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Leurs Excellences

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Elle avait les yeux rouges quand S. Exc. le ministre de Russie apparut à son heure accoutumée, paré de toutes ses plumes de geai; il demanda pardon et se moqua de son uniforme, de ses panaches, de ses cravates multicolores; mais il avait absolument voulu lui baiser la main,—les deux mains,—et plus tard que dix heures, il n'aurait osé se présenter. Elle était si sévère dans ses habitudes, et chez madame Michaïloff on pouvait sonner à onze heures sans que cela surprenne personne.

—Ils vont tous prendre le thé chez elle, ce soir.

—Qui, tous?

—Les victimes du dîner dont je viens; il faut cela pour se dérider.

—Mon mari aussi, alors?

—Certainement; c'est même lui qui l'a proposé à Droutzky, car ce n'est pas une chose arrangée; mais ils sont sûrs de faire plaisir à Olga.

Il partit de là pour lui exprimer son admiration passionnée; elle l'écouta beaucoup plus patiemment qu'il ne l'espérait, le laissant parler tout à l'aise. Quand il eut tout dit, elle leva vers lui ses yeux bruns:

—Eh bien! je crois que vous m'aimez beaucoup, et je vais vous donner un témoignage de ma confiance.

—Seulement de votre confiance?

—La partie chez Droutzky tient toujours?

—Certainement, les accessoires du cotillon sont même arrivés de Paris.

—Et ils vont au bal du théâtre?

—Je le crois bien.

—Alors, je veux y aller aussi, et ce sera avec vous, si vous ne dites pas non.

Il dissimula son triomphe pour ne point l'effrayer.

—Trop heureux de vous servir de chaperon... et vous verrez si je sais me taire. Voyons, combinons cela.

—Je ne veux pas naturellement qu'on le sache ici.

—Rien de plus facile: vous viendrez mettre votre domino chez moi... Pourquoi pas? vous y êtes déjà venue dix fois.

—Oui, mais... et puis comment arriverai-je chez vous?

—Rien de plus simple: invitez l'excellente petite Van Beck au théâtre avec vous; je viendrai vous y saluer. Vous vous trouverez fatiguée; je vous offrirai le bras; nous prendrons le premier drotschke venu pour rentrer chez vous, et, ma foi, nous irons au bal.—Pour votre camériste, vous serez chez madame Van Beck.

Tant de mensonges que cela! Ils lui firent horreur un instant; mais Glouskine sut vite les habiller d'un air d'excellente plaisanterie. Comme elle voulait être persuadée, elle le fut.

—Je vous enverrai ma loge au Thalia theater pour après-demain. Camon sera charmé de penser que, pendant qu'il danse, vous vous amusez vertueusement.

Il avait dit juste, le billet du ministre arriva pendant leur déjeuner; elle le lut à son mari.

—Ah! tant mieux; comme cela, tu ne passeras pas ton mardi gras au coin du feu.

—Je vais écrire à madame Van Beck, qui n'a pas non plus un carnaval bien gai.

—Tu as raison, elle n'est pas amusante, mais c'est une très-honnête petite femme; je te verrais avec plaisir te lier avec elle; vous pourrez vous faire une gentille existence toutes deux en vous rapprochant un peu plus.

—Oh! oui, une petite vie bien tranquille, dit-elle amèrement.

—Il est de fait que je ne te verrais pas avec plaisir marcher sur les brisées de certaines collègues.

Après un silence—ils étaient souvent silencieux depuis quelque temps:

—Alors, tu ne veux absolument pas me mener au bal du théâtre?

—Ma pauvre petite, qu'est-ce qu'un oiseau de ton joli plumage y ferait?

—En ce cas, n'y va pas.

—Je t'en conjure, ne joue pas à la femme jalouse; un homme qui a une carrière est forcé de faire au monde, à ses sottises, à ses plaisirs, quelques sacrifices. Tu sais combien je t'aime et je te respecte.

—Au point que tu ne me ferais pas même l'honneur d'être jaloux.

—Non, car je suis trop sûr de toi.

—En effet, tu l'es extraordinairement.

M. de Camon était de si bonne foi que le ton aigre-doux de sa femme ne lui fit pas perdre une bouchée; c'était l'homme le plus parfaitement heureux, jouissant de tout son cœur de son bonheur conjugal et n'ayant cependant perdu le goût pour aucun autre; il dînerait avec sa jolie et chère petite femme, la conduirait au théâtre, et la laissant en bonne compagnie, l'esprit tranquille sur son compte, irait s'amuser chez Droutzky et oublier qu'il était chargé de chaînes.

La pauvre madame de Camon s'était lancée désespérément dans son équipée; Glouskine venait la voir deux ou trois fois le jour au sujet du domino qu'il lui faisait préparer.

Le dîner du mardi gras fut pour elle une douloureuse épreuve: la peur, la jalousie, une sorte de désir de connaître le péril, tout cela bouillonnait dans son cœur; dix fois elle eut envie de raconter tous ses projets à son mari, de lui dire combien il la faisait souffrir, de faire appel à son ancien amour; mais la figure d'Olga Michaïloff surgissait soudain, et les bonnes, les consolantes paroles de Glouskine... sur l'amitié duquel elle pouvait, elle devait compter... Cependant se hasarder seule, la nuit, chez lui, dans sa voiture... ah! le cœur lui battait bien fort. Elle eut quasi envie de se découvrir une migraine terrible, puis elle railla sa propre faiblesse.

—«J'irai, je veux l'y voir, c'est mon droit enfin.» Ils se quittèrent au théâtre; comme il la menait à sa loge, elle lui dit indifféremment:—C'est ce soir, n'est-ce pas, que vous cotillonnez chez Droutzky?

—Il paraît que oui; aussi je rentrerai tard probablement.

—Alors, bonsoir.

—Bonsoir. Madame Van Beck vous reconduit?

—Oui, c'est convenu, amusez-vous.

—Bonne soirée; je t'assure que j'irais volontiers me coucher de bonne heure.

Madame Van Beck était une excellente jeune femme, ne parlant jamais que de ses enfants et de ceux des autres; aussi, pendant le premier acte, elle et madame de Camon s'attendrirent ensemble sur les perfections de leur petite famille... De temps en temps, madame de Camon se disait: «Je vais au bal masqué... avec Glouskine», puis elle reparlait des dernières dents de sa fillette.

A neuf heures, Glouskine entra dans la loge, salua ces dames et regarda madame de Camon d'une façon si significative, souriante et hardie à la fois, qu'elle en fut horriblement troublée. Elle pressentait un danger et ne savait si elle désirait le connaître ou si elle le redoutait.

M. Van Beck, qui copiait toutes les dépêches de sa chancellerie, sommeillait invariablement dans le monde; sa femme n'avait aucune malice, ils n'étaient point gênants, et Son Excellence put, en termes discrets, faire allusion au bonheur qu'il éprouvait: le domino était prêt, rien ne manquait, tout irait à ravir.

Madame de Camon était si obstinément silencieuse que Son Excellence en devenait inquiet; il sut à temps placer quelques mots sur Olga.

Tout d'un coup, à son étonnement douloureux, il entendit dite par madame de Camon ces paroles qui lui firent perdre contenance, lui qui se croyait prêt à tout:

—Ma chère amie, j'ai une envie folle d'aller au bal du théâtre. Mon mari ne veut pas, mais je suis résolue à lui désobéir; prêtez-moi M. Van Beck, vous me sauverez d'une folie, je vous assure.

Madame Van Beck, fort étonnée, essaya les remontrances. Son Excellence s'offrit en vain pour faciliter les projets de madame de Camon.

—Non, je vous en prie, permettez à M. Van Beck de venir. Et pourquoi ne viendriez-vous pas aussi? Son Excellence vous donnerait le bras. Nous irons nous habiller chez lui, il se trouvera bien des dominos à passer, allons; rendez-moi ce service d'amie.

La jeune Hollandaise n'était pas très-clairvoyante, mais elle entendait une voix vraiment émue, et faisant signe à son mari littéralement étouffé de surprise:—J'en avais grande envie aussi sans l'oser dire. Arnaud, faisons cette partie, je vous en prie; notre cher ministre voudra bien me prendre sous sa protection, et je vous confie madame de Camon.

Et ils y allèrent, madame Van Beck se mourant de peur, suffoquée, sans une parole à dire, et madame de Camon si tremblante que l'excellent Van Beck craignait qu'elle ne fût sur le point de s'évanouir. Quant à Son Excellence, on ne l'avait pas vu de si méchante humeur depuis la mort d'un cheval qu'il aimait fort.

M. de Camon brillait, le chapeau sur la tête, quand une voix de femme lui dit tout à coup:

—André, j'ai trop peur, ramène-moi.


M. de Glouskine appelle madame de Camon une coquette dangereuse. M. de Camon n'a été jaloux qu'une demi-seconde, mais la sensation a été si vive que le souvenir suffit pour le garder d'Olga Michaïloff. Madame de Camon espère que son mari sera nommé à Berne. D'un commun accord, tout le monde a oublié le bal du théâtre, excepté M. Van Beck, qui y rêve en fumant de gros cigares.


ENGLISH IMPROVEMENT

I

... Olga Michaïloff a un répertoire d'amies extrêmement varié; elle s'en est pourvue pour toutes les circonstances de la vie; elle a l'amie avec laquelle elle sort, celle chez qui elle prend le thé tous les jours, celle avec laquelle elle voyage à travers l'Europe, l'amie de théâtre, l'amie de cour, l'amie plastron, l'amie complaisante, l'amie indigène et l'amie compatriote; elle les aime toutes également, et en chatteries, en prévenances, est Slave jusqu'au bout des ongles. Dans toutes les résidences elle a laissé une infinité de «chères» auxquelles elle écrit de charmants billets avec une fidélité exemplaire, se réservant, en cas de retour, l'entrée dans la coterie la plus en vue.

Madame Michaïloff sait la valeur d'une amie et couvre de son mépris les femmes qui n'aiment qu'à s'entourer d'une cour masculine: ce sont des maladroites; elle passe sans les voir.

L'amie d'enfance est la véritable Providence du ménage Michaïloff. Quand on s'ennuie trop ou que le corps diplomatique tout entier semble éteint, madame Michaïloff s'en fait expédier une de Moscou, et aussitôt, et en son honneur, allume ses bougies, danse, soupe, et donne aux autres le prétexte d'en faire autant.

Dans le marasme de Tenheiffen, la venue d'une amie de la belle Olga est une distraction précieuse, et d'autant que madame Michaïloff n'en a point qui ne soient grandement ses cadettes, quoique invariablement juste de son âge, comme le fait charitablement remarquer M. de Glouskine. Madame Michaïloff était en froid avec Son Excellence. Le printemps était mortellement triste; ces messieurs des différentes légations, fort paresseux; il fallait les inviter pour les avoir; les soirées paraissaient éternelles. A bout d'expédients pour se distraire, madame Michaïloff s'avisa un beau soir que marier une de ses cousines pauvre à quelque diplomate d'avenir serait à la fois moral, charitable et divertissant; elle télégraphia sur l'heure l'envoi de la jeune personne, espéra tout du hasard et attendit.

Vera Dognieff débarqua à Tenheiffen à l'heure dite; c'était une belle fille avec des yeux noirs et des cheveux blonds légers, soulevés et frisottants. Toujours des robes à traîne immense et le chignon épais tombant jusqu'au milieu du dos; fort ennuyée d'être sans fortune et très-décidée à faire tout au monde pour réparer cette erreur du sort; elle était folle de joie de l'occasion que lui offrait sa cousine, et l'embrassa avec une tendresse d'esclave.

—Ma chère, dit la diplomatesse, ils s'ennuient tous à périr; tu n'auras jamais pareil jeu. As-tu un goût pour une nationalité quelconque?

—Non, Olga chérie!...

—Eh bien, alors, flirte avec les Anglais; nous avons un choix; ils sont trois, et tous passablement riches; le plus bête est Lynjoice; il est naïf et excellent garçon; une femme mènera avec lui une vie de reine. Regarde-les bien; dis-moi à qui tu plais, puis nous nous arrangerons, petite collègue mignonne.

Là-dessus, Vera baisa la main de madame Michaïloff dans un transport de reconnaissance.

Mais pour mener à Tenheiffen quelque affaire que ce fût, il fallait d'abord se faire un ami ou du moins un indifférent du ministre de Russie. Son Excellence fut donc invitée à dîner sans délai, et la petite compatriote, qu'on lui présenta, lui fit très-humblement toutes les grâces de couleuvre qui lui étaient naturelles; il fut froid, mais affable; un juge, mais un juge bienveillant; et, après le café, il se mit à interroger la jeune personne, il voulut la confesser; cela l'amusait, ce blasé, de voir le fond d'un cœur naïf; celui qu'il voulait démasquer ne l'était pas, mais la fine petite mouche se laissa arracher l'histoire de sa vie, de sa famille, de ses espérances, et avoua avec une parfaite ingénuité qu'elle voudrait bien trouver un mari. Glouskine pensa qu'il n'y aurait rien de déplaisant à jouer le bienfaiteur vis-à-vis d'une si agréable blonde, et se sentit mieux disposé envers madame Michaïloff depuis qu'elle avait chez elle de si jolies cousines. Il laissa donc partir les invités, prit son fauteuil des anciens jours d'intimité, et comme madame Michaïloff s'approchait de lui pour lui offrir un autre verre de thé, il le lui fit poser, prit ses deux mains, les rapprocha devant lui, les regarda, les baisa tout doucement l'une après l'autre cinq ou six fois, puis une fois chacune sur la paume, et ils furent réconciliés du coup. Olga s'assit en riant et en le grondant de la meilleure grâce.

