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Lois psychologiques de l'évolution des peuples

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The Project Gutenberg eBook of Lois psychologiques de l'évolution des peuples

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Title: Lois psychologiques de l'évolution des peuples

Author: Gustave Le Bon

Release date: March 20, 2017 [eBook #54397]

Language: French

Credits: Produced by Francis Claverie

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LOIS PSYCHOLOGIQUES DE L'ÉVOLUTION DES PEUPLES ***

BIBLIOTHÈQUE

DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

LOIS PSYCHOLOGIQUES DE

L'ÉVOLUTION DES PEUPLES

 

PAR

GUSTAVE LE BON

 

Deuxième édition, revue et augmentée

 

PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1895

Tous droits réservés.

 

A MON SAVANT AMI

CHARLES RICHET

 

Professeur de physiologie à la Faculté de médecine de Paris

Directeur de la Revue scientifique.

 

En souvenir très reconnaissant pour l'hospitalité libre et sans limites qu'il m'a offerte dans sa Revue.

 

GUSTAVE LE BON

 

 

LOIS PSYCHOLOGIQUES DE L'ÉVOLUTION DES PEUPLES

 

INTRODUCTION

 

LES IDÉES ÉGALITAIRES MODERNES ET LES BASES PSYCHOLOGIQUES DE L'HISTOIRE

 

Naissance et développement de l'idée égalitaire. - Les conséquences qu'elle a produites. - Ce qu'a déjà coûté son application. - Son influence actuelle sur les foules. - Problèmes abordés dans cet ouvrage. - Recherche des facteurs principaux de l'évolution générale des peuples. - Cette évolution dérive-t-elle des institutions ? - Les éléments de chaque civilisation : institutions, arts, croyances, etc., n'auraient-ils pas certains fondements psychologiques spéciaux à chaque peuple ? - Les hasards de l'histoire et les lois permanentes.

 

La civilisation d'un peuple repose sur un petit nombre d'idées fondamentales. De ces idées dérivent ses institutions, sa littérature et ses arts. Très lentes à se former, elles sont très lentes aussi à disparaître. Devenues depuis longtemps des erreurs évidentes pour les esprits instruits, elles restent pour les foules des vérités indiscutables et poursuivent leur œuvre dans les masses profondes des nations. S'il est difficile d'imposer une idée nouvelle, il ne l'est pas moins de détruire une idée ancienne. L'humanité s'est toujours cramponnée désespérément aux idées mortes et aux dieux morts.

Il y a un siècle et demi à peine que des philosophes, fort ignorants d'ailleurs de l'histoire primitive de l'homme, des variations de sa constitution mentale et des lois de l'hérédité, ont lancé dans le monde l'idée de l'égalité des individus et des races.

Très séduisante pour les foules, cette idée finit par se fixer solidement dans leur esprit et porta bientôt ses fruits. Elle a ébranlé les bases des vieilles sociétés, engendré la plus formidable des révolutions, et jeté le monde occidental dans une série de convulsions violentes dont le terme est impossible à prévoir.

Sans doute, certaines des inégalités qui séparent les individus et les races étaient trop apparentes pour pouvoir être sérieusement contestées ; mais on se persuada aisément que ces inégalités n'étaient que les conséquences des différences d'éducation, que tous les hommes naissent également intelligents et bons, et que les institutions seules avaient pu les pervertir. Le remède était dès lors très simple : refaire les institutions et donner à tous les hommes une instruction identique. C'est ainsi que les institutions et l'instruction ont fini par devenir les grandes panacées des démocraties modernes, le moyen de remédier à des inégalités choquantes pour les immortels principes qui sont les dernières divinités d'aujourd'hui.

Certes, une science plus avancée a prouvé la vanité des théories égalitaires et montré que l'abîme mental, créé par le passé entre les individus et les races, ne pourrait être comblé que par des accumulations héréditaires fort lentes. La psychologie moderne, à côté des dures leçons de l'expérience, a montré que les institutions et l'éducation qui conviennent à certains individus et à certains peuples sont fort nuisibles à d'autres, Mais il n'est pas au pouvoir des philosophes d'anéantir les idées lancées dans le monde, le jour où ils reconnaissent qu'elles sont erronées. Comme le fleuve débordé qu'aucune digue ne saurait contenir, l'idée poursuit sa course dévastatrice, et rien n'en ralentit le cours.

Cette notion chimérique de l'égalité des hommes qui a bouleversé le monde, suscité en Europe une révolution gigantesque, lancé l'Amérique dans la sanglante guerre de sécession et conduit toutes les colonies françaises à un état de lamentable décadence, il n'est pas un psychologue, pas un voyageur, pas un homme d'Etat un peu instruit, qui ne sache combien elle est erronée ; et pourtant il en est bien peu qui ose la combattre.

Loin d'ailleurs d'être entrée dans une phase de déclin, l'idée égalitaire continue à grandir encore. C'est en son nom que le socialisme, qui semble devoir asservir bientôt la plupart des peuples de l'Occident, prétend assurer leur bonheur. C'est en son nom que la femme moderne, oubliant les différences mentales profondes qui la séparent de l'homme, réclame les mêmes droits, la même instruction que lui et finira, si elle triomphe, par faire de l'Européen un nomade sans foyer ni famille.

Des bouleversements politiques et sociaux que les principes égalitaires ont engendrés, de ceux beaucoup plus graves qu'ils sont destinés à engendrer encore, les peuples ne se soucient guère, et la vie politique des hommes d'Etat est aujourd'hui trop courte pour qu'ils s'en soucient davantage. L'opinion publique est d'ailleurs devenue maîtresse souveraine, et il serait impossible de ne pas la suivre.

L'importance sociale d'une idée n'a d'autre mesure réelle que la puissance qu'elle exerce sur les âmes. Le degré de vérité ou d'erreur qu'elle comporte ne saurait avoir d'intérêt qu'au point de vue philosophique. Quand une idée vraie ou fausse est passée chez les foules à l'état de sentiment, toutes les conséquences qui en découlent doivent être successivement subies.

C'est donc au moyen de l'instruction et des institutions que le rêve égalitaire moderne tente de s'accomplir. C'est grâce à elles que, réformant les injustes lois de la nature, nous essayons de couler dans le même moule les cerveaux des nègres de la Martinique, de la Guadeloupe et du Sénégal, ceux des Arabes de l'Algérie et enfin ceux des Asiatiques. C'est là sans doute une bien irréalisable chimère, mais l'expérience seule peut montrer le danger des chimères. La raison ne saurait transformer les convictions des hommes.

 

Cet ouvrage a pour but de décrire les caractères psychologiques qui constituent l'âme des races et de montrer comment l'histoire d'un peuple et sa civilisation dérivent de ces caractères. Laissant de côté les détails, ou ne les envisageant que quand ils seront indispensables pour démontrer les principes exposés, nous examinerons la formation et la constitution mentale des races historiques, c'est-à-dire des races artificielles formées depuis les temps historiques par les hasards des conquêtes, des immigrations ou des changements politiques, et nous tâcherons de démontrer que de cette constitution mentale découle leur histoire. Nous constaterons le degré de fixité et de variabilité des caractères des races. Nous essaierons de découvrir si les individus et les peuples marchent vers l'égalité ou tendent au contraire à se différencier de plus en plus. Nous rechercherons ensuite si les éléments dont se compose une civilisation : arts, institutions, croyances, ne sont pas les manifestations directes de l'âme des races, et ne peuvent pour cette raison passer d'un peuple à un autre. Nous terminerons enfin en tâchant de déterminer sous l'influence de quelles nécessités les civilisations pâlissent, puis s'éteignent. Ce sont des problèmes que nous avons longuement traités dans divers ouvrages sur les civilisations de l'Orient. Ce petit volume doit être considéré simplement comme une brève synthèse.

Ce qui m'est resté de plus clair dans l'esprit, après de lointains voyages dans les pays les plus divers, c'est que chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques, et d'où ses sentiments, ses pensées, ses institutions, ses croyances et ses arts dérivent. Tocqueville et d'autres penseurs illustres ont cru trouver dans les institutions des peuples la cause de leur évolution. Je suis persuadé au contraire, et j'espère prouver, en prenant précisément des exemples dans les pays qu'a étudiés Tocqueville, que les institutions ont sur l'évolution des civilisations une importance extrêmement faible. Elles sont le plus souvent des effets, et bien rarement des causes.

Sans doute l'histoire des peuples est déterminée par des facteurs fort divers. Elle est pleine de cas particuliers, d'accidents qui ont été et qui auraient pu ne pas être. Mais à côté de ces hasards, de ces circonstances accidentelles, il y a de grandes lois permanentes qui dirigent la marche générale de chaque civilisation. De ces lois permanentes, les plus générales, les plus irréductibles découlent de la constitution mentale des races. La vie d'un peuple, ses institutions, ses croyances et ses arts ne sont que la trame visible de son âme invisible, Pour qu'un peuple transforme ses institutions, ses croyances et ses arts, il lui faut d'abord transformer son âme ; pour qu'il pût léguer à un autre sa civilisation, il faudrait qu'il pût lui léguer aussi son âme. Ce n'est pas là sans doute ce que nous dit l'histoire ; mais nous montrerons aisément qu'en enregistrant des assertions contraires elle s'est laissé tromper par de vaines apparences.

Les réformateurs qui se succèdent depuis un siècle ont essayé de tout changer : les dieux, le sol et les hommes. Sur les caractères séculaires de l'âme des races que le temps a fixés, ils n'ont rien pu encore.

La conception des différences irréductibles qui séparent les êtres est tout à fait contraire aux idées des socialistes modernes, mais ce ne sont pas les enseignements de la science qui pourraient faire renoncer à des chimères les apôtres d'un nouveau dogme. Leurs tentatives représentent une phase nouvelle de l'éternelle croisade de l'humanité à la conquête du bonheur, ce trésor des Hespérides que depuis l'aurore de l'histoire les peuples ont poursuivi toujours. Les rêves égalitaires ne vaudraient pas moins peut-être que les vieilles illusions qui nous menaient jadis, s'ils ne devaient se heurter bientôt au roc inébranlable des inégalités naturelles. Avec la vieillesse et la mort ces inégalités font partie des iniquités apparentes dont la nature est pleine et que l'homme doit subir.

 

LIVRE PREMIER

LES CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES DES RACES

 

CHAPITRE PREMIER

L'AME DES RACES

 

Comment les naturalistes classent les espèces. - Application à l'homme de leurs méthodes. - Côté défectueux des classifications actuelles des races humaines. - Fondements d'une classification psychologique. - Les types moyens des races. - Comment l'observation permet de les constituer. - Facteurs physiologiques qui déterminent le type moyen d'une race. - L'influence des ancêtres et celle des parents immédiats. - Fonds psychologique commun que possèdent tous les individus d'une race. - Immense influence des générations éteintes sur les générations actuelles. - Raisons mathématiques de cette influence. - Comment l'âme collective s'est étendue de la famille au village, à la cité et à la province. - Avantages et dangers de la conception de la cité. - Circonstances dans lesquelles la formation de l'âme collective est impossible. - Exemple de l'Italie. - Comment les races naturelles ont fait place aux races historiques.

 

Les naturalistes font reposer leur classification des espèces sur la constatation de certains caractères anatomiques se reproduisant par l'hérédité avec régularité et constance. Nous savons aujourd'hui que ces caractères se transforment par l'accumulation héréditaire de changements imperceptibles ; mais si l'on ne considère que la courte durée des temps historiques, on peut dire que les espèces sont invariables.

Appliquées à l'homme, les méthodes de classification des naturalistes ont permis d'établir un certain nombre de types parfaitement tranchés. En se basant sur des caractères anatomiques bien nets, tels que la couleur de la peau, la forme et la capacité du crâne, il a été possible d'établir que le genre humain comprend plusieurs espèces nettement séparées et probablement d'origines très différentes. Pour les savants respectueux des traditions religieuses, ces espèces sont simplement des races. Mais, comme on l'a dit avec raison, « si le nègre et le caucasien étaient des colimaçons, tous les zoologistes affirmeraient à l'unanimité qu'ils constituent d'excellentes espèces , n'ayant jamais pu provenir d'un même couple dont ils se seraient graduellement écartés. »

Ces caractères anatomiques, ceux du moins que notre analyse peut atteindre, ne permettent que des divisions générales fort sommaires. Leurs divergences n'apparaissent que chez des espèces humaines bien tranchées : les blancs, les nègres et les jaunes, par exemple. Mais des peuples, très semblables par leur aspect physique, peuvent être fort différents par leurs façons de sentir et d'agir, et par conséquent par leurs civilisations, leurs croyances et leurs arts. Est-il possible, par exemple, de classer dans un même groupe un Espagnol, un Anglais et un Arabe ? Les différences mentales existant entre eux n'éclatent-elles pas à tous les yeux et ne se lisent-elles pas à chaque page de leur histoire ?

A défaut de caractères anatomiques, on a voulu s'appuyer, pour la classification de certains peuples, sur divers éléments tels que les langues, les croyances et les groupements politiques ; mais de telles classifications ne résistent guère à l'examen.

Les éléments de classification que l'anatomie, les langues, le milieu, les groupements politiques ne sauraient fournir, nous sont donnés par la psychologie. Celle-ci montre que, derrière les institutions, les arts, les croyances, les bouleversements politiques de chaque peuple, se trouvent certains caractères moraux et intellectuels dont son évolution dérive. Ce sont ces caractères dont l'ensemble forme ce que l'on peut appeler l'âme d'une race.

Chaque race possède une constitution mentale aussi fixe que sa constitution anatomique. Que la première soit en rapport avec une certaine structure particulière du cerveau, cela ne semble pas douteux ; mais comme la science n'est pas assez avancée encore pour nous montrer cette structure, nous sommes dans l'impossibilité de la prendre pour base. Sa connaissance ne saurait nullement modifier d'ailleurs la description de la constitution mentale qui en découle et que l'observation nous révèle.

Les caractères moraux et intellectuels, dont l'association forme l'âme d'un peuple, représentent la synthèse de tout son passé, l'héritage de tous ses ancêtres, les mobiles de sa conduite. Ils semblent très variables chez les individus d'une même race ; mais l'observation prouve que la majorité des individus de cette race possède toujours un certain nombre de caractères psychologiques communs, aussi stables que les caractères anatomiques qui permettent de classer les espèces. Comme ces derniers, les caractères psychologiques se reproduisent par l'hérédité avec régularité et constance.

Cet agrégat d'éléments psychologiques observable chez tous les individus d'une race constitue ce qu'on appelle avec raison le caractère national. Leur ensemble forme le type moyen qui permet de définir un peuple. Mille Français, mille Anglais, mille Chinois, pris au hasard, diffèrent notablement entre eux ; mais ils possèdent cependant, de par l'hérédité de leur race, des caractères communs qui permettent de construire un type idéal du Français, de l'Anglais, du Chinois, analogue au type idéal que le naturaliste présente lorsqu'il décrit d'une façon générale le chien ou le cheval. Applicable aux diverses variétés de chiens ou de chevaux, une telle description ne peut comprendre que les caractères communs à tous, et nullement ceux qui permettent de distinguer leurs nombreux spécimens.

Pour peu qu'une race soit suffisamment ancienne, et par conséquent homogène, son type moyen est assez nettement établi pour se fixer rapidement dans l'esprit de l'observateur.

Lorsque nous visitons un peuple étranger, les seuls caractères qui puissent nous frapper, parce qu'ils sont les seuls qui soient constamment répétés, sont précisément les caractères communs à tous les habitants du pays parcouru. Les différences individuelles, étant peu répétées, nous échappent ; et bientôt, non seulement nous distinguons à première vue un Anglais, un Italien, un Espagnol, mais de plus nous savons très bien leur attribuer certains caractères moraux et intellectuels, qui sont justement les caractères fondamentaux dont nous parlions plus haut. Un Anglais, un Gascon, un Normand, un Flamand correspondent à un type bien défini dans notre esprit et que nous pouvons décrire aisément. Appliquée à un individu isolé, la description pourra être fort insuffisante, et parfois inexacte ; appliquée à la majorité des individus d'une de ces races, elle la dépeindra parfaitement. Le travail inconscient qui s'établit dans notre esprit pour déterminer le type physique et mental d'un peuple est tout à fait identique dans son essence à la méthode qui permet au naturaliste de classifier les espèces.

