Leurs Excellences
The Project Gutenberg eBook of Leurs Excellences
Title: Leurs Excellences
Author: Brada
Illustrator: Louis Pierre Gabriel Bernard Morel-Retz
Release date: July 24, 2016 [eBook #52635]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LEURS EXCELLENCES
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en novembre 1878.
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
LEURS
EXCELLENCES
Par BRADA
Edition illustrée par STOP
PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GARANCIÈRE
1879
Tous droits réservés
L'ŒUF nº 4
I
La princesse Adalbert de Sauer-Apfel à la baronne von Nobelfamilien.
Vous voulez une longue lettre qui vous dira ce que je pense de Sauer-Apfel, ou plutôt de ses habitants. Je suis arrivée bien fatiguée, n'ayant pu, comme le prince Adalbert, dormir tout le long de la route; l'approche du château est fort majestueuse; on nous a beaucoup acclamés. Hélas! ce ne sont plus nos sujets! En montant l'avenue, j'ai récité quelques lignes de notre cher Gœthe à Adalbert; mais jusqu'ici il n'a pas de poésie dans l'âme.....
Leurs Altesses Sérénissimes m'attendaient à l'entrée, qui avait été décorée de charmantes guirlandes de feuillage et de fleurs. Derrière ma belle-mère se tenait la respectable chanoinesse de Jungferstieg, qui est sa dame d'honneur depuis trente ans, et à côté du prince le fidèle chambellan comte de Rothennase. Le prince, qui est très-gros et fort rouge avec un air imposant, m'a embrassée sur les deux joues, et la princesse m'a serrée dans ses bras; elle est habillée à la française, avec beaucoup de goût. L'excellent chambellan et la chanoinesse ont voulu me baiser la main et me rendre les mêmes honneurs que si Leurs Altesses Sérénissimes eussent encore régné dans leur capitale. J'ai été bien émue, et j'ai saisi l'occasion de citer à la chanoinesse de Jungferstieg quelques lignes de notre Schiller; elle me paraît avoir l'âme sensible et les a aussitôt répétées à ma respectable belle-mère, qui a semblé satisfaite de l'allusion.
Il y avait «grand couvert» en mon honneur; les derniers événements ont condamné les princes de Sauer-Apfel à bien des sacrifices, mais cependant quatre magnifiques valets en livrées rouges nous servaient; malheureusement il y en avait deux très-grands et deux très-petits; Son Altesse Sérénissime m'a fait observer que c'est là où conduisait le progrès! Et le chambellan m'a confié, la mort dans l'âme, que deux des valets servaient le jour dans le jardin!
Le prince a daigné boire plusieurs fois à ma santé; la princesse m'a interrogée avec sollicitude sur mes goûts et m'a demandé le prix de plusieurs choses: malheureusement je l'ignorais; elle a soupiré en regardant la chanoinesse; il paraît que les princesses de Sauer-Apfel ont toujours été renommées pour une «noble économie». Le prince ne parle que très-peu, par dignité sans doute; le chambellan et la chanoinesse se sont entretenus assez longtemps d'un comte Wolgfang et d'une comtesse Marie; je leur ai demandé si ces personnes étaient de leur famille; j'ai appris qu'il s'agissait d'un grand-oncle mort il y a cent cinquante ans et d'une noble aïeule qui vivait il y a deux siècles. Ma belle-mère nous a raconté des faits pleins d'intérêt sur l'empereur Frédéric Barberousse, dont son aïeul était le confident intime; elle a voulu savoir si quelqu'un de notre famille était à la cour de ce temps-là; j'ai dit que je vous le demanderais, ma chère tante. Ma belle-mère a ajouté qu'il était vrai que notre principauté n'avait point l'importance de l'électorat de Sauer-Apfel! elle m'a adjuré de ne jamais oublier que j'étais l'épouse d'un Sauer-Apfel. Après dîner, la chanoinesse m'a montré les portraits de toutes les princesses de Sauer-Apfel; il y en a cinquante-deux, tous parfaitement authentiques. Nous avons passé la soirée en famille; le chambellan, qui est très-bon musicien, a joué plusieurs mélodies au violon. La lune éclairait le parc et argentait la surface du lac. En rentrant dans mon appartement, j'ai composé quelques vers que j'ai ajoutés à mon album; je les ai dédiés à ma chère tante, dont je suis l'affectionnée nièce.
II
De la même à la même.
Leurs Altesses Sérénissimes me chargent de vous prier de remercier le Grand-Duc de son souvenir; mon beau-père a été heureux de voir que le Grand-Duc n'avait point oublié son fidèle allié.
Adalbert a eu un fort mal de dents la semaine passée; mais comme il est toujours dehors, exposé à tous les temps, je n'ai pas été surprise.
Il n'y a rien de nouveau à Sauer Apfel, si ce n'est que Doris se plaint de ce qu'on mange du shinken (jambon cru) à tous les repas. Je n'ai pas osé en parler à Adalbert sans consulter ma chère tante, à laquelle je confierai aussi qu'il n'y a plus de «grand couvert». Le chambellan et la chanoinesse n'acceptent jamais que d'un seul plat, et il m'a paru que la princesse éprouvait une légère surprise à me voir toujours prendre des deux qui forment le «petit couvert». Le chambellan de Rothennase parle sans cesse de grands repas que Son Altesse Sérénissime donnait autrefois... Ce temps me paraît passé. Je serais étonnée du peu de nourriture sur laquelle subsiste la chanoinesse de Jungferstieg, si Doris ne m'avait confié que la chanoinesse mange du saucisson en cachette après les repas. En revanche, Son Altesse Sérénissime me paraît prendre plus de bière et de snaps (eau-de-vie) qu'il ne serait bon pour sa santé. Le chambellan, qui a remarqué que je m'en apercevais, m'a dit en secret que Son Altesse Sérénissime cherchait à étourdir ses regrets à la pensée de ses sujets privés de son gouvernement paternel. L'électorat contenait trois cent vingt-cinq familles, dont deux cent cinquante de la première noblesse; toutes, il paraît, sont plongées dans la douleur. Je dois ajouter qu'Adalbert partage un peu trop vivement les regrets de son illustre père. Le soir, ni lui ni le prince ne sont disposés à la conversation: la princesse, la chanoinesse de Jungferstieg et le comte de Rothennase ont l'habitude de faire un whist pour des pastilles de chocolat; jamais ma belle-mère ne permet qu'on joue pour de l'argent; elle autorise la distraction, elle défend la spéculation. On m'a proposé de jouer; mais je préfère la lecture d'un de mes chers poëtes! A dix heures, le chambellan allume le bougeoir de Son Altesse Sérénissime et la précède jusqu'à son appartement.
J'avoue que je m'imaginais trouver une existence un peu plus variée, et que je regrette souvent notre belle cour de X...
Adieu, ma chère tante.
III
De la même à la même.
Je n'ai pas encore transmis votre jolie poésie à la chanoinesse, ma chère tante; je vous dirai que depuis quelques jours je lui témoigne un peu de froideur; j'ai remarqué que ses révérences devenaient de plus en plus écourtées, et le soir ce n'est vraiment plus qu'un signe de tête. Vous comprenez, ma chère tante, que ce sont des choses qu'une princesse de Sauer-Apfel et nièce du grand-duc de X... ne peut tolérer. Ce n'est pas, du reste, mon seul sujet de mécontentement. Je voulais vous cacher ces tristes dissensions; mais comme mes remontrances à Adalbert sont restées sans effet, je viens m'en remettre à vos conseils et à votre sagesse. Voici ce dont il s'agit, et je suis persuadée, ma chère tante, que vous sentirez toute la gravité de la chose. Je vous ai déjà révélé que les derniers événements ont amené de grands changements dans la manière de vivre à Sauer-Apfel; le poulailler est sous la direction personnelle de la princesse, et les œufs sont servis à table numérotés, selon leur fraîcheur, 1, 2, 3, 4, etc. Croiriez-vous, ma chère tante, qu'on persiste à m'offrir l'œuf nº 4! Son Altesse Sérénissime prend le nº 1; ma belle-mère, le nº 2; Adalbert, le nº 3, et moi, on me laisse le nº 4. J'ai fait observer à mon mari que la nièce du grand-duc régnant de X... ne pouvait accepter l'œuf nº 4, et que, si je voulais bien par respect céder le nº 1 à Son Altesse Sérénissime, j'entendais avoir l'œuf nº 2. J'ai éprouvé un refus formel. Chaque jour on m'offre le nº 4, que je n'accepte jamais. La situation est devenue si tendue que je ne puis la dissimuler plus longtemps, ma chère tante. J'attends avec impatience une lettre de vous.
IV
La baronne von Nobelfamilien à la princesse Adalbert de Sauer-Apfel.
Aussitôt après avoir lu ta chère missive, je me suis rendue chez Son Altesse Royale, à laquelle j'ai fait demander une audience particulière. Notre oncle et cher souverain m'a tendrement accueillie, et à la lecture de ta lettre, il s'est levé en répétant que cela était intolérable, que jamais la petite-fille de son frère ne devait accepter une situation si peu conforme à sa naissance. Il a immédiatement écrit de sa propre main à S. A. S. la princesse de Sauer-Apfel. Tu as eu raison, mon cher trésor, de m'avertir de ce qui arrivait. Le Grand-Duc s'est montré fort mécontent d'Adalbert, tu peux le lui dire.
V
La princesse de Sauer-Apfel à la baronne von Nobelfamilien.
Avant de répondre à la communication de S. A. R. le Grand-Duc, je veux d'abord m'adresser à vous, persuadée que votre affection pour la princesse Adalbert de Sauer-Apfel vous empêche de juger la question sous son véritable aspect. J'ai fait appel à toutes les traditions des illustres électeurs de Sauer-Apfel, j'ai consulté les lumières du chambellan de Rothennase; grâce à ses soins, nous avons appris qu'à la cour du défunt empereur Frédéric Barberousse, deux douairières de Sauer-Apfel vivaient en même temps qu'une jeune princesse Wilfrid de Sauer-Apfel à laquelle l'œuf nº 5 était offert sans qu'elle fît la moindre objection. J'oserai rappeler à la haute née madame la baronne que la parenté de la princesse Adalbert avec S. A. R. le Grand-Duc est morganatique, et que la maison de Sauer-Apfel ne compte point un seul de ces mariages. J'espère que ces raisons seront communiquées à Son Altesse Royale.
VI
La baronne von Nobelfamilien à Son Altesse Sérénissime la princesse de Sauer-Apfel.
J'ai le regret d'apprendre à Votre Altesse Sérénissime que S. A. R. le Grand-Duc a été offensé de la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire. S. A. R. le Grand-Duc, après avoir consulté ses ministres, me charge d'informer Votre Altesse Sérénissime qu'il considérerait comme une offense personnelle la continuation du refus d'offrir à la princesse, sa nièce, l'œuf nº 2; en ce cas, Son Altesse Royale lui conseillerait de rentrer à la cour de X...
VII
La princesse von Sauer-Apfel à la baronne von Nobelfamilien.
Il est sans exemple que l'épouse de l'héritier de l'électeur de Sauer-Apfel ait quitté la cour de ses parents. Son Altesse Sérénissime et moi sommes vivement attachés à S. A. R. le Grand-Duc, et le départ de sa nièce, notre chère fille, nous causerait la plus vive douleur. Imposant silence aux traditions du passé, je viens proposer que dorénavant l'œuf nº 3 soit offert à la princesse Adalbert. J'espère que Son Altesse Royale comprendra la grandeur du sacrifice que je m'impose et que je fais uniquement par respect pour son illustre famille.
VIII
Le chambellan Schwerkopf à la princesse de Sauer-Apfel.
Je suis chargé par mon auguste maître d'annoncer à Votre Altesse Sérénissime que Son Altesse Royale ne peut admettre la proposition de l'œuf nº 3 pour son illustre nièce la princesse Adalbert de Sauer-Apfel, et que dans le cas où l'œuf nº 2 lui serait refusé, les sentiments de Son Altesse Royale envers la maison de Sauer-Apfel pourraient éprouver des modifications.
Je suis de Votre Altesse Sérénissime le très-humble serviteur,
IX
La princesse Adalbert de Sauer-Apfel à sa tante.
Vous ne pouvez vous imaginer l'agitation qui règne ici. Plusieurs fois par jour la princesse a des consultations avec le chambellan et la chanoinesse; Adalbert continue à ne rien dire et refuse d'entrer en lutte avec ses parents. On m'a encore offert hier matin l'œuf nº 4, mais avant le dîner est arrivée la lettre de l'excellent Schwerkopf; la princesse a eu des attaques de nerfs, la chanoinesse s'est évanouie, et Son Altesse Sérénissime a bu trois verres de snaps: cependant le prince a déclaré que, pour en finir, il me céderait l'œuf nº 1. Ma belle-mère s'est écriée aussitôt qu'elle mourrait si elle devait voir l'électeur de Sauer-Apfel abaissé dans sa propre famille; elle s'est servie de termes très-impertinents en parlant de Son Altesse Royale, prétendant qu'il avait été bien heureux autrefois de l'alliance des Sauer-Apfel. J'attends les ordres de notre cher oncle pour savoir ce que je dois faire; mais il me semble que notre famille a été outragée.
