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Leurs Excellences

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Le comte Benparlato, l'envoyé de la famille, vint le premier l'informer que, tout en devant des égards à une compatriote de fort bonne maison et dont le mari allait faire occuper à T... une position officielle, elle devait cependant se tenir sur la réserve: madame Della Primavera n'était que trop charmante, d'un entrain séduisant, certainement, mais elle acceptait depuis plusieurs années les hommages du jeune Buencasa, garçon d'avenir, qui avait quitté l'armée pour les beaux yeux de la Primavera, disait-on; en un mot, ce n'était point du tout une de ces personnes irréprochables, dignes de l'intimité d'une jeune et illustre princesse.

La petite princesse écouta patiemment l'excellent ministre plénipotentiaire, l'assura qu'elle était toujours ravie de l'entendre, et lui demanda des nouvelles de son cuisinier, lequel cuisinier était la consolation de la vie du comte Benparlato et le lien visible de tout le corps diplomatique, unanime sur ses mérites.

Madame d'Altenhauss, le jour fixé pour la présentation de madame la marquise Della Primavera, représenta vivement à Son Altesse Royale l'honneur de sa haute position et la retenue extrême dont elle devait user vis-à-vis d'une personne... une très-grande dame, sans doute... et charmante, à ce qu'on disait..., mais sur laquelle, malheureusement... enfin, le monde est très-méchant... mais il n'en était pas moins du devoir de la baronne d'Altenhauss d'éclairer l'inexpérience et la jeunesse de Son Altesse Royale, qui savait, du reste, son dévouement, etc., etc. La princesse l'embrassa, lui dit qu'elle était la perle des dames d'honneur, et qu'elle l'adorait.

Le chambellan, secrétaire des commandements Sussenlippe, qui se réservait le domaine intime du scandale, revu et corrigé, et mis à la portée d'une jeune princesse, ne manqua pas de placer plusieurs petites anecdotes charmantes, mais qui prouvaient efficacement que le jeune Buencasa jouait un rôle trop proéminent dans l'existence de la belle marquise.

L'illustre docteur Grossedenke ne l'ayant pas vue, ne put, en faisant sa visite officielle, rien ajouter; mais le bon maître de musique, par contre, fut en mesure d'informer Son Altesse Royale qu'on disait... on lui avait répété que madame la marquise de Primavera chantait comme un ange. En dernier ressort, la princesse interrogea d'elle-même son illustre époux, le prince Hermann: il avait déjà eu l'occasion de rencontrer la marquise; il l'avait vue la veille à l'Opéra.

—Jolie?

—Superbe.

—Ah! tant mieux! Je déteste les femmes laides.

Enfin, la belle Primavera elle-même fit son apparition: des cheveux couleur marron brûlé formant deux nattes immenses qui faisaient plusieurs fois le tour de sa tête, des yeux de velours profonds, avec des cils noirs, courts et drus, des yeux rieurs, passionnés, vivants, qui appelaient tous les cœurs; des traits irréguliers, un teint mat et clair, une grande belle taille un peu charnue, et cette voix gutturale et douce à la fois des Italiennes; elle était mal mise, mais magnifiquement, et ayant ôté respectueusement ses gants, elle montrait ses belles mains couvertes de bagues. D'un premier élan, la marquise baisa celle que lui tendait la jeune princesse, et avec cette aisance charmante des femmes méridionales, parla tout de suite de sa joie d'être à T..., près de sa princesse qu'elle adorait déjà et plus que jamais, maintenant qu'elle la trouvait si belle, et si bonne, et si accueillante. Elle souhaita à sa chère princesse mille années, et toutes heureuses, et surtout de beaux enfants: elle n'en avait pas, elle; c'était son chagrin, son inconsolable douleur. La bonne d'Altenhauss en fut attendrie.

Il ne fallut pas longtemps pour que chacun s'aperçût de la haute faveur dont allait jouir madame la marquise Della Primavera. Deux fois dans la même semaine on l'avait vue au théâtre, dans la loge de Leurs Altesses Royales; le prince avait mis une grande bonté à ne pas combattre cette naissante inclination, faisant observer à ses augustes parents qu'il n'était pas juste de priver la princesse d'une société qui lui plaisait, uniquement sur la foi de on dit colportés par de mauvaises langues. D'abord, Buencasa était cousin et ami d'enfance de la marquise; ensuite, il n'était pas à T..., et enfin, étant donné la position du marquis Della Primavera, rien n'était d'un goût plus détestable que ces sortes d'inquisitions. Sa Majesté elle-même fut de cette opinion: ces sortes d'inquisitions étaient déplorables.

De plusieurs autres côtés, la chose n'était pas aussi facilement acceptée. S. Exc. le comte Benparlato redoutait fort une influence qui pourrait très-bien suppléer la sienne et enlever quelque mérite à ses éminents services. Madame de Camon aussi fut un peu piquée, car elle vit promptement qu'elle était tout à fait dépassée, et on lui fit officiellement observer que cela était fâcheux, très-fâcheux même; qu'on avait compté sur son concours, car on espérait déjà beaucoup de l'influence que la petite princesse allait avoir. D'autre part, S. Exc. l'ambassadeur de Russie, qui avait été attentif au commencement de faveur de madame de Camon, et qui l'avait redoutée, fut charmé quand il parut bien établi que la marquise était destinée, et elle seule, au rôle d'amie intime, car c'est sur ce pied-là que la princesse Hermann la traitait, et le petit palais de Grunegarten en était tout transformé.

La princesse s'était remise à sa musique. Violante, c'était le prénom de la marquise, chantait divinement, et à propos de tout partait d'un grand rire frais et retentissant qui faisait frémir la baronne d'Altenhauss et le correct Sussenlippe; avec cela, d'un étonnant sans façon; ne manquant cependant jamais du respect voulu, mais vraiment, avec le prince, tout à fait camarade.

La vraie partie était d'aller chez la marquise sans madame d'Altenhauss ni l'inévitable Sussenlippe; la belle Primavera les imitait dans une telle perfection, plongeant dans sa jupe et s'asseyant presque à terre pour représenter les révérences de la baronne, qu'on ne s'apercevait de leur absence que ce qu'il fallait pour la rendre délicieuse.