Cette identité dans la constitution mentale de la majorité des individus d'une race a des raisons physiologiques très simples. Chaque individu, en effet, n'est pas seulement le produit de ses parents directs, mais encore de sa race, c'est-à-dire de toute la série de ses ascendants. Un savant économiste, M. Cheysson, a calculé qu'en France, à raison de trois générations par siècle, chacun de nous aurait dans les veines le sang d'au moins 20 millions de contemporains de l'an 1000. « Tous les habitants d'une même localité, d'une même province ont donc nécessairement des ancêtres communs, sont pétris du même limon, portent la même empreinte, et sont sans cesse ramenés au type moyen par cette longue et lourde chaîne dont ils ne sont que les derniers anneaux. Nous sommes à la fois les fils de nos parents et de notre race. Ce n'est pas seulement le sentiment, c'est encore la physiologie et l'hérédité qui font pour nous de la patrie une seconde mère. »

Si l'on voulait traduire en langage mécanique les influences auxquelles est soumis l'individu et qui dirigent sa conduite, on pourrait dire qu'elles sont de trois sortes. La première, et certainement la plus importante, est l'influence des ancêtres ; la deuxième, l'influence des parents immédiats ; la troisième qu'on croit généralement la plus puissante, et qui cependant est de beaucoup la plus faible, est l'influence des milieux. Ces derniers, en y comprenant les diverses influences physiques et morales auxquelles l'homme est soumis pendant sa vie, et notamment pendant son éducation, ne produisent que des variations très faibles. Ils n'agissent réellement que lorsque l'hérédité les a accumulés dans le même sens pendant longtemps.

Quoi qu'il fasse, l'homme est donc toujours et avant tout le représentant de sa race. L'ensemble d'idées, de sentiments que tous les individus d'un même pays apportent en naissant, forme l'âme de la race. Invisible dans son essence, cette âme est très visible dans ses effets, puisqu'elle régit en réalité toute l'évolution d'un peuple.

On peut comparer une race à l'ensemble des cellules qui constituent un être vivant. Ces milliards de cellules ont une durée très courte, alors que la durée, de l'être formé par leur union est relativement très longue ; elles ont donc à la fois une vie personnelle, la leur, et une vie collective, celle de l'être, dont elles composent la substance. Chaque individu d'une race a, lui aussi, une vie individuelle très courte et une vie collective très longue. Cette dernière est celle de la race dont il est né, qu'il contribue à perpétuer, et dont il dépend toujours.

La race doit donc être considérée comme un être permanent, affranchi du temps. Cet être permanent est composé non seulement des individus vivants qui le constituent à un moment donné, mais aussi de la longue série des morts qui furent ses ancêtres. Pour comprendre la vraie signification de la race, il faut la prolonger à la fois dans le passé et dans l'avenir. Infiniment plus nombreux que les vivants, les morts sont aussi infiniment plus puissants qu'eux. Ils régissent l'immense domaine de l'inconscient, cet invisible domaine qui tient sous son empire toutes les manifestations de l'intelligence et du caractère. C'est par ses morts, beaucoup plus que par ses vivants, qu'un peuple est conduit. C'est par eux seuls qu'une race est fondée. Siècle après siècle, ils ont créé nos idées et nos sentiments, et par conséquent tous les mobiles de notre conduite. Les générations éteintes ne nous imposent pas seulement leur constitution physique ; elles nous imposent aussi leurs pensées. Les morts sont les seuls maîtres indiscutés des vivants. Nous portons le poids de leurs fautes, nous recevons la récompense de leurs vertus.

La formation de la constitution mentale d'un peuple ne demande pas, comme la création des espèces animales, ces âges géologiques dont l'immense durée échappe à tous nos calculs. Elle exige cependant un temps assez long. Pour créer dans un peuple comme le nôtre, et cela à un degré assez faible encore, cette communauté de sentiments et de pensées qui forme son âme, il a fallu plus de dix siècles 1. L'œuvre la plus importante peut être de notre Révolution a été d'activer cette formation en finissant à peu près de briser les petites nationalités : Picards, Flamands, Bourguignons, Gascons, Bretons, Provençaux, etc., entre lesquelles la France était divisée jadis. Il s'en faut, certes, que l'unification soit complète, et c'est surtout parce que nous sommes composés de races trop diverses, et ayant par conséquent des idées et des sentiments trop différents, que nous sommes victimes de dissensions que des peuples plus homogènes, tels que les Anglais, ne connaissent pas. Chez ces derniers, le Saxon, le Normand, l'ancien Breton ont fini par former, en se fusionnant, un type très homogène, et par conséquent tout est homogène dans la conduite. Grâce à cette fusion, ils ont fini par acquérir solidement ces trois bases fondamentales de l'âme d'un peuple : des sentiments communs, des intérêts communs, des croyances communes. Quand une nation en est arrivée là, il y a accord instinctif de tous ses membres sur toutes les grandes questions, et les dissentiments sérieux ne naissent plus dans son sein.

Cette communauté de sentiments, d'idées, de croyances et d'intérêts, créée par de lentes accumulations héréditaires, donne à la constitution mentale d'un peuple une grande identité et une grande fixité. Elle assure du même coup à ce peuple une immense puissance. Elle a fait la grandeur de Rome dans l'antiquité, celle des Anglais de nos jours. Dès qu'elle disparaît, les peuples se désagrègent. Le rôle de Rome fut fini quand elle ne la posséda plus.

Il a toujours plus ou moins existé chez tous les peuples et à tous les âges, ce réseau de sentiments, d'idées, de traditions et de croyances héréditaires qui forme l'âme d'une collectivité d'hommes, mais son extension progressive s'est faite d'une façon très lente. Restreinte d'abord à la famille et graduellement propagée au village, à la cité, à la province, l'âme collective ne s'est étendue à tous les habitants d'un pays qu'à une époque assez moderne. C'est alors seulement qu'est née la notion de patrie telle que nous la comprenons aujourd'hui. Elle n'est possible que lorsqu'une âme nationale est formée. Les Grecs ne s'élevèrent jamais au delà de la notion de cité, et leurs cités restèrent toujours en guerre parce qu'elles étaient en réalité très étrangères l'une à l'autre. L'Inde, depuis 2000 ans, n'a connu d'autre unité que le village, et c'est pourquoi depuis 2000 ans, elle a toujours vécu sous des maîtres étrangers dont les empires éphémères se sont écroulés avec autant de facilité qu'ils s'étaient formés.

Très faible au point de vue de la puissance militaire, la conception de la cité comme patrie exclusive a toujours, au contraire, été très forte au point de vue du développement de la civilisation. Moins grande que l'âme de la patrie, l'âme de la cité fut parfois plus féconde. Athènes dans l'antiquité, Florence et Venise au moyen âge nous montrent le degré de civilisation auquel de petites agglomérations d'hommes peuvent atteindre.

Lorsque les petites cités ou les petites provinces ont vécu pendant longtemps d'une vie indépendante, elles finissent par posséder une âme si stable que sa fusion avec celles de cités et de provinces voisines, pour former une âme nationale, devient presque impossible. Une telle fusion, alors même qu'elle peut se produire, c'est-à-dire lorsque les éléments mis en présence ne sont pas trop dissemblables, n'est jamais l'œuvre d'un jour, mais seulement celle des siècles. Il faut des Richelieu et des Bismarck pour achever une telle œuvre, mais ils ne l'achèvent que lorsqu'elle est élaborée depuis longtemps. Un pays peut bien, comme l'Italie, arriver brusquement, par suite de circonstances exceptionnelles, à former un seul Etat, mais ce serait une erreur de croire qu'il acquiert du même coup pour cela une âme nationale. Je vois bien en Italie des Piémontais, des Siciliens, des Vénitiens, des Romains, etc., je n'y vois pas encore des Italiens.

Quelle que soit aujourd'hui la race considérée, qu'elle soit homogène, ou ne le soit pas, par le fait seul qu'elle est civilisée et entrée depuis longtemps dans l'histoire, il faut toujours la considérer comme une race artificielle et non comme une race naturelle. De races naturelles, on n'en trouverait guère actuellement que chez les sauvages. Ce n'est plus que chez eux qu'on peut observer des peuples purs de tout mélange. La plupart des races civilisées ne sont aujourd'hui que des races historiques.

Nous n'avons pas à nous préoccuper maintenant des origines des races. Qu'elles aient été formées par la nature ou par l'histoire, il n'importe. Ce qui nous intéresse, ce sont leurs caractères tels qu'un long passé les a constitués. Maintenus pendant des siècles par les mêmes conditions d'existence et accumulés par l'hérédité, ces caractères ont fini par acquérir une grande fixité et par déterminer le type de chaque peuple.

CHAPITRE II

LIMITES DE VARIABILITÉ DU CARACTÈRE DES RACES

 

La variabilité du caractère des races, et non sa fixité, constitue la règle apparente. - Raisons de cette apparence. - Invariabilité des caractères fondamentaux et variabilité des caractères secondaires. - Assimilation des caractères psychologiques aux caractères irréductibles et aux caractères modifiables des espèces animales. - Le milieu, les circonstances, l'éducation agissent seulement sur les caractères psychologiques accessoires. - Les possibilités de caractère. - Exemples fournis par diverses époques. - Les hommes de la Terreur. Ce qu'ils fussent devenus à d'autres époques. - Comment malgré les révolutions persistent les caractères nationaux. Exemples divers. - Conclusion.

 

Ce n'est qu'en étudiant avec soin l'évolution des civilisations qu'on constate la fixité de la constitution mentale des races. Au premier abord, c'est la variabilité et non la fixité qui semble la règle générale. L'histoire des peuples pourrait faire supposer en effet que leur âme subit parfois des transformations très rapides et très grandes. Ne semble-t-il pas, par exemple, qu'il y ait une différence considérable entre le caractère d'un Anglais du temps de Cromwell et celui d'un Anglais moderne ? L'Italien actuel, circonspect et subtil, ne paraît-il pas fort différent de l'Italien impulsif et féroce que nous décrit dans ses Mémoires Benvenuto Cellini ? Sans aller si loin, et en nous bornant à la France, que de changements apparents dans le caractère en un petit nombre de siècles, et parfois même d'années ! Quel est l'historien qui n'ait pas noté les différences du caractère national entre le XVIIe et le XVIIIe siècle ? et, de nos jours, ne semble-t-il pas qu'il y ait un monde entre le caractère de nos farouches conventionnels et celui des dociles esclaves de Napoléon ? C'étaient pourtant les mêmes hommes, et, en quelques années, ils semblent avoir entièrement changé.

Pour élucider les causes de ces changements, nous rappellerons tout d'abord que l'espèce psychologique est, comme l'espèce anatomique, formée d'un très petit nombre de caractères fondamentaux irréductibles, autour desquels se groupent des caractères accessoires modifiables et changeants. L'éleveur qui transforme la structure apparente d'un animal, le jardinier qui modifie l'aspect d'une plante, au point qu'un œil non exercé ne la reconnaît pas, n'ont en aucune façon touché aux caractères fondamentaux de l'espèce ; ils n'ont agi que sur ses caractères accessoires. Malgré tous les artifices, les caractères fondamentaux tendent toujours à reparaître à chaque nouvelle génération.

La constitution mentale, elle aussi, a des caractères fondamentaux, immuables comme les caractères anatomiques des espèces ; mais elle possède également des caractères accessoires aisément modifiables. Ce sont ces derniers que les milieux, les circonstances, l'éducation et divers facteurs peuvent aisément changer.

Il faut aussi se rappeler, et ce point est essentiel, que dans notre constitution mentale, nous possédons tous certaines possibilités de caractère, auxquelles les circonstances ne fournissent pas toujours l'occasion de se manifester. Lorsqu'elles viennent à surgir, une personnalité nouvelle, plus ou moins éphémère, surgit aussitôt. C'est ainsi qu'aux époques de grandes crises religieuses et politiques, on observe des changements momentanés de caractère tels qu'il semble que les mœurs, les idées, la conduite, tout enfin ait changé. Tout a changé en effet, comme la surface du lac tranquille tourmentée par l'orage. Il est rare que ce soit pour longtemps.

C'est en raison de ces possibilités de caractère mises en œuvre par certains événements exceptionnels, que les acteurs des grandes crises religieuses et politiques nous semblent d'une essence supérieure à la nôtre, des sortes de colosses dont nous serions les fils dégénérés. C'étaient pourtant des hommes comme nous, chez lesquels les circonstances avaient simplement mis en jeu des possibilités de caractère que nous possédons tous. Prenez, par exemple, ces « géants de la Convention », qui tenaient tête à l'Europe en armes et envoyaient leurs adversaires à la guillotine pour une simple contradiction. C'étaient, au fond, d'honnêtes et pacifiques bourgeois comme nous, qui, en temps ordinaire, eussent probablement mené au fond de leur étude, de leur cabinet, de leur comptoir, l'existence la plus tranquille et la plus effacée. Des événements extraordinaires firent vibrer certaines cellules de leur cerveau, inutilisées à l'état ordinaire, et ils devinrent ces figures colossales que déjà la postérité ne comprend plus. Cent ans plus tard, Robespierre eût été, sans doute, un honnête juge de paix très ami de son curé ; Fouquier-Tinville un juge d'instruction, possédant un peu plus peut-être que ses collègues l'âpreté et les façons rogues des gens de sa profession, mais très apprécié pour son zèle à poursuivre les délinquants ; Saint-Just fût devenu un excellent maître d'école, estimé de ses chefs et très fier des palmes académiques qu'il eût sûrement fini par obtenir. Il suffit, pour ne pas douter de la légitimé de ces prévisions, de voir ce que fit Napoléon des farouches terroristes qui n'avaient pas encore eu le temps de se couper réciproquement le cou. La plupart devinrent chefs de bureau, percepteurs, magistrats ou préfets. Les vagues soulevées par l'orage, dont nous parlions plus haut, s'étaient calmées, et le lac agité avait repris sa surface tranquille.

Même dans les époques les plus troublées, produisant les plus étranges changements de personnalités, on retrouve aisément sous des formes nouvelles les caractères fondamentaux de la race. Le régime centralisateur, autoritaire et despotique de nos rigides jacobins fut-il bien différent, en réalité, du régime centralisateur, autoritaire et despotique que quinze siècles de monarchie avaient profondément enraciné dans les âmes ? Derrière toutes les révolutions des peuples latins, il reparaît toujours, cet obstiné régime, cet incurable besoin d'être gouverné, parce qu'il représente une sorte de synthèse des instincts de leur race. Ce ne fut pas seulement par l'auréole de ses victoires que Bonaparte devint maître. Quand il transforma la république en dictature, les instincts héréditaires de la race se manifestaient chaque jour avec plus d'intensité ; et, à défaut d'un officier de génie, un aventurier quelconque eût suffi. Cinquante ans plus tard l'héritier de son nom n'eut qu'à se montrer pour rallier les suffrages de tout un peuple fatigué de liberté et avide de servitude. Ce n'est pas Brumaire qui fit Napoléon, mais l'âme de sa race qu'il allait courber sous son talon de fer 2.

Si l'influence des milieux sur l'homme paraît aussi grande, c'est précisément parce qu'ils agissent sur les éléments accessoires et transitoires, ou encore sur les possibilités du caractère dont nous venons de parler. En réalité, les changements ne sont pas bien profonds. L'homme le plus pacifique, poussé par la faim, arrive à un degré de férocité qui le conduit à tous les crimes, et parfois même à dévorer son semblable. Dira-t-on pour cela que son caractère habituel a définitivement changé ?

Que les conditions de la civilisation conduisent les uns à l'extrême richesse et à tous les vices qui en sont l'inévitable suite ; qu'elles créent chez les autres des besoins très grands sans leur donner les moyens de les satisfaire, il en résultera un mécontentement et un malaise général, qui agiront sur la conduite et provoqueront des bouleversements de toute sorte, mais dans ces mécontentements, ces bouleversements, se manifesteront toujours les caractères fondamentaux de la race. Les Anglais des Etats-Unis ont jadis apporté à se déchirer entre eux, pendant leur guerre civile, la même persévérance, la même énergie indomptable qu'ils en mettent aujourd'hui à fonder les villes, des universités et des usines. Le caractère ne s'était pas modifié. Seuls les sujets auxquels on l'appliquait avaient changé.

En examinant successivement les divers facteurs, susceptibles d'agir sur la constitution mentale des peuples, nous constaterions toujours qu'ils agissent sur les côtés accessoires et transitoires du caractère, mais ne touchent guère à ses éléments fondamentaux, ou n'y touchent qu'à la suite d'accumulations héréditaires très lentes.

Nous ne conclurons pas de ce qui précède que les caractères psychologiques des peuples sont invariables, mais seulement que, comme les caractères anatomiques, ils possèdent une fixité très grande. C'est en raison de cette fixité que l'âme des races change si lentement pendant le cours des âges.

CHAPITRE III

HIÉRARCHIE PSYCHOLOGIQUE DES RACES

 

La classification psychologique repose, comme les classifications anatomique, sur la constatation d'un petit nombre de caractères irréductibles et fondamentaux. - Classification psychologique des races humaines. - Les races primitives. - Les races inférieures. - Les races moyennes. - Les races supérieures. - Éléments psychologiques dont le groupement permet cette classification. - Éléments qui possèdent le plus d'importance. - Le caractère. - La moralité. - Les qualités intellectuelles sont modifiables par l'éducation. - Les qualités du caractère sont irréductibles et constituent l'élément invariable de chaque peuple. - Leur rôle dans l'histoire. - Pourquoi des races différentes ne sauraient se comprendre et s'influencer. - Raisons de l'impossibilité de faire accepter une civilisation supérieure par un peuple inférieur.