X
La baronne von Nobelfamilien à la princesse Adalbert de Sauer-Apfel.
Ce soir le comte de Sussenlippen quitte la cour de X... pour se rendre à Sauer-Apfel; ce n'est pas la première mission délicate dont il a l'honneur d'être chargé par Son Altesse Royale. J'ai été appelée en conférence secrète chez le Grand-Duc, et j'ai communiqué à Sussenlippen toutes tes lettres; il s'est rendu parfaitement compte de la situation; il la trouve très-délicate; mais sa vieille expérience diplomatique lui indiquera la voie à suivre; sa politique sera de conciliation. Je n'ai pas besoin de te dire qu'il ne s'agit pas de concessions; la nièce de S. A. R. le grand-duc régnant de X... ne peut pas en faire. Sussenlippen a presque promis un résultat favorable; mais il n'a pas voulu dire son secret même à Son Altesse Royale. Je n'ai pas besoin de te faire part de mes inquiétudes, mon cher petit trésor.
XI
Le comte de Sussenlippen à Son Altesse Royale le grand-duc de X...
J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Altesse Royale de ma mission à Sauer-Apfel. J'ai trouvé Leurs Altesses Sérénissimes dans un état d'agitation extrême. Je les ai assurées que je venais chargé d'une mission de conciliation. Je ne puis cacher à Votre Altesse Royale que Leurs Altesses Sérénissimes, et en particulier la princesse, me paraissent remplies de prétentions impossibles à soutenir vis-à-vis de Votre Altesse Royale.
Après avoir salué la princesse Adalbert, qui m'a exprimé d'une façon touchante sa satisfaction de voir un envoyé de son auguste parent, j'ai fait demander une entrevue au chambellan de Rothennase; je lui ai alors communiqué le plan que j'ai mûri pendant deux nuits. Je l'ai donc prié de répéter à Leurs Altesses Sérénissimes que pour calmer toutes les susceptibilités, tant celles de la noble famille de X... que celles de la maison Sauer-Apfel, je proposerais que dorénavant toute la famille mange des œufs nº 4; les nos 1, 2, 3, pourraient être offerts, soit au chambellan de service, soit à la chanoinesse de Jungferstieg. Le comte de Rothennase a paru charmé de ma proposition; elle me semblait en effet de nature à tout concilier; mais j'ai le regret d'ajouter qu'en l'entendant, Leurs Altesses Sérénissimes, et spécialement la princesse, ont déclaré que jamais l'électeur de Sauer-Apfel ni son épouse ne s'abaisseraient à l'œuf nº 4. En présence de cette fin de non-recevoir, j'ai conseillé à la princesse Adalbert de garder ses appartements, et je viens d'apprendre, par une longue conversation qu'elle m'a fait l'honneur d'avoir avec elle, que la princesse a été loin de trouver à Sauer-Apfel les égards dus à la nièce de Votre Altesse Royale. Je me suis senti révolté de l'ingratitude de l'ancien électeur que Votre Altesse Royale vient encore de combler de bontés en nommant le prince Adalbert colonel du régiment des cuirassiers oranges. J'ai été frappé également de ne point trouver, excepté dans les appartements particuliers de la princesse Adalbert, de portrait de Votre Altesse Royale.
Je crains que tous les moyens de conciliation ne soient épuisés, et qu'il ne reste qu'à rappeler l'auguste princesse à la cour de Votre Altesse Royale, dont je suis le plus humble et le plus dévoué sujet.
Extrait de la Gazette officielle de X...
Hier une foule énorme et sympathique se pressait sur le chemin que devait parcourir la voiture de S. A. R. la princesse Adalbert de Sauer-Apfel, nièce de S. A. R. le Grand-Duc régnant. La princesse, accompagnée du distingué diplomate, le comte de Sussenlippen, a quitté le château de Sauer-Apfel à la suite d'événements dont la gravité nous est connue, mais que de hautes considérations politiques nous forcent à taire. Le prince Adalbert de Sauer-Apfel cesse d'être colonel du régiment des cuirassiers orange. La rupture entre les deux cours est complète.
LES PETITS POIS
A peine de retour après cinq ans de Japon, le baron de Tomy fut nommé conseiller de légation à X...—Au ministère, on lui donna avec obligeance tous les renseignements sur son nouveau chef; justement le petit T... arrivait de X..., en congé, et put éclairer complétement son collègue sur la position qui l'y attendait.—M. de Tomy apprit que sa nomination avait fait verser d'abondantes larmes aux plus beaux yeux du monde, et que sa future cheffesse ne lui voulait aucun bien de venir prendre une place si parfaitement occupée; quant au ministre, en perdant Z..., il perdait son bras droit, et cela au moment critique où se négociait le mariage de la princesse héritière, et que celui des deux prétendants qu'il importait fort à la France de faire agréer semblait en légère défaveur; le rappel de Z..., admirablement au courant de toutes les ficelles de la négociation, paraissait au représentant de la France une de ces balourdises dont un ministère, être impersonnel, est seul capable, et le remplacement de Z... par un monsieur qui arrivait du Japon, et pour qui les méandres de la diplomatie européenne seraient sans doute un mystère, mettait le comble à la maladresse. M. de Tomy constata donc, sans l'ombre d'un doute, qu'il ne serait rien moins que bienvenu: cependant il espéra secrètement que la fortune lui serait moins contraire qu'on ne voulait le lui faire croire. Il écouta avec recueillement et respect les instructions verbales de son auguste supérieur, se chargea de plusieurs missives pour ses collègues, et reçut le dépôt sacré des dépêches à remettre à son chef, la veille de son départ, et le jour en avait été assez difficile à fixer, car il avait rapporté de ses différentes missions plusieurs tendres superstitions à respecter et auxquelles il avait juré d'avoir égard; mais le mercredi et le dimanche lui appartenaient cependant encore sans réserve; aussi un samedi soir flânait-il quasi tristement vers les sept heures, quand, entrant au café Anglais pour son dernier dîner parisien, il fut surpris de se trouver nez à nez avec Z..., qu'il remplaçait.
—Tiens, vous voilà ici?
—Et vous pas encore parti? Comment cela va-t-il, retour du Japon?
—Mais pas mal. Vous allez me dire un peu, puisque vous voilà, comment on doit se comporter à X...
Ils se mirent à table ensemble. Z..., qui ne pensait qu'au fameux mariage, en fit un cours approfondi et détaillé, sans laisser percer ses regrets qu'on lui eût enlevé l'honneur de pouvoir dire que le succès était son œuvre; il fut bon prince et dit à son collègue qui il fallait flatter, qui craindre, qui tromper, qui flagorner, qui contrecarrer; quant à la jeune princesse, on n'en parlait pas.
Tomy, que le Japon avait barbarisé, demanda si elle avait des préférences; mais Z... lui montra bien clairement que ce qu'il y avait d'important là dedans c'étaient les préférences de la France, c'est-à-dire celles, des deux ou trois gros bonnets qui veillaient à sa destinée.
Tomy crut avoir admirablement compris la question du mariage, et il passa à des questions plus particulières.
—Et Son Excellence?
Z... mangeait des petits pois et en avait la bouche pleine.
—Le meilleur des hommes.
—Et la comtesse? continua Tomy en regardant dans son verre.
—Charmante femme, très-instruite.
Puis Z... ajouta avec une autre intonation:
—Mon Dieu! qu'elle aimerait donc ces petits pois!
—Vous dites, mon cher?
—Je dis que la comtesse adorerait ces petits pois; ils sont tous conservés, là-bas, et comme elle est un peu gourmande, elle les aime mieux frais... Pardon, mon cher, j'en prends encore... Mais quand on en mange depuis trois ans, qui sont durs, secs et racornis, cela vous change.
A partir de ce moment, M. de Tomy fut préoccupé et n'écouta que d'une oreille distraite Z... qui le bourrait d'adresses et d'instructions en tout point contraires à celles dont il était officiellement muni; enfin, Z... lui souhaita bon voyage sans rancune.
—Tous mes hommages à la comtesse.
—Soyez sûr que je n'y manquerai point.
Une fois seul, M. le baron de Tomy oublia promptement le mariage princier, les adresses de fournisseurs, et se posa gravement cette unique question:
—Où trouver ce soir des petits pois?
Il médita quelques minutes, rentra vivement chez lui et ordonna à son domestique d'avoir à lui faire confectionner immédiatement un sac de l'apparence la plus diplomatique.
M. Jean comprit parfaitement ce qu'il fallait à M. le baron, mais s'étonna à part lui de ce que le ministère ne fournît pas le sac avec les dépêches; cependant, comme il était homme de ressource, à onze heures, M. de Tomy était en possession de son sac.
Pour le coup, Jean fut au comble de l'ahurissement quand son maître lui demanda gravement:
—Combien de kilos entreront là dedans?
—Monsieur le baron!...
—Bien, bien... Cette corde est-elle forte, au moins? Je n'ai pas envie que ce sac s'éventre en route.
—Ah! monsieur le baron, c'est un sac de pommes de terre; à cette heure-ci je n'ai pas pu me procurer autre chose; je l'ai fait mettre à la grandeur voulue; j'espère que cela ne contrarie pas monsieur le baron... Quant à la solidité...
Jean se mit à la démontrer à grands coups de poing dans la toile.
—C'est parfait! parfait!
Et M. de Tomy regarda le sac avec une complaisance si visible qu'elle jeta le trouble final dans l'esprit de son valet de chambre.
Enfin Tomy ordonna qu'on le réveillât à quatre heures, et qu'une voiture fût prête à cinq heures précises.
—Monsieur le baron sait pourtant que le train ne part qu'à sept heures et demie.
—Jean, je vous dispense de me donner des conseils.
A cinq heures, M. de Tomy montait en voiture, son sac roulé dans une main, et de l'autre portant son nécessaire de voyage.
—A la Halle!
Mon Dieu! il avait été au Japon, mais il n'avait jamais été à la Halle; il n'était certes pas timide; mais cependant, avec son grand sac vide ballant, son costume de voyage, il sentait qu'il n'avait pas l'air d'un cuisinier, mais qu'il avait l'air drôle.
Avec pas mal de peine, il découvrit la marchande qu'il lui fallait, et fut au comble de la joie quand, à sa question hésitante si elle avait des petits pois en quantité suffisante pour remplir son sac, et il le montrait avec réserve, elle répondit de sa voix la plus sonnante:
—Celui-là et dix autres pareils, mon petit père. Et quels pois! Regardez-moi ça! (Et de ses dents, elle en écossait, puis les faisait sauter sur l'ongle.) Est-ce tendre? est-ce fin? et sucré? Goûtez voir un peu.
Il goûta; elle le regardait avec une certaine anxiété:
—Hein! c'est-y de première qualité? Donnez que je vous arrange ça.—Et elle entassa les pois dans le sac.
—Mettez-en le plus possible.
Il fut presque effrayé d'être si bien obéi; le sac, devenu ventru, était énorme; il tâta le poids et fit la grimace.
—Ah! vos douze kilos y sont, vous n'êtes pas volé!
Il en demeura persuadé et ajouta:
—Est-ce qu'ils se conserveront trois jours?
—Et vous m'en direz des nouvelles, encore.
Il porta gravement son sac à la voiture, ouvrit son nécessaire, alluma une bougie et se mit en devoir d'apposer dans tous les sens et aux deux bouts errants de la ficelle les plus gigantesques cachets; tout de suite cela prit bonne mine, et l'apparence de sac de pommes de terre disparut entièrement.
Il fut charmé et se dit:
—Je pourrai parfaitement porter cela sans être ridicule.
Jean ouvrit de grands yeux quand il vit les dimensions du sac, et que M. le baron lui défendit de le toucher, disant qu'il s'en chargerait seul. Néanmoins, il eut le temps de se rendre compte de la lourdeur, et resta convaincu que ce n'étaient pas là des dépêches.
Pendant trois jours et deux nuits, en voiture, en chemin de fer, en bateau, ce sac ne quitta pas l'œil ou la main de M. de Tomy; les grands cachets le firent regarder avec respect par le vulgaire, et Jean alla jusqu'à imaginer qu'il pouvait contenir de l'or en lingots.
Jamais M. de Tomy n'avait vécu sous le poids d'une pareille responsabilité; ce qu'il dépensa de soins, de précautions, presque de tendresse, pour défendre ce précieux sac de l'humidité, du chaud, des secousses, ne s'imagine point; il ne lut, ne mangea, ne dormit qu'autant que son sac était à l'abri de tout danger. Jean n'en revenait pas et pensa que M. le baron était chargé d'une mission qui allait le faire nommer ambassadeur.
