'industrie.
De Paris, le 16 de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXVII.
USBEK AU MÊME.
Nous avons jusqu'ici parlé des pays mahométans, et cherché la raison pourquoi ils étoient moins peuplés que ceux qui étoient soumis à la domination des Romains: examinons à présent ce qui a produit cet effet chez les chrétiens.
Le divorce étoit permis dans la religion païenne, et il fut défendu aux chrétiens. Ce changement, qui parut d'abord de si petite conséquence, eut insensiblement des suites terribles, et telles qu'on peut à peine les croire.
On ôta non-seulement toute la douceur du mariage, mais aussi l'on donna atteinte à sa fin: en voulant resserrer ses nœuds, on les relâcha; et au lieu d'unir les cœurs, comme on le prétendoit, on les sépara pour jamais.
Dans une action si libre, et où le cœur doit avoir tant de part, on mit la gêne, la nécessité, et la fatalité du destin même. On compta pour rien les dégoûts, les caprices, et l'insociabilité des humeurs; on voulut fixer le cœur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature: on attacha sans retour et sans espérance des gens accablés l'un de l'autre, et presque toujours mal assortis; et l'on fit comme ces tyrans qui faisoient lier des hommes vivants à des corps morts.
Rien ne contribuoit plus à l'attachement mutuel que la faculté du divorce: un mari et une femme étoient portés à soutenir patiemment les peines domestiques, sachant qu'ils étoient maîtres de les faire finir: et ils gardoient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu'ils étoient libres de le faire.
Il n'en est pas de même des chrétiens, que leurs peines présentes désespèrent pour l'avenir: ils ne voient, dans les désagréments du mariage, que leur durée et, pour ainsi dire, leur éternité: de là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris; et c'est autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage, qu'on en néglige l'essentiel; on passe ensemble trente ans de froideur: il se forme des séparations intestines aussi fortes, et peut-être plus pernicieuses, que si elles étoient publiques: chacun vit et reste de son côté, et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme dégoûté d'une femme éternelle, se livrera aux filles de joie: commerce honteux et si contraire à la société; lequel, sans remplir l'objet du mariage, n'en représente tout au plus que les plaisirs.
Si, de deux personnes ainsi liées, il y en a une qui n'est pas propre au dessein de la nature et à la propagation de l'espèce, soit par son tempérament, soit par son âge, elle ensevelit l'autre avec elle, et la rend aussi inutile qu'elle l'est elle-même.
Il ne faut donc pas s'étonner si l'on voit chez les chrétiens tant de mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli: les mariages mal assortis ne se raccommodent plus; les femmes ne passent plus, comme chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs maris, qui en tiroient, dans le chemin, le meilleur parti qu'il étoit possible.
J'ose le dire: si, dans une république comme Lacédémone, où les citoyens étoient sans cesse gênés par des lois singulières et subtiles, et dans laquelle il n'y avoit qu'une famille, qui étoit la république, il avoit été établi que les maris changeassent de femme tous les ans, il en seroit né un peuple innombrable.
Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce. Le mariage, chez toutes les nations du monde, est un contrat susceptible de toutes les conventions, et on n'en a dû bannir que celles qui auroient pu en affoiblir l'objet; mais les chrétiens ne le regardent pas dans ce point de vue: aussi ont-ils bien de la peine à dire ce que c'est. Ils ne le font pas consister dans le plaisir des sens; au contraire, comme je te l'ai déjà dit, il semble qu'ils veulent l'en bannir autant qu'ils le peuvent: mais c'est une image, une figure, et quelque chose de mystérieux, que je ne comprends point.
De Paris, le 19 de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXVIII.
USBEK AU MÊME.
La prohibition du divorce n'est pas la seule cause de la dépopulation des pays chrétiens: le grand nombre d'eunuques qu'ils ont parmi eux n'en est pas une moins considérable.
Je parle des prêtres et des dervis de l'un et de l'autre sexe, qui se vouent à une continence éternelle: c'est chez les chrétiens la vertu par excellence; en quoi je ne les comprends pas, ne sachant ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte rien.
Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifestement quand ils disent que le mariage est saint, et que le célibat, qui lui est opposé, l'est encore davantage, sans compter qu'en fait de préceptes et de dogmes fondamentaux, le bien est toujours le mieux.