—Est-ce que Vera vous a dit du bien de moi?

—Oui, elle vous adore, et moi de même.

—Comme dans il tempo passato?

—Encore plus.

—Eh bien, alors, il faut m'aider dans ma grande entreprise.

—Quelle est-elle? un secrétaire à faire changer?

—Non; il faut la marier, elle.

Vera faisait un petit ménage devant la table à thé.

—Mais oui, c'est une idée. Avez-vous pensé à quelqu'un?

—Que diriez-vous de Lynjoice?

—Parfait; mais c'est un garçon à passion; rendez-le amoureux de vous, et puis faites-lui épouser Vera; il doit aimer à s'immoler. A son défaut, nous avons le Hollandais Van der Bosch, un fort bon parti. Voulez-vous que je parle à la grande maîtresse? elle le voit souvent.

—Non, pour tout au monde. J'aurais voulu des tableaux vivants pour faire marcher tout cela; mais Paul gronde tellement la dépense...

—Eh bien! pourquoi pas chez moi?

—Ah! aimable ministre, que je vous aime!

—Ma chère, ne le dites pas si haut!

Le lendemain, chez madame de Santa-Pierra, qui était son amie de jour, Droutzky et deux ou trois de leur intimité étant présents, madame Michaïloff lança son idée.

—Je veux marier ma cousine à Lynjoice.

—Eh! madame, pourquoi Lynjoice plutôt que moi? demanda Droutzky.

—Pour mille et une raisons, mon cher, que je vous laisse deviner.

Madame de Santa-Pierra trouva ce projet charmant.

—Ce Lynjoice est très-gentleman.

—Tout gentleman qu'il soit, je vous parie qu'il ne se marie pas.

—Eh bien, monsieur de Bove, je tiens le pari, répondit madame Michaïloff; ce sera cent louis si vous perdez, cinq si vous gagnez.

—Je le veux bien; mais, madame, réservez soigneusement ces cinq louis.

—Et je tiens pour Olga, ajouta madame Santa-Pierra, et vous, Droutzky, et vous, Alvarez?

L'aimable Droutzky fut d'emblée de l'avis de ces dames; M. Pepe Alvarez tint pour M. de Bove, et les paris furent enregistrés.

—Mais de bonne guerre, ajouta Olga, et Droutzky des nôtres, avec sa vaillante épée nous serons victorieux.

Madame de Santa-Pierra voulut savoir si Lynjoice était déjà amoureux.

—Mais il ne l'a pas encore vue.

—Nous devons être présents à la première entrevue, afin d'être témoins du coup.

—C'est de rigueur, dit de Bove.

—Du tout, vous gâteriez l'affaire.

—Si, ma chère, laissez-les venir, je vais organiser une sauterie, votre Vera doit danser comme un ange.

—Madame, dit M. de Bove, marié de votre blanche main me paraît un sort bien digne d'envie.

—Vous avez la permission d'épouser, on vous sacrifiera Lynjoice.

Madame de Santa-Pierra protesta et développa sa théorie, comme quoi rien ne nuit plus à la carrière que de se marier trop tôt, tandis qu'il arrive un moment où c'est la plus utile chose du monde.

Lynjoice en était évidemment là. On fut d'accord sur ce point. Toutefois, MM. de Bove et Alvarez s'en allèrent fort persuadés de gagner leurs cinq louis.

II

Madame de Santa-Pierra resta tout un jour sans maudire le séjour de Tenheiffen, et le lendemain à midi, lasse d'attendre le soir, elle écrivit à Lynjoice d'avoir à venir lui parler. Il était à sa chancellerie, copiant la plus ennuyeuse dépêche, et fut charmé de se déranger. Madame de Santa-Pierra lui dit en matière d'ouverture qu'elle avait grande envie d'une robe de véritable homespun, et s'il n'aurait pas quelque occasion sûre; puis, de la même haleine, s'il n'avait jamais été amoureux. Il avoua sans détour être fort sujet à ce mal, et que c'était, du reste, la seule chose qui lui fît prendre patience dans la carrière. Madame de Santa-Pierra l'assura qu'il fallait se marier, qu'il était créé pour les joies de la famille, qu'elle avait rêvé de lui, et qu'il devait indubitablement lui arriver quelque chose d'heureux. Lynjoice se demanda ce qui lui valait une si franche déclaration, et se mit en devoir d'y répondre; elle l'envoya promener, lui assurant qu'il se marierait parce qu'elle l'avait rêvé, qu'il n'oubliât pas sa robe de homespun dont elle ferait le compte avec celui de l'Iris Bouquet (qui courait depuis trois ans), puis elle l'expédia derechef à sa chancellerie.

L'après-midi, elle raconta sa démarche à Olga et à ces messieurs: on la jugea très-imprudente, quoique, pour le vrai, cette malice cousue de fil blanc eût fait rêver Lynjoice toute la journée, car se marier était depuis longtemps dans son esprit, sans que jamais il eût pu trouver le courage de faire la demande. Il avait même laissé à Stockholm une inconsolable personne, dont il aurait fait très-volontiers sa femme, si préalablement il n'eût fallu le lui demander, et sa conversation avec madame Santa-Pierra avait cruellement réveillé ce sentimental souvenir.

Tous les secrétaires dînaient ensemble au Cercle: Droutzky, qui remarqua l'air préoccupé de Lynjoice, se mit à le prendre à partie, lui disant qu'il devait être amoureux. On ramassa la balle au bond; il n'en faut pas tant à de pauvres diplomates. Lynjoice fut à l'unanimité déclaré amoureux. Ses collègues de chancellerie révélèrent qu'un mystérieux billet l'avait enlevé à ses austères devoirs envers la patrie qui le payait, et qu'il était revenu, avec la mine qu'on lui voyait. Le pauvre Lynjoice, qui était timide comme il n'y a qu'un Anglais barbu pour l'être, et qui rougissait comme une fillette, se défendit de toutes ses forces. Ce fut en vain.

—De qui Lynjoice est-il amoureux?

—Ce doit être de la vieille Teufelsbruck, dit Michel Platoff, la plus méchante langue du corps diplomatique.

—Moi, je parie pour la princesse elle-même.

—Non, ce sera madame de Santa-Pierra.

Toutes les femmes y passèrent.

—Et la belle Olga, nous ne pensions plus à elle; sûrement Lynjoice est fou de madame Michaïloff.

—Ne serait-ce pas de l'amie d'enfance? ajouta Platoff.

Droutzky, de Bove et Alvarez se regardèrent.

—Oui, oui, c'est de l'amie d'enfance.

—Messieurs, cette fois l'amie d'enfance de madame Michaïloff n'a pas vingt ans, et il me semble que ce doit être la fille d'une amie d'enfance.

—Lynjoice veut l'enlever.

—Et l'emmener aux Indes.

Il eut beau jurer ne l'avoir jamais envisagée, on décida: 1º qu'il était amoureux; 2º que c'était de mademoiselle Vera.

Lynjoice eut grande envie de ne pas aller chez madame de Santa-Pierra, puis la curiosité l'emporta, et, une rose fraîche à sa boutonnière, il entra. On l'attendait; lui, fit bon front, son binocle dans l'œil gauche, ce qui était son unique originalité; on l'entoura, on le pria d'être calme, on l'assura qu'elle était là, et sans trop savoir comment, il se trouva devant Vera à qui on le nommait; elle leva sur lui un regard approbateur qui semblait dire: Je sais que vous êtes amoureux de moi, et je le veux bien. Puis elle dit quelques mots et le quitta comme on ferait d'une vieille connaissance.

Lynjoice se demanda s'il était épris de cette personne sans l'avoir connue.

—C'est qu'elle a l'air de le croire.

Les collègues vinrent l'assurer qu'il aurait toute liberté pour faire danser Vera; que, du reste, elle lui avait réservé le cotillon.

Madame Michaïloff passait sur ce mot.

—Ah! ce bon Lynjoice danse le cotillon avec ma cousine, comme c'est gentil!

Il n'y avait plus à s'en dédire; Vera arriva et avec ses mines de chatte lui demanda pourquoi il ne faisait pas ses invitations lui-même, et pourquoi il lui avait envoyé demander le cotillon.

—Je ne vous fais pas peur pourtant... faisons-nous un tour de valse?

Lynjoice était moitié désespéré, moitié charmé; il aurait voulu être à mille pieds sous terre, et cependant valser à contre-temps avec tous ces cheveux blonds volant devant ses yeux était agréable. Quand ils s'arrêtèrent, il n'eut pas un mot à dire; mais Vera parla pour deux et l'assura de sa fidélité pour le cotillon.

Madame de Santa-Pierra l'appela du geste.

—Eh bien, voilà mon rêve réalisé; vous êtes amoureux, mon pauvre Lynjoice; je ne vous reconnais plus, vous vous marierez, vous serez heureux, et vous me direz si je lis l'avenir ou non.

Droutzky et les autres s'étaient rapprochés.

—Qui aurait cru que Lynjoice serait sournois à ce point? Vous étiez charmants, du reste, tous les deux; vous pouvez vous vanter d'avoir de la chance.

—Mais je vous assure!... protesta Lynjoice...

Puis, en garçon le mieux élevé du monde, il craignit de déprécier Vera.

—Ce n'est pas que mademoiselle Vera ne soit charmante.

—Ah! il veut bien l'avouer!

On guettait les portes, car on craignait un coup de tête, et Lynjoice fut gardé à vue; il cotillonna, soupa, et à trois heures du matin, les collègues voulurent le reconduire chez lui triomphalement. On le quitta en l'assurant qu'il était marié.

III

Le lendemain de grand matin, le valet de pied des Michaïloff sonnait au logis de garçon de Lynjoice et y laissait un billet, sur l'enveloppe duquel se dessinait un fulgurant Olga; cinq minutes après venait une missive identique, cette fois apportée par un valet de la légation de Portugal, puis un pli à l'air sérieux envoyé par Son Excellence le ministre de Russie. Il y avait des réponses, mais Monsieur était sorti.

Bien des personnes s'étaient ce matin-là réveillées tout occupées du bon Lynjoice, qui d'habitude ne passionnait pas l'opinion. Madame Michaïloff avait eu un réveil triomphant; c'était un succès, cela la mettrait à la mode, et elle se ferait prêter par le mari une trentaine de mille francs dont elle avait grand besoin. Quant à la blonde Vera, elle souriait depuis plusieurs heures à toutes sortes de pensées qu'elle ne disait point et de mettre en jeu toute sa diplomatie pour contribuer au bonheur de sa jeune compatriote, et de Bove et Alvarez avaient décidément grand'peur pour leurs cent louis.

Tout le monde s'était avant dix heures entendu par lettre, pour être à trois heures chez Glouskine, afin de convenir des tableaux vivants. Madame Michaïloff avait à deux reprises envoyé chez Lynjoice, qui était toujours sorti.

—C'est-à-dire qu'il dort, s'était dit Olga en songeant à son mari, M. Michaïloff, qui se couchait habituellement à six heures du matin, et jusqu'à deux heures de l'après-midi, n'était invariablement sorti dans son lit.

—Il viendra chez Glouskine, on peut être tranquille.

Vera ne disait rien et arriva toute souriante, modeste et blonde, chez le ministre qui les attendait et reçut sa compagnie avec sa courtoisie des bons jours. Madame de Santa-Pierra parlait pour tous; elle embrassa madame Michaïloff, puis Vera, et fit mine de mettre par erreur son bras autour du cou de Glouskine, offrit ses deux mains à ses adorateurs et déclara qu'elle était la personne du monde à qui le bonheur d'autrui faisait le plus de plaisir. Ce bon Lynjoice, cet excellent Lynjoice, pourquoi n'arrivait-il pas?

Quels tableaux ferait-on?

Madame de Santa-Pierra, qui ne brillait pas par les idées originales, proposa Faust et Marguerite.

Ce fut un cri général.

—Enfin tout ce que vous voudrez, Lynjoice est si beau garçon, on peut l'habiller en ce qu'on veut, et Vera est un amour!

Mais pourquoi Lynjoice n'arrive-t-il pas?

En l'attendant, Vera se promenait à petits pas de long en large à côté de Glouskine; ils regardaient à la fenêtre, puis reprenaient leur promenade à travers les salons sans avoir l'air autrement impatientés.

Au bout d'une demi-heure, madame Michaïloff se déclara cruellement inquiète: les Anglais sont si originaux! Lynjoice s'est peut-être suicidé. Droutzky s'offrit pour aller vérifier le fait, et partit.

Il fut impossible à Olga de dire une parole; elle était accablée et laissa discuter devant elle la question d'Hamlet et d'Ophélie, d'Esmeralda et de sa chèvre sans y prendre part. De Bove et Alvarez ne lui ménageaient pas les airs triomphants et se disaient persuadés du suicide du malheureux Lynjoice. Vera se tenait à l'écart, toute froide, calme, avec son teint blanc sans une nuance de trouble et le cœur battant à rompre, les détestant tous en ce moment, puisqu'ils étaient témoins de son humiliation. Madame Michaïloff l'admirait et pensait qu'avec une fille de si bon esprit, il n'y avait rien de désespéré.

Droutzky revint. Vera tournait le dos à la porte et ne fit pas un mouvement.

—Eh bien? eh bien?—Il vous suit?—Il vient?—Il est mort? -Il est enlevé?—Il est malade?