Ils débarquèrent à X..., un assez triste matin, à cinq heures, par un jour indécis. Mais tout parut radieux au jeune diplomate; il était arrivé, et son sac était intact.
Comme il portait des dépêches et des lettres particulières, il se présenta à dix heures chez son chef; son sac l'accompagnait, et il le déposa aussi furtivement que cela était possible sous la première chaise à côté de la porte; mais le coup d'œil d'aigle du ministre avait vu.—Le comte de T... accueillit froidement, quoique courtoisement, son nouveau subordonné, devant lequel il posa de son attitude la plus digne, assis dans son fauteuil de travail, le buste renversé, et la main gauche éparpillant les papiers sur la grande table, tandis que la droite et le regard écoutaient. Le pauvre Tomy pensait qu'il n'avait jamais rencontré un pareil glaçon—toujours et toujours un: Parfaitement, parfaitement.—Enfin, la conversation officielle close, le comte de T... dit assez brusquement:
—Ah çà! qu'est-ce que c'est que ce gros sac que vous avez posé dans le coin?
Le malheureux, à qui ce sac pesait de ses trois journées et de ses deux nuits, répondit d'un air dégagé:
—Mon Dieu, monsieur le ministre, c'est tout simplement un sac de petits pois... mais oui, de petits pois. Voici comment cela est arrivé. La veille de mon départ, je rencontre Z... au café Anglais; le hasard fait qu'il me dit que vous n'avez ici que des légumes conservés, et que madame la comtesse aime les petits pois frais; alors j'ai eu l'idée de lui en apporter un sac... et les voilà.
M. de Tomy fut étonné lui-même de l'effet de sa harangue; le ministre se leva, fit le tour de sa grande table, et, paternellement, lui posant les deux mains sur les épaules:
—Mon cher enfant, ceci est tout simplement un coup de maître. Mais sans permettre à Tomy de répondre, il se rassit et écrivit deux billets dont il parut peser chaque mot.
—Veuillez être assez aimable pour sonner!
Tomy sonna docilement, se demanda quel rapport pouvait exister entre ses petits pois et la correspondance du ministre.
—Qu'on porte à l'instant ces lettres à leur adresse, et qu'on fasse demander à madame la comtesse si elle peut me recevoir avec M. le baron de Tomy.
Puis se tournant vers lui de l'abord le plus amical:
—Vous dînez avec nous ce soir, mon cher ami; je viens d'écrire au prince de V... et au conseiller de B...; nous étions légèrement en froid depuis quelques jours, le mariage traînait, je ne savais par où rompre la glace, vos petits pois sont un admirable prétexte... le prince est gourmand en diable... la comtesse va être ravie, le mariage est fait... Parlez-moi de Paris, du Japon, de tout ce que vous voudrez; je vois que nous nous entendrons parfaitement.
L'accueil de la comtesse fut encore plus réservé et plus digne que ne l'avait été celui du ministre; mais en un instant le sac se trouva placé sur la table, et, l'explication faite, Tomy vit s'éclairer et sourire le charmant visage qui le regardait assez sévèrement une seconde auparavant.
—Ah! mais c'est une idée délicieuse: donnez-moi donc des ciseaux... Monsieur de Tomy, prenez garde à mes pois; sont-ils assez frais, assez verts!
Et elle les écrasait entre ses dents, tout comme la marchande de la halle.
—Comment! vous avez eu le courage de vous charger de ce sac depuis Paris! mais c'est admirable! Mon cher ami, vous avez là un homme précieux; je ne savais pas qu'au Japon l'on apprît de si jolies manières... Comment! vous savez aussi faire la cuisine? Je vois que vous avez tous les talents.
Enfin on permit à Tomy d'aller se reposer, et on lui recommanda de dormir ferme afin d'avoir beaucoup d'esprit à six heures.
Lui parti, la comtesse pensa: C'est donc ce pauvre garçon que je détestais sans le connaître; comme il faut se méfier des jugements téméraires! Certes, le départ de Z... change ma vie, et, dans ce pays, elle n'est pas toujours gaie. Mais, enfin, il est parti, je ne peux plus le faire revenir; ce petit baron a sans nul doute infiniment d'esprit; cette idée des pois est lumineuse; je suis sûre qu'il aura une carrière brillante; je crois qu'on pourra en tirer parti. Allons, j'ai eu tort de tant pleurer; cela ne sert qu'à rendre fort laide.
Le ministre eut, sur la façon d'accommoder les pois, une longue conférence avec sa femme et le cuisinier, et il fut décidé qu'on en servirait à l'anglaise et à la française; le maître queux reçut les plus pressantes adjurations de donner à ces bienheureux pois ses soins les plus particuliers.
A six heures moins un quart, Tomy était dans le salon de la ministresse; elle le reçut comme un vieil ami.
—Vous allez goûter nos pois, dit-elle.
Puis, en quelques mots, elle lui donna tous les éclaircissements sur les nouveaux visages qu'il allait rencontrer. M. de Tomy fut présenté à chacun, par son chef, avec une sollicitude toute particulière: il était de la maison.
Le dîner fut exquis; le prince de V..., de l'humeur la plus joviale; le conseiller de B..., galant et assidu auprès de la comtesse; Tomy, plaisanté et l'objet de l'attention générale.
—Comment! c'était dans un sac à dépêches!
—Mais oui, avec d'immenses cachets; trois jours et deux nuits, et un poids de douze kilos, mon cher prince.
Le prince de V... le regardait avec aménité. Le conseiller de B... lui adressa plusieurs fois la parole.
En sortant de table, le prince dit à son hôte:
—Mon cher ministre, j'avoue que M. de Tomy me paraît un jeune homme remarquable.
Et le conseiller ajouta:
—Vous avez là un garçon qui fera parler de lui.
Le ministre répondit avec sérieux:
—Je l'avais demandé, connaissant son mérite.
Et ces messieurs de la légation constatèrent, avec une pointe de jalousie, le succès du nouveau collègue qui d'emblée avait conquis la confiance de son chef et la bienveillance de la comtesse.
Un mois après on célébrait à X... le mariage de la princesse avec le prétendant patronné par la France.
A quoi tient la destinée des hommes et des princesses!
PAUVRE THÉODORE!
Le vicomte de Raffinay s'ennuyait prodigieusement. Il avait beau, grâce à un intérim prolongé, jouir, lui, simple deuxième secrétaire, de toutes les grandeurs de la position de chargé d'affaires, il s'ennuyait. Déjà plusieurs fois il avait pesé sérieusement s'il ne conviendrait pas de mettre la clef sur la porte et de laisser la boutique se tirer d'affaire toute seule. La simple pensée de laisser la «Légation» seule faisait frémir d'horreur l'excellent chancelier, qui craignait sans doute que la «Légation» ne fût prise de mélancolie. Raffinay avait déjà écrit trois magnifiques dépêches au sujet de la peste bovine qui s'était déclarée à X..., et son gouvernement se trouvait parfaitement informé sur ce sujet; il avait aussi médité une quatrième dépêche sur les relations du grand-duché de X... avec la France, mais il avait conclu de s'en tenir à l'intention; heureusement que la chancellerie était ornée de fauteuils fort confortables; on y dormait à ravir, on y jouissait du calme le plus favorable pour fumer poétiquement un nombre illimité de cigarettes. La cire rouge, d'ailleurs, est une source de loisirs très-innocents: aussi Raffinay s'exerçait à l'étude des grands cachets, et était arrivé à une perfection remarquable; il espérait devoir à cette spécialité un avancement rapide.
Un matin qu'il bâillait avec plus d'entrain que d'habitude,—il venait de passer une heure à la fenêtre dans l'espoir d'apercevoir quelque collègue errant qui serait venu partager sa solitude,—il fut tiré de sa torpeur par la perception très-distincte d'une voix féminine discutant avec le cerbère de la légation, et d'un frou-frou de jupes des plus harmonieux. Le chargé d'affaires sonna violemment, mais au même instant le frou-frou et la voix firent une invasion violente dans le sanctuaire de la diplomatie française à X...
—Monsieur, oh! monsieur!
Et l'aimable personne qui apparaissait d'une façon si inattendue tomba sur une chaise et se mit à sangloter.
Raffinay la regardait avec une sorte de terreur respectueuse: les larmes d'une femme avaient le don de le rendre parfaitement stupide; cependant il répondit au Monsieur si expressif par un Madame bien senti; puis, observant mieux l'extrême jeunesse de sa visiteuse: Mademoiselle.
—Non, non, madame, oh! monsieur!... seulement depuis quatre jours...
Et un nouveau déluge de larmes.
Quand on est nourri des mystérieuses traditions de la diplomatie, on sait que, pour arriver à se bien comprendre, rien n'égale une attitude conciliante; et comme Raffinay ne comprenait rien à la présence inopinée, mais agréable, de la dame inconnue, il répéta après elle et avec la même conviction:
—Seulement depuis quatre jours?...
Mais au lieu de la calmer comme il l'espérait par cette concession, elle parut saisie d'un nouveau paroxysme, et s'emparant des mains de Raffinay, sur lesquelles elle courbait sa jolie tête, elle se mit à répéter presque avec des cris:
—Vous me le rendrez, monsieur, n'est-ce pas, vous me le rendrez?... Ah! Théodore!...
Puis, comme suffoquée par le même souvenir:
—Depuis quatre jours, quatre jours, ah! mon Dieu!...
Raffinay sentit la nécessité d'éclaircir la situation, qui devenait ridicule; il fit rasseoir la belle éplorée, car elle était positivement très-jolie et mise comme un ange qu'aurait habillé le bon faiseur; puis, prenant son attitude la plus officielle, il se mit en devoir de l'interroger:
—Pardon, madame, mais je n'ai pas parfaitement compris la situation. A quoi dois-je l'honneur de votre présence ici?
—Mais on l'a arrêté, monsieur, oui, les monstres l'ont arrêté! Et elle se leva comme prête à saisir à la gorge les monstres évoqués; le visage impassible du jeune secrétaire la fit retomber anéantie à sa place.
—Maintenant, madame, je continue et vous prie de me dire qui a été arrêté?
—Mais lui, mais Théodore, mon mari; ah! mon cher mari!
—Ainsi, madame, votre mari a été arrêté; à cela, il y a certainement une raison.
Raffinay arriva peu à peu à la faire s'expliquer; elle le fit avec une éloquence, une fougue, une abondance de paroles qui lui plurent singulièrement, car elles le transportaient bien loin des us et coutumes de X...
—Oui, monsieur, ils l'ont arrêté, un ange... notre voyage de noces. Ah! si ma pauvre maman savait... lui, lui... des faux billets; ah! ce changeur à Strasbourg! ce voleur! ce tigre! Lui, monsieur, c'est un homme qui lui a donné les billets. Est-ce que nous connaissons les billets de ce vilain pays? Et il en avait pris pour quatre mille francs. En pleine gare, oui, monsieur, en pleine gare, on a emmené mon mari, mon cher Théodore. Je suis sûre qu'ils l'ont jeté dans un cachot. Est-ce que vous croyez qu'ils vont le fusiller? Ah! ah! ah! ah! je me tuerai. C'est Théodore qui m'a dit de venir ici, car il a montré un sang-froid... Ah! mon Théodore... et seulement depuis quatre jours... rendez-le-moi, mon mari... oh! je vous aimerai tant!...
Cette péroraison parut douce au jeune diplomate. Il garda pendant quelques secondes un silence olympien; elle le regardait la lèvre émue, l'œil brillant, oppressée par sa vive émotion, tout son être suspendu à la réponse qu'elle attendait.
—Vraiment charmante, pensa-t-il; comme elle vous a une drôle de petite mine! Il prit une feuille de son grand papier officiel, caressa sa moustache de la main gauche, de la droite sa plume, puis, de sa voix la plus mesurée: Le nom de M. votre mari, madame?
—Théodore Jacob...
Le lorgnon du vicomte de Raffinay tomba avec un petit bruit sec sur la table, et il regarda madame Jacob avec un sourire aimable.
—D'après ce que j'ai cru comprendre, marié depuis quatre jours?
Elle fit un signe affirmatif.
—Cette catastrophe me semble évidemment désolante.
—Ah! monsieur, je le connais, il va mourir dans cette prison,—et bien naïvement,—séparé de moi.
—Je le conçois parfaitement.
Comme la jeune femme était encore très-petite fille, elle se crut forcée d'ajouter, tout en baissant les yeux:
—C'est qu'il m'aime beaucoup!
Une seconde fois, le monocle, qui avait repris sa place, retomba sur la table, et le vicomte de Raffinay prononça, avec un sourire qui sembla impitoyable à madame Jacob:
—Le cas est très-grave!
—Très-grave, ah! ah! ah!... Elle hésita un instant entre une attaque de nerfs et un évanouissement, et finit par sangloter.
Raffinay ne broncha pas.