Le nombre de ces gens faisant profession de célibat est prodigieux. Les pères y condamnoient autrefois les enfants dès le berceau; aujourd'hui ils s'y vouent eux-mêmes dès l'âge de quatorze ans: ce qui revient à peu près à la même chose.
Ce métier de continence a anéanti plus d'hommes que les pestes et les guerres les plus sanglantes n'ont jamais fait. On voit dans chaque maison religieuse une famille éternelle, où il ne naît personne, et qui s'entretient aux dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes, comme autant de gouffres où s'ensevelissent les races futures.
Cette politique est bien différente de celle des Romains, qui établissoient des lois pénales contre ceux qui se refusoient aux lois du mariage, et vouloient jouir d'une liberté si contraire à l'utilité publique.
Je ne te parle ici que des pays catholiques. Dans la religion protestante, tout le monde est en droit de faire des enfants: elle ne souffre ni prêtres ni dervis; et si, dans l'établissement de cette religion qui ramenoit tout aux premiers temps, ses fondateurs n'avoient été accusés sans cesse d'intempérance, il ne faut pas douter qu'après avoir rendu la pratique du mariage universelle, ils n'en eussent encore adouci le joug, et achevé d'ôter toute la barrière qui sépare, en ce point, le Nazaréen et Mahomet.
Mais, quoi qu'il en soit, il est certain que la religion donne aux protestants un avantage infini sur les catholiques.
J'ose le dire: dans l'état présent où est l'Europe, il n'est pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents ans.
Avant l'abaissement de la puissance d'Espagne, les catholiques étoient beaucoup plus forts que les protestants. Ces derniers sont peu à peu parvenus à un équilibre, et aujourd'hui la balance commence à l'emporter de leur côté. Cette supériorité augmentera tous les jours: les protestants deviendront plus riches et plus puissants, et les catholiques plus foibles.
Les pays protestants doivent être, et sont réellement, plus peuplés que les catholiques: d'où il suit, premièrement, que les tributs y sont plus considérables, parce qu'ils augmentent à proportion de ceux qui les payent; secondement, que les terres y sont mieux cultivées; enfin que le commerce y fleurit davantage, parce qu'il y a plus de gens qui ont une fortune à faire, et qu'avec plus de besoins on y a plus de ressources pour les remplir. Quand il n'y a que le nombre de gens suffisants pour la culture des terres, il faut que le commerce périsse; et lorsqu'il n'y a que celui qui est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres manque, c'est-à-dire il faut que tous les deux tombent en même temps, parce que l'on ne s'attache jamais à l'un, que ce ne soit aux dépens de l'autre.
Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est abandonnée, mais même l'industrie y est pernicieuse; elle ne consiste qu'à apprendre cinq ou six mots d'une langue morte. Dès qu'un homme a cette provision par devers lui, il ne doit plus s'embarrasser de sa fortune: il trouve dans le cloître une vie tranquille, qui dans le monde lui auroit coûté des sueurs et des peines.
Ce n'est pas tout: les dervis ont en leurs mains presque toutes les richesses de l'État; c'est une société de gens avares, qui prennent toujours, et ne rendent jamais: ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant de richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie; plus de circulation, plus de commerce, plus d'arts, plus de manufactures.
Il n'y a point de prince protestant qui ne lève sur ses peuples dix fois plus d'impôts que le pape n'en lève sur ses sujets; cependant ces derniers sont misérables, pendant que les autres vivent dans l'opulence. Le commerce ranime tout chez les uns, et le monachisme porte la mort partout chez les autres.
De Paris, le 26 de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXIX.
USBEK AU MÊME.
Nous n'avons plus rien à dire de l'Asie et de l'Europe; passons à l'Afrique. On ne peut guère parler que de ses côtes, parce qu'on n'en connoît pas l'intérieur.
