Louis XI et Les États Pontificaux de France au XVe siècle
The Project Gutenberg eBook of Louis XI et Les États Pontificaux de France au XVe siècle
Title: Louis XI et Les États Pontificaux de France au XVe siècle
Author: R. Rey
Release date: October 9, 2011 [eBook #37678]
Language: French
Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
LOUIS XI
ET
LES ÉTATS PONTIFICAUX DE FRANCE
AU XVe SIÈCLED'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
par
M. R. REY
Agrégé d'histoire
Inspecteur d'Académie à Grenoble
GRENOBLE
IMPRIMERIE ALLIER FRÈRES
26, COURS SAINT-ANDRÉ, 261899
LOUIS XI
ET LES ÉTATS PONTIFICAUX DE FRANCE
AU XVe SIÈCLE
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITSPRÉFACE
Il est peu de villes de l'ancien domaine royal, peu de provinces françaises qui, au point de vue de l'histoire nationale, présentent autant d'intérêt que la cité d'Avignon et «La Conté de Venaissin», anciens fiefs temporels du Saint-Siège, mais vivant d'une vie propre, jouissant de toutes les libertés que donne l'autonomie communale la plus large, jusqu'à leur incorporation définitive à la République française (14 septembre 1791). Il faut ajouter, à vrai dire, qu'il n'est pas d'histoire plus mal connue.
Placés sur les confins du Languedoc ci de la Provence dont le Rhône et la Durance constituaient les limites fréquemment contestées, les États pontificaux de France commandaient la grande route du Nord, vers la Méditerranée, par la vallée du Rhône; sous les remparts d'Avignon transitaient toutes les marchandises importées du Levant, d'Alexandrie, des Indes, et se dirigeant vers les pays du Nord de la France. Tous les souverains, princes du sang, grands personnages, capitaines illustres prenaient gîte dans l'ancienne résidence des papes, et, suivant l'expression de Mlle de Montpensier, les rois de France se considéraient à Avignon comme chez eux, et, pendant leur séjour dans la ville, ils en faisaient garder les portes par leurs propres gardes.
Anciens territoires démembrés de la Provence et du Languedoc pour devenir terre papale, «La Conté de Venaissin» et Avignon avaient, avec les provinces limitrophes, une origine, une langue, des mœurs et des intérêts communs. Trop pauvres et resserrés dans des limites trop exiguës, ils ne pouvaient pas se suffire avec les ressources de leur sol qui, bien que riche et très fertile, n'aurait pas pu alimenter le quart de la population. C'est donc par leurs voisins, Provençaux, Languedociens, Bourguignons, Dauphinois, que les sujets des papes vivaient. De la Bourgogne et du Dauphiné, les blés leur arrivaient par le Rhône; du Languedoc, les animaux, le bétail, les fruits et le vin; de Provence, la laine pour la fabrication des draps. En retour, c'est chez leurs voisins que les produits de l'industrie avignonnaise, velours, damas, tentures brodées, brocarts, passementerie, toiles, draps, librairie, trouvaient un placement avantageux.
Cette communauté des intérêts amenait forcément, d'État à État, des rapports incessants, et voilà pourquoi, en écrivant l'histoire des anciens États pontificaux de France dans la seconde moitié du xve siècle, c'est l'histoire de la France elle-même que l'on écrit. C'est un de ses chapitres les plus curieux et les moins explorés que l'on reconstitue grâce à une abondante correspondance à peu près inédite tirée des archives déposées au Palais des Papes.
Durant cette période de l'histoire de notre pays, les Avignonnais et les Comtadins se trouvent, par la force des événements, par le jeu même de leurs intérêts et aussi par la position topographique de leur territoire, mêlés à tous les grands faits de notre passé. Les guerres civiles et religieuses provoquées par le schisme avaient eu pour principal théâtre Avignon et quelques localités du Venaissin, et peu à peu s'était établi un échange fréquent de lettres et d'ambassades entre les sujets de l'Église et les rois de France.
La succession du maréchal de Boucicaut, les ravages et les excès de toutes sortes commis par son frère Geoffroy de Meingre sur les terres papales mettent en rapports constants le jeune roi Charles VII avec les Comtadins et les Avignonnais qu'il prend sous sa protection (1421-1429).
Avec le dauphin Louis commencent des intrigues politiques qui semblent préparer tout d'abord une tentative discrète d'incorporation des États de l'Église à son gouvernement du Dauphiné (1444). Puis ce sont d'incessants agissements de Louis qu'aucun de nos historiens n'a soupçonnés et dont la main mise sur le Venaissin et Avignon paraissait être le but non avoué. Toutes ces négociations entre le dauphin de Viennois et les États du pape jettent un nouveau jour sur les rapports de Charles VII et de son fils, et sur l'origine de leur brouille (1452).
La politique suivie par Louis XI en 1461, 1464, 1470, 1476, 1479, vis-à-vis des États de l'Église, constitue l'une des phases les plus mouvementées de l'histoire des relations de la royauté française avec le Saint-Siège, et permet de mieux apprécier encore la finesse politique en même temps que le ton autoritaire et la volonté impérieuse d'un monarque qui avait pour principe de ne ménager personne quand il s'agissait de la raison d'État.
Il y a une politique de Louis XI bien déterminée et uniformément suivie par lui à l'égard des terres de l'Église et des populations qui y habitent. Cette politique se dessine d'une façon très nette dans la correspondance du souverain avec la ville, dans les instructions données aux ambassadeurs royaux, «escuiers d'escuerie», «sergents d'armes», maîtres d'hôtel, maréchaux, officiers de la maison du roi, dont les registres de délibérations du conseil de ville nous ont précieusement conservé la teneur. Quel est le caractère de cette politique? Quelle est la nature de ces relations du souverain avec des populations qui ont les mêmes sentiments et les mêmes aspirations que les véritables Regnicoles, mais sur lesquelles l'Église exerce un droit de souveraineté temporelle que les rois de France reconnaissaient sans se faire illusion sur sa légitimité? Quelle a été l'action de la royauté sur ce pays sous Louis XI? Ce monarque a-t-il eu, à l'égard de ces territoires enclavés, une pensée de derrière la tête que sa correspondance laisse deviner sans trop de peine? Charles VII, Louis XI, ont-ils été sincères vis-à-vis des sujets du pape? En un mot, l'attitude de ces deux rois a-t-elle été assez caractérisée pour pouvoir affirmer qu'ils avaient su asseoir dans le pays les éléments d'une influence française? Tout le sujet de ce livre est là, et la période de quarante ans environ (1444-1483) que nous nous sommes fixée comme cadre d'étude, période féconde en événements de la plus haute importance historique, est plus que suffisante pour assigner à la politique de la Cour de France son vrai caractère et pour en marquer les principaux traits dans les limites où s'exerce son action.
On pourrait se demander, et avec raison, pourquoi cette partie de notre histoire a été jusqu'à ce jour délaissée à ce point que les archives municipales d'Avignon et du Comtat constituent à l'heure qu'il est un champ de recherches où l'on rencontre à chaque pas l'inédit. En un mot, on est en droit de se dire: comment un pays, qui a joué au moyen âge et dans les temps modernes un rôle si considérable, n'a-t-il pas d'histoire? La raison en est bien simple. Jusqu'au moment où le Saint-Siège renonça à ses droits sur Avignon, c'est-à-dire jusqu'à la réunion finale votée par la Constituante, quelques jours avant sa séparation, le légat, représentant le Saint-Siège à Avignon, opposa toujours un refus formel à ceux qui voulaient opérer des recherches dans les archives locales. En voici une preuve indéniable en même temps qu'une explication fort peu connue tirée des minutes du conseil de ville. Le 14 octobre 1762, le conseil de ville assemblé avait décidé de remercier M. Ménard, le savant auteur de l'histoire de Nîmes, alors membre de l'Académie royale des Inscriptions, qui avait bien voulu accepter de composer, pour le compte de la ville, une histoire d'Avignon et du Comtat-Venaissin sur les documents originaux. Muni d'un congé régulier de deux ans et demi accordé par Sa Majesté, M. Ménard quitta Paris le 25 septembre 1763 et arriva à Avignon le 4 octobre, où il demanda à être présenté au conseil de ville. Mais le légat déclara qu'il fallait au préalable prendre l'avis de la Cour de Rome. Son Éminence, le cardinal Torrigiani, ministre, secrétaire d'État, répondit, le 7 décembre 1763: «que l'histoire d'Avignon était un sujet trop délicat pour le laisser traiter par un étranger et pour lui donner à son gré l'entrée et la communication des archives de la ville, et que Sa Sainteté n'approuvait pas la charge que la ville avait donnée à M. Ménard pour cette entreprise». Les consuls prièrent alors Mgr Rutati, leur agent à Rome, d'insister auprès du pape pour obtenir satisfaction; mais la curie romaine demeura inflexible, et l'affaire en resta là. Quant à Ménard, il quitta définitivement Avignon, avec une indemnité de 600 livres que le conseil lui avait accordée pour ses frais de voyage et d'installation.
Cette interdiction explique pourquoi il n'y a pas d'histoire de ce pays, même de valeur moyenne. Les érudits locaux se sont jetés dans les Mémoires, Recueils de pièces, Annales, où règne un esprit étroit, une partialité mesquine qui n'ont d'égale que la pénurie des documents. Le carme Castrucci Fantoni, dont «l'Histoire d'Avignon» est la seule digne de ce nom ne connut pas les archives locales ou ne voulut pas en tirer profit. On peut en dire autant de «Cambis Velleron», de «Morenas» du «Marquis de Fargues» et autres auteurs de mémoires. Fornéry seul avait réuni des éléments précieux et d'une authenticité incontestable qui sont restés manuscrits, et dont Pithon-Curt, en plagiaire honteux, a fait une abondante moisson.
De nos jours, malgré la facilité accordée aux recherches, la plupart des documents locaux sont restés ignorés. Je ne parle pas seulement des derniers travaux de M. Charpenne, lourde et indigeste compilation, sans ordre, sans méthode et sans critique, où ont été rassemblés de droite et de gauche des extraits pris dans les mémoires manuscrits du Musée Calvet; je constate que même les auteurs de publications savantes, comme les «Lettres de Louis XI» [1], ont négligé d'extraire de nos archives des lettres et actes publics qui concernent l'histoire du pays, et qui avaient leur place toute marquée dans un travail destiné à éclairer les sources de notre histoire nationale. On s'explique ce dédain de la part des collectionneurs pour la période antérieure à 1789, mais non pour notre époque actuelle. En effet, la réunion tardive d'Avignon et du Comtat-Venaissin au territoire français, leur vie à part et hors de l'action directe du pouvoir royal, alors que l'union politique et territoriale du royaume était un fait accompli depuis Louis XI, nous expliquent l'absence de documents relatifs aux États citramontains du Saint-Siège dans les grandes collections de la Bibliothèque nationale, les collections Doat, Moreau, Fontanieu, la collection Legrand, qui ont été constituées au XVIIe ou au XVIIIe siècle, c'est-à-dire à une date où les États pontificaux d'en deçà des monts n'étaient pas encore terre française. C'est pour la même raison que les rares lettres que nous avons trouvées à la Bibliothèque nationale, provenant des consuls d'Avignon, sont dispersées et perdues dans l'ancien fonds français.
Les documents que nous avons utilisés pour notre travail sont de deux sortes: 1o Les Originaux, lettres, bulles, brefs pontificaux, correspondance, etc., classés par séries dans les archives communales et départementales. Les originaux provenant de la Bibliothèque nationale, des Archives nationales et du Ministère des Affaires étrangères (Affaires de Rome); 2o les manuscrits, histoires, annales, recueils de pièces, bullaires et chartiers, copies de pièces, etc., que renferment les bibliothèques d'Avignon et de Carpentras.
A la Bibliothèque nationale, nous avons recueilli quelques pièces dans l'ancien fonds français, nos 2896, 3882, 291, 308 (nouvelle acquisition), 304 (id.). Les collections Legrand, 6960-6990, et Suarez, Avenio politica, ne renferment rien de spécial à notre travail.
Aux Archives nationales.—Cartons des Rois, Xta 8605, folio 95, registre du Parlement (une pièce).
Archives du Ministère des Affaires étrangères.—Affaires de Rome, VIII, no 154 et volume 358. Correspondance de Rome, 1664, no 157.
Quant aux archives du Vatican, elles ne possèdent rien ou à peu près rien en ce qui concerne l'histoire diplomatique du XVe siècle, la chancellerie pontificale prenant pour règle de ne conserver que les pièces ayant un intérêt direct et immédiat pour le Saint-Siège. La correspondance si intéressante des légats et vice-légats avignonnais n'offre une collection régulière qu'à partir de 1572 [2]. Seule la collection des Cameralia peut être utilement consultée. Nous devons ajouter toutefois que cette lacune peut être comblée grâce à la correspondance consulaire (série A. A.) des archives communales, qui renferme les minutes des instructions données par la ville à ses ambassadeurs. Rédigées en latin ou en italien, ces instructions, dont nous aurons occasion de reproduire plusieurs extraits comme pièces justificatives, ne sont pas moins remarquables par la netteté et la précision de la pensée que par l'élégance de la forme diplomatique.
Mais c'est sans contredit aux archives communales et départementales que nous devons notre plus ample moisson. Nous avons consulté dans les archives municipales les séries A. A. (correspondance consulaire, minutes et dossiers des ambassades), série B. B., série C. C. (comptes, mandats et pièces de dépenses), série D. D., série E. E. (affaires militaires, passages de troupes, etc.), série H. H., série I. I., registres des conseils (1450-1504), registres des procès du Rhône, 6 volumes in-folio. Les archives départementales ne nous ont pas été d'un secours moins précieux, bien que l'incendie de 1713 ait détruit la plus grande partie des pièces originales relatives à l'histoire du Comtat-Venaissin. Nous avons surtout consulté la série des délibérations des États; les séries B. B., C. C.; les cartulaires de l'Archevêché d'Avignon, 3 volumes in-folio; les archives communales de Carpentras, de Pernes, Cavaillon (séries A. A., B. B. et E. E.). Enfin, nous avons recueilli beaucoup de curieux renseignements et de pièces inédites dans les minutes de notaires.
Aux archives des provinces voisines, Languedoc, Provence, Dauphiné, nous avons trouvé quelques documents [3] dans les séries C. C. et surtout série B. (Chambres des Comptes).
Nous n'avons point, en donnant ce livre au public lettré, la prétention de refaire l'œuvre de nos prédécesseurs, en critiquant ce qu'il y a d'incomplet et d'insuffisant dans leurs travaux sur la politique générale de Louis XI. Nous avons simplement voulu, surtout après le livre de M. Sée [4], combler une lacune et montrer que si le règne de celui que ses contemporains appelaient l'«universelle araignée» a été étudié et fouillé dans ses recoins les plus secrets, il n'en reste pas moins fécond en surprises pour tous ceux que passionne l'étude de notre histoire nationale.
Grenoble, février 1899.
R. Rey.
CHAPITRE PREMIER
Coup d'œil rétrospectif sur les relations
de la Cour de France avec Avignon
et le Comté Venaissin
pendant la première moitié du XVe siècle.Charles VI.—Benoît XIII.—Le Schisme.
Caractère général des relations de la Cour de France avec le Venaissin et l'État d'Avignon pendant le règne de Charles VI et de Charles VII. Comment les rois de France entendaient la juridiction temporelle des papes sur ces États. Voyages princiers à Avignon. Fondation du royal monastère des Célestins (1395); privilèges accordés. Inviolabilité.—Premières assises de l'autorité royale à Avignon.
Le schisme et Benoît XIII. Situation des Avignonnais vis-à-vis du pape et des cardinaux. Louis d'Orléans et les oncles du roi à Avignon. Attitude et intervention de Charles VI: premier siège du Palais (1398). Geoffroy le Meingre, dit Boucicaut. Son rôle dans les événements militaires dont Avignon est le théâtre (1398-1399).
Charles VI prend Benoît XIII sous sa protection. Sa lettre aux consuls d'Avignon (22 avril 1401). Il se fait le défenseur des cardinaux et des terres de l'Église. Sa lettre au sire de Grignan (juin 1401). Captivité et évasion de Benoît XIII (1400, mars 1403). Traité de paix entre les cardinaux et le pape. Hommage des Avignonnais à Benoît XIII (10 avril 1403). Retrait de la soustraction d'obédience (30 juillet 1403).
Suite des événements provoqués par les agissements de Benoît XIII.—L'anti-pape et le maréchal de Boucicaut.—Inféodation des villes du Comtat et prise de possession (mars 1408).—Le second siège du Palais.—Rodrigues de Luna et les Catalans (1410-1411).—Intervention de l'Université de Paris.—Charles VI envoie des secours aux Avignonnais.—Capitulation de la garnison catalane (27 novembre 1411).
La question de savoir si la juridiction temporelle des papes sur «la Conté de Venaissin» et l'État d'Avignon était reconnue par les rois de France a provoqué, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des discussions passionnées. Nous nous garderions bien de reproduire ici les arguments que chaque parti invoquait à l'appui de sa thèse; mais, nous devons l'avouer en toute franchise, chez les uns comme chez les autres, la passion politique a eu une part trop large au détriment de la vérité historique [5].