—Oui, madame, car, enfin, M. votre mari avait en sa possession et essayait de mettre en circulation des billets faux.
—Mais on les lui avait donnés. Nous... nous sommes riches, monsieur.
Elle comprenait que, dans ce cas-là, c'était une bien meilleure défense que de dire: Nous sommes honnêtes.
—Mais, madame, quant à moi, je ne doute point de l'innocence de M. Théodore Jacob, mais il faudra la prouver, il faudra télégraphier en France, prendre des renseignements; cela peut durer trois... quatre jours... une semaine...
—Une semaine, monsieur! une semaine sans voir Théodore! jamais! Je veux partager sa prison, je le veux!
—Ceci est impossible, madame; vous resterez sous la protection de votre légation.—Et Raffinay releva noblement la tête, en pensant qu'il était lui-même cette légation.—M. votre mari sera rendu à la liberté.
Madame Théodore Jacob ne paraissait point parfaitement satisfaite et rassurée par la perspective d'être protégée par la légation; cependant elle avait séché ses larmes, ce qui la rendait infiniment plus jolie.
Le vicomte de Raffinay constata mentalement qu'il ne s'ennuyait plus.
—Madame, il y aura des démarches à faire.
—Oui, monsieur.
—Votre présence sera indispensable.
—J'irai au bout du monde pour mon cher Théodore!...
—Nous allons d'abord nous rendre chez le directeur de la police.
Pour la première fois, madame Théodore Jacob envisagea franchement le vicomte de Raffinay: il lui fit un peu peur; elle se demanda si Théodore trouverait bon qu'elle sortît seule avec ce jeune homme. Puis, la pensée de son mari étendu sur la paille humide d'un cachot lui rendit tout son courage, et s'armant de sa dignité la plus sérieuse:
—Je suis prête, monsieur...
—Vous me permettrez, madame, d'envoyer chercher une voiture, car il s'agit de ne pas perdre un instant.
—J'en ai une en bas...
—Alors, madame, je suis à vos ordres.
Dans la voiture, la jeune femme eut de nouveau recours aux sanglots; Raffinay sentit qu'il y allait de son honneur d'apaiser un peu son chagrin.
—Mon Dieu, madame, permettez-moi de vous dire que vous vous affligez trop; cette aventure est désagréable, pénible, ennuyeuse, et voilà tout; un jour ou deux de patience, et M. votre mari sera rendu à la liberté; je me mets jusque-là tout à votre disposition, et si je puis vous être bon à quelque chose, j'en serai charmé, croyez-le bien.
—Ah! monsieur, je vous remercie; mais songez qu'il y a seulement quatre jours que nous sommes mariés... Ah! si l'on m'avait prédit une chose pareille!
—Croyez-en ma vieille expérience, madame: quand vous aurez dix ans de mariage, une séparation de deux ou trois jours vous semblera moins effrayante.
Madame Théodore Jacob leva une seconde fois vers le vicomte de Raffinay son joli visage attristé: cela lui semblait drôle, ce jeune homme qui parlait de vieille expérience; elle ne savait point que MM. les diplomates se piquent d'en être pétris, après deux ans de chancellerie; elle demanda tout bonnement:
—Quel âge avez-vous, monsieur?
—Madame, j'avoue vingt-neuf ans.
—Tiens! c'est l'âge de Théodore; seulement, il est blond.
Cela fit plaisir au diplomate, qui était brun.
—Madame, vous voici chez M. le directeur de la police...
—Ah! j'ai peur!
—Pensez à M. votre mari, madame; n'ayez aucune crainte, je suis là...
—Qu'est-ce qu'on va me demander?...
—Soyez sûre, madame, qu'on vous ménagera infiniment...
Je ne vous quitterai pas, poursuivit-il. Veuillez vous appuyer sur mon bras...
Elle était tremblante comme la feuille, pâlissait et rougissait sous son voile. L'abord imposant du directeur de la police la terrifia; ses grandes lunettes, sa barbe en broussaille, tout, jusqu'à la poussière qui couvrait son bureau chargé de paperasses, lui sembla indiquer une horrible sévérité. Elle admira l'aisance de son introducteur:
—Mon cher directeur, comment traitez-vous mes nationaux? on les empoigne dans les gares; nous venons vous demander justice.
—Monsieur le chargé d'affaires, je suis plus désolé que vous; c'est un cas très-difficile, très-difficile; je pense que madame va nous expliquer; mais les billets étaient faux, monsieur le chargé d'affaires, et alors, vous comprenez...
—Non, mon cher directeur, je ne comprends rien du tout; on n'a jamais vu arrêter les gens pendant leur voyage de noces.
—Je suis désolé, vraiment désolé, madame!...
—Il y a là une erreur étonnante...
La jeune femme se jeta à la rescousse.
—Monsieur le commissaire de police, c'est le changeur à Strasbourg, je vous le jure. Ah! rendez-moi mon mari.
—Je veux bien... je veux bien... madame.
Ici, Raffinay reprit son rôle.
—Permettez, madame, que j'explique la chose à M. le directeur de la police...
Et les deux hommes se reculèrent jusqu'à l'embrasure de la croisée. La pauvre petite femme épiait leurs regards, voyait leurs sourires et pensait:
—Ah! Théodore, qu'est-ce qu'on va lui donner pour son déjeuner? Et lui qui s'ennuie s'il reste une heure sans m'embrasser... Comme ce monsieur est bien! Je savais que les diplomates étaient tous distingués... (et un petit soupir, car Théodore est dans les châles en gros)... Jamais Aglaé ne voudra croire que je me suis promenée toute seule avec un jeune homme; il est vicomte! comme il a été bon pour moi, je le dirai à Théodore.—Qu'est-ce qu'ils disent?—Ah! mon Théodore chéri, je pense à toi, va! (Un nouveau soupir.)
Raffinay revint vers elle.
—Madame, je vais être admis à voir M. votre mari.
—Ah! monsieur, ah! où l'a-t-on mis?... Pas dans un cachot?
L'excellent directeur de la police se sentait déjà plein d'intérêt pour cette pauvre jeune femme, quoiqu'il fût persuadé, jusqu'à preuve du contraire, que M. Théodore Jacob était un filou.
—Un cachot! non, non, madame, n'ayez pas peur!... Je regrette beaucoup, croyez, madame, beaucoup, beaucoup, mais il est impossible d'éviter une détention préventive, n'est-ce pas, monsieur le chargé d'affaires?
—Impossible, en effet, d'éviter une détention préventive... et même de quelque durée... ajouta Raffinay, qui commençait à entrevoir une charmante aubaine.
Le directeur de la police les accompagna jusqu'à la seconde porte, toujours en répétant:
—Croyez, madame, que je regrette beaucoup, beaucoup.
Et comme, malgré sa barbe hérissée, M. le directeur de la police était bonhomme au fond, il ajouta:
—Que M. le secrétaire de la légation veuille bien repasser dans une heure; j'aurai examiné l'affaire d'ici là, et nous aviserons tous les deux aux moyens d'une solution prompte.
Dès qu'ils furent dehors, la première parole de Raffinay étonna étrangement madame Jacob.
—Si j'ose vous le demander, madame, vous ne devez pas avoir déjeuné?
Elle avoua, en pleurant, qu'elle avait très-faim.
—Eh bien! madame, les circonstances sont telles, si particulières et si impérieuses à la fois, que je vais vous proposer de venir déjeuner chez un garçon; à l'hôtel, on ferait attendre; dans un restaurant, cela serait d'un effet fâcheux, tandis que, chez moi, vous déjeunerez tranquillement, et un temps précieux ne sera pas perdu.
Elle restait devant lui, effarouchée et craintive, ne sachant pas s'il fallait dire oui ou non.—Il lui en épargna la peine.
—J'étais persuadé, madame, que votre bon sens vous ferait dire oui, tout simplement, et je vous en remercie.
Comme elle était encore très-sérieuse, il ajouta en souriant:
—Ce sera, sans doute, le premier ménage de garçon avec lequel vous ferez connaissance?
—Ah! non, j'ai été avec maman voir l'appartement de Théodore.
—Vraiment? eh bien, vous constaterez si nous avons les mêmes goûts. M. votre mari aime-t-il le bric-à-brac?
—Lui! Oh! c'est un homme tout à fait sérieux et établi; il n'a pas le temps de s'occuper de ces choses-là.
—C'est toujours regrettable pour une femme.
Nouveau silence rempli de méditation de part et d'autre; car, au bout de quelques secondes, elle dit d'une voix tremblante:
—Comme vous êtes bon pour moi, monsieur!
Raffinay souhaita du fond du cœur que M. Théodore Jacob passât plusieurs jours en prison.
Ce déjeuner fut une surprise et un plaisir tels que le pauvre Théodore, dans son cachot, fut légèrement oublié. Le jeune homme fut respectueux, galant, empressé, et cela fit trouver les bons baisers sonores de M. Jacob un peu vulgaires. Elle qui, toute sa vie, n'avait vécu que dans des intérieurs cossus, il est vrai, mais strictement simples et bourgeois; elle dont le nouvel appartement, qui lui avait paru délicieux avant de quitter Paris, était meublé sans l'ombre d'une prétention au bon goût, se trouva soudain parfaitement à l'aise, au milieu de ce fouillis riche et élégant; les gravures, les tableaux, les livres, les armes, les potiches, les soies diverses, les portières baroques lui parurent les accessoires les plus naturels. Son chez elle lui sembla hideux en souvenir, et elle se jura que son appartement ressemblerait à celui qu'elle voyait; on lui en fit connaître tous les trésors; il remua, bouleversa, lui montra tout ce qui pouvait l'amuser; elle y allait avec la bonne foi d'une pensionnaire, répétant naïvement:—Je n'ai jamais rien vu de si joli. Et elle commença à comprendre qu'il y avait des raffinements d'existence que Théodore ne connaîtrait jamais.—Pauvre Théodore! elle ne l'oubliait cependant pas, car, à chaque pause, elle hasardait:
—Mon mari, monsieur, mon mari, n'oubliez pas que dans une heure.....
—Soyez sans crainte, madame, il faut nécessairement attendre les réponses à nos dépêches; vous êtes moins inquiète, j'espère: vous voyez que rien n'est épargné pour arriver au résultat que vous désirez; mais, en attendant, il faut vous distraire... La tristesse pourrait vous rendre malade, et ce n'est pas ce que désire M. votre mari. Certainement cette séparation est pénible, mais elle ne durera pas, tandis qu'il y en a d'autres qui peuvent être bien douloureuses..., et dont il n'est pas donné de voir la fin...
Cette délicate allusion ne fut pas perdue, mais madame Théodore Jacob n'avait encore lu que les romans du Journal des demoiselles, et elle ne sut comment la relever; elle comprenait seulement très-clairement qu'il fallait être triste et malheureuse quand on a son mari en prison et au secret.
—Une promenade à la campagne vous ferait du bien, madame.
—Oui... mais...
—Ce sera absolument comme vous voudrez.
La jolie créature commençait à se trouver mal à l'aise, et pourtant elle n'eût voulu pour rien offenser ce monsieur si aimable.
—Vous aurez la bonté de demander à mon mari ce qu'il veut... ce qu'il désire: je dois lui obéir.—Et prenant courageusement son parti, elle se leva.—Je crois qu'il faut que vous alliez le trouver maintenant, monsieur... Elle avait ressaisi son courage, et sa gaieté commençait à l'embarrasser. Pourtant, M. de Raffinay était bien charmant!... Et comme il la regardait!... Avec quel feu contenu par le respect!... Décidément, madame Théodore ne savait plus trop où elle en était, et il lui fallut un grand effort pour se diriger vers la porte:
—J'irai vous attendre à l'hôtel, monsieur.
Il vit qu'elle le voulait, et l'y ramena avec toute sorte d'égards.
A quoi bon, d'ailleurs, brusquer un dénoûment? N'avait-il pas tout le temps devant lui?...
Madame Théodore supporta assez bravement la curiosité de son retour, les chuchotements sur son passage; il lui serra la main en la quittant.
—Dans une heure, madame, je suis ici. Courage, courage, je vous en prie; il faut que je dise à M. votre mari que vous n'êtes pas triste.
—Oui, monsieur, oui.
Raffinay sauta en voiture, le cœur léger et l'esprit courant les rêves. Tout en allumant son cigare, il répétait: Pauvre Théodore! pauvre Théodore!...
Comme on pense, il se garda bien de retourner chez M. le directeur de la police.
Ayant bien ruminé son plan, une heure après, il revenait à l'hôtel; il aurait trouvé inutile de pénétrer jusqu'à M. Jacob; il y aurait eu des empêchements... des formalités... mais le soir, il espérait... Et, en attendant, il venait proposer une promenade en voiture...
Le garçon lui ouvrit la porte du nº 33 d'un air allègre... Une jeune femme était assise sur les genoux d'un monsieur quelle embrassait en pleurant; au bruit, elle sauta sur ses pieds.