 

Lorsqu'on examine, dans un livre d'histoire naturelle, les bases de la classification des espèces, on constate aussitôt que les caractères irréductibles et par conséquent fondamentaux, permettant de déterminer chaque espèce, sont très peu nombreux. Leur énumération tient toujours en quelques lignes.

C'est qu'en effet le naturaliste ne s'occupe que des caractères invariables, sans tenir compte des caractères transitoires. Ces caractères fondamentaux en entraînent fatalement d'ailleurs toute une série d'autres à leur suite.

Il en est de même des caractères psychologiques des races. Si l'on entre dans les détails, on constate, d'un peuple à l'autre, d'un individu à l'autre, des divergences innombrables et subtiles ; mais si l'on ne s'attache qu'aux caractères fondamentaux, on reconnaît que pour chaque peuple ces caractères sont peu nombreux. Ce n'est que par des exemples - nous en fournirons bientôt de très caractéristiques - qu'on peut montrer clairement l'influence de ce petit nombre de caractères fondamentaux dans la vie des peuples.

Les bases d'une classification psychologique des races ne pouvant être exposées qu'en étudiant dans ses détails la psychologie de divers peuples, tâche qui demanderait à elle seule des volumes, nous nous bornerons à les indiquer dans leurs grandes lignes.

En ne considérant que leurs caractères psychologiques généraux, les races humaines peuvent être divisées en quatre groupes : 1° les races primitives ; 2° les races inférieures ; 3° les races moyennes ; 4° les races supérieures.

Les races primitives sont celles chez lesquelles on ne trouve aucune trace de culture, et qui en sont restées à cette période voisine de l'animalité qu'ont traversée nos ancêtres de l'âge de la pierre taillée : tels sont aujourd'hui les Fuégiens et les Australiens.

Au-dessus des races primitives se trouvent les races inférieures, représentées surtout par les nègres. Elles sont capables de rudiments de civilisation, mais de rudiments seulement. Elles n'ont jamais pu dépasser des formes de civilisation tout à fait barbares, alors même que le hasard les a fait hériter, comme à Saint-Domingue, de civilisations supérieures.

Dans les races moyennes, nous classerons les Chinois, les Japonais, les Mogols et les peuples sémitiques. Avec les Assyriens, les Mogols, les Chinois, les Arabes, elles ont créé des types de civilisations élevées que les peuples européens seuls ont pu dépasser.

Parmi les races supérieures, on ne peut faire figurer que les peuples indo-européens. Aussi bien dans l'antiquité à l'époque des Grecs et des Romains, que dans les temps modernes, ce sont les seules qui aient été capables de grandes inventions dans les arts, les sciences et' l'industrie. C'est à elles qu'est dû le niveau élevé que la civilisation a atteint aujourd'hui. La vapeur et l'électricité sont sorties de leurs mains. Les moins développées de ces races supérieures, les Hindous notamment, se sont élevées dans les arts, les lettres et la philosophie, à un niveau que les Mogols, les Chinois et les Sémites n'ont jamais pu atteindre.

Entre les quatre grandes divisions que nous venons d'énumérer, aucune confusion n'est possible, l'abîme mental qui les sépare est évident. Ce n'est que lorsqu'on veut subdiviser ces groupes que les difficultés commencent. Un Anglais, un Espagnol, un Russe, font partie de la division des peuples supérieurs, mais cependant nous savons bien qu'entre eux les différences sont très grandes.

Pour préciser ces différences, il faudrait prendre chaque peuple séparément et décrire son caractère. C'est ce que nous ferons bientôt pour deux d'entre eux afin de donner une application de la méthode et montrer l'importance de ses conséquences.

Pour le moment, nous ne pouvons qu'indiquer très sommairement la nature des principaux éléments psychologiques qui permettent de différencier les races.

Chez les races primitives et inférieures - et il n'est pas besoin d'aller chez les purs sauvages pour en trouver, puisque les couches les plus basses des sociétés européennes sont homologues des êtres primitifs - on constate toujours une incapacité plus ou moins grande de raisonner, c'est-à-dire d'associer dans le cerveau, pour les comparer et percevoir leurs analogies et leurs différences, les idées produites par les sensations passées ou les mots qui en sont les signes, avec les idées produites par les sensations présentes. De cette incapacité de raisonner résulte une grande crédulité et une absence complète d'esprit critique. Chez l'être supérieur, au contraire, la capacité d'associer les idées, d'en tirer des conclusions est très grande, l'esprit critique et la précision hautement développés.

Chez les êtres inférieurs, on constate encore une dose d'attention et de réflexion très minime, un esprit d'imitation très grand, l'habitude de tirer des cas particuliers des conséquences générales inexactes, une faible capacité d'observer et de déduire des résultats utiles des observations, une extrême mobilité du caractère et une très grande imprévoyance. L'instinct du moment est le seul guide. Comme Esaü - type du primitif - ils vendraient volontiers leur droit d'aînesse futur pour le plat de lentilles présent. Lorsque à l'intérêt immédiat l'homme sait opposer un intérêt futur, se donner un but et le suivre avec persévérance, il a réalisé un grand progrès.

Cette incapacité de prévoir les conséquences lointaines des actes et cette tendance à n'avoir pour guide que l'instinct du moment condamnent l'individu aussi bien que la race à rester toujours dans un état très inférieur. Ce n'est qu'à mesure qu'ils ont pu dominer leurs instincts, c'est-à-dire qu'ils ont acquis de la volonté, et par conséquent de l'empire sur eux-mêmes, que les peuples ont pu comprendre l'importance de la discipline, la nécessité de se sacrifier à un idéal et s'élever jusqu'à la civilisation. S'il fallait évaluer par une mesure unique le niveau social des peuples dans l'histoire, je prendrais volontiers pour échelle le degré de leur aptitude à dominer leurs impulsions réflexes. Les Romains, dans l'antiquité, les Anglo-Américains dans les temps modernes, représentent les peuples qui ont possédé cette qualité au plus haut point. Elle a contribué puissamment à assurer leur grandeur.

C'est par leur groupement général et leur développement respectif que les divers éléments psychologiques précédemment énumérés forment les constitutions mentales qui permettent de classifier les individus et les races.

De ces éléments psychologiques les uns ont trait au caractère, les autres à l'intelligence.

Les races supérieures se différencient des races inférieures aussi bien par le caractère que par l'intelligence, mais c'est surtout par le caractère que se différencient entre eux les peuples supérieurs. Ce point a une importance sociale considérable et il importe de le marquer nettement.

Le caractère est formé par la combinaison, en proportion variée, des divers éléments que les psychologues désignent habituellement aujourd'hui sous le nom de sentiments. Parmi ceux qui jouent le rôle le plus important, il faut noter surtout : la persévérance, l'énergie, l'aptitude à se dominer, facultés plus ou moins dérivées de la volonté. Nous mentionnerons aussi, parmi les éléments fondamentaux du caractère , et bien qu'elle soit la synthèse de sentiments assez complexes, la moralité. Ce dernier terme, nous le prenons dans le sens de respect héréditaire des règles sur lesquelles l'existence d'une société repose. Avoir de la moralité, pour un peuple, c'est avoir certaines règles fixes de conduite et ne pas s'en écarter. Ces règles variant avec les temps et les pays, la morale semble par cela même chose très variable, et elle l'est en effet ; mais pour un peuple donné, à un moment donné, elle doit être tout à fait invariable. Fille du caractère, et nullement de l'intelligence, elle n'est solidement constituée que lorsqu'elle est devenue héréditaire, et, par conséquent, inconsciente. D'une façon générale, c'est en grande partie du niveau de leur moralité que dépend la grandeur des peuples.

Les qualités intellectuelles sont susceptibles d'être légèrement modifiées par l'éducation ; celles du caractère échappent à peu près entièrement à son action. Quand l'éducation agit sur elles, ce n'est que chez les natures neutres, n'ayant qu'une volonté à peu près nulle, et penchant aisément par conséquent vers le côté où elles sont poussées. Ces natures neutres se rencontrent chez des individus, mais bien rarement chez tout un peuple, ou, si on les y observe, ce n'est qu'aux heures d'extrême décadence.

Les découvertes de l'intelligence se transmettent aisément d'un peuple à l'autre. Les qualités du caractère ne sauraient se transmettre. Ce sont les éléments fondamentaux irréductibles qui permettent de différencier la constitution mentale des peuples supérieurs. Les découvertes dues à l'intelligence sont le patrimoine commun de l'humanité ; les qualités ou les défauts du caractère constituent le patrimoine exclusif de chaque peuple. C'est le roc invariable que la vague doit battre jour après jour pendant des siècles avant d'arriver à pouvoir seulement en émousser les contours ; c'est l'équivalent de l'élément irréductible de l'espèce , la nageoire du poisson, le bec de l'oiseau, la dent du carnivore.

Le caractère d'un peuple et non son intelligence détermine son évolution dans l'histoire et règle sa destinée. On le retrouve toujours, derrière les fantaisies apparentes, de ce hasard très impuissant, de cette providence très fictive, de ce destin très réel, qui, suivant les diverses croyances, guide les actions des hommes.

L'influence du caractère est souveraine dans la vie des peuples, alors que celle de l'intelligence est véritablement bien faible. Les Romains de la décadence avaient une intelligence autrement raffinée que celle de leurs rudes ancêtres, mais ils avaient perdu les qualités de caractère : la persévérance, l'énergie, l'invincible ténacité, l'aptitude à se sacrifier pour un idéal, l'inviolable respect des lois, qui avaient fait la grandeur de leurs aïeux. C'est par le caractère que 60000 Anglais tiennent sous le joug 250 millions d'Hindous, dont beaucoup sont au moins leurs égaux par l'intelligence, et dont quelques-uns les dépassent immensément par les goûts artistiques et la profondeur des vues philosophiques. C'est par le caractère qu'ils sont à la tête du plus gigantesque empire colonial qu'ait connu l'histoire. C'est sur le caractère et non sur l'intelligence que se fondent les sociétés, les religions et les empires. Le caractère, c'est ce qui permet aux peuples de sentir et d'agir. Ils n'ont jamais beaucoup gagné à vouloir trop raisonner et trop penser 3.

C'est de la constitution mentale des races que découle leur conception du monde et de la vie, par conséquent leur conduite. Nous en fournirons bientôt d'importants exemples. Impressionné d'une certaine façon par les choses extérieures, l'individu sent, pense et agit d'une façon fort différente de celles dont sentiront, penseront et agiront ceux qui possèdent une constitution mentale différente. Il en résulte que les constitutions mentales, construites sur des types très divers, ne sauraient arriver à se pénétrer. Les luttes séculaires des races ont surtout pour origine l'incompatibilité de leurs caractères. Il est impossible de rien comprendre à l'histoire si l'on n'a pas toujours présent à l'esprit que des races différentes ne sauraient ni sentir, ni penser, ni agir de la même façon, ni par conséquent se comprendre. Sans doute les peuples divers ont dans leurs langues des mots communs qu'ils croient synonymes, mais ces mots communs éveillent des sensations, des idées, des modes de penser tout à fait dissemblables chez ceux qui les entendent. Il faut avoir vécu avec des peuples dont la constitution mentale diffère sensiblement de la nôtre, même en ne choisissant parmi eux que les individus parlant notre langue et ayant reçu notre éducation, pour concevoir la profondeur de l'abîme qui sépare la pensée des divers peuples. On peut, sans de lointains voyages, s'en faire quelque idée en constatant la grande séparation mentale qui existe entre l'homme civilisé et la femme, alors même que celle-ci est très instruite. Ils peuvent avoir des intérêts communs, des sentiments communs, mais jamais des enchaînements de pensées semblables. Ils se parleraient pendant des siècles sans s'entendre parce qu'ils sont construits sur des types trop différents pour pouvoir être impressionnés de la même façon par les choses extérieures. La différence de leur logique suffirait à elle seule pour créer entre eux un infranchissable abîme.

Cet abîme entre la constitution mentale des diverses races nous explique pourquoi les peuples supérieurs n'ont jamais pu réussir à faire accepter leur civilisation par des peuples inférieurs. L'idée si générale encore que l'instruction puisse réaliser une telle tâche est une des plus funestes illusions que les théoriciens de la raison pure aient jamais enfantée. Sans doute, l'instruction permet, grâce à la mémoire que possèdent les êtres les plus inférieurs - et qui n'est nullement le privilège de l'homme, - de donner à un individu placé assez bas dans l'échelle humaine, l'ensemble des notions que possède un Européen. On fait aisément un bachelier ou un avocat d'un nègre ou d'un Japonais ; mais on ne lui donne qu'un simple vernis tout à fait superficiel, sans action sur sa constitution mentale. Ce que nulle instruction ne peut lui donner, parce que l'hérédité seule les crée, ce sont les formes de la pensée, la logique, et surtout le caractère des Occidentaux. Ce nègre ou ce Japonais accumulera tous les diplômes possibles sans arriver jamais au niveau d'un Européen ordinaire. En dix ans, on lui donnera aisément l'instruction d'un Anglais bien élevé. Pour en faire un véritable Anglais, c'est-à-dire un homme agissant comme un Anglais dans les diverses circonstances de la vie où il sera placé, mille ans suffiraient à peine. Ce n'est qu'en apparence qu'un peuple transforme brusquement sa langue, sa constitution, ses croyances ou ses arts. Pour opérer en réalité de tels changements, il faudrait pouvoir transformer son âme.

CHAPITRE IV

DIFFÉRENCIATION PROGRESSIVE DES INDIVIDUS ET DES RACES

 

L'inégalité entre les divers individus d'une race est d'autant plus grande que cette race est plus élevée. - Égalité mentale de tous les individus des races inférieures. - Ce ne sont pas les moyennes des peuples mais leurs couches supérieures qu'il faut comparer pour apprécier les différences qui séparent les races. - Les progrès de la civilisation tendent à différencier de plus en plus les individus et les races. - Conséquences de cette différenciation. - Raisons psychologiques qui l'empêchent de devenir trop considérable. - Les divers individus des races supérieures sont très différenciés au point de vue de l'intelligence et très peu au point de vue du caractère. - Comment l'hérédité tend à ramener constamment les supériorités individuelles au type moyen de la race. - Observations anatomiques confirmant la différenciation psychologique progressive des races, des individus et des sexes.

 

Les races supérieures ne se distinguent pas uniquement par leurs caractères psychologiques et anatomiques des races inférieures. Elles s'en distinguent encore par la diversité des éléments qui entrent dans leur sein. Chez les races inférieures, tous les individus, alors même qu'ils sont de sexes différents, possèdent à peu près le même niveau mental. Se ressemblant tous, ils présentent l'image parfaite de l'égalité rêvée par nos socialistes modernes. Chez les races supérieures, l'inégalité intellectuelle des individus et des sexes est, au contraire, la loi.

Aussi, n'est-ce pas en comparant entre elles les moyennes des peuples, mais leurs couches élevées - quand ils en possèdent - qu'on peut mesurer l'étendue des différences qui les séparent. Hindous, Chinois, Européens se différencient intellectuellement très peu par leurs couches moyennes. Ils se différencient considérablement au contraire par leurs couches supérieures.

Avec les progrès de la civilisation, non seulement les races, mais encore les individus de chaque race, ceux du moins des races supérieures, tendent à se différencier de plus en plus. Contrairement à nos rêves égalitaires, le résultat de la civilisation moderne n'est pas de rendre les hommes de plus en plus égaux intellectuellement, mais, au contraire, de plus en plus différents.

Une des principales conséquences de la civilisation est, d'une part, de différencier les races par le travail intellectuel, chaque jour plus considérable, qu'elle impose aux peuples arrivés à un haut degré de culture, et d'autre part de différencier de plus en plus les diverses couches dont chaque peuple civilisé se compose.

Les conditions de l'évolution industrielle moderne condamnent les couches inférieures des peuples civilisés à un labeur très spécialisé, qui, loin d'accroître leur intelligence, ne tend qu'à la réduire. Il y a cent ans, un ouvrier était un véritable artiste capable d'exécuter tous les détails d'un mécanisme quelconque, d'une montre, par exemple. Aujourd'hui, c'est un simple manœuvre, qui ne fabrique jamais qu'une seule pièce, passe sa vie à forer des trous semblables, polir le même organe, conduire la même machine. Il en résulte que son intelligence arrive bientôt à s'atrophier tout à fait. Pressé par les découvertes et la concurrence, l'industriel, ou l'ingénieur qui dirige l'ouvrier, est obligé, au contraire, d'accumuler infiniment plus de connaissances, d'esprit d'initiative et d'invention que le même industriel, le même ingénieur, il y a un siècle. Constamment exercé, son cerveau subit la loi qui régit, dans ce cas, tous les organes, il se développe de plus en plus.