Tous les rois de France du XVe siècle ont, sans exception, dans leurs actes publics comme dans leurs missives et lettres closes, reconnu, sans aucune réserve, le droit de suzeraineté temporelle du Saint-Siège sur Avignon et le Venaissin. Dans aucun cas, la légitimité de possession n'est mise en cause. En informant Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Provence, qu'il envoie des secours contre les schismatiques «qui occupent le palais d'Avignon et le chastel d'Oppède et autres lieux appartenant à notre dit Saint Père [6]», Charles VI affirme ce droit comme il l'avait affirmé précédemment dans sa lettre au sire de Grignan, en 1401 [7]. Sous Charles VII, la reconnaissance des droits des souverains pontifes est encore mieux affirmée: «Et pour ce que aucuns estans ès marches de par delà ont vouloir et intention de surprandre sur le patrimoine de l'Église appartenant au Saint Père le Pappe et de porter dommaige et oppression à la cité d'Avignon et autres du dit patrimoine [8].» C'est en ces termes que Charles VII garantit sa protection aux vassaux de l'Église; et l'acte même par lequel ce souverain prend sous sa sauvegarde les États citramontains du Saint-Siège, avec leurs habitants, ne peut laisser aucun doute sur la sincérité de ses intentions et sur les dispositions bienveillantes dont il ne cesse de donner des preuves à ses protégés [9]. Est-ce à dire que, tout en acceptant la domination temporelle des pontifes de Rome sur cette portion de terre enclavée dans leur royaume, les rois de France en considérèrent les habitants comme des étrangers pour lesquels on n'a pas de ménagements à avoir? Tout autre, au contraire, est le caractère de la politique de nos rois vis-à-vis des sujets de l'Église. Charles VII ne remporte pas un succès militaire sans en faire aussitôt part aux Avignonnais; ainsi, quand il leur annonce, le 22 juillet 1453, la capitulation de Castillon de Guyenne: «Pour ce que savons que prenez grand plaisir à oïr en bien de la prospérité de nous et de nostre seigneurie [10].» Louis XI déclare dans toutes ses lettres patentes que le Venaissin et la cité d'Avignon «sont terres d'Église et du domaine de nostre Saint Père le Pape [11]», et qu'il est disposé «à faire pour les sujets du Saint-Siège plus que pour ses sujets propres, si mieulx faire se povoit [12]». C'est donc comme fils aînés de l'Église, comme rois très chrétiens et défenseurs des droits de l'Église et de la Papauté que les rois de France interviennent dans les affaires intérieures du Comtat et d'Avignon. C'est à ce titre qu'ils s'érigent en tuteurs des Comtadins et des Avignonnais, en apparence, bien qu'au fond, sans formuler de revendications écrites, ils se considèrent toujours comme ayant des droits sur cette partie du domaine de l'Église, que, pour la première fois, Henri II regardera «comme ayant été éclipsée de son royaume [13]». Mais aucun souverain, pas même Louis XI, quand il occupa temporairement Avignon et le Comtat, n'a eu l'intention arrêtée d'annexer ces terres, devenues fiefs temporels de l'Église, d'une façon définitive et sans retour [14]. Nos rois auraient vu dans cette incorporation de vive force une atteinte à cette tradition de franchise et d'honnêteté politiques dont la Maison de France semble jalouse de conserver le monopole. On peut donc dire que le caractère des relations de la Cour de France avec les sujets du Saint-Siège se règle sur l'état même des rapports qui existent entre les rois et la Papauté. Que le Saint-Siège soit occupé par un pontife favorable aux intérêts français, les Avignonnais et les Comtadins bénéficient de toutes les faveurs; que la Cour de France ait, au contraire, à se plaindre des procédés de la curie romaine, ce sont les vassaux du pape qui subissent les conséquences de la brouille. La suite des événements ne fera que confirmer la vérité historique de ce principe.
Le règne de Charles V ne nous offre pas de relations bien suivies entre les États pontificaux de France et la Cour. Les ducs de Bourgogne et d'Anjou avaient fait, en 1370-71, un premier voyage à Avignon, où ils avaient reçu du pape une magnifique hospitalité [15]. La confirmation de la protection royale accordée en 1380 [16] à la Chartreuse de Villeneuve était un premier jalon de la puissance royale aux portes d'Avignon. L'établissement de la Maison de France, dans la personne de Louis d'Anjou, frère de Charles V, en Provence, en 1385, confirmait encore et pouvait rendre plus entreprenantes les visées de la Cour sur les domaines mêmes de l'Église. Le Saint-Siège en prit ombrage et eut peur un moment que ce redoutable voisinage ne l'obligeât à évacuer Avignon [17]. Le voyage de Charles VI en Languedoc et le séjour qu'il fit dans la cité papale, à deux reprises différentes, les assurances et gages de paix qu'il donna, contribuèrent à dissiper les malentendus, et le souverain reçut à Avignon un accueil vraiment royal. Dès le 19 octobre, tous les ouvriers de la ville avaient été occupés à tendre des toiles depuis le Palais apostolique jusqu'au pont du Rhône et à charrier des graviers de la Durance [18] dans toutes les rues que devait parcourir le cortège royal [19]. Le roi, accompagné de Louis d'Orléans, son frère, de ses oncles, les ducs de Berry et de Bourbon, des ministres, des grands officiers de la Cour, dont le maréchal Boucicaut, fit à Avignon une entrée triomphale, le 30 octobre 1389, à la nuit tombante, au milieu des acclamations de la population. C'est pendant son premier séjour à Avignon que fut couronné Louis II d'Anjou, son neveu, roi de Sicile et de Jérusalem et comte de Provence [20]. Parti d'Avignon pour continuer son voyage en Languedoc, Charles VI y était de retour le 31 janvier «où le pape le festoya [21]», et c'est dans cette entrevue que, s'il faut en croire un historien [22], le roi promit à Clément VII de le placer manu militari sur le trône de Rome. Quoi qu'il en soit, le roi de France prit vis-à-vis du pope et de ses sujets l'engagement formel de les couvrir de sa protection royale contre les routiers et les ennemis de l'Église. Ainsi, dès le mois de novembre 1390, Charles VI ayant appris que Jean d'Armagnac, l'allié des Florentins, avait réuni des gens d'armes pour marcher en Lombardie contre Jean Galéas, beau-père du duc d'Orléans, et que ces bandes commettaient des excès sur le terroir pontifical, il dépêcha Jehan d'Estouteville à Avignon «pour le faict des vuides des gens d'armes estans en la compaignie du comte d'Armigniac [23]».
La mort de Clément VII et l'élection de Pierre de Luna, en accentuant encore le caractère déjà violent du schisme qui divisait l'Église, allait amener une nouvelle intervention de la Cour de France à Avignon, Clément VII était mort le 16 septembre 1394; aussitôt Charles VI dépêcha à Avignon, auprès des cardinaux, un envoyé porteur d'une lettre du roi, pour les prier de surseoir à toute élection. La lettre, arrivée le 28, fut remise au cardinal de Florence, mais le même jour, Pierre de Luna était élu pape sous le nom de Benoît XIII [24]. Vingt-un cardinaux avaient pris part à son élection, parmi lesquels le cardinal de Thury [25], qui fut plus tard un des ses adversaires les plus acharnés, et que le concile de Pise envoya en 1409, comme légat, dans les États pontificaux. Cette élection provoqua à la Cour une douloureuse surprise, car peu auparavant Charles VI avait fait partir pour Avignon [26] le maréchal de Boucicaut, Regnault de Roze et Bertaut, sous prétexte d'enjoindre à Raymond de Turenne de cesser ses hostilités contre les cardinaux et ses ravages sur les terres de l'Église et de la reine de Sicile, mais aussi pour inviter ceux-ci à différer toute élection. Les envoyés apprirent en route l'élection de Benoît XIII. Le nouveau pape était un homme de grande science et de haute intelligence. Diplomate consommé, politique fin et rusé, caractère indomptable, volonté opiniâtre et inflexible, Pierre de Luna, à l'encontre du jugement plein de prévention que porte sur lui un historien allemand contemporain [27], était bien au-dessus des hommes de son temps.
Animé tout d'abord d'intentions conciliatrices, Benoît XIII envoya à la Cour Egidius de Bellamera, évêque d'Avignon, et Pierre Blau [28], pour faire savoir à Charles VI qu'il était personnellement disposé à favoriser l'extinction du schisme [29] priant Sa Majesté de déléguer auprès de lui une ambassade en vue de s'entendre sur les moyens à prendre pour mettre fin à un fléau qui désolait l'Église et la Chrétienté. De son côté, Charles VI chargeait ses ambassadeurs auprès des rois de Bohême, de Hongrie, d'Angleterre, de Castille, d'Aragon et de Sicile, de proposer à ces divers souverains la déposition du pape [30]. «Pour trouver paix et bonne union en nostre mère saincte Esglise» [31], il convoquait à Paris, pour la Purification, une assemblée des membres du clergé en vue d'examiner les trois voies proposées pour arriver à l'extinction du schisme, voie de «cession», de «compromis» ou «d'arbitrage» et voie de «concile général». Quatre-vingt-sept voix contre vingt-deux adoptèrent la voie de cession, et l'assemblée décida en outre qu'une ambassade composée des princes de la famille royale serait envoyée à Avignon auprès de Benoît XIII, pour obtenir son adhésion à la voie de cession qui paraissait la plus digne et la plus expéditive [32]. Les princes reçurent leurs pouvoirs le 29 février 1395; le duc Louis d'Orléans, pour sa part, devait toucher 3,000 livres par mois pour ses frais de route [33], mais cette somme était insuffisante, vu les goûts de dépense du jeune prince qui fut obligé de s'adresser à des banquiers avignonnais pour solder ses dettes [34]. Les ducs d'Orléans et ses oncles, les ducs de Berry et de Bourgogne, descendirent de Châlons à Avignon (en mai 1395) sur un bateau construit dans cette ville. Un conduisait le conseil du roy; un autre était destiné à l'échansonnerie; un autre à la panneterie; trois pour la cuisine, trois pour les gardes-robes, un pour les joyaux du duc, trois pour les chapelains, trois pour la fruiterie. En tout dix-sept bateaux [35]. Les ambassadeurs, accompagnés de ce train considérable débarquèrent à Avignon le 22 mai 1395 [36]. Benoît XIII reçut avec beaucoup de déférence les envoyés de Charles VI, mais les premières entrevues étant restées sans résultat, les princes, mécontents de l'opiniâtreté du pape, convoquèrent à Villeneuve les cardinaux, afin de prendre leur avis sur la voie de cession qu'ils avaient pour mission de faire prévaloir auprès du pape et de son entourage [37]. La majorité des cardinaux se prononça pour la voie de cession. Mais Benoît XIII ne l'accepta pas, et cette fois, les princes mécontents se retirèrent à Villeneuve [38]. L'incendie d'une partie du pont, qui eut lieu dans la nuit, fut considéré comme le premier acte de l'alliance des cardinaux et des Avignonnais avec les ambassadeurs de Charles VI contre l'obstiné pontife. Une deuxième conférence des cardinaux et des princes n'ayant pas amené plus de résultat (23 juin 1395) [39], ceux-ci quittèrent Villeneuve et vinrent prendre gîte à Avignon où une somptueuse hospitalité leur fut donnée dans les hôtels des cardinaux. C'est le surlendemain de leur installation dans cette ville qu'ils fondèrent le Monastère des Célestins. Charles V, Charles VI et les princes de la famille royale avaient toujours manifesté une dévotion particulière pour les Célestins de Paris [40]. Louis d'Orléans, pour être agréable à la maison de Luxembourg, érigea une chapelle sur la sépulture du cardinal Pierre de Luxembourg [41]. Les ducs de Berry et de Bourgogne assistèrent à la cérémonie avec tous les seigneurs qui faisaient partie de l'ambassade [42]. Le duc d'Orléans affecta au nouveau couvent une somme de 2,000 francs, que son procureur auprès de Benoît XIII, Alart de Sains, reçut mission d'employer dans ce sens; plus tard, il fit donation au même monastère d'une somme de 4,000 francs [43]. Une autre libéralité de 100 florins en faveur des mêmes Célestins est mentionnée sous le règne de Charles VI [44]. La nouvelle fondation fut dès lors désignée sous le nom de «Royal monastère des Célestins». Le 18 mars 1400, par lettres patentes données à Paris, Charles VI portait, pour les Célestins d'Avignon, exemption de tous droits, péages, gabelles, leydes, etc., pour le transport des matériaux nécessaires à la construction des bâtiments de l'église et du couvent [45]. En novembre 1400, Charles VI les place sous la sauvegarde royale [46]. Le 6 mai 1407, le duc de Berry permettait aux religieux Célestins de conduire à Avignon, pour deux ans, des pierres et tous autres matériaux de construction sans payer de droits. En 1417, le monastère n'était pas achevé, que des lettres du dauphin Charles, données à Nîmes, mandent à tous péagers, pontonniers, de laisser passer, tant par eau que par terre, deux radeaux venant de Savoye par le Rhône, chargés de pièces de bois pour la construction de l'église et du monastère de Saint-Pierre-de-Luxembourg [47]. Par lettres-patentes données à Avignon le 20 avril 1420, Charles VII confirme les privilèges accordés par son père, Charles VI, aux Célestins d'Avignon. Cette fondation royale constitue dans l'histoire des relations des Avignonnais avec la Cour de France un acte de la plus haute importance. Par là, les rois de France prennent pied à Avignon. C'est une affirmation matérielle de leur autorité et de leurs droits sur une ville enclavée dans le domaine de la couronne. Le monastère et l'église des Célestins étaient un asile inviolable autant pour les officiers pontificaux que pour les agents de la Cour de France [48]. Charles VII ne put en faire extraire, pour le livrer à la justice séculière, Antoine Noir, un des facteurs de Jacques Cœur, qui y avait trouvé un refuge. Et c'est dans cette même église que, pendant les difficultés qui surgissaient périodiquement entre le Saint-Siège et les officiers du Languedoc, à propos des limites du Rhône, les magistrats avignonnais avaient coutume de porter religieusement les panonceaux aux armes de la maison de France, quand la populace ameutée les arrachait pour y substituer celles des papes [49].
Le 10 juillet 1395 [50], après un voyage de cent deux jours, qui n'avait amené aucune solution, les princes quittèrent Avignon, et ce n'est que le 24 août qu'ils rendirent compte à Charles VI de l'insuccès de leur ambassade [51].
La Cour de France était dans le plus grand embarras; d'un côté, l'Université menaçante [52] sollicitait la soustraction d'obédience; de l'autre, les princes, et surtout le duc d'Orléans, inclinaient à des mesures préparatoires avant de recourir à cette solution extrême [53]. Ni l'ambassade de Regnault, aumônier de Louis d'Orléans (décembre 1396), ni celle des envoyés de Charles VI, auxquels s'étaient joints ceux des rois de Castille et d'Angleterre (juin 1397), ne purent triompher de l'obstination de Benoît XIII, qui déclara qu'il était «pape romain» et qu'il ne reconnaîtrait qu'un concile œcuménique [54]. Toutes ces démarches préliminaires avant de recourir à la soustraction forcée font, quoi qu'en dise Pastor [55], le plus grand honneur au duc d'Orléans et au roi, dont Louis était l'interprète. Le refus obstine du pape n'est point imputable aux sollicitations de la Cour de France, mais à son caractère irréductible et à son infatigable énergie. Au mois de mars 1398 eut lieu, entre Charles VI et Wenceslas, roi des Romains, une entrevue à la suite de laquelle un dernier effort fut tenté auprès de Benoît XIII, par l'entremise de Pierre d'Ailly, archevêque de Cambray; mais cette mission, comme les précédentes, demeura infructueuse, et Pierre d'Ailly revint à Coblentz rendre compte à Wenceslas du refus de Benoît XIII d'accepter la voie de cession [56] (juin 1398). Il n'y avait plus rien à attendre désormais de ce côté, et tous les moyens de conciliation paraissaient épuisés. Le 28 juillet une assemblée générale des prélats et du clergé, en présence des oncles du roi (le duc d'Orléans absent), décida, par 247 voix, que la soustraction d'obédience devait être immédiate et totale [57]. La décision de l'assemblée fut promulguée le même jour [58], malgré l'avis de Louis d'Orléans, qui aurait voulu une sommation préalable.
Quoi qu'il en soit, ce prince n'adhéra à la soustraction que le 19 octobre 1398, promettant d'employer toute son influence en faveur du souverain pontife [59]. Mais, cédant à la majorité de l'assemblée, Charles VI, dès le conseil du roi, avait prescrit des mesures de rigueur contre les partisans de Benoît XIII, qui devaient être arrêtés dans toute l'étendue de la sénéchaussée de Beaucaire [60]. Quoi qu'en dise le P. Ehrle [61], il est incontestable que l'ordre émanait, sinon du roi lui-même, à qui son état mental ne permettait pas de diriger les affaires du royaume, du moins du conseil du roi et de ses oncles. Ce sont deux conseillers du roi, Rebert Cordelier et Tristan de Bosc qui, le premier dimanche de septembre 1398 [62], publient à Villeneuve la soustraction d'obédience, mettant en demeure tous les sujets du domaine royal, tant clercs que laïcs, de se soustraire à l'autorité spirituelle de Benoît XIII. Les cardinaux adhérèrent à la soustraction, moins sept, dont cinq restèrent fidèles au pape et s'enfermèrent avec lui dans son palais; les deux autres rentrèrent chez eux. On ne peut donc nier que si Charles VI et la Cour de France demeurèrent étrangers aux préparatifs du siège du palais, l'acte de soustraction d'obédience à Avignon, comme dans le reste du royaume, n'ait été un acte de l'autorité royale. Deux partis restaient en présence à Avignon, le parti de Benoît XIII, qui ne comptait que cinq cardinaux et quelques gens d'armes aragonais qui gardaient le grand palais; l'autre, le parti des cardinaux, qui s'appuyait sur la population avignonnaise et disposait de grandes ressources en argent. Mais les soldats lui manquaient et aussi des chefs habitués au métier des armes. C'est alors que les cardinaux et les bourgeois avignonnais firent appel à un chef de Routiers, moins célèbre sans doute que son frère, mais dont le rôle militaire fut considérable dans les États du Saint-Siège, au commencement du XVe siècle, Geoffroy le Meingre, frère cadet du maréchal de Boucicaut.