—Ah! monsieur, merci, merci! Voilà dix minutes que Théodore est là. Ah! nous sommes si heureux! mon mari est si reconnaissant de votre amabilité!
M. de Raffinay fit bonne contenance.
—Je venais vous féliciter, madame... Monsieur, je suis ravi...
Pauvre Théodore, il ne saura jamais tout ce qu'il a dû, ce jour-là, à M. le directeur de la police de X... pour l'avoir mis en liberté sans autre forme de procès.
OU LOGERA SON EXCELLENCE
I
«S. Exc. le comte de Schongesicht, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse près la république helvétique, est nommé dans les mêmes qualités auprès de S. A. R. le grand-duc de X...»
La nouvelle contenue dans ces lignes de la Gazette officielle fut on ne peut mieux accueillie à X..., par le Grand-Duc d'abord, par sa cour, et par l'imposant aréopage qui composait le Corps diplomatique.
Le nouveau ministre arrivait précédé d'une auréole d'amabilité. La comtesse Dorothée de L..., demoiselle d'honneur de S. A. R. la Grande-Duchesse, passait pour avoir éprouvé jadis à son égard la plus vive passion. Cette passion avait vu le jour à Berlin, où la comtesse Dorothée avait séjourné une semaine, époque qui faisait date dans son existence; aussi, oubliant les quinze années écoulées et surtout l'existence d'une comtesse de Schongesicht, la comtesse Dorothée se rappelait avec complaisance certaine valse dont le souvenir lui était toujours très-vif.
L'émotion de la comtesse Dorothée était largement partagée. La venue de S. Exc. le comte de Schongesicht était pour X... un véritable et sérieux événement. Cela intéressait en premier lieu S. A. R. le Grand-Duc lui-même, et on le savait charmé de la nouvelle nomination; puis toutes les femmes jeunes et jolies, ou qui avaient été jeunes et jolies, ou qui se croyaient jeunes et jolies, car Metlieeff, qui pendant longtemps avait eu la spécialité de ravager à X... les cœurs aristocratiques, commençait à se faire vieux et à ne s'intéresser plus qu'aux bons dîners. Enfin, le respectable commerce de X... subissait une attente fiévreuse, car il s'agissait de savoir si S. Exc. la comtesse de Schongesicht patronerait Muller, qui avait toutes les nouveautés de Paris et importait les modes les plus excentriques, ou si elle irait chez Altestein, la maison la plus ancienne et tout allemande; si elle se servirait pour les délicatesses chez Siegenfuss, comme le baron de Stolzenheit, ou chez Schivenfuss, comme la majorité du Corps diplomatique. S. Exc. le comte de Schongesicht ferait-il l'honneur de ses commandes au tailleur de Son Altesse Royale? Et enfin, où s'installeraient Leurs Excellences? Dans le vieux quartier, ou près du Jardin vert? Depuis le boucher de la cour jusqu'à Son Altesse Royale, tout le monde émettait des avis sur ces graves questions. Les collègues aussi causaient, car il était d'une majeure importance pour MM. les secrétaires et attachés de savoir si la comtesse de Schongesicht était jeune et jolie, prude ou bonne enfant. D'un autre côté, depuis la très-respectable épouse du vieux ministre résident de Belgique, jusqu'à la folâtre madame de Riskoff, de la légation de Russie, pas une femme de tout le petit clan cosmopolite pour qui un nouveau visage masculin ne fût une manne du ciel. Et Schongesicht avait été attaché à Paris; et Schongesicht y avait eu un scandale avec une danseuse! Il devait être charmant.
A sa première apparition dans le monde de X..., le comte de Schongesicht fut acclamé de prime abord. En effet, il était impossible de se montrer plus insolemment poli, plus courtoisement conquérant. Il avait peine, évidemment, à porter le poids des lauriers de sa patrie; mais enfin, avec un effort soutenu, il y parvenait. Envers le Grand-Duc, il fut plein d'une affabilité protectrice, toujours prêt à l'assurer que son auguste souverain était parfaitement décidé d'octroyer à S. A. R. le Grand-Duc de vivre encore quelques années encore, et que lui, Schongesicht, s'en portait volontiers garant. Toutes les conseillères particulières raffolèrent de ses galanteries précieuses, car pour Son Excellence les compliments aux femmes faisaient évidemment partie de sa ligne de conduite.
Le succès des Schongesicht fut complet, et ils acceptèrent avec bonté toutes les invitations. Rien de plus majestueux que leur entrée dans un salon. La comtesse de Schongesicht (née von Tock) n'arborait que les couleurs les plus vives, et avait résolu de faire tenir sur sa volumineuse personne le nombre le plus incalculable de nœuds, de ruches, de doubles jupes, et comme on n'avait pas dans tout X... à lui opposer une personne d'une taille plus majestueuse, ni des épaules plus larges et plus charnues, elle triomphait. Quant à Son Excellence, il représentait la quintessence de la morgue prussienne, ce à quoi rien ne ressemble sous le ciel. Il ne portait pas sa tête, il l'exhibait; un demi-sourire sardonique était figé sur ses lèvres; sa brochette de décorations, longue et fournie, pendait nonchalamment, et comme par faveur, au revers de son habit. Quant à l'Aigle rouge, qu'il portait au col, on comprenait à première vue que ce ruban-là empêcherait seul un homme d'être guillotiné.
Et avec cela, si avenant! La comtesse de Schongesicht fit sa tournée de visites de la façon la plus gracieuse. Elle mit toute la bonne volonté possible à parler d'elle-même et de ses affaires dans le plus grand détail. On sut, au bout de peu de jours, les inquiétudes causées par la croissance de la charmante Hilda, les étonnantes dispositions du précoce Wilhelm; on apprit, à un thaler près, ce que recevait par an la Mademoiselle française de Berne qui présidait à l'éducation de mademoiselle Hilda. Toute la ville s'occupait à trouver des domestiques à l'aimable comtesse, et les meilleures, les plus entendues ménagères de X..., où l'on se pique de l'être, mettaient à son service leurs lumières et leur expérience.
Mais ce qui occupait en première ligne la comtesse de Schongesicht (née von Tock), c'était le choix d'une maison. D'après tout ce qui était absolument nécessaire, on craignit bientôt que X... ne contînt pas de local disponible répondant même de loin à tant d'exigences. On en était arrivé à engager des paris; c'était la distraction des soirées intimes entre collègues amis: Metlieeff tenait que Schongesicht demanderait à son gouvernement de faire évacuer la caserne; la jolie baronne, la chargée d'affaires de France, tenait pour le palais. On enverrait le Grand-Duc à Ludwigsglück, et tout serait dit. En attendant, les tapis de Smyrne de la comtesse de Schongesicht étaient conservés dans le poivre!
II
Tout galant qu'il fût, Son Excellence passait pour un époux modèle; la comtesse de Schongesicht (née von Tock) vantait sans cesse les vertus conjugales de son Otto, car il s'appelait Otto, comme l'illustre chancelier; car le comte de Schongesicht montrait vis-à-vis de ces pauvres personnes, le chargé d'affaires de France et sa femme, l'attitude la plus conciliante; on disait même qu'il avait promis à la jolie baronne d'écrire en haut lieu au sujet d'un certain caporal bavarois dont elle avait raconté les exploits pendant la guerre. La comtesse de Schongesicht avait assuré avec bonté la chère baronne que son mari lui trouvait beaucoup d'esprit, et que lui, qui avait horreur en général de l'esprit léger des Français, faisait une exception en sa faveur; ceci avait été raconté par la comtesse de Schongesicht en plusieurs bons endroits, et accueilli avec le respect dû à un jugement aussi compétent.
Son Excellence avait loué également à plusieurs reprises la jolie maison de la baronne; mais la comtesse de Schongesicht ajoutait aussitôt que, quoique très-convenable pour le chargé d'affaires de France, pour eux la maison aurait été beaucoup trop petite! Véritablement, elle désespérait de s'installer jamais à X...
La baronne, elle, ne trouvait S. Exc. le ministre de Prusse qu'un peu trop aimable. Passe encore de répondre à ses divagations sur la littérature française qu'il adorait. Son Excellence confia, en effet, à la baronne que Béranger était son poëte favori, et, au dîner chez le ministre des affaires étrangères, lui récita des fragments du Dieu des bonnes gens. Mais des généralités littéraires, Son Excellence en arriva bientôt à des particularités plus intimes, et elle dut s'écouter révéler en stricte confidence par Schongesicht que son véritable caractère, plein d'ardeur et de fougue, lui rendait bien difficile à porter le harnais diplomatique!
Ajoutez que Son Excellence n'avait nullement besoin d'encouragement: avec la plus exquise assurance, il accaparait la place à côté de la baronne, absolument comme s'il eût été attendu ou désiré. Et de fait, pourquoi ne l'eût-il pas été quelque peu? Loin de nuire à la jolie baronne, ces attentions illustres valaient à la femme du chargé d'affaires de France les meilleurs sourires de toutes les nobles dames de X..., et les Machiavels de l'endroit se demandaient déjà comment on pourrait utiliser cette influence! Jusque-là, cependant, l'amoureux ministre avait été consigné à la porte de la jolie maison du Weisstrasse où demeurait la baronne, et n'entrait présenter ses hommages qu'aux heures les plus officielles. Mais voilà qu'un beau matin il fut admis sans pourparler. Un doux espoir traversa son esprit: elle y venait donc, cette Française jeune et moqueuse!...
Elle était seule, sûrement elle avait deviné sa visite; aussi, très-enhardi, il commença par se plaindre tendrement qu'on ne le recevait jamais, qu'il y avait parti pris.
—Mais non, mon cher ministre; je suis à mon speisse kamer, je pèse le sucre pour les confitures.
—Je ne le crois pas.
—Douteriez-vous, par hasard, de mes vertus domestiques?
—Vous êtes trop jolie et spirituelle pour ces choses-là.
—Vraiment, comme vous arrangez cela! Cependant madame Schongesicht m'a répété que vous aviez horreur du caractère léger des Français.
—Mais pas de celui des Françaises, chère baronne, pas de celui des Françaises.
Ceci avec le plus tendre regard.
—Vous devenez si galant que je vais croire que vous êtes Français, vous aussi.
—Je serai tout ce qu'il faudra pour vous plaire!
Et il devint éloquent sur ses mérites, sur ses sentiments, et fit clairement entendre à la baronne qu'être aimée de lui, Schongesicht, était une part de reine.
On ne lui dit ni oui ni non, et Metlieeff entrant, elle finit sa phrase par un: «Ah! madame de Schongesicht est bien heureuse!»
—Pour le coup, c'est clair! pensa Son Excellence. Et il s'en fut d'un pas si important que, tout habitué que fût le chasseur de Son Excellence à cette allure, il en resta frappé d'admiration.
Quant à madame de Schongesicht, le visage sévère de son époux la persuada qu'il était engagé dans quelque sérieuse négociation, et pour l'en distraire, et avec les meilleures intentions, elle eut recours à de petites mines fringantes qu'elle adoptait volontiers vis-à-vis de son Otto. La tentative lui valut un rappel assez sec au sentiment de sa dignité. Ah! qu'elle était fière de son mari!
Le ministre sortit à huit heures sans donner d'explication, et madame de Schongesicht le suivit en pensée à quelque audience particulière de S. A. R. le Grand-Duc.—Il allait tout simplement au théâtre de Gœthe, et, à huit heures et demie, sa présence était signalée dans la loge du Geschaft-Trager de France.
Le lendemain, tout heureux, Son Excellence retourna chez la baronne. Elle ne recevait pas; l'ordre était formel, il fallut se résigner à laisser sa carte. Une heure après, un petit billet plié en tricorne était remis à Son Excellence.
«Aimable Excellence, écrivait-on, je ne sais comment on a compris mes ordres ce matin. Venez me voir: je serai chez moi à cinq heures.
«J'ai une grande nouvelle à vous annoncer.
Le comte de Schongesicht vit rose! Il ne chercha pas quelle était la nouvelle: il était attendu!
On n'est pas diplomate pour rien, et il commença par aller prescrire à la comtesse de Schongesicht une tournée de visites à l'autre bout de la ville, lui recommandant de n'en pas manquer une seule. Son Excellence procéda ensuite à la toilette la plus minutieuse et se trouva prête encore trois quarts d'heure trop tôt. Enfin l'heure sonna. En arrivant au Weisstrasse, il remarqua dans l'antichambre une certaine agitation. Au salon, on parlait, et il y trouva le vicomte de Vatoujour écrivant sous la dictée de la baronne; elle ne s'arrêta qu'une seconde pour lui serrer la main, lui fit de la tête signe de s'asseoir, reprit sa dictée et, au bout de deux longues minutes, expédia le jeune attaché, que Son Excellence vit disparaître avec une joie sans mélange.