Tocqueville avait déjà indiqué cette différenciation progressive des couches sociales à une époque où l'industrie se trouvait bien loin du degré de développement atteint aujourd'hui. « A mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L'art fait des progrès, l'artisan rétrograde. Le patron et l'ouvrier diffèrent chaque jour davantage. »

Aujourd'hui, un peuple supérieur peut, au point de vue intellectuel, être considéré comme constituant une sorte de pyramide à gradins, dont la plus grande partie est formée par les masses profondes de la population, les gradins supérieurs par les couches intelligentes 4, la pointe de la pyramide, par une toute petite élite de savants, d'inventeurs, d'artistes, d'écrivains, groupe infiniment restreint vis-à-vis du reste de la population, mais qui, à lui seul, donne le niveau d'un pays sur l'échelle intellectuelle de la civilisation. Il suffirait de le faire disparaître pour voir disparaître en même temps tout ce qui fait la gloire d'une nation. « Si la France, comme le dit justement Saint-Simon, perdait subitement ses cinquante premiers savants, ses cinquante premiers artistes, ses cinquante premiers fabricants, ses cinquante premiers cultivateurs, la nation deviendrait un corps sans âme, elle serait décapitée. Si elle venait au contraire à perdre tout son personnel officiel, cet événement affligerait les Français parce qu'ils sont bons, mais il n'en résulterait pour le pays qu'un faible dommage. »

Avec les progrès de la civilisation, la différenciation entre les couches extrêmes d'une population s'accroît fort rapidement ; elle tend même, à un certain moment, à s'accroître suivant ce que les mathématiciens appellent une progression géométrique. Il suffirait donc, si certains effets de l'hérédité n'y mettaient obstacle, de faire intervenir le temps pour voir les couches supérieures d'une population séparées intellectuellement des couches inférieures par une distance aussi grande que celle qui sépare le blanc du nègre, ou même le nègre du singe.

Mais plusieurs raisons s'opposent à ce que cette différenciation intellectuelle des couches sociales, tout en devenant très grande, s'accomplisse avec autant de rapidité qu'on pourrait théoriquement l'admettre. En premier lieu, en effet, la différenciation ne porte guère que sur l'intelligence, peu ou pas sur le caractère ; et nous savons que c'est le caractère, et non l'intelligence, qui joue le rôle fondamental dans la vie des peuples. En second lieu, les masses tendent aujourd'hui, par leur organisation et leur discipline, à devenir toutes-puissantes. Leur haine des supériorités intellectuelles étant évidente, il est probable que toute aristocratie intellectuelle est destinée à être violemment détruite par des révolutions périodiques, à mesure que les masses populaires s'organiseront, comme fut détruite, il y a un siècle, l'ancienne noblesse. Lorsque le socialisme s'étendra en maître sur l'Europe, sa seule chance d'exister quelque temps sera de faire périr, jusqu'au dernier, tous les individus possédant une supériorité capable de les élever, si faiblement que ce soit, au dessus de la plus humble moyenne.

En dehors des deux causes que je viens d'énoncer et qui sont d'ordre artificiel, puisqu'elles résultent de conditions de civilisation pouvant varier, il en est une beaucoup plus importante - parce qu'elle est une loi naturelle inéluctable - et qui empêchera toujours l'élite d'une nation, non pas de se différencier intellectuellement des couches inférieures, mais de s'en différencier par trop rapidement. En présence des conditions actuelles de la civilisation qui tendent, de plus en plus, à différencier les hommes d'une même race, se trouvent en effet les pesantes lois de l'hérédité, qui tendent à faire disparaître, ou à ramener à la moyenne, les individus qui la dépassent trop nettement.

Des observations déjà anciennes, mentionnées par tous les auteurs de travaux sur l'hérédité, ont prouvé en effet que les descendants de familles éminentes par l'intelligence subissent tôt ou tard - tôt, le plus souvent, - des dégénérescences qui tendent à les supprimer tout à fait.

La grande supériorité intellectuelle ne paraît donc s'obtenir qu'à la condition de ne laisser derrière soi que des dégénérés. En fait, ce n'est qu'en empruntant sans cesse aux éléments placés au-dessous d'elle, que peut subsister la pointe de la pyramide sociale dont je parlais plus haut. Si l'on réunissait dans une île isolée tous les individus composant cette élite, on formerait, par leurs croisements, une race atteinte de dégénérescences variées et condamnée par conséquent à disparaître bientôt. Les grandes supériorités intellectuelles peuvent se comparer à ces monstruosités botaniques créées par l'artifice du jardinier. Abandonnées à elles-mêmes, elles meurent ou retournent au type moyen de l'espèce, qui, lui, est tout-puissant, parce qu'il représente la longue série des ancêtres.

L'étude attentive des divers peuples montre que si les individus d'une même race se différencient immensément par l'intelligence ils se différencient assez peu par le caractère, ce roc invariable dont j'ai déjà montré la permanence à travers les âges. Nous devons donc en étudiant une race la considérer à deux points de vue fort différents. Au point de vue intellectuel elle ne vaut que par une petite élite à laquelle sont dus tous les progrès scientifiques, littéraires et industriels d'une civilisation. Au point de vue du caractère c'est la moyenne seule qu'il importe de connaître. C'est du niveau de cette moyenne que dépend toujours la puissance des peuples. Ils peuvent à la rigueur se passer d'une élite intellectuelle mais non d'un certain niveau de caractère. Nous le montrerons bientôt.

Ainsi, tout en se différenciant intellectuellement de plus en plus à travers les siècles, les individus d'une race tendent toujours au point de vue du caractère à osciller autour du type moyen de cette race. C'est à ce type moyen, qui s'élève fort lentement, qu'appartient la très grande majorité des membres d'une nation. Ce noyau fondamental est revêtu - au moins chez les peuples supérieurs - d'une mince couche d'esprits éminents, capitale au point de vue de la civilisation, mais sans importance au point de vue de la race. Sans cesse détruite, elle est renouvelée sans cesse aux dépens de la couche moyenne qui, elle, ne varie que fort lentement, parce que les moindres variations, pour devenir durables, demandent à être accumulées dans le même sens par l'hérédité pendant plusieurs siècles.

Il y a plusieurs années déjà que j'étais arrivé, en m'appuyant sur des recherches d'ordre purement anatomique, aux idées qui précèdent sur la différenciation des individus et des races, et pour la justification desquelles je n'ai invoqué, aujourd'hui, que des raisons psychologiques. Les deux ordres d'observation conduisant aux mêmes résultats, je me permettrai de rappeler quelques-unes des conclusions de mon premier travail. Elles s'appuient sur des mensurations exécutées sur plusieurs milliers de crânes anciens et modernes appartenant à des races diverses. En voici les parties les plus essentielles :

Le volume du crâne est en rapport étroit avec l'intelligence, lorsque, laissant de côté les cas individuels, on opère sur des séries. On constate alors que ce qui distingue les races inférieures des races supérieures, ce ne sont pas de faibles variations dans la capacité moyenne de leurs crânes,mais bien ce fait essentiel que la race supérieure contient un certain nombre d'individus au cerveau très développé, alors que la race inférieure n'en contient pas. Ce n'est donc pas par les foules, mais bien par le nombre de ceux qui s'en distinguent, que les races diffèrent. D'un peuple à l'autre, la différence moyenne du crâne - sauf quand on considère les races tout à fait inférieures - n'est jamais bien considérable.

En comparant les crânes des diverses races humaines, dans le présent et le passé, on voit que les races dont le volume du crâne présente les plus grandes variations individuelles sont les races les plus élevées en civilisation ; qu'à mesure qu'une race se civilise, les crânes des individus qui la composent se différencient de plus en plus ; ce qui conduit à ce résultat que ce n'est pas vers l'égalité intellectuelle que la civilisation nous conduit, mais vers une inégalité de plus en plus profonde. L'égalité anatomique et physiologique n'existe qu'entre individus de races tout à fait inférieures. Entre les membres d'une tribu sauvage, tous adonnés aux mêmes occupations, la différence est forcément minime. Entre le paysan, qui n'a que trois cents mots dans son vocabulaire, et le savant, qui en a cent mille avec les idées correspondantes, la différence est, au contraire, gigantesque.

Je dois ajouter à ce qui précède que la différenciation entre individus produite par le développement de la civilisation se manifeste également entre les sexes. Chez les peuples inférieurs ou dans les couches inférieures des peuples supérieurs, l'homme et la femme sont intellectuellement fort voisins. A mesure au contraire que les peuples se civilisent, les sexes tendent de plus en plus à se différencier.

Le volume du crâne de l'homme et de la femme, même quand on compare uniquement, comme je l'ai fait, des sujets d'âge égal, de taille égale et de poids égal, présente des différences très rapidement croissantes avec le degré de la civilisation. Très faibles dans les races inférieures, ces différences deviennent immenses dans les races supérieures. Dans ces races supérieures, les crânes féminins sont souvent à peine plus développés que ceux des femmes de races très inférieures. Alors que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmi les plus gros crânes connus, la moyenne des crânes parisiens féminins les classe parmi les plus petits crânes observés,à peu près au niveau de ceux des Chinoises, à peine au-dessus des crânes féminins de la Nouvelle-Calédonie 5.

 

CHAPITRE V

FORMATION DES RACES HISTORIQUES

 

Comment se sont formées les races historiques. - Conditions qui permettent à des races diverses de fusionner pour former une race unique. - Influence du nombre des individus mis en présence, de l'inégalité de leurs caractères, des milieux, etc. - Résultats des croisements. - Raisons de la grande infériorité des métis. - Mobilité des caractères psychologiques nouveaux créés par les croisements. - Comment ces caractères arrivent à se fixer. - Les périodes critiques de l'histoire. - Les croisements constituent un facteur essentiel de formation de races nouvelles, et en même temps un puissant facteur de dissolution des civilisations. - Importance du régime des castes. - Influence des milieux. - Ils ne peuvent agir que sur les races nouvelles en voie de formation dont les croisements ont dissocié les caractères ancestraux. - Sur les races anciennes les milieux sont sans action. - Exemples divers. - La plupart des races historiques de l'Europe sont encore en voie de formation. - Conséquences politiques et sociales. - Pourquoi la période de formation des races historiques sera bientôt passée.

 

Nous avons déjà fait remarquer qu'on ne pouvait plus guère rencontrer chez les peuples civilisés de véritables races, dans le sens scientifique de ce mot, mais seulement des races historiques, c'est-à-dire des races créées par les hasards des conquêtes, des immigrations, de la politique, etc., et formées par conséquent du mélange d'individus d'origines différentes.

Comment ces races hétérogènes arrivent-elles à se fondre et former une race historique possédant des caractères psychologiques communs ? C'est ce que nous allons rechercher.

Remarquons tout d'abord que les éléments mis en présence par le hasard ne se fondent pas toujours. Les populations allemande, hongroise, slave, etc., qui vivent sous la domination autrichienne, forment des races parfaitement distinctes et qui n'ont jamais tenté de se fusionner. L'Irlandais, qui vit sous la domination des Anglais, ne s'est pas davantage mélangé avec eux. Quant aux peuples tout à fait inférieurs, Peaux-Rouges, Australiens, Tasmaniens, etc., non seulement ils ne s'unissent pas aux peuples supérieurs, mais en outre ils disparaissent rapidement à leur contact. L'expérience prouve que tout peuple inférieur mis en présence d'un peuple supérieur est fatalement condamné à bientôt disparaître.

Trois conditions sont nécessaires pour que des races arrivent à se fusionner et à former une race nouvelle plus ou moins homogène.

La première de ces conditions est que les races soumises aux croisements ne soient pas trop inégales par leur nombre ; la seconde, qu'elles ne diffèrent pas trop par leurs caractères ; la troisième, qu'elles soient soumises pendant longtemps à des conditions de milieu identiques.

La première des conditions qui viennent d'être énumérées est d'une importance capitale. Un petit nombre de blancs transportés chez une population nègre nombreuse disparaissent, après quelques générations, sans laisser de traces de leur sang parmi leurs descendants. Ainsi ont disparu tous les conquérants qui ont envahi des populations trop nombreuses. Ils ont pu, comme les Latins en Gaule, les Arabes en Égypte, laisser derrière eux leur civilisation, leurs arts et leur langue. Ils n'y ont jamais laissé leur sang.

La seconde des conditions précédentes a également une importance très grande. Sans doute des races fort différentes, le blanc et le noir par exemple, peuvent se fusionner, mais les métis qui en résultent constituent une population très inférieure aux produits dont elle dérive, et complètement incapable de créer, ou même de continuer une civilisation. L'influence d'hérédités contraires dissocie leur moralité et leur caractère. Quand les métis de blancs et de nègres ont hérité par hasard, comme à Saint-Domingue, d'une civilisation supérieure, cette civilisation est rapidement tombée dans une misérable décadence. Les croisements peuvent être un élément de progrès entre des races supérieures, assez voisines, telles que les Anglais et les Allemands de l'Amérique. Ils constituent toujours un élément de dégénérescence quand ces races, même supérieures, sont trop différentes 6.

Croiser deux peuples, c'est changer du même coup aussi bien leur constitution physique que leur constitution mentale. Les croisements constituent d'ailleurs le seul moyen infaillible que nous possédions de transformer d'une façon fondamentale le caractère d'un peuple, l'hérédité seule étant assez puissante pour lutter contre l'hérédité. Ils permettent de créer à la longue une race nouvelle, possédant des caractères physiques et psychologiques nouveaux.

Les caractères ainsi créés restent au début très flottants et très faibles. Il faut toujours de longues accumulations héréditaires pour les fixer. Le premier effet des croisements entre races différentes est de détruire l'âme de ces races, c'est-à-dire cet ensemble d'idées et de sentiments communs qui font la force des peuples et sans lesquels il n'y a ni nation ni patrie. C'est la période critique de l'histoire des peuples, une période de début et de tâtonnements que tous ont dû traverser, car il n'est guère de peuple européen qui ne soit formé des débris d'autres peuples. C'est une période pleine de luttes intestines et de vicissitudes, qui dure tant que les caractères psychologiques nouveaux ne sont pas encore fixés.

Ce qui précède montre que les croisements doivent être considérés à la fois comme un élément fondamental de la formation de races nouvelles, et comme un puissant facteur de dissolution des races anciennes. C'est donc avec raison que tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation ont soigneusement évité de se mêler avec des étrangers. Sans l'admirable régime des castes, la petite poignée d'Aryens qui envahit l'Inde, il y a trois mille ans, se fût bien vite noyée dans l'immense foule des populations noires qui l'enveloppait de toutes parts, et aucune civilisation ne fût née sur le sol de la grande péninsule. Si, de nos jours, les Anglais n'avaient pas conservé en pratique le même système, et avaient consenti à se croiser avec les indigènes, il y a déjà longtemps que le gigantesque empire de l'Inde leur aurait échappé. Un peuple peut perdre bien des choses, subir bien des catastrophes, et se relever encore. Il a tout perdu, et ne se relève plus quand il a perdu son âme.

C'est au moment où les civilisations en décadence sont devenues la proie d'envahisseurs pacifiques ou guerriers, que les croisements exercent successivement le rôle destructeur, puis créateur, dont je viens de parler. Ils détruisent la civilisation ancienne puisqu'ils détruisent l'âme du peuple qui la possédait. Ils permettent la création d'une civilisation nouvelle puisque les anciens caractères psychologiques des races en présence ont été détruits et que sous l'influence de conditions d'existence nouvelle, de nouveaux caractères vont pouvoir se former.

C'est seulement sur les races en voie de formation et dont par conséquent les caractères ancestraux ont été détruits par des hérédités contraires, que peut se manifester l'influence du dernier des facteurs mentionnés au début de ce chapitre, les milieux. Très faible sur les races anciennes, l'influence des milieux est au contraire très grande sur les races nouvelles. Les croisements, en détruisant des caractères psychologiques ancestraux, créent une sorte de table rase sur laquelle l'action des milieux, continuée pendant des siècles, arrive à édifier, puis à fixer des caractères psychologiques nouveaux. Alors, et seulement alors, une nouvelle race historique est formée. Ainsi s'est constituée la nôtre.

L'influence des milieux - milieux physiques et moraux - est donc très grande ou au contraire très faible suivant les cas, et on s'explique ainsi que les opinions les plus contradictoires aient pu être émises sur leur action. Nous venons de voir que cette influence est très grande sur les races en voie de formation ; mais si nous avions considéré des races anciennes solidement fixées depuis longtemps par l'hérédité, nous aurions pu dire que l'influence des milieux est au contraire à peu près entièrement nulle.