Celles de Barbarie, où la religion mahométane est établie, ne sont plus si peuplées qu'elles étoient du temps des Romains, par les raisons que nous avons déjà dites. Quant aux côtes de la Guinée, elles doivent être furieusement dégarnies depuis deux cents ans que les petits rois, ou chefs de villages, vendent leurs sujets aux princes d'Europe, pour les porter dans leurs colonies en Amérique.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette Amérique, qui reçoit tous les ans tant de nouveaux habitants, est elle-même déserte, et ne profite point des pertes continuelles de l'Afrique. Ces esclaves, qu'on transporte dans un autre climat, y périssent par milliers; et les travaux des mines, où l'on occupe sans cesse et les naturels du pays et les étrangers, les exhalaisons malignes qui en sortent, le vif-argent dont il faut faire un continuel usage, les détruisent sans ressource.
Il n'y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre innombrable d'hommes pour tirer du fond de la terre l'or et l'argent, ces métaux d'eux-mêmes absolument inutiles, et qui ne sont des richesses que parce qu'on les a choisis pour en être les signes.
De Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1718.
LETTRE CXX.
USBEK AU MÊME.
La fécondité d'un peuple dépend quelquefois des plus petites circonstances du monde: de manière qu'il ne faut souvent qu'un nouveau tour dans son imagination pour le rendre beaucoup plus nombreux qu'il n'étoit.
Les Juifs, toujours exterminés et toujours renaissants, ont réparé leurs pertes et leurs destructions continuelles, par cette seule espérance qu'ont parmi eux toutes les familles, d'y voir naître un roi puissant qui sera le maître de la terre.
Les anciens rois de Perse n'avoient tant de milliers de sujets qu'à cause de ce dogme de la religion des mages, que les actes les plus agréables à Dieu que les hommes puissent faire, c'étoit de faire un enfant, labourer un champ, et planter un arbre.
Si la Chine a dans son sein un peuple si prodigieux, cela ne vient que d'une certaine manière de penser: car, comme les enfants regardent leurs pères comme des dieux, qu'ils les respectent comme tels dès cette vie, qu'ils les honorent après leur mort par des sacrifices dans lesquels ils croient que leurs âmes, anéanties dans le Tyen, reprennent une nouvelle vie, chacun est porté à augmenter une famille si soumise dans cette vie, et si nécessaire dans l'autre.
D'un autre côté, les pays des mahométans deviennent tous les jours déserts, à cause d'une opinion qui, toute sainte qu'elle est, ne laisse pas d'avoir des effets très-pernicieux lorsqu'elle est enracinée dans les esprits. Nous nous regardons comme des voyageurs qui ne doivent penser qu'à une autre patrie; les travaux utiles et durables, les soins pour assurer la fortune de nos enfants, les projets qui tendent au delà d'une vie courte et passagère, nous paroissent quelque chose d'extravagant. Tranquilles pour le présent, sans inquiétude pour l'avenir, nous ne prenons la peine ni de réparer les édifices publics, ni de défricher les terres incultes, ni de cultiver celles qui sont en état de recevoir nos soins: nous vivons dans une insensibilité générale, et nous laissons tout faire à la providence.
C'est un esprit de vanité qui a établi chez les Européens l'injuste droit d'aînesse, si défavorable à la propagation, en ce qu'il porte l'attention d'un père sur un seul de ses enfants, et détourne ses yeux de tous les autres; en ce qu'il l'oblige, pour rendre solide la fortune d'un seul, de s'opposer à l'établissement de plusieurs; enfin en ce qu'il détruit l'égalité des citoyens, qui en fait toute l'opulence.
De Paris, le 4 de la lune de Rhamazan, 1718.
LETTRE CXXI.
USBEK AU MÊME.
Les pays habités par les sauvages sont ordinairement peu peuplés, par l'éloignement qu'ils ont presque tous pour le travail et la culture de la terre. Cette malheureuse aversion est si forte que, lorsqu'ils font quelque imprécation contre quelqu'un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre chose que d'être réduit à labourer un champ, croyant qu'il n'y a que la chasse et la pêche qui soit un exercice noble et digne d'eux.
Mais, comme il y a souvent des années où la chasse et la pêche rendent très-peu, ils sont désolés par des famines fréquentes; sans compter qu'il n'y a pas de pays si abondant en gibier et en poisson qui puisse donner la subsistance à un grand peuple, parce que les animaux fuient toujours les endroits trop habités.