—Eh bien! vous savez déjà la nouvelle, n'est-ce pas? Nous partons: mon mari est nommé à Athènes!
Elle dit cela tout en arrangeant son bureau, mais du coin de l'œil elle ne perdit rien de la confusion de Son Excellence.
Il ne trouva qu'un mot dans son trouble:
—C'est un avancement...
—Oui, et je vous remercie d'y penser.
—Et depuis quand cette nomination?
—Elle est officielle de ce matin.
Il avait eu le temps de se ressaisir, et, avec conviction, il reprit:
—C'est une triste nouvelle pour moi!
—Et pour moi; j'ai encore un bail de deux ans.
—Mais en dehors de cela...
—Il y a les pour et les contre.
Elle avait l'air si clément, que Son Excellence demanda:
—Ah! si j'osais croire!...
—Croyez que je vous dirai adieu avec beaucoup de regret.
Schongesicht se rapprocha, et prenant la main de la baronne pour la baiser, on le laissa faire.
—Mais vous ne partez pas tout de suite?
—Dans quinze jours: c'est l'ordre supérieur. Ne prenez pas l'air tragique: on se retrouve toujours dans notre carrière.
—Comme vous êtes indifférente!
—C'est vrai; en ce moment je n'ai pas d'autre idée que ce malheureux bail; je viens d'envoyer Vatoujour chez tous les agents.
—Puis-je vous être bon à quelque chose? Vous savez que je ferai tout pour vous être agréable.
—Alors, prenez ma maison.
Il la regarda pétrifié.
—C'est que... que... madame de Schongesicht...
—Je sais, il lui faut un palais; quelle folie! Est-ce que vous resterez ici, vous? Je parie qu'avant un an vous êtes nommé à un grand poste; vous auriez bien tort de prendre une installation sérieuse; réservez-vous donc pour une ville qui en vaille la peine.
Soit que la raison lui parût juste, soit qu'il eût tout de suite entrevu le parti qu'il allait pouvoir tirer d'une petite complicité d'intérêts, Son Excellence répondit, rassérénée:
—Certainement... Et puis, à vrai dire, je trouve cette maison charmante.
—Voulez-vous que je vous la fasse visiter?
—Avec plaisir, baronne.
—Je commence. Ceci, monsieur le comte, est le petit salon: vous voyez, il est joli, clair, bien décoré...
—J'y ai passé de bien doux moments, soupira Son Excellence.
—J'en suis charmée. Voyons, prenez ces bougies et éclairez-moi. Ceci est le salon de réception: je prie Son Excellence d'en observer les proportions... Et il y a un parquet...
La baronne fit une petite glissade pour démontrer la bonté du parquet.
—Comment voulez-vous que je regarde autre chose que vous?
—Trop aimable, mais regardez d'abord ma salle à manger; y en a-t-il une plus agréable à X...?
—C'est vous qui la rendiez agréable.
—Ne renversez pas de bougie sur le tapis... Nous allons monter maintenant, et je vais vous faire pénétrer dans mes appartements particuliers.
Et, arrivés à l'étage supérieur:
—Voici une très-belle chambre à coucher; je ne vous cacherai pas que c'est celle où je respire. Tenez donc ces bougeoirs, je vous en conjure.
Son Excellence se préparait à s'en débarrasser pour mieux souligner ses phrases.
—Après... après, les déclarations; soyons sérieux un instant, Excellence, et visitons la maison. Une... deux... trois... quatre chambres à coucher... et des armoires... je vous prie de noter mes armoires. Maintenant nous allons monter au grenier, et je vous mènerai à la cave. Ah! vous savez, les affaires sont les affaires.
Si les douces espérances de Son Excellence ne se réalisèrent pas positivement ce jour-là, c'est qu'à coup sûr le temps manqua pour visiter la cave et le grenier. Mais, en homme sûr de son fait, le lendemain, Son Excellence écrivait:
«Si vous avez la bonté de me le permettre, je passerai chez vous aujourd'hui pour visiter une seconde fois la maison. Je ne me suis pas bien rendu compte du second étage.
On lui répondit immédiatement:
«Mais oui; venez après onze heures et demie, on vous laissera entrer.
Son Excellence visita une seconde fois la maison du haut en bas, mais cette fois respectueusement escorté par le maître d'hôtel de la baronne. L'inspection consciencieusement faite, Son Excellence reparut au salon, espérant un léger dédommagement; mais il n'y avait pas à placer une phrase.—M. Levy était là pour parler à madame la baronne au sujet de la maison; il n'était pas parti que M. Schwartz apparaissait pour le même motif.—Son Excellence s'en alla désespérée et décidée à tout.
De la comtesse de Schongesicht à la baronne de T...
«J'apprends avec le plus grand regret la nouvelle de votre départ. J'ai été vraiment désolée d'être sortie quand vous êtes venue hier. Voulez-vous me permettre de venir visiter votre maison? je l'ai toujours trouvée si jolie! et maintenant que j'ai le regret de penser qu'elle va être libre, je crois qu'elle pourrait peut-être me convenir.
«née von Tock.»
On ne saura jamais comment Son Excellence parvint à persuader à la comtesse de Schongesicht qu'elle avait toujours désiré la maison du Weisstrasse. La baronne fut modeste, du reste, et dénigra sa maison avec la meilleure grâce, en signala tous les défauts, et répéta à satiété que la comtesse Schongesicht ne pouvait, naturellement, y voir qu'un pied-à-terre, en attendant le grand poste qui était certain. Madame de Schongesicht elle-même expliqua la chose ainsi, quand, à la surprise générale, on apprit à X... que S. Exc. le ministre de Prusse prenait le bail du chargé d'affaires de France.
Le comte de Schongesicht à la baronne de T...
«Le vieux Levy a mes ordres pour vous porter le bail signé ce matin. J'espère qu'on pourra maintenant vous parler d'autre chose que de votre location.
«Je serai chez vous à une heure.»
La baronne de T... au comte de Schongesicht.
«Je suis renfermée dans ma chambre par une grippe affreuse; défense de voir qui que ce soit; mon mari recevra Levy.
Le lendemain.
«Que de remercîments à vous faire pour ce bail si obligeamment signé! J'ai été désolée de vous manquer encore hier; nous partons huit jours plus tôt, c'est l'ordre. Adieu et au revoir! je me mets en route ce soir à six heures.
SOULIERS GALANTS
Le ministre des affaires étrangères à X... était l'heureux mari d'une femme charmante. Son Excellence approchait de la soixantaine, tandis que madame la marquise abordait à peine une florissante trentaine. Le ministre était fort aimable, la ministresse ne l'était pas moins, seulement quelque peu capricieuse; la plus serviable amie, toute pleine d'un zèle militant, mais une assez rancunière ennemie, et, malheureusement, les plus en faveur la veille n'étaient pas sûrs le lendemain de la même fortune. Une coterie intime entourait invariablement la marquise, mais les personnages changeaient, ce qui aurait pu expliquer bien des avancements de carrière, bien des changements de destination, dont la cause était restée voilée aux yeux du profane. Aussi les secrétaires du plus bel avenir, les jeunes attachés les plus aimables, ne prenaient-ils jamais un congé sans venir déposer aux pieds de la marquise l'humble hommage de leurs respects. Quelques esprits frondeurs avaient voulu, en vérité, tenir tête à cette occulte influence; mais, le plus souvent, ils finissaient par aller rafraîchir leur mauvaise humeur dans quelque poste de l'extrême Orient.
En revanche, les serviteurs empressés étaient l'objet de sa vigilante protection, et il était patent que ces messieurs de la légation de Paris jouissaient d'une considération toute particulière. Pas un, du reste, qui ne se déclarât compétent à exécuter les plus difficiles commissions féminines; celui-là allait quérir des plumes à la rue du Caire (on croit encore à la rue du Caire par delà la frontière), l'autre se chargeait d'assortir les rubans et de transmettre au couturier les plus minutieuses indications.
Le plus affairé et le plus exact entre tous était le jeune Ottobini, des princes de ce nom; il avait le privilége exclusif de présider aux commandes délicates des gants et des chaussures. Ce qu'il dépensait à cette tâche de soin, d'attention; ce qu'il y consacrait de journées, justifiait sans doute de fréquentes absences de la chancellerie, absences dont il était de fort mauvais goût de parler au ministre. Le rêve d'avenir d'Ottobini consistait uniquement dans l'espoir de prolonger indéfiniment son séjour à Paris. Après avoir dansé dans tous les bals comme attaché, il espérait mener les cotillons comme secrétaire, et enfin, comme conseiller, dîner finement dans les meilleures maisons. Ses rêves d'avenir s'arrêtaient là, et Ottobini laissait au hasard le soin du parafe final. Cependant, comme ce programme devait être difficile à exécuter, vu les traditions de carrière et autres, Ottobini cultivait avec une suite et une patience bien méritoires les influences dont il espérait tout, et, de plus, savait, sans l'afficher, n'être point exclusif, laissant la porte ouverte à cette éventualité redoutable: un changement de ministère.
Un matin, arrivant à la légation, Ottobini trouva une missive confidentielle de la marquise; l'enveloppe était si bien bourrée de petits échantillons de soie qu'elle avait paru presque suspecte à la poste. La chose était sérieuse. Il fallait, pour les toilettes dont on mandait les nuances délicates, faire confectionner les souliers les plus nouveaux, les plus élégants, les plus séduisants; il s'agissait d'être noblement sous les armes pour la réception de très-hauts princes d'une cour du Nord. Les derniers souliers reçus étaient rococo; on en voyait d'absolument pareils chez les marchands de X... On devait à toute force sortir de cette désolante banalité.
Ottobini, en homme aimable, n'était pas sans avoir des relations dans des mondes ondoyants et divers. La marquise le lui insinuait, ajoutant que, pour la servir, il saurait les mettre à profit et se faire renseigner sur les élégances les plus raffinées. La lettre se terminait par le conseil amical de trouver quelque bonne raison de famille qui nécessitât un congé, la promesse d'en appuyer la requête, et, avant toute chose, des souliers à encadrer.
Le plus joli pied!... pensa Ottobini.
Aussitôt il se mit en campagne, mesura d'un coup d'œil rapide les difficultés de l'entreprise, et se promit de la mener à bien. Tout d'abord, le temps était court; il fallait, à douze jours de date, pouvoir déposer littéralement aux pieds de la marquise des chefs-d'œuvre inédits.
—Elle aura ce qu'on n'a jamais vu, ou je ne m'appelle pas Ottobini.
Il commença par consulter une collection de gravures du dix-huitième siècle, qui ornaient fort galamment sa chambre; mais l'éternelle petite mule des souriantes minaudières est tout ce qu'il y a au monde de plus connu, et un échantillon bleu argent le faisait surtout rêver à quelques pantoufles dignes d'une reine. Après mûres réflexions, il renonça à composer lui-même de l'inédit et s'en alla chez le faiseur habituel de la marquise. On l'entoura dès la porte, on lui exhiba des souliers Louis XIII, Louis XV, Louis XVI, les plus apocryphes; on fit tournoyer devant ses yeux les talons les plus pointus et les plus cambrés, on étala les nœuds les plus enlevés, les plus fringants; rien de tout cela n'était l'idéal entrevu dans sa pensée. Quand la marquise parlait de nouveauté, elle ne voulait point dire un nœud à trois coques au lieu d'un nœud à deux; non, il fallait autre chose, et il vit qu'on ne trouverait pas. Trop poli pour ne laisser rien paraître, il loua, promit d'en écrire à la marquise, prit note des prix, mais se garda de rien commander.
En sortant, il se rendit tout droit chez une des amies qui aidaient à lui faire trouver Paris un si aimable séjour. Il lui fit sa confidence, demanda ses conseils. Les échantillons de la marquise furent exhibés, on lut même une partie de lettre, et la matière jugée digne du plus vif intérêt, il fut décidé que, guidé par les lumières de l'amie qui acceptait de présider à l'importante commande, on se confierait à l'artiste qui avait l'honneur de la servir elle-même. On se rendit chez lui sur l'heure; ce n'était pas dans une vulgaire boutique, mais dans un appartement fermé au profane. L'attaché et l'amie furent reçus comme ils devaient l'être. X... s'empressa de faire à Ottobini les honneurs de souliers qui lui parurent dignes du pied de la marquise, et comme la question du prix ne devait point intervenir pour arrêter l'essor de son génie, l'artiste promit de se surpasser. Pour la robe bleu argent, on convint de sabots mignons, cambrés, effilés à la japonaise et s'attachant sur le cou-de-pied par une patte qui devait troubler toutes les têtes; on ménagerait l'emplacement aux brillants, car sans brillants le soulier était manqué; c'était la condition absolue du genre.
Ottobini resta là deux heures, recommandant les nuances, discutant les moindres détails. Il prit dix fois son chapeau et revenait toujours dire quelque chose. Tout parfaitement décidé, il partait définitivement, quand l'artiste s'écria tout à coup: Mais la mesure, monsieur, la mesure, je ne l'ai pas!