Le P. Ehrle, qui, dans une étude récente [63], a montré par un savant commentaire du texte de Froissart rapproché des autres témoignages contemporains, les contradictions frappantes qui auraient dû ne pas laisser confondre le maréchal de Boucicaut avec son frère Geoffroy, n'a pas connu tous les documents permettant d'établir d'une manière irréfutable la participation de ce chef de bandes au siège du palais. Les archives municipales renferment plusieurs lettres de ce seigneur adressées aux Avignonnais, et prouvent que depuis le rôle militaire qu'il avait joué dans la guerre contre Benoît XIII, Geoffroy Boucicaut conserva des relations suivies avec les habitants. Il leur écrit en effet de Boulbon [64], le 17 février.... pour les assurer de ses bons offices. Le 23 novembre 1400 [65], Geoffroy le Meingre, qui était alors gouverneur du Dauphiné et paraissait jouir d'un grand crédit à la Cour, fait des offres de service aux syndics de Carpentras: «Et si vous avez besoin de moy, ou comme conseiller et officier du roy, ou comme privée personne, je ferois pour vous de bon cuer tout ce que je pourroys.» Le 9 juillet 14.., Geoffroy, alors à Bridoré, en Touraine [66], accrédite auprès des syndics d'Avignon Jean de Curière, son capitaine, et Loys Henryet, chanoine de Tours, ses serviteurs, pour recevoir le paiement de 106 marcs d'argent, lesquels lui avaient été alloués comme prix de sa vaisselle volée, par sentence contre André de Seytres. Celui-ci ayant été mis en prison à la demande de Boucicaut, puis relâché, Geoffroy le Meingre fait saisir les blés qui descendaient le Rhône à destination d'Avignon, et comme les propriétaires desdits blés le citèrent devant le Parlement, Boucicaut mit en demeure la ville de les désintéresser [67].
Il résulte de l'existence de cette correspondance que Geoffroy le Meingre, appelé dans le midi par son frère aîné, le maréchal, après son mariage avec la fille de Raymond de Turenne, en 1393 [68], avait pris possession du château de Boulbon [69] où il commandait quand les envoyés des cardinaux et des Avignonnais vinrent le prier (septembre 1398) de prendre la direction des opérations militaires contre le palais occupé par Benoît XIII [70]. En outre, les lettres datées de Bridoré en Touraine, dont Geoffroy le Meingre était seul seigneur, à l'adresse des Avignonnais, sont une preuve que des rapports intéressés rattachaient longtemps encore après le siège de 1398 la ville à son ancien capitaine.
Geoffroy le Meingre se rendit à l'appel des cardinaux et des bourgeois d'Avignon avec une bande nombreuse de gens d'armes, parmi lesquels, au dire de Froissart, aurait figuré Raymond de Turenne, beau-frère du maréchal de Boucicaut [71]. Il dut y avoir entre le conseil et le chef des aventuriers un traité passé avec promesse de fortes sommes à payer, mais aucune trace n'existe de cet engagement dans les archives communales. C'était donc à titre absolument privé, et comme capitaine aux gages de la ville et des cardinaux que Geoffroy le Meingre entreprit le siège du grand palais [72] en septembre 1398. La Cour de France, dans ce premier siège, n'intervint d'aucune façon en faveur des Avignonnais et des cardinaux insurgés. C'est là un point très important à établir, et c'est un contre-sens historique de dire, comme Jarry, que ce siège fut une honte pour la Couronne qui y resta étrangère [73]. Une intervention armée, dirigée par le maréchal de Boucicaut [74] en faveur des Avignonnais contre Benoît XIII n'eût pu se faire qu'en vertu d'un ordre du roi; or, Charles VI déclare publiquement en 1401 que jamais il n'a prescrit d'employer la violence contre le pape [75] ni de le tenir emprisonné. Toute mesure de ce genre eût certainement été désavouée par le duc d'Orléans. Nous avons, au surplus, une preuve indiscutable de la neutralité de la Cour de France durant la lutte engagée, dans un document inédit rapporté par Peiresc [76]. Le 19 janvier 1399, Pierre de Luna, neveu de Benoît XIII, capitaine général des galères et des barques du roi d'Aragon, s'engage par devant les délégués du conseil et de la ville d'Arles, à ne faire aucun dommage aux terres de Louis, roi de Sicile, ni aux sujets du roi de France [77]. Le même document désigne comme ennemis du pape ce «cives et habitatores Avenionenses». Cet acte indique donc d'une façon bien formelle que le roi de France n'a accordé aucun secours aux adversaires de Benoît XIII, et que les assiégeants ne comptent dans leurs rangs que des mercenaires aux gages de la ville.
Le siège fut vigoureusement mené. Dans un assaut donné au palais le 28 septembre 1398, le pape fut frappé à la main, et le cardinal de Neufchateau, qui commandait les assaillants, reçut une blessure grave à laquelle il succomba quelques jours après. Le 22 octobre [78], Geoffroy le Meingre fit prisonniers deux cardinaux, Martin Salva et le cardinal de Saint-Adrien, Louis Fieschi, que l'on enferma au château de Boulbon. Un peu plus tard, les deux captifs se rachetèrent en payant une rançon de 18,000 francs à Boucicaut, mais il leur fut interdit de rentrer dans le palais. Le 26 octobre, une tentative pour pénétrer dans le palais par les cuisines tourna à la déroute des assiégeants.
Au milieu de ces événements militaires, les cardinaux, plus obstinés que jamais dans la défense de leur cause, envoyaient à Paris trois d'entre eux, les cardinaux de Préneste (Guy de Malesset), de Thury et Amédée de Saluces, à la Cour de France (décembre 1398) pour demander à Charles VI d'envoyer des ambassadeurs aux souverains qui n'avaient pas encore fait acte d'adhésion à la soustraction d'obédience. On les voit figurer, le 3 janvier 1399, «à l'Hostel d'Artoys [79]» où ils dînent en compagnie de Philippe de Bourgogne, et, quelques jours après, le 9 février, à l'hôtel du cardinal de Bohême, avec les ducs de Berry et de Bourgogne [80]. C'est à la même date que Martin V appuyait, par renvoi d'une flotte commandée par Pierre de Luna, les revendications de ses ambassadeurs, à Avignon d'abord, et auprès de Charles VI ensuite [81]. Le roi de France ayant adhéré aux propositions du roi d'Aragon, et pressé de mettre un terme aux désordres dont Avignon était le théâtre, envoya dans cette ville Gilles Deschamps et Guillaume de Tignonville pour soumettre à Benoît XIII les propositions arrêtées avec Martin V [82]. Benoît XIII accepta, le 10 avril 1399, les propositions des deux souverains; mais, ayant avec quelque raison peu confiance dans les cardinaux, il refusa de se laisser garder par eux et demanda à être placé sous la sauvegarde royale [83]. Le 14 avril 1399 [84], la ville d'Avignon s'engage à respecter la protection accordée par Charles VI à Benoît XIII et aux guerriers et compagnons qu'il a avec lui dans son palais. Les cardinaux firent la même promesse et tous les serviteurs attachés à la personne de Benoît XIII s'engagèrent, les 29 avril, 4 et 20 mai, par serment, à ne pas laisser s'échapper le pape [85]. Une proposition qui fut faite de confier la surveillance de la personne du souverain pontife à François de Conzié, au sénéchal de Beaucaire et au sire de la Voulte fui rejetée. Benoît XIII demanda à être gardé par le duc d'Orléans, mais ce dernier ne pouvant venir à Avignon, Charles VI, par lettres patentes du 1er août 1400 [86], donna pleins pouvoirs à cet effet à son frère, qui envoya à Avignon deux de ses familiers, Robert ou Robinet de Braquemont [87] et Guillaume de Médulion. Les frais de surveillance et la solde des gens d'armes devaient être à la charge du pape [88]. D'autre part, le roi confia la garde des Avignonnais et des habitants à son frère, le duc de Berry. Benoît XIII approuva ces conditions. Profitant de cette trêve, Charles VI ne laisse pas de poursuivre activement la paix et l'union de l'Église. Les ambassadeurs envoyés au delà du Rhin [89], auprès des électeurs, n'avaient rapporté que des promesses vagues, aucun d'eux n'ayant voulu donner une réponse ferme sans l'avis des autres princes allemands qui devaient se réunir à Cologne, le jour de la Purification [90], pour couronner le duc Robert de Bavière que les électeurs avaient nommé empereur, le 21 août 1400, à la place de l'insouciant Wenceslas. Charles VI met les Cardinaux et les syndics d'Avignon au courant de ses négociations avec les princes allemands et les autres souverains, et il les engage à envoyer des délégués qui devront se réunir «avecques ceulx qui seront ordonnez de par nouz et de par les autres roys et primpces qui ont obéi à Clément et à Benedic, pour traicter et délibérer d'un commun accord la paix et l'union de l'Église à la feste de Saint Jehan-Baptiste à Mez ou à Strasbourt». «Et pour ce que nous avons bonne espérance que par le plaisir de Dieu à icelle journée se prendra une bonne conclusion sur le dict faict. Nous vous faisons savoir ces choses et vous prions que veullez envoyer à la dicte journée». En réponse à cette missive, les Avignonnais écrivirent à Charles VI, le même mois de février 1400, pour l'assurer de leur dévouement et de leur ferme intention de hâter, en ce qu'il leur serait possible, la paix et l'union de l'Église [91]. Le roi leur fait savoir, dans un nouveau message, qu'il a été très satisfait de leur lettre et de leur attitude: «avons veu la bonne et ferme constance et volonté que vous avez eue et avez et aures, si Dieu plaist, de persévérer et demourer avec nous en la substraction faite pour si très grant et meure deliberacion, comme vous scavez à Benedict, dernier esleu en Pappe...». Charles VI informe les Avignonnais qu'il compte sur une fin prochaine du schisme, et il les engage à persévérer dans leur attitude: «Et saches de certain que vous estant et persévérant en ce saint propos en quel vous estes et serez, se Dieu plaist, comme vous et vrais catholicz. Nous de tout nostre povoir vous sustendronz.» Il les avertit en même temps que Benoît XIII a fait courir le bruit en Languedoc que bientôt l'obédience allait lui être rendue, ce qui est faux, car «avons toujours esté et sommes et serons au plésir et ayde de nostre seigneur contenz et fermes au faict de la dite substraction jusques à ce que Nostre Seigneur nous ail donné paix et union en sa Saincte Église.»
Suivant sa promesse contenue dans sa lettre du 22 avril 1401, Charles VI fit savoir par lettres patentes du 7 juin 1401 au sire de Grignan, au seigneur de Sault, au sire de Lagarde, qu'il prenait sous sa protection les terres de l'Église et les habitants, et qu'il leur était interdit d'y faire aucun dommage: «Nous vous sinifions qu'il nous desplairoit très grandement que les dits cardinaux, la dite Église de Rome et leurs sujets fussent grevés ne oppressez par aulcun, et vous deffendons expressément que vous ne les greviez, dommagiez ne molestez, ne faictes ne soufrez grever, dommagier ne molester en quelconque manière que ce soit ne a quelconque personne qui ce voulsit faire ne donner conseil, confort, faveur ni aides, sachant que si faictez le contraire, il vous en desplaira très fortement et vous en fairons pugnir tellement que ce sera exemple aux aultres [92]». La lettre par laquelle Chartes VI accordait sa protection officielle aux États du Saint-Siège fut communiquée in-extenso aux syndics de Carpentras par Jean Alzérino, recteur du Venaissin [93], et par les cardinaux de Saluces et de Thury [94].
Mais au moment où Charles VI se prononçait auprès des Avignonnais d'une façon si ferme pour le maintien de la soustraction d'obédience, un mouvement d'opinion en sens contraire se dessinait, à la tête duquel était le duc d'Orléans [95]. Toutefois, tant que Benoît XIII serait captif, il était difficile de lui rendre l'obédience, alors surtout qu'on l'avait dépouillé de sa bulle papale. Le duc d'Orléans trouva une solution qui tira d'embarras les cardinaux, les Avignonnais et le pape lui-même. Grâce à la complicité de Robert de Braquemont, agent du duc [96], Benoît XIII sortit du grand palais où il était retenu prisonnier depuis quatre ans et six mois, le 12 mars 1403, et gagna la Durance qu'il traversa au lever du jour sur une barque, pour atterrir au bourg de Château-Renard en Provence, mais dépendant du diocèse d'Avignon. Cette fuite inattendue produisit parmi les cardinaux et les Avignonnais une légitime appréhension. Mais Benoît XIII avait autant d'intérêt que ses ennemis à faire la paix, étant à bout de ressources et ayant besoin de l'aide de ses sujets. Le 29 mars 1403 [97], un traité fut passé à Château-Renard, comprenant un grand nombre d'articles dont l'énumération est en dehors du point spécial que nous étudions. Benoît XIII pardonnait aux cardinaux et aux Avignonnais, et s'engageait à réunir un concile dès que l'obédience lui serait rendue [98]. Deux cardinaux devaient se transporter à Paris pour obtenir de Charles VI et des princes la reconnaissance des articles stipulés dans le traité de Château-Renard, pour le bien de l'Église et la paix du pays. Benoît XIII, en diplomate consommé, ramenait à son parti les Avignonnais, et le conseil de ville lui rendit hommage de fidélité le 10 avril 1403 [99]. Quant aux cardinaux, ils déléguèrent ceux de Préneste et de Saluces, qui arrivèrent à Paris, le 3 juin 1403, pour demander au roi et à l'assemblée des prélats «la restitution d'obédience». Pendant ce temps, Benoît XIII, après avoir séjourné au château du Pont de Sorgues, entrait à Carpentras le 5 mai 1403 [100], et y demeurait jusqu'au 26 juin, époque où il s'installa provisoirement au Pont de Sorgues, en attendant le retour des cardinaux envoyés à la Cour. A Paris, deux partis étaient en présence. Les ducs de Berry, de Bourgogne, le cardinal de Thury et l'Université étaient pour le maintien de la soustraction [101]. Au contraire, le duc d'Orléans, les Universités d'Angers, de Montpellier et de Toulouse étaient pour la restitution d'obédience. Le défenseur le plus éloquent de ce parti était Pierre d'Ailly [102], qui soutenait contre l'Université de Paris qu'on ne peut se soustraire à l'obédience du pape, fût-il lui-même suspect d'hérésie [103]. Quant à l'idée de la convocation d'un concile général, elle avait beaucoup de partisans, parmi lesquels Jean Gerson, qui prétendait que c'était le meilleur moyen d'arriver à l'extinction du schisme. Le parti de la restitution d'obédience, qui avait déjà préparé les éléments de la réconciliation de Benoît XIII avec la maison de France par l'ordonnance du 9 juin 1403 [104], l'emporta auprès de Charles VI, et l'obédience fut rendue à Benoît XIII, le 30 juillet 1403 [105]. Les cardinaux, revenus de Paris, avaient devancé l'acte royal en rentrant dans l'obédience du pape, le 19 juillet précédent.
Quant à Benoît XIII, «après avoir tracassé un peu à Tarascon et en Provence» [106], il se fixa vers la fin de l'été à Salon. C'est là que Jean Mercier, ambassadeur du duc d'Orléans, vint le trouver le 13 octobre 1403 [107], mais la peste ne tarda pas à l'obliger à changer de résidence, et Benoît XIII se réfugia dans l'abbaye de Saint-Victor de Marseille (novembre 1403).
Ainsi se termine cette première phase de la lutte engagée entre Benoît XIII et ses adversaires, les Avignonnais et les cardinaux. Pendant cette période, la Cour de France, opposée aux mesures de rigueur, avait autant que possible cherché à ménager les uns et les autres, et sans vouloir prêter aucun appui matériel aux partis en présence, par déférence pour la personne du pape, qui était directement en cause. Mais dans la seconde phase (1410-1411), ce n'est pas Benoît XIII, mais ses parents et ses partisans qui soutiennent dans les terres de l'Église, les armes à la main, les droits du souverain pontife. C'est presque une guerre étrangère en plein royaume de France, et c'est ce qui explique l'intervention militaire de Charles VI en faveur des Avignonnais et des Comtadins contre les troupes catalanes de l'anti-pape.
De Marseille, Benoît XIII s'empresse de désavouer les lettres qu'il avait pu écrire contre la voie de cession et s'engage, sur la demande du due d'Orléans, à exécuter les clauses du traité de Château-Renard [108]. Il se rapproche de plus en plus de la Cour de France, au point que le bruit se répand que Benoît XIII va être conduit à Rome sous l'escorte de Boucicaut, alors gouverneur de Gênes pour Charles VI, et solennellement couronné (1404-1405) [109]. Personnellement, Benoît XIII avait la ferme intention de se rendre à Savone ou à Gênes pour avoir une entrevue avec Grégoire XII, son rival, le pape de Rome [110]. En 1405, il envoyait aux États du Comtat une ambassade pour demander le vote de subsides afin de lui permettre d'entreprendre ce voyage «pour l'union de l'Église [111]». En 1406, une nouvelle ambassade arrivait de Savone, faisant un pressant appel d'argent au pays pour que Benoît XIII pût aller plus loin, toujours dans l'intérêt de l'Église [112]. Mais, soit mauvaise volonté, soit pénurie d'argent, les États ne répondirent pas aux instances réitérées de leur suzerain. Du reste, ce projet d'entrevue entre les deux pontifes rivaux qui était bien accueilli, car on y voyait une intention réciproque de terminer le schisme, n'aboutit pas. Grégoire XII refusa de se rendre à Savone, où Benoît XIII se trouva seul (novembre 1407) [113]. Du même coup, le projet prêté à la Cour de France de faire couronner Benoît XIII à Rome fut définitivement abandonné à la mort de Louis d'Orléans, qui en était le partisan (23 novembre 1407) [114].
