Lettres portugaises: Publiées sur l'édition originale avec une notice préliminaire par Alexandre Piedagnel
DEUXIÈME PARTIE
LETTRE PREMIÈRE
Il est donc possible que vous ayez été un moment en colère contre moi ; et qu’avec une passion la plus tendre et la plus délicate qui fut jamais, je vous aie donné un instant de chagrin ! Hélas ! de quel remords ne serois-je point capable si je manquois à la fidélité que je vous dois ; puisque je ne m’accuse que d’un excès de délicatesse, et que je ne puis me pardonner votre courroux ? Mais pourquoi faut-il qu’il me donne ce remords ? N’ai-je pas eu raison de me plaindre, et n’offenserois-je pas votre propre passion si j’avois pu souffrir, sans murmure, que vous ayez la force de me cacher quelque chose ? Hé, bon Dieu ! je fais des reproches continuels à mon âme de ce qu’elle ne vous découvre pas assez l’ardeur de ses mouvemens, et vous voulez me cacher tous les secrets de la vôtre ! Quand mes regards sont trop languissans, il me semble qu’ils ne servent que ma tendresse, et qu’ils volent quelque chose à mon ardeur. S’ils sont trop vifs, ma langueur leur fait le même reproche, et avec les actions du monde les plus parlantes, je crois n’en pas assez dire, pendant que vous me faites des réserves d’une bagatelle. Ah ! que ce procédé m’a touchée, et que je vous aurois fait de pitié, si vous aviez pu voir tout ce qu’il m’a fait penser ! Mais pourquoi suis-je si curieuse ? Pourquoi veux-je lire dans une âme où je ne trouverois que de la tiédeur, et peut-être de l’infidélité ? C’est votre honnêteté propre qui vous rend si réservé, et je vous ai de l’obligation de votre mystère. Vous voulez m’épargner la douleur de connoître toute votre indifférence, et vous ne dissimulez vos sentimens que par pitié pour ma foiblesse. Hélas ! que ne m’avez-vous paru tel dans les commencemens de notre connoissance ! peut-être que mon cœur se fût réglé sur le vôtre. Mais vous ne vous êtes résolu à m’aimer avec peu d’empressement que quand vous avez reconnu que j’en avois jusques à la fureur. Ce n’est pourtant pas par tempérament que vous êtes si retenu. Vous êtes emporté, je l’éprouvai hier au soir. Mais, hélas ! votre emportement n’est pas fait pour le courroux, et vous n’êtes sensible qu’à ce que vous croyez des outrages. Ingrat, que vous a fait l’amour pour être si mal partagé ? Que n’employez-vous cette impétuosité pour répondre à la mienne ? Pourquoi faut-il que ces démarches précipitées ne se fassent pas pour avancer les momens de notre félicité ? Et qui diroit en vous voyant si prompt à sortir de ma chambre, quand le dépit vous en chasse, que vous êtes si lent à y venir, quand l’amour vous y appelle ? Mais je mérite bien ce traitement : j’ai pu vous ordonner quelque chose. Est-ce à un cœur tout à vous à entreprendre de vous donner des lois ? Allez, vous avez bien fait de l’en punir, et je devrois mourir de honte d’avoir cru être maîtresse d’aucun de mes mouvemens. Ah ! que vous savez bien comme il faut châtier cette espèce de révolte. Vous souvient-il de la tranquillité apparente avec laquelle vous m’offrîtes, hier au soir, de m’aider à ne plus vous voir ? Avez-vous bien pu m’offrir ce remède, ou pour mieux dire, m’avez-vous cru capable de l’accepter ? car dans la délicatesse de mon amour, il me seroit bien plus douloureux de me voir soupçonnée d’un crime, que de vous en voir commettre un. Je suis plus jalouse de ma passion que de la vôtre, et je vous pardonnerois plus aisément une infidélité que le soupçon de me la voir faire : oui, c’est de moi-même que je veux être contente plutôt que de vous. Ma tendresse m’est si précieuse, et l’estime que je fais de vous m’y fait trouver tant de gloire, que je ne sais point de plus grand crime que de vous en laisser douter. Mais comment en douteriez-vous ? Tout vous le persuade et dans votre cœur et dans le mien. Vous n’avez pas une négligence qui ne vous apprenne que je vous aime jusqu’à l’adoration ; et l’amour m’a si bien appris l’art de tirer du profit de toutes choses, qu’il n’y a pas jusques à la retenue de mes caresses qui ne vous convainque de l’excès de ma passion. N’avez-vous jamais remarqué cet effet de ma complaisance ? Combien de fois ai-je retenu les transports de ma joie à votre arrivée, parce qu’il me sembloit remarquer dans vos yeux que vous me vouliez plus de modération ? Vous m’auriez fait grand tort si vous n’aviez pas observé ma contrainte dans ces occasions ; car ces sortes de sacrifices sont les plus pénibles pour moi, que je vous aie jamais faits ; mais je ne vous les reproche point. Que m’importe que je sois parfaitement heureuse, pourvu que ce qui manque à mon bonheur augmente le vôtre ? Si vous étiez plus empressé, j’aurois le plaisir de me croire plus aimée ; mais vous n’auriez pas celui de l’être tant. Vous croiriez devoir quelque chose à votre amour, et j’ai la gloire de voir que vous ne devez rien qu’à mon inclination. N’abusez pourtant pas de cette générosité amoureuse, et n’allez pas vous aviser de la pousser jusques à m’arracher le peu d’empressement qui vous reste ; au contraire, soyez généreux à votre tour, et venez me protester que le désintéressement de ma tendresse augmente la vôtre ; que je ne hasarde rien quand je crois mettre tout au hasard, et que vous êtes aussi tendre et aussi fidèle, que je suis tendrement et fidèlement à vous.