Droutzky les regardait avec un désespoir comique, puis après une pause étudiée:

—Il est parti! s'écria-t-il en pouffant de rire.


LA REVANCHE DE VERA

I

La marquise de Santa-Pierra tirait admirablement les cartes, et cette distraction lui était chère; elle en avait acquis le talent à Florence, d'une bonne comtesse italienne, son intime amie pendant trois ans. Ces dames avaient passé ainsi bien des journées pluvieuses sans en sentir l'ennui, et depuis madame de Santa-Pierra promenait cet art d'agrément dans toutes les capitales de l'Europe où son étoile et les missions de son mari l'envoyaient tour à tour. Toute ministresse qu'elle fût, elle ne dédaignait pas de s'humaniser avec les jeunes attachés de sa Légation jusqu'à leur prédire leurs destinées futures en général tendrement amoureuses et triomphantes. Les mauvaises cartes se refusaient obstinément à venir sous les doigts roses de la marquise, et quant à ce qui lui était personnel, elles lui réservaient toutes les surprises heureuses. La marquise de Santa-Pierra était, d'avis unanime, la meilleure personne du monde; on ne lui connaissait qu'une petite faiblesse, celle de se persuader qu'elle inspirait à quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent ce qu'elle qualifiait d'un petit sentiment. Elle le demandait fort bien à brûle-pourpoint, et un septuagénaire ministre de Hollande, le personnage le plus flegmatique des Provinces-Unies, se souvenait de cette question posée en plein dîner diplomatique, comme d'un des cruels moments de sa carrière. Cependant il avait été forcé de confesser le petit sentiment qu'on lui demandait, et madame de Santa-Pierra ne manquait jamais, en échange, de lui offrir sa main à baiser, ce qui était la chose du monde qui l'intimidait le plus, l'excellent homme n'ayant jamais pratiqué ce genre de galanterie. Quant aux jeunes gens, ils s'accordaient pour offrir à madame de Santa-Pierra un petit sentiment bien tendre, d'autant que cela ne gênait pas les plus sérieux. La marquise aimait fort à parler d'elle-même et de ses affaires de cœur, et sa chère amie madame Michaïloff l'ennuyait souvent, parce qu'ayant précisément la même inclination, ces dames se trouvaient réciproquement être de détestables confidentes! le rôle le plus passif qu'il soit.

La bonne petite Vera Dognieff était au contraire située à souhait pour cela: elle n'avait pas d'intérêt personnel et écoutait mieux que qui ce soit, ce qui lui avait valu d'être élevée au rang d'amie par madame de Santa-Pierra, chez qui elle allait chaque fois que sa cousine Michaïloff n'avait pas besoin d'elle. Quant à madame Michaïloff, elle se félicitait fort de sa bonne action et trouvait qu'après tout il valait mieux que le mariage Lynjoice eût échoué. Vera était si utile, si commode! Moyennant deux ou trois robes défraîchies et retapées par la femme de chambre, elle était toujours là, toujours prête, si bonne enfant. Même Paul Michaïloff la trouvait agréable, car elle faisait très-joliment les cigarettes. Madame Michaïloff, elle, la traitait comme son intime amie et son humble servante, et les deux rôles étaient acceptés de la même façon par Vera, car elle était si bonne fille! A l'occasion elle veillait toute la nuit pour aider la femme de chambre à poser des dentelles sur une robe de bal, mettait au net les comptes de sa cousine, écrivait ses lettres, et faisait prendre patience à Son Excellence, notre vieille connaissance Glouskine, pendant que madame Michaïloff se rhabillait pour la cinquième fois. Tout allait bien depuis la venue de Vera, et sa cousine, qui était superstitieuse, y tenait comme à un fétiche. Elle la marierait certainement, mais plus tard. D'abord personne ne veut d'une fille sans le sou, «car, il faut le dire, cette pauvre Vera ne possède pas un rouble». Pour une personne aussi durement traitée de la fortune, mademoiselle Dognieff ne manquait pas d'aplomb; elle était fort à l'aise dans le salon de sa cousine, qui ne s'apercevait pas que tout doucement c'était Vera et sa robe fanée qui en faisaient les honneurs, tandis que madame Michaïloff, avec sa robe du bon faiseur, se tenait dans un coin, écoutant des histoires drôles.

Un soir qu'il n'y en avait plus apparemment et que le froid commençait à se faire sentir, Vera demanda à madame de Santa-Pierra de lui montrer son talent et de lui tirer les cartes. Comme la marquise n'était pas trop préoccupée à ce moment-là de ses petits sentiments, elle dit oui, fort volontiers, et s'y prépara avec le plus noble sérieux.

—Tiens, Vera veut se faire tirer les cartes, dit madame Michaïloff à Glouskine avec qui elle causait bas; elle sera gouvernante, la pauvre, un de ces quatre matins.

Chi lo sa? répondit l'Excellence. Et il se leva pour s'approcher de la table devant laquelle madame de Santa-Pierra s'était majestueusement assise.

Comme tous y allaient, madame Michaïloff vint comme les autres, et se plaçant sur un fauteuil bas, sa cigarette aux lèvres:

—Vera chérie, en attendant de devenir impératrice, donne-moi donc du thé.

—Qui sait, ma chère? tu es peut-être destinée à avoir une place à ma cour. Sois tranquille, je n'oublierai pas dans mes grandeurs que j'ai porté tes vieilles robes.

Cela fut dit d'un ton si uni et si sûr que madame Michaïloff en éprouva une sensation extrêmement désagréable; elle n'aimait point, même pour rire, cette perspective de sa cousine lui passant sur le corps.

Vera lui porta sa tasse et lui baisa les bras en riant.

—Tu veux donc que je reste serve toute ma vie?

—Tu es folle, Vera.

Mais madame Michaïloff était mécontente, et son œil froid le disait bien à sa cousine, qui fit mine de ne rien voir. Glouskine lui roula une chaise en face de madame de Santa-Pierra.

—Chère marquise, traitez bien cette jeune personne.

—Ah! Excellence, je voudrais lui prédire un trône, car, voyez-vous, faites le sceptique autant que vous le voudrez, mes cartes sont infaillibles.

—Vous ont-elles dit tous ceux qui vous adorent?

—Certes, et vous n'en êtes pas.

—Qui vous l'assure, madame?

—Voyons, Excellence, ne me troublez pas. Droutzky, ôtez cette lampe de là; elle m'aveugle. Olga chérie, votre éclairage est tout à fait primitif; on a des abat-jour plus mystérieux. Chère petite Vera, souhaitez en votre cœur ce que vous désirez le plus.

—C'est un bon mari, madame; c'est tout de suite souhaité et dit.

—Cette Vera est absolument cynique, pensa madame Michaïloff; ce genre ne peut pas me convenir.

Glouskine se disait par contre que cette petite fille était fort drôle; elle l'amusait énormément, et d'autant qu'Olga Michaïloff l'assommait et que madame de Santa-Pierra n'était à ses yeux qu'une aimable sotte.

Madame de Santa-Pierra rangeait les cartes avec une préoccupation émue; Vera la caressait du regard.

—Vous savez, chère marquise, que jusqu'ici j'ai été fort malheureuse, et je voudrais savoir si je n'ai pas un sort.

Madame de Santa-Pierra retournait toujours; l'espoir de la diplomatie européenne, attachés, conseillers, ministres, regardaient palpitants d'intérêt. Vera de temps en temps ployait la tête en arrière vers Glouskine, qui était debout derrière sa chaise et lui demandait des yeux ses explications. La marquise était rouge, animée, triomphante; elle s'amusait comme une reine...—Magnifique..., superbe!—encore cœur—ah! cette dame de pique, elle gêne toujours—mais cœur revient.—Vera, vous avez certainement une ennemie.

—Et qui, grand Dieu! à moins que ce ne soit la femme de chambre d'Olga?

—N'importe, il faut vous en défier... je vois là un homme... aimable, riche... oui, très-riche... mais vous avez aussi une amie...

—Tu entends, Olga?

Madame Michaïloff bâillait.

Madame de Santa-Pierra consultait son tableau et demandait à ces messieurs leur avis:—N'est-ce pas que c'est superbe? Regardez: un, deux, trois, quatre; mais cette dame de pique dont on ne peut se débarrasser, le présent aura des soucis, oui, c'est certain, mais vous triompherez, grâce à un ami. Je vois la richesse, un mariage de cœur, l'ennemie sera vaincue... Pas du tout, Droutzky, vous vous trompez, le moment d'inquiétude est parfaitement indiqué.

—Eh bien! ma chère, dit Olga, tu ne commandes pas ta robe de noce? voilà que Son Excellence a déjà l'air de te tenir la couronne sur la tête.

Et comme Vera remerciait tendrement la marquise, celle-ci lui dit:

—Il ne faut pas me dire merci, je n'y puis rien; demandez à ces messieurs si je n'ai pas prédit des choses étonnantes.

—Comment! mais surprenantes! Voici plusieurs années déjà que notre aimable marquise me menace de l'hymen, s'écria Glouskine.

—Et vous y viendrez, Excellence. Ces cartes le disaient clair comme le jour.

—Oh! madame, dit Glouskine, si tel doit être mon sort, pourquoi est-il criminel de souhaiter la mort de ses collègues?

—Voilà Son Excellence qui a un sentiment pour la marquise.

—Mais, mon cher Droutzky, croyez-vous en avoir le monopole?

Madame Michaïloff intervint.

—Si les prédictions sont finies, a-t-on le droit de faire un peu de musique?

—Ce ne sera pas de la musique triomphante, murmura Glouskine à la marquise; notre Olga n'aime pas le trèfle à quatre feuilles pour ses voisines.

II

Tout le monde parti, il y eut entre les cousines ce qui s'appelle une scène. Olga commença par sermonner vertement Vera sur son genre, sur ses propos, sur son ton.

—Tu deviens inconvenante tout bonnement, ma chère! Si c'est avec ce bagage que tu crois faire fortune, crois-moi, tu te trompes.

—Ma chère amie, j'ai les manières qui me plaisent.

Madame Michaïloff ne pouvait en croire ses oreilles. Comment! cette petite misérable, habillée de ses effets, lui résistait, l'insultait presque!

—Sais-tu que j'ai grande envie de te renvoyer à Moscou?

—Je m'en irai, tu peux le croire, sans que tu me le dises deux fois.

—Tu as une singulière manière de reconnaître les bienfaits.

—Tu oublies que je ne t'ai rien demandé.

Elles étaient toutes deux frémissantes de colère, mais Vera de sang-froid, tandis que madame Michaïloff prenait le parti des attaques de nerfs. Il fallut bien la soigner; sa cousine aida à la porter dans sa chambre, eut pour elle toutes les attentions dont elle avait l'habitude, rassura Paul Michaïloff, qui depuis dix-huit ans ne s'habituait pas aux crises de Madame, et alla se coucher la dernière de la maison. Olga seule fut vite apaisée, se félicita d'avoir eu du caractère, d'avoir maté Vera, et se promit de lui pardonner le lendemain sans se faire trop supplier.

Madame Michaïloff dormit tard et sonna d'une main impatiente.

—Ma cousine?

—Mademoiselle est sortie ce matin de bonne heure.

—Sortie!

Madame Michaïloff se sentit furieuse derechef.

Sur le même moment on apporta une lettre de chez madame de Santa-Pierra: elle y vit l'écriture de Vera.

«Chère cousine,

«Tu m'as dit de m'en aller hier au soir, et, tu vois, je suis partie sans retard. Je ne vais pas encore jusqu'à Moscou, parce que la bonne marquise de Santa-Pierra me garde quelques semaines. Si tu veux, et pour ne faire de peine à personne, j'y serai d'accord avec toi: une brouille ouverte t'ennuierait plus que moi, j'en suis sûre.

«Toujours ton affectionnée.
«Vera.

«Réponds-moi.»

Madame Michaïloff n'eut pas le temps de s'évanouir; du reste, l'étonnement et la colère lui rendaient ses forces. Sa cousine, qu'elle avait fait venir à ses frais... chez madame de Santa-Pierra... et lui imposer ses conditions!... Elle était aveuglée au point de ne point voir un autre billet de madame de Santa-Pierra:

«Chère amie,

«Prêtez-moi votre Vera quelques jours; c'est convenu, n'est-ce pas?

«Tendrement.
«Anita.»

Madame Michaïloff envoya chercher Glouskine; il vint exact, empressé. Elle lui raconta l'ingratitude, la noirceur de sa cousine. Il fut froid, donna raison à toutes deux, ce qui, pour une femme, est pire que le lui donner tort.

—Vous irez chez madame de Santa-Pierra, pendant que ce petit serpent y sera?

—Mais, chère amie, je ne puis offenser la femme de mon meilleur collègue; vous avez trop d'esprit pour n'y pas venir aussi.

—Moi, jamais!

—Vous avez tort.

Sur ce mot, madame Michaïloff éclata en sanglots; elle était méconnue, abandonnée, elle si bonne, elle qui avait chéri sa cousine.

—Vous avez été témoin de mes efforts pour la marier, mais elle ne se mariera jamais; ce sera ma vengeance.

Glouskine eut à subir un orage qui dura deux heures, et pendant lequel lui, qui se piquait d'être impassible, frisa la mauvaise humeur.—On n'est pas plus assommante.

Ce fut sa réflexion en passant la porte.