La petite princesse devait avoir en madame Della Primavera une confiance à toute épreuve, car elle faisait très-bonne mine aux premiers symptômes qui, chez le prince Hermann, dénotaient une nouvelle passion à l'horizon. S. Exc. le comte de Benparlato avait cru de son devoir d'en placer quelques mots discrets afin de mettre Son Altesse Royale sur ses gardes; son avis avait été évidemment perdu, mais il se promettait de suivre cette affaire de près et de ne pas ménager à la princesse les révélations même les plus pénibles, car il ne s'agissait pas de laisser auprès d'elle une amie dangereuse. Jusque-là, l'œil de lynx de ce diplomate ne découvrait malheureusement rien dans la conduite de la marquise qui pût justifier son intervention; si par hasard le prince lui disait quelques mots en aparté, on l'entendait bientôt rire aux éclats ou fredonner quelque romance «inconsolée», comme elle les appelait. Sur la princesse, non plus, rien à dire: la vigilance attentive de l'excellente d'Altenhauss en était désespérée; jamais un mot méchant à rapporter, jamais de mystère, et chez la princesse comme chez la marquise, une bonne humeur invariable. Avec cela, la baronne avait conscience qu'on ne la comptait pas plus que la petite chienne de la marquise, qui s'appelait Jolly et dont sa maîtresse portait les poils blancs dans un beau médaillon, prétendant que c'était le souvenir du seul être au monde qui l'aimât véritablement, propos que la baronne d'Altenhauss trouvait scandaleux dans sa légèreté, d'autant qu'elle restait persuadée de l'existence de Buencasa, avec une perspicacité que la marquise facilitait en parlant très-facilement de son ami, promettant son arrivée, et assurant que sa venue leur donnerait à tous de l'entrain. La jeune princesse était déjà parfaitement disposée à l'égard du chevalier Buencasa.

Au milieu de cette aimable tranquillité, le prince Hermann devenait de plus en plus agréablement épris de la belle marquise; en définitive, puisque le marquis ne comptait que très-superficiellement dans la vie de sa femme, et que Buencasa n'arrivait pas, il était permis à Son Altesse Royale de se laisser aller à rêver les combinaisons les plus inattendues.

Cet état de béatitude expectante fut tout à coup troublé d'une manière qui, sans être nouvelle, manque cependant rarement son effet. Le prince reçut des lettres anonymes. On y maltraitait naturellement fort la pauvre marquise, et l'on y conseillait au prince de se défier des coquetteries d'une dangereuse sirène, etc. Il fut, comme le sont tous les hommes malgré eux, troublé et chagrin, et, sans s'en apercevoir, se mit à observer de près la marquise. Il avait bien quelque envie de la faire suivre, de se faire rendre compte de la façon dont elle passait ses journées, mais il n'osait pas encore. Enfin, un beau matin, il reçut deux autres lettres: l'une lui conseillait charitablement de découvrir qui la marquise de Primavera avait été voir le mardi précédent, à onze heures du matin, dans une vieille maison près du quartier juif, habillée et voilée comme une personne qui ne veut pas être reconnue; l'autre suggérait respectueusement, et agissant par un dévouement absolu, que Son Altesse Royale surveillât un peu plus attentivement la conduite de la jeune princesse Hermann, dont les sorties fréquentes sans sa dame d'honneur, et avec une noble étrangère, donnaient à parler.

Ce matin-là, la jeune princesse était précisément d'une gaieté folle, à la profonde surprise de l'excellente baronne, qui croyait savoir que Son Altesse Royale avait reçu une lettre de nature à la rendre plus sérieuse. Jamais, au contraire, elle n'avait paru si rieuse qu'à ce déjeuner princier, dont elle fit à elle seule les frais de conversation, son auguste époux étant plongé dans une humeur tout à fait sombre. Elle lui offrit, pour le désennuyer, de sortir avec elle ce jour-là, vers quatre heures; elle avait dans sa tête une petite partie qu'elle serait charmée de faire avec lui. Le prince le plus aimable de l'Europe s'excusa en prétextant des ordres de son illustre père et souverain, qui l'envoyaient précisément à cette heure-là au ministère de la guerre. La princesse n'insista pas, et madame d'Altenhauss et le chambellan Sussenlippe échangèrent des regards profonds; ils se préparaient à de grands événements.

Au lever de table, la princesse, en donnant des ordres pour la journée, informa gracieusement la baronne qu'elle n'aurait pas besoin d'elle cette après-midi-là. Elle avait promis à madame de Primavera d'aller prendre le thé sans façon chez elle. Contre l'habitude, la dame d'honneur ne présenta aucune objection, n'invoqua aucune tradition, et Sussenlippe, qui ne prenait jamais grande place et que madame de Primavera prétendait être portatif, au point qu'en voyage on devait pouvoir le plier avec ses châles, fut plus anéanti encore que de coutume. A trois heures, la princesse, dans son petit coupé le plus modeste, se faisait conduire chez la marquise de Primavera, et, arrivée là, partait d'un éclat de rire si joyeux que même la marquise n'en pouvait avoir un plus triomphant. Quelques minutes plus tard, un homme à la mine suspecte prenait faction en face de la maison de la marquise, et deux personnes d'allures distinguées arrivaient en fiacre, chacune d'un côté opposé, dans une vieille rue près du quartier juif.

Pendant ce temps, la jolie petite princesse changeait de chapeau, de manteau, et se laissait encapuchonner par la marquise, qui, en qualité de Génoise, s'y entendait comme personne, et en une demi-heure était transformée au point d'être sûre qu'aucune Altenhauss du monde ne la reconnaîtrait; la marquise, de son côté, ôtait toutes ses belles bagues, et même le fameux médaillon de Jolly, et, une grande pelisse noire jusqu'aux pieds, un voile noir sur un voile blanc, ce qui est un fameux masque, elle pouvait espérer passer tout à fait inaperçue, même devant un Sussenlippe.

La princesse était dans une joie folle; jamais, jamais elle ne s'était autant amusée; elle embrassait la marquise, et toutes deux se remettaient à rire en pensant à eux: «Ah! qu'ils sont donc amusants!»