Pour les milieux moraux, nous avons la preuve de leur nullité d'action par l'absence d'influence de nos civilisations occidentales sur les peuples de l'Orient, alors même qu'ils sont soumis pendant plusieurs générations à leur contact, ainsi que cela s'observe sur les Chinois habitant les Etats-Unis. Pour les milieux physiques, nous constatons la faiblesse de leur pouvoir par les difficultés de l'acclimatement. Transportée dans un milieu trop différent du sien, une race ancienne - qu'il s'agisse d'un homme, d'un animal ou d'une plante - périt plutôt que de se transformer. Conquise par dix peuples divers, l'Egypte a toujours été leur tombeau. Pas un n'a pu s'y acclimater. Grecs, Romains, Perses, Arabes, Turcs, etc., n'y ont jamais laissé de traces de leur sang. Le seul type qu'on y rencontre est celui de l'impassible Fellah, dont les traits reproduisent fidèlement ceux que les artistes égyptiens gravaient il y a sept mille ans sur les tombes et les palais des Pharaons.

La plupart des races historiques de l'Europe sont encore en voie de formation, et il importe de le savoir pour comprendre leur histoire. Seul l'Anglais actuel représente une race presque entièrement fixée. Chez lui l'ancien Breton, le Saxon et le Normand se sont effacés pour former un type nouveau bien homogène. En France, au contraire, le Provençal est bien différent du Breton, et l'Auvergnat du Normand. Cependant, s'il n'existe pas encore un type moyen du Français, il existe au moins des types moyens de certaines régions. Ces types sont malheureusement bien séparés encore par les idées et le caractère. Il est donc par conséquent difficile de trouver des institutions qui puissent leur convenir également, et ce n'est que par une centralisation énergique qu'il est possible de leur donner quelques communauté de pensée. Nos divergences profondes de sentiments et de croyances, et les bouleversements politiques qui en sont la conséquence, tiennent principalement à des différences de constitution mentale que l'avenir seul pourra peut-être effacer.

Il en a toujours été ainsi quand des races différentes se sont trouvées en contact. Les dissentiments et les luttes intestines ont toujours été d'autant plus profondes que les races en présence étaient plus différentes. Quand elles sont trop dissemblables, il devient absolument impossible de les faire vivre sous les mêmes institutions et les mêmes lois. L'histoire des grands empires formés de races différentes a toujours été identique. Ils disparaissent le plus souvent avec leur fondateur. Parmi les nations modernes, les Hollandais et les Anglais ont seuls réussi à imposer leur joug à des peuples asiatiques fort différents d'eux, mais ils n'y sont parvenus que parce qu'ils ont su respecter les mœurs, les coutumes et les lois de ces peuples, les laissant en réalité s'administrer eux-mêmes, et bornant leur rôle à toucher une partie des impôts, à pratiquer le commerce et à maintenir la paix.

A part ces rares exceptions, tous les grands empires réunissant des peuples dissemblables ne peuvent être créés que par la force et sont condamnés à périr par la violence. Pour qu'une nation puisse se former et durer il faut qu'elle se soit constituée lentement, par le mélange graduel de races peu différentes, croisées constamment entre elles, vivant sur le même sol, subissant l'action des mêmes milieux, ayant les mêmes institutions et les mêmes croyances. Ces races diverses peuvent alors, au bout de quelques siècles, former une nation bien homogène.

A mesure que vieillit le monde, les races deviennent de plus en plus stables, et leurs transformations par voie de mélange de plus en plus rares. En avançant en âge l'humanité sent le poids de l'hérédité devenir plus lourd et les transformations plus difficiles. En ce qui concerne l'Europe, on peut dire que l'ère de formation des races historiques sera bientôt passée.

 

LIVRE II

COMMENT LES CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES DES RACES SE MANIFESTENT DANS LES DIVERS ÉLÉMENTS DE LEURS CIVILISATIONS

CHAPITRE PREMIER

LES DIVERS ÉLÉMENTS D'UNE CIVILISATION COMME MANIFESTATION EXTÉRIEURE DE L'AME D'UN PEUPLE

 

Les éléments dont une civilisation se compose sont les manifestations extérieures de l'âme des peuples qui les ont créés. - L'importance de ces divers éléments varie d'un peuple à un autre. - Les arts, la littérature, les institutions, etc., jouent, suivant les peuples, le rôle fondamental. - Exemples fournis dans l'antiquité par les Egyptiens, les Grecs et les Romains. - Les divers éléments d'une civilisation peuvent avoir une évolution indépendante de la marche générale de cette civilisation. - Exemples fournis par les arts. - Ce qu'ils traduisent. - Impossibilité de trouver dans un seul élément d'une civilisation la mesure du niveau de cette civilisation. - Éléments qui assurent la supériorité à un peuple. - Des éléments philosophiquement fort inférieurs peuvent être, socialement, très supérieurs.

 

Les éléments divers : langues, institutions, idées, croyances, arts, littérature, dont une civilisation se compose, doivent être considérés comme la manifestation extérieure de l'âme des hommes qui les ont créés. Mais suivant les époques et les races, l'importance de ces éléments comme expression de l'âme d'un peuple est fort inégale.

Il n'est guère aujourd'hui de livres consacrés aux œuvres d'art, où il ne soit répété qu'elles traduisent fidèlement la pensée des peuples et sont la plus importante expression de leur civilisation.

Sans doute il en est souvent ainsi, mais il s'en faut de beaucoup que cette règle soit absolue, et que le développement des arts corresponde toujours au développement intellectuel des nations. S'il est des peuples pour qui les œuvres d'art sont la plus importante manifestation de leur âme, il en est d'autres, très haut placés pourtant sur l'échelle de la civilisation, chez qui les arts n'ont joué qu'un rôle fort secondaire. Si l'on était condamné à écrire l'histoire de la civilisation de chaque peuple en ne prenant qu'un élément, cet élément devrait varier d'un peuple à l'autre. Ce seraient les arts pour les uns, mais, pour les autres, ce seraient les institutions, l'organisation militaire, l'industrie, le commerce, etc., qui nous permettraient de les mieux connaître. C'est un point qu'il importe d'abord d'établir, car il nous permettra plus tard de comprendre pourquoi les divers éléments de la civilisation ont subi des transformations très inégales en se transmettant d'un peuple à un autre.

Parmi les peuples de l'antiquité, les Egyptiens et les Romains présentent des exemples tout à fait caractéristiques de cette inégalité dans le développement des divers éléments d'une civilisation, et même dans les diverses branches dont chacun de ces éléments se compose.

Prenons d'abord les Egyptiens. Chez eux, la littérature fut toujours très faible, la peinture fort médiocre. L'architecture et la statuaire produisirent au contraire des chefs-d'œuvre. Leurs monuments provoquent encore notre admiration. Les statues qu'ils nous ont laissées telles que le Scribe, le Cheik-el-Beled, Rahotep, Nefertiti, et bien d'autres, seraient encore des modèles aujourd'hui, et ce n'est que pendant une bien courte période que les Grecs ont réussi à les surpasser.

Des Egyptiens, rapprochons les Romains, qui jouèrent un rôle si prépondérant dans l'histoire. Ils ne manquèrent ni d'éducateurs ni de modèles, puisqu'ils avaient les Egyptiens et les Grecs derrière eux ; et, cependant, ils ne réussirent pas à se créer un art personnel. Jamais, peut-être, aucun peuple ne manifesta moins d'originalité dans ses productions artistiques. Les Romains se souciaient fort peu des arts, ne les envisageaient guère qu'au point de vue utilitaire et n'y voyaient qu'une sorte d'article d'importation analogue aux autres produits, tels que les métaux, les aromates et les épices qu'ils demandaient aux peuples étrangers. Alors qu'ils étaient déjà les maîtres du monde, les Romains n'avaient pas d'art national, et même, à l'époque où la paix universelle, la richesse et les besoins du luxe développèrent un peu leurs faibles sentiments artistiques, ce fut toujours à la Grèce qu'ils demandèrent des modèles et des artistes. L'histoire de l'architecture et de la sculpture romaines ne sont guère qu'un sous-chapitre de l'histoire de l'architecture et de la sculpture grecques.

Mais ce grand peuple romain, si inférieur dans ses arts, éleva au plus haut degré trois autres éléments de la civilisation. Il eut des institutions militaires qui lui assurèrent la domination du monde ; des institutions politiques et judiciaires que nous copions encore ; enfin il créa une littérature dont la nôtre s'est inspirée pendant des siècles.

Nous voyons donc, d'une façon frappante, l'inégalité de développement des éléments de la civilisation chez deux nations dont le haut degré de culture ne saurait être contesté, et nous pouvons pressentir les erreurs auxquelles on s'exposerait en ne prenant pour échelle qu'un de ces éléments, les arts par exemple. Nous venons de trouver chez les Egyptiens des arts extrêmement originaux et remarquables, la peinture exceptée ; une littérature, au contraire, fort médiocre. Chez les Romains, des arts médiocres, sans traces d'originalité, mais une littérature brillante, et enfin des institutions politiques et militaires de premier ordre.

Les Grecs eux-mêmes, un des peuples qui ont manifesté le plus de supériorité dans les branches les plus différentes, peuvent être cités également pour prouver le défaut de parallélisme entre le développement des divers éléments de la civilisation. A l'époque homérique, leur littérature était déjà fort brillante, puisque les chants d'Homère sont encore regardés comme des modèles dont la jeunesse universitaire de l'Europe est condamnée à se saturer depuis des siècles ; et pourtant les découvertes de l'archéologie moderne ont prouvé qu'à l'époque à laquelle remontent les chants homériques, l'architecture et la sculpture grecques étaient grossièrement barbares, et ne se composaient que d'informes imitations de l'Egypte et de l'Assyrie.

Mais ce sont surtout les Hindous qui nous montreront ces inégalités de développement des divers éléments de la civilisation. Au point de vue de l'architecture, il est bien peu de peuples qui les aient dépassés. Au point de vue de la philosophie, leurs spéculations ont atteint une profondeur à laquelle la pensée européenne n'est arrivée qu'à une époque toute récente. En littérature, s'ils ne valent pas les Grecs et les Latins, ils ont produit cependant des morceaux admirables. Pour la statuaire, ils sont au contraire médiocres et très au-dessous des Grecs. Sur le domaine des sciences et sur celui des connaissances historiques, ils sont absolument nuls, et on constate chez eux une absence de précision qu'on ne rencontre chez aucun peuple à un pareil degré. Leurs sciences n'ont été que des spéculations enfantines ; leurs livres d'histoire d'absurdes légendes, ne renfermant pas une seule date et probablement pas un seul événement exact. Ici encore, l'étude exclusive des arts serait insuffisante pour donner l'échelle de la civilisation chez ce peuple.

Bien d'autres exemples peuvent être fournis à l'appui de ce qui précède. Il y a des races qui, sans jamais avoir occupé un rang tout à fait supérieur, réussirent à se créer un art absolument personnel, sans parenté visible avec les modèles antérieurs. Tels furent les Arabes. Moins d'un siècle après qu'ils eurent envahi le vieux monde gréco-romain, ils avaient transformé l'architecture byzantine adoptée par eux tout d'abord, au point qu'il serait impossible de découvrir de quels types ils se sont inspirés, si nous n'avions encore sous les yeux la série des monuments intermédiaires.

Alors même d'ailleurs qu'il ne posséderait aucune aptitude artistique ou littéraire, un peuple peut créer une civilisation élevée. Tels furent les Phéniciens, qui n'eurent d'autre supériorité que leur habileté commerciale. C'est par leur intermédiaire que s'est civilisé le monde antique dont ils mirent toutes les parties en relation ; mais par eux-mêmes ils n'ont à peu près rien produit, et l'histoire de leur civilisation n'est que l'histoire de leur commerce.

Il est enfin des peuples chez qui tous les éléments de la civilisation restèrent inférieurs, à l'exception des arts. Tels furent les Mogols. Les monuments qu'ils élevèrent dans l'Inde, et dont le style n'a presque rien d'hindou, sont tellement splendides qu'il en est quelques-uns que des artistes compétents ont qualifié des plus beaux monuments édifiés par la main des hommes ; et cependant personne ne pourrait songer à classer les Mogols parmi les races supérieures.

On remarquera d'ailleurs que, même chez les peuples les plus civilisés, ce n'est pas toujours à l'époque culminante de leur civilisation que les arts atteignent le plus haut degré de développement. Chez les Égyptiens et chez les Hindous, les monuments les plus parfaits sont généralement les plus anciens ; en Europe, c'est au moyen âge, regardé comme une époque de demi-barbarie, qu'a fleuri ce merveilleux art gothique dont les œuvres admirables n'ont jamais été égalées.

Il est donc tout à fait impossible de juger du niveau d'un peuple uniquement par le développement de ses arts. Ils ne constituent, je le répète, qu'un des éléments de sa civilisation ; et il n'est pas démontré du tout que cet élément - pas plus que la littérature d'ailleurs - soit le plus élevé. Souvent, au contraire, ce sont les peuples placés à la tête de la civilisation : les Romains dans l'antiquité, les Américains de nos jours, chez qui les œuvres artistiques sont les plus faibles. Souvent aussi, comme nous le disions à l'instant, ce fut aux âges de demi-barbarie que les peuples enfantèrent leurs chefs-d'œuvre littéraires et artistiques, leurs chefs-d'œuvre artistiques surtout. Il semblerait même que la période de personnalité dans les arts, chez un peuple, est une éclosion de son enfance ou de sa jeunesse, et non pas de son âge mûr ; et, si l'on considère que, dans les préoccupations utilitaires du monde nouveau dont nous entrevoyons l'aurore, le rôle des arts est à peine marqué, nous pouvons prévoir le jour où ils seront classés parmi les manifestations, sinon inférieures, au moins tout à fait secondaires d'une civilisation.

Bien des raisons s'opposent à ce que les arts suivent dans leur évolution des progrès parallèles à ceux des autres éléments d'une civilisation et puissent toujours renseigner par conséquent sur l'état de cette civilisation. Qu'il s'agisse de l'Égypte, de la Grèce ou des divers peuples de l'Europe, nous constatons cette loi générale qu'aussitôt que l'art a atteint un certain niveau, c'est-à-dire que certains chefs-d'œuvre ont été créés, commence immédiatement une période de décadence, tout à fait indépendante du mouvement des autres éléments de la civilisation. Cette phase de décadence des arts subsiste jusqu'à ce qu'une révolution politique, une invasion, l'adoption de croyances nouvelles ou tout autre facteur vienne introduire dans l'art des éléments nouveaux. C'est ainsi qu'au moyen âge les croisades apportèrent des connaissances et des idées nouvelles qui imprimèrent à l'art une impulsion d'où résulta la transformation du style roman en style ogival. C'est ainsi encore que, quelques siècles plus tard, la Renaissance des études gréco-latines amena la transformation de l'art gothique en art de la Renaissance. C'est également ainsi que, dans l'Inde, les invasions musulmanes amenèrent la transformation de l'art hindou.

Il importe de remarquer, également, que puisque les arts traduisent d'une façon générale certains besoins de la civilisation et correspondent à certains sentiments ils sont condamnés à subir des transformations conformes à ces besoins, et même à disparaître entièrement si les besoins et les sentiments qui les ont engendrés viennent eux-mêmes à se transformer ou à disparaître. Il ne s'ensuivra pas du tout pour cela que la civilisation soit en décadence, et ici encore nous saisissons le défaut de parallélisme entre l'évolution des arts et celle des autres éléments de la civilisation. A aucune époque de l'histoire, la civilisation n'a été aussi élevée qu'aujourd'hui, et à aucune époque, peut-être, il n'y eut d'art plus banal et moins personnel. Les croyances religieuses, les idées et les besoins qui faisaient de l'art un élément essentiel de la civilisation, aux époques où elle avait pour sanctuaires les temples et les palais, ayant disparu, l'art est devenu un accessoire, une chose d'agrément à laquelle il n'est possible de consacrer ni beaucoup de temps ni beaucoup d'argent. N'étant plus une nécessité, il ne peut plus guère être qu'artificiel et d'imitation. Il n'y a plus de peuples aujourd'hui qui aient un art national, et chacun, en architecture comme en sculpture, vit des copies plus ou moins heureuses d'époques disparues.

Elles représentent sans doute des besoins ou des caprices, ces modestes copies, mais il est visible qu'elles ne sauraient traduire nos idées modernes. J'admire les œuvres naïves de nos artistes du moyen âge peignant des saints, le Christ, le paradis et l'enfer, choses tout à fait fondamentales alors, et qui étaient le principal objectif de l'existence ; mais quand des peintres qui n'ont plus ces croyances couvrent nos murs de légendes primitives ou de symboles enfantins, en essayant de revenir à la technique d'un autre âge, ils ne font que de misérables pastiches sans intérêt pour le présent et que méprisera l'avenir.