Ici se place un événement que divers historiens ont relaté, sur lequel le P. Ehrle a donné quelques nouveaux éclaircissements, grâce aux archives du Vatican, et qui, par ses conséquences, se rattache d'une façon très étroite à l'histoire des États citramontains du Saint-Siège, dans leurs rapports avec les rois de France et la papauté. A bout de ressources, obéré et ne sachant plus à qui s'adresser après la mort du duc d'Orléans, Benoît XIII fit des ouvertures, en vue de contracter un emprunt, au maréchal de Boucicaut, gouverneur de Gênes depuis 1401 [115], et qui, à ce moment, déçu de ses espérances et renonçant à l'idée d'une nouvelle expédition en Orient, avait concentré toute son attention sur les événements intérieurs qui agitaient la péninsule italienne (1407-1408) [116]. Le prêt eut lieu à Gênes même le 5 mars 1408 [117]. A cette date, Jean le Meingre avança à Benoît XIII 30,000 francs, pour lesquels le pontife, par une bulle du 3 février 1408, reconnut avoir contracté obligation. Le 30 avril 1408, à Porto-Venere, près la Spezzia, Jean le Meingre versa un nouveau complément de 4,000 francs qu'il avait empruntés à des marchands gênois. Comme gage de ce prêt, Benoît XIII inféoda au maréchal, pour une période de deux ans, plusieurs localités, tant de l'Église romaine que du diocèse d'Avignon [118], parmi lesquelles Pernes, Bollène, Bédarrides et Châteauneuf-Calcernier [119]. Le cardinal de Saluces s'opposa vivement à cette inféodation, mais Boucicaut fit valoir ses droits sur lesdites villes sans retard, et le 10 mars 1408 il prit possession de Pernes par procureur [120]. Il résulte même des documents conservés aux archives de cette commune que le maréchal en personne, se trouvant dans cette ville en 1413, fit procéder à l'élection des consuls. Cette suzeraineté temporelle de Boucicaut sur certaines villes des domaines du Saint-Siège donnera lieu plus tard à d'innombrables et tumultueuses revendications qui ne prendront fin que sous le règne de Louis XI.
La mort de Louis d'Orléans porta un coup fatal à l'autorité de Benoît XIII. Il perdait son protecteur et son meilleur appui à la Cour de France. Dès le mois de janvier 1408 [121], Charles VI mit le pontife en demeure de rétablir l'union de l'Église avant l'Ascension prochaine, sous peine de voir la France retirer son appui à Benoît XIII. Le pape menaça Charles VI des censures ecclésiastiques [122], mais, à la fin de mai 1408, le roi de France se retira de l'obédience de Benoît XIII, et avec lui la Hongrie, la Bohême, Wenceslas, Sigismond et la Navarre. En même temps il convoquait un synode pour fixer les règles à suivre dans la neutralité de la France [123]. Ces mesures provoquèrent la défection des cardinaux de Benoît XIII, qui se réunirent à ceux de Grégoire XII pour fixer l'ouverture d'un concile à Pise le 25 mars 1409. Mais, dès l'année précédente, Benoît XIII, qui ne se sentait plus en sûreté dans le territoire de Gênes [124], avait gagné Perpignan, où il convoqua un concile dont les actes font l'objet du savant commentaire publié par le P. Ehrle [125]. L'année suivante, Boucicaut et les troupes françaises étaient chassés de Gênes. C'était, pour la politique française en Italie, un échec regrettable qui entraînait la ruine de notre influence dans le Nord de la Péninsule et l'abandon définitif de toute tentative de restauration de la papauté à Rome [126].
Le concile de Pise s'était ouvert le 25 mars 1409 et, dans sa séance du 26 juin, avait déposé solennellement Benoît XIII et Grégoire XII, en procédant à l'élection d'Alexandre V. Réfugié en Espagne, Benoît XIII se décida à une résistance énergique, et craignant pour sa personne de rentrer dans le royaume en vue de se fortifier dans son palais d'Avignon, que ses partisans n'avaient pas complètement abandonné depuis 1404, il en confia la garde à son neveu, capitaine expérimenté, vaillant soldat, mais peu scrupuleux sur les moyens à employer pour avoir la victoire, Rodrigues de Luna. Dès 1409-1410, les agents de Benoît XIII avaient peu à peu amassé dans le palais des vivres, provisions, munitions et armes de guerre, en vue d'un siège. Ils avaient fortifié l'entrée du pont. La garnison catalane avait été augmentée et renforcée, si bien que dans les premiers mois de 1410, la cité d'Avignon se trouvait en présence d'une forteresse inexpugnable, occupée par des guerriers déterminés à toutes les mesures extrêmes, même à incendier la ville s'il était nécessaire pour maintenir l'autorité de leur compatriote, Pierre de Luna.
Le concile de Pise avait envoyé comme légat à Avignon un ancien cardinal de Benoît XIII, Pierre de Thury (avril 1410) [127], qui était en même temps recteur du Venaissin. C'est lui qui eut charge de préparer le siège du palais, avec les élus de la guerre délégués par le conseil de ville. Les citoyens avignonnais se constituèrent en troupes assaillantes avec les officiers et soldats que Charles VI envoya au secours de la ville. Le siège du palais commença au mois de mai 1410 [128], Charles VI avait expédié aux Avignonnais l'Hermite de la Faye [129], sénéchal de Beaucaire, avec plusieurs compagnies de soldats. Mais quelque temps après, il leur avait fait donner l'ordre de se retirer. Abandonnés à leurs propres ressources, le cardinal de Thury et les élus de la guerre portèrent leurs doléances auprès du roi qui renvoya le sénéchal et les troupes devant Avignon. A cette force militaire vinrent se joindre des capitaines aux ordres du roi, notamment le sieur Randon [130], seigneur de Joyeuse, et Jean Buffart, qui sont payés par les officiers du roi, sur l'ordre secret de Charles VI [131].
La ville d'Avignon fit appel aux consuls de Carpentras et aux trois états du Venaissin, qui prêtèrent des bombardes, des balistes et tous les engins d'artillerie qui étaient à leur disposition [132]. Des barques expédiées de Valence furent postées au milieu du Rhône, croisant sous le palais pour empêcher tout secours d'arriver aux assiégés [133]. Un autre bateau appelé «la Barbote» fut placé près de l'île d'Argenton avec une bombarde qui devait battre en brèche les ouvrages de défense des Catalans [134]. Le 19 mai 1410 arriva la «grande bombarde [135]» d'Aix, traînée par trente-six chevaux, qui commença à ouvrir le feu contre le grand palais. Le 13 décembre 1410, un assaut très vif donné par les troupes avignonnaises causa à Rodrigues de Luna la mise hors de combat d'un millier d'hommes; la tour élevée par les Catalans, attaquée par le fer et le feu, s'écroula, entraînant sous ses décombres de nombreux soldats espagnols et amenant la rupture d'une partie du pont (décembre 1410) [136].
La Cour de France, fatiguée de l'entêtement de Benoît XIII et de la résistance de ses partisans, embrassa la cause des Avignonnais et n'épargna rien pour leur assurer la victoire. Le 4 mai 1411, Charles VI écrit aux sénéchaux de Nîmes et de Beaucaire [137] pour leur recommander de ne laisser lever, en Languedoc, aucune troupe de gens d'armes dans le but de porter secours aux Catalans, partisans de Pierre de Luna, assiégés dans le grand palais d'Avignon. Le 21 mai [138], le roi envoie une missive aux syndics et au conseil de la ville d'Avignon, pour les féliciter de leur courage et de la résistance qu'ils opposent aux Catalans schismatiques: «Il les autorise à tendre des chaînes au travers du cours du Rhône, au Pont-Saint-Esprit et ailleurs, comme ils l'ont déjà fait, sans avoir à solliciter l'autorisation du roi, et ce, en vue d'empêcher tout secours d'arriver par eau aux Catalans qui, depuis quatorze mois, tenaient le palais pour le compte de Pierre de Luna.»
Le 11 juin 1411 [139], le roi de France donne l'autorisation aux Avignonnais de lever une décime sur le clergé du royaume, jusqu'à concurrence de 100,00 livres, pour subvenir aux frais de la guerre qui avait épuisé les finances publiques et privées de la ville. De son côté, Benoît XIII faisait appel à ses partisans et compatriotes et, au mois de juin 1411, une flotte, composée de 29 galères et barques catalanes, se présentait aux embouchures du Rhône pour diriger une double attaque contre Avignon par le fleuve, et pour renforcer par terre la garnison du château d'Oppède dont quelques gens d'armes de Rodrigue avaient pris possession. Mais les consuls d'Arles avaient fait tendre précipitamment une chaîne pour barrer le fleuve d'une rive à l'autre. D'un autre côté, un corps d'Avignonnais s'était porté vers la Durance pour opérer sa jonction avec les troupes du sénéchal de Provence, qui avait reçu de Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Jérusalem, l'ordre de s'opposer au passage des Catalans sur les terres de Provence. Les galères ennemies ne purent franchir le barrage et durent battre en retraite après avoir débarqué 150 guerriers catalans qui s'avancèrent jusqu'à la Durance, pour, de là, gagner le terroir d'Avignon et le Comté. Mais les troupes provençales et avignonnaises lancées à leur poursuite les rejoignirent sur les bords de la rivière, dont les eaux, grossies par les pluies, rendaient le passage impossible. Les Catalans furent taillés en pièces ou faits prisonniers [140] (juin 1411). En apprenant ce succès, l'Université de Paris s'empressa d'écrire à la reine de Sicile pour la prier de ne point relâcher les prisonniers dont la présence à Avignon pourrait amener le triomphe des schismatiques et hérétiques par l'apport d'un renfort inespéré. «Nous avons entendu que puis naguères ont esté prins certains gens d'armes tant chevaliers, escuiers comme autres, qui venoient de par Pierre de la Lune pour nuire à la ville d'Avignon et à la terre et conte de Venisse, et aussi à nuire à saincte Église et à tout le royaume de France, laquelle Église devez avoir moult à cuer.... Sy est vrai, très puissant Royne, que si les dessus diz gens d'armes qui pour présent sont soubz vostre puissance estoient delivrez avant que la guerre d'Avignon fust finie, ce seroit très grand péril et très grand dommaige pour saincte Église. Et est voir semblable que par ce moien pourroit estre delivrez le palais d'Avignon des mal facteurs et scismatiques qui l'occupent indeument.... Pourquoi vous supplions, très noble et très puissante Royne, qu'il vous plaise commander et faire défendre que nul dez dessuz diz prisonniers, de quelque estat qu'il soit, ne soit délivré jusques à ce que aucune fin soit prinse sur la guerre d'Avignon et du païs d'environ [141].»
Vers la même époque, Charles VI écrivait aux syndics d'Avignon leur donnant avis qu'il envoyait au secours de la ville Philippe de Poitiers, avec charge de leur dire ses intentions, ainsi qu'à la reine Yolande. Le 26 juin 1411, en lui annonçant l'envoi de Philippe de Poitiers, Charles VI fait savoir qu'il a donné charge à ce seigneur «de convocquer et assembler tant de noz hommes vassaulz et subgiez que bon lui semblera, affin que la besoingne puist prendre plus briefve conclusion. Et vous prions, très chère et très amée cousine, tant et si adcertes, que plus povons que nostre dit cousin, vueillez, oir et croire de ce qu'il vous dira de par nouz touchant cette matière, et donnez et faire donner par voz gens, officiez et subgiez, à lui et à ses commis, pour honneur et révérence de Dieu, de nostre dit saint Père de l'Église, amour et contemplacion de nouz, tout le conseil, confort, aide et faveur que faire se pourra, et telement que par vostre bon moyen ceste dite besoingne sortisse bon et brief effect et prengue la conclusion que nous désirons [142].»
L'arrivée de Philippe de Poitiers, de son frère, Étienne, «le bâtard de Poitiers», avec d'autres chevaliers, et surtout l'appui du roi de France, redoublèrent l'énergie des assaillants. Les syndics, les élus de la guerre, les conseillers, les habitants de toute classe, les couvents, les maisons religieuses, les corporations et arts, rivalisant de zèle et de civisme, donnèrent généreusement tous leurs trésors, soit en numéraire, soit en œuvres d'art, statues, tabernacles, rétables, et les sanctuaires se dépouillèrent spontanément au profit de la ville pour combattre l'ennemi commun, qui ne représentait plus seulement l'idée d'un schisme religieux, mais l'occupation étrangère. Dans les derniers mois de l'été 1411, la ville contracta des dettes et obligations représentant un chiffre énorme [143], tel même qu'un demi-siècle après, elle ne s'était pas encore libérée. Outre les sommes mises à la disposition des élus de la guerre par Charles VI, un denier fut en outre levé sur chaque paroisse pour faire face aux besoins journaliers. La mort de Pierre de Thury (septembre 1411) fit passer la direction de l'administration des États du Saint-Siège entre les mains de François de Conzie, archevêque de Narbonne, camérier du pape, qui avait été témoin de tous les événements depuis l'élection de Benoît XIII.
Cependant, réfugiée dans cette forteresse imprenable, la petite garnison catalane opposait aux assaillants une résistance désespérée. Toutefois, le manque de renforts, la diminution des vivres, les vides que les sorties répétées avaient faits dans leurs rangs, et surtout la perspective de ne voir arriver d'Espagne aucune troupe de secours, amenèrent Rodrigues de Luna et ses compagnons à parlementer en vue d'un traité de paix. Une convention fut signée, le 12 novembre 1411, entre les représentants du Saint-Siège, François de Conzie, vicaire général du Saint-Siège à Avignon, et dans le comté Venaissin, Jean de Poitiers, évêque de Valence et de Die, recteur du Venaissin, et Constantin de Pergula, vicaire de Jean XXII, d'une part, et, d'autre part, Bernard de Sono, vicomte d'Evola, et Roderic de Luna, commandeur de l'ordre de Jérusalem, chef des canonniers et combattants du palais. Assistaient aux pourparlers et préliminaires de la convention Philippe de Poitiers, chevalier, seigneur d'Aroys et de Dormans, capitaine général des troupes avignonnaises, envoyé par le roi de France, et Pierre d'Acygne, sénéchal de Provence, agissant au nom et lieu de Yolande, reine de Sicile et de Jérusalem. Aux termes de la convention, voici les principales conditions stipulées [144]:
1o Il sera permis aux assiégés d'envoyer à leur maître, Benoît XIII, trois officiers pour l'instruire de la position dans laquelle ils se trouvent, et si dans cinquante jours aucun secours n'est arrivé, ils s'engagent à remettre aux mains du légat le palais et le château d'Oppède;
2o Les assiégeants fourniront, au prix ordinaire, la quantité de vivres par jour pour chaque personne de la garnison du palais;
3o Le commandant des troupes aragonaises et catalanes devra donner pour otages frère Jean Parda, chevalier de Rhodes, frère Mathieu Montelli, frère Pierre de Lacerda, frère Beranger Boyl, messire Pierre Turella, licencié en droit canon, messire Barthélemy, neveu d'Antoine, vicomte Jean Pétri, Barthélemy de Montaquesii et Sanche de Sparsa;
4o Les assiégés ne pourront emporter, lors de leur départ, que les objets qui leur appartiennent;
5o Les troupes assiégées et assiégeantes observeront exactement entre elles la trêve conclue.
Tous les personnages ci-dessus désignés apposèrent leur sceau sur ledit parchemin, au bas de l'acte rédigé par Lamberti, notaire [145].
Le délai étant expiré, et aucun secours n'étant annoncé pour les assiégés, ces derniers conclurent une dernière convention le 14 novembre 1411, aux termes de laquelle ils devaient vider le palais et le château d'Oppède dans les huit jours qui suivraient. De son côté, Charles VI accordait, par lettres patentes, sauf-conduit, sauvegarde et assurance pour le retour des Catalans dans leur pays, sans qu'ils puissent être recherchés pour aucun crime commis contre notre Saint-Père et le Saint-Siège apostolique [146]. La garnison catalane remit le palais au légat, comme il avait été convenu, le 22 novembre 1411 [147]; elle se retira de là à Villeneuve et traversa le Languedoc pour gagner l'Espagne par terre.
Ainsi se termina le second siège du palais, qui avait accumulé sur Avignon et le Venaissin des monceaux de ruines et des dévastations de toutes sortes. Dans ces tristes circonstances, Charles VI, après avoir soutenu et fait triompher par les armes la cause des Avignonnais, contribua, par divers actes de générosité, à réparer les maux de la guerre; une somme de 12,000 francs d'argent fut mise par le roi à la disposition de l'archevêque de Narbonne pour l'employer à la conservation du palais d'Avignon [148]. Charles VI écrivit en outre au pape pour le prier de permettre que les 10,000 livres qu'on prélevait annuellement sur les bénéfices de France fussent employées à dédommager la ville d'Avignon des dépenses qu'elle avait dû supporter par suite de la guerre contre les Catalans (décembre 1411) [149]. Ce sont là les derniers actes par lesquels Charles VI marque son intervention «ès-parties» d'Avignon. La déposition de Benoît XIII au concile de Pise fut définitive et solennellement proclamée à Constance le 26 juillet 1417 [150]; l'exil du pape à Paniscola, son dénûment et l'abandon de sa cause par tous les catholiques, rendirent un peu de tranquillité aux États du Saint-Siège d'en deçà des Alpes, jusqu'à l'élection de Martin V, qui se montre, dès ses premiers actes, décidé à défendre énergiquement les droits de l'Église sur Avignon et le Venaissin.
CHAPITRE II
Charles VII.—Les Boucicaut.
Le Cardinal de Foix.Le dauphin Charles en 1419-1420.—Devenu roi il ne cesse d'assurer de sa protection les États citramontains du Saint-Siège.—Nouveaux agissements de Geoffroy le Meingre (1426-1428).—La succession du maréchal.—Les routiers dans le Venaissin et dans la vallée du Rhône.—Démêlés entre les sujets du pape et Boucicaut.—Attitude de Charles VII (janvier 1426).—Il protège les Avignonnais, tout en appuyant les revendications de Champerons, seigneur de la Porte (1428).
Situation des États de l'Église au moment de l'ouverture du concile de Bâle.—Charles VII appuie ouvertement Alphonse Carillo, cardinal de Saint-Eustache, qui est le candidat du concile. Sa lettre aux Avignonnais (1431).—Conflit entre le pape Eugène IV et les Avignonnais à propos de la nomination de Marc Condulmaro.—Neutralité de Charles VII (1432).
Le cardinal Pierre de Foix, légat du Saint-Siège (avril 1432).—Triomphe de la politique française.—Efforts de Charles VII pour amener la cessation du schisme et la convocation d'un concile à Avignon pour l'union des Grecs (1437).