A quatre heures, le monsieur qui faisait une promenade hygiénique en face de la maison de la marquise vit sortir une personne voilée qui alla chercher un drotschke à la station voisine, lequel drotschke s'engouffrait mystérieusement quelques minutes après sous la porte cochère pour repartir au bout d'un instant et passer assez près du monsieur bon marcheur pour qu'il pût distinguer deux ombres noires; le fait constaté, il se trouva qu'il avait pris suffisamment d'exercice, et il disparut dans une autre direction. Nous ne le suivrons pas. Le drotschke, qui marchait bien, arriva assez vite au bout d'une vilaine rue du quartier juif, et son apparition fit se rejeter dans le fond de leur voiture les deux personnages mystérieux, qui, une seconde après, mettaient pied à terre, et rasant les murs, le parapluie ouvert,—il faut toujours se méfier de l'humidité,—jetaient des coups d'œil anxieux vers le nº 15. Ce fut là, en face d'une très-vilaine porte, que le drotschke s'arrêta. Une dame de taille moyenne descendit lestement en portant son manchon au visage, et sa vue fit pousser un cri étouffé de surprise au premier personnage mystérieux, tandis que l'apparence d'une dame noire plus voilée encore, mais d'une taille plus imposante, arrachait une sorte de mugissement douloureux au second personnage mystérieux qui observait l'autre avec fureur, persuadé qu'il allait le voir disparaître à son tour derrière cette porte silencieuse, tandis que celui qu'on soupçonnait ainsi suivait, d'un œil jaloux, les mouvements d'un monsieur qui ne se promenait certes pas pour rien dans un aussi vilain quartier; ils observaient, mais ne bougeaient ni l'un ni l'autre. La pluie commençait pour de bon; une vieille femme apparut un instant au seuil de la maison mystérieuse, constata la présence des deux parapluies, et rentra.

Le temps passait, et l'excellent Benparlato se demandait si au service de sa princesse il allait attraper la mort, et surtout si le prince Hermann l'avait reconnu malgré un déguisement digne d'un congrès, et enfin si Son Altesse Royale ne se déciderait jamais à entrer à ce nº 15 où on l'attendait sûrement avec impatience.

Pendant qu'il délibérait, elles reparurent; elles se parlaient et riaient si haut que Benparlato en frémissait; il aurait reconnu le rire de la marquise à cent lieues, et était suffoqué de sa hardiesse; elles remontèrent en drotschke, et à son ébahissement il vit la voiture se diriger de son côté, et une voix qui n'était pas celle de la Primavera lui crier: «Bonsoir, Excellence!» et de la même haleine, toujours en français: «Bonsoir, Hermann; allez donc avec le ministre au nº 15.» Et le drotschke disparut.

S. A. R. le prince Hermann et S. Exc. le comte Benparlato faisaient en ce moment ce qu'on appelle une sotte figure; ils hésitèrent, puis le diplomate prit le premier son parti.

—Ah! Altesse Royale, nous étions jaloux, voilà. Si nous allions voir ce qui se découvre au nº 15?

Le prince le plus aimable de l'Europe était tellement étonné, qu'il aurait été incapable d'une réponse. Son Excellence sonna donc à la porte, et demanda à la respectable vieille qui vint ouvrir:—«Est-ce que nous pouvons entrer?—Oui, messieurs; il dort encore. Si vous voulez monter trois marches...» Et se retournant: «Hauts-nés, messieurs, c'est quatre thalers..., on paye d'avance. Vos Excellences seront satisfaites, il ne se trompe jamais.» Et le prince et Benparlato furent introduits dans le sanctuaire d'un somnambule extralucide, qui ne fit aucune difficulté pour leur révéler l'amour qu'ils inspiraient à diverses personnes également charmantes, dont ils devaient dans l'année épouser la plus riche et la plus jolie.

Les huit thalers dûment payés, et ravis des horizons qui leur étaient entr'ouverts, ils prirent le parti de terminer en hommes d'esprit leur petite aventure. Et une heure après, de sa propre main et sur le conseil de son auguste époux, la princesse priait Son Excellence de venir dîner ce soir-là sans faute. Ils auraient la marquise Della Primavera et personne autre.

A l'heure moins dix et la princesse encore dans sa chambre, l'excellente madame d'Altenhauss vit avec stupeur arriver d'abord M. le marquis et madame la marquise Della Primavera; puis, à leur suite, S. Exc. le comte de Benparlato, enfin le prince véritablement, avec la mine du plus galant de l'Europe, et après lui la princesse, radieusement gaie et quoique avec une petite pointe de fierté hautaine qu'on ne lui connaissait pas. Malgré sa suffocation intérieure, le modèle des dames d'honneur fut parfaite toujours, surtout vis-à-vis de l'aimable marquise.

Au plus beau moment de la soirée, le prince demanda gracieusement à la marquise Della Primavera ce que le monsieur extralucide lui avait prédit.

—Ah! prince, vous êtes curieux, et comme j'y crois, je ne vous le dirai pas; demandez plutôt à Son Altesse Royale ce qu'on nous a annoncé; dites, princesse chérie, dites au prince.

—Eh bien, mon cher Hermann, je sais ce que Grossedenke n'a pu me dire: ce sera un fils.


PREMIER DE L'AN DIPLOMATIQUE

I

GRAND GALA.

Le premier jour de l'année, le palais prend sa mine des grandes solennités: les factionnaires sont choisis avec soin parmi les beaux hommes d'un régiment d'honneur; à la grille, deux cuirassiers montés sont immobiles sur leurs lourds chevaux noirs; leur éclatant uniforme, le miroitement de leurs cuirasses fait une tache claire sur le fond sombre de l'atmosphère brumeuse...

Le long de l'allée qui mène de la Grande-Place à la grille du palais, les curieux stationnent, et chaque voiture qui apparaîtra sera reconnue et saluée tout de suite. Partout le peuple a ses préférences parmi les diplomates, et la personne des ambassadeurs est pour beaucoup dans ces sympathies inconscientes. A N..., le corps diplomatique est nombreux et bien représenté. D'abord:

LA FRANCE.

Personnel d'ambassade nombreux sans l'être trop, tous de jeunes hommes avec un chef qui n'a pas atteint la cinquantaine; l'ambassadeur est diplomate de race; fils d'un ambassadeur, il a été élevé dans les chancelleries et se pique, malgré les temps, de maintenir entières toutes les bonnes traditions. Il sait fort bien que rien n'est détail là où tout le monde vous observe, et est à la fois préoccupé des plus graves questions et de la tenue de son chasseur: il le veut aussi étincelant et pourtant aussi sérieux que possible; lui-même s'est étudié longtemps pour apprendre à porter l'uniforme avec la perfection à laquelle il était arrivé: être en gala, n'en avoir pas la mine tout en ayant la tenue. De sa personne, notre ambassadeur est un peu court et trapu; les cheveux et la barbe noirs, coupés presque ras; l'œil à fleur de tête, ouvert et intelligent; une figure enfin qui fait dire à l'étranger: Voilà un Français; a grand air sous l'uniforme. Une pelisse fourrée, posée en arrière sur les épaules, fait ressortir le brillant des plaques et le rouge vif du grand cordon qu'il porte au col. Son Excellence tient à la main son chapeau à plumes et s'en sert comme personne.