Vera avait prévenu sa cousine, et Glouskine savait depuis dix heures la brouillerie; il se flattait à part lui d'en être la cause, et cela variait la monotonie de Tenheiffen... On y parla ce jour-là uniquement des faits et gestes de mademoiselle Dognieff. Il y avait deux partis, mais celui d'Olga était faible, tandis que protéger une pauvre petite sans défense, cela paraissait charmant à tout le monde. Madame de Santa-Pierra eut quinze visites, prit les airs les plus mystérieux, et après avoir été forcée d'avouer plusieurs fois dans la journée que madame Michaïloff avait un caractère impossible, elle lui écrivit le soir un petit billet bien tendre pour la supplier de ne rien prendre en mauvaise part de sa meilleure amie. Ce fut Vera qui dicta la lettre, et Glouskine la trouva bien tournée: il put l'apprécier, l'ayant lue deux fois.

III

Madame Michaïloff faisait bonne mine à Glouskine, mais lui en voulait à mort d'aller chez la marquise.

On se vit au théâtre, Glouskine ayant persuadé à madame Michaïloff qu'en restant chez elle, elle ferait une sotte figure; elle alla donc à l'avant-scène du Thalia, accompagnée de Son Excellence. La marquise et Vera étaient en face. Vera avait une robe neuve. Madame Michaïloff connaissait toutes les toilettes de la marquise, il n'y avait pas à s'y tromper. Le spectacle ne fut pas agréable pour madame Michaïloff, et le lendemain matin elle fut doucement surprise quand on vint lui dire que mademoiselle Dognieff était au salon. Elle entra hautaine.

Vera se leva et lui baisa la main en riant.

—Je viens te demander pardon et faire la paix.

—Ma chère, je te remercie, et te laisse à ta conscience. Pour combien de temps es-tu installée chez les Santa-Pierra?

—Eh! je ne m'en vais pas encore, et si tu le veux, je viendrai te voir souvent.

—On t'habille, je vois?

—C'est de ma robe d'hier que tu me parles? Oui, c'est un cadeau de la marquise.

L'entrevue fut aigre-douce. Madame Michaïloff triomphait.—Elle se ménage un abri, on aura assez d'elle là-bas; et, comme, au fond, voir revenir Vera lui convenait parfaitement, pour s'en donner honorablement la possibilité, elle fit ce jour-là à Glouskine une sorte de demi-éloge de sa cousine.

—Je suis aise de vous voir plus juste, elle est tout cela et plus encore.

Pour le coup, madame Michaïloff regretta du fond de l'âme de n'avoir point laissé Vera et ses qualités se faire valoir à Moscou; elle le dit à son mari, qui la consola en vantant les mérites de Vera, ajoutant qu'elle au moins rendait la maison possible.

—Tu verras, elle se mariera parfaitement.

—Je ne le crois pas.

—J'ai mon idée, et je serai surpris si je me trompe.

Madame Michaïloff ne daigna pas répondre.

IV

Madame Michaïloff à madame la comtesse Alexandrine de T...

«Chère Alex,

«Comme tu avais raison de me dire, l'année passée, de me méfier de tous les Dognieff! Tu sais que j'avais eu la faiblesse de faire venir la petite Vera ici; c'est un serpent, ma chère, une intrigante; je ne sais quel genre de femme ce sera. Elle a été affreuse à mon égard; son genre était si impossible que, malgré toute mon indulgence, j'avais été forcée de le lui dire; elle m'a immédiatement répondu avec la dernière insolence, et, le lendemain, a été s'imposer chez des amis à moi qui l'ont accueillie par pitié. Du reste, à cause de Paul, je n'aurais pu garder chez moi une fille d'une telle allure; mais ses intrigues ont réussi à lui trouver un mari, ce qui était, du reste, l'unique chose qu'elle souhaitât. Et devine, ma chère, qui s'est laissé prendre aux filets de cette petite. Tout bonnement Glouskine, Son Excellence en personne. Oui, et elle a eu l'aplomb de m'annoncer son mariage, me rappelant une sotte soirée où elle s'était fait tirer les cartes et où le valet de cœur lui avait été très-favorable, et elle m'a même demandé si je voulais que la noce se fît chez moi. J'étais outrée, mais j'ai eu le courage de lui dire son fait. Comme tu penses, je ne resterai pas ici pour voir les airs et les insolences de cette Vera qui était trop heureuse, il y a trois mois, de porter mes vieilles robes. Je pars pour Vienne rejoindre madame Papadoff qui m'attend, et nous irons ensemble à Bade. Je suis décidée à ne pas revenir à Tenheiffen, et comme le prince sera là-bas, je pourrai obtenir un autre poste pour Paul, quoique lui trouverait charmant de rester ici. Ma chère, les désillusions de la vie sont affreuses; je croyais que cette petite m'était dévouée, et je l'aurais reprise, si elle l'avait voulu.

«Toujours ton
«Olga


LE RETOUR

..... S. Exc. M. Serge de Glouskine, ministre de S. M. l'Empereur de toutes les Russies, déjoua toutes les curiosités de la façon la plus cruelle, et au moment même où S. A. R. la Grande-Duchesse elle-même se préparait à faire annoncer sa présence certaine à son mariage, elle apprit qu'il aurait lieu à Francfort, la ville des incognitos pour toute l'Allemagne; le ministre demanda un congé, et la future ministresse, mademoiselle Vera Dognieff, reçut de Moscou une tante des plus présentables expédiée pour la circonstance.

Madame Olga Michaïloff ne manqua pas de s'exclamer sur l'inconvenance de tous ces procédés, et même la bonne madame de Santa-Pierra, quoique fort occupée d'un petit sentiment qu'elle se flattait avoir inspiré au Grand-Duc, en fut un peu désappointée. Au contraire, tous ces messieurs, qui étaient ouvertement rangés du côté de la blonde Vera, répétèrent à l'envi qu'elle prouvait par là être fille d'esprit, et qu'on pouvait en attendre de grandes choses.

Les mariés revinrent au bout de trois semaines, jour pour jour. La Grande-Duchesse sut à son lever que madame de Glouskine était débarquée la veille à onze heures, en robe de crêpe de Chine gris à longue traîne, et en manteau de velours grenat; qu'elle avait une femme de chambre française et un pug de la plus pure espèce.

Son Altesse Royale, qui ne voyageait jamais qu'en petite robe de laine, et un voile bleu sur le chapeau, jugea sévèrement une pareille tenue; de plus, comme elle possédait un griffon affligé du plus désolant embonpoint, le pug de la jeune ministresse ne fut pas ménagé.

Madame Olga Michaïloff, qui depuis deux mois partait tous les jours, était encore à Tenheiffen, et envoya de bon matin sa femme de chambre prendre des nouvelles de sa cousine et savoir si elle serait visible ce jour-là.

Madame de Santa-Pierra, avec une curiosité plus franche, débarqua à une heure à la porte de la légation, sut que Son Excellence recevait, et se trouva en face d'une Vera si élégante et si charmante qu'elle en demeura presque surprise, et pensa à part elle que ces messieurs avaient raison, et que décidément cette fille était jolie.

La nouvelle madame Glouskine était habillée de noir, le corsage le plus uni, et sur sa longue traîne une foule de franges longues et molles, deux perles aux oreilles et un seul saphir au doigt; pas d'alliance, Vera trouvant cela du dernier bourgeois. Le ministre était à sa chancellerie, le pug installé sur le pied de la chaise longue, et Vera, ministresse de la tête aux pieds; elle reçut madame de Santa-Pierra en égale, avec la légère nuance qui distingue l'empire de toutes les Russies du petit royaume de Portugal, ne dit pas un mot de son mariage, ne parut pas entendre quand madame de Santa-Pierra lui fit compliment de ses magnifiques boutons de perle, et laissa tomber d'une manière générale qu'elle comptait être chez elle tous les soirs de dix heures à minuit.

Pendant que la pauvre marquise cherchait une contenance, car elle avait tellement protégé mademoiselle Vera Dognieff qu'elle ne savait plus quel ton prendre vis-à-vis de madame de Glouskine, on apporta une corbeille de roses de la part de Son Excellence.

Vera, tout en les arrangeant dans les vases, critiquait l'arrangement de son salon et finit en disant: Je changerai tout cela cet hiver.

Madame de Santa-Pierra, en sortant de la légation de Russie, alla droit chez madame Olga Michaïloff. De Bove y était avec Droutzky; ils s'amusaient, et assez méchamment, de la figure de la pauvre Olga, qui n'avait pas la force de cacher son dépit. Elle venait de leur faire lire les lettres que lui avait écrites Vera six mois auparavant; de Bove lui demandait celles de Glouskine. Elle jurait n'en avoir jamais reçu, et qu'elle n'était outrée que de l'ingratitude de sa cousine, qui lui devait son bonheur et ne lui avait pas donné signe de vie depuis le mariage.

Quand madame de Santa-Pierra eut dit d'où elle venait, ce fut un ensemble: «Eh bien! comment est-elle? que dit-elle? Et lui, l'avez-vous vu?» C'était Olga qui demandait cela.

Madame de Santa-Pierra soulagea son cœur:

—Croiriez-vous que cette petite, qui me baisait la main tous les matins, ne m'a pas seulement embrassée? La Grande-Duchesse est moins fière. Elle a un aplomb formidable. Je pense qu'elle s'imagine destinée à tenir le haut du pavé ici; mais je vais le dire franchement au marquis, je ne veux pas lui céder le pas.

—Chère marquise, Glouskine est absolument le doyen du corps diplomatique.

—De Bove, vous m'ennuyez. Est-ce qu'elle est doyenne, cette petite? Je dois encore à mon maître d'hôtel la note de ses fiacres; j'ai grande envie de la lui envoyer.

—Voyons, mesdames, puisqu'il y a une madame de Glouskine, résignez-vous à vivre en paix avec elle.

—Quand je l'ai comblée de bontés!...

—Et moi qui lui ai donné une robe de Worth presque neuve!...

Cette robe était pour Olga Michaïloff l'objet d'amers regrets.

—Il est vrai qu'elle est impardonnable d'avoir épousé Glouskine.

—De Bove, vous faites exprès de ne pas comprendre.

Ces messieurs, là-dessus, s'en allèrent, laissant madame Michaïloff et la marquise les plus intimes dévouées amies, toutes deux bien résolues à faire front de toutes leurs forces à l'envahissement d'une petite intrigante.

—Une parvenue, ma chère!

—Que je ramassais par pitié.


Pendant ce temps, la blonde ministresse donnait à Droutzky et à de Bove ses belles mains à baiser, leur permettait la cigarette et autorisait Droutzky à entreprendre l'éducation du pug Florimond, qui devait, dans un mois, savoir présenter les armes; de sa cousine et de madame de Santa-Pierra pas un mot.

A trois heures, on annonça la voiture; Son Excellence attendait en bas; Droutzky eut l'honneur de mettre la ministresse en calèche, et elle leur fit un salut de l'air d'une impératrice.

De Bove et Droutzky furent d'avis que la physionomie de Tenheiffen était, de ce jour-là, totalement changée, et, en bonne charité, ils allèrent faire une tournée chez les collègues, les faisant enrager par le récit de la beauté, des charmes, des toilettes de Vera. Toutes les légations allèrent chez elle en masse dès le soir; la porte était ouverte, le samovar brûlant, et le ministre faisait son whist avec ses deux collègues habituels; il n'y avait de changé que la présence de Vera, et ce changement était considérable. Du reste, tous deux l'air rassis de vieux époux, avec une nuance imperceptible de coquetterie d'un côté, de galanterie de l'autre; tous les hommes furent d'accord, la mise en scène était parfaite. A onze heures passées, Vera au milieu de sa cour, Glouskine à son troisième rubber, madame Olga Michaïloff tomba comme un aérolithe.

—Chère, tu aurais pu me faire dire que tu recevais. C'est en revenant du Thalia que j'ai vu des lumières chez toi. Je meurs de t'embrasser. Bonsoir, Excellence. Plus charmant que jamais. Vous voyez que je viens rendre mes devoirs à ma cheffesse.

—Chère madame Michaïloff, je ne doutais pas de votre bon esprit.

La pauvre madame Michaïloff n'eut pas le bon esprit d'accepter paisiblement un si brusque tour dans la roue de la fortune. Voir Vera dame et maîtresse chez Glouskine, régner de plein droit là où elle avait été charmée de régner par intérim, c'était trop pour elle, et, après quelques banalités, elle fut assez sotte pour se laisser aller à dire:

—Vera chérie, tu dois croire rêver!

—Mais non, ma chère, c'est toi qui es mal éveillée.

Glouskine, qui avait entendu, acheva la confusion de madame Michaïloff:

—Chère Olga, il faut venir souvent chez nous le soir; ma femme y sera tous les jours à ces heures-ci, et dites donc à Michaïloff qu'il vienne faire mon whist.

Olga comprit que sa maison à elle était désormais déserte, et sa colère lui fit dire une seconde sottise:

—Quelle toilette, ma chère Vera! Cela doit bien te faire mépriser les petites robes que je te donnais.

—Mais non, Olga chérie; seulement si tu les regrettes, nous pouvons en faire le compte.

Après cela, il n'y avait plus qu'à se dire bonsoir, et madame Michaïloff ne fut pas longue à découvrir qu'elle était fatiguée, et le ministre lui fit très-courtoisement les honneurs jusqu'à sa voiture. Tous les secrétaires et attachés étaient littéralement aux pieds de la jeune ministresse; elle avait été hautaine et impertinente avec cette grâce que les Slaves seules savent y mettre, et l'on ne pouvait vraiment se défendre de l'adorer. On entoura le ministre pour lui dire qu'il avait la femme la plus charmante, la plus spirituelle du monde.