Ottobini faillit s'évanouir. La mesure, il ne l'avait pas non plus, le malheureux! On songea aux expédients inadmissibles de l'aller demander chez le fournisseur éconduit; il comprendrait pourquoi on la voulait, et aurait soin de la donner à faux. On pouvait télégraphier, mais où? La marquise était sur les grandes routes, on perdrait un temps précieux. Écrire, cela se pouvait encore moins. Cependant il fallait prendre un parti; l'artiste était consterné, Ottobini désespéré, quand l'amie eut une inspiration: elle entraîna l'attaché dans un coin de la pièce, lui parla à mi-voix et en souriant; il souriait aussi tout en se défendant.—Vous devez pourtant avoir un gant.
—Un gant? Oui, peut-être. Pourquoi?
L'amie se retourna vers l'artiste:
—Avec un gant, vous pourrez, n'est-ce pas, vous rendre compte du pied?
L'autre répondit bravement: Oui.
—Il me faudrait seulement quelques renseignements complémentaires; par exemple, le cou-de-pied de madame la marquise est-il accentué?
—Extrêmement.
—Le pied est-il gras ou maigre?
—Très-potelé.
—Parfaitement. Et il prenait des notes.
—Madame la marquise aime sans doute une chaussure ajustée?
—Fort ajustée.
—Le talon a-t-il de l'importance?
—Pas autrement que pour la grâce.
—Madame la marquise est d'une belle taille?
—Oui.
—Eh bien! monsieur, avec ces indications et un gant, je crois pouvoir vous promettre de réussir.
Cette formelle assurance ne fut pas sans laisser une légère inquiétude dans l'esprit du jeune attaché.
L'amie le rassura. X... était un homme de génie, il s'en tirerait en maître.
On partit à la recherche du gant; il était gisant, pêle-mêle, avec d'autres memento parfumés.
Ottobini, le retrouvant, le baisa aussi galamment que si la marquise eût été là pour le voir, et, ne doutant plus du succès, médita seulement la maladie d'un oncle testateur dont la santé chancelante l'avait déjà appelé bien des fois à ses côtés, toujours pour le trouver guéri à l'arrivée.
La demande de congé fut dûment expédiée, et l'autorisation du ministre revint par télégramme. Caressant dès lors les plus doux projets, Ottobini passa quelques jours charmants en attendant celui du départ: il avait reçu une amabilissime lettre de la belle marquise, et l'avenir lui semblait couleur de rose.
La commande fut livrée à l'heure et au jour dits; soumise à l'inspection sévère de l'amie, elle fut jugée par elle digne de tous les suffrages.
Ottobini était quasi amoureux de ces jolis petits souliers; il leur trouvait presque une personnalité, bien campés, élancés, semblant prêts à se mouvoir tout seuls. Il ne douta pas de l'extrême approbation de la marquise, lui envoya une dépêche rassurante, et se mit en route.
Il trouva la santé de l'oncle très-consolidée, et reçut de lui le conseil d'aller à X... pour les fêtes. Ce fut avec ce petit boniment que le jeune attaché se présenta devant son ministre. Il fut écouté distraitement, Son Excellence étant alors plus occupée de combinaisons européennes que des fortunes du bel Ottobini, lequel annonça l'intention d'aller déposer ses respectueux hommages aux pieds de la marquise et fut approuvé.
La marquise était installée à l'hôtel, sans une minute pour respirer à l'aise; car, entre les majestés, les officieux, les visites officielles, les affaires de cœur et le désordre de ses malles, elle passait des journées qui auraient été écrasantes pour une autre, mais qui ne l'empêchaient point d'être fraîche, reposée, et se mourant surtout d'impatience de voir venir ses souliers. Il faut dire aussi que le souverain attendu lui avait jadis fait force compliments sur son joli pied, et qu'elle avait particulièrement à honneur de maintenir cette admiration.
Elle ne fit donc pas attendre Ottobini, le reçut, coiffée de gala, en robe de chambre garnie d'alençon, son griffon sur les genoux, une tasse de café à la main et son plus divin sourire sur les lèvres.
Après les passes courtoises justifiées par la longue absence, la marquise ouvrit fiévreusement les bienheureux paquets.
—Ce sont des chefs-d'œuvre! Ottobini, tout simplement des chefs-d'œuvre! Et elle montra ses dents blanches.
—Alors, vous êtes contente de votre commissionnaire, marquise?
—Pas contente, enthousiaste!
—Et vous l'emploierez encore?
—Toujours. Ce n'est pas Casanera qui aurait une pareille initiative.
—Pourquoi n'ai-je pas seul votre confiance?
—Cela viendra peut-être, car vous êtes un homme charmant. Ces souliers bleus et argent sont tout ce que j'ai vu de plus réussi; je vais vous montrer leur robe à titre de récompense.
La splendide toilette fut exhibée; on laissa voir même à l'heureux attaché les bas, si fins qu'ils auraient passé à travers une bague, et tout chatoyants de fils argentés.
—Hein! est-ce complet?
—Mais, marquise, vous n'avez pas besoin de tout cela pour être adorable.
—Je le sais, mais la toilette ne m'enlaidira pas non plus. Vous me verrez, très-cher, je veux être belle comme je ne l'ai jamais été. Vous savez que c'est nous qui avons fait l'alliance?
—On ne pourra pas vous approcher pendant les fêtes.
—C'est probable, mais on se retrouvera à R... Ah! mon pauvre Ottobini, vous y trouverez bien des choses différentes de l'an passé; la Sainte-Giacinto a eu la jaunisse du ministère manqué; elle est fort laide.—Adieu, baisez-moi la main, j'ai à aller recevoir les princes à deux heures.
Ottobini sortit radieux; il se vit secrétaire et se considéra dès l'heure comme immuable à Paris. Tranquille sur l'avenir, il se résigna à jouir du présent, se promettant de se trouver souvent sur le chemin de la belle ministresse.
Le lendemain soir eut lieu, au palais, le bal donné aux hôtes princiers; ce bal avait été précédé d'un dîner. Ottobini faisait haie avec le reste, quand entrèrent les illustres personnages suivis des ministres. Il n'eut d'yeux, lui, que pour sa marquise, pensant l'apercevoir rayonnante.—Elle apparut, marchant fièrement, portant haut sa tête endiamantée, et le petit pied, que découvrait la robe un peu écourtée, était enchâssé dans le fameux écrin bleu et argent; les intentions de l'artiste parisien avaient été réalisées en leur entier, et la patte s'ajustait par un gros brillant. La marquise passa Ottobini, le frôlant de ses longues jupes sans laisser tomber un seul regard sur lui. Elle souriait, mais avec une certaine contrainte, à l'altesse à barbe blonde qui l'honorait de ses madrigaux.
Ottobini se dit tout de suite: Elle a été contrariée au dîner; puis il songea qu'elle pouvait s'être brouillée dans la journée avec ses plus intimes amis. Seulement, quand cela arrivait, elle le prenait d'habitude fort philosophiquement, et après inspection, tous les fidèles attitrés lui parurent avoir leur mine ordinaire.
Ce n'était donc pas cela.
Ces princes l'ennuient, pauvre marquise, si bonne enfant! Il est de fait que depuis hier elle mène une existence affreuse; elle n'a pas eu une minute de répit.
Il pensa qu'il tâcherait plus tard de l'approcher et de lui offrir quelques consolations affectueuses.—En attendant, on dansait le quadrille d'honneur.—La marquise faisait vis-à-vis à une princesse du sang et avait pour cavalier un prince héritier. En pareille occurrence, elle étalait assez naïvement sa grandeur. Ottobini resta confondu de son attitude glaciale; il nota qu'elle parlait peu, souriait en serrant les lèvres, et au moment précis où, glissant avec sa grâce accoutumée, elle offrait sa main au prince, il la vit pâlir manifestement.
—Grand Dieu! elle va s'évanouir! se dit Ottobini, et autour de lui il entendit qu'on remarquait le trouble de la marquise; on questionnait un aide de camp princier, qui assurait que, fort gaie au début du repas, elle s'était assombrie sans raison vers la fin, et il ajoutait en manière de péroraison:—Elle se sera querellée avec Son Excellence.
Ottobini était inquiet; une brouille de ménage, un accès de mauvaise humeur pouvait lui nuire grandement.—Il souhaita de tout son cœur que la marquise fût malade.
Dans le courant de la soirée, la marquise repassa devant Ottobini. Elle était alors au bras du vieux et galant souverain qui l'avait complimentée dans d'autres temps sur son petit pied: c'était le souverain de l'alliance, et la marquise avait une sorte de droit de lui faire les honneurs du bal, car elle disait vrai, ce voyage était «leur œuvre», et cependant, au lieu des séduisantes coquetteries que chacun s'attendait à lui voir déployer, elle était abattue et triste, et si sa bouche souriait, son front se plissait, et cela dans un tête-à-tête avec une Majesté!
Ottobini n'en pouvait croire ses yeux; il eut un moment une vision du marquis devenu soudain un Othello; mais il chassa cette pensée en le voyant, lui, aussi parfaitement béat, heureux et triomphant qu'il est possible à un ministre de l'être.
A deux heures du matin, Ottobini put enfin s'approcher de la marquise; il essaya quelques plaisanteries complimenteuses, mais elle ne lui en laissa pas le temps et lui tourna le dos.
Était-ce là sa récompense?
Affolé, il eut l'idée malheureuse d'aller ennuyer le ministre: là aussi l'on ne tarda pas à lui faire comprendre qu'on avait autre chose à faire que de l'écouter.
Le reste de la nuit fut affreux, comme un accusé épie les regards de son juge, Ottobini ne pouvait détacher ses yeux de la marquise; il la suivait machinalement, et se trouvant sur ses pas comme elle revenait du souper, il lui parut positivement qu'elle lui jetait un regard courroucé.
Toute la royale compagnie s'étant retirée, Ottobini aperçut la marquise faire un signe précipité à Son Excellence, et il les suivait comme ils descendaient l'escalier. Là le voile tomba de ses yeux: la marquise s'appuyait d'une main lasse au balustre et boitait.
Ce fut assez, il s'enfuit, sûr qu'il était inutile d'essayer de se présenter devant elle le lendemain.
Le couple ministériel monté en voiture, la marquise laissa échapper une sorte de plainte, et, arrachant ses souliers:
—Ce que j'ai souffert ce soir est horrible; je ne sais comment je ne me suis pas évanouie vingt fois. Cet Ottobini est un imbécile!
—Comment, Ottobini! que vient-il faire là dedans? Vos souliers vous serraient donc, ma chère? c'est pour cela que vous étiez de si méchante humeur; Sa Majesté elle-même l'a remarqué.
—Je ne sais si elle aurait supporté d'un meilleur front un pareil supplice; et ce misérable qui n'a pas cessé de se trouver sur mon chemin!
—Vous le traitez durement, vous qui preniez toujours si chaudement son parti, car je n'osais même pas vous dire qu'il est question de l'envoyer à Copenhague.
—Envoyez-le au Japon, et que je ne le revoie de ma vie.
Ottobini y a été!
LA GUEULE DU LOUP
I
S. Exc. M. Serge de Glouskine, conseiller d'État actuel, commandeur de plusieurs ordres, et ministre plénipotentiaire de S. M. l'empereur de toutes les Russies, à T..., y jouissait d'une position exceptionnelle. En premier chef, il y était depuis quinze ans, et l'on s'était accoutumé à la pensée qu'il y resterait toujours. Combien en avait-il vu passer de ministres, de secrétaires et d'attachés! Lui seul était resté, immuable, choyé, adulé, craint. Doyen du corps diplomatique et despote de la petite société, sur laquelle il régnait en maître, rien n'était bon, ni bien, ni reçu, si M. de Glouskine ne l'avait d'abord approuvé; très-gourmé dans ses cravates de commandeur, son éloge était rare et sa censure fréquente; on lui amenait les jeunes attachés nouveaux venus comme de tendres agneaux à égorger. Son Excellence possédait cet esprit russe qui, quand il est mordant, l'est comme un acide et corrode tout; le cynisme de meilleur ton; il avait une façon à lui d'emporter la pièce, après laquelle il n'y avait plus de raccommodage possible.
Ses collègues le haïssaient courtoisement, et leurs femmes l'adoraient; c'est qu'il était incomparable pour chasser l'ennui: il donnait de si agréables dîners! Il avait des cigarettes si parfumées qu'on osait fumer chez lui, où cela semblait tout naturel. Sous prétexte de jeux innocents, le baccarat y était en honneur. Tout cela de l'air de la bonne compagnie. Il disait tout et toujours si bien! Il mettait à l'aise la plus timide. Quand toutes ces personnes exilées s'ennuyaient par trop, la plus en faveur auprès de Son Excellence lui écrivait pour lui demander un dîner. Il faisait parade de ses préférences, qui rendaient fort glorieuse.