Conseiller, secrétaire et attachés entourent leur chef; tous très-corrects, peut-être trop, avec un je ne sais quoi de roide sous l'uniforme un peu sombre, sans assez de dorure, et un collet d'une envergure trop militaire.

Le conseiller est d'un mérite distingué, avec cet esprit gouailleur qui, endormi parfois quand on est chez soi, renaît de plus belle dans le milieu étranger; galant sans en avoir l'air, très-posé à N.., il est de tous les dîners; du reste, assez critiqueur, ce qui est un charme.

Le premier secrétaire est un ambitieux aimable, pense énormément à la carrière, à l'avancement et aux dépêches; aussi, il a plus de croix que les autres, car il s'est arrangé à obtenir un grand cordon du khan de Tartarie, et ce ruban jaune pâle le pose étonnamment; extrêmement respectueux de son chef et de la hiérarchie en général.

Les attachés sont de jolis garçons qui espèrent quitter la carrière le jour du mariage, qu'on prépare pour eux pendant qu'ils acquièrent des mérites en se promenant à l'étranger; aussi, sont de fort médiocres diplomates; de l'uniforme, aiment assez l'épée.

L'attaché militaire est pris et se prend très au sérieux, fait trop de rapports, est souvent de mauvaise humeur, mais, aux cérémonies, parfait de tenue et de réserve.

A l'heure fixe, Son Excellence monte dans sa grande voiture vert sombre, à housse pareille, toute rehaussée d'argent étincelant qui éclaire aussi la livrée des hommes et couvre les lourds harnais: les chevaux noirs ont de magnifiques pompons cerise; ils vont d'une belle allure, et quand la voiture apparaît à la vue des badauds, le conseiller d'ambassade, qui observe officiellement l'attitude des curieux, en est content: il y a encore de beaux jours pour le prestige.

L'ANGLETERRE.

L'ambassadeur de Sa Majesté Britannique est accompagné de la plus aimable ambassadrice, qui corrige par ses grâces naturelles les distractions et les roideurs de Son Excellence, le diplomate le plus préoccupé de la «paix de l'Europe», à laquelle son excès de zèle fait souvent courir de véritables dangers. L'ambassadeur est magnifique et dépensier, se croyant tenu à cela comme au reste, et voulant toujours représenter avec toute la noblesse et la grandeur possible son auguste souveraine; il porte mal l'uniforme, dont aucune décoration ne relève l'éclat; mais pour faire grand effet, il compte avec raison sur sa superbe voiture à coffre jaune, son magnifique cocher en perruque, tricorne et livrée ventre de biche, toute garnie d'or, et ses hommes à bas roses, à culotte de peluche noire, à chapeaux tout cordés d'or et leurs grandes cannes de parade penchées correctement.

Tous ces messieurs de l'ambassade anglaise sont mariés, sauf le premier secrétaire, et, lui excepté, ils n'ont d'autre ambition que de mener, autant qu'ils le peuvent, une vie de famille et d'oublier qu'ils sont à l'étranger; pour tous, mettre l'uniforme est une cruelle punition, et de tout le corps diplomatique, ce sont eux les plus embarrassés de leur épée et du chapeau empanaché; en général, saluant mal avec une gaucherie fière, mais toujours parfaitement gentlemen.

LA RUSSIE.

L'ambassadeur le plus chamarré, le plus décoré, le plus somptueux, portant l'uniforme avec une aisance parfaite et, sous toutes les grandeurs, conservant une pointe de débraillé qui est comme un cachet de race; glorieux comme doit l'être le représentant du maître de toutes les Russies.

Le personnel d'ambassade le plus complet: un conseiller, trois secrétaires, quatre attachés, tous titrés, tous décorés, et trois d'entre eux ayant des femmes charmantes en rivalité continuelle de toilette avec leur ambassadrice.

Le chasseur de Son Excellence est effrayant à force d'être imposant, et la voiture de cérémonie, toute pompeuse de dorure, est menée avec fracas; on a pour cela la véritable et ancienne tradition, alors que les gens de M. l'ambassadeur étaient une petite armée très-facilement militante; du reste, la Russie est seule aujourd'hui à comprendre et à observer intégralement les vraies coutumes diplomatiques.

L'ITALIE.

Entre celles des grandes puissances, l'ambassade la moins fastueuse. L'ambassadeur, qui est jeune, conserve quelque chose de plus personnel.—Diplomate d'une habileté reconnue, il excelle à envisager, à tourner, à résoudre les situations les plus délicates, et sous une mine d'homme uniquement galant et spirituel, ne perdant pas de vue un seul instant sa position, sa responsabilité, et demeurant toujours et partout le représentant de son pays qu'on offense, qu'on courtise, et qu'on reconnaît dans sa personne. Le moins agressif des diplomates, le meilleur collègue, d'un conseil sûr; a adopté en toute circonstance l'uniforme diplomatique vert foncé sans presque de chamarrure et paraît en petite tenue au milieu du personnel de son ambassade. Eux portent l'uniforme avec l'air de gala, d'y être et de s'y plaire. Du reste, peu nombreux, juste le nécessaire: un conseiller, un premier secrétaire et deux attachés, tous pauvres, de grande maison et toujours amoureux. C'est l'ambassade la mieux vue des princesses.

L'AUTRICHE.

Corrects et très-sérieux, l'ambassadeur et l'ambassadrice; ils sont vieux, aimables, et ne regardent guère les cérémonies qu'au point de vue de distraction mondaine, d'un grand air qu'aucune fortune diverse du pays qu'ils représentent ne change ni n'amoindrit. Restent toujours, avec la plus avenante dignité, les envoyés d'une des plus vieilles maisons souveraines de l'Europe. Dans sa longue carrière, l'ambassadeur a été témoin d'événements trop contraires pour être jamais découragé ni triomphant; en toute occasion réserve l'avenir, parle très-peu d'affaires, et jusqu'à un certain point est partisan du laisser-aller, persuadé que les questions les plus compliquées se débrouillent toutes seules; tient extrêmement à la façon dont il sera reçu, salué et reconnu par le souverain, devant lequel il demeure dans un respect corrigé par la conscience qu'il tient, lui, la place d'un autre souverain. Équipage sobre, mais d'un cachet irréprochable.