D'ailleurs, les bourgades de sauvages, au nombre de deux ou trois cents habitants, isolées les unes des autres, ayant des intérêts aussi séparés que ceux de deux empires, ne peuvent pas se soutenir, parce qu'elles n'ont pas la ressource des grands États, dont toutes les parties se répondent et se secourent mutuellement.
Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n'est pas moins pernicieuse que la première: c'est la cruelle habitude où sont les femmes de se faire avorter, afin que leur grossesse ne les rende pas désagréables à leurs maris.
Il y a ici des lois terribles contre ce désordre; elles vont jusqu'à la fureur. Toute fille qui n'a point été déclarer sa grossesse au magistrat est punie de mort si son fruit périt: la pudeur et la honte, les accidents même, ne l'excusent jamais.
De Paris, le 9 de la lune de Rhamazan, 1718.
LETTRE CXXII.
USBEK AU MÊME.
L'effet ordinaire des colonies est d'affoiblir les pays d'où on les tire, sans peupler ceux où on les envoie.
Il faut que les hommes restent où ils sont: il y a des maladies qui viennent de ce qu'on change un bon air contre un mauvais; d'autres qui viennent précisément de ce qu'on en change.
L'air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque pays. Il agit tellement sur nous, que notre tempérament en est fixé. Lorsque nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. Les liquides étant accoutumés à une certaine consistance, les solides à une certaine disposition, tous les deux, à un certain degré de mouvement, n'en peuvent plus souffrir d'autres, et ils résistent à un nouveau pli.
Quand un pays est désert, c'est un préjugé de quelque vice particulier de la nature du climat: ainsi, quand on ôte les hommes d'un ciel heureux pour les envoyer dans un tel pays, on fait précisément le contraire de ce qu'on se propose.
Les Romains savoient cela par expérience; ils reléguoient tous les criminels en Sardaigne, et ils y faisoient passer des Juifs. Il fallut se consoler de leur perte; chose que le mépris qu'ils avoient pour ces misérables rendoit très-facile.
Le grand Cha-Abas, voulant ôter aux Turcs, le moyen d'entretenir de grosses armées sur les frontières, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, et en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très-peu de temps.
Tous les transports de peuples faits à Constantinople n'ont jamais réussi.
Ce nombre prodigieux de nègres dont nous avons parlé n'a point rempli l'Amérique.
Depuis la destruction des Juifs sous Adrien, la Palestine est sans habitants.
Il faut donc avouer que les grandes destructions sont presque irréparables, parce qu'un peuple qui manque à un certain point reste dans le même état; et si, par hasard il se rétablit, il faut des siècles pour cela.
Que si, dans un état de défaillance, la moindre des circonstances dont nous avons parlé vient à concourir, non-seulement il ne se répare pas, mais il dépérit tous les jours, et tend à son anéantissement.
L'expulsion des Maures d'Espagne se fait encore sentir comme le premier jour: bien loin que ce vide se remplisse, il devient tous les jours plus grand.
Depuis la dévastation de l'Amérique, les Espagnols, qui ont pris la place de ses anciens habitants, n'ont pu la repeupler; au contraire, par une fatalité que je ferois mieux de nommer une justice divine, les destructeurs se détruisent eux-mêmes, et se consument tous les jours.
Les princes ne doivent donc point songer à peupler de grands pays par des colonies. Je ne dis pas qu'elles ne réussissent quelquefois; il y a des climats si heureux, que l'espèce s'y multiplie toujours: témoin ces îles[E] qui ont été peuplées par des malades que quelques vaisseaux y avoient abandonnés, et qui y recouvroient aussitôt la santé.
[E] L'auteur parle peut-être de l'île de Bourbon.
Mais quand ces colonies réussiroient, au lieu d'augmenter la puissance, elles ne feroient que la partager, à moins qu'elles n'eussent très-peu d'étendue, comme sont celles que l'on envoie pour occuper quelque place pour le commerce.
Les Carthaginois avoient, comme les Espagnols, découvert l'Amérique, ou au moins de grandes îles dans lesquelles ils faisoient un commerce prodigieux: mais quand ils virent le nombre de leurs habitants diminuer, cette sage république défendit à ses sujets ce commerce et cette navigation.
J'ose le dire: au lieu de faire passer les Espagnols dans les Indes, il faudroit faire repasser les Indiens et les métifs en Espagne; il faudroit rendre à cette monarchie tous ses peuples dispersés; et, si la moitié seulement de ces grandes colonies se conservoit, l'Espagne deviendroit la puissance de l'Europe la plus redoutable.
On peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues ôtent tout le suc du tronc, et ne servent qu'à faire de l'ombrage.
Rien ne devrait corriger les princes de la fureur des conquêtes lointaines que l'exemple des Portugais et des Espagnols.
Ces deux nations ayant conquis, avec une rapidité inconcevable, des royaumes immenses, plus étonnées de leurs victoires que les peuples vaincus de leur défaite, songèrent aux moyens de les conserver, et prirent chacune pour cela une voie différente.
Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité, prirent le parti de les exterminer, et d'y envoyer d'Espagne des peuples fidèles: jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit un peuple, aussi nombreux que tous ceux de l'Europe ensemble, disparoître de la terre à l'arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes, avoir voulu en même temps découvrir aux hommes quel étoit le dernier période de la cruauté.
Par cette barbarie, ils conservèrent ce pays sous leur domination. Juge par là combien les conquêtes sont funestes, puisque les effets en sont tels: car enfin ce remède affreux étoit unique. Comment auroient-ils pu retenir tant de millions d'hommes dans l'obéissance? Comment soutenir une guerre civile de si loin? Que seroient-ils devenus, s'ils avoient donné le temps à ces peuples de revenir de l'admiration où ils étoient de l'arrivée de ces nouveaux dieux et de la crainte de leurs foudres?
Quant aux Portugais, ils prirent une voie tout opposée; ils n'employèrent pas les cruautés: aussi furent-ils bientôt chassés de tous les pays qu'ils avoient découverts. Les Hollandois favorisèrent la rébellion de ces peuples, et en profitèrent.
Quel prince envieroit le sort de ces conquérants? Qui voudroit de ces conquêtes à ces conditions? Les uns en furent aussitôt chassés; les autres en firent des déserts, et rendirent de même leur propre pays.
C'est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu'ils perdent soudain, ou à soumettre des nations qu'ils sont obligés eux-mêmes de détruire; comme cet insensé qui se consumoit à acheter des statues qu'il jetoit dans la mer, et des glaces qu'il brisoit aussitôt.
De Paris, le 18 de la lune de Rhamazan, 1718.
LETTRE CXXIII.
USBEK AU MÊME.
La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la propagation de l'espèce. Toutes les républiques en sont une preuve constante; et, plus que toutes, la Suisse et la Hollande, qui sont les deux plus mauvais pays de l'Europe, si l'on considère la nature du terrain, et qui cependant sont les plus peuplés.
Rien n'attire plus les étrangers que la liberté, et l'opulence qui la suit toujours: l'une se fait rechercher par elle-même, et les besoins attirent dans les pays où l'on trouve l'autre.
L'espèce se multiplie dans un pays où l'abondance fournit aux enfants, sans rien diminuer de la subsistance des pères.
L'égalité même des citoyens, qui produit ordinairement de l'égalité dans les fortunes, porte l'abondance et la vie dans toutes les parties du corps politique, et la répand partout.
Il n'en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbitraire: le prince, les courtisans, et quelques particuliers, possèdent toutes les richesses, pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.
Si un homme est mal à son aise, et qu'il sente qu'il fera des enfants plus pauvres que lui, il ne se mariera pas; ou s'il se marie, il craindra d'avoir un trop grand nombre d'enfants, qui pourroient achever de déranger sa fortune, et qui descendroient de la condition de leur père.
J'avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera indifféremment, soit qu'il soit riche, soit qu'il soit pauvre; cette considération ne le touche pas: il a toujours un héritage sûr à laisser à ses enfants, qui est son hoyau; et rien ne l'empêche jamais de suivre aveuglément l'instinct de la nature.