A une heure, madame de Glouskine les mit tous à la porte; on délibéra cinq minutes sur l'opportunité de lui offrir une sérénade, et, finalement, on alla au cercle.

Restés seuls, Glouskine baisait le beau bras de sa femme.

—Douchinka, vous êtes absolument parfaite.

Vera, pour le remercier, embrassa le pug Florimond.


LA MAZOURKE DE SON EXCELLENCE

I

Après un été passé en Norvége à la recherche des introuvables saumons scandinaves, Vancouver Lynjoice, premier secrétaire de la légation de Sa Majesté Britannique, revenait à Tenheiffen (Allemagne orientale), sa résidence actuelle. En route, il pensait avec plaisir à sa Chancellerie, à son petit appartement du Ganzemarkt, à sa propriétaire éminemment respectable et aux collègues qu'on retrouvait au Cercle tous les soirs, dans le même salon vert.

Aussi, une heure à peine après son retour, Lynjoice faisait-il son entrée à ce bienheureux Cercle, cravaté de blanc, avec cet aspect savonné des fils d'Albion, les cheveux et la barbe d'un luisant admirable, le monocle dans l'œil gauche, un air beau garçon et une rose trop épanouie au revers de son habit.—Toute la diplomatie de Tenheiffen était à son poste; Michel Platoff se balançait dans le meilleur fauteuil, et d'un œil fixe et rêveur suivait la fumée de sa cigarette; Droutzky, le bel attaché militaire autrichien, était adossé à la cheminée, et le grand Hollandais, Van Beck, lisait son interminable Gazette; M. de Bove, qui représentait la France, s'évertuait à accomplir des prodiges d'équilibre sur une chaise qu'il faisait pirouetter tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, toujours lui dessus.

A la vue de Lynjoice, ce fut une exclamation, on l'attendait; il n'amusait personne, mais on ne l'avait pas vu depuis trois mois, ce qui est précieux entre gens qui se rencontrent tous les jours.

—Salut, Lynjoice, commença Michel Platoff, la bonne langue du corps diplomatique, et qui parlait toujours le premier, plus beau que jamais, dear boy.

—Le fait est, dit Droutzky, que lorsqu'on n'a pas vu cet excellent Vancouver depuis quelque temps, il éblouit.

—La Norvége doit verser bien des pleurs, continua de Bove; nous savons ce qui se passe à Tenheiffen, et j'ai eu journellement l'occasion de constater le dépérissement de la propriétaire de notre cher ami: encore un mois, elle devenait plus maigre que le géranium qu'elle époussette avec tant de soin.

—Ma propriétaire, mon cher de Bove, mais c'est une personne on ne peut plus respectable.

—Certainement, dit de Bove, on ne peut plus respectable...

—De Bove, dit Platoff, laissez la propriétaire et le géranium; Lynjoice en a à d'autres cœurs, et nous savons bien que la pauvre petite Vera Dognieff... A propos, Lynjoice, vous savez qu'elle est maintenant madame de Glouskine..., la plus belle femme de Tenheiffen.

—Un prodige, souligna Droutzky.

—Une merveille de goût, dit de Bove.

—Ministresse de toutes les Russies et plénipotentiaire dans l'âme.

—Elle sera ambassadrice.

—Et vous l'avez dédaignée, Lynjoice; car elle était amoureuse de vous, elle voulait vous épouser, heureux mortel.

Lynjoice, charmé, se défendait de bonne foi.

—Mais non, disait-il, du temps où elle était chez sa cousine Michaïloff, nous avons causé ensemble, voilà tout. Je suis charmé de son mariage, charmé; mais je n'aurais pas cru que M. de Glouskine, à son âge...

—Ah! certes, mon cher, et l'histoire ne dit pas si la blonde Vera a eu des regrets, mais une légation, dear boy, et un certain nombre de roubles très-assurés, cela console. Du reste, c'est un ménage modèle, Monsieur, Madame et Florimond; Florimond, c'est le chien dont Droutzky a entrepris l'éducation. Ah! nous sommes bien heureux à Tenheiffen maintenant; les mœurs de l'âge d'or, une seule famille, c'est patriarcal; moi, je me consacre au samovar et je roule les cigarettes; de Bove dit son avis sur les toilettes; il a même l'honneur d'écrire aux fournisseurs de Paris, et découpe dans les journaux les articles consacrés au charme, à l'élégance de madame la ministresse. Il vous faut un rôle, mon cher Lynjoice. A quoi allons-nous occuper ce Lynjoice?

—Lynjoice sera amoureux, dit de Bove; il doit bien cela à madame Vera; seulement nous ne parlerons pas de la respectable propriétaire.

—De Bove, je vais déménager si vous continuez cette plaisanterie.

—Non, Lynjoice, non, vous n'aurez pas cette cruauté, et madame de Glouskine ignorera toujours les sentiments de cette admirable personne.

—Menons Lynjoice avec nous ce soir, dit Platoff; à dix heures, nous allons présenter nos hommages à ma cheffesse, et vous viendrez avec nous, mon cher.

—Si vous pensez qu'il n'y a pas d'indiscrétion...

Il résista cinq minutes, se laissa persuader, et entra triomphalement dans le salon de madame de Glouskine, sur les pas de de Bove, qui, en qualité de Français et de bavard, devait faire l'orateur.

La ministresse, étendue sur sa chaise longue, Florimond à ses pieds, une cigarette entre les lèvres, habillée de noir, un fichu de chenillé de même nuance sur ses cheveux blonds, attendait sa cour; à l'autre bout du salon, le ministre faisait son invariable whist, et dans l'embrasure des rideaux, la table à thé et le samovar étaient dressés. Tous entraient en habitués; de Bove prit Lynjoice par le bras, l'amena près de madame de Glouskine et commença:

—Très-chère madame, nous nous sommes permis d'autoriser Lynjoice à venir vous présenter ce soir ses hommages.

Madame de Glouskine ôta sa cigarette de sa bouche, repoussa légèrement Florimond du bout de son soulier, et regardant Lynjoice bien en face:

—Retour de...?

—J'ai été en Norwége.

—Ah! tant pis ou tant mieux... Bonsoir, Platoff... Droutzky, vous savez que Florimond mord Son Excellence; ce sont d'affreuses manières... De Bove, mon cher, j'ai reçu des échantillons ravissants... Mon Dieu, monsieur Lynjoice, vous pouvez vous asseoir...

Lynjoice se tenait droit devant la jeune femme, regardant les autres baiser la belle main qu'elle leur offrait à leur tour. Comme il était à la fois très-timide et très-hardi, le beau Lynjoice, que madame de Glouskine lui parut ravissante, qu'il lui sembla qu'elle le regardait avec bonté, et que depuis une heure il était persuadé qu'elle avait été éprise de lui, il s'avança le dernier, mit un genou à terre et posa ses lèvres sur la belle main qui caressait Florimond.

En entendant les rires, Son Excellence leva les yeux de dessus ses cartes.

—Qu'est-ce qu'il y a?

—C'est Lynjoice qui est d'un galant...

—Mais il a raison, répondit M. de Glouskine en continuant attentivement son jeu; Lynjoice ne peut, à mon avis, mieux placer ses hommages.

La soirée fut charmante pour l'heureux secrétaire: on lui cédait la place la plus proche de la chaise longue de madame de Glouskine; le ministre lui-même fut gracieux, et Lynjoice, qui, dans le fond du cœur, avait toujours redouté ses moqueries de bon ton, le trouva aimable d'autant qu'il lui parut extrêmement usé et cassé. Madame de Glouskine les regardait l'un à côté de l'autre, son mari avec sa grande taille un peu voûtée, son teint pâle, et sous sa moustache rousse un sourire moqueur et hautain, pendant que de sa main blanche, d'un air de maître, il taquinait les oreilles de Florimond, qui grognait de plaisir. Lynjoice, avec sa figure ouverte, ses grands yeux bleu clair, sa forte carrure, son teint hâlé, formait un parfait contraste. Les regardant ainsi, Vera de Glouskine pensait, et, tout en songeant, elle mordit si fort un de ses ongles roses qu'il se brisa; M. de Glouskine se leva aussitôt, alla chercher des ciseaux et pria Lynjoice de lui tenir la lampe, pendant qu'il taillait et limait ce pauvre ongle; il finit en le baisant si tendrement que Lynjoice s'en alla amoureux fou, et haïssant le ministre de toutes les Russies.

II

En très-peu de temps, Lynjoice devint l'homme le plus heureux de Tenheiffen; il faisait ouvertement la cour à madame de Glouskine, et elle l'accueillait avec bonté. Cela lui composait toute une position sociale; quand il arrivait à cinq heures au thé de madame Olga Michaïloff, où se racontaient, se commentaient, s'inventaient toutes les histoires de Tenheiffen, il avait distinctement la perception qu'on disait en le voyant: «Ah! voilà le beau Lynjoice; vous savez, il fait la cour à madame de Glouskine.» Aussi il s'approchait d'un air aimable et triomphant, et quand madame Michaïloff disait avec son accent slave qui martelait chaque mot: «Voilà Lynjoice qui m'apporte des nouvelles de ma cheffesse», il était incroyablement satisfait, et madame Michaïloff, avec sa bonté habituelle, ajoutait: «Ces messieurs peuvent nous tenir au courant de ce qui se passe à la Légation, mais c'est à notre bon Lynjoice qu'il faut s'adresser pour avoir des nouvelles de Madame.» Ce petit cancan était une joie pour ce cercle désœuvré. Madame Michaïloff, en qualité de cousine et ennemie intime de madame de Glouskine, courait chez sa bonne chère collègue, la marquise de Santa-Pierra, pour lui raconter le dernier propos qui avait été dit, qu'on avait entendu et qu'elle avait su.

En présence de madame de Glouskine, on se taisait, car elle avait une façon à elle d'arrêter les taquineries et les réflexions: «Madame Michaïloff l'aimait de tout son cœur, sa Vera chérie, sa bonne cousine, toujours belle, toujours séduisante, la perle et le modèle des femmes.» Madame de Santa-Pierra était en relations charmantes avec la légation de Russie, et Michel Platoff, qui ne manquait pas l'occasion de placer une méchanceté, le très-humble et obéissant serviteur de madame de Glouskine. Lynjoice avait beau mettre quatre bouquets par jour à sa boutonnière, envoyer à madame de Glouskine toutes les fleurs de Tenheiffen, Michel Platoff n'avait pas le droit de sourire. Madame de Glouskine accueillait tout avec un air de reine; Son Excellence avait de loin un ricanement protecteur pour les airs passionnés de Lynjoice, et Florimond le traitait avec un dédain marqué, réservant ses amabilités pour Droutzky et ses servilités pour Platoff, dont la pauvre bête craignait instinctivement le regard.

Lynjoice ne caressait plus qu'un rêve: faire accepter à madame de Glouskine quelque hommage public, qu'elle n'eût agréé encore de personne; elle avait monté à cheval avec Droutzky, qui, avec son chic d'officier autrichien, valait bien le meilleur cavalier anglais; de Bove avait eu trois ou quatre fois l'honneur de mettre sa voiture à sa disposition; le matin, on la rencontrait courant les boutiques de curiosités avec Platoff; enfin Lynjoice eut l'idée de lui offrir un souper. Quel orgueil, quel succès, quel triomphe, s'il le faisait accepter!... La fière madame de Glouskine s'asseyant à sa table! Et tous ces messieurs conviés à en être témoins, et de bonnes petites langues, comme madame Michaïloff, pour en parler le lendemain et l'apprendre à toute la ville! Il ne s'agirait pas, bien entendu, de recevoir madame de Glouskine dans le petit appartement du Ganzemarkt, ni de lui faire manger la cuisine de la respectable propriétaire; mais Tenheiffen a son cabaret à la mode, et Victor peut offrir des cabinets particuliers, tout comme le café Anglais; c'est là que les princes en voyage et les diplomatesses qui s'ennuient vont souper après le théâtre et manger des huîtres célèbres; c'est là que Lynjoice rêvait de fêter l'objet de sa flamme.

Après avoir délibéré pendant plusieurs jours comment aborder cette grande question, et être resté devant madame de Glouskine dans une contemplation muette qui amenait sur les lèvres du ministre un sourire de parfaite pitié, l'amoureux secrétaire prit le parti d'aller droit au but et de présenter carrément sa requête. Madame de Glouskine ouvrit d'abord des yeux assez étonnés, jeta sa cigarette au feu, se leva, s'approcha de son mari, le regarda et lui dit:

—Est-ce que vous permettez?

—Certainement, ma chère, si vous le désirez.

Elle se retourna vers Lynjoice:

—C'est convenu, alors, vous m'offrez un souper chez Victor. Quand sera-ce? Je pense que vous allez être magnifique, n'est-ce pas, Lynjoice?

Il était rouge de satisfaction; Platoff avait l'air impertinent, Droutzky faisait tenir un morceau de sucre sur le nez de Florimond, de Bove examinait les pointes de ses souliers avec une attention soutenue; madame de Glouskine les réunit dans un signe de tête.

—Nous souperons donc chez Victor, messieurs. C'était mon rêve.

C'était son rêve!—Lynjoice n'y voyait plus clair; il faillit mettre son monocle dans l'œil droit.

—Vous inviterez ma cousine, Lynjoice, et notre chère marquise, et la petite Van Beck, si un de ses enfants n'a pas la coqueluche; à trois heures, nous danserons une mazourke effrénée; savez-vous la mazourke, Lynjoice?