Le personnel de l'ambassade est charmant. Comme conseiller, un prince médianisé qui sera ambassadeur à son tour. Pour premiers secrétaires, les meilleurs valseurs de N...,—ce qui leur donne une véritable prépondérance partout; ce sont eux qui mènent les bals de la cour; on les adore, on les flatte; on craint leur plus petite indisposition; sont, par ce moyen, extrêmement utiles à leur chef, car la danse est un des ressorts de la diplomatie; comme le sait fort bien le vieil ambassadeur d'Austro-Hongrie, il ne s'agit pas d'être graves, mais habiles. L'attaché militaire, «la coqueluche des cœurs», splendide dans un uniforme à dolman, à sabretache, à éperons, à plumets. L'ensemble forme une ambassade très-imposante.

LA TURQUIE.

Tout le mauvais goût, mais tout le faste imaginable; d'une très-haute mine, l'ambassadeur, avec sa belle figure orientale, un teint clair et coloré comme celui d'une femme, et le rouge brillant de son fez, en parfaite harmonie avec la richesse des dorures en plastron de son uniforme; son grand cordon qui passe sous le ceinturon vient former une large rosette au-dessus de l'épée courbe des fils de l'Islam. Une des ambassades les plus empressées auprès des dames, et en masse, extrêmement bien vue dans le corps diplomatique. Les jeunes beys ont une foule de petits talents, dessinent la caricature, chantent la chansonnette, se font le plus Parisiens possible, saluent mieux qu'aucun de leurs collègues, et la main sur le cœur, ont quelque chose de vraiment noble et viril, car rien de moins servile que ce profond salut des Orientaux; excellents diplomates, discrets et clairvoyants.


Des acteurs, passons aux décors.

L'une après l'autre, les lourdes voitures de gala franchissent la grille et viennent avec fracas s'arrêter court devant le perron, gardé par deux sentinelles immobiles. Au dehors, sous le ciel froid, le peuple regarde avec une satisfaction curieuse toute cette grandeur et cette pompe qui témoignent du respect qu'on porte au souverain auquel, par procuration, le monde civilisé tout entier vient souhaiter une nouvelle année de prospérité glorieuse. La vaste porte vitrée est ouverte, et en haie, six par six, les grands valets de pied à livrée blanche se tiennent droits et graves; tout au fond, le gros portier à habit rouge, baudrier doré et chapeau sur la tête, frappe lourdement sa hallebarde sur le passage des ambassadeurs. Le vestibule immense est orné de quelques statues de marbre à l'air noble, qui, muettes et placides du haut de leur socle, regardent depuis des siècles tout passer devant elles. A gauche, le grand escalier d'honneur aux marches basses, larges et planes, avec sa rampe fouillée, guillochée et dentelée comme une malines; le jour tombe un peu brisé à travers les petits carreaux de deux hautes fenêtres, et la lumière va éclairant çà et là, d'un rayon doré, les grandes toiles couvertes de sujets allégoriques, où l'Olympe sourit placidement dans les nuages perlés et les forêts enchanteresses de la mythologie.

Rien ne trouble d'habitude le calme parfait de ce beau degré... Aujourd'hui, c'est un murmure discret de paroles à mi-voix, un bruissement léger de soie et de satin et le heurt d'une épée frappant contre la pierre; sous cette douce clarté d'un jour d'hiver, les femmes parées sont plus belles encore qu'à la lumière intense de mille bougies; les grandes traînes portées par des mains blanches ou soutenues par de jeunes diplomates font comme des gammes claires de nuances diverses s'étageant sans se confondre; ici un vert pâle tout brodé d'argent, là du satin d'un blanc mat, rehaussé de diamants étincelant des couleurs du prisme. Plus bas, d'autres apparitions de femmes aux têtes pâles, couronnées de plumes et de dentelles légères, et entre elles la sombre magnificence des uniformes. Tous montent lentement, graves et sérieux, comme le veut la majesté du lieu tout rempli de souvenirs de gloire et de puissance. MM. les secrétaires et attachés restent les derniers en bas, suivant de l'œil les belles ambassadrices et diplomatesses, et plus préoccupés de ce spectacle que de la cérémonie qui les attend; ils les nomment comme elles apparaissent au tournant de l'escalier... En haut, dans le premier salon, attendent les chambellans de service, qui présentent d'abord leurs hommages aux ambassadrices et vont courtoisement de l'une à l'autre.

On commence à prendre place, et les femmes, en se groupant, forment une haie brillante de vives couleurs; en face d'elles, tout le personnel des ambassades avec leurs uniformes divers et magnifiques qu'éclairent le chatoiement des plaques diamantées et les rubans aux vives nuances. Rien dans cette pièce faite et ornée pour la foule des courtisans ne distrait ni n'écrase; pas de tapis, mais un parquet sombre et brillant aux mille rosaces et sur lequel se détachent admirablement les manteaux de cour qui glissent sans bruit. Comme on ne s'assied pas chez le souverain, les meubles à forme droite sont rangés contre le mur que couvrent les tableaux un peu obscurs dans leurs cadres massifs, et planant sur le tout, couronnant la grande cheminée monumentale, une figure du Temps, sa faux levée et l'air attentif.

Quelques moments, et les portes de la salle du trône vont être ouvertes; elle est vide encore, mais le respect semble y habiter, et l'on y pénètre doucement. Presque toute à la fois, la famille régnante fait son entrée et prend place sur un tapis de pourpre, au-dessous d'un dais aux crépines d'or; derrière une balustrade dorée et entre deux lions couchants, sont placés les trônes, celui du souverain plus haut, plus magnifique, et celui de la souveraine plus bas et moins riche. Ils s'asseyent pendant qu'un profond salut répond à leur présence; la famille royale les entoure. C'est un imposant spectacle que celui de ce vieux monarque à l'air noble et avenant, souverain aimé d'un grand peuple, et autour de lui encadrant la Majesté Royale, ses fils et ses filles, et les têtes blondes des princes encore enfants qui savent conserver une gravité sans roideur. Ni morgue ni hauteur chez aucun d'eux, mais ce calme un peu triste des grandes missions acceptées et reconnues; point d'inquiétude entre un peuple fidèle et un souverain et des princes toujours prêts à payer à la nation la dette de leur sang royal. Il y a un silence respectueux que ne trouble point d'abord le plus léger bruit; toutes les têtes sont tournées vers les marches du trône. Le souverain parcourt de l'œil l'assemblée, puis, calme et majestueux, se lève, fait un pas en avant, et la main sur la garde de son épée, avec une gravité souriante, s'apprête à recevoir les souhaits qu'on est venu lui apporter...