Les seuls arts réels, les seuls qui traduisent une époque, sont ceux où l'artiste représente ce qu'il sent ou ce qu'il voit au lieu de se borner à des imitations de formes correspondant à des besoins ou à des croyances que nous n'avons plus. La seule peinture sincère de nos jours est la reproduction des choses qui nous entourent, la seule architecture également sincère, est celle de la maison à cinq étages, du viaduc et de la gare de chemin de fer. Cet art utilitaire correspond aux besoins et aux idées de notre civilisation. Il est aussi caractéristique d'une époque que le fut jadis l'église gothique et le château féodal. Pour l'archéologue de l'avenir, les grands caravansérails modernes et les églises gothiques anciennes présenteront un intérêt égal parce que ce seront des pages successives de ces livres de pierre que chaque siècle laisse derrière lui, alors qu'il dédaignera comme d'inutiles documents les maigres contrefaçons de tant d'artistes modernes.

Chaque esthétique représente l'idéal d'une époque et d'une race, et par cela seul que les époques et les races sont différentes, l'idéal doit constamment varier. Au point de vue philosophique, tous les idéals se valent, car ils ne constituent que de transitoires symboles.

Les arts sont donc de même que tous les éléments d'une civilisation, la manifestation extérieure de l'âme du peuple qui les a créés,mais nous devons reconnaître aussi qu'il s'en faut de beaucoup qu'ils constituent pour tous les peuples la plus exacte manifestation de leur pensée.

La démonstration était nécessaire. Car, à l'importance que prend chez un peuple un élément de civilisation, se mesure la puissance de transformation que ce peuple applique au même élément lorsqu'il l'emprunte à une race étrangère. Si sa personnalité se manifeste surtout dans les arts, par exemple, il ne saura reproduire des modèles importés sans les marquer profondément à son empreinte. Au contraire, il transformera peu les éléments qui ne sauraient servir d'interprètes à son génie. Lorsque les Romains adoptèrent l'architecture des Grecs, ils ne lui firent pas subir de modifications radicales, parce que ce n'est pas dans leurs monuments qu'ils mettaient le plus de leur âme.

Et, cependant, même chez un pareil peuple, dénué d'une architecture personnelle, obligé d'aller chercher à l'étranger ses modèles et ses artistes, l'art est obligé de subir en peu de siècles l'influence du milieu et de devenir, presque malgré lui, l'expression de la race qui l'adopte. Les temples, les palais, les arcs de triomphe, les bas-reliefs de la Rome antique sont œuvres de Grecs ou d'élèves de Grecs ; et pourtant le caractère de ces monuments, leur destination, leurs ornements, leurs dimensions mêmes, n'éveillent plus en nous les souvenirs poétiques et délicats du génie athénien, mais bien l'idée de force, de domination, de passion militaire, qui soulevait la grande âme de Rome. Ainsi, même sur le domaine où elle se montre le moins personnelle, une race ne peut faire un pas sans y laisser quelque trace qui n'appartient qu'à elle et qui nous révèle quelque chose de sa constitution mentale et de son intime pensée.

C'est qu'en effet l'artiste véritable, qu'il soit architecte, littérateur ou poète, possède la faculté magique de traduire dans ses synthèses l'âme d'une époque et d'une race. Très impressionnables, très inconscients, pensant surtout par images, et raisonnant fort peu, les artistes sont à certaines époques les miroirs fidèles de la société dans laquelle ils vivent ; leurs œuvres, les plus exacts des documents qu'on puisse invoquer pour restituer une civilisation. Ils sont trop inconscients pour n'être pas sincères, et trop impressionnés par le milieu qui les entoure pour ne pas en traduire fidèlement les idées, les sentiments, les besoins et les tendances. De liberté, ils n'en ont pas, et c'est ce qui fait leur force. Ils sont enfermés dans un réseau de traditions, d'idées, de croyances, dont l'ensemble constitue l'âme d'une race et d'une époque, l'héritage de sentiments, de pensées et d'inspirations dont l'influence est toute-puissante sur eux, parce qu'elle gouverne les régions obscures de l'inconscient où s'élaborent leurs œuvres. Si, n'ayant pas ces œuvres, nous ne savions des siècles morts que ce qu'en disent les absurdes récits et les arrangements artificiels des livres d'histoire, le véritable passé de chaque peuple nous serait presque aussi fermé que celui de cette mystérieuse Atlantide submergée par les flots dont parle Platon.

Le propre de l'œuvre d'art réelle est donc d'exprimer sincèrement les besoins et les idées du temps qui l'ont vue naître. De tous les langages divers qui racontent le passé, les œuvres d'art, celles de l'architecture surtout, sont les plus intelligibles encore. Plus sincères que les livres, moins artificielles que les religions et les langues, elles traduisent à la fois des sentiments et des besoins. L'architecte est le constructeur de la demeure de l'homme et de celle des dieux ; or ce fut toujours dans l'enceinte du temple et dans celle du foyer que s'élaborèrent les causes premières des événements qui constituent l'histoire.

De ce qui précède nous pouvons conclure que si les divers éléments dont une civilisation se compose sont bien l'expression de l'âme du peuple qui les a créés, certains de ces éléments variables suivant les races et variables aussi suivant les époques chez la même race traduisent beaucoup mieux que d'autres l'âme d'une race.

Mais puisque la nature de ces éléments varie d'un peuple à l'autre, d'une époque à l'autre, il est évident qu'il est impossible d'en trouver un seul dont on puisse se servir comme de commune mesure pour évaluer le niveau des diverses civilisations.

Il est évident aussi qu'on ne peut établir entre ces éléments de classement hiérarchique, car le classement varierait d'un siècle à l'autre, l'importance des éléments considérés variant elle-même avec les époques.

Si l'on ne jugeait de la valeur des divers éléments d'une civilisation qu'au point de vue de l'utilité pure, on arriverait à dire que les éléments de civilisation les plus importants sont ceux qui permettent à un peuple d'asservir les autres, c'est-à-dire les institutions militaires. Mais alors il faudrait placer les Grecs, artistes, philosophes et lettrés, au-dessous des lourdes cohortes de Rome, les sages et savants Egyptiens au-dessous des Perses demi-barbares, les Hindous au-dessous des Mogols également demi-barbares.

Ces distinctions subtiles, l'histoire ne s'en préoccupe guère. La seule supériorité, devant laquelle elle s'incline toujours, est la supériorité militaire ; mais celle-ci s'accompagne bien rarement d'une supériorité correspondante dans les autres éléments de la civilisation, ou, du moins, ne la laisse pas subsister longtemps à ses côtés. La supériorité militaire ne peut malheureusement s'affaiblir chez un peuple sans qu'il soit bientôt condamné à disparaître. Ce fut toujours alors qu'ils étaient arrivés à l'apogée de la civilisation, que les peuples supérieurs durent céder la place à des barbares très inférieurs à eux par l'intelligence, mais possédant certaines qualités de caractère et de valeur guerrière, que les civilisations trop raffinées ont toujours eu pour résultat de détruire.

Il faudrait donc arriver à cette conclusion attristante que ce sont les éléments, philosophiquement inférieurs, d'une civilisation qui, socialement, sont les plus importants. Si les lois de l'avenir devaient être celles du passé, on pourrait dire que ce qui est le plus nuisible pour un peuple, c'est d'être arrivé à un trop haut degré d'intelligence et de culture. Les peuples périssent dès que s'altèrent les qualités de caractère qui forment la trame de leur âme et ces qualités s'altèrent dès que grandissent leur civilisation et leur intelligence.

CHAPITRE II

COMMENT SE TRANSFORMENT LES INSTITUTIONS, LES RELIGIONS ET LES LANGUES

 

Les races supérieures ne peuvent, pas plus que les races inférieures, transformer brusquement les éléments de leur civilisation. - Contradictions présentées par les peuples qui ont changé leurs religions, leurs langues et leurs arts. - Le cas du Japon. - En quoi ces changements ne sont qu'apparents. - Transformations profondes subies par le Bouddhisme, le Brahmanisme, l'Islamisme et le Christianisme, suivant les races qui les ont adoptés. - Variations que subissent les institutions et les langues suivant la race qui les adopte. - Comment les mots considérés comme se correspondant dans des langues différentes représentent des idées et des modes de penser très dissemblables. - Impossibilité, pour cette raison, de traduire certaines langues. - Pourquoi, dans les livres d'histoire, la civilisation d'un peuple paraît parfois subir des changements profonds. - Limites de l'influence réciproque des diverses civilisations.

 

Dans un travail publié ailleurs, nous avons montré que les races supérieures sont dans l'impossibilité de faire accepter ou d'imposer leur civilisation aux races inférieures. Prenant un à un les plus puissants moyens d'action dont les Européens disposent, l'éducation, les institutions et les croyances, nous avons démontré l'insuffisance absolue de ces moyens d'action pour changer l'état social des peuples inférieurs. Nous avons essayé d'établir que, tous les éléments d'une civilisation correspondant à une certaine constitution mentale bien définie créée par un long passé héréditaire, il était impossible de les modifier sans changer la constitution mentale d'où ils dérivent. Les siècles seuls, et non les conquérants, peuvent accomplir une telle tâche. Nous avons fait voir aussi que c'est seulement par une série d'étapes successives, analogues à celles que franchirent les barbares, destructeurs de la civilisation gréco-romaine, qu'un peuple peut s'élever sur l'échelle de la civilisation. Si, au moyen de l'éducation, on essaye de lui éviter ces étapes, on ne fait que désorganiser sa morale et son intelligence, et le ramener finalement à un niveau inférieur à celui où il était arrivé par lui-même.

L'argumentation que nous avons appliquée aux races inférieures est applicable également aux races supérieures. Si les principes que nous avons exposés dans cet ouvrage sont exacts, nous devrons constater que les races supérieures ne peuvent pas non plus transformer brusquement leur civilisation. A elles aussi il faut le temps et les étapes successives. Si des peuples supérieurs semblent parfois avoir adopté des croyances, des institutions, des langues et des arts différents de ceux de leurs ancêtres, ce n'est, en réalité, qu'après les avoir transformés lentement et profondément, de façon à les mettre en rapport avec leur constitution mentale.

L'histoire semble contredire à chaque page la proposition qui précède. On y voit très fréquemment des peuples changer les éléments de leur civilisation, adopter des religions nouvelles, des langues nouvelles, des institutions nouvelles. Les uns abandonnent des croyances plusieurs fois séculaires, pour se convertir au christianisme, au bouddhisme ou à l'islamisme ; d'autres transforment leur langue ; d'autres enfin modifient radicalement leurs institutions et leurs arts. Il semble même qu'il suffise d'un conquérant ou d'un apôtre, ou même d'un simple caprice, pour produire très facilement de semblables transformations.

Mais, en nous offrant le récit de ces brusques révolutions, l'histoire ne fait qu'accomplir une de ses tâches habituelles : créer et propager de longues erreurs. Lorsqu'on étudie de près tous ces prétendus changements, on s'aperçoit bientôt que les noms seuls des choses varient aisément, tandis que les réalités qui se cachent derrière les mots continuent à vivre et ne se transforment qu'avec une extrême lenteur.

Pour le prouver, et pour montrer en même temps comment, derrière des dénominations semblables, s'accomplit la lente évolution des choses, il faudrait étudier les éléments de chaque civilisation chez divers peuples, c'est-à-dire refaire leur histoire. Cette lourde tâche, je l'ai déjà tentée dans plusieurs volumes: je ne saurais donc songer à la recommencer ici. Laissant de côté les nombreux éléments dont une civilisation se compose, je ne choisirai comme exemple que l'un d'eux : les arts.

 

Avant d'aborder, cependant, dans un chapitre spécial, l'étude de l'évolution qu'accomplissent les arts en passant d'un peuple à un autre, je dirai quelques mots des changements que subissent les autres éléments de la civilisation, afin de montrer que les lois applicables à un seul de ces éléments sont bien applicables à tous, et que, si les arts des peuples sont en rapport avec une certaine constitution mentale, les langues, les institutions, les croyances, etc., le sont également, et, par conséquent, ne peuvent brusquement changer et passer indifféremment d'un peuple à un autre 7.

C'est surtout en ce qui concerne les croyances religieuses que cette théorie peut sembler paradoxale, et c'est pourtant dans l'histoire de ces croyances mêmes qu'on peut trouver les meilleurs exemples à invoquer, pour prouver qu'il est aussi impossible à un peuple de changer brusquement les éléments de sa civilisation, qu'à un individu de changer sa taille ou la couleur de ses yeux.

Sans doute personne n'ignore que toutes les grandes religions, le brahmanisme, le bouddhisme, le christianisme, l'islamisme, ont provoqué des conversions en masse chez des races entières qui ont paru les adopter tout à coup ; mais quand on pénètre un peu dans l'étude de ces conversions, on constate bientôt que ce que les peuples ont changé surtout, c'est le nom de leur ancienne religion, et non la religion elle-même ; qu'en réalité les croyances adoptées ont subi les transformations nécessaires pour se mettre en rapport avec les vieilles croyances qu'elles sont venues remplacer, et dont elles n'ont été en réalité que la simple continuation.

Les transformations subies par les croyances, en passant d'un peuple à un autre, sont même si considérables souvent, que la religion nouvellement adoptée n'a plus aucune parenté visible avec celle dont elle garde le nom. Le meilleur exemple nous est fourni par le bouddhisme, qui, après avoir été transporté en Chine, y est devenu à ce point méconnaissable que les savants l'ont pris d'abord pour une religion indépendante et ont mis fort longtemps à reconnaître que cette religion était simplement le bouddhisme transformé par la race qui l'avait adopté. Le bouddhisme chinois n'est pas du tout le bouddhisme de l'Inde, fort différent lui-même du bouddhisme du Népal, lequel s'éloigne aussi du bouddhisme de Ceylan. Dans l'Inde, le bouddhisme ne fut qu'un schisme du brahmanisme, qui l'avait précédé, et dont il diffère au fond assez peu ; en Chine, il fut également un schisme de croyances antérieures auxquelles il se rattache étroitement.

Ce qui est rigoureusement démontré pour le bouddhisme ne l'est pas moins pour le brahmanisme. Les races de l'Inde étant extrêmement diverses, il était facile de présumer que, sous des noms identiques, elles devaient avoir des croyances religieuses extrêmement différentes. Sans doute tous les peuples brahmaniques considèrent Vishnou et Siva comme leurs divinités principales, les Védas comme leurs livres sacrés ; mais ces dieux fondamentaux n'ont laissé dans la religion que leurs noms, les livres sacrés que leur texte. A côté d'eux se sont formés des cultes innombrables où l'on retrouve, suivant les races, les croyances les plus variées : monothéisme, polythéisme, fétichisme, panthéisme, culte des ancêtres, des démons, des animaux, etc. A ne juger des cultes de l'Inde que par ce qu'en disent les Védas, on n'aurait pas la plus légère idée des dieux ni des croyances qui règnent dans l'immense péninsule. Le titre des livres sacrés est vénéré chez tous les brahmanes, mais de la religion que ces livres enseignent, il ne reste généralement rien.

L'islamisme lui-même, malgré la simplicité de son monothéisme, n'a pas échappé à cette loi : il y a loin de l'islamisme de la Perse à celui de l'Arabie et à celui de l'Inde. L'Inde, essentiellement polythéiste, a trouvé moyen de rendre polythéiste la plus monothéiste des croyances. Pour les cinquante millions de musulmans hindous, Mahomet et les saints de l'Islam ne sont guère que des dieux nouveaux ajoutés à des milliers d'autres. L'islamisme n'a même pas réussi à établir dans l'Inde cette égalité de tous les hommes, qui fut ailleurs une des causes de son succès : les musulmans de l'Inde pratiquent, comme les autres Hindous, le système des castes. Dans le Dekkan, parmi les populations dravidiennes, l'islamisme est devenu tellement méconnaissable, qu'on ne peut guère le distinguer du brahmanisme ; il ne s'en distinguerait même pas du tout sans le nom de Mahomet, et sans la mosquée, où le prophète, devenu dieu, est adoré.

Il n'est pas besoin d'aller jusque dans l'Inde pour voir les modifications profondes qu'a subies l'islamisme en passant d'une race à une autre. Il suffit de regarder notre grande possession, l'Algérie. Elle contient deux races fort différentes : Arabes et Berbères, également musulmans. Or, il y a loin de l'islamisme des premiers à celui des seconds ; la polygamie du Coran est devenue monogamie chez les Berbères, dont la religion n'est guère qu'une fusion de l'islamisme avec le vieux paganisme qu'ils ont pratiqué depuis les âges lointains où dominait Carthage.