Il avoua que non.

—Eh bien! mais il faut l'apprendre, je la danserai avec vous. Allons, Droutzky, levez-vous;—Platoff,—quelques accords, nous allons donner une première leçon à Lynjoice.

L'élégant attaché militaire frappa nettement les deux talons de ses bottes, prit la main de madame de Glouskine qui maintenait de ses lèvres serrées son inséparable cigarette, levant la tête, cambrant sa fine taille, et aux premières notes de la musique s'élança de ce mouvement hardi et léger qui est la grâce de la mazourke; ils traversèrent le salon en quelques pas, revinrent, elle se balançant comme un cygne qui rase l'eau, et le couple s'arrêta devant Lynjoice.

—Compris? dit-elle; et sans attendre de réponse: Assez, Platoff, fermez le piano.

Le lendemain matin, le maître de ballet du grand théâtre était appelé chez Lynjoice, et la respectable propriétaire, en entendant des tapements de talon et des glissades prolongées, concevait les craintes les plus poignantes, d'abord pour la raison de son locataire, ensuite pour la solidité de son plafond. Tous les matins, à sept heures, l'exercice recommençait, malgré les représentations qu'elle s'était permis de faire. Tous les soirs, madame de Glouskine demandait à Lynjoice des nouvelles de ses progrès, car il n'avait pas su lui cacher le secret de ses efforts. Enfin, on fixa la date du souper. Madame Michaïloff promit de n'y pas manquer, la marquise de Santa-Pierra en fit autant, et l'on put presque arracher à la modèle des jeunes mamans du corps diplomatique, que tous les babys se porteraient bien pour l'occasion. A Tenheiffen, on ne parlait que du fameux souper:—on racontait que Lynjoice ordonnait les plus extravagantes folies, qu'il faisait venir les fraises et les fleurs les plus rares, que Victor avait ordre de remettre à neuf son plus beau salon, et à cela s'ajoutaient les bonnes méchancetés qui en faisaient le sel.

Mais là n'était pas la préoccupation de l'heureux Lynjoice; il ne pensait qu'à une chose: saurait-il danser la mazourke? Et il en voulait à mort au pauvre Droutzky, à qui cela semblait aussi naturel que de marcher.

III

Au jour convenu, et malgré une neige très-épaisse, madame de Glouskine endossa sa grande pelisse et partit avec Son Excellence. Il y avait chez Victor un luxe inusité de lumières, et les deux plus jolies bouquetières du théâtre, en jupe courte, bas carmin, corselet serré et grand chapeau sur leur serre-tête, se tenaient à la porte. Madame de Glouskine passa vivement, monta le très-étroit escalier, et fut reçue sur la dernière marche par Lynjoice rayonnant, ayant à la boutonnière le plus épanoui gardenia, et à la main une touffe de roses qu'il offrit en remerciant de l'honneur qu'on lui faisait.

Elle accepta les fleurs avec un sourire, prit le bras qu'il lui offrait, et entra, toute charmante et fière dans sa robe blanche à traîne immense, ses cheveux blonds retombant en fines boucles jusqu'à sa taille et s'élevant, légers et frisés, au-dessus du front; pâle comme à son habitude, et ses yeux couleur d'acier, brillant aux lumières comme une lame polie. Madame Michaïloff se précipita à sa rencontre, embrassa, en se jouant, le bras de sa cousine, et lui murmura:

—Vous êtes charmants.

—Absolument, ma chère; on peut même le dire tout haut: Lynjoice, nous sommes charmants.

Son Excellence s'adossa à la cheminée et se mit à parler politique avec le grand Van Beck.

A minuit, on soupa. Lynjoice ne contenait plus sa joie orgueilleuse; madame Michaïloff échangeait avec Michel Platoff un dialogue où ni l'un ni l'autre ne s'épargnaient. Madame de Glouskine était en veine, et Glouskine usait de la plus fine pointe de son esprit.

Enfin, à trois heures, on avait débarrassé la grande table, et madame de Glouskine, s'élançant toute seule d'une glissade triomphante, avait déclaré le parquet à souhait.

Lynjoice commençait à être moins triomphant; il avait chaud, il avait froid, en songeant à l'horreur de traverser cette grande pièce dans toute sa longueur, et cela en exécutant des pas dont la seule pensée le faisait trembler; et cependant il n'y avait pas à se dédire: madame de Glouskine l'attendait, l'appelant du plus séduisant regard.

—Eh bien, Lynjoice, eh bien! et notre mazourke? Pourquoi votre esclave ne frappe-t-il pas les premiers accords?

Il fallait s'exécuter. Le malheureux Lynjoice commanda d'abord la musique. Droutzky et madame Michaïloff partirent en aparté; mais Son Excellence réclama l'ordre; on se mit en rang, et Lynjoice se vit avec horreur en tête de tous les couples. Madame de Glouskine, tout impatiente, tenait un peu serrée la main de son danseur, et, au moment voulu, partit comme un sylphe.

—Un, deux,—un... deux—se disait le pauvre Lynjoice, appelant à son aide toutes les leçons de son maître de danse; il allait tant bien que mal, écoutant derrière lui le bruit des talons de Droutzky et voyant passer devant les glaces la grande taille de Glouskine qui, vu l'occasion, menait la marquise de Santa-Pierra et dansait encore mieux que Droutzky, et cette malheureuse musique faisait un tapage infernal; on pressait le pas, il fallait s'élancer pour suivre le rhythme précipité; madame de Glouskine, qui semblait courir, tout d'un coup prit un élan soudain, traversa comme un rayon la pièce entière, entraînant Lynjoice, qui, s'embrouillant, perdant pied, donna à faux un malheureux coup de talon et tomba sur le dos de la plus lourde façon! Ce fut un cri d'abord..... puis des rires étouffés avec l'aimable cruauté qu'excitent ces sortes d'aventures. Madame de Glouskine ne s'était pas arrêtée; elle avait fait encore deux pas en avant toute seule, puis s'était retournée et regardait le malheureux Lynjoice se relevant, à la fois blême et cramoisi, tout son habit couvert de poussière et boitant piteusement.

—Mon cher, vous êtes trop maladroit.

Le pauvre garçon reçut le mot en plein visage; il voulut balbutier, s'excuser, implorer le pardon de sa danseuse: elle ne le regardait plus; sur un signe d'elle, la musique avait repris, et elle lui cria du bout de la salle:

—Vous pouvez nous regarder, Lynjoice; cela servira mieux que les leçons qui troublent tant votre respectable propriétaire!

Le pauvre Lynjoice! Il regardait Platoff avec furie, Droutzky avec haine, et Glouskine avec une jalousie forcenée, et à tous il montrait le sourire forcé et bête d'un homme qui se sent si ridicule.

La mazourke avait recommencé. Madame de Glouskine donnait la main à son mari, légère, heureuse, insolente: elle passa devant son amoureux, et entre ses petites dents serrées lui lança:

—Vous voyez, Lynjoice, deux tourtereaux.

Lynjoice passa la journée du lendemain à hésiter entre plusieurs partis: ou égorger son maître de danse, ou se suicider, ou partir pour l'intérieur de l'Afrique, ou aller à dix heures chez madame de Glouskine. Il s'arrêta à cette dernière résolution.

Hélas! Son Excellence avait la migraine.


L'AUDIENCE PARTICULIÈRE

... Vu les égards dus à la personne et à la position exceptionnelle du ministre de Russie à Tenheiffen, le Grand-Duc lui-même suggéra à la princesse qu'il serait bon qu'elle reçût madame de Glouskine sans délai inutile.—Son Altesse Royale y avait bien quelque répugnance; elle avait su par sa grande maîtresse, qui l'avait appris de sa femme de chambre, qui le tenait de la «Mademoiselle» de madame de Santa-Pierra, les toilettes étonnantes rapportées par la jeune ministresse. C'était une première mauvaise note. D'un autre côté, madame Olga Michaïloff se plaignait très-haut du dédain de sa cousine, et quoique la Grande-Duchesse n'eût aucune partialité pour la triste Olga, elle voulait bien en cette occasion la traiter avec égards. De plus, le mariage de Glouskine dérangeait les habitudes de la princesse. Depuis quinze ans, elle était accoutumée à voir entrer Glouskine seul, et il lui était extrêmement commode; quand elle ne savait que dire à son cercle, elle n'avait qu'à lui adresser la parole pour que tout de suite il trouvât quelque phrase bien longue et bien respectueuse qui donnât à la Grande-Duchesse le temps de découvrir une idée.—Glouskine était de fondation à la cour; jamais la Grande-Duchesse ne manquait de le prier aux fêtes intimes qu'elle donnait à Friedrichsgluck les jours anniversaires de la naissance de son illustre époux et des princes et princesses de la famille grand'ducale; il serait impossible de traiter une petite Russe sortie d'on ne sait où avec la même bonté, et cependant Son Altesse Royale s'avouait que l'absence de Glouskine ferait un vide que sa cour supporterait mal. Le Grand-Duc, lui, espérait, au contraire, que l'arrivée et la présence de madame de Glouskine rempliraient une place qui ajouterait beaucoup aux ennuyeuses cérémonies des réceptions de la princesse. Madame de Santa-Pierra était sans nul doute jolie femme et fort aimable; mais Son Altesse était un peu blasée sur ses agréments, et pour avoir entrevu Vera une seule fois dans l'ombre de sa cousine Michaïloff, il désirait fort la revoir.

S. Exc. le ministre de Russie reçut donc avis qu'il serait attendu avec «madame la ministresse», tel jour, à trois heures de l'après-midi, au grand palais grand-ducal. Messieurs du corps diplomatique adressèrent en corps leurs félicitations à madame de Glouskine pour une faveur aussi distinguée. Madame de Santa-Pierra, qui n'avait été reçue en audience particulière qu'au bout de trois semaines, en fit une affaire telle que le pauvre marquis dut aller en conférer avec le maître des cérémonies, qui assura que cela se pratiquait toujours ainsi pour le doyen du corps diplomatique; et comme il n'y avait pas eu de doyen depuis cinquante ans, on ne put rechercher les précédents, et il fallut se contenter.—Son Altesse Royale elle-même dut entendre les plaintes amères de madame de Santa-Pierra, mais il lui fut répondu que ces affaires-là étaient réglées selon l'usage, et qu'elle ne pouvait, du reste, douter de la bienveillance toute particulière de la Grande-Duchesse, à laquelle il n'était pas probable que madame de Glouskine atteigne jamais.—Pour contenter tout le monde, la princesse eut un moment la pensée d'être souffrante, et dès mercredi la grande maîtresse laissa tomber deux mots de la santé de Son Altesse. Ce propos lui valut la visite immédiate du ministre de Russie, désireux de savoir positivement des nouvelles de la Grande-Duchesse, craignant qu'en cas de contre-temps, madame de Glouskine, de son côté, ne se trouvât souffrante le jour indiqué ultérieurement par Son Altesse Royale. La grande maîtresse crut pouvoir prendre sur elle de l'assurer que l'indisposition de Son Altesse Royale ne l'empêcherait heureusement pas d'accueillir avec distinction madame la ministresse, et, pour sa propre part, s'annonça heureuse de faire ample connaissance avec une aussi charmante personne, dont tout le monde faisait tant d'éloges.

La pauvre grande-duchesse n'avait jamais été aussi tiraillée pour une présentation: d'un côté, on lui recommandait de faire bon visage à la nouvelle mariée; de l'autre, on l'entretenait des airs d'impératrice que prenait cette ambitieuse petite personne. Et comme, sous un abord assez haut, il n'y avait pas de femme plus timide que la Grande-Duchesse, elle redoutait fort de se trouver seule face à face avec le grand Glouskine et son air moqueur, et une madame de Glouskine qu'on disait si osée.

Pour Vera, elle était triomphante et avait juré ses dieux protecteurs de faire absolument la conquête de la Grande-Duchesse. La bonne Olga Michaïloff, tout occupée de sa cousine, était venue lui offrir quelques notions sur le pays inconnu où elle allait s'aventurer, assurant à Vera que la Grande-Duchesse était, en tête-à-tête, une personne qui faisait perdre leur aplomb aux plus assurés.

—Merci, ma bonne chérie; mais Serge m'a déjà bien mise au courant. N'aie pas peur pour moi.

—Quelle toilette as-tu? N'oublie pas que la Grande-Duchesse est toujours très-simple.

—Oui; mais moi, qui ne suis pas princesse régnante, je n'ai pas le droit de me permettre les petits lainages.

—Alors tu vas être éblouissante?

—J'espère ne pas être trop mal.

Elle ne put tirer d'autres détails.

Droutzky, qui se dévouait consciencieusement à l'éducation de Florimond, demanda et obtint la permission de venir contempler madame de Glouskine dans sa splendeur, et de Bove, en qualité de Français et d'homme d'un goût parfait, fut appelé à donner son avis.

Ils étaient là à l'heure dite: mais madame de Glouskine les fit attendre suffisamment pour permettre à Droutzky de donner au malheureux pug une leçon approfondie, et quand Vera fit son entrée, Florimond, assis sur son séant, embrassait fortement le gros cigare qui tenait lieu de fusil à l'exercice. Dès qu'ils la virent, ils commencèrent, en se coupant les exclamations:

—Admirable!

—Parfaite!

—Délicieuse!

—Madame, c'est du dernier réussi!

—Vous trouvez, de Bove? J'en suis bien aise... Droutzky, avez-vous, du moins, des manières avec Florimond? Je n'entends pas qu'il soit battu.