Les dernières années du règne de Charles VI, toutes remplies par les sanglantes rivalités des Armagnacs et des Bourguignons, par l'invasion étrangère et la honteuse défaite d'Azincourt pour aboutir à l'humiliant traité de Troyes (1420), expliquent pourquoi les relations entre les sujets du Saint-Siège et la Cour de France subissent comme on temps d'arrêt jusqu'au moment où la lutte de la maison de France avec les Bourguignons amène le dauphin Charles dans le Midi, en 1419. Le nouveau pape Martin V était, depuis son avènement, prévenu contre le dauphin par les dénonciations des agents bourguignons, qui accusaient l'héritier du trône d'être, comme feu son oncle, un ami dévoué de Benoît XIII. Il ne voyait donc pas sans quelque appréhension le dauphin venir guerroyer sur les limites des possessions du Saint-Siège [151], au moment où le prince d'Orange se disposait de son côté à envahir le Comtat et où les garnisons bourguignonnes, alliées aux Anglais, occupaient plusieurs places fortes du Midi et de la vallée du Rhône. Dès 1419, le dauphin Charles demande à emprunter aux États du Venaissin 6,000 florins d'or [152] et à faire entretenir pendant quatre mois par les États 1,000 hommes d'armes, les engageant, de plus, à se liguer avec lui. L'année suivante (1420), Charles informe le recteur qu'il se dispose à traverser le territoire pontifical avec 10,000 hommes d'armes, et il l'invite à faire savoir aux habitants qu'ils doivent prendre les mesures nécessaires pour protéger leurs récoltes. Le pape Martin V, sur ces entrefaites, se rapproche du dauphin et envoie à Lyon [153] Pierre d'Ailly, son légat, qui a une entrevue avec le jeune prince. Ce rapprochement facilita la tâche du dauphin en lui donnant l'aide des Avignonnais dans l'attaque dirigée contre Pont-Saint-Esprit (1420). Charles est de passage à Avignon le 15 avril (1420) [154]. C'est pendant son séjour qu'il négocia le prêt de l'artillerie de la ville, qui fut conduite devant Pont-Saint-Esprit [155]. Le 2 mai, le dauphin investit la place, qui était défendue par une garnison bourguignonne alliée au prince d'Orange. Après une résistance héroïque, la place fut emportée d'assaut par les troupes royales qui se déshonorèrent par toutes sortes d'excès (17 mai 1420) [156]. Le dauphin ne manqua, dans la suite, aucune occasion de se montrer gardien fidèle des traditions de la royauté. Une fois sur le trône, il ne se départit jamais de ces sentiments, n'oubliant point que les rois, ses prédécesseurs, avaient été appelés «à leur grant gloire et louenge roys tres chrestiens, vrays champions et principaux deffenseurs de nostre saincte foy catholique [157]». Ces dispositions, il les montra, on peut le dire, d'une façon toute particulière dans ses rapports avec les sujets de l'Église, notamment avec les Avignonnais et les gens du Comté. Dès son avènement, ayant été informé par les syndics et le conseil de la ville d'Avignon que quelques seigneurs, dont les châteaux se trouvaient placés près de la frontière des domaines de l'Église, sous prétexte de vider les différends qui existaient entre eux, appelaient sous leur bannière bon nombre de gens d'armes originaires du Dauphiné, qui commettaient toutes sortes de ravages sur les terres et possessions de l'Église, le roi mu par cette considération «en faveur d'icelluy nostre sainct père et ses dits subgectz et mesmement ceulx de la dicte ville d'Avignon et du dit Comté que tous jours en tous nos affaires avons trouvez pretz et bien enclinz à faire et donner tant à nouz que aux nostres toute faveur, ayde et confort à eulx possible toutes fois que requiz en ont esté», ordonne à tous les gens d'armes qui avaient quitté la province du Dauphiné de rentrer incontinent dans leurs foyers «s'en retournant en leurs hostelz et maizons et ès lieux dont partyz sont pour estre pretz de venir à nous, sur ce à rencontre de nos diz ennemys, toutefoiz que les manderons [158]».
Cette agitation seigneuriale, qui menaçait d'entraîner dans ses guerres privées les sujets du roi pour se jeter sur les terres de l'Église dès les premières années du règne de Charles VII, était la conséquence des revendications de Geoffroy le Meingre. Le maréchal, son frère, pris à Azincourt, puis captif en Angleterre, était mort en 1421, ne pouvant survivre à l'humiliation de sa patrie [159]. Son frère hérita de ses domaines que lui avait garantis l'acte du 7 juillet 1399 [160]. De plus, comme Benoît XIII, réfugié à Paniscola, se mourant dans le dénûment le plus complet, n'avait jamais pu rembourser à Jean Boucicaut les 40,000 francs que ce dernier lui avait avancés en 1408, Geoffroy, comme héritier, se saisit aussitôt des villes dont l'inféodation avait été consacrée par le contrat passé à Gênes et à Porto-Venere entre le pape et le maréchal. Martin V essaya de s'opposer à cette prise de possession, qui était discutable à coup sûr, puisque la légitimité de Benoît XIII comme souverain pontife était elle-même contestée; mais les châteaux et les villes étaient déjà entre les mains des agents de Boucicaut [161]. Cette prise de possession ne se fit pas sans violences, et les sujets du pape protestèrent contre un acte passé sans leur consentement; Charles VII lui-même intervint et demanda des comptes à Geoffroy dont tous les vassaux réclamaient la protection royale. Ce dernier fut convoqué à comparaître devant le Parlement de Toulouse, pour répondre de ses crimes et forfaits, mais Geoffroy avant fait défaut, le roi lui confisqua les terres d'Aramon [162] et de Valabrègue qu'il avait reçues à perpétuité. Désormais chassé du Languedoc, Geoffroy s'établit à poste fixe dans ses domaines de l'Église, où il devenait pour la papauté un voisin fort gênant. Un premier traité fut passé entre Geoffroy et les représentants de la Chambre apostolique, qui lui payèrent une somme considérable, à la condition qu'il mettrait fin aux actes de brigandage dont il se rendait journellement coupable [163]. Geoffroy promit, reçut l'argent, feignit le repentir, mais il rompit aussitôt ses engagements et employa les fonds de la Chambre apostolique à rassembler une armée de routiers, gens de sac et de corde, commandés par des capitaines qui se sont fait un nom au milieu de ces guerres qui ont désolé la vallée du Rhône, de Valence à Avignon, pendant les premières années du règne de Charles VII. Parmi eux figurent Charles de Poitiers, Jean Ollivier, Saint-Vallier, écuyer de l'évêque de Valence, le bâtard de Valence, fils de l'évêque de cette ville, Anthoine de la Peype, Allegret de Bonnyot, Aymard de Clermont, Jean de Geys et le bâtard de Langres. Bien plus, Geoffroy fait appel à ses compatriotes de Touraine, et parmi ses meilleurs officiers on trouve Jehan de Champerons, seigneur de la Porte [164]. Cette petite troupe se grossit promptement d'une foule d'aventuriers de toute origine, soldats sans emploi, routiers et vagabonds, qui, comme jadis Raymond de Turenne, considéraient comme une excellente aubaine de guerroyer contre le pape. Pernes fut saccagé, Vaison livré aux flammes, le château de Saint-Roman pris d'assaut [165]. Charles VII, prié d'intervenir, écrivit au sénéchal de Beaucaire, le sieur de Vilar, pour empêcher qu'aucune entreprise fût dirigée contre Avignon (20 avril 1426).
D'un autre côté, Charles VII, par lettres patentes données à Montluçon le 11 janvier 1426 [166], considérant que Geoffroy le Meingre, dit Boucicaut, «chevalier est en intencion et volunté de faire guerre en la Conte de Venisse qui est du patrimoine de nostre mère saincte Église et des contez de Provence et Forcalquier, qui sont lors Estats de nostre mère et de nostre très chier frère, le roy de Jérusalem et de Cécile, son filz, et domagier le pais et subgectz de nostre dit sainct père et nos ditz mère et frère, a fait souldoyer gens d'armes et de trait en nostre royaume et Daulphiné, et en nostre conte de Valentinoys et desjà ayant passé oultre la dite rivière du Rosne et se efforce de plus faire et a fait entrer dans la terre de l'Église le sire de Clavaison, Anthoyne de la Peype, chevalier, un nommé Gastonet, chevalier de Bron, un nommé Montchanu et autres capitaines rotiers [167], avec grant nombre de gens de Compaigne, lesquels ont prins aucunes places en la dite terre de l'Église, forcé femes, bouté feux, tué et murdry plusieurs genz, prins prisonniers, faits plusieurs courses, maulx et dommaiges innumérables». Charles VII, pour ces motifs, fait défense à quiconque de ses sujets de porter la guerre contre Avignon. Comme on le voit par ce document, le roi de France protège les vassaux de l'Église, mais ce n'est qu'une protection défensive en ce sens qu'il interdit aux sujets royaux de prendre part aux ravages commis par les officiers de Boucicaut sur les domaines de l'Église. Martin V employa d'abord contre ces brigands les armes spirituelles, et Guillaume Raimundi, prévôt de l'église d'Avignon, en qualité de commissaire apostolique excommunia en 1426 Geoffroy le Meingre et ses officiers, qui avaient commis toutes les atrocités relatées dans les lettres royales du 21 janvier 1426 [168]. En même temps, l'évêque de Montauban, Pierre Cottini, nommé recteur du Comtat, prit le commandement des milices levées par les États et s'empara, sur les troupes de Boucicaut, de la ville de Pernes, dont Jehan de Champerons avait été nommé gouverneur (12 avril 1426). Les habitants de la communauté furent dispensés de payer les arrérages de tailles pour tout le temps qu'elle avait été placée sous la domination de Boucicaut. Mais bientôt, feignant de nouveau la plus grande contrition et sollicitant le pardon de ses crimes, Geoffroy, grâce à l'entremise de François de Conzié, légat du Saint-Siège à Avignon qu'il avait connu à l'époque du premier siège du palais [169] (en 1398-1399), obtint pour lui et pour ses complices, du pape Martin V, une bulle d'absolution (23 mai 1426) [170] totale. C'est à la suite de cet accord que Geoffroy le Meingre se réfugia avec ses bandes dans le château de Livron et occupa également la forteresse de Narbonne [171] dans le terroir de Montélimar sur lequel il avait quelques droits par l'oncle de sa femme Isabelle, Jean de Poitiers, évêque de Valence. La présence de Boucicaut à Livron dès 1426 est incontestable. Les comptes consulaires de la ville de Valence [172] portent une dépense de trois gros pour Champel, Chaponays, etc., envoyés à la Roche de Glun au-devant d'Humbert, maréchal, allant assiéger Boucicaut dans le château de Livron (1426). C'est donc vers la fin de cette même année que les gens d'armes à la solde des Avignonnais viennent mettre le siège devant cette ville. Bien qu'il n'y eût pas encore de traité officiel passé entre Humbert et les Avignonnais, la ville d'Avignon supportait les charges de cette expédition qui fut ruineuse pour la malheureuse cité. Boucicaut assiégé appela à lui, de l'autre côté du Rhône, un certain nombre de partisans recrutés dans le royaume, qui avaient pour but de débloquer Livron et d'attaquer les troupes pontificales. Le conseil de ville d'Avignon et les élus de la guerre, qui délibéraient avec eux depuis le siège du palais, traitèrent avec un capitaine d'aventuriers, Jean Boulet, originaire de Saint-Flour en Auvergne et seigneur de Châteauneuf-de-Melet, pour qu'avec ses gens celui-ci s'opposât à leur passage. Jean Roulet dut, pour arrêter les alliés de Boucicaut, non seulement employer les armes, mais encore acheter la paix. Nous trouvons en effet dans les archives communales un document établissant que la ville d'Avignon, pour tenir compte «au dit Jehan Roulet de ses peines et debours», lui régla une indemnité de 4,250 écus d'or de la nouvelle frappe, dont 1,500 lui furent comptés dans le courant de l'année 1427. Pour le règlement du solde, ledit Roulet délégua à la ville une somme de 1,430 écus à payer à un certain Pierre Bovis, sur ce que la communauté d'Avignon lui redevait encore [173]. Ce n'est donc point en 1428, comme quelques auteurs l'ont cru, mais bien en 1427, que la ville d'Avignon fit assiéger, par des gens d'armes à ses gages, Geoffroy le Meingre, dans le château de Livron. A cette occasion, Martin V n'abandonna pas ses fidèles sujets. Il envoie auprès d'eux Jean de Rehate et Jean de Puteo pour leur dire qu'ils n'ont pas à s'effrayer des menaces de leurs ennemis (21 mars 1427) [174]. Il donne pouvoir audit Jean de Rehate d'assigner à la ville d'Avignon 6,000 florins pour les besoins de la guerre, à prendre sur les revenus de la Chambre apostolique, tant en Provence qu'en Savoie [175]. Enfin, dès le mois de février 1427, il avait prescrit à l'évêque d'Avignon de faire imposition sur le clergé pour subvenir aux grands frais qu'il convenait de supporter pour se garder contre les ennemis [176]. Grâce à ces subsides de la curie romaine, les Avignonnais purent renforcer leurs troupes occupées au siège de Livron. Un traité fut signé le 31 janvier 1428 à Lyon, entre Thomas Busaffi, d'une part, représentant la ville d'Avignon, et Humbert Maréchal, capitaine de gens d'armes, d'autre part, aux conditions ci-après [177]: 1o ledit Humbert s'engage à défendre les propriétés, biens, meubles et immeubles et personnes des Avignonnais contre les troupes de Boucicaut et de ses adhérents avec cent hommes d'armes et cent hommes de trait (l'homme d'armes aura trois chevaux, un page et un varlet); 2o chaque homme d'armes recevra 20 florins, monnaie courante, par mois, et chaque homme de trait à cheval 10 florins par mois, de même monnaie; 3o ledit Humbert s'oblige à être rendu à Vienne sous Lyon avec ses troupes, le 15 février prochain 1428. La paie des soldats sera due à dater de ce jour; 4o ledit Humbert, dès son arrivée à Avignon recevra pour son compte la somme de 200 florins de ladite monnaie; 5o ledit Humbert s'oblige à se retirer, lui et ses gens, à la première sommation qui lui en sera faite. Il est convenu que ledit Humbert recevra sur la solde de ses troupes 1,500 florins dans la ville de Lyon, à-compte du premier mois de solde, et le restant dès que lui et ses soldats auront passé la rivière de l'Isère; 6o chaque chevalier ou escuyer banneret qui fera partie des troupes dudit Humbert recevra double paie.
Geoffroy Boucicaut ne pouvait pas résister à des forces aussi bien organisées, commandées par un vaillant officier. Dès le mois de mars 1428, les bandes de Boucicaut, après une résistance inutile, se dispersèrent et franchirent le Rhône. Les documents font du reste absolument défaut [178] sur ce point et ne nous permettent pas de dire comment Geoffroy quitta pour toujours ce pays où son nom était en exécration. Quoi qu'il en soit, dès le mois de mai 1428, toute guerre entre Avignon et les Routiers avait pris fin, et Martin V relevait la ville d'Avignon, les syndics et les citoyens de la promesse par eux faite à l'évêque de Valence pour raison des dommages causés par leurs troupes au château de Livron [179] (11 kalendes de juin 1428). Charles VII intervint quelques mois plus tard en faveur de Jean de Champerons, seigneur de la Porte, dont quelques biens et héritages avaient été confisqués par les Avignonnais et les Comtadins: «Veuillez, pour amour et honneur de nous, faire délivrer à nostre bien aimé escuyer Jehan de Champerons ses héritaiges et aultres biens meubles, les quelz soubz umbre du débat qui naguères a esté entre nostre aimé et féal chevalier, conseiller et chambellan Giefroy le Meingre du Bouciquault, d'une part, et vous et les habitans de la ville d'Avignon, d'autre, avaient esté pour empeschiez. Et que avons esté assuré que le dit Champerons ne s'estoit auculnement entremis ne meslé du débat dessus dit, mais s'estoit durant icelluy tousjours tenu en nostre pais de Touraine [180].» Il semblerait donc résulter de ce document que déjà, avant le siège de Livron, plusieurs des officiers de Geoffroy l'avaient abandonné, puisqu'il est avéré que Jehan de Champerons se trouvait en Touraine en 1428. Quant à Boucicaut, il se retira dans sa terre de Bridoré, dont il avait hérité en 1421, après la mort de son frère [181]. Il y mourut l'année suivante, en 1429 [182], comme l'indique, d'une façon certaine, une instance en justice reprise à la fin de 1429 par sa veuve, Isabelle de Poitiers. L'héritage considérable, en titres il est vrai plutôt qu'en biens immeubles dans les terres de l'Église, passa à ses deux fils, Jean et Louis, dont les revendications ultérieures donneront au dauphin Louis un premier prétexte pour intervenir dans les affaires intérieures du Venaissin [183].
