Lois psychologiques de l'évolution des peuples
Cet art d'emprunt, tout officiel, et sans relation avec la pensée du peuple chez lequel il était importé, disparut toujours avec les influences politiques qui lui avaient donné naissance. Il était d'ailleurs trop antipathique au génie hindou, pour avoir eu, même pendant la période où il fut imposé, quelque influence sur l'art national. On ne retrouve pas, en effet, dans les monuments hindous contemporains ou postérieurs, tels que les nombreux temples souterrains, trace d'influences grecques. Elles seraient, d'autre part, trop faciles à discerner pour pouvoir être méconnues. En dehors de l'ensemble, qui est toujours caractéristique, il y a des détails techniques, le travail des draperies notamment, qui révèle immédiatement la main d'un artiste grec.
La disparition de l'art grec dans l'Inde fut aussi soudaine que son apparition, et cette soudaineté même montre à quel point il fut un art d'importation, officiellement imposé, mais sans affinité avec le peuple qui avait dû l'accepter. Ce n'est jamais ainsi que disparaissent les arts chez un peuple ; ils se transforment, et l'art nouveau emprunte toujours quelque chose à celui dont il hérite. Venu brusquement dans l'Inde, l'art grec en disparut brusquement, et y exerça une influence aussi nulle que celle des monuments européens que les Anglais y construisent depuis deux siècles.
L'absence actuelle d'influence des arts européens dans l'Inde, malgré plus d'un siècle de domination absolue, peut être rapprochée du peu d'influence des arts grecs, il y a dix-huit siècles. On ne peut nier qu'il y ait là une incompatibilité de sentiments esthétiques, car les arts musulmans, bien qu'aussi étrangers à l'Inde que les arts européens, ont été imités dans toutes les parties de la péninsule. Même dans celles où les musulmans n'ont jamais possédé aucun pouvoir, il est rare de trouver un temple ne contenant pas quelques motifs d'ornementation arabe. Sans doute, comme au temps lointain du roi Kanishka, nous voyons aujourd'hui des rajahs, tels que celui de Gwalior, séduits par la grandeur de la puissance des étrangers, se faire bâtir des palais européens de style gréco-latin, mais - toujours comme au temps de Kanishka - cet art officiel, superposé à l'art indigène, est totalement sans influence sur ce dernier.
L'art grec et l'art hindou ont donc jadis subsisté côte à côte, comme l'art européen et l'art hindou aujourd'hui, mais sans jamais s'influencer. En ce qui concerne les monuments de l'Inde proprement dite, il n'en est pas un seul dont on puisse dire qu'il présente dans son ensemble ou dans ses détails une ressemblance quelconque, si lointaine qu'on la suppose, avec un monument grec.
Cette impuissance de l'art grec à s'implanter dans l'Inde a quelque chose de frappant, et il faut bien l'attribuer à cette incompatibilité que nous avons signalée entre l'âme des deux races, et non à une sorte d'incapacité native de l'Inde à s'assimiler un art étranger, puisqu'elle a parfaitement su s'assimiler et transformer les arts qui étaient en rapport avec sa constitution mentale.
Les documents archéologiques que nous avons pu réunir nous ont montré que c'est en effet à la Perse que l'Inde a demandé l'origine de ses arts ; non pas à la Perse un peu hellénisée du temps des Arsacides, mais à la Perse héritière des vieilles civilisations de l'Assyrie et de l'Egypte. On sait que lorsque, 330 ans avant Jésus-Christ, Alexandre renversa la dynastie des rois Achéménides, les Perses possédaient depuis deux siècles une civilisation brillante. Ils n'avaient pas trouvé sans doute la formule d'un art nouveau, mais le mélange des arts égyptien et assyrien dont ils avaient hérité, avait produit des œuvres remarquables. Nous en pouvons juger par les ruines encore debout de Persépolis. Là, les pylônes de l'Égypte, les taureaux ailés de l'Assyrie, et même quelques éléments grecs nous montrent que, sur cette région limitée de l'Asie, se trouvaient en présence tous les arts des grandes civilisations antérieures.
C'est dans la Perse que l'Inde est venue puiser, mais elle puisait en réalité dans les arts de la Chaldée et de l'Égypte que la Perse s'était bornée à emprunter.
L'étude des monuments de l'Inde révèle de quels emprunts ils ont vécu à leur origine ; mais, pour constater ces emprunts, il faut s'adresser aux monuments les plus anciens : l'âme hindoue est tellement spéciale, que les choses empruntées subissent, pour s'adapter à ses conceptions, des transformations telles qu'elles deviennent bientôt méconnaissables.
Pourquoi l'Inde, qui s'est montrée si incapable d'emprunter quoi que ce soit à la Grèce, s'est-elle, au contraire, montrée si apte à emprunter à la Perse ? C'est évidemment que les arts de la Perse étaient très en rapport avec la structure de son esprit, alors que les arts de la Grèce ne l'étaient nullement. Les formes simples, les surfaces peu ornementées des monuments, grecs ne pouvaient convenir à l'esprit hindou, alors que les formes tourmentées, l'exubérance de la décoration, la richesse de l'ornementation des monuments de la Perse devaient le séduire.
Ce n'est pas d'ailleurs seulement à cette époque lointaine, antérieure à notre ère, que la Perse, représentante de l'Egypte et de l'Assyrie, exerça par ses arts son influence sur l'Inde. Lorsque, bien des siècles plus tard, les musulmans apparurent dans la péninsule, leur civilisation, pendant son passage à travers la Perse, s'était profondément saturée d'éléments persans ; et ce qu'elle apporta à l'Inde, ce fut un art surtout persan qui portait encore la trace de ses vieilles traditions assyriennes continuées par les rois achéménides. Les portes gigantesques des mosquées, et surtout les briques émaillées qui les recouvrent, sont des vestiges de la civilisation chaldéo-assyrienne. Ces arts, l'Inde sut se les assimiler encore, parce qu'ils étaient en rapport avec le génie de sa race, alors que l'art grec autrefois, l'art européen aujourd'hui, profondément antipathiques à sa façon de sentir et de penser, sont toujours restés sans influence sur lui.
Ce n'est donc pas à la Grèce, comme le soutiennent encore les archéologues, mais bien à l'Egypte et à l'Assyrie - par l'intermédiaire de la Perse, - que l'Inde se rattache. L'Inde n'a rien pris à la Grèce, mais toutes deux ont puisé aux mêmes sources, à ce trésor commun, fondement de toutes les civilisations, élaboré pendant des siècles par les peuples de l'Egypte et de la Chaldée. La Grèce lui a emprunté, par l'intermédiaire des Phéniciens et des peuples de l'Asie Mineure, l'Inde par l'intermédiaire de la Perse. Les civilisations de la Grèce et de l'Inde remontent ainsi à une source commune ; toutefois dans les deux contrées, les courants issus de cette source ont bientôt - suivant le génie de chaque race - profondément divergé.
Mais si, comme nous l'avons dit, l'art est en rapport intime avec la constitution mentale de la race et si pour cette raison le même art emprunté par des races dissemblables revêt aussitôt des formes très différentes, nous devons nous attendre à ce que l'Inde, habitée par des races très diverses, possède des arts fort différents, des styles d'architecture sans ressemblance, malgré l'identité des croyances.
L'examen des monuments des diverses régions de l'Inde montre à quel point il en est ainsi. Les différences entre les monuments sont même tellement profondes que nous n'avons pu les classer que par régions, c'est-à-dire suivant la race, et pas du tout suivant la religion à laquelle appartiennent les peuples qui les ont construits.
Il n'y a aucune analogie entre les monuments du nord de l'Inde et ceux du sud élevés à la même époque par des peuples professant pourtant une religion semblable. Même pendant la domination musulmane, c'est-à dire pendant la période où l'unité politique de l'Inde fut la plus complète, l'influence du pouvoir central la plus grande, les monuments purement musulmans présentent des différences profondes d'une région à l'autre. Une mosquée d'Ahmedabad, une mosquée de Lahore, une mosquée d'Agra, une mosquée de Bijapour, bien que consacrées au même culte, ne présentent qu'une bien faible parenté, parenté beaucoup moindre que celle qui rattache un monument de la Renaissance à ceux de la période gothique.
Ce n'est pas seulement l'architecture qui diffère dans l'Inde d'une race à l'autre ; la statuaire varie également dans les diverses régions, non seulement par les types représentés, mais surtout par la façon dont ils sont traités. Que l'on compare les bas-reliefs ou les statues de Sanchi avec ceux de Bharhut, presque contemporains pourtant, la différence est déjà manifeste. Elle est plus grande encore quand on compare les statues et les bas-reliefs de la province d'Orissa avec ceux du Bundelkund, ou encore les statues du Mysore avec celles des grandes pagodes du sud de l'Inde. L'influence de la race apparaît partout. Elle apparaît d'ailleurs dans les moindres objets artistiques : personne n'ignore combien ils sont différents d'une partie de l'Inde à l'autre. Il ne faut pas un œil très exercé pour reconnaître un coffret de bois sculpté de Mysore du même coffret sculpté dans le Guzrat, ni pour distinguer un bijou de la côte d'Orissa d'un bijou de la côte de Bombay.
Sans doute, l'architecture de l'Inde est, comme celle de tous les Orientaux, une architecture principalement religieuse ; mais quelque grande que puisse être l'influence religieuse, en Orient surtout, l'influence de la race est beaucoup plus considérable.
Cette âme de la race, qui dirige la destinée des peuples, dirige donc aussi leurs croyances, leurs institutions et leurs arts ; quel que soit l'élément de civilisation étudié, nous la retrouvons toujours. Elle est la seule puissance contre laquelle aucune autre ne saurait prévaloir. Elle représente le poids de milliers de générations, la synthèse de leur pensée.
LIVRE III
L'HISTOIRE DES PEUPLES COMME CONSEQUENCE DE LEUR CARACTÈRE
CHAPITRE PREMIER
COMMENT LES INSTITUTIONS DÉRIVENT DE L'AME DES PEUPLES
L'histoire d'un peuple dérive toujours de sa constitution mentale. - Exemples divers. - Comment les institutions politiques de la France dérivent de l'âme de la race. - Leur invariabilité réelle sous leur variabilité apparente. - Nos partis politiques les plus divers poursuivent, sous des noms différents, des buts politiques identiques. - Leur idéal est toujours la centralisation et la destruction de l'initiative individuelle au profit de l'Etat. - Comment la Révolution française n'a fait qu'exécuter le programme de l'ancienne monarchie. - Opposition de l'idéal de la race anglo-saxonne à l'idéal latin. - L'initiative du citoyen substituée à l'initiative de l'Etat. - Les institutions des peuples dérivent toujours de leur caractère.
L'histoire dans ses grandes lignes peut être considérée comme le simple exposé des résultats engendrés par la constitution psychologique des races. Elle découle de cette constitution, comme les organes respiratoires des poissons découlent de leur vie aquatique. Sans la connaissance préalable de la constitution mentale d'un peuple, l'histoire apparaît comme un chaos d'événements régis par le hasard. Lorsque l'âme d'un peuple nous est connue, sa vie se montre au contraire comme la conséquence régulière et fatale de ses caractères psychologiques. Dans toutes les manifestations de la vie d'une nation, nous retrouvons toujours l'âme immuable de la race tissant elle-même son propre destin.
C'est surtout dans les institutions politiques que se manifeste le plus visiblement la souveraine puissance de l'âme de la race. Il nous sera facile de le prouver par quelques exemples.
Prenons d'abord la France, c'est-à-dire un des pays du monde qui ont été soumis aux bouleversements les plus profonds, où, en peu d'années, les institutions politiques semblent avoir le plus radicalement changé, où les partis semblent le plus divergents. Si nous envisageons, au point de vue psychologique, ces opinions si dissemblables en apparence, ces partis sans cesse en lutte, nous constaterons qu'ils ont en réalité un fond commun parfaitement identique qui représente exactement l'idéal de notre race. Intransigeants, radicaux, monarchistes, socialistes, en un mot tous les défenseurs des doctrines les plus diverses, poursuivent avec des étiquettes dissemblables un but parfaitement identique : l'absorption de l'individu par l'Etat. Ce que tous veulent avec la même ardeur, c'est le vieux régime centralisateur et césarien, l'Etat dirigeant tout, réglant tout, absorbant tout, réglementant les moindres détails de la vie des citoyens, et les dispensant ainsi d'avoir à manifester aucune lueur de réflexion et d'initiative. Que le pouvoir placé à la tête de l'Etat s'appelle roi, empereur, président, etc., il n'importe, ce pouvoir, quel qu'il soit, aura forcément le même idéal, et cet idéal est l'expression même des sentiments de l'âme de la race 10. Elle n'en tolérerait pas d'autre.