—Moi, battre votre chien, madame! c'est-à-dire que s'il se noyait, je l'irais repêcher.

Ils lui répétèrent alors qu'elle était adorable, et elle les écouta de bonne volonté. On lui vint dire que Son Excellence était à ses ordres, et sans leur donner le temps même de toucher à son gant, elle descendit l'escalier, soutenant de sa main gauche sa grande traîne, pendant que les jupons garnis de dentelles balayaient le tapis. Glouskine l'attendait, toujours le même, toujours irréprochable.

—Au revoir, messieurs; mais madame de Glouskine ne peut faire attendre Son Altesse Royale.

De Bove, qui trouvait impertinent au ministre de Russie d'avoir épousé une aussi jolie femme, dit à Droutzky:

—Mon cher, je suis persuadé d'avoir déjà vu Glouskine chez madame Tussaud, et je suis persuadé que nos fils l'y verront. Ce n'est pas un homme, c'est uniquement un diplomate modèle.

—Savez-vous qu'il ne s'y entend pas trop mal en diplomatie? Bonjour, je vais chez Olga; elle est si heureuse du bonheur de sa petite cousine, que je ne puis résister au désir d'aller lui raconter la toilette rouge.

En allant au palais, la voiture du ministre de Russie croisa celles de madame Michaïloff et de madame de Santa-Pierra. Vera salua avec la douce conscience de posséder un gala irréprochable et un chasseur magnifique. De sa robe, ces dames ne virent rien; tout était caché par une longue pelisse noire.

On entra dans la cour. Le vestibule était garni d'un imposant personnel de valets de pied en culotte de peluche jaune; mais, par un hasard fatal, pas deux n'étaient de la même taille.

Vera avait ôté son manteau, et, habillée de crêpe de Chine «sang de bœuf», une jupe de faille immense de la même couleur, ses cheveux longs et mousseux coiffés de paille blanche et de muguets, son grand chignon crêpé et bosselé battant jusqu'à la taille, mince, droite, les dents serrées, les yeux triomphants, elle marchait sûre d'elle-même et sûre des autres.

La grande maîtresse attendait Leurs Excellences dans un premier salon tendu de tapisseries fanées; le vieux chambellan Altenknocken fut ébloui de la «frau Ministerin», et s'inclina devant elle d'une révérence qu'il réservait d'habitude aux têtes couronnées.

La grande maîtresse, coiffée de raisins mûrs, faisait à voix basse mille petits compliments dont elle avait un débit perpétuel, mais que Vera recevait comme son dû.

Glouskine ne disait mot: on ne se dépense pas en amabilités, quand on est si près d'une Altesse régnante. La princesse les fit attendre cinq minutes, montre en main, puis la grande maîtresse ouvrit la porte, et la referma comme madame de Glouskine faisait sa première révérence.

Vera la fit profonde et très-lente; Glouskine, de son côté, s'inclinait plus qu'à mi-corps. La grande-duchesse, un peu gênée, se tenait debout, les bras croisés jusqu'aux coudes, à l'autre extrémité de la pièce; elle leur répondit par un salut gracieux. La pièce était grande. Vera fit quelques pas, puis une seconde révérence aussi profonde, mais plus vive que la première. Son Altesse Royale ne lui laissa pas le temps d'achever la troisième; elle s'approcha, invita Vera à s'asseoir, dit à Glouskine d'en faire autant, et se tourna tout de suite vers lui pour dissiper son premier embarras.

La princesse fut bientôt la personne du monde la plus surprise. Au lieu des grands airs qu'on lui avait annoncés, elle trouva une jeune femme toute modeste, et Glouskine, qui ne demandait guère de coutume, pria sur l'instant Son Altesse Royale de daigner accueillir avec bonté sa jeune femme.

La Grande-Duchesse, mise bien à l'aise, soumit tout de suite Vera aux questions qui représentent ce qu'on appelle une «audience particulière».

Première question. Il y a longtemps que vous êtes arrivée, madame?

Deuxième question. Vous êtes mariée depuis peu de temps?

Troisième question. Est-ce que Tenheiffen vous plaît?

Quatrième question. Est-ce que vous avez voyagé?

D'habitude, la cinquième question était: Savez-vous l'allemand? Mais avec madame de Glouskine elle était superflue. Vera répondit avec le nombre de mots voulus:

1º Madame, je suis arrivée depuis cinq semaines, et mon plus grand désir était de voir Votre Altesse Royale.

2º Je suis mariée depuis deux mois seulement, et je suis bien heureuse d'une position qui me procure l'honneur d'être reçue avec tant de bienveillance par Votre Altesse Royale.

3º C'est la résidence du monde que j'aime le mieux, puisque j'y ai trouvé tous les bonheurs.

4º Je n'ai été qu'à Francfort, mais j'ai le plus vif désir de voir Friedrichsgluck, dont on dit des merveilles.

La Grande-Duchesse fut édifiée, et, revenant à Glouskine, par la phrase qu'elle ne disait que quand elle était de parfaite humeur, elle lui demanda un peu tard:

—Vous allez bien, mon cher ministre?

Son Excellence témoigna sa profonde reconnaissance d'une question si pleine de bonté, et, partant de là pour faire en deux mots une sorte de mea culpa de sa vie passée, il pria de nouveau Son Altesse Royale de lui donner son appui et son approbation, maintenant qu'il était un homme marié et rangé. Là-dessus, comme il y avait dix minutes qu'ils étaient entrés, la princesse se leva, tendit d'abord sa main à Glouskine, qui la baisa avec un profond respect, puis posa sa main dans celle de Vera, qui, sans la serrer, fit une révérence jusqu'à terre.

En sortant, madame de Glouskine accabla de mille politesses la grande maîtresse, s'enquit de son heure, de son jour, et la pria de vouloir bien être son amie, puisque son mari avait le bonheur d'être de ses amis. Le vieil Altenknocken reçut de si jolis sourires qu'il ne put s'empêcher de dire très-haut en confidence à Glouskine: «Reisend, reisend» (ravissante).

Le lendemain, on savait dans la ville que madame de Glouskine était une charmante et timide personne, et que Son Altesse Royale était décidée à la prendre sous sa protection; qu'il y aurait une fête à Friedrichsgluck, pour le huitième anniversaire du prince Adalbert, et que le ministre et la ministresse de Russie y étaient conviés. Madame Michaïloff, qui voulait apprendre l'exacte vérité, alla trois fois dans la même journée chez sa cousine, et entendit répondre trois fois qu'elle était sortie.

Le soir, Droutzky dit à madame de Glouskine:

—Vous serez capable de faire accepter Florimond à la cour.

Elle répondit simplement:

—Je le crois.


LA CROIX DE SAINTE-ODILE

M. et madame de Glouskine avaient fait exprès le voyage du Righi pour rencontrer le prince. Il s'agissait avant tout de présenter à Son Excellence la nouvelle mariée.

L'Excellence, qui a le cœur abordable, l'accueillit avec une bonté toute paternelle, trouva parfaitement justifiée la folie de Serge de Glouskine, qui, à son âge, déjà sérieux, épousait une jeune fille de dix-huit ans, pauvre et jolie.

Du reste, le prince n'aime pas, pour les missions de première classe, les diplomates célibataires. Il est vrai que Tenheiffen n'est que de deuxième classe; mais la chose pouvait s'amender. M. de Glouskine le souhaitait fort depuis longtemps, et l'entente conjugale était trop parfaite pour que madame ne le souhaitât pas passionnément. Ce fut elle qui affronta la question avec le prince. Il était ce jour-là de parfaite humeur, baisa plusieurs fois en réponse les jolies mains de la suppliante, et convint qu'il était inadmissible qu'une aussi charmante femme demeurât ensevelie à jamais dans une aussi petite légation. Il ne promit rien, mais laissa beaucoup espérer, d'autant qu'il était question, à très-proche échéance, de la retraite d'un ambassadeur depuis un demi-siècle sur la brèche.

Après un si agréable entretien, M. de Glouskine se permit d'offrir au prince l'expression de sa reconnaissance. A sa surprise, il fut arrêté court.

—Madame de Glouskine a-t-elle reçu la croix de Sainte-Odile?

—Non, Excellence.

—Non, et pourquoi? C'est absolument indiqué, à N... on y tiendrait beaucoup. C'est une décoration de famille que l'impératrice elle-même daigne porter; je vous conseille de vous en occuper.

L'entretien finit là. Le lendemain, le prince avait la goutte; M. et madame de Glouskine prenaient congé de Son Excellence et retournaient à T...

La jeune ministresse y était attendue avec impatience: on s'ennuyait mortellement en son absence, et le petit cercle de ses fidèles la reçut avec des transports de joie.

—On ne vivait pas sans vous.

—Vous êtes plus belle que jamais.

—Et Florimond, l'adoré Florimond, comment se porte-t-il?

Florimond va à ravir; mais moi, je vais mal.

A ces mots, MM. Droutzky, Platoff, de Bove et Lynjoice laissèrent éclater leur désespoir.

—Vous allez mal! qu'est-ce qu'on vous a fait?

—Le prince a été désagréable?

Michel Platoff, que Son Excellence recevait toujours détestablement, n'en était pas surpris.

—Non, le prince a été charmant, mon mari est toujours charmant aussi, mais on veut que j'aie la croix de Sainte-Odile.

—Où ça s'achète-t-il? demanda le beau Lynjoice, avec un enthousiasme toujours prêt.

—Lynjoice, ça ne s'achète pas, ça se donne, ça se reçoit à genoux; quand on n'a pas ça, on n'est rien; ça se porte à l'épaule gauche de la grande-duchesse, de madame de Santa-Pierra et de la vieille Teufelsbruck.

—Et c'est sérieusement que vous la désirez? dit Platoff.

—Je ne la désire pas, Michel, il me la faut.

Eh bien, rédigeons une pétition, dit de Bove. Qu'allons-nous devenir si madame de Glouskine a des distractions, si elle est triste? Autant être nommé au Japon tout de suite.

—D'abord, de Bove, je vous défends d'en parler à qui que ce soit.

—C'est convenu: discret comme la tombe.

—Jurez.

—Nous jurons.

—Par Florimond!

Ils jurèrent.

Deux jours après, S. A. R. la grande-duchesse régnante était de retour dans sa capitale; elle revenait de Friedrichsgluck, et, y ayant fait de sérieuses économies, était d'une humeur charmante. Comme madame de Glouskine avait des amis en bon lieu, la princesse n'était pas là depuis vingt-quatre heures que le Grand-Duc lui demandait incidemment comment il se faisait que la ministresse de Russie n'eût pas encore reçu la croix de Sainte-Odile: c'était indiqué; leurs relations avec la cour impériale, la considération attachée au ministre accrédité près d'eux depuis quinze ans... enfin, c'était une chose qui ne pouvait être retardée plus longtemps. La princesse répondit que là-dessus elle réservait son jugement; qu'il fallait être avant tout une femme sérieuse pour avoir droit à une distinction dont l'impératrice elle-même faisait grand cas. Il y eut une légère insistance, qui força la Grande-Duchesse à déclarer que ce n'était pas la première fois que madame de Glouskine lui causait des ennuis,—ici, Son Altesse Royale regarda sévèrement son époux,—et que, du reste, elle était décidée: madame de Glouskine n'aurait pas la croix.

Il fallut bien rapporter cette réponse, mais mitigée par les regrets les plus sincères, les espérances les plus soutenues. La princesse aurait prochainement son premier petit bal, et madame de Glouskine pourrait alors en personne tenter un effort; le Grand-Duc n'admettait pas qu'on pût lui résister!

La première réception de la Grande-Duchesse avait toujours un cachet particulier d'intimité; le corps diplomatique y était plus spécialement reçu, et la princesse se faisait un devoir de s'informer en détail comment chacun avait passé l'été, et il n'y avait pas de meilleur moyen de faire sa cour que de pouvoir accuser un séjour à Hoffnungbad, source iodurée, bromurée, potassée, découverte sous le patronage immédiat de la princesse et où le Grand-Duc allait religieusement, pendant vingt jours, boire le nombre de verres voulu et présider en personne la table d'hôte de l'hôtel du Prince Max. Madame de Glouskine, pour sa part, n'avait pas voulu en entendre parler; aussi de Bove, son confident, lui dit le matin de la réception de la Grande-Duchesse:

—Voilà, si vous aviez été à Hoffnungbad, vous seriez sûre de votre affaire.

—Ah! pourquoi? est-il trop tard? J'irai avec joie; mais, de Bove, j'ai une idée.

—Serait-ce celle de me trouver nécessaire à votre bonheur?

—Non certes; cela vous ennuierait, et moi aussi. Persuadez-vous une bonne fois qu'il n'y a au monde qu'un homme nécessaire à mon bonheur, et que cet homme est mon mari; car, mon cher de Bove, vous seriez ambassadeur demain, qu'est-ce que j'y gagnerais?

—Eh bien! et le cœur, qu'est-ce que vous en faites?

—Je lui fais faire de la diplomatie, et il s'en trouve très-suffisamment occupé.

—Aussi vous serez ambassadrice, vous, si je ne suis pas ambassadeur.

—Je l'espère bien.

En attendant d'autres grandeurs, madame de Glouskine, comme femme du doyen du corps diplomatique, prit ce soir-là rang en tête de ses collègues; elle était parfaitement jolie, droite, sérieuse, avec un petit air hautain, habillée d'une robe violet pâle, toute garnie de plumes bleues légères et molles, et dans les mille boucles de ses cheveux blonds de lin, des turquoises qui étaient l'envie des autres femmes.

Leurs Altesses Royales entrèrent; madame de Glouskine fit une profonde révérence qui s'adressait uniquement à la princesse, pendant qu'un demi-sourire, conduit avec art, allait chercher le prince.

La princesse commença son cercle.

—Madame de Glouskine, vous allez bien, j'espère?

—Je remercie Votre Altesse Royale, parfaitement, madame.

—Et M. de Glouskine?

—Mon mari a eu une légère attaque de goutte.

—Est-ce Krankemauss qui le soigne?

—Il ne veut pas voir de médecin.

—Ah! c'est cela, car Krankemauss l'aurait envoyé à Hoffnungbad, et il serait guéri. Je suis charmée de vous voir si bonne mine, madame.

Et la princesse passa à lady Lot, qui, ayant des filles de l'âge des jeunes princesses Hildegarde et Augusta, était très en faveur. La Grande-Duchesse daigna l'informer que ses filles avaient rapporté à l'intention de leurs jeunes amies une motte de terre de Friedrichsgluck.

—Ce sera bien précieux, dit l'aimable lady Lot.

Entre temps, madame de Glouskine recevait les compliments du prince, qui la pria pour la première valse, en murmurant quelques mots de sa douleur de n'avoir pu lui être agréable...

Elle lui répondit sur le même ton:

—Je sais, monseigneur, que s'il dépendait de vous...

Il allait protester avec véhémence, mais elle plongea, en saluant, dans sa grande traîne.

—A tout à l'heure... Monseigneur... on vous attend.

Le cercle terminé, madame de Glouskine se mit à la recherche de son mari et lui demanda de faire quelques pas avec elle.

—Serge, vous n'êtes pas impressionnable?

—Non, chère, pas le moins du monde.

—Mais vous savez le paraître?

Ils échangèrent un sourire contenu, et elle était si jolie qu'il ajouta:

—Cependant, s'il s'agissait de vous...

—C'est précisément de moi qu'il s'agit, et vous êtes averti.

—Que va-t-il arriver?

—Comment! vous n'êtes plus discret? bonsoir. Nous nous compromettons trop ouvertement.

Et elle partit dans le salon de danse, pendant que M. de Glouskine allait s'installer au whist d'honneur des diplomates qui ont dépassé la cinquantaine.

Au premier coup d'archet, le Grand-Duc vint réclamer à madame de Glouskine la valse promise; elle s'était levée en le voyant venir, salua profondément en passant devant la princesse, et regarda de Bove avec un air moqueur qu'il ne comprit pas du tout. On faisait place pour Son Altesse Royale et sa danseuse, dont la traîne immense s'épandait démesurément à l'allure rapide de la danse et se repliait sur elle-même, dès que le mouvement se ralentissait, laissant voir la dentelle des jupons, mousseuse et légère, sous la robe sombre.

On jouait une valse de Strauss au rhythme vif et saccadé, et ils le suivaient de si près, que l'uniforme bleu pâle du prince et la robe violette de madame de Glouskine ne se distinguaient plus que dans un tourbillon. Tout à coup, on entendit un cri, un brouhaha indescriptible: on aperçut le Grand-Duc se débattant des pieds au milieu d'un fouillis de gaze et de soie, et madame de Glouskine tout de son long à terre, pâle, évanouie, et à vingt pas, une magnifique turquoise brisée en morceaux.

Tout s'arrêta, le Grand-Duc affolé ne pouvait que répéter:

—Je ne sais pas comment... je ne sais pas comment...

La princesse criait que madame de Glouskine était morte, qu'on allât chercher Krankemauss, et Lynjoice, désespéré, s'élançait à sa recherche, pendant que de Bove, beaucoup plus calme, allait avertir M. de Glouskine, qui, posant ses cartes avec l'émotion la plus convenable, arrivait près de sa femme pour lui voir ouvrir les yeux. On l'avait assise; la bonne lady Lot lui soutenait la tête, et la grande maîtresse de la princesse accourait, suivie d'un plateau chargé de vinaigres et de sels, et de tout ce qu'il fallait pour ranimer plusieurs personnes fortement évanouies.

Madame de Glouskine se plaignait d'une vive douleur au pied et d'un reste d'étourdissement qui lui fit accepter avec reconnaissance l'offre d'être transportée, en attendant Krankemauss, dans les appartements particuliers de la princesse. L'arrivée de Krankemauss, que Lynjoice ramenait triomphalement, rendit quelque calme; il demanda à être laissé seul, pour examiner le pied blessé; il prévoyait une simple foulure... mais enfin il fallait s'assurer...

On rentra dans la salle de danse, et la princesse vit avec horreur remettre à Glouskine les morceaux d'une turquoise brisée...

—Comment! la magnifique turquoise de madame de Glouskine a été jetée à terre... Ah! Excellence, je veux voir cela.

Il fallut montrer les débris, tout en assurant que ce petit malheur était absolument sans importance.

—Pourvu que ma femme ne se ressente pas de cette chute, le reste est égal.

Krankemauss revenait d'un air sérieux et affligé... Le cas n'était pas grave heureusement, la tête n'ayant que légèrement porté; mais il prévoyait que l'entorse de Son Excellence,—car c'était une entorse parfaitement caractérisée,—retiendrait madame de Glouskine au moins quinze jours étendue. On pouvait la ramener chez elle sans aucun inconvénient en soutenant le pied, et il valait mieux même que madame de Glouskine rentrât le plus tôt possible, afin qu'on pût procéder à un premier pansement; le pied n'était encore que très-légèrement enflé, et il espérait, grâce à un traitement spécial, le maintenir en cet état.

Il n'y avait plus qu'à agir. Lynjoice, qui ce soir-là pensait à tout, sachant que madame de Glouskine avait renvoyé sa voiture, avait la sienne toute prête; lui et de Bove porteraient facilement madame de Glouskine jusqu'en bas. La Grande-Duchesse aida elle-même aux préparatifs. Krankemauss descendit l'escalier en éclaireur, afin de prévenir les secousses et de soutenir à l'occasion le pied malade; il se chargea de revenir annoncer à la princesse comment se serait effectué le trajet. Une heure après, heureusement rassurée sur ce point, il ne restait à la Grande-Duchesse que l'amertume de songer à la turquoise qu'il faudrait de toute nécessité remplacer.

Le Grand-Duc avait légèrement repris ses esprits quand la solitude permit enfin à son auguste épouse de lui faire les plus cruels reproches sur une maladresse dont les conséquences devaient forcément être fort malencontreuses. «Car non-seulement vous avez manqué de la tuer: Krankemauss dit que sa tête a porté; mais vous avez brisé une pierre qu'il faut lui rendre: nous ne pouvons être en reste.» Le prince en convint, mais suggéra qu'il y avait peut-être des accommodements; que madame de Glouskine désirait vivement la croix de Sainte-Odile, et que sans doute elle y attacherait beaucoup plus de prix qu'à une turquoise. Cette idée économique sourit à la princesse, et il fut décidé avec une affectueuse entente que Krankemauss serait chargé de sonder officieusement madame de Glouskine à ce sujet. Il s'en acquitta à merveille, et fut bientôt en mesure d'assurer que la turquoise (qui avait coûté quatre mille roubles) serait plus que compensée par un témoignage aussi précieux de la bienveillance de la princesse.

Pendant les quinze jours qu'elle ne put quitter sa chaise longue, madame de Glouskine reçut les témoignages les plus distingués de la sympathie générale; le Grand-Duc ne manquait pas de venir en personne chaque après-midi prendre de ses nouvelles, et était accueilli sans rancune.

A peine sur pied, marchant difficilement encore, bien que Krankemauss eût conjuré toute espèce d'enflure, madame de Glouskine se hâta d'aller offrir à la Grande-Duchesse l'hommage de sa reconnaissance pour les bontés dont elle avait daigné l'honorer au moment de son accident. La princesse y répondit avec condescendance et déclara vouloir profiter de l'heureuse occasion du rétablissement de madame de Glouskine pour lui offrir une distinction qu'elle lui destinait depuis longtemps,—la croix de Sainte-Odile,—décoration de famille, sans valeur en soi, mais à laquelle elle espérait cependant que madame de Glouskine tiendrait et qu'elle porterait quelquefois, son auguste cousine l'impératrice Hildegarde en faisant un cas particulier.

Les remercîments de madame de Glouskine furent proportionnés à la faveur, et quand la princesse voulut ajouter quelques mots au sujet de la turquoise de quatre mille roubles, elle fut interrompue avec le respect le mieux placé.

Au premier dîner qui se donna à la cour, on invita Son Excellence le ministre de Russie et sa femme; elle y parut plus charmante que jamais, portant à l'épaule sa croix neuve de Sainte-Odile et au cou une broche en rubis qu'elle sortait pour la première fois, disait-elle, afin de faire honneur à sa croix.

La princesse, qui voulait être malicieuse, recommanda au prince, son époux, de ne pas causer quelque nouvelle catastrophe au rubis. Il le promit, d'autant qu'il n'est pas tous les jours en position de disposer d'aussi fortes économies.

Revenant chez eux, madame de Glouskine dit à son mari:

—Eh bien! et mon rubis, vous ne me demandez pas d'où il vient?

—Ma chère, toutes les chancelleries ont des fonds secrets.


MYSTÈRE ET DIPLOMATIE

A peine arrivée d'Italie, la jeune, jolie et charmante petite princesse Hermann ne fut pas plutôt installée à sa résidence du Grungarten, que chacun se mit en devoir d'exercer sur elle et ses actions une affectueuse surveillance.

Au premier rang, S. Exc. le comte Benparlato, envoyé de l'auguste famille italienne de la princesse et très-particulièrement député pour rendre un compte détaillé de la conduite et de la position prise par la jeune épousée. Mais la jolie petite princesse ne le craignait guère, ce bon Benparlato, et se piquait de lui faire dire ce qu'elle voudrait et croire ce qu'elle entendrait.

Après Son Excellence venait la baronne d'Altenhauss, première dame d'honneur de Son Altesse Royale, ayant en outre toute la confiance de S. M. l'Impératrice; puis l'aimable Sussenlippe, chambellan et secrétaire du commandement de la princesse, et très avant dans les bonnes grâces du souverain. Ceci était la maison particulière. Au dehors il y avait encore l'illustre docteur Grossedenke, homme d'un mérite supérieur, chargé officiellement de la santé de Son Altesse Royale, et tenu sous la foi du serment de révéler au prince Hermann les indispositions vraies et celles de caprice, l'indisposition-caprice étant une maladie parfaitement reconnue.

Après lui, venait par accident le maître de musique, fort bonhomme, donnant également des leçons à Son Altesse Royale la princesse héritière, qui tenait à être informée consciencieusement des véritables dispositions de sa belle-sœur, et enfin, mais en sinécure, son époux lui-même, le prince Hermann, le prince de l'Europe le plus aimable, le plus galant, le plus charmant, si facilement amoureux, que, le cas échéant, on pouvait croire qu'il le deviendrait de madame sa femme.

Tous les rapports s'accordaient à déclarer que Son Altesse Royale était une princesse délicieuse. C'était un miracle. Son auguste beau-père le prince régnant lui-même était sous le charme; elle lui donnait fort bien ses petites mains à baiser, lui volait des cigarettes, lui chantait ses plus jolies romances; en un mot, mettait tout à l'envers dans cette cour sérieuse, ce qui ne l'empêchait cependant pas de plaire à son auguste belle-mère, qu'elle gâtait de caresses enfantines, et à qui elle racontait les petites histoires qu'elle apprenait par les dames de service et qu'on n'aurait osé répéter à Sa Majesté Impériale. Avec cela, elle n'avait pas peur de la perruche favorite, personnage assez acariâtre, qu'elle baisait sur le bec sans que l'autre y fît opposition. Quant au prince, son époux, on l'avait entendue le tutoyer en aparté public, mais assez haut pour que le fait fût constaté par vingt personnes et pour scandaliser fortement la princesse héritière.

La petite princesse n'avait réussi si bien qu'en faisant précisément le contraire des officieux conseils qu'on lui avait prodigués; aussi elle demeurait très-décidée à suivre toujours sa propre impulsion, surtout si on la mettait en garde de ne pas le faire.

Entre autres choses, le comte Benparlato ne manquait jamais en temps opportun de la prémunir contre une tendance très-marquée à distinguer une dame plus que l'autre et surtout à s'en défendre vis-à-vis des étrangères du corps diplomatique. Aussi la princesse s'occupait-elle sérieusement de découvrir une personne qu'elle pût admettre au rôle d'amie; car on aurait pu la sermonner longtemps avant de la persuader qu'une intimité composée d'Altenhauss et de Sussenlippe devait lui suffire à tout jamais. Elle montrait déjà une préférence assez vive pour l'aimable madame de Camon. La princesse la trouvait tout à fait à son goût, sauf une petite réserve d'austérité et de respect qui lui faisait peur. Elle avait fait parler ces messieurs et avait découvert que madame de Camon était gaie, mais d'une manière qui n'était pas du tout celle de la jeune princesse, qui ne pouvait s'empêcher de se mourir de rire si quelqu'un tombait, et de compter, à un dîner officiel, les rides du feld-maréchal Blankenass. Elle était persuadée que cette sorte de gaieté n'était pas celle de madame de Camon.

Pendant ces hésitations, on annonça l'arrivée à T... de la belle marquise Della Primavera, contre laquelle tout le monde se hâta de mettre la princesse en garde.

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