La cérémonie officielle est commencée, et ce qui s'y passe ne nous regarde plus.

II

LA SOUPE A L'OIGNON.

Elle est longue pour les pauvres diplomates, cette journée du 1er janvier; les ministères, les puissances diverses, officielles et occultes, il faut à tous rendre ses hommages. C'est aussi le jour des dîners officiels, plus cruels qu'un jeûne rigoureux; mais elle finira enfin, cette journée de rudes devoirs; le soir vient et rend à tous leur liberté; nous allons retrouver nos diplomates dans l'intimité et après la pompe du matin aller souper en bonne compagnie.

C'est dans une des rues les plus tranquilles de N... que MM. les diplomates célibataires ont pour la plupart leur domicile, et que le prince Dobeliansky possède un «premier étage», où il reçoit assez souvent les belles ambassadrices et les aimables collègues qui ne dédaignent pas son pied-à-terre de garçon. C'est là que le soir du 1er janvier va s'assembler pour un souper de camarades la Société de la Soupe à l'oignon, composée de la crème de la diplomatie européenne. N'en est pas qui veut de cette association, fondée dans un jour d'ennui profond par un ambassadeur aimable et méridional, et devenue depuis la meilleure consolation des pauvres diplomates en exil. Pour y être admis, il faut d'abord justifier d'un goût sérieux pour la soupe qui en est le prétexte, être bien entendu de la carrière, et enfin se voir reçu à l'unanimité des suffrages.

Le président du souper mensuel est tiré au sort, et tout ce qui s'y dit, portes closes et entre associés, demeure un secret mieux gardé que celui des dépêches chiffrées; on peut être à sa guise gai, triste, sceptique, croyant, enthousiaste, vrai même; tout est permis, et jamais on n'a ouï parler d'une indiscrétion.

Mesdames les diplomatesses sont toujours ravies quand la fortune les envoie chez un célibataire, et Dobeliansky est le modèle du genre. Tout chez lui est irréprochable, les tentures, l'éclairage et le cuisinier, article de primo cartello que le prince n'appelle que «mon cher», et les jours de «soupe» il est notoire que M. «Cher» se surpasse lui-même.

A l'heure sonnante, avec l'exactitude de vrais diplomates, les petits coupés sobres qui font le service de nuit roulent discrètement sur le pavé inégal de la rue tranquille; les hommes arrivent à pied, enfouis dans leurs fourrures, fumant la cigarette qu'ils jettent à la porte. Cette porte est ouverte et rend inutile l'inscription primitive qui indique le bouton de cuivre qu'il faut habituellement tirer pour se mettre en communication avec le premier étage. L'escalier est laid, en pierre grise; le gaz brûle faiblement. Dobeliansky a renoncé depuis longtemps à corriger l'horreur de cette entrée et préfère la laisser dans sa laideur naturelle, qui fait ressortir mieux encore le contraste une fois qu'on a franchi le seuil de son chez-lui. Cet escalier, d'ailleurs, met tout d'abord ces dames de bonne humeur; c'est un changement complet, c'est autre chose, c'est l'avant-goût d'un plaisir qui n'a rien d'officiel. La porte de l'antichambre s'ouvre toute seule, et l'on entre dans une grande pièce brillamment éclairée et sentant bon les fleurs fraîches.


Avant d'aller plus loin, présentons nos personnages à nos lecteurs: plusieurs leur sont déjà connus; mais nous tenons à les présenter de nouveau plus à fond.

Madame de Glouskine.—Ambassadrice de Russie, vingt-trois ans, blonde, grande, mince, l'air hautain, mariée depuis peu de temps à Son Exc. M. Serge Glouskine, ambassadeur de Sa Majesté de toutes les Russies, soixante ans, bien conservé, maigre, les cheveux légèrement grisonnants, la moustache rousse, le sourire sceptique, la main longue, blanche et fine.

La marquise Della Primavera.—Italienne, femme d'un premier secrétaire, un peu forte, le teint mat, les yeux bruns, des cheveux immenses. Franche et bonne enfant, trop élégante, trop rieuse, trop parlante; trente ans.

La baronne de Camon.—Vingt-huit ans, femme d'un secrétaire de l'ambassade de France; pas jolie, mais mieux; élégante, parfumée, coiffée et habillée au dernier goût et avec une rare perfection. Sage et un peu austère, quoique aimable; la plus jolie main du corps diplomatique, toujours gantée.

Madame Stuart Boyll.—Trente-huit ans, Anglaise, blond ardent, vaporeuse, peinte à ravir, coquette avec passion, des yeux rêveurs qui n'en finissent pas; sans goût, mais d'une distinction irréprochable.

La comtesse Sonnenbund.—Viennoise, vingt-cinq ans, ne met pas de faux cheveux, porte les siens flottants crêpés, et n'a jamais l'air coiffée; romantique et valseuse infatigable; laide, mais avec un sourire parlant et des petits yeux de flamme; très-fêtée par MM. ses collègues.

Le prince Dobeliansky.—Encore assez jeune pour être chauve avec chic; Russe, riche et raffiné; une légère moustache, le cœur chaud, et diplomate de profession.

Vancouver Lynjoice, ou le plus beau des diplomates.—Une tête d'Antinoüs, une barbe de dieu, une taille d'athlète, le monocle dans l'œil gauche, timide comme une demoiselle, toujours amoureux de personnes intraitables.

De Bove.—Français; petit, bien pris, brun, les cheveux en brosse, la moustache frisée, un pied de femme, une main large et nerveuse; de l'esprit plus qu'il n'en faut; conseiller d'ambassade, trente-sept ans.

Droutzky.—Autrichien; attaché militaire; un bel uniforme, une belle tournure, un charmant garçon qui n'y met pas de malice.

Le comte Grani.—Ambassadeur d'Italie, avoue trente-neuf ans, fait sérieusement la cour aux femmes, en est adoré; dans les affaires de cour est craint de tous ses collègues, discret comme la tombe; vieux genre très-apprécié.

Serge Tinéeff.—Russe; une mauvaise langue, potinier indiscret, franchement laid, mais si bien mis! ne croit qu'à la musique.

Belveduto.—Italien, vingt-quatre ans, brun comme la nuit, des cols trop échancrés, des poignets trop évasés, des gilets trop ouverts, des plastrons trop solidifiés, mais doux, joli homme et persuadé qu'il sera ambassadeur à trente ans.

