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Lettres portugaises: Publiées sur l'édition originale avec une notice préliminaire par Alexandre Piedagnel

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PREMIÈRE PARTIE

LETTRE PREMIÈRE

Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avois fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma douleur, tout ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux, dans lesquels je voyois tant d’amour, et qui me faisoient connoître des mouvemens qui me combloient de joie, qui me tenoient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisoient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animoit, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m’est si insupportable qu’il me fera mourir en peu de temps. Cependant il me semble que j’ai quelque attachement pour des malheurs dont vous êtes la seule cause : Je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu ; et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant. J’envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent pour toute récompense de tant d’inquiétudes qu’un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments : Cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher un amant que tu ne verras jamais, qui a passé les mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui te dispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucun gré ? Mais non, je ne puis me résoudre à juger si injurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier. Je ne veux point m’imaginer que vous m’avez oubliée. Ne suis-je pas assez malheureuse, sans me tourmenter par de faux soupçons ? Et pourquoi ferois-je des efforts pour ne me plus souvenir de tous les soins que vous avez pris de me témoigner de l’amour ? J’ai été si charmée de tous ces soins, que je serois bien ingrate si je ne vous aimois avec les mêmes emportemens que ma passion me donnoit quand je jouissois des témoignages de la vôtre. Comment se peut-il faire que les souvenirs de momens si agréables soient devenus si cruels ? et faut-il que contre leur nature ils ne servent qu’à tyranniser mon cœur ? Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état : il eut des mouvemens si sensibles, qu’il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver. Je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens. Je me défendis de revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous. Je revis enfin, malgré moi, la lumière ; je me flattois de sentir que je mourois d’amour ; et d’ailleurs j’étois bien aise de n’être plus exposée à voir mon cœur déchiré par la douleur de votre absence. Après ces accidens, j’ai eu beaucoup de différentes indispositions ; mais puis-je jamais être sans maux tant que je ne vous verrai pas ? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous. Quoi ? est-ce là la récompense, que vous me donnez pour vous avoir si tendrement aimé ? Mais il n’importe, je suis résolue à vous adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne ; et je vous assure que vous ferez bien aussi de n’aimer personne. Pourriez-vous être content d’une passion moins ardente que la mienne ? Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous m’avez pourtant dit autrefois que j’étois assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d’amour, et tout le reste n’est rien. Ne remplissez plus vos lettres de choses inutiles, et ne m’écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi que vous m’avez fait espérer que vous viendrez passer quelque temps avec moi. Hélas ! pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votre vie ? S’il m’étoit possible de sortir de ce malheureux cloître, je n’attendrois pas en Portugal l’effet de vos promesses : j’irois, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde ; je n’ose me flatter que cela puisse être, je ne veux point nourrir une espérance qui me donneroit assurément quelque plaisir, et je ne veux plus être sensible qu’aux douleurs. J’avoue cependant que l’occasion que mon frère m’a donnée de vous écrire a surpris en moi quelques mouvemens de joie, et qu’elle a suspendu pour un moment le désespoir où je suis. Je vous conjure de me dire pourquoi vous vous êtes attaché à m’enchanter comme vous avez fait, puisque vous saviez bien que vous deviez m’abandonner ? Et pourquoi avez-vous été si acharné à me rendre malheureuse ? que ne me laissiez-vous en repos dans mon cloître ? Vous avois-je fait quelque injure ? Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu’en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre. Il ne sauroit séparer nos cœurs : l’amour qui est plus puissant que lui les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votre cœur et de votre fortune. Surtout venez me voir. Adieu, je ne puis quitter ce papier ; il tombera entre vos mains ; je voudrois bien avoir le même bonheur. Hélas ! insensée que je suis ! je m’aperçois que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours, et faites-moi souffrir encore plus de maux.

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