Mais à quoi sert dans un État ce nombre d'enfants qui languissent dans la misère? Ils périssent presque tous à mesure qu'ils naissent; ils ne prospèrent jamais: foibles et débiles, ils meurent en détail de mille manières, tandis qu'ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires, que la misère et la mauvaise nourriture produisent toujours; ceux qui en échappent atteignent l'âge viril sans en avoir la force, et languissent tout le reste de leur vie.
Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement si elles ne sont bien cultivées: chez les peuples misérables, l'espèce perd, et même quelquefois dégénère.
La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres passées, la crainte où étoient tous les enfants de famille qu'on ne les enrôlât dans la milice les obligeoit de se marier, et cela dans un âge trop tendre, et dans le sein de la pauvreté. De tant de mariages il naissoit bien des enfants, que l'on cherche encore en France, et que la misère, la famine et les maladies en ont fait disparoître.
Que si, dans un ciel aussi heureux, dans un royaume aussi policé que la France, on fait de pareilles remarques, que sera-ce dans les autres États?
De Paris, le 23 de la lune de Rhamazan, 1718.
LETTRE CXXIV.
USBEK AU MOLLAK MÉHÉMET ALI,
Gardien des trois tombeaux
A Com.
Que nous servent les jeûnes des immaums et les cilices des mollaks? La main de Dieu s'est deux fois appesantie sur les enfants de la loi, le soleil s'obscurcit, et semble n'éclairer plus que leurs défaites; leurs armées s'assemblent, et elles sont dissipées comme la poussière.
L'empire des Osmanlins est ébranlé par les deux plus grands échecs qu'il ait jamais reçus: un moufti chrétien ne le soutient qu'avec peine; le grand vizir d'Allemagne est le fléau de Dieu, envoyé pour châtier les sectateurs d'Omar; il porte partout la colère du ciel, irrité contre leur rébellion et leur perfidie.
Esprit sacré des immaums, tu pleures nuit et jour sur les enfants du prophète que le détestable Omar a dévoyés; tes entrailles s'émeuvent à la vue de leurs malheurs; tu désires leur conversion, et non pas leur perte; tu voudrois les voir réunis sous l'étendard d'Ali, par les larmes des saints; et non pas dispersés dans les montagnes et dans les déserts par la terreur des infidèles.
De Paris, le 1er de la lune de Chalval, 1718.
LETTRE CXXV.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Quel peut être le motif de ces libéralités immenses que les princes versent sur leurs courtisans? veulent-ils se les attacher? ils leur sont déjà acquis autant qu'ils peuvent l'être. Et d'ailleurs, s'ils acquièrent quelques-uns de leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison, qu'ils en perdent une infinité d'autres en les appauvrissant.
Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d'hommes avides et insatiables, je ne puis que les plaindre: et je les plains encore davantage lorsqu'ils n'ont pas la force de résister à des demandes toujours onéreuses à ceux qui ne demandent rien.
Je n'entends jamais parler de leurs libéralités, des grâces et des pensions qu'ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions: une foule d'idées se présente à mon esprit; il me semble que j'entends publier cette ordonnance:
«Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu'ils nous ont présentées, lesquelles ont fait jusqu'ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu'ils n'ont point manqué, depuis notre avènement à la couronne, de se trouver à notre lever; que nous les avons toujours vus sur notre passage immobiles comme des bornes; et qu'ils se sont extrêmement élevés pour regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité. Nous avons même reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe, qui nous ont supplié de faire attention qu'il étoit notoire qu'elles sont d'un entretien très-difficile; quelques-unes même très-surannées nous ont prié, branlant la tête, de faire attention qu'elles ont fait l'ornement de la cour des rois nos prédécesseurs; et que, si les généraux de leurs armées ont rendu l'État redoutable par leurs faits militaires, elles n'ont point rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec bonté, et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit:
«Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième partie du pain qu'il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution, sur chacun d'eux, aussi juste que faire se pourra.
«Défendons expressément à tous ceux qui s'appliquent à la culture de leurs héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme, d'y faire aucune réparation, de quelque espèce qu'elle soit.
«Ordonnons que toutes personnes qui s'exercent à des travaux vils et mécaniques, lesquelles n'ont jamais été au lever de notre majesté, n'achètent désormais d'habits, à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre ans en quatre ans; leur interdisons en outre très-étroitement ces petites réjouissances qu'ils avoient coutume de faire, dans leurs familles, les principales fêtes de l'année.