M. Stuart Boyll, le mari de sa femme, et voilà tout.

Le marquis Della Primavera.—A pour femme la marquise Della Primavera, qu'il salue dans le monde.

Le comte Sonnenbund.—Absent, en congé.


Nos présentations faites, continuons.

Ces dames sont directement introduites dans le fumoir, transformé, pour l'occasion, en chambre de toilette, avec une profusion de miroirs, de bougies, d'épingles et de pelotes habillées comme des mariées. Les premières à arriver sont mesdames de Glouskine et Della Primavera, qui entrent ensemble; elles sont lasses de la rude journée officielle et n'ont envie que de se détendre l'esprit. La belle ambassadrice de Russie est en tulle noir plus léger qu'un souffle et miroitant de jais; la marquise, dans un velours massif tout uni, mais gantant sa taille de déesse. Le noir est de rigueur ici pour les femmes, comme l'interdiction, pour les hommes, du plus petit bout de ruban.

L'amphitryon, le prince Dobeliansky, est debout à la porte du salon, où l'apparition de mesdames Glouskine et Della Primavera est saluée par un cri de triomphe auquel l'ambassadrice répond en posant sa main gauche sur ses lèvres, tandis que la belle Italienne pose la droite sur son cœur; puis elles donnent à baiser leur poignet ganté.

Un instant après, entre la correcte madame de Camon, habillée d'une simple robe de faille; puis vient madame Stuart Boyll, qui a chanté dans l'escalier, chante dans l'antichambre, et fredonne encore en entrant; enfin, toujours la dernière venue, la comtesse de Sonnenbund, prête à faire valser l'homme le plus goutteux.

Il fait bon chez le prince; dans la cheminée flambent les plus grosses bûches du monde; les lampes, voilées de rose, éclairent d'un jour discret les personnages des tapisseries anciennes, aux couleurs sobres et douces. Nulle part de dorure; des meubles bas d'un vert pâle; çà et là quelques beaux bustes de marbre souriant d'une immuable beauté; sur le tapis sombre, des peaux d'ours blanc, chaudes et caressantes à l'œil, et, au centre de la pièce, une grande coupe de craquelé toute remplie de lilas et de roses.

On est à peine au complet, que le souper est annoncé. On entre à son gré dans la salle à manger, on se place de même, et toutes les cuillers frappent à la fois dans la fameuse soupe, qui, chaude et parfumée, fume dans les assiettes. Après une seconde de silence appréciateur, c'est une exclamation générale: Parfaite! délicieuse!—Ah! «Cher» s'est surpassé.—«Cher», on s'en souvient, est le surnom du chef.—Comment se porte «Cher», Dobeliansky?—Il va bien, mesdames; je lui dirai votre sollicitude.

De Bove.—Mesdames, je mets aux voix si vous n'êtes pas tous d'avis que la carrière de «Cher» est infiniment supérieure à la nôtre. D'abord, elle est plus lucrative; ensuite, «Cher» n'a souhaité la bonne année à aucun souverain, et il a goûté cette soupe-là avant nous.

Le comte Grani fait observer d'une voix douce qu'en effet ils ont tous, ce matin-là, bien mérité de la patrie.

Dobeliansky.—Celui qui s'attend à ce que sa patrie fasse quelque chose pour lui...

La marquise Della Primavera.—Il se prépare de cruelles désillusions. Mais quel front avez-vous de vous plaindre, vous autres? Et nous donc, avec nos traînes, trouvez-vous que ce soit récréant d'être sur pied dès dix heures du matin?

De Bove, avec une conviction profonde.—Mais vous étiez belle, ravissante, idéale, tandis qu'un malheureux qui enfile son uniforme en se levant, quelle compensation peut-on lui offrir? Ah! que j'enviais donc ce portier du palais! C'est lui qui avait l'air d'un plénipotentiaire noble et sérieux, avec son chapeau haut de trois pieds, tandis que nous, sans nous flatter, nous avions l'air de magots, même notre Lynjoice qui est si beau. Car il est beau, n'est-ce pas, mesdames? Eh bien, une fois en uniforme, c'est un martyr; il croit avoir des ailes dans le dos, et, comme il n'y est pas habitué, dame, cela le gêne pour marcher. N'est-ce pas, collègue et ami, que notre Lynjoice avait l'air prêt à s'envoler?

Madame de Camon.—Mais non, il était tout à fait gentil; oui, Lynjoice, consolez-vous; mais je voudrais savoir, messieurs, pourquoi vous preniez l'air si chagrin; ça en était néfaste pour un matin de jour de l'an; c'est à qui de vous serait le plus inflexible; sir Edward Love paraissait aux prises avec une arête; S. Exc. l'ambassadeur de France avait mine de vouloir nous exhorter tous à la pénitence finale; seul, le comte Grani avait l'air de ne pas souffrir; vous, Excellence, et le second valet de pied à droite en entrant, je vous donne la palme; en voilà un que ses bas de soie ne gênaient pas.

Dobeliansky.—Pas malin, que Grani ait la mine heureuse: il passe des billets aux princesses.

Madame de Camon.—Comme ça, sous le dais et à la vue des lions couchants?

Dobeliansky.—Parfaitement; il en avait trois ce matin dans son chapeau.

Grani.—Mesdames, je ne nie pas la chose, je profite généralement des cérémonies officielles pour ce petit commerce.

Glouskine.—Pauvres souverains, ils ne connaissent pas les diplomates!

De Bove.—Ils n'ont pas idée de ce que c'est; ils nous prennent au sérieux, ils nous offrent des galas, et pendant «cette imposante cérémonie», l'auguste prince-héritier cligne de l'œil à la marquise: pas vrai, marchesita?

La Marquise.—Tiens, vous avez vu cela, vous? C'était un signe convenu; s'il me trouvait très-bien, il devait fermer l'œil gauche.

De Bove.—Eh! mais il a un joli sentiment des situations, l'auguste prince héritier. Quant à moi, j'ai suggéré à mon chef d'informer le gouvernement que le souverain avait des bottes trop justes; j'ai découvert cela tout de suite; on a le coup d'œil diplomatique ou on ne l'a pas; j'ai proposé aussi de faire mention de la révérence de la république Argentine; ce n'était pas commun, puis c'est une idée; elle s'assied par terre, cette femme; ça la repose.

Dobeliansky.—Non, moi, c'est Fezyl-Pacha que je propose à l'attention de la postérité; la voiture de cet homme-là est un chef-d'œuvre.