Les religions de l'Europe elles-mêmes ne sont pas soustraites à la loi commune de se transformer suivant l'âme des races qui les adoptent. Comme dans l'Inde, la lettre des dogmes fixés par les textes est restée invariable ; mais ce sont de vaines formules dont chaque race interprète le sens à sa façon. Sous la dénomination uniforme de chrétiens, on trouve en Europe de vrais païens, tels que le Bas-Breton priant des idoles ; des fétichistes, tels que l'Espagnol qui adore des amulettes ; des polythéistes, tels que l'Italien qui vénère comme des divinités fort diverses les madones de chaque village. Poussant l'étude plus loin, il serait facile de montrer que le grand schisme religieux de la Réforme fut la conséquence nécessaire de l'interprétation d'un même livre religieux par des races différentes : celles du Nord voulant discuter elles-mêmes leur croyance et régler leur vie, et celles du Midi restées bien en arrière au point de vue de l'indépendance et de l'esprit philosophique. Aucun exemple ne serait plus probant.

 

Mais ce sont là des faits dont le développement entraînerait trop loin. Nous devrons passer plus vite encore sur deux autres éléments fondamentaux de la civilisation, les institutions et les langues, parce qu'il faudrait entrer dans des détails techniques qui sortiraient par trop des limites de ce travail. Ce qui est vrai pour les croyances l'est également pour les institutions ; ces dernières ne peuvent se transmettre d'un peuple à un autre sans se transformer. Sans vouloir multiplier les exemples, je prie le lecteur de considérer simplement combien, dans les temps modernes, les mêmes institutions, imposées par la force ou la persuasion, se transforment suivant les races, tout en conservant des noms identiques. Je le montrerai dans un prochain chapitre, à propos des diverses régions de l'Amérique.

Les institutions sont en réalité la conséquence de nécessités sur lesquelles la volonté d'une seule génération d'hommes ne saurait avoir d'action. Pour chaque race et pour chaque phase de l'évolution de cette race, il y a des conditions d'existence, de sentiments, de pensées, d'opinions, d'influences héréditaires qui impliquent certaines institutions et n'en impliquent pas d'autres. Les étiquettes gouvernementales importent fort peu. Il n'a jamais été donné à un peuple de choisir les institutions qui lui semblaient les meilleures. Si un hasard fort rare lui permet de les choisir, il ne saurait les garder. Les nombreuses révolutions, les changements successifs de constitutions auxquels nous nous livrons depuis un siècle constituent une expérience qui aurait dû fixer depuis longtemps l'opinion des hommes d'Etat sur ce point. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a plus guère que dans l'obtuse cervelle des foules et dans l'étroite pensée de quelques fanatiques que puisse encore persister l'idée que des changements sociaux importants se font à coups de décrets. Le seul rôle utile des institutions est de donner une sanction légale aux changements que les mœurs et l'opinion ont fini par accepter. Elles suivent ces changements mais ne les précèdent pas. Ce n'est pas avec des institutions qu'on modifie le caractère et la pensée des hommes. Ce n'est pas avec elles qu'on rend un peuple religieux ou sceptique, qu'on lui apprend à se conduire lui-même au lieu de demander sans cesse à l'Etat de lui forger des chaînes.

Je n'insisterai pas plus pour les langues que je ne l'ai fait pour les institutions, et me bornerai à rappeler qu'alors même qu'elle est fixée par l'écriture, une langue se transforme nécessairement en passant d'un peuple à un autre, et c'est cela même qui rend si absurde l'idée d'une langue universelle. Sans doute, moins de deux siècles après la conquête, les Gaulois, malgré l'immense supériorité de leur nombre, avaient adopté le latin ; mais cette langue, le peuple la transforma bientôt suivant ses besoins et la logique spéciale de son esprit. De ces transformations, notre français moderne est finalement sorti.

Des races différentes ne sauraient longtemps parler la même langue. Les hasards des conquêtes, les intérêts de son commerce pourront sans doute amener un peuple à adopter une autre langue que sa langue maternelle, mais, en peu de générations, la langue adoptée sera entièrement transformée. La transformation sera d'autant plus profonde que la race à laquelle la langue a été empruntée diffère davantage de celle qui l'a empruntée.

On est toujours certain de rencontrer des langues dissemblables dans les pays où subsistent des races différentes. L'Inde en fournit un excellent exemple. La grande péninsule étant habitée par des races nombreuses et diverses, il n'est pas étonnant que les savants y comptent deux cent quarante langues, quelques-unes différant beaucoup plus entre elles que le grec ne diffère du français. Deux cent quarante langues, sans parler d'environ trois cents dialectes ! Parmi ces langues, la plus répandue est toute moderne, puisqu'elle n'a pas trois siècles d'existence ; c'est l'hindoustani, formé par la combinaison du persan et de l'arabe, que parlaient les conquérants musulmans, avec l'hindi, une des langues les plus répandues dans les régions envahies. Conquérants et conquis oublièrent bientôt leur langue primitive pour parler la langue nouvelle, adaptée aux besoins de la race nouvelle produite par le croisement des divers peuples en présence.

Je ne saurais insister davantage et suis obligé de me borner à indiquer les idées fondamentales. Si je pouvais entrer dans les développements nécessaires, j'irais plus loin et je dirais que, lorsque des peuples sont différents,  les mots considérés chez eux comme correspondants représentent des modes de penser et de sentir tellement éloignés, qu'en réalité leurs langues n'ont pas de synonymes et que la traduction réelle de l'une à l'autre est impossible. On le comprend en voyant, à quelques siècles de distance, dans le même pays, dans la même race, le même mot correspondre à des idées tout à fait dissemblables.

Ce que les mots anciens représentent, ce sont les idées des hommes d'autrefois. Les mots qui étaient à l'origine des signes de choses réelles ont bientôt leur sens déformé par suite des changements des idées, des mœurs et des coutumes. On continue à raisonner sur ces signes usés qu'il serait trop difficile de changer, mais il n'y a plus aucune correspondance entre ce qu'ils représentaient à un moment donné et ce qu'ils signifient aujourd'hui. Lorsqu'il s'agit de peuples très éloignés de nous, ayant appartenu à des civilisations sans analogie avec les nôtres, les traductions ne peuvent donner que des mots absolument dénués de leur sens réel primitif, c'est-à-dire éveillant dans notre esprit des idées sans parenté avec celles qu'ils ont évoquées jadis. Ce phénomène est frappant, surtout pour les anciennes langues de l'Inde. Chez ce peuple aux idées flottantes, dont la logique n'a aucune parenté avec la nôtre, les mots n'ont jamais eu ce sens précis et arrêté que les siècles et la tournure de notre esprit ont fini par leur donner en Europe. Il y a des livres, comme les Védas, dont la traduction, vainement tentée, est impossible 8. Pénétrer dans la pensée d'individus avec lesquels nous vivons, mais dont certaines différences d'âge, de sexe, d'éducation nous séparent, est déjà fort difficile ; pénétrer dans la pensée de races sur lesquelles s'est appesantie la poussière des siècles est une tâche qu'il ne sera jamais donné à aucun savant d'accomplir. Toute la science qu'on peut acquérir ne sert qu'à montrer la complète inutilité de telles tentatives.

Si brefs et si peu développés que soient les exemples qui précèdent, ils suffisent à montrer combien sont profondes les transformations que les peuples font subir aux éléments de civilisation qu'ils empruntent. L'emprunt paraît souvent considérable, parce que les noms, en effet, changent brusquement ; mais il est toujours en réalité fort minime. Avec les siècles, grâce aux lents travaux des générations, et par suite d'additions successives, l'élément emprunté finit par différer beaucoup de l'élément auquel il s'est substitué tout d'abord. De ces variations successives, l'histoire, qui s'attache surtout aux apparences, ne tient guère compte, et, quand elle nous dit, par exemple, qu'un peuple adopta une religion nouvelle, ce que nous nous représentons aussitôt, ce ne sont pas du tout les croyances qui ont été adoptées réellement, mais bien la religion telle que nous la connaissons aujourd'hui. Il faut pénétrer dans l'étude intime de ces lentes adaptations pour bien comprendre leur genèse et saisir les différences qui séparent les mots des réalités.

L'histoire des civilisations se compose ainsi de lentes adaptations, de petites transformations successives. Si ces dernières nous paraissent soudaines et considérables, c'est parce que, comme en géologie, nous supprimons les phases intermédiaires pour n'envisager que les phases extrêmes.

En réalité, si intelligent et si bien doué qu'on suppose un peuple, sa faculté d'absorption pour un élément nouveau de civilisation est toujours fort restreinte. Les cellules cérébrales ne s'assimilent pas en un jour ce qu'il a fallu des siècles pour créer, et ce qui est adapté aux sentiments et aux besoins d'organismes différents. De lentes accumulations héréditaires permettent seules de telles assimilations. Lorsque nous étudierons plus loin l'évolution des arts chez le plus intelligent des peuples de l'antiquité, les Grecs, nous verrons qu'il lui a fallu bien des siècles pour sortir des grossières copies des modèles de l'Assyrie et de l'Égypte, et arriver d'étapes en étapes successives aux chefs-d'œuvre que l'humanité admire encore.

Et cependant tous les peuples qui se sont succédé dans l'histoire - à l'exception de quelques peuples primitifs tels que les Égyptiens et les Chaldéens - n'ont guère eu qu'à s'assimiler, en les transformant suivant leur constitution mentale, les éléments de civilisation qui constituent l'héritage du passé. Le développement des civilisations eût été infiniment plus lent, et l'histoire des divers peuples n'eût été qu'un éternel recommencement, s'ils n'avaient pu profiter des matériaux élaborés avant eux. Les civilisations créées, il y a sept ou huit mille ans, par les habitants de l'Égypte et de la Chaldée, ont formé une source de matériaux où toutes les nations sont venues puiser tour à tour. Les arts grecs sont nés des arts créés sur les bords du Tigre et du Nil. Du style grec, est sorti le style romain qui, mélangé à des influences orientales, a donné successivement naissance aux styles byzantin, roman et gothique, styles variables suivant le génie et l'âge des peuples chez qui ils ont pris naissance, mais styles qui ont une commune origine.

Ce que nous venons de dire des arts est applicable à tous les éléments d'une civilisation : institutions, langues et croyances. Les langues européennes dérivent d'une langue mère jadis parlée sur le plateau central de l'Asie. Notre droit est le fils du droit romain, fils lui-même de droits antérieurs. La religion juive dérive directement des croyances chaldéennes. Associée à des croyances aryennes, elle est devenue la grande religion qui régit les peuples de l'Occident depuis près de deux mille ans. Nos sciences elles-mêmes ne seraient pas ce qu'elles sont aujourd'hui sans le lent labeur des siècles. Les grands fondateurs de l'astronomie moderne, Copernic, Kepler, Newton, se rattachent à Ptolémée, dont les livres servirent à l'enseignement jusqu'au XVe siècle, et Ptolémée se rattache, par l'école d'Alexandrie, aux Égyptiens et aux Chaldéens. Nous entrevoyons ainsi, malgré les formidables lacunes dont l'histoire de la civilisation est pleine, une lente évolution de nos connaissances qui nous fait remonter à travers les âges et les empires jusqu'à l'aurore de ces antiques civilisations, que la science moderne essaye aujourd'hui de rattacher aux temps primitifs où l'humanité n'avait pas d'histoire. Mais si la source est commune, les transformations - progressives ou régressives - que chaque peuple, suivant sa constitution mentale, fait subir aux éléments empruntés, sont fort diverses, et c'est l'histoire même de ces transformations qui constitue l'histoire des civilisations.

 

Nous venons de constater que les éléments fondamentaux dont se compose une civilisation sont individuels à un peuple, qu'ils sont le résultat, l'expression même de sa structure mentale, et qu'ils ne peuvent par conséquent passer d'une race à une autre sans subir des changements tout à fait profonds. Nous avons vu aussi que ce qui masque l'étendue de ces changements, c'est, d'une part, les nécessités linguistiques qui nous obligent à désigner sous des mots identiques des choses fort différentes, et, d'autre part, les nécessités historiques qui amènent à n'envisager que les formes extrêmes d'une civilisation, sans considérer les formes intermédiaires qui les unissent. En étudiant dans le prochain chapitre les lois générales de l'évolution des arts, nous pourrons montrer avec plus de précision encore la succession des changements qui s'opèrent sur les éléments fondamentaux d'une civilisation lorsqu'ils passent d'un peuple à un autre.

 

CHAPITRE III

COMMENT SE TRANSFORMENT LES ARTS

 

Application des principes précédemment exposés à l'étude de l'évolution des arts chez les peuples orientaux. - L'Égypte. - Idées religieuses d'où ses arts dérivent. - Ce que devinrent ses arts transportés chez des races différentes : Éthiopiens, Grecs et Perses. - Infériorité primitive de l'art grec. - Lenteur de son évolution. - Adoption et évolution en Perse de l'art grec, de l'art égyptien et de l'art assyrien. - Les transformations subies par les arts dépendent de la race, et nullement des croyances religieuses. - Exemples fournis par les grandes transformations subies par l'art arabe suivant les races qui ont adopté l'Islamisme. - Application de nos principes à la recherche des origines et de l'évolution des arts de l'Inde. - L'Inde et la Grèce ont puisé aux mêmes sources, mais en raison de la diversité des races elles sont arrivées à des arts n'ayant aucune parenté. - Transformations immenses que l'architecture a subies dans l'Inde suivant les races qui l'habitent, et malgré la similitude des croyances.

 

En examinant les rapports qui relient la constitution mentale d'un peuple, ses institutions, ses croyances et sa langue, j'ai dû me borner à de brèves indications. Pour élucider de tels sujets, il faudrait entasser des volumes.

En ce qui concerne les arts, un exposé clair et précis est infiniment plus facile. Une institution, une croyance sont choses de définition douteuse, d'interprétation obscure. Il faut rechercher les réalités, changeantes à chaque époque, qui se cachent derrière des textes morts,

se livrer à tout un travail d'argumentation et de critique pour arriver à des conclusions finalement contestables. Les œuvres d'art, les monuments surtout, sont au contraire fort définies et d'interprétation facile. Les livres de pierre sont les plus lumineux des livres, les seuls qui ne mentent jamais, et c'est pour cette raison que je leur ai donné une place prépondérante dans mes ouvrages sur l'histoire des civilisations de l'Orient. J'ai toujours eu la plus grande défiance pour les documents littéraires. Ils trompent souvent et instruisent rarement. Le monument ne trompe guère et instruit toujours. C'est lui qui garde le mieux la pensée des peuples morts. Il faut plaindre la cécité mentale des spécialistes qui n'y cherchent que des inscriptions.

Étudions donc maintenant comment les arts sont l'expression de la constitution mentale d'un peuple et comment ils se transforment en passant d'une civilisation à une autre.

Dans cet examen, je ne m'occuperai que des arts orientaux. La genèse et la transformation des arts européens ont été soumises à des lois identiques ; mais, pour montrer leur évolution chez les diverses races, il faudrait entrer dans des détails que ne saurait comporter le cadre infiniment restreint de cette étude.

Prenons d'abord les arts de l'Égypte, et voyons ce qu'ils sont devenus jadis en passant successivement chez trois races différentes : les nègres de l'Éthiopie, les Grecs et les Perses.

De toutes les civilisations qui ont fleuri sur la surface du globe, celle de l'Égypte s'est traduite le plus complètement dans ses arts. Elle s'y est exprimée avec tant de puissance et de clarté que les types artistiques nés sur les bords du Nil ne pouvaient convenir qu'à elle seule et n'ont été adoptés par d'autres peuples qu'après avoir subi de considérables transformations.

Les arts égyptiens, l'architecture surtout, sont issus d'un idéal particulier qui, durant cinquante siècles, fut la préoccupation constante de tout un peuple. L'Egypte rêvait de créer à l'homme une demeure impérissable en face de son existence éphémère. Cette race, au contraire de tant d'autres, a méprisé la vie et courtisé la mort. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était l'inerte momie qui, de ses yeux d'émail incrustés dans son masque d'or, contemple éternellement, au fond de sa noire demeure, des hiéroglyphes mystérieux. A l'abri de toute profanation dans sa maison sépulcrale, vaste comme un palais, cette momie retrouvait, peint et sculpté sur les parois de corridors sans fin, ce qui l'avait charmée durant sa brève existence terrestre.

L'architecture égyptienne est surtout une architecture funéraire et religieuse, ayant plus ou moins pour but la momie et les dieux. C'est pour eux que se creusaient les souterrains, que s'élevaient les obélisques, les pylônes, les pyramides, pour eux encore que les colosses pensifs se dressaient sur leurs trônes de pierre avec un geste si majestueux et si doux.

Tout est stable et massif dans cette architecture, parce qu'elle visait à être éternelle. Si les Égyptiens étaient le seul peuple de l'antiquité que nous connaissions, nous pourrions bien dire, en effet, que l'art est la plus fidèle expression de l'âme de la race qui l'a créé.