Il ne s'offrait pas une tasse de thé sans qu'il y fût prié, et la baronne de Teufelsbruck, grande maîtresse et très en faveur à la cour, n'en était pas si fière que de l'assiduité avec laquelle Glouskine venait à ses assemblées du dimanche; elle était fort sensible également à sa manière de lui baiser la main quand il entrait, et le bras au-dessus du gant quand il prenait congé.
Personne n'avait jamais tenté de résister à cette domination établie; les collègues anciens apprenaient aux nouveaux ce qu'il en était, et à la première occasion, on faisait sa cour à Son Excellence afin d'être reçu dans ses bonnes grâces. Rien ne mettait une femme plus à la mode que d'être souvent vue dans la loge du ministre de Russie, au Théâtre-Royal, et surtout au Thalia theater, où se jouait la comédie, et dont la petite avant-scène était réservée à l'intimité la plus choisie. C'était une note excellente si la femme d'un secrétaire y était vue la semaine de son arrivée à T..., et si c'était une femme d'attaché, elle était mise du coup au même rang que les secrétairesses.
Son Excellence prêchait la destruction en masse des femmes laides, ce qui équivalait à se croire jolie dès qu'il vous regardait avec une certaine complaisance, et par ce fait de fort jolies, de fort huppées et de fort jeunes n'étaient pas sans avoir éprouvé pour Glouskine une partialité sur laquelle il savait se taire. Ceux qui, du parterre, apercevaient au fond de sa loge ce grand homme, d'une pâleur mate, la moustache rousse, les yeux si clairs qu'ils en étaient transparents, un sourire moqueur sur les lèvres, le trouvaient fort laid, et avec raison; toutes les femmes cependant étaient d'accord pour dire de lui: «Il est charmant», éloge que les hommes ne lui pardonnaient qu'à cause de son cuisinier.
Son Excellence aimait la cuisine et la femme françaises; il mettait après l'Italienne, parce qu'elle fait du sentiment de bonne foi, ce qui est drôle quand on ne croit à rien. Pour ses compatriotes, il était cruel, mais elles ne lui en tenaient pas rigueur. Une surtout lui était particulièrement bienveillante: c'était l'aimable madame Michaïloff, femme de son premier secrétaire, et dont le samowar avait toutes ses préférences. C'était chez elle qu'on ménageait les présentations. Son Excellence y buvant son thé dans un verre était toujours mieux disposée.
D'habitude, il n'était que poli pour les femmes d'attaché, et ce fut une nouvelle pour T... quand on raconta que très-positivement Glouskine avait, chez Olga Michaïloff, fait la cour à madame de Camon, jeune et assez austère personne avec un mari débutant dans la carrière. Elle n'avait d'abord paru que médiocrement sensible aux attentions de Son Excellence, qui lui parlait avec une galanterie slave des plus humbles de ses beaux yeux bruns; au bout de trois semaines, elle lui avait même dit à brûle-pourpoint, en plein salon de la Légation de France: «Mon cher ministre, ma vie commence à s'organiser; je vais prendre des habitudes et y serai le mardi pour mes amis; les autres jours, mes bébés, mon ménage et ma correspondance me réclament.»—Sans broncher, Son Excellence la complimenta de cet heureux arrangement, fut éloquent sur les félicités de l'état conjugal, plaignit les maris qui ont des femmes légères, et surtout les femmes qui ont des maris volages. Sur ce dernier point, il insista assez pour que la pauvre madame de Camon en vînt à regretter amèrement ses paroles: hélas! son mari papillonnait volontiers, et, à cet instant-là, beaucoup plus qu'il n'aurait fallu avec la belle Olga Michaïloff.
M. de Camon était, en matière de bienséance, d'une sévérité excessive, ne permettant pas à madame de Camon ni ce plaisir, ni celui-là, comme ne convenant point à une honnête femme: mais sans doute parce qu'il ne rangeait pas madame Michaïloff dans cette catégorie, il se prêtait volontiers à toutes ses fantaisies, et l'accompagnait sans scrupule dans quelque petit boui-boui, dont il parlait le lendemain avec une vertueuse horreur; pourvu que, pendant ce temps, madame de Camon fût à s'ennuyer chez sa ministresse, il trouvait la morale parfaitement sauvée. Du reste, tout se faisait ouvertement, et madame de Camon était toujours priée de se joindre à la bande qui prenait à T... la vie aussi gaiement que possible. Sur les ordres absolus de son mari, elle refusait invariablement, et alors l'aimable Russe ajoutait: «Oui, chère madame, nous savons que vous êtes austère, vous, mais M. de Camon peut se permettre cette petite récréation: vous le voulez bien, n'est-ce pas?»
Et, si la pauvre femme tentait sur son mari quelques reproches, quelques prières, il se déclarait méconnu, insulté dans l'immense respect et la tendre adoration qu'il lui portait, ajoutant que lui-même détestait tous ces plaisirs de mauvais aloi, mais qu'entre collègues il était impossible de fronder sans nuire à la carrière, et avec ce simple mot il lui fermait la bouche.
II
Madame de Camon commençait à la trouver bien rude, la carrière; tout y semblait triste; peu à peu, elle prenait T... en horreur; les dîners officiels la faisaient pleurer d'ennui; cette existence au milieu d'indifférents, sans un souvenir, un visage familier, toutes ces nouvelles connaissances, ces devoirs d'une société étroite et exigeante, les petites tracasseries entre collègues, les jalousies cachées, cette fausse intimité de commande, sans épanchement ni réalité, cette langue étrangère qu'on entend de toute part, cet exil enfin, cette vie nomade du diplomate, sans attache ni foyer, tout cela lui pesait d'une cruelle tristesse, et il suffisait de la vue de son grand poêle de faïence pour lui rendre insupportable une soirée solitaire. M. de Camon dînait fort régulièrement chez lui, mais considérait comme un devoir de prendre à neuf heures son chapeau pour aller à la recherche des nouvelles qui devaient bouleverser l'Europe, et ayant baisé au front sa femme et sa vertu, il s'en allait fort tranquille. Toujours dans l'intention de se rendre au cercle, il s'arrêtait souvent pour dire bonsoir à madame Michaïloff, qu'on était sûr de trouver au théâtre et qui était la personne du monde la mieux informée.
Madame de Camon, privée des causeries de femmes auxquelles elle était habituée, sans l'ombre d'intérêt pour les potins de l'endroit, sans personne à qui aller dire tant de choses qui prenaient vie dans son cœur, se réveilla un jour très-malheureuse et horriblement jalouse de madame Michaïloff. Sans qu'elle s'en doutât, la première idée lui en avait été donnée par l'aimable ministre de Russie; elle le voyait fréquemment, soit dans le monde, soit chez elle, où il continuait à venir plus souvent que le mardi de rigueur; comme elle était triste et ennuyée, peu à peu elle s'était prise à le regarder comme un ami; il était si discret, si sûr, du moins le disait-il volontiers. Un soir, ils étaient tous chez madame Michaïloff; on discutait bruyamment l'organisation d'un cotillon d'amis, chez un jeune célibataire autrichien, aimable garçon, brillant attaché militaire et parfait valseur, qui offrait volontiers des petites fêtes de famille, dont une collègue de bonne volonté faisait les honneurs; mais ces plaisirs n'étaient point pour madame de Camon, son mari ne les trouvant point d'assez bon ton pour elle, au juste tolérables pour madame Michaïloff et autres; elle n'écoutait donc pas et s'était assise un peu à l'écart, en face d'un album.
Glouskine vint l'y rejoindre.
—La fête de Droutzky vous donne donc des regrets, madame?
—Des regrets? Oh! nullement; on s'y amuserait sans doute autant qu'on le fait ici ce soir.
Et en parlant, ses yeux inquiets s'arrêtaient sur son mari et la belle Olga, riant et causant de trop bonne amitié pour la tranquillité de ce pauvre petit cœur d'épouse. Son Excellence avait suivi ce regard.
—La belle Olga commence à montrer ses trente-huit ans, ne trouvez-vous pas? Elle danse trop cet hiver; ma parole, on verrait ses rides d'un côté à l'autre de la Perspective.
—Ah! l'aimable ministre, et pas méchant... Un excellent garçon, tout au contraire, se dit madame de Camon, et de tous le seul qui veuille être mon ami... Si je disais oui, vous me croiriez jalouse.
—De qui? d'Olga? Oh! pouvez-vous supposer? Jamais!... Et comme cela, votre porte est toujours close le soir à neuf heures? Est-ce un vœu, ou est-ce le mari qui l'ordonne?
—Ni l'un ni l'autre, mon cher ministre; vous me trouverez quand vous voudrez, à cette heure-là, en compagnie d'un livre et du mal du pays.
—Il faudra vous guérir alors de l'un et de l'autre; vous n'imaginez pas, chère madame, quel homme de ressource je suis. Je bats les cartes, je dis la bonne aventure, je fais de la magie blanche, j'excelle aux ombres chinoises, et je suis incomparable pour représenter la vieille Teufelsbruck perdant au whist; si, avec un pareil répertoire, je ne vous déride pas, je renonce à porter jamais un chapeau à claque: par exemple, je ne danse pas comme M. de Camon! L'autre dimanche, chez Droutzky, il a fait vis-à-vis à l'Olga de mon cœur avec une verve qui a fait monter madame Santa-Pierra sur une chaise, afin de le mieux admirer. Il y a longtemps que la légation de France ne nous avait offert un entrain pareil; vous savez qu'après le cotillon chez Droutzky, on ira au bal du théâtre; toutes ces dames en sont... On ne vous l'a pas dit?... Ne le regrettez pas: ils seront tous bêtes; l'intrigue, soit dit entre nous, est le plus sot des plaisirs; mais madame Michaïloff a la fureur du masque, et, tous les ans, elle se fait un cas de conscience d'entraîner quelques collègues. On prend d'habitude les plus vieilles, cela prête à l'équipée un vernis de convenance qui y manquerait sans cela; vous vous ferez raconter par Camon ce qu'on aura dit, la couleur du masque de madame de Santa-Pierra qui compte mettre une perruque blonde pour déguiser sa voix, et surtout les bons mots d'Olga Michaïloff, qui, entre nous soit dit, n'a peur d'aucun.
III
Madame de Camon interrogea son mari sur les plaisirs qu'on se promettait pour le mardi gras. Il fut muet comme le Destin. Elle parla des bals masqués du théâtre; il en fit un tableau sinistre. On pourrait y aller dans une loge?... insinua-t-elle. Il s'empressa de répondre qu'elle mourrait d'ennui... Mais elle en était fort curieuse, et avec une de ces dames?... M. de Camon ne voulut rien comprendre, et madame Michaïloff et celles qui lui avaient confié leur secret auraient été contentes de lui.
Ce soir-là même, Glouskine profita de la permission qui lui avait été accordée; il fut réservé, aimable, sut s'en aller sur le coup de onze heures...
Décidément, les soirées où il lui tenait compagnie étaient pour madame de Camon un véritable délassement; il l'amusait sans lui demander autre chose que de l'écouter. Elle le dit à son mari, qui avait pour Glouskine et ses prétentions un dédain dont il ne faisait pas secret, le considérant au plus comme une pièce rare, comme un fossile bien conservé, mais se moquant de ses mots, de ses calembours et de ses airs vainqueurs.
—Si ce vieux diplomate a le don de te plaire, j'en suis charmé; cela prouve que tu t'amuses à bon marché. Seulement, permets-moi de réserver mon enthousiasme.
Madame de Camon eut au bord des lèvres: «pour Olga». Elle n'osa pas, mais fit toutes sortes de réflexions philosophiques qu'elle crut lui appartenir en propre, bien que M. de Glouskine en fût l'unique auteur.
Madame Michaïloff était ravie de voir Son Excellence faire la cour à madame de Camon; ravie de toute sorte de méchantes façons, car rien ne l'humiliait plus que d'entendre louer le mérite sérieux d'une femme jeune et jolie; en revanche, dès qu'il y avait un mot à dire, elle avait des trésors d'indulgence. Quand Glouskine se sentit bien accepté comme ami, il tenta de se faire mieux venir, et hasarda une déclaration assez vive. Il choisit bien son heure. Madame de Camon, le jour même, avait pleuré au sujet d'Olga Michaïloff; elle avait dîné seule, tandis que son mari était à un repas officiel dont Glouskine faisait aussi naturellement partie. Elle ne pensait donc pas le voir dans la soirée et fut surprise d'éprouver que cette pensée l'attristait. Elle revint pour la centième fois sur ses chagrins, fit un retour sur la séparation qui s'était établie entre son mari et elle depuis qu'ils connaissaient madame Michaïloff, et en vint à se dire qu'elle faisait un métier de dupe; que toute sa tendresse, tout son dévouement ne lui valaient pas même d'être à l'abri d'une Michaïloff sans jeunesse et avec des restes de beauté fort contestée.