Glouskine.—Messieurs, vous troublez la paix de l'Europe, et Lynjoice, qui est présent...

Lynjoice, très-occupé à expliquer à madame de Sonnenbund par quelles combinaisons machiavéliques il est parvenu à tromper l'opinion publique sur son horreur indigène de la soupe à l'oignon, tombe des nues quand on l'interpelle.

Lynjoice.—Plaît-il, mon cher ambassadeur?

Madame de Glouskine.—Rien, mon bon Lynjoice, rien; racontez gentiment à madame de Sonnenbund comment vous avez marché sur ma traîne ce matin; je ne suis pas jalouse ce soir, cher ami; faites-moi seulement le plaisir d'ôter votre lorgnon quand vous me regardez, et quittez cet air bête; est-ce que vous me prenez pour un souverain, Lynjoice?

Lynjoice essaye d'expliquer à mots couverts que madame de Glouskine est souveraine de bien des cœurs.

Madame de Glouskine.—Lynjoice, vous croyez écrire une dépêche en ce moment; dites que vous m'aimez, et n'en parlons plus.

De Bove.—Et vous, madame, l'aimez-vous un peu, ce pauvre Lynjoice?

Madame de Glouskine.—De Bove, j'ai horreur de dire ce que je pense; cela enlève toute fraîcheur aux idées.

Grani.—J'apprécie cette petite théorie; elle est vraie et pratique.

De Bove.—En son honneur, je propose la santé du corps diplomatique, si tendrement uni...

Tous.—Oui! oui!

De Bove, continuant.—Et surtout la prospérité de la soupe à l'oignon.

Ici l'on se lève et l'on se fait raison avec transport. Madame de Glouskine vide d'un trait son verre de champagne et le repose sur la table en le brisant en morceaux du plat de son assiette.

—Pardon, Dobeliansky, mais c'est pour la chance.

—Tout ce que vous voudrez, madame, tant que vous voudrez; je suis votre serf et serviteur; voulez-vous tout ce qu'il y a chez moi? avez-vous envie de briser autre chose? moi, mes gens, tout est à vous...

Madame de Glouskine.—J'y penserai, Dobeliansky. S'il me vient une idée... comptez sur moi.

On continue à toaster avec frénésie à la santé des uns et des autres, aux souhaits de chacun... de Bove veut en vain faire dire leurs souhaits aux dames.

De Bove.—Je les sais bien, moi, et mieux que vous.

Madame de Glouskine.—Et moi aussi, de Bove, je sais les vôtres.

De Bove.—Eh bien! alors, faisons les Petits Papiers: chacun de nous écrira le souhait de son voisin ou de sa voisine. Voulez-vous, mesdames? voulez-vous, messieurs? Et de la franchise; ni maris ni femmes, tous diplomates...

On se lève en masse pour rentrer au salon, tout le monde parlant à la fois; la marquise Della Primavera est rêveuse; madame de Glouskine les défie tous du regard; madame de Sonnenbund montre ses jolies dents; elle est prête à dévorer bien des souhaits. Madame Stuart Boyll écoute Belveduto et se tait; madame de Camon regarde les autres et s'amuse.

De Bove.—Dobeliansky, propriétaire de cette principauté indépendante, commandez des crayons et du papier, ô Altesse!... Attention, mesdames, j'écris les noms d'un côté; tout le monde y passe, tant pis. De l'autre, vous inscrirez ce que vous souhaitez au propriétaire du nom; le souhait ira directement à son adresse; après quoi l'on aura la liberté de réduire en cendres les témoignages de notre bienveillance mutuelle. Maintenant, tous les papiers dans un chapeau; si l'on se tire soi-même, on se passe au voisin. Allons, mesdames; allons, collègues de mon cœur, allez-y gaiement.

Tous les papiers sont distribués, le nom soigneusement dissimulé au revers.

De Bove encourage l'inspiration:

—Souhaitez-vous du bonheur, ne vous refusez rien, je vous en conjure.

Dix minutes après, les papiers sont pliés derechef, remis dans le chapeau, secoués et tirés par de Bove; chacun reçoit le sien.

MADAME DE GLOUSKINE

On lui souhaite d'oublier qu'elle est ambassadrice, apprendre à être femme.—Lynjoice est trop beau.—Conseil d'un ami.

LA MARQUISE DELLA PRIMAVERA

On souhaite à la marquise de se laisser persuader que les absents ont toujours tort. N'est-ce pas ce dont elle désire se convaincre? Il y a d'aimables princes.

MADAME DE CAMON

On souhaite à madame de Camon d'apprendre de sa couturière si le cœur est à droite ou à gauche.

MADAME STUART BOYLL

D'ajouter le noir aux couleurs du prisme.

MADAME DE SONNENBUND

De se coiffer.—De celui qui écrit ce souhait, elle pourra s'informer.

M. DE GLOUSKINE

La foi qui sauve.—For ever and for ever.

COMTE GRANI

L'Eau de Jouvence à l'usage des diplomates.

DOBELIANSKY

De garder «Cher», son cuisinier, qui est menacé. Mais on souhaite des compensations.

LYNJOICE

De mettre son monocle dans l'œil droit pour y voir.

SERGE TINÉEFF

La concorde, montée en pendule.

DE BOVE

D'apprendre qu'il est profondément utile de savoir être bête quelquefois.

STUART BOYLL

De ne jamais être oublié avec les bagages.

DELLA PRIMAVERA

Un ballet cinq fois par semaine.

BELVEDUTO

Une ministresse des affaires étrangères qui ait passé la cinquantaine.


Les souhaits sont lus dans un silence solennel. Personne ne se regarde, et tout le monde s'empresse de jeter son billet au feu.

—Qui est content? demande de Bove.

Pas une de ces dames ne répond. Tous les hommes crient oui à la fois.

—Eh bien! alors, tant mieux, et bonne année à la soupe à l'oignon!


TABLE DES MATIÈRES

L'ŒUF nº 4

LES PETITS POIS

PAUVRE THÉODORE!

OU LOGERA SON EXCELLENCE

SOULIERS GALANTS

LA GUEULE DU LOUP

ENGLISH IMPROVEMENT

LA REVANCHE DE VERA

LE RETOUR

LA MAZOURKE DE SON EXCELLENCE

L'AUDIENCE PARTICULIÈRE

LA CROIX DE SAINTE-ODILE

MYSTÈRE ET DIPLOMATIE

PREMIER DE L'AN DIPLOMATIQUE— I. Grand Gala

II. La soupe à l'oignon

PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.

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