Des peuples très différents les uns des autres : les Éthiopiens, race inférieure, les Grecs et les Perses, races supérieures, ont emprunté, soit à l'Égypte seule, soit à l'Égypte et à l'Assyrie, leurs arts. Voyons ce qu'ils sont devenus entre leurs mains.

Prenons d'abord le plus inférieur des peuples que nous venons de citer, les Éthiopiens.

On sait qu'à une époque fort avancée de l'histoire égyptienne (XXIVe dynastie), les peuples du Soudan, profitant de l'anarchie et de la décadence de l'Egypte, s'emparèrent de quelques-unes de ses provinces et fondèrent un royaume qui eut successivement Xapata et Méroé pour capitale, et qui conserva son indépendance pendant plusieurs siècles. Éblouis par la civilisation des vaincus, ils essayèrent de copier leurs monuments et leurs arts ; mais ces copies, dont nous possédons des spécimens, ne sont le plus souvent que de grossières ébauches. Ces nègres étaient des barbares que leur infériorité cérébrale condamnait à ne jamais sortir de la barbarie ; et, malgré l'action civilisatrice des Égyptiens continuée pendant plusieurs siècles, ils n'en sont, en effet, jamais sortis. Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire ancienne ou moderne qu'une peuplade nègre se soit élevée à un certain niveau de civilisation ; et toutes les fois que, par un de ces accidents qui, dans l'antiquité, se sont produits en Éthiopie, de nos jours à Haïti, une civilisation élevée est tombée entre les mains de la race nègre, cette civilisation a été rapidement ramenée à des formes misérablement inférieures.

Sous une latitude bien différente, une autre race, alors également barbare, mais une race blanche, celle des Grecs, emprunta à l'Égypte et à l'Assyrie les premiers modèles de ses arts, et se borna d'abord, elle aussi, à d'informes copies. Les produits des arts de ces deux grandes civilisations lui étaient fournis par les Phéniciens, maîtres des routes de la mer reliant les côtes de la Méditerranée, et par les peuples de l'Asie Mineure, maîtres des routes de terre qui conduisaient à Ninive et à Babylone.

Personne n'ignore à quel point les Grecs finirent par s'élever au-dessus de leurs modèles. Mais les découvertes de l'archéologie moderne ont prouvé aussi combien furent grossières leurs premières ébauches, et ce qu'il leur fallut de siècles pour arriver à produire les chefs-d'œuvre qui les rendirent immortels. A cette lourde tâche de créer un art personnel et supérieur avec un art étranger, les Grecs ont dépensé environ sept cents ans ; mais les progrès réalisés dans le dernier siècle sont plus considérables que ceux de tous les âges antérieurs. Ce qui est le plus long à franchir pour un peuple, ce ne sont pas les étapes supérieures de la civilisation, ce sont les étapes inférieures. Les plus anciens produits de l'art grec, ceux du Trésor de Mycènes, du XIIe siècle avant notre ère, indiquent des essais tout barbares, de grossières copies d'objets orientaux ; six siècles plus tard, l'art reste bien oriental encore ; l'Apollon de Ténéa, l'Apollon d'Orchomène ressemblent singulièrement à des statues égyptiennes ; mais les progrès vont devenir fort rapides, et, un siècle plus tard, nous arrivons à Phidias et aux merveilleuses statues du Parthénon, c'est-à-dire à un art dégagé de ses origines orientales et fort supérieur aux modèles dont il s'était inspiré pendant si longtemps.

Il en fut de même pour l'architecture, bien que les étapes de son évolution soient moins faciles à établir. Nous ignorons ce que pouvaient être les palais des poèmes homériques, vers le IXe siècle avant notre ère ; mais les murs d'airain, les faîtes brillant de couleurs, les animaux d'or et d'argent gardant les portes, dont nous parle le poète, font immédiatement songer aux palais assyriens revêtus de plaques de bronze et de briques émaillées, et gardés par des taureaux sculptés. Nous savons, en tout cas, que le type des plus anciennes colonnes doriques grecques, qui paraissent remonter au VIIe siècle, se retrouve en Égypte à Karnak et à Béni-Hassan ; que la colonne ionique a plusieurs de ses parties empruntées à l'Assyrie ; mais nous savons aussi que de ces éléments étrangers, un peu superposés d'abord, puis fusionnés, et enfin transformés, sont nés des colonnes nouvelles fort différentes de leurs primitifs modèles.

A une autre extrémité de l'ancien monde, la Perse va nous offrir une adoption et une évolution analogues, mais une évolution qui n'a pu arriver à son terme, parce qu'elle a été brusquement arrêtée par la conquête étrangère. La Perse n'a pas eu sept siècles, comme la Grèce, mais deux cents ans seulement pour se créer un art. Un seul peuple, les Arabes, a réussi jusqu'ici à faire éclore un art personnel dans un temps aussi court.

L'histoire de la civilisation perse ne commence guère qu'avec Cyrus et ses successeurs, qui réussirent, cinq siècles avant notre ère, à s'emparer de la Babylonie et de l'Égypte, c'est-à-dire des deux grands centres de civilisation dont la gloire éclairait alors le monde oriental. Les Grecs, qui devaient dominer à leur tour, ne comptaient pas encore. L'empire perse devint le centre de la civilisation, jusqu'à ce que, trois siècles avant notre ère, il fût renversé par Alexandre, qui déplaça du même coup le centre de la civilisation du monde. Ne possédant aucun art, les Perses, lorsqu'ils se furent emparés de l'Égypte et de la Babylonie, lui empruntèrent des artistes et des modèles. Leur puissance n'ayant duré que deux siècles, ils n'eurent pas le temps de modifier profondément ces arts, mais, lorsqu'ils furent renversés, ils commençaient déjà à les transformer. Les ruines de Persépolis, encore debout, nous redisent la genèse de ces transformations. Nous y retrouvons sans doute la fusion, ou plutôt la superposition des arts de l'Égypte et de l'Assyrie, mêlés à quelques éléments grecs ; mais, des éléments nouveaux, notamment la haute colonne persépolitaine aux chapiteaux bicéphales, s'y montrent déjà, et permettent de pressentir que si le temps n'avait pas été si restreint pour les Perses, cette race supérieure se fût créé un art aussi personnel, sinon aussi élevé que celui des Grecs.

Nous en avons la preuve, lorsque nous retrouvons les monuments de la Perse une dizaine de siècles plus tard. A la dynastie des Achéménides, renversée par Alexandre, a succédé celle des Séleucides, puis celles des Arsacides et enfin celles des Sassanides, renversée au VIIe siècle par les Arabes. Avec eux la Perse acquiert une architecture nouvelle et quand elle édifie de nouveau des monuments, ils ont un cachet d'originalité incontestable résultant de la combinaison de l'art arabe avec l'ancienne architecture des Achéménides, modifiée par sa combinaison avec l'art hellénisant des Arsacides (portails gigantesques prenant toute la hauteur de la façade, briques émaillées, arcades ogivales, etc.). Ce fut cet art nouveau que les Mogols devaient ensuite transporter dans l'Inde en le modifiant à leur tour.

Dans les exemples qui précèdent, nous trouvons des degrés variés des transformations qu'un peuple peut faire subir aux arts d'un autre, suivant la race et suivant le temps qu'il a pu consacrer à cette transformation.

Chez une race inférieure, les Éthiopiens, ayant cependant les siècles pour elle, mais n'étant douée que d'une capacité cérébrale insuffisante, nous avons vu que l'art emprunté avait été ramené à une forme inférieure. Chez une race, à la fois élevée et ayant les siècles pour elle, les Grecs, nous avons constaté une transformation complète de l'art ancien en un art nouveau fort supérieur. Chez une autre race, les Perses, moins élevée que les Grecs , et à laquelle le temps fut mesuré, nous n'avons trouvé qu'une grande habileté d'adaptation et des commencements de transformation.

Mais, en dehors des exemples la plupart lointains que nous venons de citer, il en est d'autres beaucoup plus modernes, dont les spécimens sont encore debout, qui montrent la grandeur des transformations qu'une race est obligée de faire subir aux arts qu'elle emprunte. Ces exemples sont d'autant plus typiques, qu'il s'agit de peuples professant la même religion, mais ayant des origines différentes. Je veux parler des musulmans.

Lorsqu'au VIIe siècle de notre ère, les Arabes s'emparèrent de la plus grande partie du vieux monde gréco-romain, et fondèrent ce gigantesque empire qui s'étendit bientôt de l'Espagne au centre de l'Asie, en longeant tout le nord de l'Afrique, ils se trouvèrent en présence d'une architecture nettement définie : l'architecture byzantine. Ils l'adoptèrent simplement tout d'abord, aussi bien en Espagne qu'en Égypte et en Syrie, pour l'édification de leurs mosquées. La mosquée d'Omar, à Jérusalem, celle d'Amrou, au Caire, et d'autres monuments encore debout, nous montrent cette adoption. Mais elle ne dura pas longtemps, et on voit les monuments se transformer de contrée en contrée, de siècle en siècle. Dans notre Histoire de la Civilisation des Arabes, nous avons montré la genèse de ces changements. Ils sont tellement considérables, qu'entre un monument du début de la conquête, comme la mosquée d'Amrou, au Caire (742), et celle de KaïtBey (1468) de la fin de la grande période arabe, il n'y a pas trace de ressemblance. Nous avons fait voir par nos explications et nos figures que, dans les divers pays soumis à la loi de l'Islam : l'Espagne, l'Afrique, la Syrie, la Perse, l'Inde, les monuments présentent des différences tellement considérables qu'il est vraiment impossible de les classer sous une même dénomination, comme on peut le faire, par exemple, pour les monuments gothiques, qui, malgré leurs variétés, présentent une évidente analogie.

Ces différences radicales dans l'architecture des pays musulmans ne peuvent tenir à la diversité des croyances, puisque la religion est la même ; elle tient à ces divergences de races, qui influent sur l'évolution des arts aussi profondément que sur les destinées des empires.

Si cette assertion est exacte, nous devons nous attendre à trouver dans un même pays, habité par des races différentes, des monuments fort dissemblables, malgré l'identité des croyances et l'unité de la domination politique. C'est là précisément ce qu'on peut observer dans l'Inde. C'est dans l'Inde qu'il est le plus facile de trouver des exemples venant à l'appui des principes généraux exposés dans cet ouvrage et c'est pourquoi j'y reviens toujours. La grande péninsule constitue le plus suggestif et le plus philosophique des livres d'histoire. C'est aujourd'hui la seule contrée, en effet, où, par de simples déplacements dans l'espace, on puisse se déplacer à volonté dans le temps, et revoir vivantes encore les séries d'étapes successives que l'humanité a dû traverser pour atteindre les niveaux supérieurs de la civilisation. Toutes les formes d'évolution s'y retrouvent : l'âge de la pierre y a ses représentants, et l'âge de l'électricité et de la vapeur les y possède également. Nulle part on ne saurait mieux voir le rôle des grands facteurs qui président à la genèse et à l'évolution des civilisations.

C'est en appliquant les principes développés dans le présent ouvrage que j'ai essayé de résoudre un problème cherché depuis longtemps : l'origine des arts de l'Inde. Le sujet étant fort peu connu et constituant une application intéressante de nos idées sur la psychologie des races, nous allons en résumer ici les lignes les plus essentielles 9.

Au point de vue des arts, l'Inde n'apparaît que fort tard dans l'histoire. Ses plus vieux monuments, tels que les colonnes d'Asoka, les temples de Karli, de Bharhut, de Sanchi, etc., sont de deux siècles à peine antérieurs à notre ère. Lorsqu'ils furent construits, la plupart des vieilles civilisations du monde ancien, celles de l'Égypte, de la Perse et de l'Assyrie, celle de la Grèce elle-même, avaient terminé leur cycle et pénétraient dans la nuit de la décadence. Une seule civilisation, celle de Rome, avait remplacé toutes les autres. Le monde ne connaissait plus qu'un maître.

L'Inde, qui émergeait si tard de l'ombre de l'histoire, avait donc pu emprunter bien des choses aux civilisations antérieures ; mais l'isolement profond où naguère encore on admettait qu'elle avait toujours vécu, et l'étonnante originalité de ses monuments, sans parenté visible avec tous ceux qui les avaient précédés, a fait longtemps écarter toute hypothèse d'emprunts étrangers.

A côté de leur incontestable originalité, les premiers monuments de l'Inde montraient aussi une supériorité d'exécution que, dans la suite des siècles, ils ne devaient pas dépasser. Des œuvres d'une telle perfection avaient été précédées sans doute de longs tâtonnements antérieurs ; mais, malgré les plus minutieuses recherches, aucune ébauche, aucun monument d'ordre inférieur ne révélait la trace de ces tâtonnements.

La découverte récente, dans certaines régions isolées du nord-ouest de la péninsule, de débris de statues et de monuments révélant des influences grecques évidentes avait fini par faire croire aux indianistes que l'Inde avait emprunté ses arts à la Grèce.

L'application des principes précédemment exposés et l'examen approfondi de la plupart des monuments existant encore dans l'Inde, nous conduisit à une solution tout à fait différente. L'Inde, suivant nous, malgré son contact accidentel avec la civilisation grecque, ne lui a emprunté aucun de ses arts et ne pouvait lui en emprunter aucun. Les deux races en présence étaient trop différentes, leurs pensées trop dissemblables, leurs génies artistiques trop incompatibles pour qu'elles aient pu s'influencer.

L'examen des anciens monuments disséminés dans l'Inde montre immédiatement d'ailleurs qu'entre ses arts et ceux de la Grèce il n'y a aucune parenté. Alors que tous nos monuments européens sont pleins d'éléments empruntés à l'art grec, les monuments de l'Inde n'en présentent absolument aucun. L'étude la plus superficielle prouve que nous sommes en présence de races extrêmement différentes, et qu'il n'y eut jamais peut-être de génies plus dissemblables - je dirai même plus antipathiques - que le génie grec et le génie hindou.

Cette notion générale ne fait que s'accentuer quand on pénètre plus avant dans l'étude des monuments de l'Inde et dans la psychologie intime des peuples qui les ont créés. On constate bientôt que le génie hindou est trop personnel pour subir une influence étrangère éloignée de sa pensée. Elle peut être imposée, sans doute, cette influence étrangère ; mais, si prolongée qu'on la suppose, elle reste infiniment superficielle et transitoire. Il semble qu'entre la constitution mentale des diverses races de l'Inde et celle des autres peuples, il y ait des barrières aussi hautes que les obstacles formidables créés par la nature entre la grande péninsule et les autres contrées du globe. Le génie hindou est tellement spécial que, quel que soit l'objet dont la nécessité lui impose l'imitation, cet objet est immédiatement transformé et devient hindou. Même dans l'architecture, où il est pourtant difficile de dissimuler les emprunts, la personnalité de ce bizarre génie, cette faculté de déformation rapide se révèle bien vite. On peut bien faire copier une colonne grecque par un architecte hindou, mais on ne l'empêchera pas de la transformer rapidement en une colonne qu'à première vue on qualifiera d'hindoue. Même de nos jours où l'influence européenne est pourtant si puissante dans l'Inde, de telles transformations s'observent journellement. Donnez à un artiste hindou un modèle européen quelconque à copier, il en adoptera la forme générale, mais il exagérera certaines parties, multipliera, en les déformant, les détails d'ornementation, et la seconde ou la troisième copie aura dépouillé tout caractère occidental pour devenir exclusivement hindoue.

Le caractère fondamental de l'architecture hindoue, - et ce caractère se retrouve dans la littérature, fort parente pour cette raison de l'architecture, - c'est une exagération débordante, une richesse infinie de détails, une complication qui est précisément l'antipode de la simplicité correcte et froide de l'art grec. C'est surtout en étudiant les arts de l'Inde qu'on comprend à quel point les œuvres plastiques d'une race sont souvent en rapport avec sa constitution mentale, et forment le plus clair des langages pour qui sait les interpréter. Si les Hindous avaient, comme les Assyriens, entièrement disparu de l'histoire, les bas-reliefs de leurs temples, leurs statues, leurs monuments suffiraient à nous révéler leur passé. Ce qu'ils nous diraient surtout, c'est que l'esprit méthodique et clair des Grecs n'a jamais pu exercer la plus légère influence sur l'imagination débordante et sans méthode des Hindous. Ils nous feraient comprendre aussi pourquoi une influence grecque dans l'Inde ne put jamais être que transitoire et limitée toujours à la région où elle fut momentanément imposée.

L'étude archéologique des monuments nous a permis de confirmer par des documents précis ce que la connaissance générale de l'Inde et de l'esprit hindou révèle immédiatement. Elle nous a permis de constater ce fait curieux que, à plusieurs reprises et notamment pendant les deux premiers siècles de notre ère, des souverains hindous en relations avec les rois Arsacides de la Perse, dont la civilisation était très empreinte d'hellénisme, voulurent introduire dans l'Inde l'art grec, mais ne réussirent jamais à l'y faire vivre.

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