Les conséquences du schisme qui divisait l'Église ne devaient pas tarder à ramener l'attention de Charles VII sur les événements qui se déroulaient dans les États du Saint-Siège. Martin V, qui avait réussi à préserver ses domaines de l'invasion de Louis de Châlons, prince d'Orange, en 1430, et des troupes royales [184], était mort au moment où allait s'ouvrir le concile de Bâle, le 17 février 1431 [185]. Son successeur, Eugène IV (Gabriel Condulmaro) [186], annonce son élection aux syndics d'Avignon, par bref du 12 mars 1431 [187]. Or, comme le jour de l'ouverture du concile il n'y avait que douze prélats présents, il décida de transporter l'assemblée à Bologne, afin de pouvoir s'occuper plus tranquillement des intérêts de ses domaines citramontains [188]. En attendant, il engageait les Avignonnais à prendre conseil du cardinal de Saint-Eustache [189], légat extraordinaire du Saint-Siège dans cette ville, homme de grande sagesse, et dans lequel le Saint-Siège avait la plus entière confiance. Alphonse Carillo, cardinal diacre du titre de Saint-Eustache, bien que d'origine espagnole [190], avait fait preuve des sentiments les plus conciliants et les plus bienveillants vis-à-vis de la Cour de France dans le règlement des différends soulevés à propos des limites du Rhône, et que le Saint-Siège lui avait donné mission de résoudre en 1430. Malgré sa nationalité, Alphonse Carillo était l'homme des intérêts français, et Charles VII était dans l'obligation de le ménager. Aussi le roi, désireux de voir nommer à titre définitif, comme légat à Avignon, un haut dignitaire ecclésiastique, pour servir les desseins de la politique française, prie les syndics d'Avignon de mettre à profit le crédit et l'influence dont ils disposent à Rome pour obtenir la nomination du cardinal de Saint-Eustache à Avignon, «qu'il lui plaise ordonner nostre très cher et aimé cousin le cardinal de Saint Eustace (sic), estant de présentement en la ville d'Avignon son vicaire, ès partie deça les monz come avez sceu par nos diz ambassadeurs en passant par la dite ville. A la quelle requeste nous entendu avons nostre dit Saint Père à aucunement différer et encores diffère dont nous donne grans merveilles, attendu les grans biens que à cause de ce pourroyent advenir à tous les pais de par deça». Charles VII insistait en faisant valoir les avantages que ce choix procurerait tant au royaume de France qu'aux États de l'Église; il les invite «à y envoyer pour ce messagiers exprès qui poursuivront, avec nos ditz ambassadeurs, la chose au nom de la cité d'Avignon. Nous vous prions bien a certes pour tout l'amour et bienvueillance qu'avez à nouz et à nostre dit royaume, et surtout le plaisir et service que nous ferez que ceste chose pour nostre dit cousin de Saint Eustace et non pour aultre, vous vueillez poursuivre devers nostre dit Saint Père, de manière quelle sortisse son effect et y envoyer pour ce faire gens notables. Et ce vueillez faire telle promte et bonne diligence que nous cognoistrons que vous avez tousjours le bien de plus en plus de nous et de nostre royaume dont estes prouchains voisins, comme devez, et le service que en ce nous ferez recognoistrons en temps et en lieu envers vous et la dite ville d'Avignon [191]».
Pour complaire à la demande de Charles VII, les Avignonnais s'empressèrent d'appuyer auprès du Saint-Siège la candidature du cardinal de Saint-Eustache, mais Eugène IV leur fit savoir que la présence du cardinal comme légat du Saint-Siège en Espagne était indispensable au moment où la papauté se trouvait aux prises avec tant de difficultés [192]. En même temps, pour mettre fin à toutes ces démarches dictées par la France, Eugène IV annonça à ses sujets d'en deçà la triple promotion de son frère Marc Condulmaro aux fonctions d'évêque d'Avignon, de légat du Saint-Siège et de recteur du Venaissin (31 mars 1432) [193]. Le nouveau légat vint aussitôt prendre possession de son siège, et les États furent convoqués pour prêter serment de fidélité. De violentes protestations s'élevèrent à Carpentras et à Avignon contre le cumul, entre les mains du même personnage, de fonctions si élevées et qui ne pouvaient pas être réunies sans préjudice pour les intérêts du pays [194]. En même temps, on attaquait violemment les mœurs privées du nouveau représentant de la papauté [195]. La guerre éclata de nouveau dans les domaines de l'Église. D'un côté, Eugène IV, décidé à maintenir son frère envers et contre tous; de l'autre, les Avignonnais refusant de reconnaître Marc Condulmaro et se plaçant sous la protection du concile de Bâle. Le schisme qui divisait l'Église mettait ainsi les armes à la main aux partisans du pape contre ceux du concile. La position du roi de France ne laissait pas d'être embarrassante. Au fond, Charles VII était pour les Avignonnais et pour le candidat du concile, Alphonse Carillo [196], mais il lui répugnait d'engager directement la lutte contre le pape. Aussi, dans ses lettres patentes données à Amboise le 20 juillet 1432 [197], Charles VII s'empresse-t-il de déclarer que les sujets du roi devront garder une stricte neutralité à l'occasion de la querelle qui s'est élevée entre les sujets de l'Église et leur légat. Dans ce but, il écrit: «Et pour ce que nous ne sommes pas advertiz des causes des dites divisions et guerre, ni du bon droit ou tort et querelles des dites parties ne quelles autres ceste matière peut toucher, et aussi que pour le faict de noz guerres contre les Anglais, autres ennemys et adversaires de nous et de nostre royaume, il nous est besoin de nous ayder et servir en plusieurs et diverses marches et pays de nos vassaux et subgiectz, aux quelz se appartient, de entremettre de la dite guerre à Avignon, ne doit faire partie d'un cousté ne de l'autre, ne nous ne voulons que aucunement s'en entremettent sans nos congiés et licence.»
Pendant ce temps, le concile de Bâle, qui avait accueilli très favorablement la demande d'intervention des Avignonnais, avait nommé, avec mission temporaire, comme légat d'Avignon, Alphonse Carillo, cardinal de Saint-Eustache, à la place de Condulmaro,qui était ennemi du concile (inimicus concilii) [198] (20 juin 1432). Ce dernier, obligé de quitter son siège, se réfugia à Rome et fut transféré, peu après, à l'évêché de Tarentaise [199]. C'est ce même évêque que le pape Eugène IV délégua pour aller chercher les Grecs à Constantinople, en 1437. Les Avignonnais témoignèrent publiquement leur reconnaissance aux pères du concile [200].
Cette attitude des Avignonnais, encouragée par Charles VII qui s'appuyait sur le concile, était un acte de révolte contre la papauté. Martin V, pour complaire au roi de France et s'assurer son appui, résolut d'opposer au candidat du concile un prélat énergique, diplomate de premier ordre et qui était à Rome le confident du Saint-Siège [201]. Ce choix avait encore une autre importance, il ramenait au pape les Avignonnais, dont Pierre de Foix était à Rome, depuis 1428, le protecteur avéré [202]. Le 16 août 1432, Pierre de Foix était nommé légat du Saint-Siège à Avignon, et le 18 des kalendes de janvier [203], dans une bulle donnée à Rome, Eugène IV déclare que l'acte illégal du concile est réparé, puisque la ville est maintenant placée sous l'autorité du légat pontifical [204]. Pendant ce temps, Alphonse Carillo avait quitté Avignon pour se rendre à Bâle, laissant le gouvernement de la ville à Philippe, évêque d'Auch [205]. Le but de son voyage était de demander au concile les subsides nécessaires pour soutenir, à main armée, la lutte contre le représentant légitime du pape. Carillo s'adressa d'abord personnellement au fameux capitaine de routiers, Rodrigue de Villandrando, comte de Ribaudeo, auquel il emprunta 2,000 écus d'or [206]. La ville d'Avignon dut se porter garante, comme il appert d'un acte en date du 6 juin 1442, figurant dans l'inventaire des papiers de la maison de Bourbon [207].
La désignation de l'archevêque d'Auch comme légat intérimaire eut pour conséquence de transporter à Avignon la vieille animosité des deux maisons de Foix et d'Armagnac [208]. C'était une guerre nationale dans les États de l'Église. Le cardinal de Poix ne recula pas, comme dit Quicherat, devant remploi de ce qu'on appelait alors «le bras séculier» et fit appel à ses deux frères, les comtes de Foix et de Comminges. D'un autre côté, le concile, à l'instigation de Carillo, écrivit à Rodrigue de Villandrando [209] de faire une diversion du côté du Languedoc, «invadere patriam linguæ occitaneæ [210]». Rodrigue se porta au-devant des troupes gasconnes. Pendant ce temps, le comte de Foix, sous prétexte de repousser les bandes de Rodrigue, faisait voter 70,000 moutons d'or par les États du Languedoc outre les 20,000 déjà accordés; mais, en réalité, cet argent devait lui servir à s'emparer d'Avignon [211]. Informé des dispositions du célèbre routier, le comte de Foix laisse à Villeneuve-les-Avignon son frère le cardinal, avec quelques gens d'armes, et se porte rapidement vers le Pont-Saint-Esprit pour franchir le Rhône (mars 1433) [212]. Avignon et le Venaissin étaient dans la consternation. Les États, réunis à Carpentras sous la présidence de Jean de Poitiers, votent 10,000 florins d'or pour la défense du pays et invitent le recteur à aviser tous les châtelains, bailes et syndics de faire bonne garde, per litteras rigorosas et formidabiles [213] (4 mai 1433). Dans leur détresse, les Avignonnais, brouillés avec le pape, implorent l'intervention de Charles VII et se font fort de sa protection auprès du comte de Foix [214]: «Très hault et puissant prince et redoubté, qu'il plaise à vostre dite très excellente seigneurie de intercéder envers le roy, qui est protecteur et bras de l'Église, qu'il luy plaise nous donner et octroyer provision que nulle violence ne dommaige ne soient faiz à nostre dit Saint Père le Pape ne à la terre de l'Église par ledit Comte ne son exercite, et sur ce obtenir lettres prohibitives qu'ils soient préservez de tout inconvénient que pourroit advenir.» La ville en même temps se préparait à la résistance, désignait au nombre de dix ou de douze les Élus de la guerre, contractait des emprunts et informait le concile de Bâle de la marche en avant des troupes gasconnes [215]. Forte de 2,000 cavaliers et 200 fantassins, l'armée du comte de Foix avait envahi le comté par le nord. Le 12 mai 1433, les gens d'armes gascons entrent à Malaucène [216], où ils font un certain nombre de prisonniers; ils occupent Bollène. Personnellement, le candidat était accompagné de plusieurs conseillers, notamment d'évêques et de plusieurs abbés, dont le célèbre évêque de Conserans, Tristan d'Aure, auteur de tout le mal. Ce dernier fait des avances aux Avignonnais et aux Comtadins [217]. L'Abbé de Lézat se rend auprès de Jean de Poitiers, recteur du comté, pour lui faire des propositions de paix au nom de son patron. D'abord hésitants, les gens du Venaissin se rapprochent du parti du nouveau légat [218]. Le 13 mai 1433, Carpentras et la plupart des villes ouvrent leurs portes au cardinal qui fait une entrée triomphale à Monteux et se prépare à emporter d'assaut le château du Pont de Sorgues, qui était la clef de la défense d'Avignon. Pendant que le cardinal soumettait ainsi l'un après l'autre les villes et villages de sa légation, Jean de Grailly [219], captal de Buch, un des plus audacieux capitaines, de l'armée du Comte de Foix, était venu mettre le siège devant Avignon [220]. Les assiégeants avaient disposé en batterie, contre les remparts, des balistes, catapultes, trébuchets et autres engins de guerre qui lançaient pardessus les murailles d'énormes quartiers de rochers écrasant maisons et habitants [221]. La panique s'était emparée des Avignonnais. Les uns, partisans de Carillo et du concile, soutenaient l'archevêque d'Auch et prêchaient la résistance à outrance. Les autres, au contraire, gagnés par les flatteries du cardinal, étaient d'avis d'ouvrir les portes aux assiégeants. Sur ces entrefaites, une sédition éclata dans la ville et, grâce à cette diversion, le cardinal entra dans Avignon par la brèche, sous la bannière de ses frères, pendant que l'archevêque d'Auch s'enfuyait par une poterne [222] (juin 1433). Quant à Rodrigue de Villandrando, soit qu'il jugeât ses forces numériquement trop inférieures à celles du comte de Foix, soit, comme on peut le présumer, que le cardinal eût acheté sa retraite à prix d'argent [223], il traversa le Rhône avec ses bandes pour aller ravager le Rouergue [224]. Ainsi se terminait le siège d'Avignon qui avait mis aux prises, sur un autre terrain, le pape et les cardinaux dissidents de Bâle. La victoire restait en définitive au pape de Rome; et la Cour de France, bien qu'ayant observé une prudente réserve, y trouvait son compte, car le pays ne pouvait pas désirer un légat plus foncièrement français et plus dévoué au bien de sa patrie que le cardinal de Foix. Dans tout le cours de sa longue carrière (1432-1464), sans oublier ce qu'il devait aux papes et à l'Église, Pierre de Foix servit, avec un zèle constant, la politique de Charles VII, comme celle du dauphin Louis, dans les circonstances où les événements le firent négociateur et arbitre des intérêts opposés.
Charles VII ne cessa d'entretenir les meilleurs rapports avec le nouveau légat. En 1435, sur l'ordre du roi, le gouverneur du Languedoc, manquant d'argent, dans l'attente du paiement de l'aide votée par les États, emprunte 10,000 moutons d'or à des marchands d'Avignon pour secourir Saint-Denys [225]. Mais les agissements des pères réunis à Bâle ne tardèrent pas à donner au roi une occasion de faire connaître aux Avignonnais ces dispositions favorables, tout en mettant à exécution un projet qui répondait aux secrets désirs de Charles VII. Au mois de juin 1436, le concile de Bâle livré à des querelles de personnes, était devenu le théâtre de violences regrettables et de discussions scandaleuses, à ce point que le cardinal de Pavie, Æneas Sylvius Piccolomini, appelait cette assemblée «la synagogue de Satan [226]». Charles VII, toujours désireux de mettre un terme aux divisions qui agitaient l'Église, avait envoyé à Bâle une ambassade pour demander que le pape fût traité avec respect et déférence, et qu'une ville fût désignée où seraient convoqués, en vue d'une union générale, les représentants de l'Église grecque [227]. Lyon réclamait pour elle, mais le concile hésitait entre Rome, Pise, Florence et Sienne. Le 7 mai 1433, le concile avait décidé, à une majorité très contestable, puisque beaucoup de membres ayant pris part au vote n'avaient pas droit de suffrage, que le concile se tiendrait soit à Bâle, soit à Avignon, soit dans une ville de Savoie. Le choix d'Avignon plaisait particulièrement à Charles VII qui voyait là une occasion d'accroître son prestige personnel et d'attribuer à la France un rôle prépondérant dans l'apaisement du schisme. Par lettres du 11 février 1433, le roi de France informa les pères du concile qu'il se prononçait pour Avignon [228]. Il promettait, à cette occasion, son concours le plus actif. Il enverrait à l'empereur de Constantinople des lettres pour l'engager à s'y rendre. Il donnerait un sauf-conduit aux prélats aragonais et autoriserait la levée d'une «décime» sur les bénéfices ecclésiastiques du royaume pour faire face à la dépense, mais à la condition que «cette décime» ne pourrait pas être perçue avant le mois de mai 1437 [229]. Les pères du concile étaient divisés en deux partis. Les uns, notamment les Grecs, repoussaient le choix d'Avignon pour une ville italienne, autant que possible une ville maritime, en vue des facilités de transport. Les cardinaux français et italiens, notamment Louis Alemand, cardinal d'Arles et le plus fougueux adversaire d'Eugène IV, Tedeschi, archevêque de Palerme, préconisaient le choix d'Avignon. Enfin, après un débat tumultueux, le concile décida, le 3 février 1437, que, si dans cinquante jours la ville d'Avignon n'avait pas compté les 70,000 ducats d'or dont elle s'était obligée à faire l'avance pour le transport des Grecs, on renoncerait au projet de transfert dans cette ville [230]. La communauté s'était mise en mesure de remplir des engagements écrasants pour ses finances. Charles VII, de son côté, par lettres patentes données à Montpellier, le 17 avril 1437, et confirmées le 10 mai suivant [231], prescrivit la levée «d'une décime» sur les bénéfices des seize personnes ecclésiastiques composant son conseil, hormis deux, et demanda même à la ville d'avancer au trésor royal certaines sommes sur ses ressources personnelles pour les frais occasionnés par la convocation du futur concile [232]. Mais la ville, malgré l'appel fait à tous ses concitoyens, ne put pas réunir la somme convenue. Du reste, dans l'intervalle, de graves événements s'étaient passés au sein du concile. Dans la réunion du 7 mai 1437, les deux partis, dit Héfelé, semblables à deux armées ennemies en présence, avaient été sur le point d'en venir aux mains [233]. La minorité, composée de la partie la plus saine du concile, ayant droit de suffrage, opta pour les Grecs et le choix d'une ville italienne. Le décret rendu par elle fut scellé avec le sceau du concile enfermé dans une armoire dont la serrure avait été forcée, ce qui équivalait à un faux. Malgré l'opposition de la majorité, composée des prélats français et de la masse des clercs et abbés n'ayant pas droit de vote, Eugène IV reconnut valable la décision de la minorité, et le choix d'Avignon fut définitivement écarté (7 juillet 1437) [234]. C'était un échec pour Charles VII et pour la France, mais Eugène IV triomphait. Au fond, le pape, s'il ne s'était jamais ouvertement prononcé contre le transfert à Avignon, ne partageait pas à cet égard l'opinion de la majorité des pères qui étaient ses plus ardents ennemis. Le souvenir des vexations et des déboires de Benoît XIII, dans cette même ville, hantait l'esprit du souverain pontife; l'accueil fait à son frère par les Avignonnais en 1432, et leur attachement à Carillo, légat du concile, n'étaient point de nature à l'encourager à se prononcer pour Avignon. Et nous croyons les appréhensions du souverain pontife justement fondées, car le transfert à Avignon, étant données les dispositions de la majorité, c'était la papauté livrée aux mains des cardinaux factieux. Cependant les pères restés à Bâle étaient trop irrités contre Eugène IV pour abandonner la lutte. Le 31 juillet 1437, ils proclament le pape contumace [235]. Le 18 octobre, ils suppriment la bulle transférant le concile à Ferrare et, le 14 janvier, ils prononcent la suspension d'Eugène IV [236]. De son côté, par lettres du 23 janvier 1437, Charles VII défend aux prélats de son royaume et du Dauphiné de se rendre à Ferrare [237] pour répondre à la convocation du pape. Le roi ne perdait pas espoir de faire revenir au choix d'Avignon. A cet effet, il écrivait à Jean Paléologue de s'y rendre, lui promettant qu'il y viendrait en personne et que, certainement le pape ne manquerait pas d'y assister [238]. Occupé, dans le courant de l'automne 1437, au siège de Montereau [239], Charles VII entretient encore les Avignonnais dans leurs espérances à propos du voyage des Grecs et de la translation du concile à Avignon: «Et avons tousjours ferme propos et intencion de aider et donner toute faveur et confort à vous et à toute la cité d'Avignon, en l'exécution de l'œuvre encommencée et ce mestier est vous garder et defendre saucunz vous vouloient donner empeschement ou porter dommaige à l'occasion de ce, et d'en escrire à nostre Sainct Père le Pape ou ailleurs ou besoin seroit.» Il insiste à diverses reprises auprès de l'empereur de Constantinople en disant que la nation de France avait mis en avant le choix d'Avignon [240].