Si donc notre nervosité extrême, notre facilité très grande à être mécontents de ce qui nous entoure, l'idée qu'un gouvernement nouveau rendra notre sort plus heureux, nous conduisent à changer sans cesse nos institutions, la grande voix des morts qui nous mène, nous condamne à ne changer que des mots et des apparences. La puissance inconsciente de l'âme de notre race est telle que nous ne nous apercevons même pas de l'illusion dont nous sommes victimes.
Rien assurément, si l'on ne s'en tient qu'aux apparences, n'est plus différent de l'ancien régime que celui créé par notre grande Révolution. En réalité pourtant, et sans s'en douter certes, elle n'a fait que continuer la tradition royale, en achevant l'œuvre de centralisation commencée par la monarchie depuis quelques siècles. Si Louis XIII et Louis XIV sortaient de leurs tombes pour juger l'œuvre de la Révolution, ils blâmeraient sans doute quelques-unes des violences qui ont accompagné sa réalisation, mais ils la considéreraient comme rigoureusement conforme à leurs traditions et à leur programme et reconnaîtraient qu'un ministre chargé par eux d'exécuter ce programme n'eût pas mieux réussi. Ils diraient que le moins révolutionnaire des gouvernements que la France a connus fut précisément celui de la Révolution. Ils constateraient, en outre, que, depuis un siècle, aucun des régimes divers qui se sont succédé en France n'a essayé de toucher à cette œuvre, tant elle est bien le fruit d'une évolution régulière, la continuation de l'idéal monarchique et l'expression du génie de la race. Sans doute ces fantômes illustres, en raison de leur grande expérience, présenteraient quelques critiques, et peut-être feraient-ils observer qu'en remplaçant la caste aristocratique gouvernementale par la caste administrative, on a créé dans l'Etat un pouvoir impersonnel plus redoutable que celui de l'ancienne noblesse, parce que c'est le seul qui, échappant aux changements politiques, possède des traditions, un esprit de corps, l'absence de responsabilité et la perpétuité, c'est-à-dire une série de conditions qui l'amèneront nécessairement à devenir le seul maître. Ils n'insisteraient pas beaucoup, je crois, cependant sur cette objection, considérant que les peuples latins se souciant fort peu de liberté et beaucoup d'égalité, supportent aisément tous les despotismes, à la seule condition que ces despotismes soient impersonnels. Peut-être encore trouveraient-ils bien excessifs et bien tyranniques les règlements innombrables, les mille liens qui entourent aujourd'hui le moindre des actes de la vie, et feraient-ils remarquer que quand l'Etat aura tout absorbé, tout réglementé, dépouillé les citoyens de toute initiative, nous nous trouverons spontanément, et sans aucune révolution nouvelle, en plein socialisme. Mais, alors les lumières divines qui éclairent les rois, ou à défaut les lumières mathématiques qui enseignent que les effets croissent en progression géométrique quand les mêmes causes subsistent, leur permettraient de concevoir que le socialisme n'est autre chose que l'expression ultime de l'idée monarchique, dont la Révolution n'a été qu'une phase accélératrice.
Ainsi, dans les institutions d'un peuple, nous retrouvons à la fois ces circonstances accidentelles mentionnées au début de cet ouvrage, et ces lois permanentes que nous avons essayé de déterminer. Les circonstances accidentelles créent les noms, les apparences. Les lois fondamentales, et les plus fondamentales découlent du caractère des peuples, créent la destinée des nations.
A l'exemple qui précède, nous pouvons opposer celui d'une autre race, la race anglaise, dont la constitution psychologique est très différente de la nôtre. Par ce fait seul, ses institutions s'éloigneront radicalement des nôtres.
Que les Anglais aient à leur tête un monarque comme en Angleterre, ou un président comme aux Etats-Unis, leur gouvernement présentera toujours les mêmes caractéristiques fondamentales : l'action de l'Etat sera réduite au minimum, et celle des particuliers portée au maximum, ce qui est précisément le contraire de l'idéal latin. Ports, canaux, chemins de fer, établissements d'instruction, etc., seront toujours créés et entretenus par l'initiative des particuliers et jamais par celle de l'Etat 11. Il n'y a ni révolutions, ni constitutions, ni despotes qui puissent donner à un peuple qui ne les possède pas, ou ôter à un peuple qui les possède, les qualités de caractère d'où ses institutions dérivent. On a répété bien des fois que les peuples ont les gouvernements qu'ils méritent. Pourrait-on concevoir qu'ils en eussent d'autres ?
Nous montrerons bientôt par d'autres exemples qu'un peuple ne se soustrait pas aux conséquences de sa constitution mentale ; ou que, s'il s'y soustrait, c'est pour de rares instants, comme le sable soulevé par l'orage semble échapper pour un moment aux lois de l'attraction. C'est une chimère enfantine de croire que les gouvernements et les constitutions sont pour quelque chose dans la destinée d'un peuple. C'est en lui-même que se trouve sa destinée, et non dans les circonstances extérieures. Tout ce qu'on peut demander à un gouvernement, c'est d'être l'expression des sentiments et des idées du peuple qu'il est appelé à régir, et, par le fait seul qu'il existe, il en est l'image. Il n'y a pas de gouvernements ni d'institutions dont on puisse dire qu'ils sont absolument bons ou absolument mauvais. Le gouvernement du roi de Dahomey était probablement un gouvernement excellent pour le peuple qu'il était appelé à gouverner ; et la plus savante constitution européenne eût été inférieure pour ce même peuple. C'est là ce qu'ignorent malheureusement les hommes d'Etat qui se figurent qu'un gouvernement est chose d'exportation, et que des colonies peuvent être gouvernées avec les institutions d'une métropole. Autant vaudrait tâcher de persuader aux poissons de vivre dans l'air, sous prétexte que la respiration aérienne est pratiquée par tous les animaux supérieurs.
Par le fait seul de la diversité de leur constitution mentale, des peuples différents ne sauraient subsister longtemps sous un régime identique. L'Irlandais et l'Anglais, le Slave et le Hongrois, l'Arabe et le Français ne sont maintenus qu'avec les plus grandes difficultés sous les mêmes lois et au prix de révolutions incessantes. Les grands empires contenant des peuples divers ont toujours été condamnés à une existence éphémère. Lorsqu'ils ont eu quelque durée comme celui des Mogols, puis des Anglais dans l'Inde, c'est d'une part parce que les races en présence étaient tellement nombreuses, tellement différentes et par conséquent tellement rivales, qu'elles ne pouvaient songer à s'unir contre l'étranger ; c'est, d'autre part, parce que ces maîtres étrangers ont eu un instinct politique assez sûr pour respecter les coutumes des peuples conquis et les laisser vivre sous leurs propres lois.
On écrirait bien des livres, on referait même l'histoire tout entière et à un point de vue très nouveau, si on voulait montrer toutes les conséquences de la constitution psychologique des peuples. Son étude approfondie devrait être la base de la politique et de l'éducation. On pourrait même dire que cette étude éviterait bien des erreurs et bien des bouleversements si les peuples pouvaient échapper aux fatalités de leur race, si la voix de la raison n'était pas toujours éteinte par l'impérieuse voix des morts.
CHAPITRE II
APPLICATION DES PRINCIPES PRÉCÉDENTS A L'ÉTUDE COMPARÉE DE L'ÉVOLUTION DES ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE ET DES RÉPUBLIQUES HISPANO-AMÉRICAINES
Le caractère anglais. - Comment l'âme américaine s'est formée. - Dureté de la sélection créée par les conditions d'existence. - Disparition forcée des éléments inférieurs. - Les nègres et les Chinois. - Raisons de la prospérité des Etats-Unis et de la décadence des Républiques hispano-américaines malgré des institutions politiques identiques. - L'anarchie forcée des Républiques hispano-américaines comme conséquence de l'infériorité des caractères de la race.
Les brèves considérations qui précèdent montrent que les institutions d'un peuple sont l'expression de son âme et que, s'il lui est aisé d'en changer la forme, il ne saurait en changer le fond. Nous allons maintenant montrer par des exemples très précis à quel point l'âme d'un peuple régit sa destinée et le rôle insignifiant que jouent les institutions dans cette destinée 12.
Ces exemples, je les prendrai dans un pays où vivent côte à côte, dans des conditions de milieu peu différentes, deux races européennes également civilisées et intelligentes, et ne différant que par leur caractère : je veux parler de l'Amérique. Elle est formée par deux continents distincts, réunis par un isthme. La superficie de chacun de ces continents est à peu près égale, leur sol très comparable. L'un d'eux a été conquis et peuplé par la race anglaise, l'autre par la race espagnole. Ces deux races vivent sous des constitutions républicaines semblables, puisque les républiques du sud de l'Amérique ont toutes copié les leurs sur celles des Etats-Unis. Il n'y a donc en présence, pour expliquer les destinées différentes de ces peuples, que des différences de races. Voyons ce que ces différences ont produit.
Résumons d'abord en quelques mots les caractères de la race anglo-saxonne, qui a peuplé les Etats-Unis. Il n'en est peut-être pas dans le monde qui soit plus homogène, et dont la constitution mentale soit plus facile à définir dans ses grandes lignes.
Les dominantes de cette constitution mentale sont, au point de vue du caractère : une somme de volonté que bien peu de peuples, sauf les Romains peut-être, ont possédée, une énergie indomptable, une initiative très grande, un empire absolu sur soi, un sentiment de l'indépendance poussé jusqu'à l'insociabilité excessive, une activité puissante, des sentiments religieux très vifs, une moralité très fixe, une idée de devoir très nette.
Au point de vue intellectuel, on ne peut donner de caractéristiques spéciales, c'est-à-dire indiquer des éléments particuliers qu'on ne puisse retrouver chez les autres nations civilisées. Il n'y a guère à noter qu'un jugement sûr qui permet de saisir le côté pratique et positif des choses et de ne pas s'égarer dans des recherches chimériques : un goût très vif pour les faits et médiocre pour les idées générales, une certaine étroitesse d'esprit, qui empêche de voir les côtés faibles des croyances religieuses, et met, par conséquence, ces croyances à l'abri de la discussion.
A ces caractéristiques générales, il faut joindre cet optimisme complet de l'homme dont la voie est bien tracée dans la vie, et qui ne suppose même pas qu'il puisse en choisir de meilleure. Il sait toujours ce que lui demandent sa patrie, sa famille et ses dieux. Cet optimisme est poussé au point de faire considérer comme extrêmement méprisable tout ce qui est étranger. Le mépris de l'étranger et de ses usages dépasse certainement, en Angleterre, celui que professaient jadis les Romains et les Barbares à l'époque de leur grandeur. Il est tel qu'à l'égard de l'étranger toute règle morale disparaît. Il n'est pas un homme d'Etat anglais qui ne considère comme parfaitement légitime, dans sa conduite à l'égard des autres peuples, des actes qui provoqueraient la plus profonde et la plus unanime indignation s'ils étaient pratiqués à l'égard de ses compatriotes. Ce dédain de l'étranger est sans doute, au point de vue philosophique, un sentiment d'ordre très inférieur ; mais, au point de vue de la prospérité d'un peuple, il est d'une utilité extrême. Comme le fait justement remarquer le général anglais Wolseley, il est un de ceux qui font la force de l'Angleterre. On a dit avec raison, à propos de leur refus, très judicieux d'ailleurs, de laisser établir sous la Manche un tunnel qui faciliterait les rapports avec le continent, que les Anglais prenaient autant de peine que les Chinois pour empêcher toute influence étrangère de pénétrer chez eux.
Tous les caractères qui viennent d'être énumérés se retrouvent dans les diverses couches sociales ; on ne pourrait découvrir aucun élément de la civilisation anglaise sur lequel ils n'aient marqué leur solide empreinte. L'étranger qui visite l'Angleterre, ne fût-ce que pendant quelques jours, en est immédiatement frappé. Il constatera le besoin de la vie indépendante dans le cottage du plus modeste employé, habitation étroite, sans doute, mais à l'abri de toute contrainte et isolée de tout voisinage ; dans les gares les plus fréquentées, où le public circule à toute heure sans être parqué comme un troupeau de moutons dociles derrière une barrière que garde un employé, comme s'il fallait assurer par la force la sécurité de gens incapables de trouver en eux-mêmes la somme d'attention nécessaire pour ne pas se faire écraser. Il retrouvera l'énergie de la race, aussi bien dans le dur travail de l'ouvrier que dans celui du collégien qui, abandonné à lui-même dès le jeune âge, apprend à se conduire tout seul, sachant déjà que dans la vie personne que lui-même ne s'occupera de sa destinée ; chez les professeurs, qui font un cas médiocre de l'instruction et un cas très grand du caractère, qu'ils considèrent comme une des plus grandes forces motrices du monde 13. En pénétrant dans la vie publique du citoyen, il verra que ce n'est pas à l'Etat, mais à l'initiative individuelle qu'on fait toujours appel, qu'il s'agisse de réparer la fontaine d'un village, de construire un port de mer ou de créer un chemin de fer. En poursuivant son enquête, il reconnaîtra bientôt que ce peuple, malgré des défauts qui en font pour l'étranger le plus insupportable des peuples, est le seul vraiment libre, parce que c'est le seul qui, ayant appris à se gouverner lui-même, a pu ne laisser à son gouvernement qu'un minimum d'action. Si l'on parcourt son histoire, on voit que c'est celui qui sut le premier s'affranchir de toute domination, aussi bien de celle de l'Église que de celle des rois. Dès le XVe siècle, le légiste Fortescue opposait « la loi romaine, héritage des peuples latins, à la loi anglaise ; l'une, œuvre de princes absolus et toute portée à sacrifier l'individu ; l'autre, œuvre de la volonté commune et toute prête à protéger la personne ».
En quelque lieu du globe qu'un peuple semblable émigre, il deviendra immédiatement prépondérant et fondera de puissants empires. Si la race envahie par lui est, comme les Peaux-Rouges de l'Amérique, par exemple, suffisamment faible et insuffisamment utilisable elle sera méthodiquement exterminée. Si la race envahie est, comme les populations de l'Inde, trop nombreuse pour être détruite et peut fournir d'ailleurs un travail productif, elle sera simplement réduite à un vasselage très dur et obligée de travailler à peu près exclusivement pour ses maîtres.
Mais c'est surtout dans un pays neuf, comme l'Amérique, qu'il faut suivre les étonnants progrès dus à la constitution mentale de la race anglaise. Transportée dans des régions sans culture à peine habitées par quelques sauvages, et n'ayant à compter que sur elle-même, on voit ce qu'elle est devenue. Il lui a fallu un siècle à peine pour se placer au premier rang des grandes puissances du monde, et aujourd'hui il n'en est guère qui pourrait lutter contre elle. Je recommande la lecture des livres de MM. Rousier et Paul Bourget sur les Etats-Unis aux personnes désireuses de se rendre compte de la somme énorme d'initiative et d'énergie individuelle dépensée par les citoyens de la grande République. L'aptitude des hommes à se gouverner eux-mêmes, à s'associer pour fonder de grandes entreprises, créer des villes, des écoles, des ports, des chemins de fer, etc., est portée à un tel maximum, et l'action de l'Etat réduite à un tel minimum, qu'on pourrait presque dire qu'il n'existe pas de pouvoirs publics. En dehors de la police et de la représentation diplomatique, on ne voit pas même à quoi ils pourraient servir.
On ne peut prospérer d'ailleurs aux Etats-Unis qu'à la condition de posséder les qualités de caractère que je viens de décrire, et c'est pourquoi les immigrations étrangères ne sauraient modifier l'esprit général de la race. Les conditions d'existence sont telles que quiconque ne possède pas ces qualités est condamné à promptement disparaître. Dans cette atmosphère saturée d'indépendance et d'énergie, l'Anglo-Saxon seul peut vivre. L'Italien y meurt de faim, l'Irlandais et le nègre y végètent dans les emplois les plus subalternes.
La grande République est assurément la terre de la liberté ; ce n'est sûrement pas celle de l'égalité ni de la fraternité, ces deux chimères latines que les lois du progrès ne sauraient connaître. Dans aucune contrée du globe, la sélection naturelle n'a fait plus rudement sentir son bras de fer. Elle s'y montre impitoyable ; mais c'est justement parce qu'elle ne connaît pas la pitié que la race qu'elle a contribué à former conserve sa puissance et son énergie. Il n'y a point de place pour les faibles, les médiocres, les incapables sur le sol des Etats-Unis. Par le fait seul qu'ils sont inférieurs, individus isolés ou races entières sont destinés à périr. Les Peaux-Rouges, devenus inutiles, ont été exterminés à coup de fusil ou condamnés à mourir de faim. Les ouvriers chinois, dont le travail constitue une concurrence gênante, vont bientôt subir un sort analogue. La loi qui a décrété leur totale expulsion n‘a pu être appliquée à cause des frais énormes que son exécution eût coûtés 14. Elle sera promptement remplacée sans doute par une destruction méthodique commencée déjà dans plusieurs districts miniers. D'autres lois ont été récemment votées pour interdire l'entrée du territoire américain aux émigrants pauvres. Quant aux nègres, qui servirent de prétexte à la guerre de Sécession - guerre entre ceux qui possédaient des esclaves et ceux qui, ne pouvant pas en posséder, ne voulaient pas permettre à d'autres d'en avoir - ils sont à peu près tolérés, parce qu'ils restent confinés dans des fonctions subalternes dont aucun citoyen américain ne voudrait. Théoriquement, ils ont tous les droits ; pratiquement, ils sont traités comme des animaux à demi utiles dont on se débarrasse dès qu'ils deviennent dangereux. Les procédés sommaires de la loi de Lynch sont universellement reconnus comme suffisants pour eux. Au premier délit gênant, fusillés ou pendus. La statistique, qui ne connaît qu'une partie de ces exécutions, en a enregistré plus de mille pendant les sept dernières années.
Ce sont là, sans doute, les côtés sombres du tableau. Il est assez brillant pour les supporter. S'il fallait définir d'un mot la différence entre l'Europe continentale et les Etats-Unis, on pourrait dire que la première représente le maximum de ce que peut donner la réglementation officielle remplaçant l'initiative individuelle ; les seconds le maximum de ce que peut donner l'initiative individuelle entièrement dégagée de toute réglementation officielle. Ces différences fondamentales sont exclusivement des conséquences du caractère. Ce n'est pas sur le sol de la rude République que le socialisme européen a chance de s'implanter. Dernière expression de la tyrannie de l'Etat, il ne saurait prospérer que chez des races vieillies, soumises depuis des siècles à un régime qui leur a ôté toute capacité de se gouverner elles-mêmes 15.
Nous venons de voir ce qu'a produit dans une partie de l'Amérique une race possédant une certaine constitution mentale, où dominent la persévérance, l'énergie et la volonté. Il nous reste à montrer ce qu'est devenu un pays presque semblable, dans les mains d'une autre race, fort intelligente pourtant, mais ne possédant aucune des qualités de caractère dont je viens de constater les effets.
L'Amérique du Sud est, au point de vue de ses productions naturelles, une des plus riches contrées du globe. Deux fois grande comme l'Europe et dix fois moins peuplée, la terre n'y manque pas et est, pour ainsi dire, à la disposition de tous. Sa population dominante, d'origine espagnole, est divisée en nombreuses républiques : Argentine, Brésilienne, Chilienne, Péruvienne, etc. Toutes ont adopté la constitution politique des Etats-Unis, et vivent par conséquent sous des lois identiques. Eh bien, par ce fait seul que la race est différente et manque des qualités fondamentales que possède celle qui peuple les Etats-Unis, toutes ces républiques, sans une seule exception, sont perpétuellement en proie à la plus sanglante anarchie, et, malgré les richesses étonnantes de leur sol, sombrent les unes après les autres dans les dilapidations de toute sorte, la faillite et le despotisme.
Il faut parcourir le remarquable et impartial ouvrage de Th. Child, sur les républiques hispano-américaines, pour apprécier la profondeur de leur décadence. Les causes en sont tout entières dans la constitution mentale d'une race n'ayant ni énergie, ni volonté, ni moralité. L'absence de moralité, surtout, dépasse tout ce que nous connaissons de pire en Europe. Citant une des villes les plus importantes, Buenos-Ayres, l'auteur la déclare inhabitable pour quiconque a quelque délicatesse de conscience et quelque moralité. A propos de l'une des moins dégradées de ces républiques, la république Argentine, le même écrivain ajoute : « Que l'on examine cette république au point de vue commercial, on reste confondu par l'immoralité qui s'affiche partout. »
Quant aux institutions, nul exemple ne montre mieux à quel point elles sont filles de la race, et l'impossibilité de les transporter d'un peuple à un autre. Il était fort intéressant de savoir ce que deviendraient les institutions si libérales des Etats-Unis transportées chez une race inférieure. « Ces pays, nous dit en parlant des diverses républiques hispano-américaines M. Child, sont sous la férule de présidents qui exercent une autocratie non moins absolue que le czar de toutes les Russies ; plus absolue même, en ce qu'ils sont à l'abri de toutes les importunités et de l'influence de la censure européenne. Le personnel administratif est uniquement composé de leurs créatures... ; les citoyens votent comme bon leur semble, mais il n'est tenu aucun compte de leurs suffrages. La République Argentine n'est une république que de nom ; en réalité, c'est une oligarchie de gens qui font de la politique un commerce. »
Un seul pays, le Brésil, avait un peu échappé à cette profonde décadence, grâce à un régime monarchique qui mettait le pouvoir à l'abri des compétitions. Trop libéral pour des races sans énergie et sans volonté, il a fini par succomber. Du même coup le pays est tombé en pleine anarchie ; et, en peu d'années, les gens au pouvoir ont tellement dilapidé le Trésor, que les impôts ont dû être augmentés de plus de 60 p. 100.
Ce n'est pas seulement en politique, naturellement, que se manifeste la décadence de la race latine qui peuple le sud de l'Amérique, mais bien dans tous les éléments de la civilisation. Réduites à elles-mêmes, ces malheureuses républiques retourneraient à la pure barbarie. Toute l'industrie et tout le commerce sont dans les mains des étrangers : Anglais, Américains et Allemands. Valparaiso est devenu une ville anglaise ; et il ne resterait rien au Chili, si on lui ôtait ses étrangers. C'est grâce à eux que ces contrées conservent encore ce vernis extérieur de civilisation qui trompe encore l'Europe. La République Argentine compte 4 millions de blancs d'origine espagnole ; je ne sais si on en citerait un seul, en dehors des étrangers, à la tête d'une industrie vraiment importante.
Cette effroyable décadence de la race latine, abandonnée à elle-même, mise en présence de la prospérité de la race anglaise, dans un pays voisin, est une des plus sombres, des plus tristes et, en même temps, des plus instructives expériences que l'on puisse citer à l'appui des lois psychologiques que j'ai exposées.
CHAPITRE III
COMMENT L'ALTÉRATION DE L'AME DES RACES MODIFIE L'ÉVOLUTION HISTORIQUE DES PEUPLES
L'influence d'éléments étrangers transforme aussitôt l'âme d'une race, et par conséquent sa civilisation. - Exemple des Romains. - La civilisation romaine ne fut pas détruite par les invasions militaires, mais par les invasions pacifiques des Barbares. - Les Barbares ne songèrent jamais à détruire l'Empire. - Leurs invasions n'eurent pas le caractère de conquêtes. - Les premiers chefs Francs se considérèrent toujours comme des fonctionnaires au service de l'Empire romain. - Ils respectèrent toujours la civilisation romaine et ne songèrent qu'à la continuer. - Ce n'est qu'à partir du VIIe siècle que les chefs barbares de la Gaule cessèrent de considérer l'empereur comme leur chef. - La transformation complète de la civilisation romaine ne fut pas la conséquence d'une destruction, mais de l'adoption d'une civilisation ancienne par une race nouvelle. - Les invasions modernes aux Etats-Unis. - Luttes civiles et séparation en Etats indépendants et rivaux qu'elles préparent. - Les invasions des étrangers en France et leurs conséquences.
Les exemples que nous avons cités montrent que l'histoire d'un peuple ne dépend pas de ses institutions, mais de son caractère, c'est-à-dire de sa race. Nous avons vu d'autre part, en étudiant la formation des races historiques, que leur dissolution se fait par des croisements ; et que les peuples qui ont conservé leur unité et leur force, comme jadis les Aryens dans l'Inde, et, de nos jours, les Anglais dans leurs diverses colonies, sont ceux qui ont toujours évité soigneusement de se mêler à des étrangers. La présence d'étrangers, même en petit nombre, suffit à altérer l'âme d'un peuple. Elle lui fait perdre son aptitude à défendre les caractères de sa race, les monuments de son histoire, les œuvres de ses aïeux.
Cette conclusion ressort de tout ce qui précède. Si les divers éléments d'une civilisation doivent être considérés comme la manifestation extérieure de l'âme d'un peuple, il est évident que, dès que l'âme de ce peuple change, sa civilisation doit également changer.
L'histoire du passé nous en fournit d'incontestables preuves, et l'histoire de l'avenir en fournira bien d'autres encore.
La transformation progressive de la civilisation romaine est un des plus frappants exemples qu'on puisse invoquer. Les historiens nous représentent généralement cet événement comme le résultat d'invasions destructives des Barbares ; mais une étude plus attentive des faits montre, d'une part, que ce sont des invasions pacifiques, et nullement guerrières, qui amenèrent la chute de l'Empire ; d'autre part, que, loin de vouloir renverser la civilisation romaine, les Barbares en furent toujours de respectueux admirateurs, et firent tous leurs efforts pour l'adopter et la continuer. Ils essayèrent de s'approprier sa langue, ses institutions et ses arts. Jusque sous les derniers Mérovingiens, ils essayaient de continuer encore la grande civilisation dont ils avaient hérité. Tous les actes du grand empereur Charlemagne sont imprégnés de cette pensée.
Mais nous savons qu'une telle tâche fut toujours irréalisable. Il fallut aux Barbares plusieurs siècles pour former, par des croisements répétés et des conditions d'existence identiques, une race un peu homogène ; et quand cette race fut formée, elle possédait par ce seul fait des arts nouveaux, une langue nouvelle, des institutions nouvelles et par conséquent une civilisation nouvelle. La grande mémoire de Rome ne cessa de peser sur cette civilisation ; mais ce fut en vain qu'à plusieurs reprises on essaya de la faire revivre. En vain, la Renaissance essaya de ressusciter ses arts, la Révolution de ramener ses institutions.
Les Barbares qui envahirent progressivement l'Empire dès le premier siècle de notre ère, et finirent par l'absorber, ne songèrent donc jamais à détruire sa civilisation, mais uniquement à la continuer. Alors même qu'ils n'eussent jamais combattu Rome, et se fussent bornés à se mêler de plus en plus aux Romains chaque jour moins nombreux, le cours de l'histoire n'eût pas changé, ils n'auraient pas détruit l'Empire, mais la simple influence de leur mélange eût suffi à détruire l'âme romaine. On peut donc dire que la civilisation romaine n'a jamais été renversée, mais s'est simplement continuée en se transformant dans le cours des âges par le fait seul qu'elle est tombée dans les mains de races différentes.
Un simple coup d'œil sur l'histoire des invasions barbares justifie amplement ce qui précède.
Les travaux des érudits modernes, et notamment de Fustel de Coulanges, ont bien montré que ce furent les invasions pacifiques des Barbares, et nullement les invasions agressives - aisément repoussées par les Barbares à la solde de l'Empire - qui amenèrent l'évanouissement progressif de la puissance romaine. Dès les premiers empereurs, la coutume s'était introduite d'employer des Barbares dans les armées. Elle s'accentua de plus en plus à mesure que les Romains devenaient plus riches et plus réfractaires au service militaire ; et, au bout de quelques siècles, il n'y eut plus dans l'armée, comme dans l'administration, que des étrangers: «Les Wisigoths, les Burgondes, les Francs ont été des soldats fédérés au service de l'Empire romain. »
Quand Rome n'eut plus à son service que des Barbares, et que ses provinces furent gouvernées par des chefs barbares, il était évident que ces chefs se rendraient progressivement indépendants. Ils y réussirent, en effet, mais Rome exerçait un tel prestige qu'il ne vint jamais à l'idée d'aucun d'eux de renverser l'Empire, alors même que Rome tombait en son pouvoir. Lorsqu'un de ces chefs, Odoacre, roi des Hérules à la solde de l'Empire, s'empara de Rome, en 470, il s'empressa de solliciter de l'empereur résidant alors à Constantinople l'autorisation de gouverner l'Italie avec le titre de patrice. Aucun autre chef ne procéda autrement. C'était toujours au nom de Rome qu'ils gouvernaient les provinces. Ils n'eurent jamais l'idée de disposer du sol ni de toucher aux institutions. Clovis se considérait comme un fonctionnaire romain et fut très fier d'obtenir de l'empereur le titre de consul. Trente ans après sa mort, ses successeurs recevaient encore les lois édictées par les empereurs et se considéraient comme tenus de les faire observer. Il faut arriver au commencement du VIIe siècle pour voir les chefs Barbares de la Gaule oser frapper des monnaies à leur effigie. Jusqu'alors elles portaient toujours l'effigie des empereurs. Ce n'est que de cette époque que l'on peut dire que les populations gauloises ne considérèrent plus l'empereur comme leur chef. Les historiens font donc commencer, en réalité, deux cents ans trop tôt l'histoire de France et nous donnent une dizaine de rois de trop.
Rien ne ressemble moins à une conquête que les invasions barbares, puisque les populations conservèrent leurs terres, leur langue et leurs lois, ce qui n'est jamais le cas dans les vraies conquêtes, telles, par exemple, que celle de l'Angleterre par les Normands.
Il est probable que la disparition de la puissance romaine fut si progressive que les contemporains ne s'en aperçurent même pas. Les provinces étaient habituées depuis des siècles à être gouvernées par des chefs agissant au nom des empereurs. Très progressivement et très lentement ces chefs finirent par agir pour leur propre compte. Rien donc ne fut changé. Le même régime continua sous de nouveaux maîtres pendant toute la durée de l'époque mérovingienne 16.
Le seul changement réel, et celui-là finit par devenir très profond, fut la formation d'une race historique nouvelle, et comme conséquence nécessaire - suivant les lois que nous avons exposées - la naissance d'une civilisation nouvelle.
Avec cette répétition éternelle des mêmes choses, qui semble la plus solide des lois de l'histoire, nous sommes probablement appelés de nos jours à constater des invasions pacifiques analogues à celle qui amena la transformation de la civilisation romaine. Avec l'extension générale de la civilisation moderne, il peut sembler aujourd'hui qu'il n'y ait plus de Barbares, ou du moins que ces Barbares, perdus au fond de l'Asie et de l'Afrique, soient trop loin de nous pour être bien redoutables. Assurément nous n'avons pas à craindre leurs invasions ; et, s'ils sont redoutables, ce ne sera, comme je l'ai montré dans un autre ouvrage, que par la concurrence économique qu'ils feront un jour à l'Europe. Ce n'est donc pas d'eux qu'il s'agit ici, mais si les Barbares semblent bien loin, ils sont pourtant en réalité bien près, beaucoup plus près qu'à l'époque des empereurs romains. C'est dans le sein même des nations civilisées qu'ils se trouvent en effet. Par suite de la complication de notre civilisation moderne, de la différenciation progressive des individus, dont j'ai parlé, chaque peuple contient un nombre immense d'éléments inférieurs incapables de s'adapter à une civilisation trop élevée pour eux. C'est un énorme déchet sans cesse grandissant, et dont l'invasion sera redoutable pour les peuples qui la subiront.
C'est, aujourd'hui, vers les Etats-Unis d'Amérique que se dirigent comme d'un commun accord ces nouveaux Barbares, et c'est par eux que la civilisation de cette grande nation est sérieusement menacée. Tant que l'immigration étrangère a été rare, et composée surtout d'éléments anglais, l'absorption a été facile et utile. Elle a fait l'étonnante grandeur de l'Amérique. Aujourd'hui les Etats-Unis sont soumis à une gigantesque invasion d'éléments inférieurs qu'ils ne veulent ni ne peuvent s'assimiler. Entre 1880 et 1890 ils ont reçu près de 6 millions d'émigrants, presque exclusivement composés de travailleurs médiocres de toutes origines. Actuellement sur 1,100,000 habitants, Chicago ne compte pas un quart d'Américains. Cette ville renferme 400,000 Allemands, 220,000 Irlandais, 30,000 Polonais, 33,000 Tchèques, etc. Aucune fusion n'existe entre ces émigrants et les Américains. Ils ne se donnent même pas la peine d'apprendre la langue de leur nouvelle patrie et y forment de simples colonies occupées à des travaux mal rétribués. Ce sont des mécontents, et par conséquent des ennemis. Dans la grève récente des chemins de fer, ils ont failli incendier Chicago et il a fallu les mitrailler sans pitié. C'est uniquement parmi eux que se recrutent les adeptes de ce socialisme niveleur et grossier, réalisable peut-être dans une Europe affaiblie, mais tout à fait antipathique au caractère des vrais Américains. Les luttes que ce socialisme va engendrer sur le sol de la grande république seront, en réalité, des luttes de races arrivées à des niveaux d'évolution différents.
Il semble évident que dans la guerre civile qui se prépare entre l'Amérique des Américains et l'Amérique des étrangers, le triomphe ne sera pas du côté des Barbares. Cette lutte gigantesque se terminera sans doute par une de ces hécatombes reproduisant sur une échelle immense l'extermination complète des Cimbres par Marius. Si la lutte tarde un peu, et que l'invasion continue, la solution ne pourra être une destruction totale. La destinée des Etats-Unis sera probablement alors celle de l'Empire romain, c'est-à-dire une séparation des provinces actuelles de la République en Etats indépendants, aussi divisés et aussi fréquemment en guerre que ceux de l'Europe ou que ceux de l'Amérique espagnole.
Ce n'est pas l'Amérique seule que menacent de telles invasions. Il est en Europe un Etat, la France, qui en est menacé également. C'est un pays riche, dont la population ne s'accroît plus, entouré de pays pauvres dont la population s'accroît constamment. L'immigration de ces voisins est fatale, et d'autant plus fatale que les exigences croissantes de nos ouvriers la rendent nécessaire pour les besoins de l'agriculture et de l'industrie. Les avantages que trouvent ces émigrants sur notre sol sont évidents. Pas de régime militaire à subir, peu ou pas d'impôts en leur qualité de nomades étrangers, un travail plus facile et mieux rétribué que sur leur territoire natal. Ils se dirigent vers notre pays, non seulement parce qu'il est plus riche, mais aussi parce que la plupart des autres édictent chaque jour des mesures pour les repousser.
L'invasion des étrangers est d'autant plus redoutable, que ce sont, naturellement, les éléments les plus inférieurs, ceux qui n'arrivaient pas à se suffire à eux-mêmes dans leur patrie, qui émigrent. Nos principes humanitaires nous condamnent à subir une invasion croissante d'étrangers. Ils n'étaient pas 400,000 il y a quarante ans, ils sont plus de 1,200,000 aujourd'hui, et ils arrivent en rangs chaque jour plus pressés. Si l'on ne considérait que le nombre d'Italiens qu'elle contient, Marseille pourrait être qualifiée de colonie italienne. L'Italie ne possède même aucune colonie qui contienne un pareil nombre d'Italiens. Si les conditions actuelles ne changent pas, c'est-à-dire si ces invasions ne s'arrêtent pas, il faudra un temps bien court pour qu'en France un tiers de la population soit devenu allemand et un tiers italien. Que devient l'unité, ou simplement l'existence d'un peuple, dans des conditions semblables ? Les pires désastres sur les champs de bataille seraient infiniment moins redoutables pour lui que de telles invasions 17. C'est un instinct très sûr que celui qui enseignait aux peuples anciens à redouter les étrangers ; ils savaient bien que la valeur d'un pays ne se mesure pas au nombre de ses habitants, mais à celui de ses citoyens.
Nous voyons donc, une fois encore, qu'à la base de toutes les questions historiques et sociales se retrouve toujours l'inévitable problème des races. Il domine tous les autres.
LIVRE IV
COMMENT SE MODIFIENT LES CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES DES RACES
CHAPITRE PREMIER
LE ROLE DES IDEES DANS LA VIE DES PEUPLES
Les idées directrices de chaque civilisation sont toujours en très petit nombre. - Lenteur extrême de leur naissance et de leur disparition. - Les idées n'agissent sur la conduite qu'après s'être transformées en sentiments. - Elles font alors partie du caractère. - C'est grâce à la lenteur de l'évolution des idées que les civilisations possèdent une certaine fixité. - Comment s'établissent les idées. - L'action du raisonnement est totalement nulle. - Influence de l'affirmation et du prestige. - Rôle des convaincus et des apôtres. - Déformation qu'éprouvent les idées en descendant dans les foules. - L'idée universellement admise agit bientôt sur tous les éléments de la civilisation. - C'est grâce à la communauté des idées que les hommes de chaque âge ont une somme de conceptions moyennes qui les rend fort semblables dans leurs pensées et leurs œuvres. - Le joug de la coutume et de l'opinion. - Il ne diminue qu'aux âges critiques de l'histoire où les vieilles idées ont perdu de leur influence et ne sont pas encore remplacées. - Cet âge critique est le seul où la discussion des opinions puisse être tolérée. - Les dogmes ne se maintiennent qu'à la condition de n'être pas discutés. - Les peuples ne peuvent changer leurs idées et leurs dogmes sans être aussitôt obligés de changer de civilisation.
Après avoir montré que les caractères psychologiques des races possèdent une grande fixité et que de ces caractères l'histoire des peuples dérive, nous avons ajouté que les éléments psychologiques pouvaient, de même que les éléments anatomiques des espèces, se transformer à la longue par de lentes accumulations héréditaires. C'est en grande partie de ces transformations que l'évolution des civilisations dépend.
Les facteurs susceptibles de provoquer les changements psychologiques sont variés. Les besoins, la concurrence vitale, l'action de certains milieux, les progrès des sciences et de l'industrie, l'éducation, les croyances et bien d'autres encore exercent leur action. Nous avons consacré déjà un volume 18 à l'étude du rôle de chacun d'eux. Il ne saurait donc être question de traiter en détail ce sujet maintenant. Nous n'y revenons ici que pour montrer, en choisissant quelques facteurs essentiels, le mécanisme de leur action. C'est à cette étude que sera consacré ce chapitre et ceux qui vont suivre.
L'étude des diverses civilisations qui se sont succédé depuis l'origine du monde prouve qu'elles ont toujours été guidées dans leurs développements par un très petit nombre d'idées fondamentales. Si l'histoire des peuples se réduisait à celle de leurs idées, cette histoire ne serait jamais bien longue. Lorsqu'une civilisation a réussi à créer en un siècle une ou deux idées fondamentales dans le domaine des arts, des sciences, de la littérature ou de la philosophie, on peut considérer qu'elle a été exceptionnellement brillante.
Les idées ne sauraient avoir d'action réelle sur l'âme des peuples que lorsque, à la suite d'une élaboration très lente, elles sont descendues des régions mobiles de la pensée dans cette région stable et inconsciente des sentiments où s'élaborent les motifs de nos actions. Elles deviennent alors des éléments du caractère et peuvent agir sur la conduite. Le caractère est en partie formé d'une stratification d'idées inconscientes.
Quand les idées ont subi cette lente élaboration, leur puissance est considérable, parce que la raison cesse d'avoir prise sur elles. Le convaincu que domine une idée quelconque, religieuse ou autre, est inaccessible à tous les raisonnements, quelque intelligent qu'on le suppose. Tout ce qu'il pourra tenter, et encore le plus souvent ne le tentera-t-il pas, ce sera de faire rentrer, par des artifices de pensée et des déformations souvent très grandes, l'idée qu'on lui objecte dans le cadre des conceptions qui le dominent.
Si les idées ne peuvent avoir d'action qu'après être lentement descendues des régions du conscient dans celles de l'inconscient, nous comprenons avec quelle lenteur elles doivent se transformer et pourquoi les idées directrices d'une civilisation sont si peu nombreuses et demandent si longtemps pour évoluer. Il faut nous féliciter qu'il en soit ainsi : car, autrement, les civilisations n'auraient pu avoir aucune fixité. Il est heureux également que des idées nouvelles puissent finir à la longue par se faire accepter, car si les anciennes idées étaient absolument immuables, les civilisations n'auraient pu réaliser aucun progrès. Grâce à la lenteur de nos transformations mentales, il faut plusieurs âges d'hommes pour faire triompher des idées nouvelles, et plusieurs âges d'hommes encore pour les faire disparaître. Les peuples les plus civilisés sont ceux dont les idées directrices ont su se maintenir à une égale distance de la variabilité et de la fixité. L'histoire est jonchée des débris de ceux qui n'ont pas su maintenir cet équilibre.
Il est donc facile de concevoir que ce qui frappe le plus, quand on parcourt l'histoire des peuples, ce ne soit pas la richesse et la nouveauté de leurs idées, mais au contraire l'extrême pauvreté de ces idées, la lenteur de leurs transformations, et la puissance qu'elles exercent. Les civilisations sont les résultats de quelques idées fondamentales et quand ces idées viennent à changer les civilisations sont aussitôt condamnées à changer. Le moyen âge a vécu sur deux idées principales : l'idée religieuse et l'idée féodale. De ces deux idées sont issus ses arts, sa littérature et sa conception de la vie tout entière. Au moment de la Renaissance, ces deux idées s'altèrent un peu ; l'idéal retrouvé du vieux monde gréco-latin s'impose à l'Europe, et aussitôt la conception de la vie, les arts, la philosophie, la littérature commencent à se transformer. Puis l'autorité de la tradition s'ébranle, les vérités scientifiques se substituent graduellement à la vérité révélée, et de nouveau encore la civilisation se transforme. Aujourd'hui les vieilles idées religieuses semblent avoir définitivement perdu la plus grande partie de leur empire, et par cela seul toutes les institutions sociales qui s'appuyaient sur elle menacent de s'effondrer.
L'histoire de la genèse des idées, de leur domination, de leur usure, de leurs transformations, et de leur disparition ne saurait être faite qu'en l'appuyant de nombreux exemples. Si nous pouvions entrer dans les détails, nous montrerions que chaque élément de civilisation : philosophie, croyances, arts, littérature, etc., est soumis à un fort petit nombre d'idées directrices dont l'évolution est fort lente. Les sciences elles-mêmes n'échappent pas à cette loi. Toute la physique moderne dérive de l'idée d'indestructibilité de la force, toute la biologie, de l'idée du transformisme, toute la médecine, de l'idée de l'action des infiniment petits, et l'histoire de ces idées montre que, bien qu'elles s'adressent aux esprits les plus éclairés elles ne s'établissent que peu à peu et avec peine. Dans un siècle où tout va si vite, dans un ordre de recherches où les passions et les intérêts ne parlent guère, l'établissement d'une idée scientifique fondamentale ne prend pas moins de vingt-cinq ans. Les plus claires, les plus faciles à démontrer, celles qui devraient prêter le moins à la controverse, telles par exemple que l'idée de la circulation du sang, n'ont pas demandé un temps moins long.
Qu'il s'agisse d'une idée scientifique, artistique, philosophique, religieuse, en un mot d'une idée quelconque, sa propagation se fait toujours par un mécanisme identique. Il faut qu'elle soit d'abord adoptée par un petit nombre d'apôtres auxquels l'intensité de leur foi ou l'autorité de leur nom donnent un grand prestige. Ils agissent alors beaucoup plus par suggestion que par démonstration. Ce n'est pas dans la valeur d'une démonstration qu'il faut chercher les éléments essentiels du mécanisme de la persuasion. On impose ses idées soit par le prestige qu'on possède, soit en s'adressant aux passions, mais on n'exerce aucune influence en s'adressant uniquement à la raison. Les foules ne se laissent jamais persuader par des démonstrations, mais seulement par des affirmations, et l'autorité de ces affirmations dépend uniquement du prestige exercé par celui qui les énonce.
Lorsque les apôtres ont réussi à convaincre un petit cercle d'adeptes et formé ainsi de nouveaux apôtres, l'idée nouvelle commence à entrer dans le domaine de la discussion. Elle soulève tout d'abord une opposition universelle, parce qu'elle heurte forcément beaucoup de choses anciennes et établies. Les apôtres qui la défendent, se trouvent naturellement excités par cette opposition, qui ne fait que les persuader de leur supériorité sur le reste des hommes, et ils défendent avec énergie l'idée nouvelle, non pas parce qu'elle est vraie - le plus souvent ils n'en savent rien - mais simplement parce qu'ils l'ont adoptée. L'idée nouvelle est alors de plus en plus discutée, c'est-à-dire, en réalité, acceptée en bloc par les uns, rejetée en bloc par les autres. On échange des affirmations et des négations, et fort peu d'arguments, les seuls motifs d'acceptation ou de rejet d'une idée ne pouvant être, pour l'immense majorité des cerveaux, que des motifs de sentiment dans lesquels le raisonnement ne saurait jouer aucun rôle.
Grâce à ces débats toujours passionnés, l'idée progresse lentement. Les générations nouvelles qui la trouvent contestée tendent à l'adopter par le fait seul qu'elle est contestée. Pour la jeunesse, toujours avide d'indépendance, l'opposition en bloc aux idées reçues est la forme d'originalité qui lui est le plus accessible.
L'idée continue donc à grandir, et bientôt elle n'a plus besoin d'aucun appui. Elle va maintenant se répandre partout par le simple effet de l'imitation par voie de contagion, faculté dont les hommes sont généralement doués à un aussi haut degré que les grands singes anthropoïdes, que la science moderne leur assigne pour pères.
Dès que le mécanisme de la contagion intervient, l'idée entre dans la phase qui la conduit forcément au succès. L'opinion l'accepte bientôt. Elle acquiert alors une force pénétrante et subtile qui la répand progressivement dans tous les cerveaux, créant du même coup une sorte d'atmosphère spéciale, une manière générale de penser. Comme cette fine poussière des routes qui pénètre partout, elle se glisse dans toutes les conceptions et toutes les productions d'une époque. L'idée et ses conséquences font alors partie de ce stock compact de banalités héréditaires que nous impose l'éducation. Elle a triomphé et est entrée dans le domaine du sentiment, ce qui la met désormais pour longtemps à l'abri de toute atteinte.
De ces idées diverses qui guident une civilisation, les unes, celles relatives aux arts ou à la philosophie par exemple, restent dans les couches supérieures d'une nation ; les autres, celles relatives aux conceptions religieuses et politiques notamment, descendent parfois jusque dans la profondeur des foules. Elles y arrivent généralement fort déformées, mais, lorsqu'elles y arrivent, le pouvoir qu'elles exercent sur des âmes primitives incapables de discussion est immense. L'idée représente alors quelque chose d'invincible, et ses effets se propagent avec la violence d'un torrent qu'aucune digue ne contient plus. Il est toujours facile de trouver chez un peuple cent mille hommes prêts à se faire tuer pour défendre une idée dès que cette idée les a subjugués. C'est alors que surviennent ces grands événements qui révolutionnent l'histoire et que seules les foules peuvent accomplir. Ce n'est pas avec des lettrés, des artistes et des philosophes que se sont établies les religions qui ont gouverné le monde, ni ces vastes empires qui se sont étendus d'un hémisphère à l'autre, ni les grandes révolutions religieuses et politiques qui ont bouleversé l'Europe. C'est avec des illettrés assez dominés par une idée pour sacrifier leur vie à sa propagation. Avec ce bagage théoriquement très mince, mais pratiquement très fort, les nomades des déserts de l'Arabie ont conquis une partie du vieux monde gréco-romain et fondé un des plus gigantesques empires qu'ait connus l'histoire. C'est avec un semblable bagage moral - la domination d'une idée - que les héroïques soldats de la Convention ont victorieusement tenu tête à l'Europe en armes.
Une forte conviction est tellement irrésistible que seule, une conviction égale a des chances de lutter victorieusement contre elle. La foi n'a d'autre ennemi sérieux à craindre que la foi. Elle est sûre du triomphe quand la force matérielle qu'on lui oppose est au service de sentiments faibles et de croyances affaiblies. Mais si elle se trouve en face d'une foi de même intensité, la lutte devient très vive et le succès est alors déterminé par des circonstances accessoires, le plus souvent d'ordre moral, telles que l'esprit de discipline et la meilleure organisation. En étudiant de près l'histoire des Arabes, que nous citions à l'instant, nous constaterions que, dans leurs premières conquêtes, - et ce sont toujours ces conquêtes qui sont à la fois les plus difficiles et les plus importantes - ils rencontrèrent des adversaires moralement très faibles, bien que leur organisation militaire fût assez savante. Ce fut d'abord en Syrie qu'ils portèrent leurs armes. Ils n'y trouvèrent que des armées byzantines formées de mercenaires peu disposés à se sacrifier pour une cause quelconque. Animés d'une foi intense qui décuplait leurs forces, ils dispersèrent ces troupes sans idéal, aussi facilement que jadis une poignée de Grecs, soutenus par l'amour de la cité, dispersèrent les innombrables soldats de Xerxès. L'issue de leur entreprise eût été tout autre si quelques siècles plus tôt ils s'étaient heurtés aux cohortes de Rome. Il est évident que lorsque des forces morales également puissantes sont en présence, ce sont toujours les mieux organisées qui l'emportent. Les Vendéens avaient assurément une foi très vive, c'étaient des convaincus énergiques ; mais les soldats de la Convention avaient, eux aussi, des convictions très fortes, et, comme ils étaient militairement mieux organisés, ce furent eux qui l'emportèrent.
En religion comme en politique le succès est toujours aux croyants, jamais aux sceptiques, et si aujourd'hui l'avenir semble appartenir aux socialistes, malgré l'inquiétante absurdité de leurs dogmes, c'est qu'il n'y a plus qu'eux qui soient réellement convaincus. Les classes dirigeantes modernes ont perdu la foi en toutes choses. Elles ne croient plus à rien, pas même à la possibilité de se défendre contre le flot menaçant des barbares qui les entourent de toutes parts.
Lorsque, après une période plus ou moins longue de tâtonnements, de remaniements, de déformations, de discussion, de propagande, une idée a acquis sa forme définitive et a pénétré dans l'âme des foules, elle constitue un dogme, c'est-à-dire une de ces vérités absolues qui ne se discutent plus. Elle fait alors partie de ces croyances générales sur lesquelles l'existence des peuples repose. Son caractère universel lui permet de jouer un rôle prépondérant. Les grandes époques de l'histoire, le siècle d'Auguste comme celui de Louis XIV, sont celles où les idées sorties des périodes de tâtonnements et de discussion se sont fixées et sont devenues maîtresses souveraines de la pensée des hommes. Elles deviennent alors des phares lumineux, et tout ce qu'elles éclairent de leurs feux revêt une teinte semblable.
Dès qu'une idée nouvelle a triomphé, elle marque son empreinte sur les moindres éléments de la civilisation ; mais pour qu'elle produise tous ses effets, il faut qu'elle pénètre aussi dans l'âme des foules. Des sommets intellectuels où elle a pris naissance, elle descend de couche en couche en s'altérant et se modifiant sans cesse jusqu'à ce qu'elle ait revêtu une forme accessible à l'âme populaire qui la fera triompher. Elle se présente alors concentrée en un petit nombre de mots, parfois en un seul, mais ce mot évoque de puissantes images, séduisantes ou terribles, et par conséquent impressionnantes toujours. Tels le paradis et l'enfer au moyen âge, courtes syllabes qui ont le pouvoir magique de répondre à tout, et pour les âmes simples d'expliquer tout. Le mot socialisme représente pour l'ouvrier moderne une de ces formules magiques et synthétiques capables de dominer les âmes. Elle évoque, suivant les masses où elle pénètre, des images variées, mais puissantes malgré leurs formes toujours rudimentaires.
Pour le théoricien français, le mot socialisme évoque l'image d'une sorte de paradis où les hommes devenus égaux jouiront sous la direction incessante de l'Etat d'une félicité idéale. Pour l'ouvrier allemand, l'image évoquée se présente sous forme d'une fumeuse taverne où le gouvernement servirait gratuitement à tout venant de gigantesques pyramides de saucisses et de choucroute, et un nombre infini de cruches de bière. Nul, bien entendu, rêveur de choucroute ou rêveur d'égalité, ne s'est jamais préoccupé de connaître la somme réelle des choses à partager et le nombre des partageants. Le propre de l'idée est de s'imposer avec une forme absolue qu'aucune objection ne saurait atteindre.
Lorsque l'idée a peu à peu fini par se transformer en sentiment et est devenue un dogme, son triomphe est acquis pour une longue période, et tous les raisonnements tenteraient vainement de l'ébranler. Sans doute l'idée nouvelle finira, elle aussi, par subir le rôle de celle qu'elle a remplacée. Elle vieillira et déclinera ; mais avant sa complète usure, il lui faudra subir toute une série de transformations régressives, de déformations variées, qui demanderont pour s'accomplir plusieurs générations. Avant de mourir tout entière elle fera longtemps partie des vieilles idées héréditaires que nous qualifions de préjugés, mais que nous respectons pourtant. L'idée ancienne, alors même qu'elle n'est plus qu'un mot, un son, un mirage, possède un pouvoir magique qui nous subjugue encore.
Ainsi se maintient ce vieil héritage d'idées surannées, d'opinions, de conventions, que nous acceptons dévotement, et qui ne résisteraient pas à quelques efforts de raisonnement si nous voulions les discuter un instant. Mais combien d'hommes sont-ils capables de discuter leurs propres opinions, et combien est-il de ces opinions qui subsisteraient après le plus superficiel examen ?
Mieux vaut ne pas le tenter, cet examen redoutable. Nous y sommes heureusement peu exposés. L'esprit critique constituant une faculté supérieure fort rare, alors que l'esprit d'imitation représente une faculté infiniment répandue, l'immense majorité des cerveaux accepte sans discussion les idées toutes faites que lui fournit l'opinion et que l'éducation, lui transmet.
Et c'est ainsi que, de par l'hérédité, l'éducation, le milieu, la contagion, l'opinion, les hommes de chaque âge et de chaque race ont une somme de conceptions moyennes qui les rendent singulièrement semblables les uns aux autres, et semblables à ce point que lorsque les siècles se sont appesantis sur eux, nous reconnaissons par leurs productions artistiques, philosophiques et littéraires, l'époque où ils ont vécu. Sans doute on ne pourrait dire qu'ils se copiaient absolument, mais ce qu'ils ont eu en commun c'étaient des modes identiques de sentir, de penser, conduisant nécessairement à des productions fort parentes.
Il faut se féliciter qu'il en soit ainsi, car c'est précisément ce réseau de traditions, d'idées, de sentiments, de croyances, de modes de penser communs qui forment l'âme d'un peuple. Nous avons vu que cette âme est d'autant plus solide que ce réseau est plus fort. C'est lui en réalité, et lui seul, qui maintient les nations, et il ne saurait se désagréger sans que ces nations se dissolvent aussitôt. Il constitue à la fois leur vraie force et leur vrai maître. On représente parfois les souverains asiatiques comme des sortes de despotes n'ayant que leurs fantaisies pour guide. Ces fantaisies sont, au contraire, enfermées dans des limites singulièrement étroites. C'est en Orient, surtout, que le réseau des traditions est puissant. Les traditions religieuses, si ébranlées chez nous, y ont conservé tout leur empire, et le despote le plus fantaisiste ne se heurterait jamais à ces deux souverains qu'il sait infiniment plus puissants que lui : la tradition et l'opinion.
L'homme civilisé moderne se trouve à une de ces rares périodes critiques de l'histoire où les idées anciennes, d'où sa civilisation dérive, ayant perdu leur empire, et les idées nouvelles n'étant pas encore formées, la discussion est tolérée. Il lui faut se reporter soit aux époques des civilisations antiques, soit seulement à deux ou trois siècles en arrière pour concevoir ce qu'était alors le joug de la coutume et de l'opinion, et savoir ce qu'il en coûtait au novateur assez hardi pour s'attaquer à ces deux puissances. Les Grecs, que d'ignorants rhéteurs nous disent avoir été si libres, étaient soumis étroitement au joug de l'opinion et de la coutume. Chaque citoyen était entouré d'un faisceau de croyances absolument inviolables ; nul n'aurait songé à discuter les idées reçues et les subissait sans esprit de révolte. Le monde grec n'a connu ni la liberté religieuse ni la liberté de la vie privée, ni libertés d'aucune sorte. La loi athénienne ne permettait pas même à un citoyen de vivre à l'écart des assemblées, ou de ne pas célébrer religieusement une fête nationale. La prétendue liberté du monde antique n'était que la forme inconsciente, et par conséquent parfaite, de l'assujettissement absolu du citoyen au joug des idées de sa cité. Dans l'état de guerre générale où les sociétés vivaient alors, une société dont les membres eussent possédé la liberté de penser et d'agir n'eût pas subsisté un seul jour. L'âge de la décadence pour les dieux, les institutions et les dogmes a toujours commencé le jour où ils ont supporté la discussion.
Dans les civilisations modernes, les vieilles idées qui servaient de base à la coutume et à l'opinion étant presque détruites, leur empire sur les âmes est devenu très faible. Elles sont entrées dans cette phase d'usure durant laquelle les idées anciennes passent à l'état de préjugé. Tant qu'elles ne sont pas remplacées par une idée nouvelle, l'anarchie règne dans les esprits. Ce n'est que grâce à cette anarchie que la discussion peut être tolérée. Écrivains, penseurs et philosophes doivent bénir l'âge actuel et se hâter d'en profiter, car ils ne le reverront plus. C'est un âge de décadence peut-être, mais c'est un des rares moments de l'histoire du monde où l'expression de la pensée est libre. Il ne saurait durer. Avec les conditions actuelles de la civilisation les peuples européens marchent vers un état social qui ne tolérera ni discussion ni liberté. Les dogmes nouveaux qui vont naître ne sauraient s'établir, en effet, qu'à la condition de n'accepter de discussions d'aucune sorte et d'être aussi intolérants que ceux qui les ont précédés.
L'homme actuel cherche encore les idées qui devront servir de base à un futur état social, et là est le danger pour lui. Ce qui importe dans l'histoire des peuples, et ce qui influe profondément sur leur destinée, ce ne sont ni les révolutions, ni les guerres - leurs ruines s'effacent vite - ce sont les changements dans les idées fondamentales. Ils ne sauraient s'accomplir sans que, du même coup, tous les éléments d'une civilisation soient condamnés à se transformer. Les vraies révolutions, les seules dangereuses pour l'existence d'un peuple, sont celles qui atteignent sa pensée.
Ce n'est pas tant l'adoption d'idées nouvelles qui est dangereuse pour un peuple, que l'essai successif d'idées auquel il est condamné avant de trouver celle sur laquelle il pourra solidement asseoir un édifice social nouveau destiné à remplacer l'ancien. Ce n'est pas certes parce que l'idée est erronée qu'elle est dangereuse - les idées religieuses dont nous avons vécu jusqu'ici étaient fort erronées - mais c'est parce qu'il faut des expériences longtemps répétées pour savoir si les idées nouvelles peuvent s'adapter aux besoins des sociétés qui les adoptent. Leur degré d'utilité n'est malheureusement appréciable pour les foules qu'au moyen de l'expérience. Sans doute, il n'est pas besoin d'être un grand psychologue, ni un grand économiste, pour prédire que l'application des idées socialistes actuelles conduira les peuples qui les adopteront à un état d'abjecte décadence et de honteux despotisme: mais comment empêcher les peuples qu'elles séduisent d'accepter l'évangile nouveau qui leur est prêché ?
L'histoire nous montre fréquemment ce qu'a coûté l'essai des idées inacceptables pour une époque, mais ce n'est pas dans l'histoire que l'homme puise ses leçons. Charlemagne essaya vainement de refaire l'Empire romain, mais l'idée d'unité n'était plus réalisable alors, et son œuvre périt avec lui, comme devait périr plus tard celle de Napoléon. Philippe II usa inutilement son génie et la puissance de l'Espagne - prédominante alors - à combattre l'esprit de libre examen qui, sous le nom de protestantisme, se répandait en Europe. Tous ses efforts contre l'idée nouvelle ne réussirent qu'à jeter l'Espagne dans un état de ruine et de décadence dont elle ne s'est jamais relevée. De nos jours, les idées chimériques d'un visionnaire couronné, inspiré par l'incurable sensiblerie internationale de sa race, ont fait l'unité de l'Italie et de l'Allemagne, et nous ont coûté deux provinces et la paix pour longtemps. L'idée si profondément fausse que le nombre fait la force des armées a couvert l'Europe d'une sorte de garde nationale en armes, et la mène à une inévitable faillite. Les idées socialistes sur le travail, le capital, la transformation de la propriété privée en propriété de l'Etat, etc., achèveront les peuples que les armées permanentes et la faillite auront épargné.
Le principe des nationalités, si cher jadis aux hommes d'Etat et dont ils faisaient tout le fondement de leur politique, peut être encore cité parmi les idées directrices dont il a fallu subir la dangereuse influence. Sa réalisation a conduit l'Europe aux guerres les plus désastreuses, l'a mise sous les armes et conduira successivement tous les Etats modernes à la ruine et à l'anarchie. Le seul motif apparent qu'on pouvait invoquer pour défendre ce principe était que les pays les plus grands et les plus peuplés sont les plus forts et les moins menacés. Secrètement, on pensait aussi qu'ils étaient les plus aptes aux conquêtes. Or, il se trouve aujourd'hui que ce sont précisément les pays les plus petits et les moins peuplés : le Portugal, la Grèce, la Suisse, la Belgique, la Suède, les minuscules principautés des Balkans, qui sont les moins menacés. L'idée de l'unité a ruiné l'Italie, jadis si prospère, au point qu'elle est aujourd'hui à la veille d'une révolution et d'une faillite. Le budget annuel des dépenses de tous les Etats italiens, qui, avant la réalisation de l'unité italienne, s'élevait à 550 millions, atteints 2 milliards aujourd'hui.
Mais il n'est pas donné aux hommes d'arrêter la marche des idées lorsqu'elles ont pénétré dans les âmes. Il faut alors que leur évolution s'accomplisse et elles ont le plus souvent pour défenseurs ceux-là même qui sont marqués pour leurs premières victimes. Il n'y a pas que les moutons qui suivent docilement le guide qui les conduit à l'abattoir. Inclinons-nous devant la puissance de l'idée. Quand elle est arrivée à une certaine période de son évolution, il n'y a plus ni raisonnements, ni démonstrations qui pourraient prévaloir contre elle. Pour que les peuples puissent s'affranchir du joug d'une idée, il faut des siècles ou des révolutions violentes ; les deux parfois. L'humanité n'en est plus à compter les chimères qu'elle s'est forgées et dont elle a été successivement victime.
CHAPITRE II
LE ROLE DES CROYANCES RELIGIEUSES DANS L'ÉVOLUTION DES CIVILISATIONS
Influence prépondérante des idées religieuses. - Elles ont toujours constitué l'élément le plus important de la vie des peuples. - La plupart des événements historiques, ainsi que les institutions politiques et sociales, dérivent des idées religieuses. - Avec une idée religieuse nouvelle naît toujours une civilisation nouvelle. - Puissance de l'idéal religieux. - Son influence sur le caractère. - Il tourne toutes les facultés vers un même but. - L'histoire politique artistique et littéraire des peuples est fille de leurs croyances. - Le moindre changement dans l'état des croyances d'un peuple a pour conséquence toute une série de transformations dans son existence. - Exemples divers.
Parmi les idées diverses qui conduisent les peuples et qui sont les phares de l'histoire, les pôles de la civilisation, les idées religieuses ont joué un rôle trop prépondérant et trop fondamental pour que nous ne leur consacrions pas un chapitre spécial.
Les croyances religieuses ont toujours constitué l'élément le plus important de la vie des peuples et par conséquent de leur histoire. Les plus considérables des événements historiques, ceux qui ont eu la plus colossale influence, ont été la naissance et la mort des dieux. Avec une idée religieuse nouvelle naît une civilisation nouvelle. A tous les âges de l'humanité, aux temps anciens comme aux temps modernes, les questions fondamentales ont toujours été des questions religieuses. Si l'humanité pouvait permettre à tous ses dieux de mourir, on pourrait dire d'un tel événement qu'il serait par ses conséquences le plus important de ceux qui se sont accomplis à la surface de notre planète depuis la naissance des premières civilisations.
Il ne faut pas oublier en effet que, depuis l'aurore des temps historiques, toutes les institutions politiques et sociales ont été fondées sur des croyances religieuses, et que, sur la scène du monde, les dieux ont toujours joué le premier rôle. En dehors de l'amour, qui est, lui aussi, une religion puissante, mais personnelle et transitoire, les croyances religieuses peuvent seules agir d'une façon rapide sur le caractère. Les conquêtes des Arabes, les Croisades, l'Espagne sous l'Inquisition, l'Angleterre pendant l'époque puritaine, la France avec la Saint-Barthélemy et les guerres de la révolution, montrent ce que devient un peuple fanatisé par ses chimères. Celles-ci exercent une sorte d'hypnotisation permanente tellement intense que toute la constitution mentale en est profondément transformée. C'est l'homme sans doute qui a créé les dieux, mais après les avoir créés il a été promptement asservi par eux. Ils ne sont pas fils de la peur, comme le prétend Lucrèce, mais bien de l'espérance, et c'est pourquoi leur influence sera éternelle.
Ce que les dieux ont donné à l'homme, et eux seuls jusqu'à présent ont pu le lui donner, c'est un état d'esprit comportant le bonheur. Aucune philosophie n'a jamais su encore réaliser une telle tâche.
La conséquence, sinon le but, de toutes les civilisations, de toutes les philosophies, de toutes les religions, est d'engendrer certains états d'esprit. Or, de ces étals d'esprit, les uns impliquent le bonheur, les autres ne l'impliquent pas. C'est très peu des circonstances extérieures et beaucoup de l'état de notre âme que dépend le bonheur. Les martyrs sur leurs bûchers se trouvaient probablement beaucoup plus heureux que leurs bourreaux. Le cantonnier dévorant avec insouciance sa croûte de pain frottée d'ail peut être infiniment plus heureux qu'un millionnaire que les soucis assiègent.
L'évolution de la civilisation a malheureusement créé chez l'homme moderne une foule de besoins sans lui donner les moyens de les satisfaire et produit ainsi un mécontentement général dans les âmes. Elle est mère du progrès sans doute, la civilisation, mais elle est mère aussi du socialisme et de l'anarchie, ces expressions redoutables du désespoir des foules, qu'aucune croyance ne soutient plus. Comparez l'Européen inquiet, fiévreux, mécontent de son sort, avec l'Oriental, toujours heureux de sa destinée. En quoi diffèrent-ils, sinon par l'état de leur âme ? On a transformé un peuple quand on a transformé sa façon de concevoir et par conséquent de penser et d'agir.
Trouver les moyens de créer un état d'esprit rendant l'homme heureux, voilà ce qu'une société doit avant tout chercher, sous peine de ne pouvoir subsister longtemps. Toutes les sociétés fondées jusqu'ici ont eu pour soutien un idéal capable de subjuguer les âmes, et elles se sont toujours évanouies dès que cet idéal a cessé de les subjuguer.
Une des grandes erreurs de l'âge moderne est de croire que c'est seulement dans les choses extérieures, que l'âme humaine peut trouver le bonheur. Il est en nous-mêmes, créé par nous-mêmes et presque jamais hors de nous-mêmes. Après avoir brisé les idéals des vieux âges, nous constatons aujourd'hui qu'il n'est pas possible de vivre sans eux, et que, sous peine d'avoir à disparaître, il faut trouver le secret de les remplacer.
Les véritables bienfaiteurs de l'humanité, ceux qui méritent que les peuples reconnaissants leur élèvent de colossales statues d'or, ce sont ces magiciens puissants, créateurs d'idéals, que l'humanité produit quelquefois, mais qu'elle produit si rarement. Au-dessus du torrent des vaines apparences, seules réalités que l'homme puisse jamais connaître, au-dessus de l'engrenage rigide et glacial du monde, ils ont fait surgir de puissantes et pacifiantes chimères, qui cachent à l'homme les côtés sombres de sa destinée, et créent pour lui les demeures enchantées du rêve et de l'espoir.
En se plaçant exclusivement au point de vue politique, on constate que là encore l'influence des croyances religieuses est immense. Ce qui fait leur irrésistible force, c'est qu'elles constituent le seul facteur qui puisse momentanément donner à un peuple une communauté absolue d'intérêts, de sentiments et de pensées. L'esprit religieux remplace ainsi d'un seul coup ces lentes accumulations héréditaires nécessaires pour former l'âme d'une nation. Le peuple subjugué par une croyance ne change pas sans doute de constitution mentale mais toutes ses facultés sont tournées vers un même but : le triomphe de sa croyance, et, par ce seul fait, sa puissance devient formidable. C'est aux époques de foi que, momentanément transformés, les peuples accomplissent ces efforts prodigieux, ces fondations d'empires qui étonnent l'histoire. C'est ainsi que quelques tribus arabes, unifiées par la pensée de Mahomet, conquirent en peu d'années des nations qui ignoraient jusqu'à leurs noms, et fondèrent leur immense empire.
Ce n'est pas la qualité des croyances qu'il faut considérer, mais le degré de domination qu'elles exercent sur les âmes. Que le dieu invoqué soit Moloch ou toute autre divinité plus barbare encore, il n'importe. Il importe même pour son prestige qu'il soit tout à fait intolérant et barbare. Les dieux trop tolérants et trop doux ne donnent aucune puissance à leurs adorateurs. Les sectateurs du rigide Mahomet dominèrent pendant longtemps une grande partie du monde et sont redoutables encore ; ceux du pacifique Bouddha n'ont jamais rien fondé de durable et sont déjà oubliés par l'histoire.
L'esprit religieux a donc joué un rôle politique capital dans l'existence des peuples, parce qu'il fut toujours le seul facteur capable d'agir rapidement sur leur caractère. Sans doute, les dieux ne sont pas immortels, mais l'esprit religieux, lui, est éternel. Assoupi pour quelque temps, il se réveille dès qu'une nouvelle divinité est créée. Il a permis à la France, il y a un siècle, de tenir victorieusement tête à l'Europe en armes. Le monde a vu, une fois encore, ce que peut l'esprit religieux ; car ce fut vraiment une religion nouvelle qui se fondait alors, et qui anima de son souffle tout un peuple. Les divinités qui venaient d'éclore étaient sans doute trop fragiles pour pouvoir durer ; mais aussi longtemps qu'elles durèrent, elles exercèrent un empire absolu.
Le pouvoir de transformer les âmes que les religions possèdent est d'ailleurs assez éphémère. Il est rare que les croyances se maintiennent pendant un temps un peu long à ce degré d'intensité qui transforme entièrement le caractère. Le rêve finit par pâlir, l'hypnotisé se réveille un peu, et le vieux fond du caractère reparaît.
Alors même que les croyances sont toutes-puissantes, le caractère national se reconnaît toujours à la façon dont ces croyances sont adoptées et aux manifestations qu'elles provoquent. Voyez la même croyance en Angleterre, en Espagne et en France : quelles différences ! La Réforme eût-elle jamais été possible en Espagne, et l'Angleterre eût-elle jamais consenti à se soumettre à l'effroyable joug de l'Inquisition ? Chez les peuples qui ont adopté la Réforme, ne perçoit-on pas aisément les caractères fondamentaux de races qui, malgré l'hypnotisation des croyances, avaient conservé les traits spéciaux de leur constitution mentale : l'indépendance, l'énergie, l'habitude de raisonner et de ne pas subir servilement la loi d'un maître ?
L'histoire politique, artistique et littéraire des peuples est fille de leurs croyances ; mais ces dernières, tout en modifiant le caractère, sont également profondément modifiées par lui. Le caractère d'un peuple et ses croyances, telles sont les clefs de sa destinée. Le premier est, dans ses éléments fondamentaux, invariable, et c'est précisément parce qu'il ne varie pas que l'histoire d'un peuple conserve toujours une certaine unité. Les croyances, elles, peuvent varier, et c'est justement parce qu'elles varient que l'histoire enregistre tant de bouleversements.
Le moindre changement dans l'état des croyances d'un peuple a forcément pour suite toute une série de transformations dans son existence. Nous disions, dans un précédent chapitre, qu'en France, les hommes du XVIIIe siècle semblaient fort différents de ceux du XVIIe. Sans doute, mais quelle est l'origine de cette différence ? Simplement dans ce fait que, d'un siècle à l'autre, l'esprit avait passé de la théologie à la science, opposé la raison à la tradition, la vérité observée à la vérité révélée. Par ce simple changement de conceptions, l'aspect d'un siècle s'est transformé, et, si nous voulions en suivre les effets, nous verrions que notre grande Révolution, ainsi que les événements qui la suivent et durent encore, sont la simple conséquence d'une évolution des idées religieuses.
Et si aujourd'hui la vieille société chancelle sur ses bases et voit toutes ses institutions profondément ébranlées, c'est qu'elle perd de plus en plus les antiques croyances dont elle avait vécu jusqu'ici. Quand elle les aura tout à fait perdues, une civilisation nouvelle, fondée sur une foi nouvelle prendra nécessairement sa place. L'histoire nous montre que les peuples ne survivent pas longtemps à la disparition de leurs dieux. Les civilisations nées avec eux meurent également avec eux. Il n'est rien d'aussi destructif que la poussière des dieux morts.
CHAPITRE III
LE ROLE DES GRANDS HOMMES DANS L'HISTOIRE DES PEUPLES
Les grands progrès de chaque civilisation ont toujours été réalisés par une petite élite d'esprits supérieurs. - Nature de leur rôle. - Ils synthétisent tous les efforts d'une race. - Exemples fournis par les grandes découvertes. - Rôle politique des grands hommes. - Ils incarnent l'idéal dominant de leur race. - Influence des grands hallucinés. - Les inventeurs de génie transforment une civilisation. - Les fanatiques et les hallucinés font l'histoire.
En étudiant la hiérarchie et la différenciation des races, nous avons vu que ce qui différencie le plus les Européens des Orientaux, c'est que les premiers sont les seuls à posséder une élite d'hommes supérieurs. Essayons de marquer en quelques lignes les limites du rôle de cette élite.
Cette petite phalange d'hommes éminents qu'un peuple civilisé possède et qu'il suffirait de supprimer à chaque génération pour abaisser considérablement le niveau intellectuel de ce peuple, constitue la véritable incarnation des pouvoirs d'une race. C'est à elle que sont dus les progrès réalisés dans les sciences, les arts, l'industrie, en un mot dans toutes les branches de la civilisation.
L'histoire démontre que c'est à cette élite peu nombreuse que nous sommes redevables de tous les progrès accomplis. Bien que profitant de ces progrès la foule n'aime guère cependant qu'on la dépasse, et les plus grands penseurs ou inventeurs ont été bien souvent ses martyrs. Cependant toutes les générations, tout le passé d'une race, s'épanouissent en ces beaux génies qui sont les fleurs merveilleuses d'une race. Ils sont la vraie gloire d'une nation, et chacun, jusqu'au plus humble, pourrait s'enorgueillir en eux. Ils ne paraissent pas au hasard et par miracle, mais représentent le couronnement d'un long passé. Ils synthétisent la grandeur de leur temps et de leur race. Favoriser leur éclosion et leur développement, c'est favoriser l'éclosion du progrès dont bénéficiera toute l'humanité. Si nous nous laissions trop aveugler par nos rêves d'égalité universelle nous en serions les premières victimes. L'égalité ne peut exister que dans l'infériorité, elle est le rêve obscur et pesant des médiocrités vulgaires. Les temps de sauvagerie l'ont seuls réalisée. Pour que l'égalité régnât dans le monde, il faudrait rabaisser peu à peu tout ce qui fait la valeur d'une race au niveau de ce qu'elle a de moins élevé.
Mais si le rôle des hommes supérieurs est considérable dans le développement d'une civilisation, il n'est pas cependant tout à fait tel qu'on le dit généralement. Leur action consiste, je le répète, à synthétiser tous les efforts d'une race ; leurs découvertes sont toujours le résultat d'une longue série de découvertes antérieures ; ils bâtissent un édifice avec des pierres que d'autres ont lentement taillées. Les historiens, généralement fort simplistes, ont toujours cru pouvoir accoler devant chaque invention le nom d'un homme ; et pourtant, parmi les grandes inventions qui ont transformé le monde, telles que l'imprimerie, la poudre, la vapeur, la télégraphie électrique, il n'en est pas une dont on puisse dire qu'elle a été créée par un seul cerveau. Quand on étudie la genèse de telles découvertes, on voit toujours qu'elles sont nées d'une longue série d'efforts préparatoires : l'invention finale n'est qu'un couronnement. L'observation de Galilée sur l'isochronisme des oscillations d'une lampe suspendue prépara l'invention des chronomètres de précision, d'où devait résulter pour le marin la possibilité de retrouver sûrement sa route sur l'Océan. La poudre à canon est sortie du feu grégeois lentement transformé. La machine à vapeur représente la somme d'une série d'inventions dont chacune a exigé d'immenses travaux. Un Grec, eût-il eu cent fois le génie d'Archimède, n'aurait pu découvrir la locomotive. Il ne lui eût aucunement servi d'ailleurs de la découvrir, car, pour l'exécuter, il lui eût fallu attendre que la mécanique eût réalisé des progrès qui ont demandé deux mille ans d'efforts.
Pour être, en apparence, plus indépendant du passé, le rôle politique des grands hommes d'Etat ne l'est pas beaucoup moins cependant que celui des grands inventeurs. Aveuglés par l'éclat bruyant de ces puissants remueurs d'hommes qui transforment l'existence politique des peuples, des écrivains tels que Hegel, Cousin, Carlyle, etc., ont voulu en faire des demi-dieux dont le génie seul modifie la destinée des peuples. Ils peuvent sans doute troubler l'évolution d'une société, mais il ne leur est pas donné d'en changer le cours. Le génie d'un Cromwell ou d'un Napoléon ne saurait accomplir une telle tâche. Les grands conquérants peuvent détruire par le fer et le feu les villes, les hommes et les empires comme un enfant peut incendier un musée rempli des trésors de l'art ; mais cette puissance destructive ne doit pas nous illusionner sur la nature de leur rôle. L'influence des grands hommes politiques n'est durable que lorsque, comme César ou Richelieu, ils savent diriger leurs efforts dans le sens des besoins du moment ; la vraie cause de leurs succès est généralement alors bien antérieure à eux-mêmes. Deux ou trois siècles plus tôt César n'eût pas plié la grande république romaine sous la loi d'un maître, et Richelieu eût été impuissant à réaliser l'unité française. En politique, les véritables grands hommes sont ceux qui pressentent les besoins qui vont naître, les événements que le passé a préparés, et montrent le chemin où il faut s'engager. Nul ne le voyait peut-être, ce chemin, mais les fatalités de l'évolution devaient bientôt y pousser les peuples aux destins desquels ces puissants génies président momentanément. Eux aussi, comme les grands inventeurs, synthétisent les résultats d'un long travail antérieur.
Il ne faudrait pas pousser trop loin cependant ces analogies entre les diverses catégories des grands hommes. Les inventeurs jouent un rôle important dans l'évolution future d'une civilisation, mais aucun rôle immédiat dans l'histoire politique des peuples. Les hommes supérieurs auxquels sont dues, depuis la charrue jusqu'au télégraphe, les importantes découvertes qui sont le patrimoine commun de l'humanité, n'ont jamais eu les qualités de caractère nécessaires pour fonder une religion ou conquérir un empire, c'est-à-dire pour changer visiblement la face de l'histoire. Le penseur voit trop la complexité des problèmes pour avoir jamais des convictions bien profondes, et trop peu de buts politiques lui paraissent assez dignes de ses efforts pour qu'il en poursuive aucun. Les inventeurs peuvent modifier à la longue une civilisation ; les fanatiques, à l'intelligence étroite, mais au caractère énergique et aux passions puissantes, peuvent seuls fonder des religions, des empires et soulever le monde. A la voix d'un Pierre l'Ermite, des millions d'hommes se sont précipités sur l'Orient : les paroles d'un halluciné, comme Mahomet, ont créé la force nécessaire pour triompher du vieux monde gréco-romain ; un moine obscur, comme Luther, a mis l'Europe à feu et à sang. Ce n'est pas parmi les foules que la voix d'un Galilée ou d'un Newton aura jamais le plus faible écho. Les inventeurs de génie hâtent la marche de la civilisation. Les fanatiques et les hallucinés créent l'histoire.
De quoi se compose-t-elle, en effet, l'histoire, telle que les livres l'écrivent, sinon du long récit des luttes soutenues par l'homme pour créer un idéal, l'adorer, puis le détruire. Et devant la science pure, de tels idéals ont-ils plus de valeur que les vains mirages créés par la lumière sur les sables mobiles du désert ?
Ce sont pourtant les hallucinés, créateurs ou propagateurs de tels mirages, qui ont le plus profondément transformé le monde. Du fond de leurs tombeaux, ils courbent encore l'âme des races sous le joug de leurs pensées et agissent sur le caractère et la destinée des peuples. Ne méconnaissons pas l'importance de leur rôle, mais n'oublions pas non plus que la tâche qu'ils ont accomplie, ils n'ont réussi à l'accomplir que parce qu'ils ont inconsciemment incarné et exprimé l'idéal de leur race et de leur temps. On ne conduit un peuple qu'en incarnant ses rêves. Moïse a représenté, pour les Juifs, le désir de délivrance qui couvait depuis des années sous leurs fronts d'esclaves lacérés par les fouets égyptiens. Bouddha et Jésus ont su entendre les misères infinies de leur temps et traduire en religion le besoin de charité et de pitié qui, à des époques de souffrance universelle, commençaient à se faire jour dans le monde. Mahomet réalisa par l'unité de la croyance l'unité politique d'un peuple divisé en milliers de tribus rivales. Le soldat de génie qui fut Napoléon incarna l'idéal de gloire militaire, de vanité, de propagande révolutionnaire, qui étaient alors les caractéristiques du peuple qu'il promena pendant quinze ans à travers l'Europe à la poursuite des plus folles aventures.
Ce sont donc en définitive les idées, et par conséquent, ceux qui les incarnent et les propagent, qui mènent le monde. Leur triomphe est assuré dès qu'elles ont pour les défendre des hallucinés et des convaincus. Peu importe, qu'elles soient vraies ou fausses. L'histoire nous prouve même que ce sont les idées les plus chimériques qui ont toujours le mieux fanatisé les hommes et joué le rôle le plus important. C'est au nom des plus décevantes chimères que le monde a été bouleversé jusqu'ici, que des civilisations qui semblaient impérissables ont été détruites, et que d'autres ont été fondées. Ce n'est pas, comme l'assure l'Évangile, le royaume du ciel qui est destiné aux pauvres d'esprit, mais bien celui de la terre, à la seule condition qu'ils possèdent la foi aveugle qui soulève les montagnes. Les philosophes, qui consacrent souvent des siècles à détruire ce que les convaincus ont parfois créé en un jour, doivent s'incliner devant eux. Les convaincus font partie des forces mystérieuses qui régissent le monde. Ils ont déterminé les plus importants des événements dont l'histoire enregistre le cours.
Ils n'ont propagé que des illusions sans doute, mais c'est de ces illusions à la fois redoutables, séduisantes et vaines, que l'humanité a vécu jusqu'ici et sans doute continuera à vivre encore. Ce ne sont que des ombres. Il faut les respecter pourtant. Grâce à elles, nos pères ont connu l'espérance, et dans leur course héroïque et folle à la poursuite de ces ombres, ils nous ont sortis de la barbarie primitive et conduits où nous sommes aujourd'hui. De tous les facteurs du développement des civilisations, les illusions sont peut-être les plus puissants. C'est une illusion qui a fait surgir les pyramides et pendant cinq mille ans hérissé l'Egypte de colosses de pierre. C'est une illusion qui, au moyen âge, a édifié nos gigantesques cathédrales et conduit l'Occident à se précipiter sur l'Orient pour conquérir un tombeau. C'est en poursuivant des illusions qu'ont été fondées des religions qui ont plié la moitié de l'humanité sous leurs lois et qu'ont été édifiés ou détruits les plus vastes empires. Ce n'est pas à la poursuite de la vérité, mais à celle de l'erreur, que l'humanité a dépensé le plus d'efforts. Les buts chimériques qu'elle poursuivait, elle ne pouvait les atteindre ; mais c'est en les poursuivant qu'elle a réalisé tous les progrès qu'elle ne cherchait pas.