«Et, d'autant que nous demeurons averti que la plupart des bourgeois de nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l'établissement de leurs filles, lesquelles ne se sont rendues recommandables, dans notre État, que par une triste et ennuyeuse modestie, nous ordonnons qu'ils attendront à les marier, jusqu'à ce qu'ayant atteint l'âge limité par les ordonnances, elles viennent à les y contraindre. Défendons à nos magistrats de pourvoir à l'éducation de leurs enfants.»
De Paris, le 1er de la lune de Chalval, 1718.
LETTRE CXXVI.
RICA A ***.
On est bien embarrassé dans toutes les religions, quand il s'agit de donner une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante facilement les méchants par une longue suite de peines, dont on les menace: mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Il semble que la nature des plaisirs soit d'être d'une courte durée; l'imagination a peine à en représenter d'autres.
J'ai vu des descriptions du paradis, capables d'y faire renoncer tous les gens de bon sens: les uns font jouer sans cesse de la flûte ces ombres heureuses; d'autres les condamnent au supplice de se promener éternellement; d'autres enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d'ici-bas, n'ont pas cru que cent millions d'années fussent un terme assez long pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses.
Je me souviens à ce propos d'une histoire que j'ai ouï raconter à un homme qui avoit été dans le pays du Mogol; elle fait voir que les prêtres indiens ne sont pas moins stériles que les autres dans les idées qu'ils ont des plaisirs du paradis.
Une femme qui venoit de perdre son mari vint en cérémonie chez le gouverneur de la ville lui demander permission de se brûler: mais, comme, dans les pays soumis aux mahométans, on abolit tant qu'on peut cette cruelle coutume, il la refusa absolument.
Lorsqu'elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. Voyez, disoit-elle, comme on est gêné! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie! A-t-on jamais vu rien de pareil? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont bien brûlées? Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche, et se met à crier comme un enragé.
Il se trouva là, par hasard, un jeune bonze: Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui a mis dans l'esprit de cette femme cette fureur? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé: mais, si elle m'en croit, elle consommera son sacrifice; elle fera une action agréable au dieu Brama: aussi en sera-t-elle bien récompensée; car elle retrouvera dans l'autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari? Ah! je ne me brûle pas. Il étoit jaloux, chagrin, et d'ailleurs si vieux, que, si le dieu Brama n'a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n'a pas besoin de moi. Me brûler pour lui!... pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes, qui me séduisoient, et qui savoient de quelle manière je vivois avec lui, n'avoient garde de me tout dire: mais si le Dieu Brama n'a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur, je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien.
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1718.
LETTRE CXXVII.
RICA A USBEK.
A ***.
Je t'attends ici demain: cependant je t'envoie tes lettres d'Ispahan. Les miennes portent que l'ambassadeur du Grand Mogol a reçu ordre de sortir du royaume. On ajoute qu'on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est chargé de son éducation; qu'on l'a fait conduire dans un château, où il est très-étroitement gardé, et qu'on l'a privé de tous ses honneurs. Je suis touché du sort de ce prince, et je le plains.
Je te l'avoue, Usbek, je n'ai jamais vu couler les larmes de personne sans en être attendri: je sens de l'humanité pour les malheureux, comme s'il n'y avoit qu'eux qui fussent hommes; et les grands même, pour lesquels je trouve dans mon cœur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt qu'ils tombent.
En effet, qu'ont-ils à faire, dans la prospérité, d'une inutile tendresse? elle approche trop de l'égalité: ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande point de retour. Mais, sitôt qu'ils sont déchus de leur grandeur, il n'y a que nos plaintes qui puissent leur en rappeler l'idée.
Je trouve quelque chose de bien naïf, et même de bien grand, dans les paroles d'un prince qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis, voyant ses courtisans autour de lui qui pleuroient: Je sens, leur dit-il, à vos larmes que je suis encore votre roi.
De Paris, le 3 de la lune de Chalval, 1718.
LETTRE CXXVIII.
RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède: il assiégeoit une place dans un royaume qu'on nomme la Norwége; comme il visitoit la tranchée, seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a fait sur-le-champ arrêter son premier ministre: les états se sont assemblés, et l'ont condamné à perdre la tête.
Il étoit accusé d'un grand crime: c'étoit d'avoir calomnié la nation, et de lui avoir fait perdre la confiance de son roi: forfait qui, selon moi, mérite mille morts.
Car enfin, si c'est une mauvaise action de noircir dans l'esprit du prince le dernier de ses sujets, qu'est-ce, lorsque l'on noircit la nation entière, et qu'on lui ôte la bienveillance de celui que la providence a établi pour faire son bonheur?
Je voudrois que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent à notre saint prophète.
Tu sais que, dans les banquets sacrés où le seigneur des seigneurs descend du plus sublime trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile; on ne m'a jamais vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m'a fallu cesser d'être sobre, je n'ai point cessé d'être honnête homme; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j'ai risqué ma vie, et jamais ma vertu.
Je ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davantage; s'il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée; de manière que l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers. Mais comprends-tu qu'un homme, qui n'est que d'hier dans le ministère, qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir dans un moment l'ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie, et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va faire opprimer?
Un prince a des passions; le ministre les remue: c'est de ce côté-là qu'il dirige son ministère; il n'a point d'autre but, ni n'en veut connoître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu'il lui inspire, et par les maximes qu'il lui propose.
De Paris, le 25 de la lune de Saphar, 1719.
LETTRE CXXIX.
RICA A USBEK.
A ***.
Je passois l'autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis: il rencontra un homme de sa connoissance, qu'il me dit être un géomètre; et il n'y avoit rien qui n'y parût, car il étoit d'une rêverie profonde; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire descendre jusqu'à lui; tant il étoit occupé d'une courbe qui le tourmentoit peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d'honnêtetés, et s'apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d'un caffé où j'entrai avec eux.
Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du caffé en faisoient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étoient dans un coin. Pour lui, il parut qu'il se trouvoit dans un lieu agréable: car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s'il n'avoit pas eu la moindre teinture de géométrie.
Cependant son esprit régulier toisoit tout ce qui se disoit dans la conversation. Il ressembloit à celui qui, dans un jardin, coupoit avec son épée la tête des fleurs qui s'élevoient au-dessus des autres: martyr de sa justesse, il étoit offensé d'une saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n'étoit indifférent, pourvu qu'il fût vrai: aussi sa conversation étoit-elle singulière. Il étoit arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avoit vu un château superbe et des jardins magnifiques; et il n'avoit vu, lui, qu'un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet barlong de dix arpents: il auroit fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur; et il auroit donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d'un cadran qu'il y avoit démêlé, d'une structure fort singulière; et il s'échauffa fort contre un savant qui étoit auprès de moi, qui lui demanda si ce cadran marquoit les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie; et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avoient décrite en l'air; et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se plaignoit d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant par une inondation. Ce que vous me dites là m'est fort agréable, dit alors le géomètre: je vois que je ne me suis pas trompé dans l'observation que j'ai faite, et qu'il est au moins tombé sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée.
Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Comme il alloit assez vite, et qu'il négligeoit de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme: ils se choquèrent rudement; et de ce coup ils rejaillirent, chacun de son côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre: Je suis bien aise que vous m'ayez heurté; car j'ai une grande nouvelle à vous apprendre: je viens de donner mon Horace au public. Comment! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. Vous ne m'entendez pas, reprit l'autre: c'est une traduction de cet ancien auteur, que je viens de mettre au jour; il y a vingt ans que je m'occupe à faire des traductions.
Quoi! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous! Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n'aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des bons auteurs familière? Je ne dis pas tout à fait cela: j'estime autant qu'un autre les sublimes génies que vous travestissez; mais vous ne leur ressemblerez point; car si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais.
Les traductions sont comme ces monnoies de cuivre qui ont bien la même valeur qu'une pièce d'or, et même sont d'un plus grand usage pour le peuple; mais elles sont toujours foibles et d'un mauvais aloi.
Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts; et j'avoue que vous leur donnez bien un corps: mais vous ne leur rendez pas la vie; il y manque toujours un esprit pour les animer.
Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous les jours? Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très-mécontents l'un de l'autre,