Pendant ces pourparlers qui ne devaient pas aboutir, les pères du concile avaient consommé leur rupture avec le pape. Le 24 janvier 1438, Eugène IV était «suspendu» par l'assemblée de Bâle, et l'autorité pontificale était transférée au concile [241]. C'était le triomphe de la suprématie du concile sur la personne du souverain pontife, idée qui depuis le commencement du schisme, et surtout depuis Benoît XIII, avait fini par prévaloir dans les mœurs ecclésiastiques. Comme conséquence, et pour examiner les décisions prises par l'assemblée de Bâle, Charles VII convoqua à Tours, pour le mois de mai 1438, le clergé de France, qui tint sa réunion à Bourges, le 1er mai 1438. C'est de là que sortit la pragmatique sanction. Ces derniers événements, qui avaient profondément agité l'Église de France, mettaient fin au projet de la réunion du concile à Avignon. Mais la ville avait fait antérieurement des avances pour aller quérir les Grecs, et demandait, si elle n'avait pas le concile, à être remboursée de ses débours [242]. Charles VII, qui avait contribué personnellement à jeter la ville dans ce projet onéreux, donna satisfaction aux Avignonnais par lettres patentes datées de Bourges le 14 juillet 1438, en obligeant le paiement, tant dans le royaume qu'en Dauphiné, «de la décime» imposée sur les bénéfices ecclésiastiques, en vue de rembourser les 70,000 ducats d'or avancés par la ville et dont le roi avait profité. «Sur la quelle décime et les denierz que en ystroient les citoyenz et habitans d'Avignon devoyent estre paiés premièrement et avant tout euvre de certaine grosse somme de denierz quils ont payée pour aler quérir les empereur et patriarche de Constantinople et autres du pays de Grèce et les conduire et amener au dit lieu d'Avignon ainsi qu'il avait este traicté, accordé et promiz aux dits citoyens et habitanz d'Avignon.» Mais les avances de la ville furent partiellement perdues. En 1459 [243], les Avignonnais sont obligés d'envoyer en Savoie, en Dauphiné, à Lyon, à Mâcon, un ambassadeur spécial, Michel de Valperge, qui, muni d'une lettre de la collectairie, après l'assentiment de Jehan de Grolée, prévôt de Montjou, recueille pour le compte des Avignonnais de l'argent partout où il se trouve: «Je passeray au partir de ceste ville à Machon et à Lion et à Vienne et pour le pays du Dalfiné et pranderay tout argent que je troveray prest et tout envoieray jour de An [244].» On voit donc par ce document que malgré les engagements qu'il avait pris vis-à-vis de la ville d'Avignon, Charles VII n'avait pu la faire rentrer dans ses déboursés. Malgré la promulgation de la pragmatique, Charles VII ne cessa pas d'avoir avec Eugène IV des rapports cordiaux. Bien que le pape eût excommunié les pères du concile (4 septembre 1439) et que ces derniers en réponse eussent donné la tiare à Amédée VIII de Savoie (Félix V) (5 novembre 1439), le roi continua à ne reconnaître comme légitime que le pape de Rome, pour lequel il montrait la plus grande déférence, sans toutefois consentir à aucune concession relativement à la pragmatique.
De son côté, Eugène IV se ménageait l'appui de la France. L'année après que le concile eut été transféré de Florence à Rome (26 avril 1441), Eugène IV envoyait à Charles VII une ambassade avec mission de passer par Avignon pour saluer le cardinal de Foix, en vue de témoigner au roi de France toute sa déférence [245]. Le concile de Bâle tint sa dernière session le 16 mai 1443, en l'absence de Félix V, fixé à Lausanne. Il n'avait plus à compter, et faiblement encore, que sur l'appui de l'empire. Son rôle était fini et Eugène IV rentrait à Rome, le 23 décembre 1443 [246], avec le prestige d'une autorité fortifiée. Néanmoins, les chefs de la majorité, entre autres Louis Alemand, continuant la lutte, tentèrent de susciter des difficultés au Saint-Siège dans ses États d'en deçà, ce qui amena le projet de traité passé entre Eugène IV et le dauphin Louis, en novembre 1444, à l'insu de Charles VII.
CHAPITRE III
Le Dauphin Louis et le projet de traité secret
avec le Saint-Siège (novembre 1444).Le dauphin Louis.—Première tentative pour s'emparer d'Avignon et du comté Venaissin.—Négociations entre le Dauphin et le pape Eugène IV.—Rôle du cardinal de Foix.—Protestation des États.—Le projet échoue (novembre-décembre 1444).
Les relations de Louis XI avec les États pontificaux de France constituent l'un des chapitres les plus intéressants de ce règne et l'un des moins connus. Ni Mathieu, ni l'abbé Legrand, ni Duclos n'ont soupçonné ce côté, cependant si curieux, de la diplomatie secrète d'un souverain dont ils ont étudié la politique dans ses moindres détails. Parmi les auteurs contemporains, M. Legeay n'a rien tenté pour combler cette lacune. Seul, M. de Beaucourt, dans la remarquable étude qu'il a consacrée aux rapports de Charles VII avec son fils, a indiqué en quelques lignes les accusations portées contre le dauphin Louis que son père soupçonnait avec raison de vouloir mettre la main sur les possessions du Saint-Siège situées sur les bords du Rhône.
La politique de Louis XI, dans ses rapports avec les États du Saint-Siège, comprend cinq phases bien caractérisées:
1o (1444). Louis, dauphin, cherche à s'emparer de l'administration d'Avignon et du Comtat par voie de négociations secrètes engagées dans ce but avec le pape Eugène IV.
2o (De 1447 à 1452). Le dauphin noue plusieurs intrigues qui doivent lui faciliter l'occupation du Comté. Il lance indirectement des expéditions à main armée contre les frontière des États; des violences sont commises par les officiers et agents du dauphin contre les personnes et les biens des sujets pontificaux. Il soulève la question de la succession des Boucicaut et ne s'arrête que devant l'intervention directe de Charles VII.
3o (De 1463 à 1464). Louis XI se prépare à recueillir la succession du cardinal de Foix en imposant au Saint-Siège un légat à sa dévotion qui sera l'instrument de la politique royale à Avignon et dans le Comté.
4o (De 1468 à 1470). Louis XI, dont les visées ont été déjouées par le pape à propos de la désignation du successeur du cardinal de Foix, emploie tous les moyens pour obtenir que la légation d'Avignon soit donnée au cardinal de Bourbon, archevêque de Lyon. Il y réussit, et désormais l'influence française est prépondérante dans l'ancienne ville papale.
5o (En 1476). Le conflit entre le roi et Jules de la Rovère, légat pontifical, fournit à Louis XI un prétexte suffisant pour menacer d'une occupation militaire les possessions de l'Église, mais le serment de fidélité prêté par les Avignonnais au roi de France, à Lyon (juin 1476), apaise momentanément le mécontentement royal.
Charles VII avait donné à son fils l'administration du Dauphiné par lettres du 28 juillet 1440 [247], mais ce n'est qu'en 1445 ou janvier 1446 que, brouillé avec la Cour, Louis se retire définitivement dans son gouvernement et s'installe à poste fixe à Grenoble où il administre d'une façon indépendante «battant monnaie, levant des impôts, créant un parlement, fondant une université, courbant sous sa volonté le clergé et la noblesse, favorisant et anoblissant les bourgeois, épousant sans le consentement paternel Charlotte de Savoie, contractant des alliances avec ses voisins ou leur déclarant la guerre, exerçant en un mot le pouvoir d'une manière aussi absolue que si le Dauphiné avait été séparé de la France [248]». Mais auparavant le dauphin avait dirigé la campagne contre les Suisses, terminée par le combat de Saint-Jacques (26 août 1444) qui amenait Louis et ses troupes aux portes de Bâle [249]. Le concile, qui depuis bientôt treize ans siégeait dans cette ville, n'était plus que l'ombre de lui-même [250]; son plus puissant appui, Alphonse V, roi d'Aragon, avait fait sa paix avec Eugène IV qu'il avait reconnu comme pape légitime, et rappelé les évêques dont l'archevêque de Palerme, Tedeschi, était une des lumières du concile (juillet 1444). Dans l'intervalle, le pape Eugène IV était, après dix ans d'exil, rentré à Florence (28 septembre 1443), et le concile, abandonné successivement par ses premiers partisans, n'avait plus comme appui que l'Empire. Néanmoins, malgré son état de «léthargie», l'assemblée était encore redoutable pour Eugène IV. Il persistait à soutenir Amédée de Savoie, Félix V, contre le pape légitime, et il avait décidé, le 16 mai 1443, qu'à trois ans de là le concile serait transféré à Lyon [251].
Toutes ces décisions, bien qu'émanant d'une assemblée discréditée et sans force morale, n'en étaient pas moins une cause d'agitation menaçante pour la paix de l'Église et pour la personne du souverain pontife. Aussi ne faut-il pas chercher ailleurs la raison qui devait pousser Eugène IV à placer les États pontificaux de France sous la protection d'un prince assez puissant pour les défendre, dût la papauté les perdre pour toujours. Le concile soupçonnait sûrement les intentions du Saint Père, car, par décision du 26 septembre 1437 [252], il interdit formellement l'aliénation d'Avignon et du Comtat dont Eugène IV, disait-on, voulait se défaire par peur de voir un pape rival s'y établir. Les vues du pape s'étaient portées sur le dauphin de France. On ne saurait en douter en présence des témoignages de sympathie et des faveurs exceptionnelles qu'il accorde au dauphin Louis, précisément au moment où se termine la campagne contre les Suisses. Eugène IV alla-t-il, comme l'affirme M. Vallet de Viriville [253], jusqu'à engager le dauphin à dissoudre le concile? nous n'en avons aucune preuve. Mais nous savons qu'Eugène IV, par un rescrit du 29 août 1444 [254], conféra au dauphin le titre de Gonfanonier de l'Église. Ce titre était accompagné d'une pension de 15,000 écus romains sur les revenus de la chambre apostolique. Ces procédés de la part du pape donnaient la mesure de ses intentions sur le rôle qu'il destinait au dauphin, lorsqu'un événement d'une certaine gravité, qui eut pour théâtre Avignon même, contribua à rapprocher encore le Saint-Siège du dauphin de France, et donna naissance à des négociations secrètes qui devaient aboutir à la cession des États du Saint-Siège à l'ambitieux fils de Charles VII sous couleur de protectorat [255]. Le 15 septembre 1444 [256], un certain Hugolin Alemand, parent du cardinal d'Arles, Louis Alemand, un des prélats les plus influents du concile de Bâle et l'un des ennemis les plus acharnés d'Eugène IV, se présenta au lever du jour devant les portes de la ville, à la tête d'une troupe nombreuse de Savoyards armés, criant: «Vive Savoye et Papa Félix!» Les assaillants mettent garnison aux portes de la ville et occupent la porte du Pont. Cette tentative d'occupation d'Avignon à main armée au nom de l'anti-pape Félix V, avait été organisée secrètement par Louis Alemand et les pères du concile qui avaient compté sans l'énergie et l'activité toute militaires du légat d'Eugène IV à Avignon, le cardinal Pierre de Foix; mais celui-ci faisait bonne garde et pouvait opposer ses fidèles gascons aux aventuriers savoyards. Le cardinal appela aux armes tous les citoyens avignonnais et se mit lui-même à la tête des troupes. Après quelques heures d'une lutte acharnée, les assaillants furent mis en déroute, poursuivis dans les environs de la ville et pendus en grand nombre par ordre du cardinal de Foix. Eugène IV, informé de ce qui s'était passé, ordonna à l'évêque de Conserans, Tristan d'Aure, alors gouverneur de la place d'Avignon, de poursuivre avec la dernière rigueur les partisans de l'anti-pape et de ne faire aucun quartier aux prisonniers [257]. Alarmé par l'audace de ses ennemis, le pape chercha pour ses États un protecteur, et Vallet de Viriville [258] avance même que ce titre fut donné au dauphin Protector Venaissini, bien qu'aucune trace de cet acte ne subsiste dans les registres d'Eugène IV. Aux comptes secrets d'Eugène IV, nous trouvons à la date du 13 novembre 1444 une dépense de 158 florins et 25 sols pour l'achat de deux couvertures d'écurie, couleur écarlate, envoyées au dauphin par le pape comme cadeau de bonne amitié [259]. Ce que l'on ne saurait nier, c'est qu'à ce moment, et presque aussitôt après l'attaque d'Hugolin Alemand contre Avignon, le pape et le dauphin durent engager des pourparlers secrets en vue de la cession à Louis des possessions de l'Église sur la rive gauche du Rhône. Grâce aux registres des délibérations des États nous avons pu reconstituer toutes les phases de ces négociations si curieuses, et faire connaître un épisode de l'administration du dauphin Louis resté jusqu'à ce jour absolument inédit [260].
Le 24 novembre 1444, les États du Comtat se réunirent à Carpentras sous la présidence de Roger de Foix, abbé de Lézat [261], régent du Comtat et chargé, de la part du cardinal de Foix, son oncle, de faire aux élus une communication de la plus haute importance. Il expose aux représentants du pays que le pape Eugène IV a donné au dauphin Louis, fils du roi de France «le gouvernement et l'administration» du comté de Venaissin et de la ville d'Avignon: «Dominus noster papa Eugenius dedit et contulit regimen et gubernacionem presentis comitatûs Venayssini et civitatis Avenionensis illustrissimo principi domino Dalphino Viennensi, domini Francorum Regis filio [262].» La déclaration du régent avait un caractère de sincérité et de gravité particulier, en ce sens qu'il n'était, dans la circonstance, que le porte-parole du cardinal de Foix, légat du Saint-Siège à Avignon. Le régent affirmait que ledit cardinal avait vu, dans les mains d'un camérier secret envoyé par le souverain pontife, une cédule contenant les principaux articles de l'acte de donation qui devait être passé entre le représentant du Saint-Siège et un certain écuyer nommé Optaman(?), délégué spécialement, à cet effet, à Avignon, comme procureur du dauphin [263]. En exposant les faits, par ordre du cardinal de Foix, aux représentants du comté de Venaissin, le régent ne pouvait leur laisser ignorer que ce projet de cession était très mal vu du dit cardinal comme de lui-même; il ajoutait qu'il ne voulait pas, en présence de l'assemblée, se laisser aller à des écarts de langage de nature à déplaire au pape et au dauphin, mais qu'il ne pouvait s'empêcher de protester solennellement [264] contre la convention projetée. Après avoir fait cette déclaration, le régent, suivant l'usage, quitta la salle des séances pour laisser les élus délibérer en toute liberté sur les mesures à prendre. Le surlendemain, les États se réunirent dans le local habituel (26 novembre 1444) pour examiner la conduite à tenir à la suite des déclarations de Roger de Foix. Après une longue délibération, ils décidèrent d'envoyer à Avignon, auprès du cardinal-légat, une véritable commission d'enquête chargée de provoquer les explications du cardinal et de rapporter sa réponse aux États [265]. La délégation comprenait Jehan de Beaudiera, prieur de Bédoin, de l'ordre des Bénédictins, licencié ès-lois; pour les nobles, Gauffredi de Vénasque; pour la judicature de l'Isle, noble de Sades du Thor; pour la judicature de Valréas, seigneur Pierre Dauphin junior, juge de Valréas, et pour celle de Carpentras, Bertrand d'Alauzon et Gérard de Pernes. Les ambassadeurs des trois États se mirent en route pour Avignon où le cardinal-légat les reçut en audience et ne fit que leur répéter en détail ce que son neveu Roger de Foix avait déjà exposé à l'assemblée du pays, en protestant très énergiquement contre les intentions du Saint-Père.
Les délégués rentrèrent à Carpentras le 28 novembre 1444 et, le soir même, ils rendaient compte de la mission dont ils avaient été chargés. C'est alors que les États résolurent, en assemblée générale, d'envoyer au pape une ambassade, à Rome, à l'effet de protester contre ce projet de cession des domaines de l'Église au dauphin, en déclarant de la façon la plus formelle que les populations du Venaissin voulaient rester sous la domination pontificale et sous le gouvernement du cardinal Pierre de Foix. L'ambassade avait pour instruction de remontrer au pape: «que le comté de Venayssin et la ville d'Avignon, étant propriétés de l'Église romaine, offraient un refuge assuré à tous les chrétiens de l'univers, Français, Anglais, Espagnols, Allemands qui avaient coutume de la visiter en se rendant à Rome, d'y demeurer et d'y faire leurs affaires en toute sécurité. Les bannis de tous les pays trouvaient sur la terre papale un refuge assuré, et le jour où les États cesseraient d'appartenir au Saint-Siège, c'en était fait de cette réputation de ville hospitalière et libre dont Avignon jouissait en pays étrangers [266]».
Il est à croire qu'en présence de l'attitude de ses sujets, tant à Avignon qu'à Carpentras, Eugène IV renonça à son projet, et les pourparlers déjà très avancés, comme nous l'avons vu, furent abandonnés. Aucun document ne nous autorise à croire que Charles VII ait eu connaissance des relations de son fils avec le souverain pontife; mais, à coup sûr, comme nous le verrons plus tard, il n'eût pas manqué de condamner sévèrement ce marché.
Quoi qu'il en soit, inquiet sans doute de l'agitation que pouvait provoquer en deçà des Alpes l'aliénation des terres de l'Église, Eugène IV s'empressa de démentir les affirmations du cardinal de Foix. Dans un premier bref adressé aux États du Venaissin le 20 novembre 1444 [267], il déclare que jamais il n'a eu la pensée d'aliéner les terres et les droits de l'Église romaine, mais qu'il s'est, au contraire, toujours efforcé de les étendre, et que les États ont pu constater qu'il a fait tous les sacrifices possibles pour les protéger contre les ennemis de l'Église. Il les engage à ne rien croire des faux bruits qui ont été mis en circulation; il les invite à vivre dans la fidélité et l'obéissance de l'Église et à se soumettre respectueusement à l'autorité du légat Pierre de Foix. Ce premier bref, si on le remarque, est adressé quatre jours avant la séance où Roger de Foix dénonce aux États la conduite du pape. Aussi il est vague, sans fait précis, et plutôt destiné à effacer la fâcheuse impression produite par la divulgation des intentions du Saint-Siège. Dans un second bref de décembre 1444 [268], Eugène IV, voulant dissiper tout malentendu, fait savoir aux États qu'il a été instruit de certains propos «disseminatos sermones» répandus au sujet d'un projet d'aliénation des terres de l'Église au dauphin Louis. Il les informe qu'il n'a jamais eu l'intention de se séparer d'eux, mais qu'au contraire il entend conserver ses États sous le gouvernement de l'Église et du pape, et qu'il veut que désormais, comme dans le passé, ils ne cessent pas d'obéir au cardinal-légat. Deux brefs analogues étaient envoyés en même temps, et presque à la même date, aux consuls d'Avignon, pour les rassurer sur les intentions du Saint-Siège à leur égard [269].
Malgré l'énergie de ces dénégations, et quelque habileté qu'Eugène IV eût mise à cacher ses desseins, il n'en est pas moins vrai qu'un projet de cession des États citramontains de l'Église au dauphin Louis, vers la fin de l'année 1444, a existé, et nous venons d'en fournir des preuves irréfutables. Quelle a été la part du futur Louis XI dans ces négociations? Il serait difficile de le dire, et aucun document ne permet même de le soupçonner. Il est hors de doute que, dans cette occurrence, l'initiative n'appartient pas au dauphin, qui certainement était flatté de la confiance du pape, mais à Eugène IV, qui préférait renoncer au besoin aux possessions de l'Église en deçà des Alpes que de les voir tomber entre les mains d'un rival suscité et soutenu par le concile de Bâle. Avec son expérience des hommes et des choses, son grand bon sens et son énergique volonté, le cardinal-légat Pierre de Foix comprit le danger que ce projet faisait courir à la papauté, et c'est certainement son intervention auprès d'Eugène IV qui amena la rupture des négociations et le maintien des Avignonnais et des Comtadins sous l'autorité du Saint-Siège.
CHAPITRE IV
Le dauphin Louis et ses agissements vis-à-vis
des États citramontains de l'Église(1444-1461).
L'héritage des Boucicaut.—Invasion à main armée du Venaissin par les agents du Dauphin.—L'expédition de Troyhons (1450).—Intervention de Charles VII.—Ambassade de Jehan de Lizac à Avignon (mars 1451).—Mission du cardinal d'Estouteville (1452).—Les dernières intrigues du dauphin.
Malgré l'échec de leur combinaison, le dauphin Louis et Eugène IV n'en restèrent pas moins d'excellents amis [270]. Fixé désormais dans son gouvernement du Dauphiné, entouré de familiers sûrs et dévoués, Louis put donner libre cours à «ce talent d'intrigues et d'agissements occultes qu'il devait pousser si loin [271]». Naturellement, toute son attention devait se porter sur ses voisins. Nous le voyons successivement, dans une pensée politique qui, du reste, lui fait le plus grand honneur, chercher à étendre vers le midi les limites de son Dauphiné, comme il travaillera plus tard à pousser plus loin les frontières de son royaume, tout en donnant aux provinces cette cohésion qui est la première condition de l'unité territoriale et politique d'un grand État.
La pensée dominante du règne de Louis XI, et que la plupart de ses historiens ont à peine soupçonnée, c'est l'occupation du littoral de Provence qui doit donner à la France la prépondérance sur la Méditerranée. Déjà ce dessein caché se fait jour dans l'administration du dauphin, et c'est morceau par morceau, peut-on dire, que Louis cherche à s'annexer successivement les territoires qui séparent le domaine royal des possessions de la seconde maison d'Anjou. Sur sa route, il devait rencontrer comme une barrière les terres de l'Église, mais il n'était pas prince à reculer devant cet obstacle. Un premier échange avec le duc de Savoie (4 avril 1446) [272] donne à Louis les comtés de Valentinois et de Diois pour le Faucigny, province éloignée, sans importance, alors que les pays échangés confinaient aux domaines de l'Église et donnaient libre accès dans la vallée du Rhône. De là à mettre la main sur Montélimar, il n'y avait qu'un peu d'adresse diplomatique et elle ne manquait pas au dauphin. Les papes avaient, il est vrai, depuis 1228 [273] des droits incontestés sur Montélimar que ne détruisaient pas les prétentions des rois de France sur cette ville. Une première fois, le dauphin, par lettres patentes datées de Nancy, le 29 mars 1445, avait abandonné ses droits sur Montélimar en faveur d'un certain Arrighi, mais la donation n'eut pas de suite [274]. Le 22 juillet 1446 [275], Eugène IV, pour des raisons inconnues renonça à sa part de droits sur Montélimar en faveur du même Arrighi; mais comme pour le Venaissin en 1444, cette donation provoqua parmi les habitants de la seigneurie de Montélimar une vive émotion; une ambassade fut envoyée auprès du souverain pontife pour lui remontrer que la portion de ladite seigneurie, appartenant à l'Église, ne pouvait être aliénée sans compromettre la sécurité d'Avignon et du comté Venaissin, «cum sit clavis et introitus dicti comitatûs [276]». L'ambassade obtint l'annulation de la donation consentie à Arrighi, qui n'était peut-être que le fidéi-commis du dauphin, mais la proie était trop tentante pour que ce dernier la laissât échapper. On le voit, à ce moment même, entretenir les relations les plus étroites avec Eugène IV, qui lui fait payer par Robert Damien, archevêque d'Aix, une somme de 20,000 florins [277] sur les revenus des églises de France. Depuis longtemps, d'autre part, Louis négociait des traités secrets avec le cardinal de Foix, qui avait sans doute pour mission de préparer les bases d'une convention destinée à mettre Montélimar entre les mains du dauphin de France. Les conditions du nouveau traité furent discutées à Romans (mars 1447) entre Louis et Pierre de Foix et approuvées par le successeur [278] d'Eugène IV, Nicolas V. Mais le traité définitif ne fut signé que le 13 mai 1447 à Carpentras [279]; il porte la signature de Louis et de Pierre de Foix. Le dauphin rendait au pape le château de Grillon et recevait en échange la seigneurie de Montélimar, ou du moins «la part et porcion que le sieur de Grignen soulait tenir de Monteil Aymart tenu en fie et hommaige de mon dit sieur pieca baillée à Nostre Saint-Père le Pape par le dit de Grignen». C'était, pour la chambre apostolique et la papauté un marché de dupe [280], car Louis gardait pour lui la part la plus considérable; en outre, il s'engageait à rendre hommage pour la seigneurie nouvellement acquise au recteur du Comtat. Il se garda bien de tenir sa parole et c'est là, nous le verrons plus tard, un des griefs principaux portés à Rome contre le dauphin, en 1461. Cette acquisition de Montélimar par le fils du roi de France mettait désormais Avignon et le Venaissin à sa merci; sa politique, du reste, à ce moment, avait dans la ville des papes un agent tout dévoué, le cardinal de Foix, et c'est à coup sûr sous l'inspiration de ce dernier que le conseil de ville d'Avignon délibère, le 27 avril 1447, d'offrir 50 florins en vaisselle d'argent «au sérénissime dauphin de Viennois [281]».
Cette année même, au mois de novembre 1447, une ambassade est envoyée à Carpentras par le dauphin. Les archives municipales nous en fournissent la preuve indéniable [282]. Quel était le but de cette ambassade? Nous ne saurions le dire, mais le dauphin, ayant des moulins à Carpentras depuis de longues années [283], profitait peut-être de ce prétexte pour sonder les dispositions des États et chercher une cause qui l'amenât à intervenir dans les affaires intérieures des vassaux du pape. Peut-être encore est-il permis de supposer qu'il s'agissait de la ratification du traité passé en mai de la même année? En présence de la pénurie des documents, on peut se demander, avec quelque raison, si déjà, dès 1447, le dauphin Louis ne se portait pas en revendicateur des biens et héritages des neveux du maréchal Boucicaut, les fils de Geoffroy le Meingre, mort en 1429, et que nous voyons figurer dans un acte authentique du 23 juin 1452 extrait des archives de Valréas [284] Louis le Meingre [285] et Jean le Meingre. Nous croyons donc pouvoir supposer avec quelque fondement que là est le véritable but de l'envoi à Carpentras des gens du dauphin en novembre 1447.
Nous ne croyons pas avoir à revenir sur l'origine de cette question, assez obscure du reste, que nous avons cherché à élucider ailleurs autant que les documents à notre disposition nous l'ont permis. Rappelons seulement en quelques mots l'état de la question au moment où le dauphin s'établit dans son gouvernement.
Malgré les efforts et les bonnes dispositions du cardinal de Foix, le litige qui s'était élevé au sujet de l'attribution des biens de la succession du maréchal de Boucicaut et de son frère Geoffroy était resté pendant. A la demande du dauphin, les États se réunirent à Carpentras, en 1448 [286], pour délibérer sur la réponse à faire aux revendications des héritiers. Les élus ne purent s'entendre. Mais Louis devient plus pressant et informe l'assemblée du pays que les Boucicaut l'ont chargé de faire valoir leurs droits [287] et il appuie sa réclamation par une lettre qu'il confie à deux des familiers de son hôtel, maître Ferraudiz «maistre des requestes» de l'hôtel du dauphin, et Anthoyne d'Alauzon, «escuier de son escuerie [288]»; il fait savoir aux États qu'ils doivent «adjuster plaine foy et créance à tout de ce que de nostre part ils vous diront». La missive était écrite de Romans le 15e jour de may 1450. Introduits au sein de l'assemblée les envoyés y exposèrent l'objet de leur voyage au sujet des Boucicaut, mais aucune conclusion ne fut prise [289].
Mécontent de la mauvaise volonté des représentants comtadins, Louis emploie la menace et fait avancer quelques soldats pour intimider les officiers pontificaux. Le cardinal de Foix cherche à calmer l'irritation du dauphin et dépêche auprès de lui le gouverneur d'Avignon, Tristan d'Aure, évêque de Conserans, qui ne fut pas reçu. De son côté, le dauphin expédiait au cardinal-légat le sieur d'Estissac [290], avec mission d'exposer à Pierre de Foix ses revendications et d'insister pour le paiement d'une somme de 6,000 fr.; à cette condition il promettait d'oublier ses griefs. Les exigences de Louis portées à la connaissance des États, ceux-ci donnèrent pleins pouvoirs au cardinal de traiter pour une somme aussi modérée que possible (27 octobre 1450).
Au fond, les réclamations présentées aux États par le dauphin de France, pour le compte des Boucicaut, n'étaient qu'un prétexte que ce dernier cherchait pour avoir l'air de les mettre dans leur tort, et avec l'intention calculée de justifier les attaques et les violences de toutes sortes dont ses propres officiers et lui-même allaient, dans le même temps, se rendre coupables vis-à-vis des vassaux de sa Sainteté. Bien décidé à combattre le pouvoir temporel des évêques en Dauphiné, Louis engageait la lutte sur les propres domaines de l'Église sans aucun ménagement. Cette résolution se montre partout au moment même où il refuse de reconnaître la suzeraineté de l'évêque de Grenoble, coseigneur de la ville, et l'oblige à lui rendre hommage à lui-même (18 octobre 1450); il suit une politique semblable vis-à-vis des villes et villages appartenant au Saint-Siège, mais enclavés en Dauphiné [291]. Nyons, Vinsobres, Mirabel-les-Baronnies étaient en Dauphiné, mais le dauphin devait prêter hommage pour ces villes au recteur du Comtat, ouvrir les portes quand le recteur se présentait, faire arborer pendant un jour les armes des papes au sommet de la tour de la ville et payer chaque année un marc d'argent. Louis refusa énergiquement sur tous ces points de donner satisfaction au Saint-Siège [292].
Presque aux confins de la seigneurie de Montélimar était la terre de Pierrelatte qui faisait partie du comté Venaissin. Les papes avaient droit à l'hommage des coseigneurs de cette terre, qui le prêtaient au recteur du Comtat. Louis secrètement excite les vassaux du Saint-Siège à la révolte, et à partir de 1450 [293] ceux-ci refusent de rendre hommage au recteur, prétendant qu'ils ne le devaient qu'au dauphin. Ce premier coup porté aux droits du Saint-Siège fut suivi d'un second beaucoup plus grave, puisqu'il s'agit d'une véritable confiscation d'un territoire pontifical. La même année, en effet, à la suite d'une rixe qui avait éclaté entre les habitants de Caderousse et des sujets de la couronne, au passage du Rhône, quelques-uns de ces derniers ayant été blessés ou tués, le dauphin exige des États et du légat une somme de 4,000 écus comme compensation des torts faits à ses vassaux, et n'étant qu'à demi satisfait de ces concessions, Louis met la main sur Pierrelatte [294].
La Chambre apostolique eut à subir également une nouvelle injustice de la part de Louis. Cette dernière, depuis un temps immémorial, avait le droit de percevoir à la Palud [295] un ducat par boisseau de blé transporté sur le Rhône. Le dauphin contesta ce droit et refusa de se rendre aux observations de la cour de Rome. Ces vexations répétées produisirent à Avignon et dans tout le Venaissin un vif mécontentement, et après délibération, il fut décidé qu'une ambassade serait envoyée simultanément au pape et à Charles VII, avec mission de dévoiler au roi la conduite odieuse de son fils. La minute de ce document nous a été heureusement conservée [296]. Le mémoire rédigé sans aucun doute sous l'inspiration du cardinal de Foix relatait tous les faits dont il vient d'être parlé. A côté, et pour mieux montrer combien étaient légitimes les plaintes des Avignonnais et des Comtadins, le mémoire faisait allusion à quelques menus griefs dont Louis croyait avoir à se plaindre. Il y était dit entre autres que le dauphin passant une nuit à la Palud, le capitaine du lieu, ignorant qui il était, avait refusé de lui ouvrir les portes. Autre grief: un certain Aynard, dit le seigneur des Marches, se tenait dans une tour appelée le Burset et dépouillait, capturait ou tuait les personnes d'Avignon et du Venaissin qui venaient à passer à portée de ses gens. Le cardinal de Foix voulant pourvoir à la sûreté commune, le fit déguerpir à main armée. Le dauphin prit cet acte de vigueur pour une «injure personnelle», bien que la tour de Burset fût située en Provence, dans le domaine du roi de Sicile, et que ce dernier eût autorisé le légat à expulser ledit seigneur des Marches même manu militari. Le dauphin se plaignait encore d'un outrage qu'il aurait reçu des habitants de Bollène qui avaient enlevé du territoire de Bozon, appartenant au Comtat, et hors de sa juridiction, les poteaux portant ses armes et panonceaux, et réclamait de ce chef une grosse indemnité pécuniaire. Forts de leur bon droit, les sujets du pape objectaient à leur tour que les officiers du Dauphiné empiétaient sur les États du Saint-Père, plantant çà et là les armes de leur seigneur, comme ils l'avaient fait à Caromb, aux portes de Carpentras, devant un verger d'oliviers, propriété de François de Ponte. En outre, ils accordaient à des Comtadins la sauvegarde du dauphin, ainsi que cela s'était vu naguère pour la garde des tours de Piolenc.
Enfin, les mêmes officiers, quoique le château des Pilles fût du domaine de l'Église et de la juridiction de Valréas, avaient sommé le seigneur de ce lieu de comparaître devant eux pour souscrire en faveur du dauphin l'hommage de son fief [297].
La mesure était comble, et toutes ces plaintes accumulées furent portées à la connaissance de Charles VII par le pape et par le cardinal de Foix dans les derniers mois de 1450. Au moment où les doléances des Avignonnais parvinrent à la Cour, la situation entre le dauphin et son père était très tendue. Le roi se trouvait, depuis le commencement de l'hiver, aux Montilz-les-Tours, dont il avait fait sa résidence de prédilection. C'est là qu'entouré d'une foule de seigneurs appartenant aux plus anciennes familles de la noblesse française, Charles VII donnait des fêtes splendides tout en dirigeant avec habileté les affaires de l'État [298]. C'est au milieu de cette Cour hostile au dauphin que furent apportées les nouvelles des attentats dont il s'était rendu coupable vis-à-vis des vassaux du Saint-Siège. Charles VII, fort courroucé des allures indépendantes de son fils, le faisait surveiller étroitement; il n'ignorait pas son projet de mariage avec Charlotte, fille du duc de Savoye, qui était contre sa volonté. Déjà, un an auparavant (février 1450), Charles VII avait envoyé auprès de son fils Thibaud de Luce [299], évêque de Maillezays, chargé de faire au dauphin de vifs reproches sur les points suivants: «Il avait mécontenté le roy par son attitude à l'égard des églises du Dauphiné; la rumeur publique l'accusait, en outre, «de vouloir s'emparer d'Avignon et du Comtat», ce qui serait contre Dieu et contre l'Église [300].»
Les lettres du cardinal de Foix et des consuls d'Avignon durent mettre le comble à la colère du roi contre son fils, et au mois de février 1451 Charles VII paraît se résoudre à une action énergique. Nous en trouvons l'indice dans l'envoi simultané de deux ambassadeurs, l'un à Chambéry, «le Roi d'armes de Normandie», qui devait notifier au duc de Savoie l'opposition formelle de Charles VII au mariage du dauphin avec la princesse Charlotte; l'autre, de «Jean de Lizac», premier sergent d'armes de la maison du roi, qui recevait l'ordre de se rendre en toute hâte à Avignon pour faire connaître aux syndics de la ville et au cardinal de Foix les intentions de Sa Majesté. Nous avons pu retrouver dans les registres des délibérations du conseil de ville la copie des instructions royales, que nous reproduisons in-extenso, et la réponse des Avignonnais auxdites instructions: