Louis XI et Les États Pontificaux de France au XVe siècle
«Instruction de par le Roy à Jehan de Lizac, premier huissier d'armes dudit sire, sur ce qu'il a affaire par devers le Cardinal de Foyx et les bourgeoys et habitans de la cité d'Avignon, touchant la matière dont cy après est faicte mencion:
«Premièrement, s'en yra par ses journées jusques au dit lieu d'Avignon. Et en son chemin et au dit lieu d'Avignon se informera et enquerra là où il verra estre affaire et par bons moyens se aulcuns traictez se sont fais ou font avecques monseigneur le dalphin ou aultres de par luy, de bailler et mettre ès mains de mon dit seigneur la ville d'Avignon et conte de Venissy, et par quelles gens et moyens la chose se doit fere se ainsi est [301].
«Item et suppose que les choses dessus dites soyent vrayes ou non. Après les salutations accoustumées, présentera les lettres closes que le roy escript au dit cardinal de Foix. Et après aus dits manans et habitans de la dite ville d'Avignon.
«Item et pour sa créance leur dira que dès pieca et puis naguères nostre saint père (Nicolas V) a fait savoir au roy, par lettres et de bouche, et espécialement et dernièrement, par le doyen de Ségobie, les grands maulx et entreprinses que continuelement se faisoient par les gens du dict monseigneur le dalphin et de son adveu, sur les terres et seigneuries de notre dit saint père et de la sainte Église catholique, et sur ses hommes et subgetz. Et principalement sur ceulx du dit lieu d'Avignon et du dit conte de Venissy et autres des dites Marches. Et de ce a esté pareillement adverti le roy par le dit cardinal d'Avignon, en requérant instamment au roy provision sur ce.
«Item dira ledit de Lizac que, après ces choses, le roy a fait savoir aus dits cardinal et habitans que les entreprises dessus dites navaient point été faites par adveu ne de son sceu et consentement, mais en avoit esté et estoit très desplaisant et courroucé. Et que quant aucuns feroient ou porteroyent dommage à notre dit Saint-Père et aux terres et seigneuries de l'Eglise et subgets d'icelle. Et il estoit requis en ayde qu'il si employeroit en toutes manières possibles au bien et honneur de notre dit Saint-Père et à la conservation des droits de ladite Esglise.
«Item dira que nonobstant toutes ces choses on a puis naguères rapporté au roy que aulcuns font avecques mon dit seigneur le dalphin ou avec autres de par luy certains traictiez ou accors de bailler ou faire bailler à mon dit seigneur le dalphin les dits villes d'Avignon et conte de Venissy qui seroit, se ainsi estoit, chose préjudiciable à notre dit Saint-Père le pappe et en son grant préjudice et dommage et diminucion des droits et seignories de lui et de l'Esglise. Et lesquelles choses le roy ne peut bonnement croire que ainsi soit.
«Item dira pour celle cause le roy l'envoye par delà expressément pour les advertir des choses dessus dites et obvier à icelles. Et pour leur dire et remonstrer que se la chose advenoit, ce qu'il ne pourroit bonnement croyre, le roy y prendroit très grant desplaisir et nen pourroit estre content, et seroit contraint de y donner provision à l'onneur de notre dit Saint-Père et du Saint-Siège apostolicque telle qu'il appartiendroit.
«Item et tout ce qu'il trouvera touchant les choses dessus dites et aultres deppandans de la matière, rédigera par escript, et les rapportera au roy pour procéder au surplus ainsi qu'il appartiendra.
«Faict aux Montilz-lez-Tours, le VIIIe jour de mars l'an mil CCCCLI.
«J. de Laloëre.»
Coppia littere responcionis tradite dicto Johanni de Lizacco primo hostiario regio:
«Très hault, très puissant prince et très redoubté seigneur. Nous nous recommandons à vous tant et très humblement que fere povons. Très haut, très puissant prince et très redoubté seigneur, plaise vous savoir que nous avons receues vos gracieuses lettres avec honneur et révérence à nous possible par votre premier huissier Jehan de Lizac et si avons oye sa créance et bien entendue. Contenant en partie comme ainsi que comme l'on vous a rapporté que nous voulions mettre ceste cité d'Avignon hors des mains de l'Esglise et aultrement. Sur quoy, très humblement vous rescripvons que au disposer de ce que notre loyalté ne requierre que jamais n'a esté ne ne sera en notre pensée par ainsi que de ceste matière avons parlé et en parlement avecques le très révérend père en Dieu, Monsieur le cardinal de Foix, vicaire et légat de notre Saint-Père le pappe. Duquel seigneur sommes seurs et certains que jamais n'a esté ne sera son entencion de le faire. Et se l'on vouloit entreprendre de faire le contraire, le dit monseigneur le cardinal et nous y résisterons de notre force et de tout notre povoyr tous les jours en espérance de votre bon ayde et confort ainsi que plus à plain avons dit et remonstré audit de Lizac. Et, au brief, vous certifions plus au long par message exprès. Lequel monseigneur le cardinal pareillement vous en rescript. Très hault, très puissant prince et très redoubté seigneur, de votre bon advisement et très nobles propos sommes toujours et avons esté bien advisez, donc à votre royal magesté tant et si humblement que plus povons et remercions, car Dieu mercy, par votre magesté tant que luy a esté possible de sa bénigne grâce comme vray bras dextre et protecteur de l'Esglise et subgets d'icelle, avons esté de plusieurs dangiers et affaires à ceste cité contraires gardez et préservez. Et aussi avons esté toujours et encore sommes en bonne espérance que toujours votre magesté ne daignera penser ou faire souffrir estre fait le contraire, mais comme avez de bonne coustume votre magesté nous aura toujours en sa grâce et espéciale recommandacion. Pour ce, très hault, très puissant prince et très redoubté seigneur, très humblement vous supplions qu'il vous plaise de nous mander et enjoindre tous vos très nobles plaisirs et services pour les acomplir de très bon cuer sans faillir, avec povoir du plaisir de Dieu qui vous doine bonne vie et longue et acomplissement de vos très nobles plaisirs.
«Escript en Avignon le premier jour d'avril.»
En outre de ses instructions, Jean de Lizac apportait au conseil une lettre du roy, dont nous reproduisons l'original inédit conservé aux archives de la ville.
Copie de la lettre que Charles VII fit remettre aux consuls d'Avignon par Jean de Lizac, premier huissier d'armes dudit sire (8 mars 1451):
«Charles par la grâce de Dieu roi de France,
«Tres chiers et bons amys, vous savez assez les grans plaintes et doléances que notre Saint-Père le pappe, par ses lettres et aultrement nous a despieca, et puis naguères faites touchant les entreprinses que notre beau filz le dalphin et aultres de par luy et a son adveu ont puis naguères fait sur ses hommes et subgetz et sur les terres et seigneuries de l'Esglise. Et pareillement nous en a escript notre tres chier et amé cousin, le cardinal de Foix, et aussi nous en avez escript. Sur quoy nous avons fait scavoir notre voulonté et intencion bien a plain. Néantmoins nous avons puis naguères entendu que aulcuns traictiez accors et convencions se maynent et conduisent avec notre dit filz de luy bailler ou à aultres de par luy la ville d'Avignon et conte de Venissi, lesquelles choses se elles se mettoyent à exécution seroient au grant grief préjudice et dommage de notre dit Saint-Père et du Saint-Siège apostolique veu le conseil que scavez que notre dit filz a de présent avecques luy, comme avons fait savoir bien aplain à notre dit cousin le cardinal. Sy vous signifions ces choses affin que y mettiez remedde et provision convenable. Car se la chose advenoit, ce que ne pourrions bonnement croyre, nous y prendrions tres grant desplaisir et serions contrains de y donner provision à lonneur de notre dit Saint-Père et dudit Saint-Siège apostolicque telle quil appartiendra. Ainsi que plus à plain avons dit et déclaré de bouche à Jehan de Lizac escuier, notre serviteur et premier huissier d'armes, porteur de ces présentes pour le vous dire et rapporter. Sy le vueillez croire et adjouster foy ad ce que de par nous vous en dira.
«Donné aux Montilz lez tours, ce VIIIe jour de mars [302],
«Charles,
«de la Loëre.»
Il ressort des documents produits ci-dessus que Charles VII soupçonnait fortement son fils de méditer l'occupation des États citramontains du Saint-Siège et de cacher ses ténébreux desseins, avec la complicité du cardinal de Foix dont le rôle et l'attitude dans cette circonstance peuvent paraître très équivoques. Quoi qu'il en soit, les consuls d'Avignon s'empressèrent d'adresser au roi cette missive dans laquelle ils se défendaient très énergiquement de vouloir «mettre ceste cité d'Avignon hors des mains de l'Esglise et aultrement». Ils donnent comme garantie de la loyauté de leur parole l'approbation du cardinal-légat: «duquel seigneur sommes seurs et certains que jamais n'a esté, ne sera son entencion de le faire. Et se l'on vouloit entreprendre de faire le contraire ledit monseigneur le cardinal et nous y resisterons de notre force et de tout notre povoyr, tous les jours en espérance de votre bon ayde et confort, ainsi que plus a plain avons dit et remonstré au dit de Lizac.» Le conseil de ville envoyait en outre au roi un messager exprès chargé d'assurer Sa Majesté, au nom du conseil et du cardinal de Foix, de leurs sentiments de respectueuse déférence et de dévouement à la couronne [303].
Louis, alors en Dauphiné, eut presque aussitôt connaissance des rapports adressés au roi contre lui. Il en conçut une violente irritation contre les Avignonnais, et comme nous le verrons dans un autre chapitre, cette rancune subsistait encore dix ans après, car ce fut le premier reproche que Louis, devenu roi, adressa aux ambassadeurs d'Avignon dans l'audience qu'il leur accorda [304] (7 décembre 1461). Quant au cardinal, avec une grande souplesse diplomatique, qui est le fond même de son caractère, il sut, sans déplaire au dauphin, laisser croire à Charles VII que jamais les droits des papes n'avaient été en d'aussi bonnes mains que les siennes. En somme, ni du côté de la Savoie, ni du côté d'Avignon, Charles VII n'obtenait satisfaction. Bien plus, l'attitude et les nouveaux agissements du dauphin montrèrent chez lui une intention de plus en plus arrêtée de braver les ordres de son père.
En effet, moins de trois mois après l'envoi de l'ambassade à Charles VII, au moins de juin 1451, la peste sévissait à Avignon et, comme d'usage, toutes les personnes aisées qui avaient pu se procurer un logis à la campagne avaient fui le foyer de l'infection. Allemand de Pazzis [305] et Louis Gaspardini, qui étaient de ce nombre, avaient cherché un refuge au lieu d'Entraigues [306] (Inter aquas) avec leur famille.
Sur ces entrefaites, un nomme Pierre Troyhon [307], ancien trésorier du roi René, organisa une troupe d'hommes d'armes, archers et varlets, et se porta secrètement avec tout son monde par une marche rapide sur Entraigues, dans le Venaissin, où il arriva de nuit et quand tout le monde était couché. Ces brigands se saisirent de Pazzis et de Gaspardini qui reposaient dans leur chambre, et les firent prisonniers avec toute leur famille. Ils s'emparèrent de leurs joyaux et de leur numéraire et abandonnèrent le reste au pillage de leurs gens. Ils emmenèrent ensuite leurs prisonniers avec leurs femmes et leurs enfants à travers le Valentinois jusqu'au château d'Ésau [308], qui est sur les limites du comté, et les retinrent ainsi pendant près de huit mois, jusqu'au moment où ils purent obtenir leur liberté en acquittant une rançon de 6,000 écus [309]. Là ne s'arrêtèrent pas les exploits de Troyhon. La même année, ce détrousseur de grand chemin, fort de l'appui du dauphin et des héritiers de Boucicaut [310], se jette avec ses bandes armées sur Valréas, ville importante du Comtat, ravageant les villages, saccageant les récoltes et faisant de nombreux prisonniers. Plusieurs d'entre eux, hommes, femmes, enfants, sont impitoyablement égorgés. Le produit du butin emporté par ces brigands dans deux incursions successives est évalué à 2,000 écus. La sécurité même d'Avignon et de Carpentras est menacée et les États se réunissent pour voter une taille extraordinaire contre Troyhon et ses routiers [311]. Après Valréas, c'est le tour de La Palud où les bandes de Troyhon enlèvent et conduisent au château d'Ezahut un noble personnage appelé Chollet, officier du Saint-Siège, qui ne fut relâché qu'après une longue détention et moyennant le versement d'une rançon de 300 écus [312].
La complicité et l'intervention du dauphin dans ces agressions et ces menaces multipliées n'étaient pas douteuses, mais elles se manifestent ostensiblement dans la personne du capitaine de Mirandol, à la solde de Louis, qui quitte, peu après Troyhon, le Dauphiné pour faire une incursion dans le Comtat (1452) et enlève deux marchands d'Avignon avec leurs chevaux, leurs bagages et leur argent.
Non contents d'user de violence à l'égard des Comtadins, les officiers du dauphin contestaient la juridiction du légat et refusaient de rendre à leurs juges naturels les coupables, alors même que l'autorité pontificale les réclamait sous peine d'excommunication. C'est ainsi qu'un changeur avignonnais nommé Sampini, accusé d'avoir fabriqué de la fausse monnaie à Montélimar, est emmené dans le Valentinois où les officiers delphinaux ouvrent une enquête contre lui. Le cardinal de Foix réclame le faux-monnayeur comme justiciable des tribunaux de son pays d'origine, mais les officiers du dauphin refusent de rendre leur captif [313]. Un autre marchand avignonnais, Jérôme de Pélissane, s'étant rendu coupable d'un délit que nous ne connaissons pas, les officiers du dauphin demandent à ce qu'il soit livré pour comparaître devant eux. Le cardinal légat s'y oppose, arguant que ledit de Pélissane est justiciable de la curie épiscopale d'Avignon. Ce refus mécontente les officiers de Louis qui lancent contre les sujets du pape des lettres de représailles [314].
On peut juger si, en apprenant de pareils actes de brigandage dont étaient victimes leurs concitoyens, les Avignonnais se crurent autorisés à s'adresser au roi de France pour en obtenir la répression. Déjà courroucé contre le dauphin qui semblait prendre à tâche de braver en toute occasion l'autorité paternelle, Charles VII accueillit avec beaucoup d'intérêt les délégués d'Avignon qui lui furent envoyés à Taillebourg d'abord au cours de l'année 1451, après l'expédition de Troyhon. Au mois de novembre de la même année [315], la ville délégua auprès de lui le doyen de Ségobie, protonotaire du Saint-Siège, pour solliciter l'appui du roi contre les entreprises coupables de son fils. Charles VII, alors à Auzances, leur répondit, le 7 décembre 1451 [316]: «Et comme vous avez peu scavoir,.... avons escript et envoyé de nos genz par delà avecques les provisions qui semblent convenables pour faire réparer les entreprises qui avoient esté faites au préjudice de nostre Saint-Père et de ses droiz de vous et autres, ses subgectz, dont par le dit prothonotaire avons esté advertys et avons bien espérance que la dite provision deust sortir effect (et de la faulte sommes desplaisans), car nous vouldrions tousjours entretenir et favoriser les faiz de nostre dit Saint-Père comme les nostres et les vostres et ceulx de vostre cité comme de nos propres subgectz. Et est bien nostre voulonté et entencion de prouchainement y donner provision et y tenir la main par manière que les dictes entreprises ne demourent pas longuement sans réparation.» Charles VII ne se contenta pas de paroles trompeuses à l'adresse des Avignonnais. Il leur fit offrir par le même doyen de Ségobie un général des troupes royales pour mettre à la raison Pierre Troyhon et ses complices, mais le cardinal de Foix qui tenait à ne pas s'aliéner le dauphin et qui avait probablement ses raisons pour qu'on usât de plus de ménagements, fit répondre qu'il serait possible d'obtenir satisfaction sans recourir à des moyens aussi violents, et comme les délais et les longueurs de la détention étaient loin d'être du goût des prisonniers, ils se tirèrent eux-mêmes d'embarras en payant une rançon de six mille écus.
Dans l'intervalle, du reste, un événement d'une autre gravité s'était produit, qui avait détourné l'attention du roi des affaires du comté, c'est l'arrestation de Jacques Cœur en juillet 1451 [317]. Nous laisserons de côté cet épisode du procès de l'Argentier, en ce qui touche Avignon, les faits ayant été exposés dans une savante étude de M. Duhamel, archiviste de Vaucluse, d'après les pièces inédites que possède le dépôt de Vaucluse [318]. Charles VII [319] avait, on le sait, prescrit dans toutes les villes du royaume la saisie des biens de l'Argentier. Deux facteurs du célèbre financier, Hugues et Antoine Noir, avaient trouvé à Avignon un accueil empressé auprès des banquiers et des changeurs de cette ville [320]. Le cardinal de Foix ayant refusé de livrer Antoine Noir, protégé par un sauf-conduit du pape et par l'immunité des Célestins, le roi menaça la ville de représailles. C'est alors que le cardinal légat et le conseil envoyèrent à Tours Guillaume Meynier, chargé de justifier auprès de Sa Majesté la conduite des citoyens avignonnais et du représentant du Saint-Siège. Le roi montra les meilleures dispositions pour la ville et invita Guillaume Meynier à s'expliquer devant son conseil, puis le renvoya en le chargeant, pour ses compatriotes, d'une missive où il disait: «Assez avez peu cognoistre le grant et bon vouloir que avons tousjours eu au bien et conservacion des libertez, droiz et terres de nostre saint père et de l'Église de Romme. Et mesmement en ce qu'il vous touche et pour la grande amour que avez tousjours eue et montrée à nous et à nostre seigneurie et à la prospérité d'icelle. Vous avons tousjours euz et avons en singulière recommandation et remembrance, et vous vouldrions aider et favoriser en touz vos affaires, ainsi que naguères vous avons fait savoir [321].»
Telles étaient les dispositions de Charles VII au moment où, profitant des embarras de son père, le dauphin recommençait ses intrigues. Marié contre le gré du roi [322], Louis prépara, avec le duc de Savoie, une expédition contre Sforza, l'allié de Charles VII. Les relations entre les deux princes s'enveniment de plus en plus et le roi supprime la pension de son fils (1452). Au mois de septembre, Charles VII, dans le but d'intimider le duc de Savoie et le dauphin, s'avance vers le Forez avec une grosse armée. Inquiet pour son gouvernement du Dauphiné, Louis envoie auprès de son père, Gabriel de Bernès, son conseiller intime et bien vu du roi, qui l'avait attaché à la personne de son fils dès l'âge le plus tendre [323]. De Bernès, accompagné de Jean de Jambes, sire de Montsoreau, rapporta au dauphin ce qui s'était traité à la Palisse, avec son père; mais Louis, après mille protestations de soumission, ne voulant rien accorder, le sire de Montsoreau et de Bernès revinrent trouver le roi, alors à Cleppé, près Feurs (septembre 1452).
Dans une nouvelle ambassade confiée au seigneur de Torcy et au même Jean de Jambes, le roi accentuait ses reproches, faisant indirectement allusion aux plaintes du pape et des vassaux du Saint-Siège: «Voeult le Roy que se mon dit seigneur a fait aulcunes choses à l'encontre de l'Esglise dont nostre Saint Père eust cause raisonnable de se doloir qu'il les répare telement que nostre saint père, par raison, doibve estre content [324].» Le dauphin reçut très froidement cette ambassade et ne fit que des réponses dilatoires. Pendant ces négociations, Charles VII signait, avec le duc de Savoie, le traité de Cleppé (27 octobre 1452) [325].
Après le traité de Cleppé, Louis n'en continua pas moins ses armements, à la grande colère du roi qui fut un moment sur le point de marcher contre le Dauphiné [326].
Le cardinal d'Estouteville [327], légat du pape, venu en France pour régler avec le dauphin quelques affaires intéressant la Cour pontificale apaisa le conflit armé près d'éclater entre le père et le fils, et s'employa à la pacification, avec l'autorisation de Charles VII: «Item, en ce qui touche les plaintes que la ville d'Avignon et le comté de Venisse? (ont faictes), le Roy est content que monseigneur le cardinal d'Estouteville aye la connaissance de faire reparer tout ce qui cherra en reparacion, au cas qu'ils averont opportunité de soy emploier [328].»
Le cardinal, en diplomate habile, se rendit d'abord à Vienne, en compagnie de deux conseillers du roi, Élie de Pompadour, évêque d'Alet, et Gérard le Boursier. En leur présence, et sur les instances du cardinal, le dauphin consentit à présenter des «excusations et justifications», et déclara s'en rapporter au cardinal: «Mon dit seigneur sera content d'appointer avec monseigneur le cardinal sur toutes les choses qui touchent l'Esglise, en manière que nostre saint père et les parties se debront estre contentes par raison [329].» Rappelé en Italie presque aussitôt après, d'Estouteville dut se borner à régler avec le dauphin la question des démêlés qui avaient éclaté entre les officiers du pape et ceux du dauphin [330]. La lettre [331] du 10 novembre 1452, tout en témoignant des bonnes dispositions de Louis à l'égard de l'Église, ne dit rien d'explicite sur les questions à résoudre. Nous savons toutefois que Louis avait délégué auprès du cardinal de Foix l'évêque de Conserans, Tristan d'Aure [332], qui dut, avec Simon Lecouvreur [333], prieur des Célestins d'Avignon, et en bons termes avec le dauphin, négocier les bases d'un arrangement qui conciliât les droits du Saint-Siège et les intérêts du dauphin. Tristan d'Aure, après avoir pris les instructions du légat, revint à Romans, où se trouvait Louis, accompagné par quelques agents du cardinal et des délégués du corps de ville: «et ont priz bon appointement au plaisir de mon dit seigneur vostre fils, de quel serez tout à plain informé par le dit évesque, et d'autres choses que luy ay dictes touchant ceste matière pour vous dire. Car je say que Nostre Saint Père a sa singulière affection et fiance en vous, touchant son dit pais d'Avignon et tout son Estat, je porte le dit appointement à nostre dit saint père, affin qu'il y advise comme bon lui semblera et après de sa bonne volonté sur ce vous fera savoir».
L'arrangement portait sur le cas de Troyhon, sur la question des Boucicaut et la cessation des violences à main armée sur les confins du Dauphiné et du Venaissin. Troyhon fut invité à restituer les sommes qu'il s'était indûment appropriées dans ses différentes expéditions, en 1451-1452. Le brigand s'exécuta, rendit une partie des objets volés et se montra repentant. Trois ans après, une bulle (décembre 1455) [334] du pape Calixte III, adressée à l'évêque de Vaison, au doyen de Saint-Pierre et au vicaire général de l'archevêque d'Avignon, portait commission d'absoudre Pierre Troyhon, «attendu qu'il était repentant et avait fait quelques restitutions suivant ses facultés».
Restait la question des héritiers Boucicaut ouverte depuis plus de vingt ans et toujours pendante. Elle fut réglée par le cardinal de Foix, à la satisfaction des héritiers, sinon du dauphin, qui trouva la compensation insuffisante. Par acte passé devant notaire, où figurent le trésorier et le commissaire de la Chambre apostolique, agissant au nom du pape, et les sieurs Brutini et Arnulphi, représentants de la communauté de Valréas, la Chambre apostolique cède et donne le droit de «vingtain» qu'elle prélevait sur les blés, avoines, feuilles, etc... pour payer les 21,000 écus «viginti unius millium scutorum novorum currentium in regno Franciæ». Moyennant le versement de cette somme, les deux héritiers de Geoffroy le Meingre, Louis le Meingre, seigneur de Bridoré [335], et Jean le Meingre, son frère cadet, chevalier (miles), assistés de leur mère, renoncent à tous les droits que leur avaient laissés, sur Valréas et autres lieux, leur père Geoffroy le Meingre et leur oncle paternel (patruus) Jean le Meingre, dit Boucicaut, maréchal de France, mort en Angleterre en 1421. L'acte, passé le 23 juin 1452 [336] fut ratifié postérieurement.
Par un acte ultérieur, daté du 30 septembre 1453, mentionné dans l'acte ci-dessus, Louis et Jean reçurent comme premier acompte, à titre de somme représentative, pour le contingent de la ville de Pernes, mille cinq cent cinquante florins d'or, montant du revenu du «vingtain» de la communauté de Pernes, pour un an [337]. Mais la renonciation définitive des Boucicaut à leurs droits sur cette communauté ne prit réellement fin que le 5 janvier 1468, par acte public et notarié en vertu duquel, moyennant un versement de 4,000 écus d'or du pays, les deux frères Boucicaut signèrent un acquit général pour toutes les sommes à eux dues [338]. Quant à leur créance sur Avignon, dont l'origine remontait, à leur dire, au premier siège du palais, pour certaines avances faites à la ville, par leur père Geoffroy, elle ne fut éteinte qu'après 1466, à la suite de l'intervention du pape Paul II et sur la demande d'Alain de Coëtivy, archevêque d'Avignon, qui fit comprendre les désagréments pouvant résulter de la non extinction de cette dette, pour la tranquillité et la bonne administration des États de l'Église [339].
Le rôle des Boucicaut dans ce pays est terminé [340]. Leurs revendications plus ou moins fondées avaient servi de prétexte à maints coups de force, à maintes représailles, sous couleur de droit et de justice. Louis XI, qui était fixé sur la valeur morale de leurs revendications, avait trouvé là une excellente occasion d'exercer ce talent d'intrigues et de menées souterraines qui couvre ses hautes vues politiques, et il en avait usé sans scrupule pour inquiéter ses voisins et faire échec à l'autorité paternelle.
La bonne intelligence qui régnait entre Charles VII et les Avignonnais, un moment interrompue par l'attitude du cardinal de Foix et de la ville, dans la question de la saisie des biens de «l'Argentier [341]», ne tarda pas à être rétablie, comme le montrent les lettres royales de 1453, relevant les Avignonnais des marques et représailles que le roi avait laxées précédemment [342]. Tout fut oublié, même les soupçons de relations suspectes avec le dauphin Louis. Du reste, les événements militaires dont le sud-ouest de la France était alors le théâtre, avaient détourné l'attention du roi de ce côté. Et ce qu'il y a de particulièrement caractéristique dans ces relations de la Cour de France avec Avignon, à ce moment du réveil national, c'est de voir Charles VII annoncer aux sujets du pape, en même temps qu'aux villes royales, le succès de ses armes contre l'ennemi héréditaire. Le fait est naturel pour les villes du royaume; il emprunte un tout autre caractère quand il s'agit d'Avignon, placée sous une domination étrangère. Cette lettre du roi fait autant d'honneur au souverain qui l'écrivait qu'aux Avignonnais à qui elle était destinée, et on ne peut pas mieux faire l'éloge de leur patriotisme et de leurs sentiments français: «Nous vous écrivons ces choses, leur disait Charles VII, le 22 juillet 1453 [343], en leur annonçant la victoire et la capitulation de Castillon, la mort de Talbot et de son fils: «tres chiers et grans amis, pour ce que savons que prenez grant plaisir a oir en bien de la prospérité de nouz et de nostre seigneurie.» Et il terminait par une phrase consolante pour l'amour-propre national: «Et avons esperance en Dieu que le surplus du recouvrement de nostre pais de Guienne se portera bien [344].»
Moins de trois mois après, Charles VII, maître de Bordeaux, le 19 octobre 1453, s'empressait de faire connaître aux Avignonnais, dans leurs moindres détails, les événements militaires qui avaient précédé la reddition de la ville et la soumission de la Guyenne: «Ainsi grâces à nostre seigneur nous avons réduit en nostre obeyssance tout nostre pais et duchié de Guienne. Et à vous escripvons ces choses pour ce que scavons certainement que avez en bien de nous, et, de la prospérité de nostre seigneurie prenez très singulier plaisir [345].» Ces lettres ne nous apprennent rien qui ne soit connu, surtout après la publication de l'ouvrage de M. de Beaucourt [346], mais elles n'en constituent pas moins un fait historique digne d'être relevé dans les relations de la couronne avec les sujets du Saint-Siège.
La fuite du dauphin, menacé par son père, son installation au château de Genappe, de 1456 à 1461, expliquent la cessation de toute relation entre le futur héritier de la couronne et les Avignonnais. Néanmoins, de sa retraite où il suivait tout ce qui se passait à la Cour, dans le royaume et chez les autres nations, Louis entretenait des agents à proximité du Dauphiné, dans le but de susciter quelque révolte dans cette province dont son père, par lettres patentes du 11 juillet 1457 [347], s'était attribué l'administration. C'est ainsi que, par mesure de haute police, Charles VII écrit à Angelo de Amelia, recteur du Venaissin [348], pour lui donner l'ordre de faire arrêter, sans délai, un certain Gascon, nommé Bertrand Salines, qui s'était établi à Courthézon, château appartenant au prince d'Orange, lequel était parent et allié de Philippe de Bourgogne. Dans ces projets de conspiration contre l'autorité royale, les Comtadins et les Avignonnais ne donnèrent lieu à aucune plainte de la part de Charles VII, et Thomas de Valsperge écrivait aux consuls, le 23 septembre 1459: «Je vous fès assavoir que de certayn le roy est tousjours en sa bonne opinion pour Avignon [349].» Nous en avons une preuve dans la lettre qu'il adresse aux consuls de la ville, le 13 décembre 1460 [350], pour réclamer certaines sommes dues par des marchands d'Avignon, à feu Pierre de Campo-Fregoso, ancien doge de Gênes, d'abord allié de la France, puis traître à notre cause, et qui avait trouvé un refuge auprès de Sforza, à Milan. Ayant voulu reprendre à main armée la ville de Gênes, où commandait alors Jean, duc de Calabre [351], fils du roi René, au nom de la France, Pierre de Campo-Fregoso périt dans un combat sous les murs de Gênes (13 septembre 1459) [352]. Charles VII, informé que ledit Campo-Fregoso avait une créance importante à Avignon, écrivit aux consuls et au cardinal de Foix: «Pour les quelles causes et que tousjours avons favorablement traictez les subgectz et habitans de la ville d'Avignon et vouldrions leurs droiz et prérogatives leur estre gardez et entretenuz en nostre royaume.....»; le roi priait les consuls de faire payer les sommes dues à Campo-Fregoso: «Et en ce tellement fere que nous ayons cause davoir de bien en mieulx vous et les subgectz de l'Église, de par delà en nostre especialle recommandacion et qu'il ne soit besoing que y procedions par autre manière dont fort nous desplairoit ce que toutesfois se ainsi n'estoit fait raison nous contraindroit pour la conservacion de nostre droit de le faire et de y donner telle provision que au cas appartient [353].»
Il paraît que les Avignonnais et le légat s'empressèrent de satisfaire à la réclamation du roi, car par lettres patentes du 25 février 1461 [354], Charles VII, seigneur de Gênes, fait donation au roi René de la somme de 5,000 ducats d'or, due par les marchands d'Avignon, à messire Perrier de Campo-Frigosio et confisquée au profit de Sa Majesté. La leçon que Charles VII avait donnée à la ville d'Avignon et au cardinal de Foix, lors du procès de Jacques Cœur (1452-1453), avait porté ses fruits. Aussi les sujets du pape firent-ils preuve en cette circonstance des dispositions les plus conciliantes. Moins de cinq mois après, Charles VII mourait, laissant aux Avignonnais et aux Comtadins le souvenir de ses bontés royales et de sa protection généreuse. Louis XI, exilé depuis six ans en Belgique, allait le remplacer, et ce n'était pas sans une certaine appréhension que la ville d'Avignon voyait monter sur le trône le rancunier monarque, qui n'avait point encore oublié les dénonciations portées jadis contre lui, à son père, par les émissaires de la ville et du cardinal de Foix.
CHAPITRE V
Louis XI et la succession du Cardinal de Foix
à la légation d'Avignon
(1464-1470).
Caractère des relations des Comtadins et des Avignonnais à l'avènement de Louis XI.—L'ambassade de Malespine et de Pazzis à Tours (1461).—La succession du cardinal de Foix.—Rôle du maréchal Jean d'Armagnac.—Opposition de Louis XI à la nomination du cardinal d'Avignon, Alain de Coëtivy, comme légat.—Conflit entre Louis XI et Paul II pour la désignation d'un légat.—Ambassade de d'Ortigues à Rome (janvier 1465).—Échec de la politique de Louis XI auprès du Saint-Siège.
Charles VII était mort à Mehun-sur-Yèvre le 22 juillet 1461. Louis, dauphin, se fit sacrer à Reims le 15 août de la même année, comme roi de France.
Pendant les huit années qui précédèrent son avènement, les rapports avec Avignon et l'État du Venaissin n'avaient été marqués par aucun fait à signaler. Dans son attitude vis-à-vis de la papauté, Louis s'était montré jusque-là plutôt respectueux et fils soumis de l'Église, et depuis l'intervention du cardinal d'Estouteville, rien dans ses agissements n'avait trahi une pensée ou un dessein hostile aux vassaux du Saint-Siège. Néanmoins le nouveau monarque n'avait point pardonné aux Avignonnais, pas plus qu'au cardinal de Foix, les doléances portées contre lui auprès du roi défunt, et il en avait gardé un vif ressentiment. Les Avignonnais et le cardinal n'avaient probablement pas sur ce point la conscience tranquille, et c'est cette raison qui les décida à envoyer auprès de Louis XI une ambassade composée de François Malespine et d'Allemand de Pazzis [355], représentants les plus éloquents de la ville, et de Geoffroy de Bazilhac, élu de Carcassonne, que le rusé cardinal avait attaché à la personne des ambassadeurs pour les surveiller et pour être tenu mieux au courant des dispositions du roi. L'ambassade arriva à Paris [356] au mois de septembre 1461, et après avoir rencontré bien des difficultés pour se loger, obtint une audience de Sa Majesté. Un des personnages qui jouissait auprès du souverain d'un crédit sans limites, le maréchal d'Armagnac, parent du cardinal de Foix, servit d'introducteur aux ambassadeurs et leur facilita une première entrevue avec Louis XI. Le maréchal de Comminges [357] se mettait à leur service pour complaire, disait-il, à son cousin le cardinal légat; mais, en réalité, il cherchait, dès cette époque, à entrer en relations avec les Avignonnais, escomptant la succession du cardinal vieux et maladif, avec l'espoir de trouver auprès des sujets du Saint-Siège un appui à Rome, en vue d'assurer à son frère, archevêque d'Auch, la légation d'Avignon.
Le roi se montra très bienveillant pour les ambassadeurs et les fit venir près de sa personne, «si près même qu'ils se touchaient», afin que personne ne pût entendre leur conversation. Après avoir écouté avec sympathie leurs souhaits de bienvenue, Louis XI leur déclara qu'il avait à se plaindre d'eux pour des faits passés. Il leur rappela, en effet, que du vivant de son père («dont Dieu ayt l'âme!») les Avignonnais, sur les conseils de certains Gascons, l'avaient accusé, lui, dauphin, d'avoir voulu enlever le comté et la ville d'Avignon à notre saint père le pape, pour les mettre entre les mains de son maréchal d'Armagnac. Louis XI protestait énergiquement contre de pareilles imputations et il déclarait que si telles avaient été ses intentions, jamais il n'aurait mis le pied dans Avignon et jamais il ne se serait approché aussi près de la ville. Le roi ajoutait, du reste, qu'il commettait le soin de recevoir là-dessus les explications des ambassadeurs à Jean Bureau et qu'il tenait à connaître les noms des inventeurs de pareilles calomnies [358]. Évidemment, dans ces plaintes, le roi faisait allusion, sinon à la personne du cardinal de Foix, du moins à son entourage, composé de Gascons, ses compatriotes. Mais comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, à propos de l'ambassade de Jean de Lizac, Charles VII accuse son fils, sans preuves formelles; c'est un grief vague, peut-être comme un écho des négociations avortées de 1444; mais, en 1451 rien dans nos documents ne permet de diriger contre le dauphin une accusation précise.
Quoiqu'il en soit, si réellement Charles VII avait été avisé des desseins de son fils sur les possessions du Saint-Siège, ce ne peut être que par le cardinal de Foix, à l'insu de la ville, ou encore par l'évêque d'Avignon, Alain de Coëtivy qui était mal vu du dauphin. Il est aussi de quelque apparence que Charles VII ait voulu, bien que l'accusation remontât à quelques années, ajouter un grief de plus à ceux qu'il formulait publiquement contre son fils.
Les ambassadeurs d'Avignon répondirent avec la plus grande sincérité au maréchal d'Armagnac, qui les avait invités à dîner, que jamais, à leur connaissance, la ville n'avait écrit au défunt roi dans le but d'incriminer son fils; que, dans tous les cas, ils n'avaient jamais suspecté la loyauté de ses intentions et qu'ils ne pouvaient pas s'imaginer quel était l'auteur de ces propos mensongers.
Les envoyés se rendirent ensuite chez Jean Bureau [359] pour lui demander s'il avait quelque souvenir plus précis de cette affaire. Celui-ci répondit qu'il lui semblait se rappeler avoir vu quelque lettre et entendu parler de quelque chose de semblable à l'hôtel du roi, mais qu'il ne lui restait de ces conversations qu'un souvenir très vague. Enfin, les mêmes ambassadeurs eurent à ce même sujet une entrevue avec monseigneur de Boucicaut [360], ami de la ville et du cardinal de Foix, et maître Pierre Robin. Monseigneur Boucicaut et une autre personne rappelèrent que feu le roi Charles VII avait envoyé un ambassadeur à Avignon pour avertir la ville et monseigneur le cardinal «qu'on était sur le point de leur faire déplaisir et qu'il leur en donnait avis». Il s'agit sans doute de la mission de Jean de Lizac, en 1451, dont nous avons raconté ailleurs les diverses péripéties. Les envoyés de la ville, après avoir rappelé ce qui avait été répondu à cette époque, tant par le conseil que par le cardinal, au roi Charles VII, rendent compte de leurs démarches, ajoutant que s'il est nécessaire de dire autre chose ou de produire de plus amples justifications, le conseil ou monseigneur le cardinal doivent leur mander leurs instructions, en adressant les lettres à la Cour. Le roi devait se rendre incessamment à Melun, puis à Amboise et à Tours, où les ambassadeurs se proposent de le suivre pour être dépêchés le plus tôt possible «per espachats lo plus tost que porren [361]». En même temps la lettre à l'adresse des consuls les informait que le nonce, à Paris, avait eu avec le roi une entrevue, à la suite de laquelle il avait avisé directement le cardinal de Foix de tout ce que le roi lui avait dit, et envoyé de plus un messager spécial à Avignon, chargé de faire connaître la teneur des paroles de Louis XI.
Ce trait caractérise bien la diplomatie de ce temps-là. Le cardinal de Foix a non seulement visé et modifié à sa guise les instructions données aux ambassadeurs de la ville, mais il les a fait suivre par un homme à lui qu'il a instruit de tout. Celui-ci, qui a été mis au courant par le nonce de tout ce qui s'est traité à Paris, se fait confier, sous des dehors officieux, les lettres par lesquelles les ambassadeurs rendent compte à la ville de leur mission, et il est probable que le cardinal eut connaissance de leur contenu avant les consuls. Il est vrai que, de leur côté, les ambassadeurs savaient à qui ils se confiaient. La réponse du roi aux consuls est du 26 décembre 1461. Après les avoir informés qu'il avait écouté avec bienveillance et fait ouïr par son conseil leurs compatriotes «sur tout ce qu'ils ont voulu dire et remonstrer, touchant les matières dont le cardinal et les consuls leur avaient donné charge», Louis XI ajoute, pour mieux marquer ses sentiments à leur égard: «et en toutes autres choses touchant les affaires de la ville d'Avignon et du pais, sommes tousjours pretz et enclinz de faire et nous emploier au bien d'iceulx, ainsi que les cas se y offriront, comme par les dessuz nommez povez estre plus à plain informez [362]».
L'année suivante, Louis XI accordait au pape une apparence de satisfaction, un peu tardive, il est vrai, sur les questions que le cardinal d'Estouteville avait eu charge d'appointer dix ans auparavant. Par un traité conclu avec le pape Pie II (1462), Louis XI s'engageait à reconnaître les droits du Saint-Siège sur Pierrelate, La Palud et autres lieux où il les avait contestés, mais il refusa postérieurement de ratifier ses engagements et d'en exécuter les conditions [363].
Si Louis XI une fois sur le trône s'abstient de toute agression contre les domaines de l'Église et paraît renoncer à toute pensée d'annexion, il n'en affiche pas moins la prétention d'y faire prévaloir ses ordres et ses instructions comme dans les provinces royales, et il veut avoir la haute main sur l'administration intérieure du Venaissin et d'Avignon. En un mot, si, comme le dit Legeay [364], il n'a pas l'intention d'empiéter sur les domaines de l'Église, il ne saurait admettre que le cardinal légat, représentant la suzeraineté du Saint-Siège à Avignon, puisse avoir une politique qui aille à l'encontre des intérêts de la couronne. Louis XI considère le légat du Saint-Siège comme un subordonné qui doit être plus français que romain. C'est pourquoi il veut que le pape le consulte toujours sur le choix du légat, et il ne se gênera pas pour essayer de lui forcer la main en vue de lui imposer un candidat à son agrément. Les idées du roi, qui étaient là-dessus celles de son père, et qui caractérisent nettement la ligne de conduite de presque tous les rois prédécesseurs et successeurs, à l'égard des États pontificaux de France, se manifestent franchement au cours de la lutte que la France soutenait contre les Catalans en faveur du roi d'Aragon. On sait, en effet, que le 1er mai 1462 [365], Louis XI avait signé avec Henri d'Aragon le traité de Sauveterre, par lequel il s'engageait à lui fournir 700 lances moyennant 30,000 écus; mais Henri ne pouvant les payer dut abandonner comme gages, à la France, la Cerdagne et le Roussillon (1462).
Au cours des hostilités Louis XI fait défense formelle au seigneur de Clermont, lieutenant du gouverneur du Languedoc, de laisser apporter des ports de cette province du blé, aux habitants de Barcelone, rebelles au roi d'Aragon [366]. Louis XI formule la même défense au cardinal de Foix et sur un ton qui n'admettait pas de réplique. Inhibition est faite aux Avignonnais d'envoyer «à ceulx de la ville de Barselonne des vivres, artillerie et autres choses à eux nécessaires». Et la lettre royale ajoutait: «Nous vous prions bien affectueusement remontrer aux ditz habitanz de la dite ville d'Avignon et autres des nacions dessouz dites demourans en icelle, en leur notiffiant ou faisant notiffier que s'ilz font le contraire nous les réputons dès à présent noz ennemis et entendons de procéder ou faire procéder à lencontre d'eulx, ainsi quil appartient en tel cas. Et affin quilz naient cause d'en prétendre aucune ignorance, vous prions de rechief que les choses dessus dites faictes crier et publier par cry publique et à son de trompe, en nous faisant savoir tout ce que aures fait. E vous nous feres très singulier et agréable plaisir [367].» Nous ne connaissons pas la réponse du cardinal, mais il est probable qu'elle fut conforme aux désirs de Sa Majesté, comme celle du gouverneur du Languedoc [368]. Cette lettre, bien que se rapportant à un fait isolé, ne laisse pas que d'offrir le plus vif intérêt, en ce sens qu'elle explique d'une façon logique l'attitude et les agissements si peu connus de Louis XI dans l'importante question de la succession du cardinal de Foix et de la désignation de son successeur.
Pierre de Foix, légat du Saint-Siège à Avignon et dans le Venaissin, occupait ces fonctions depuis trente-deux ans, avec la plus grande distinction. Diplomate plein de finesse, politique délié, ferme et prudent, il avait su, sans se brouiller avec le dauphin, préserver de ses attaques les terres placées sous son autorité et conserver l'estime de Charles VII; plus tard, Louis XI devenu roi, l'avait ménagé à la fois par intérêt personnel et pour complaire à son conseiller et ami, le maréchal d'Armagnac. Succombant sous le double fardeau de l'âge et des exigences multiples de sa charge, le cardinal légat se mourait lentement dans son palais, et plusieurs émissaires intéressés avaient appelé l'attention du roi de France sur une proie aussi tentante que cette succession [369]. «D'autre part, sire, lui écrivait le 31 août 1464 Jean de Foix, savez, Monsieur le Cardinal mon oncle est en grant aage et tousjours maladif, mesmement a esté puis naguères en tel point quil est cuidé de morir et est à présumer quil ne vivra guères...., je ne scay, sire, se vous avez jamais pensé d'avoir Avignon en vostre main, lequel à mon advis, vous seroit bien séant et qui pourroit mettre au service de mondit sieur le cardinal ou par la main de Monsieur de Foix ou autrement quelque homme de façon qui fist résidence avec lui. Or ne fauldroit point davoir le palais incontinent que le dit Monsieur le Cardinal seroit trépassé, etc.» La dernière recommandation surtout est à retenir, car elle montre la pensée tout entière des neveux du cardinal, surtout de Pierre de Foix, qui ambitionnait sa succession comme légat. Sollicité par le maréchal d'Armagnac, Louis XI avait pris les devants et dès le mois d'août il engageait avec le Saint-Siège des négociations pour amener le Saint Père à donner la légation d'Avignon à un membre du clergé qui fût persona grata à la Cour de France [370].
Le premier candidat proposé par Louis XI à l'agrément de Pie II avait été le propre neveu du cardinal, portant le même prénom et qu'on a quelquefois confondu avec son oncle le cardinal, Pierre de Foix le jeune [371]; mais le pape répondit «que pour riens il ne lui baillerait, pour ce quil estoit mineur d'aage». Sans se décourager de ce premier échec, Louis XI proposa ensuite l'évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, frère de la reine, qui fut également refusé. Le pape fit alors savoir au roi «quil advise quelque évesque ou arcevesque en son royaulme qui soit à son gré et quil pourvoyra cestuy là sans autre».
Déçu dans ses premières démarches, Louis XI s'adressa directement aux Avignonnais, par l'intermédiaire de son maître d'hôtel Mombardon. Le 26 août 1464, le roi, alors à Noyon, écrivit aux consuls pour les informer qu'il avait connaissance de la maladie du cardinal, ce dont il était très «desplaisant. Et pour ce quil est à doubter que de la dicte maladie il voise de vie à trespas, nous vous advertissons que se avez daucune chose à faire en quoy nous puissions pour vous employer nous le ferons de très bon cueur ains que plus amplement nous avons chargié vous dire à nostre ami et feal conseiller et maistre de nostre hostel Mombardon, porteur de ces présentes. Si le vueillez croire de ce quil vous dira sur ce de nostre part [372]». En s'adressant aux Avignonnais, Louis XI comptait évidemment mettre leur influence au profit de son candidat qu'il ne leur désignait cependant, pas encore nominativement. Au même moment, nous voyons arriver à Avignon Jean de Comminges, maréchal d'Armagnac, accompagné du duc de Calabre, fils du roi René (août 1464). Le conseil leur offrit une splendide hospitalité et ne regarda pas à la dépense si l'on en juge par les comptes de la ville [373]. On ne se tromperait pas en affirmant que le passage du prince et du maréchal dans la cité papale se rattachait à la question de la succession du cardinal de Foix. Évidemment ces deux personnages, dont l'un était le confident le plus intime du roi «son grand conseil [374]», devaient avoir reçu une mission secrète que nous devinons facilement et qui avait pour but d'appuyer par paroles la lettre de Louis XI aux consuls.
Le 3 octobre 1464 [375] le conseil se réunit pour examiner la réponse à faire aux lettres royales du 3 août, et il fut décidé qu'un ambassadeur serait dépêché à Rome pour faire connaître au pape les intentions de la ville sur ce point; un messager spécial se rendrait pour le même objet auprès de Louis XI. Au cours de ces négociations, le vieux cardinal, dont la succession provoquait de si ardentes compétitions, déclinait de jour en jour, et une issue fatale était imminente. Vers le milieu de novembre [376], Louis XI fit partir pour Rome Jehan de Reilhac [377], son secrétaire, auprès du Saint Père, pour le supplier de donner la légation d'Avignon à Jehan de Lescun, archevêque d'Auch, frère du maréchal de Comminges [378].
Au cours du voyage de Jehan de Reilhac à Rome, l'état du vieux cardinal, depuis longtemps désespéré, s'aggrava, et ses exécuteurs testamentaires, accourus en toute hâte à Avignon, s'étaient installés dans le grand palais comme dans une propriété personnelle, suivant la recommandation qui avait été faite à Louis XI, quelques mois auparavant, par le neveu du cardinal, Jean de Foix [379]. Évidemment, il est facile de reconnaître la main du roi dans les diverses intrigues qui précèdent la mort du cardinal légat à Avignon. Celui-ci avait fait, le 3 août précédent, son testament politique, dont nous avons une copie, conservée dans les manuscrits de Chambaud, d'après l'original [380]. Les trois exécuteurs testamentaires désignés par le cardinal étaient Pierre de Foix, son neveu, l'évêque de Rieux (episcopus Rivensis), Geoffroy de Bazilhac, et Jean, évêque de Dax ou Acqs (episcopus Aquensis) [381]. Les trois personnages avaient amené avec eux un train de maison considérable, et même un certain nombre d'hommes d'armes, leurs compatriotes, Gascons déterminés et résolus à qui avait été confiée la garde du grand palais, en vue d'une attaque possible. Cette attitude, que Louis XI encourageait, était pleine de menaces pour le Saint-Siège, et on pouvait craindre de voir se produire un conflit sérieux dès que le cardinal de Foix viendrait à décéder.
Le grand palais était donc occupé militairement et sans autorisation du Saint-Siège lorsque le cardinal mourut, le 17 décembre 1464 [382]. Louis XI apprit le décès du cardinal de Foix, presque aussitôt, par l'avis qui lui en fut donné d'Avignon par courrier spécial. Il se trouvait alors à Tours [383], où il avait convoqué les États et les princes pour les faire juges de ses griefs contre le duc de Bretagne et exposer les droits de la couronne sur cette province. Préoccupé par cette importante question, et ne voulant pas se mettre en avant directement après les échecs successifs qu'il avait déjà éprouvés à Rome, le roi fit écrire sur-le-champ aux Avignonnais par son conseiller et premier chambellan, Jean d'Armagnac, maréchal de Comminges, gouverneur du Dauphiné et de Guyenne [384]. Il envoyait en même temps vers eux, et porteur de ses instructions confidentielles, le bailli des montagnes du Dauphiné, son conseiller et serviteur [385]. Le maréchal leur annonçait en ces termes cette ambassade: «Pour vous dire et remonstrer aucunes choses de par luy et si vous escript bien au long, en vous priant que vueilliez avoir mon frère l'arcevesque d'Auch pour recommandé au fait de la légation de la ville et cité d'Avignon et gouvernement de la conte de Venissy, en la forme et manière que mon dit seigneur le cardinal la tenoit. Et pour ce, très chiers et grans amys, je vous prie et requiert que, pour l'honneur du roy et amour de mon dict frère, vous y vueilliez aider et tenir la main en tout ce qu'il vous sera possible, tant envers nostre sainct père que autrepart, et, en temps et lieu, mon dit frère et moy le recognoistrons envers vous tellement que par raison en devrez estre contens. Car je vous certifie que je le fais plus pour le bien du pays que pour le prouffit que j'en espère en avoyr [386].» Le maréchal insistait vivement, au nom du roi, en faisant le plus grand éloge de son frère. «Et me semble que c'est l'homme au monde que vous devriez mieulx vouloyr, veu que vous cognoissez ses conditions et qu'il n'est pas homme malicieux pour pourchasser aucun dommage au pays, ainsi que plus après pourrez être informez par le dit bailli des montaignes de l'entente du roy, ensemble de la mienne [387].» Le messager était du reste porteur d'une lettre autographe de Louis XI, dans laquelle il faisait savoir aux Avignonnais que sa volonté formelle était que la ville reçût comme légat l'archevêque d'Auch [388].
Les intentions royales ainsi manifestées par dépêche publique plongèrent le conseil de ville dans la plus grande perplexité. L'assemblée ne voulant pas assumer une pareille responsabilité, décida qu'un ambassadeur serait envoyé à Rome, porteur des instructions de la ville et de la copie des lettres du roi. Le temps pressait, il fallait agir sans délai; les décisions du conseil furent rédigées dans un long mémoire qui devait être confié au sieur d'Ortigues, avec ordre de se mettre en route dans les premiers jours de janvier 1465 [389]. L'orateur devait exposer au pape Paul II que déjà du vivant du cardinal de Foix, Louis XI avait, par lettres patentes, prié la ville d'Avignon d'intercéder auprès de sa sainteté pour que la légation fût donnée à Pierre de Foix, fils du comte de Foix; que depuis la mort du vénéré légat le roi avait de nouveau écrit ou fait écrire par ses officiers pour que ladite légation fût attribuée à l'archevêque d'Auch; qu'en ce qui concernait Pierre de Foix, le roi avait fait valoir qu'étant apparenté à plusieurs familles régnantes, non seulement le comte de Foix, mais le roi d'Aragon, le roi de Navarre, le roi de Portugal, le roi de Castille, ses parents, ne manqueraient certainement pas d'intervenir auprès du Saint Père en sa faveur. Il y était dit qu'«après avoir pris connaissance des lettres du roi, les consuls, les conseillers et les autres citoyens réunis, considérant que la provision du vicariat ou de la légation appartient à la libre volonté du souverain pontife, avaient délibéré de ne pas intervenir et de n'adresser au saint père aucune prière ou supplique pour quiconque dans cette matière». En conséquence, le sieur d'Ortigues avait pour instruction bien précise de faire savoir au pape que cette nomination lui appartenait uniquement et qu'il eût à y pourvoir à sa guise, comme dans toutes terres appartenant à l'Église. L'assemblée, réservant son indépendance, s'en remet en toute confiance à la sagesse du pape, qui voudra bien nommer un légat favorable à la ville, de façon que la cité d'Avignon et ses habitants soient heureux et satisfaits de ce choix [390].
De peur d'encourir auprès du Saint-Siège le moindre soupçon d'avoir voulu favoriser les vues du roi de France, d'Ortigues devait exposer au pape que le conseil de ville avait répondu à ce dernier que le pape seul avait qualité pour désigner le titulaire de la légation et que le devoir de la ville et des habitants était d'obéir respectueusement au représentant qui serait choisi par Sa Sainteté. Il ajouterait que la lettre contenant cette réponse avait été portée à la Cour de France par un docteur de l'Université et un religieux de l'ordre des frères prêcheurs. La même réponse avait été envoyée au comte de Foix, et d'Ortigues devait, en outre, remettre une copie de ces lettres à sa sainteté [391]. Pendant que l'ambassadeur de la ville faisait ses préparatifs de départ arriva une nouvelle missive de Louis XI qui défendait à la ville d'accepter comme légat le cardinal d'Avignon, Alain de Coëtivy, pour plusieurs raisons, et engageait les habitants, s'il se présentait, à ne le point recevoir [392].
Quelles considérations dictaient la conduite de Louis XI dans cette occurrence? Était-ce seulement l'appréhension de voir écarter son protégé? Cette raison ne nous paraît pas suffisante. Du reste, nous n'avons aucun motif de croire que Paul II ait songé à investir Alain de cette haute dignité, alors qu'il fallait surtout pour recueillir la succession difficile du cardinal de Foix un esprit pondéré, ferme et souple à la fois, qui sût sauvegarder les intérêts du Saint-Siège et tenir la balance égale entre la papauté et son remuant voisin le roi de France. Quoi qu'il en soit, Alain n'était point l'homme de la circonstance. D'un caractère fougueux, violent, ambitieux et intrigant, Alain occupait l'évêché d'Avignon où il avait été transféré de Quimper en 1440 ou 1438 [393]. C'était le frère de l'amiral de Charles VII et suspect, de ce chef, à Louis XI. Il s'était montré au concile de Bâle l'adversaire ardent d'un pape grec «qui n'avait pas encore rasé sa barbe [394]». Créé cardinal du titre de Sainte-Praxède, par Nicolas V, le 20 décembre 1448, il avait été envoyé par Calixte III auprès de Charles VII en qualité de légat a latere, pour prêcher la croisade contre les Turcs (1456). Il parvint même à faire croiser un certain nombre de seigneurs, mais les démarches irrégulières et l'attitude hostile du dauphin firent échouer ses préparatifs de croisade. Louis XI devenu roi l'avait toujours tenu en suspicion [395], et avec de semblables dispositions, la nomination d'Alain de Coëtivy ou du «cardinal d'Avignon», comme on l'appelait, aurait vraisemblablement provoqué entre le Saint-Siège et la Cour de France un conflit brutal, comme il advint quelques années après à la suite de la promotion à la légation de Jules de la Rovère.
Paul II comprit très certainement le danger d'un choix aussi hasardeux, et pour couper court à toute nouvelle sollicitation, il fit savoir le 14 janvier 1465 [396] qu'il venait de déléguer, pour remplir l'intérim de la légation d'Avignon, Constantin de Hérulis, évêque de Narni, recteur du Comtat, prélat d'une grande science, doué de toutes les vertus chrétiennes et confident du pape. Le bref qui portait cette nomination à la connaissance des Avignonnais fut reçu avec la plus grande satisfaction, et on en comprend les motifs.
Sollicités d'un côté par le roi de France, craignant de l'autre de déplaire au pape, ils se trouvaient ainsi délivrés de la lourde responsabilité qui leur incombait en cette occasion. Le bref pontifical fait savoir aux Avignonnais que le Saint Père a été avisé de la présence au palais d'Avignon de Pierre de Foix et de Jean, évêque d'Acqs, et de la teneur des négociations engagées entre les citoyens et les héritiers du cardinal. Il loue l'activité, la prudence et le zèle des habitants et leur dévouement au Saint-Siège. Il les avise en même temps qu'il vient de nommer lieutenant et gouverneur de la ville et autres lieux appartenant à la sainte Église l'évêque de Narni, jusqu'à l'arrivée du légat qu'il se proposait d'envoyer ultérieurement. Enfin, comme conclusion, Paul II engage les Avignonnais à prévenir Pierre de Foix et Jean, l'évêque d'Acqs, qu'ils aient à évacuer sans retard le grand palais et à le remettre aux mains de l'évêque de Narni: «Vobis præcipimus et mandamus ut episcopum et Petrum prædictos omni studio inducatis ut palatium nostrum quod ab eis teneri accepimus, dicto episcopo Narniensi sine dilatione consignent [397].»
La question de la possession du grand palais, ancienne résidence des papes, était grosse de difficultés. Pierre de Foix, l'évêque d'Acqs, et les Gascons armés faisaient bonne garde et refusaient de se retirer même devant la force. C'était malheureusement une tradition parmi les légats qu'à chaque décès du représentant du Saint-Siège à Avignon, ses héritiers et successeurs refusaient de rendre le palais aux ordres venus de Rome. Ému de cette situation et pour obvier à un nouveau scandale, le conseil de ville avait donné pour mission complémentaire à d'Ortigues (1464), de demander à Sa Sainteté qu'elle fît défense formelle, à l'avenir, à ses légats, d'habiter le grand palais, mais qu'elle voulût bien désigner un capitaine noble et un citoyen de la ville qui seraient chargés de la garde du palais, avec les émoluments que Sa Sainteté fixerait elle-même, à percevoir sur les revenus de la chambre apostolique d'Avignon [398].
C'était de la politique habile de ne désigner qu'un légat d'un caractère temporaire comme l'évêque de Narni [399]. Paul II laissait ainsi à Louis XI l'espoir de lui donner bientôt satisfaction et lui écrivait en même temps une lettre d'un caractère tout pacifique, exposant les raisons qui l'avaient amené à déléguer à titre provisoire l'évêque de Narni. Le souverain pontife, par un nouveau bref du 17 février 1465, tout en remerciant les Avignonnais de leur dévouement et de leur fidélité, leur faisait savoir qu'il avait confiance dans l'esprit religieux et catholique du roi de France, pour être certain que la tranquillité de ses États ne serait point troublée. Il ajoutait qu'en agissant comme il l'avait fait, il n'avait eu d'autre pensée que de sauvegarder l'honneur du Saint-Siège, le gouvernement des États de l'Église et le repos de la papauté [400]. Il recommandait à nouveau à la ville de livrer immédiatement le palais à son représentant. Les négociations entamées avec les héritiers du feu cardinal de Foix furent laborieuses et difficiles. Enfin, après de nouveaux pourparlers, les prélats installés dans le palais s'engagèrent par devant notaire [401], le 2 mars 1465, à remettre purement et simplement le palais apostolique au pape Paul II ou à son délégué. Ils quittèrent Avignon dans les premiers jours de mars et le conseil délibéra le 4 dudit mois, d'accompagner Pierre de Foix jusqu'en dehors des murailles et de lui présenter au nom de la ville une boîte d'or à dragées du poids de 15 marcs d'argent, laquelle coûta 112 écus, en le priant de protéger la ville tant auprès de son père que des princes dont il se trouvait l'allié [402]. Le 9 février 1465, le cardinal Alain de Coëtivy [403], évêque d'Avignon, répondant à une lettre que les consuls de cette ville lui avaient adressée à Rome, le 13 janvier précédent, les félicite de ce que le palais apostolique est revenu au pouvoir du souverain pontife, chose qui lui a été très agréable «car cela a fait qu'il n'y a plus eu qu'un seul troupeau et un seul pasteur».
Les visées de Louis XI, sur l'administration intérieure des domaines du Saint-Siège, se trouvaient cette fois encore déjouées; mais avec cette ténacité et cette persévérance qui caractérisent sa politique, l'habile monarque ne considérait pas la partie comme perdue et il allait prendre sa revanche en mettant en avant pour la légation vacante la candidature de son parent, Charles de Bourbon, archevêque de Lyon [404].
CHAPITRE VI
Louis XI et le conflit avec Jules de la Rovere.
L'entrevue de Lyon (juin 1476)
et ses conséquences.
Vacance de la légation (1464-1470).—Agissements de Louis XI pour faire nommer à la légation d'Avignon l'archevêque de Lyon, Charles de Bourbon.—Satisfaction accordée au roi de France.—Conditions dans lesquelles Charles de Bourbon est pourvu de la légation (1470).—Engagements du roi et du légat vis-à-vis du Saint-Siège.—Révocation des pouvoirs du cardinal de Bourbon (13 mars 1476).—La légation est donnée à Jules de la Rovère, neveu de Sixte IV.—Mécontentement de Louis XI.—Origines du conflit.—Occupation du palais apostolique.—Les représentants du légat assiégés.—Intervention militaire de Louis XI (avril-mai 1476).—Entrevue de Lyon (juin 1476).—Les Avignonnais prêtent serment de fidélité au roi de France (26 juin 1476).—Succès de la politique royale.—Conséquences de l'entrevue de Lyon pour les sujets du Saint-Siège et pour le cardinal de Saint Pierre ad Vincula.—Son retour à Rome (octobre 1476).
La vacance de la légation, après la mort du cardinal de Foix, était pour Louis XI un encouragement à renouveler ses instances auprès du pape Paul II, en vue de le faire revenir sur son refus de pourvoir de cette charge le frère du maréchal d'Armagnac. Le roi n'y manqua pas. En effet, fort de la promesse de Pie II [405], Louis XI fit partir pour Rome une ambassade extraordinaire vers la fin de 1465 ou au commencement de 1466 [406]. Les envoyés du roi avaient pour mission de rappeler à Paul II toutes les démarches et sollicitations dont son prédécesseur avait été l'objet en faveur de l'archevêque d'Auch: «Erit ipsis oratoribus cura præcipua ne tot preces ac totiens pro archiepiscopo auxitano ad legationem avinionensem profusæ cadant incassùm, dicentque pontifici quid tranquillitas illius provinciæ, quid altitudo regis, quid conditio temporum, quid pollicitatio Pii (Pie II) pontificis flagitant [407].» Infructueuses restèrent les démarches de Louis XI, qui, dès lors, paraît avoir abandonné à son mauvais sort la candidature du frère de son ami le maréchal. Mais il ne renonçait pas pour cela à l'idée de faire prévaloir sa volonté à Rome. La même année, en effet, il adressait aux États du Venaissin une longue missive [408] pour leur recommander, comme personnage très apte à la légation, un prélat de sang royal, Charles de Bourbon, archevêque de Lyon, frère du duc de Bourbon et d'Auvergne, à qui Louis donna le gouvernement du Languedoc: «Nous avons jà par trois fois escript à nostre saint père le pape, affin quil vueille pourveoir à la dicte legacion et administration de Avignon et conte de Venysse, de la personne de nostre dit cousin comme de la personne que nous povons cognoistre ad ce plus utile et proffitable, et pour conserver et tenir en bon estat le fait et les droiz du Saint-Siège appostolique par deca et les subgectz estans soubz le patrimoine des diz ville et conté plus requise et nécessaire [409].» Après avoir fait de son cher et bien aimé cousin un éloge auquel contredisent plusieurs contemporains [410], le roi les avisait que cette candidature était désormais la sienne, à l'exclusion de toute autre et «pour ce quelque chose que nous pourrions avoir escript pour et en faveur d'aultruy». C'était, on le voit, une renonciation absolue à son ancien protégé l'archevêque d'Auch. Dans cette lettre, comme dans celles qu'il avait adressées aux Avignonnais en pareille occurrence, Louis XI cherchait à mettre dans son jeu le crédit dont les Avignonnais et les Comtadins disposaient à Rome pour assurer le succès de ses vues politiques: «Vous priant que y vueillez tenir la main de vostre part et, par votre ambassade, en escrire à nostre dit saint père, en la faveur de nostre dit cousin, et tellement que doresnavant vous en doyons avoir en plus grant amour et benivolence, laquelle vous pourrez avoir et entretenir de bien en mieulx [411].» En même temps qu'il sollicitait la recommandation des Avignonnais, en faveur de son parent, Louis XI envoyait comme ambassadeur à Rome Charles de Bourbon, avec mission de se présenter au pape, qui l'«aura pour recommandé et le préférera comme personnage qui est bien en tel cas à préférer à touz autres prélatz qui en pourroient faire poursuite [412]». Le roi avait adjoint à l'archevêque de Lyon, comme compagnon de route, Thibaud de Luxembourg, évêque du Mans, avec pouvoirs donnés par lettres datées d'Orléans, du 19 octobre 1466 [413]. On voit, par le rapprochement des dates, que l'habile monarque comptait sur l'effet produit par les lettres des Avignonnais sur l'esprit de Paul II, pour assurer le succès de sa mission. L'ambassade devait: 1o rappeler au nom du roi, à Paul II, son respect pour la papauté depuis sa jeunesse, en lui faisant savoir qu'il regrettait que son père ne se fût pas mieux comporté à l'égard du Saint-Siège; 2o montrer comment, pour être agréable au souverain pontife, Louis XI avait, contre l'opinion de tout son royaume, aboli la pragmatique sanction; 3o témoigner de sa pleine et entière obéissance au Saint-Siège et donner comme preuve la révocation des édits et prohibitions rendus à Poitiers; 4o le roi demande qu'en considération de ses services Sa Sainteté veuille pourvoir à certaines églises du royaume de France, jusqu'à vingt-cinq à son gré [414]; 5o enfin, Louis XI terminait par un exposé sommaire des obligations que l'Église et le Saint-Siège avaient à la royauté. Cette ambassade marquait d'une façon très apparente les dispositions bienveillantes de la Cour de France et son désir de voir appeler à l'administration d'Avignon et du comté l'archevêque de Lyon. Mais les envoyés du roi quittèrent Rome sans emporter autre chose que des promesse vagues et dilatoires.
Les Avignonnais essayèrent-ils quelque démarche en vue de complaire aux désirs exprimés dans la lettre royale? Les registres du conseil n'en portent aucune trace. Mais nous constatons que le retard apporté par la curie romaine à la nomination de Charles de Bourbon, n'altère en rien les bons rapports existants. Le 17 juin 1468, la ville d'Avignon envoya, avec un grand concours de citoyens, les consuls saluer au débarcadère du Rhône, Blanche-Marie Visconti, épouse de François Sforza, duc de Milan et de Gênes, que Louis XI «ne réputait pas seulement sœur, mais fille [415]». «Nous savons que tout ce que vous avez fait, leur écrivait-elle de Beaucaire, l'avez fait pour l'onneur du Roy.... nous luy en escripvons en l'en remerciant et scavons qu'il en scaura à tous ceulx de la ville tres grand gré et nous vous offrons que s'il est chose en quoy nous puissions pour le temps à venir faire plaisir à toutz de la dite ville, soit en général et en particulier, que nous le ferons de tres bon cuer [416]».
416 2: Arch. municip., Reg. des Conseils, du 17 juin 1468, t. III, fol. 200. Bonne de Savoie était sœur de Charlotte, reine de France. Elle épousa, le 9 mai 1468, Galéas-Marie Sforza, fils de François Sforza. Le mariage fut béni par le cardinal La Balue et en présence de Charles de Bourbon. Voy. Duclos, Hist. de Louis XI, V;—Péricaud, Rev. du Lyonnais, IX, X, p. 369;—Lettres de Louis XI, II, p. 222, note.
Vers la même époque, Louis XI ayant recommandé deux personnages, Monténart (?) et Bazille, s'en allant à Avignon, les consuls répondent qu'ils n'ont aucune nouvelle de Bazille; quant à Monténart, il avait quitté la ville après une maladie très grave et depuis on était sans nouvelles de lui. En faisant réponse au roi ils ajoutaient: «Pourtant sur ce autre chose est en quoy tant en commun que en particulier puissions vostre dicte Magesté servir et complaire, en le nous notiffiant, le ferons de tout nostre petit pouvoir et de tres bon cueur a l'ayde de nostre seigneur le quel tres haut et tres chrétien prince et tres redoubté seigneur vous doint bonne et longue vie et le accomplissement de voz tres haultz et tres nobles désirs [417].»
Divers actes de Louis XI montrent néanmoins que la candidature de l'archevêque de Lyon était toujours l'objet de ses préoccupations. Dans une lettre du 21 août 1469, à Falco de Sinnibaldi, envoyé du Saint-Siège, s'en retournant à Rome, Louis XI recommande, pour le chapeau de cardinal, l'ancien compagnon de voyage de Charles de Bourbon, Thibaud de Luxembourg, évêque du Mans, et on trouve cette phrase caractéristique: «Je le vous obliay à dire, quant je vous recommande le fait de la légation d'Avignon [418].» «Et pour tant que j'ay singulière confiance en vous et que vous emploirez voulentiers à conduire les matières pour les quelles nos diz ambassadeurs s'en vont par dela, mesmement en celles que cognoistrez que jay au cueur, je vous prie tant acertez et affectueusement comme je puis et surtout le service que faire me desirez que vous vueillez tellement emploier à tenir la main de vostre part envers Nostre dit Saint-Père que la chose sortisse à ceste fois son effet.»
L'influence de Sinnibaldi fut probablement de quelque poids sur la décision de Paul II, qui donna enfin la légation d'Avignon à Charles de Bourbon (septembre 1470), mais à titre absolument provisoire et avec les réserves dont Louis XI donne acte au Saint-Siège dans une lettre en latin, donnée à Amboise, le 26 septembre 1470, la seule de ce monarque que renferment les archives du Vatican [419]. Mais déjà temporaire et révocable, la provision de l'archevêque de Lyon se trouvait singulièrement menacée par la mort de Paul II et l'exaltation de Sixte IV.
En 1471, Louis XI et Sixte IV qui, sans être en rapports tendus jusqu'alors, se tenaient sur une réserve prudente, se rapprochent parce qu'ils ont besoin l'un de l'autre. Le pape voulait l'appui du roi pour une croisade; Louis XI comptait sur le Saint-Siège pour régler l'affaire de la Balue et faire refuser à son frère, Charles de Berry, la dispense nécessaire en vue d'épouser Marie de Bourgogne. Ce rapprochement amena Sixte IV à se montrer plus traitable sur la question de la légation d'Avignon qui n'avait été, comme nous l'avons vu, confiée qu'à titre provisoire par Paul II à l'archevêque de Lyon. Louis XI envoie, le 4 novembre 1471, à Sixte IV messire Guillaume Compaing, archidiacre d'Orléans, et maître Antoine Raquier, notaire, afin de conclure avec le pape un traité contre tous leurs ennemis communs. Dans cette ambassade il est encore question d'accorder à l'archevêque de Lyon, de la maison de Bourbon, la légation d'Avignon, avec le chapeau de cardinal [420].
Sixte IV ratifia le choix de son prédécesseur avec les mêmes réserves, auxquelles durent souscrire par acte signé le roi de France et son protégé, Charles de Bourbon. La lettre royale, qui reproduit les mêmes termes que celle du 26 novembre 1470, fut donnée pour Sixte IV à Saint-Florentin, le 15 juin 1472 [421]. On voit, d'après ce document, que l'archevêque de Bourbon exerçait la légation d'Avignon et du Venaissin avec le titre de légat a latere pour une durée qui était laissée à la convenance du pape et du Saint-Siège. Il promettait au pape que ledit légat s'acquitterait avec intégrité de sa charge et rendrait bonne et prompte justice à tous les vassaux du Saint-Siège. Il est à remarquer que pour la première fois, sans doute à la suite des grosses difficultés qu'avait soulevées l'occupation du palais apostolique à la mort du cardinal de Foix, l'obligation était faite au légat de rendre le palais avec tous les droits et prérogatives attachés à sa charge, soit au pape vivant, soit à ses successeurs, à première réquisition et sans différer, avec toute la déférence due à la personne du souverain pontife. Nous possédons également, grâce à la copie donnée par Fornéry [422], le texte de l'engagement juré par Charles de Bourbon, le 4 juillet 1472. Les conditions énumérées ne font que reproduire celles déjà relatées dans la lettre royale. Il s'engageait à remettre entre les mains de Sa Sainteté ou de ses successeurs «le palais», avec tous droits, sous peine d'excommunication et de parjure, sans contestation et sans attermoiement [423].
Bien que pourvu officiellement de la légation, Charles de Bourbon ne se pressa pas de prendre possession de son siège, qu'il n'occupa du reste que d'une façon très irrégulière. Annoncé dès le mois d'octobre 1470 [424], aux consuls d'Avignon par une lettre de Guillaume de Châlons, prince d'Orange, le légat ne se présenta pour occuper sa charge en personne qu'au mois de novembre 1473. La ville, pour fêter son arrivée, envoya au devant de sa grandeur un brigantin manœuvré par douze hommes, qui devait remonter le Rhône jusqu'au Pont-Saint-Esprit, en même temps qu'une ambassade, composée des consuls et notables de la ville, allait à cheval à la rencontre du légat jusqu'au même point. Le 11 novembre 1473 l'archevêque de Lyon, descendant le Rhône sur le brigantin envoyé par la ville, prit terre à quelque distance de la ville et s'installa au château du Pont de Sorgues avant d'occuper le grand palais [425].
Dans la pensée du pape, le caractère révocable de la provision donnée à Charles de Bourbon laissait-il entrevoir un remplacement à brève échéance, ou mieux encore Sixte IV fut-il, dans cette circonstance, l'instrument docile de son neveu, le célèbre Jules de la Rovère, que Jean de Serres appelle «instrument fatal des maux de l'Italie» et ailleurs «puissant d'amis, de réputation, de richesses, naturel farouche et terrible, inquiet, turbulent, mais magnifique et grand défenseur de liberté ecclésiastique» [426]? Il est difficile de se prononcer. Jules de la Rovère avait été appelé à l'évêché de Carpentras lorsque, à la mort d'Alain de Coëtivy, en 1474 [427], il fut transféré au siège d'Avignon que Sixte IV, par affection pour son neveu, érigea en archevêché par bulle du 22 novembre 1474 [428], avec les évêchés de Carpentras, de Cavaillon et de Vaison comme suffragants, alors qu'ils ressortissaient précédemment de l'archevêché d'Arles. Cette extension de l'autorité spirituelle de l'archevêque d'Avignon, sa parenté avec le souverain pontife, en faisaient un adversaire redoutable pour le légat, dont il contrebalançait l'influence: un conflit ne pouvait manquer de se produire lorsque, sollicité sans doute par son neveu, Sixte IV, sans penser aux conséquences d'une pareille mesure, révoqua la faculté accordée à Charles de Bourbon [429] et lui substitua son neveu Jules de la Rovère, par bulle du 13 mars 1475. Quelques auteurs ont prétendu que les pouvoirs conférés au nouveau légat étaient plus étendus que ceux de son prédécesseur; que son autorité devait se faire sentir jusqu'à Lyon; qu'il voulait rétablir la suzeraineté temporelle du Saint-Siège sur la rive droite du Rhône [430]. Rien dans la bulle pontificale n'autorise ces affirmations, et le texte même du document est conforme aux formules adoptées en pareil cas par la chancellerie pontificale [431]. Depuis le XIIIe siècle les légats représentant à Avignon le Saint-Siège avaient toujours porté les mêmes titres, qui n'étaient qu'une formule consacrée de diplomatique sans effet dans l'exercice de leurs fonctions. Du reste, les parlements se montraient d'une rigueur impitoyable quand il s'agissait de l'enregistrement de la bulle, et ils n'auraient pas toléré un empiètement sur les droits du pouvoir laïque.
Il y a là, selon nous, une confusion de la part des historiens, qui ont traité la question sans la bien connaître, et dont nous allons donner l'explication. L'archevêque d'Avignon avait juridiction sur tous les sujets royaux fixés dans les limites de son diocèse [432]; or, en ajoutant au diocèse du nouvel archevêque les évêchés de Cavaillon, de Valréas et de Vaison, Sixte IV donnait par le fait, au sens propre du mot, à son neveu «des pouvoirs plus étendus». Voilà ce qu'il faut entendre par cette phrase qui se retrouve dans Duclos, dans Legeay et les autres. C'est sans doute cette extension d'attribution qui motiva les plaintes de Charles de Bourbon au roi, car on ne comprendrait pas qu'il s'agît des attributions de Jules de la Rovère, légat, alors que la provision de ce dernier ne fut délivrée qu'en mars 1475 [433]. Or, dès le mois de janvier 1475, Louis XI, mécontent des agissements du pape, avait pris plusieurs ordonnances rigoureuses à l'adresse du Saint-Siège. Une première ordonnance du 8 janvier 1475 [434] instituait une commission pour examiner les bulles, brefs et rescrits pontificaux qui seraient contraires aux immunités et privilèges du royaume de France et en défendait l'enregistrement. En vue de la défense des libertés de l'église gallicane le roi soumettait au «placet» tous les actes pontificaux. En outre, sans doute pour effrayer Sixte IV, Louis XI fit écrire à tous les évêques de France pour leur dire qu'ils ne devaient pas quitter leur résidence, et ce, sous peine de confiscation et de privation du temporel [435].
En même temps, Louis XI, poussé secrètement par son allié, Laurent de Médicis, provoque une agitation anti-romaine et parle de la prochaine tenue d'un concile général pour la réforme de l'Église et l'élection régulière d'un pape à la place du pontife, dont la nomination était entachée de simonie. Il cherche à gagner à sa cause l'empereur Frédéric [436].
La bulle pontificale du 21 novembre 1474 était sans contredit un acte d'indépendance de la curie romaine et attentatoire aux libertés de l'Église gallicane, en ce sens qu'elle portait modification des circonscriptions ecclésiastiques du royaume de France, sans l'avis préalable du roi. En effet, de ce chef, la province ecclésiastique d'Avignon devenait indépendante de Vienne et d'Arles [437], et le rattachement de l'évêché de Vaison au diocèse de l'archevêché d'Avignon était une diminution de l'autorité de l'archevêque de Vienne et de Lyon «primat de France». Bien que plus incliné aux idées romaines que son père Charles VII, qui professait plutôt les idées gallicanes, Louis XI ne pouvait décemment rester indifférent en présence des prétentions de Sixte IV dont la faiblesse expliquait cet acte de népotisme. Si on ajoute à cette extension d'attributions l'autorité que le nouvel archevêque tenait de ses prédécesseurs, on conviendra que l'archevêque d'Avignon était, sinon le supérieur, du moins l'égal du légat, qui devait désormais compter avec lui. En effet, depuis 1178, par privilège de Frédéric II, empereur d'Allemagne, l'évêque d'Avignon était coseigneur de Barbentane, et avait juridiction temporelle sur ce port, une des principales escales de la navigation du Rhône [438]. En outre, depuis le Xe siècle, ledit évêque possédait, comme fiefs temporels sur la rive droite du Rhône, les localités ci-après avec leurs annexes: Roquemaure, Trueil (de Torcularibus), Montfaucon, Saint-Giniès de Comolas, Saint-Laurent-des-Arbres, Lirac, Tavel, Rochefort, Sazes, Pujaut (Podium altum), Sauveterre, Villeneuve, Les Angles et Saint-Étienne-de-Candals [439]. «De tout temps et d'ancienneté les prédécesseurs arcevesques du dit lieu ont tout droit de justice et juridiction ecclésiastique sur plusieurs nos subgectz, mananz et habitanz de plusieurs villes, villaiges et places nous appartenanz dedans nostre royaume estans du dit diocèse et arcevesché, et ont accoustumé selon droit commun les dits arcevesques du dit lieu d'Avignon, davoir toute juridiction cohercion et contrainte non seulement sur iceulx habitanz des villes de nostre royaume mais aussi de Provence, du conte de Venisse et dailleurs ou le dit droict se estant [440].» Ces lettres patentes de Louis XI ne peuvent laisser aucun doute sur la légitimité des pouvoirs de l'archevêque d'Avignon, en tant que juge temporel desdits fiefs enclavés dans le royaume de France. Or, dans de pareilles conditions, ou l'évêque devait se contenter d'une juridiction temporelle nominale, comme l'avaient fait la plupart des prédécesseurs de Jules de la Rovère, ou, s'il voulait prendre au pied de la lettre les droits qu'il tenait de ses fonctions, il devait se préparer à vivre en état de guerre avec les officiers royaux, sénéchaux de Beaucaire, maîtres des ports de Villeneuve ou leurs lieutenants, et le Parlement de Toulouse dont la rigueur était proverbiale. On comprend, en effet, que les sujets du roi, placés sous la juridiction temporelle des évêques d'Avignon et poursuivis pour crimes ou délits de droit commun, récusassent la juridiction temporelle de leur suzerain spirituel, pour chercher aide et protection auprès des agents royaux et échapper ainsi à toute pénalité. De là des conflits incessants, des protestations, et comme conclusion, des lettres de représailles qui empêchaient l'évêque d'exercer en toute liberté son droit de juridiction.
Quant à la question de conflit à propos de certains territoires riverains du Rhône, dont la délimitation et les droits «de pâturage et de bûcherage» étaient contestés entre les officiers royaux et le représentant du Saint-Siège [441], Jules de la Rovère ne pouvait en avoir la responsabilité, attendu que depuis longtemps des dissentiments existaient entre le sénéchal de Beaucaire et de Nîmes et les officiers pontificaux. Des attaques à main armée avaient été dirigées par les sénéchaux de Beaucaire et de Nîmes contre le terroir d'Avignon, sous forme de représailles et de droits de marque, sous prétexte d'une dette que les papalins auraient refusé de solder à Gabriel de Bernes, alors qu'il était constant que la cité d'Avignon n'avait jamais refusé de se libérer [442]. Enfin, la ville se plaignait avec quelque apparence de raison que les officiers du roi s'opposassent, par vexation, à la construction de «pallières et taudis» sur la rive gauche du Rhône dont le courant impétueux ne cessait de menacer les remparts et fortifications qui garantissaient la sécurité de la ville et de son territoire.
Les conflits entre riverains prirent même, au cours de l'année 1475, un caractère tel de violence que le conseil de ville décida d'en référer au pape, avec menace des censures ecclésiastiques [443]. De leur côté les officiers du Languedoc, défenseurs des droits du roi, maintenaient énergiquement leurs revendications et le juge-mage de Beaucaire écrivait à Jean Bourré, président des États du Languedoc, «touchant l'occupation que ceulx d'Avignon veullent faire du Rosne et des isles d'icelluy [444]». Il montrait pour le roi l'importance qu'il y avait à conserver la possession des terrains limitrophes du fleuve et des îles voisines, «et le bon droit que le roy a». Le 9 juillet 1475 [445], Sixte IV adressait à Louis XI une nouvelle lettre plus pressante, dans laquelle il l'engageait à donner des ordres immédiats pour que ses officiers du Languedoc cessassent d'inquiéter et de molester les vassaux du Saint-Siège. Le roi de France n'ayant pris aucune mesure pour donner satisfaction au souverain pontife, celui-ci fulmina contre les officiers royaux une sentence d'excommunication (9 décembre 1475) [446].
Ces explications étaient indispensables pour montrer l'origine du conflit à propos des limites du Rhône, au moment où Sixte IV allait appeler son neveu à la légation d'Avignon, et permettent de démêler ce qu'il y a de fondé dans les accusations portées par les historiens contre Jules de la Rovère sur ce point. Lorsque donc, quelques mois plus tard, le cardinal de Saint-Pierre aux Liens se rendit à Lyon pour porter ses doléances à Louis XI, il ne faisait que lui exposer des griefs déjà anciens et qu'il n'avait en rien contribué à susciter. Enfin, s'il se plaignait au roi de la sévérité outrée du Parlement de Toulouse à l'égard des sujets pontificaux, lorsque quelque atteinte était portée par eux aux prérogatives royales, ces plaintes étaient de tout point fondées [447].
En réalité, toutes les explications données jusqu'ici, pour justifier le mécontentement du roi du retrait de la légation à Charles de Bourbon, ne sont que de peu de poids et ne suffiraient pas pour rendre plausible l'hostilité de la Cour de France et le parti pris de recourir aux voies de fait contre le Saint-Siège dans la personne de son légat et dans son propre domaine. Ce que Louis XI ne pouvait pardonner à Sixte IV, c'était d'avoir manqué à ses engagements vis-à-vis du roi et d'avoir porté une grave atteinte à l'influence française dans les terres qui confinaient à la Provence, au moment où Louis XI espérait mettre la main sur l'héritage du roi René. Désormais, au lieu d'avoir à Avignon un représentant dévoué à ses intérêts, la France allait se heurter à un ennemi habile, implacable, que l'on accusait encore sans preuves d'entretenir avec le Téméraire des intelligences secrètes, et de favoriser la cession des domaines de la maison d'Anjou au duc de Bourgogne [448]. Tous les calculs politiques de Louis XI se trouvaient ainsi déjoués, par suite de la mauvaise volonté du pape, et on comprend qu'il en conçut une vive irritation. . Cependant l'administration du cardinal de Bourbon, ou plutôt de ses représentants à Avignon et à Carpentras, n'allait pas sans quelques difficultés. Absent depuis plusieurs mois du siège de sa légation, l'archevêque de Lyon avait délégué comme lieutenant à Carpentras l'évêque de Narbonne [449]. A Avignon, il avait constitué comme son fondé de pouvoir Édouard de Messiaco, abbé de l'Isle-Barbe (13 décembre 1475). Les rapports entre le conseil de ville et les délégués du légat étaient assez tendus par suite de quelques questions d'ordre local. Le représentant du légat reprochait au conseil: 1o de n'avoir pas procédé, comme le voulait la charte municipale de 1411, au renouvellement annuel des conseillers [450]; 2o de n'avoir pas voté au légat le présent annuel de 500 florins, qui selon la tradition lui était offert la veille de la Noël [451]; 3o il se plaignait en outre de ce que des officiers avaient été créés directement par le Saint-Siège, sans autorisation du légat; 4o de ce que les Florentins avaient obtenu du Saint-Siège une exemption, au mépris du légat; 5o de ce qu'un bref apostolique avait interdit à l'évêque de Narbonne de s'immiscer dans les affaires intérieures du Gouvernement451. L'évêque de Cavaillon se fit, auprès du conseil, l'organe de ces plaintes. Celui-ci, qui louvoyait entre les deux influences, décida le 13 décembre de surseoir à toute décision jusqu'au retour des consuls et d'une partie des conseillers que la peste tenait pour le moment éloignés de la ville. Quelques jours après, l'assemblée municipale se réunit (le 18 décembre) [452] et la mutation des conseillers fut opérée en présence de l'abbé de l'Isle de Barbe, délégué du légat, et par son ordre. Le 10 janvier 1476, le conseil décida de prendre des informations à Rome au sujet de la bulle concernant la mutation des conseillers, qu'une rature avait rendue suspecte de fausseté, et où le mois précédent on avait délégué à cet effet Pierre Baroncelli comme ambassadeur extraordinaire [453]. Le 24 janvier, le conseil procède à la nomination des capitaines des paroisses, en vertu d'un bref que Pierre Baroncelli avait rapporté de Rome avec des lettres de Jules de la Rovère, archevêque d'Avignon. Il est probable que Baroncelli avait été chargé par Jules de la Rovère d'une mission secrète pour le conseil et les États, peut-être de leur faire pressentir la prochaine venue du cardinal en qualité de légat, car dès son arrivée, et par ordre de l'évêque de Carcassonne, Pierre Baroncelli avait été jeté en prison. La ville députa aussitôt auprès de l'évêque Pierre de Merulis, primicier de l'Université, et Jean Martini, bourgeois, pour obtenir l'élargissement de l'ambassadeur. D'autre part, le 3 février, le conseil fit de pressantes instances auprès de l'abbé de l'Isle Barbe dans le même but. Sixte IV lui-même, dans un bref menaçant, informa les consuls qu'il avait donné l'ordre de relâcher sans délai Pierre Baroncelli [454], se réservant de faire châtier l'auteur de l'emprisonnement [455]. Le conflit était désormais inévitable entre le Saint-Siège et son légat à Avignon, et forcément la Cour de France allait être amenée à soutenir ce dernier contre le pape et contre son rival et successeur désigné, Jules de la Rovère. Louis XI, toujours à l'affût des desseins secrets de la Cour de Rome, s'efforçait de provoquer une certaine agitation dans le clergé de France et parmi les cardinaux du sacré collège. Au mois de mars 1476, pendant que Jules de la Rovère se rendait à Avignon, on trouva affichée à la porte de la basilique de Saint-Pierre une proclamation du roi de France enjoignant à tous cardinaux, prélats et évêques de se trouver à Lyon, le 1er mai, afin d'y délibérer sur la tenue d'un concile [456]. Une ambassade française fut même envoyée à Rome, à ce sujet, au mois d'avril 1476 [457], mais Sixte IV refusa de la recevoir. Comme le fait justement observer Pastor, il y a une corrélation indiscutable entre ces tentatives de pression et d'intimidation que Louis XI cherchait à exercer sur les membres de l'Église et l'envoi en France de Jules de la Rovère [458]. Ce dernier avait quitté Rome le 19 février 1476.
La guerre devenait dès lors inévitable, et les partis commençaient à s'y préparer. Le 12 mars 1476, le conseil est avisé de la prochaine venue de Jules de la Rovère à Avignon, mais l'assemblée ignorait encore la nouvelle, tenue secrète, du remplacement de l'archevêque de Lyon à la légation. Celui-ci, mis au courant de ce qui se tramait à Rome contre son autorité, avait pris les devants, et le 17 avril [459] 1476, on annonçait l'arrivée à Avignon, par le Rhône, d'une grande barque chargée de douze tonneaux de vin et de vingt à vingt-cinq salmées de blé, destinés à l'approvisionnement du grand palais. Avisé aussitôt, le conseil décide que le tout sera mis en entrepôt et en lieu sûr, attendu que cette affectation de se servir d'une voie étrangère pour les denrées dont il a besoin ne fait rien augurer de bon pour la ville, d'autant plus qu'on sait qu'il donne certains signaux par des feux allumés du haut de la tour de Trolhas [460].
Le 19 avril 1476, le conseil est informé de l'approche de Jules de la Rovère, neveu du pape, archevêque d'Avignon, en qualité de légat gouverneur d'Avignon et du Comtat, et de son intention d'occuper le grand palais, et d'en faire sortir incontinent ceux qui le détiennent pour le compte de l'archevêque de Lyon. Le conseil délibère aussitôt que les consuls et douze députés des plus notables auront plein pouvoir pour établir une garnison aux portes et aux autres points de la ville où besoin sera, et que des mesures seront prises incessamment pour pourvoir à la sécurité de la ville et de ses habitants. Les députés désignés furent: Louis Merulis, primicier de l'Université; Guillaume Ricci, docteur; Antoine Ortigues, Girard de Sades, François Malépine, Baptiste de Brancas, Pierre Baroncelli, Louis Pérussis, Antoine Simonis, Veran Malhardi, Étienne de Gubernatis et Jean Martini. Le 29 avril suivant [461], le conseil décide de notifier cette décision à l'archevêque de Vienne, pro-lieutenant du cardinal de Bourbon, et députe une ambassade au seigneur de Beaujeu [462], et à l'archevêque de Narbonne, qui étaient au pont de Sorgues, pour tâcher de pacifier les choses. C'est au milieu de cette agitation que le nouveau légat pontifical arriva à Avignon, où il fut reçu avec la déférence que commandaient ses nouvelles fonctions et sa parenté avec la personne du souverain pontife.
De son côté, Louis XI n'était pas resté inactif, et son intervention, à ce moment, avait, s'il faut en croire Belleforest [463], un double but; intimider le pape et peser sur l'esprit du roi René dont les ambassadeurs étaient partis secrètement pour aller offrir au duc de Bourgogne son héritage, après avoir rejeté et divulgué audit duc toutes les propositions à lui faites par Louis XI [464]. Mais on sait comment la défaite du Téméraire à Granson détacha du duc de Bourgogne tous ses alliés, et René, dont les ambassadeurs avaient été pris et les projets dévoilés, n'avait plus qu'à solliciter son pardon. Ce fut l'épilogue du combat de Granson (1476).
Mais Louis XI n'avait pas attendu une solution que donnât à ses visées politiques le sort des armes. Au mois d'avril 1476, par ordre du roi, des troupes du Languedoc furent mises en mouvement et portées sur la rive droite du Rhône, avec ordre d'amasser une grande quantité de vivres et d'approvisionnements de toutes sortes à Villeneuve-lès-Avignon [465]. L'avant-garde de l'armée royale, commandée par le capitaine Bertrand de Codolet, se présenta au pont du Rhône pour attaquer le terroir d'Avignon. Quant au représentant du légat, l'archevêque de Lyon, il avait fait occuper le palais apostolique par une garnison de soixante hommes, archers et arbalétriers, fournis par le roi de France et à la solde de 4 livres par jour. Dans cette forteresse inexpugnable la petite garnison française entretenait des signaux avec les soldats de l'armée royale campés sur la rive droite du Rhône, et leur fournissait des renseignements utiles pour l'attaque des remparts. Vers la même date, et pour appuyer les troupes massées sur la rive droite du fleuve, Louis XI faisait diriger par voie rapide toute son artillerie disponible, traînée par plus de quarante-quatre chevaux, sur Avignon [466]. L'amiral de Bourbon, frère de l'archevêque de Lyon, avait été chargé du commandement de l'armée «laquelle nous avions envoyée ès marches de par dellà et près de la dite ville pour obvier à la mauvaise entreprinse du dit cardinal alyé à nos ennemis [467]».
Aucun des historiens, en mentionnant cette prise d'armes du roi de France contre les domaines du Saint-Siège, n'a connu réellement les faits tels qu'ils se sont passés. Presque tous affirment que Louis XI occupa Avignon et le comté, et ne sont pas éloignés de croire que, dans la pensée du roi, cette tentative d'occupation à main armée n'était que le prélude d'une annexion définitive, et que le Saint-Siège fut même menacé de perdre Avignon par la faute de son légat [468]. Il y a là une exagération évidente, conséquence de l'ignorance des archives locales, qui vont nous permettre de mettre, pour la première fois, sous leur vrai jour, les événements politiques et militaires si peu connus de cette période de l'histoire des États citramontains de l'Église.
Un document inédit et de la plus incontestable authenticité, renfermé dans la caisse d'Avignon, parmi les papiers constituant le fonds de l'inventaire de la Chambre des Comptes de Grenoble, nous apporte sur les agissements de Jules de la Rovère, dans les événements qui vont suivre, des renseignements forts curieux, que quelques historiens ont soupçonnés, et qui n'expliquent que trop les griefs de Louis XI contre la curie romaine et son représentant, le cardinal de Saint-Pierre ad Vincula. Un certain Jean Aubert, dit de Montclus, seigneur et chevalier de Montclus, avait été laissé à Avignon comme agent secret du légat Charles de Bourbon, avec mission de le renseigner sur tout ce qu'il pourrait saisir des desseins de Jules de la Rovère. Grâce à un espionnage savamment dissimulé, ledit de Montclus ne tarda pas à apprendre que le nouveau légat avait envoyé auprès de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, son vicaire à Avignon, le sieur de Lyennans, «lequel était revenu porteur de certaines lettres de créance et instructions signées et scellées du seing et scel du dit duc de Bourgogne adreçans au pape et au dit cardinal lesquelles lettres et instructions estoient au grand dangier et préjudice [469]» de la personne du roi et du royaume de France; que, pour mettre à exécution ces mauvais desseins et entreprises, certaine alliance avait été contractée entre ledit cardinal, le duc de Bourgogne et d'autres ennemis du royaume (et ce disant, Louis XI fait évidemment allusion au roi René). Au dire de Louis XI, le cardinal de Saint-Pierre aux Liens était venu en Avignon pour mettre la main sur le palais apostolique, en chasser la garnison française que le légat Charles de Bourbon avait préposée à sa garde, et par la possession de cette forteresse inexpugnable, barrer aux armées royales la route de Provence. On ne saurait, en cette occurence, mettre en doute les accusations de Louis XI contre le cardinal de Saint-Pierre ad Vincula, car ce sont ces projets secrets que Baroncelli avait dû communiquer aux différents corps élus d'Avignon et du comté, et qui motivèrent la délibération du conseil de ville d'Avignon du 17 avril 1476 [470].
Louis XI, informé de ce qui se tramait à Avignon par ledit seigneur de Montclus, voulut intimider la curie romaine en mandant à Lyon, où il se trouvait (mai 1476), le sieur de Montclus et le propre vicaire de Jules de la Rovère, de Lyennans, les invitant à venir se justifier auprès de lui. Le cardinal de Saint-Pierre aux Liens, dont la trahison à l'égard de Louis XI n'était pas douteuse, pour empêcher son vicaire de rien divulguer de la mission secrète qu'il avait remplie auprès du duc de Bourgogne, s'empressa de faire incarcérer ledit de Lyennans, comme témoin compromettant. Puis, sachant que le seigneur de Montclus, en sa qualité de représentant de Charles de Bourbon, avait des intelligences avec le capitaine qui gardait le palais, il tenta par des promesses et toutes sortes de moyens de le gagner à sa cause. N'ayant pu réussir dans son dessein, Jules de la Rovère, très irrité contre le sieur de Montclus, le fit venir au petit palais [471], en présence de l'évêque de Cavaillon, des évêques italiens qui avaient accompagné le nouveau légat, des consuls et autres personnages notables de la ville, et devant tous les assistants le cardinal entra dans une violente colère, déclarant au sieur Montclus que s'il ne lui faisait pas remettre incontinent le palais apostolique en obligeant les gens de Charles de Bourbon à l'évacuer, «il luy feroit coupper la teste et qu'il ne luy tenoit à guères qu'il ne le fist gecter par la fenestre en la rivière du Rosne et que c'estoit le dit suppliant qui les y avait mis et que par luy se conduisoient [472]». De Montclus, sans s'intimider des menaces du cardinal, répondit que c'était à tort qu'on l'accusait de maintenir dans le palais la garnison française; qu'il n'avait point charge de traiter cette question, et que le mieux était pour le cardinal de s'entendre avec les ambassadeurs du roi de France, qui se trouvaient en ce moment à Avignon. Mécontent de cette réponse et aveuglé par la colère, Jules de la Rovère donna l'ordre de s'emparer sur-le-champ de la personne dudit de Montclus, et de l'enfermer dans la prison du petit palais; il le fit lier et attacher avec de gros fers aux pieds, et «loger en une grosse tour estroitement et durement detenu en grant detresse de sa personne, couchier sur le plastre comme s'il estoit ennemy de la foy et mecréant, garder par certains habitans de la dite ville, piller et desrober tous ses biens meubles qui estoient de bonne valeur estans en certaine maison qu'il avoit au dit Avignon. Et contre toute forme de justice inhumainement et cruellement feist tourmenter et mettre en gehayne et torture le dit suppliant cuidant par ce moyen recouvrer le dit palais et que pour éviter la mort du dit suppliant le capitaine et autres estans de dans le dit palais eussent rendu au dit cardinal le dit palais et que faire ne vouloirent [473]».
Cependant, comprenant que la détention dudit Montclus était illégale, et que la ville et les habitants d'Avignon pourraient supporter les conséquences d'un aussi grave abus d'autorité, au moment où l'armée envoyée par Louis XI approchait de la ville [474], Jules de la Rovère laissa entendre que de Montclus n'avait été mis en prison que pour obtenir le recouvrement du palais indûment retenu, puisque, en exécution des engagements pris par le roi et le légat en 1472, ledit palais devait être rendu à première réquisition du Saint-Siège. Il ajoutait, en outre, que ce faisant il avait voulu complaire à un certain nombre d'habitants d'Avignon, ennemis du roi de France, qui étaient débiteurs vis-à-vis de lui de certaines sommes qu'il avait donné charge d'aller recueillir, en vertu d'une obligation déjà ancienne, et après sommation faite par lettres patentes aux officiers du Saint-Siège. Sous ce dernier prétexte, Jules de la Rovère fit appliquer la torture audit sieur de Montclus, pour le forcer à déclarer que lesdites lettres obligatoires adressées par Louis XI à la ville «estoient induement faictes et forgées», alors que lesdites obligations avaient été souscrites par la ville avant la naissance dudit de Montclus et ne le touchaient en quoi que ce soit [475]. La torture, appliquée avec tous les raffinements en usage chez les bourreaux du Saint-Siège, alla jusqu'à la séparation des membres pour contraindre Montclus à dire des choses «à l'appétit et vouloir» de ses persécuteurs. Le malheureux prisonnier faillit en mourir. Ce que voyant, le cardinal de Saint-Pierre ad Vincula, les habitants et consuls de la ville d'Avignon, émus sans doute à l'idée qu'un traitement aussi barbare et le trépas qui s'en suivrait engageaient gravement la responsabilité de la ville aux yeux du roi de France, cessèrent de torturer leur prisonnier. Quant à Jules de la Rovère, il trouva moyen de parlementer avec l'amiral de Bourbon, commandant l'armée royale, et partit d'Avignon pour venir à Lyon trouver le roi.
Mais les consuls et les habitants d'Avignon comprenant enfin tout l'odieux de leur conduite, afin d'apaiser la colère du roi «et les dites deshonnestes faultes assoupper», envoyèrent auprès dudit de Montclus, enfermé dans la tour de l'auditeur, une délégation qui se composait de maître Tulle, docteur et juge de ladite ville, de maître Accurse Meynier et d'Etienne Sedile, notaire de la cour de Saint-Pierre et autres officiers, et de plusieurs autres notables citoyens. Le juge de Saint-Pierre délivra sur-le-champ ledit de Montclus comme innocent et sans charge aucune, en lui en donnant acte par lettres que ledit suppliant avait requises «pour sa descharge et s'en aider en temps et lieu». Tels sont les événements qui se passaient à Avignon au moment où Louis XI, déjà très mécontent, dirigeait des forces sur les terres du Saint-Siège, et on comprend dès lors que l'accueil fait par lui à Jules de la Rovère n'ait pas été précisément très amical.
A l'annonce des mouvements de troupes qui se dessinaient de l'autre côté du Rhône, et des préparatifs de siège du palais apostolique, le conseil de ville d'Avignon décida de faire garder les portes et les remparts par une garnison de soixante hommes d'armes pendant huit jours, et de leur payer à cette occasion 60 florins. Le soin de constituer cette force armée fut confié à Marot Borgognon qui, ne trouvant personne dans le pays, fut obligé d'envoyer quérir à Tarascon, à Aix et à Marseille, des aventuriers pour concourir à la défense de la ville [476]. Gaspard de Sarrachani et son frère Thomas furent chargés de couvrir tous les passages du Rhône qui mettaient en communication le terroir d'Avignon avec la rive languedocienne [477]. Les bacs à traille notamment devaient être l'objet d'une surveillance rigoureuse. Quant à l'intérieur de la ville, les consuls avaient pris toutes leurs mesures pour la mettre à l'abri d'un coup de main. Le conseil avait fait fabriquer neuf couleuvrines qu'il avait placées dans l'hôtel de ville [478], en refusant énergiquement de les laisser transporter au grand palais [479]. Comme le bruit s'était répandu qu'un assaut devait être livré au palais, les consuls donnèrent charge à Marot Borgognon et à Antoine Simon, avec un certain nombre de compagnons, de garder les passages près de la tour Trolhas par où pouvaient s'introduire des troupes royales destinées à renforcer la petite garnison fidèle à Charles de Bourbon. Borgognon et Simon avec leurs hommes d'armes veillèrent pendant quinze jours et quinze nuits, et outre les désagréments d'une pareille faction, ils encoururent la disgrâce du seigneur de Lyon (Charles de Bourbon) [480].
Tels sont, dans toute leur simplicité, les événements militaires dont les États du Saint-Siège furent le théâtre en avril-mai 1476, et auxquels on avait donné une portée et un caractère contraires de tous points à la vérité historique. S'il n'y eut pas, en réalité, occupation manu militari du comté et d'Avignon par les troupes du roi de France, toutes les mesures furent prises pour l'effectuer. L'attitude du roi René [481] d'abord, et de Jules de la Rovère ensuite, suspendit les préparatifs belliqueux de Louis XI et donna aux événements une tournure pacifique. Dès le 11 avril 1476, René d'Anjou promit aux ambassadeurs du roi de n'avoir jamais plus d'intelligence avec Charles le Téméraire, ni avec les autres ennemis de la couronne. Il prit l'engagement de se rendre à Lyon pour assister à l'entrevue à laquelle l'avait convié Louis XI, et prépara l'entrevue de Jules de la Rovère avec le monarque. Les troupes royales furent incontinent rappelées [482], et nous voyons quelques jours après les Avignonnais se porter caution pour l'archevêque de Lyon, Charles de Bourbon, d'une somme de 3,200 livres que ledit cardinal devait payer au roi de France. Charles de Bourbon figure dans l'acte avec les titres de gubernator civitatis Avinionensis et Comitatûs et avec le titre de legatus a latere [483]. Le 9 mai, le roi René qui, en passant, avait eu un entretien avec Jules de la Rovère, arrivait à Lyon, où Louis XI lui fit les honneurs d'une hospitalité vraiment royale. Les deux rois vécurent dans la plus grande intimité, se montrant ensemble à la foire avec les plus belles dames de la ville [484], et parurent parfaitement réconciliés. Les compagnons du roi René, entre autres Palamède de Forbin, reçurent des cadeaux des deux côtés. Celui-ci eut même du roi René 4,000 livres de pension annuelle, et c'est en reconnaissance de ces gracieusetés que les ambassadeurs provençaux s'employèrent de leur mieux pour amener une cessation d'hostilités entre Louis XI et Sixte IV [485].
C'est au milieu de ces démonstrations d'amitié sincère entre les deux rois que Jules de la Rovère arriva à Lyon, pour s'entretenir avec Louis XI des difficultés pendantes avec le Saint-Siège. Le roi le reçut fort mal d'abord [486], mais finit par l'écouter, sur les instances du roi René, et exigea en premier lieu: 1o que Jules de la Rovère renoncerait à sa légation et restituerait à Charles de Bourbon la provision que le pape lui avait retirée au mois de mars 1476, et 2o que les Avignonnais enverraient à Lyon une députation chargée de prêter, au nom de la ville, serment de fidélité à la couronne [487].
L'orgueilleux cardinal-légat s'humilia pour ménager le Saint-Siège et les domaines de l'Église, et le 10 juin il fit tenir aux consuls d'Avignon des lettres patentes leur enjoignant de reconnaître pour légat Charles de Bourbon, archevêque et comte de Lyon [488]. Quelques jours plus tard, le 18 juin 1476, Jules de la Rovère écrivait de nouveau aux consuls [489] pour les informer que le serment de fidélité exigé par le roi avait été prêté suivant la formule convenue, mais que sa majesté entendait qu'il fût prêté en outre par le conseil de ville comme représentant de la collectivité des habitants. En conséquence, il leur faisait tenir une copie dudit serment, qui devait être adressée à lui-même, revêtue de la signature des membres du conseil, avec défense expresse d'y introduire la moindre variante [490]. «Et ont juré Guillaume Ricci, François Peruzzi, Antoine Ortigues, Antoine de Damiani, en présence de l'archevêque de Lyon, de M. l'admiral de France, son frère, que dans la ville d'Avignon on ne souffrira aucune personne qui puisse nuire au roi et à ses États, et on n'y prendra point parti pour ses ennemys déclarés qui sont le duc de Bourgogne, le roi Fernand, le roi d'Aragon et le roi d'Espagne, son fils, au moyen de quoy le dit amiral et le vice-chancelier ont promis au nom du roi de France de garantir la ville d'Avignon de toute oppression qu'on pourrait vouloir faire aux sujets de Notre Saint Père, ainsi que des attaques de ses ennemis». Les consuls et conseillers firent également le même serment, sauf toutefois certaines réserves en ce qui touchait l'obéissance et la fidélité au pape et son droit de souveraineté. Bien que cette condition ne fût point stipulée dans l'acte, le grand palais d'Avignon devait être occupé provisoirement, au nom du légat Charles de Bourbon, par une garnison de soldats royaux, ce qui était pour la cité papale une humiliante obligation, en même temps qu'une perpétuelle cause de conflits. Quant au caractère même et à la portée du serment des Avignonnais prêté à un souverain qui n'était pas le leur, il ne faut pas s'y méprendre; il liait l'un vis-à-vis de l'autre les contractants par acte public, et les Avignonnais ne manqueront pas de s'en prévaloir dans une circonstance où la tranquillité de la ville et la sûreté de ses citoyens se trouvent menacées par les attaques du sacrilège Bernard de Gorland (1479-1480). Et il faut dire, à l'éloge de Louis XI, que le roi de France ne faillit pas aux engagements pris à Lyon [491].
La question de la légation elle-même était laissée en suspens, mais Jules de la Rovère promettait tacitement au roi et à son rival, l'archevêque de Lyon de se rendre prochainement à Rome pour solliciter de son oncle Sixte IV le chapeau de cardinal en faveur de Charles de Bourbon, qui ne demandait rien de plus. L'entrevue de Lyon (mai-juin 1476) fut pour la politique de Louis XI un triomphe complet. Il avait obtenu du roi René, sinon la substitution du roi de France à Charles du Maine comme héritier de la Provence, au moins un engagement tacite dont Palamède de Forbins fut le garant [492]. René ne voulut pas se lier par un acte, contrairement à ce qu'affirme l'auteur de l'histoire des Célestins [493], mais c'était le bruit public que le vieux roi avait donné à Louis XI la promesse formelle de la cession de la Provence à la couronne, à la mort de Charles du Maine, institué héritier par testament du 28 juillet 1475 [494]. Comblé de présents et d'honneurs, René avait quitté Lyon le 9 juin 1476, laissant Jules de la Rovère débattre avec Louis XI les questions qui intéressaient spécialement les états pontificaux et la légation [495].
Le rusé cardinal n'eut pas lieu de se plaindre des procédés de Louis XI à son égard, car il obtenait de lui plus qu'il ne pouvait espérer, surtout après la réception qui lui avait été faite. Son ton résolu et prompt à la riposte, sa rouerie diplomatique, dissimulée sous une apparente soumission, avaient produit sur l'esprit du roi une impression très favorable, et Louis XI, après ces quelques semaines d'entrevue, n'hésitait pas à appeler le cardinal de Saint-Pierre aux Liens son «très cher et grant amy». Par lettres patentes données à Lyon le 15 juin 1476, le roi «voulant mettre un terme aux grans faultes, fraudes, abuz, déceptions et exactions de toute espèce qui se commettoient à la Cour de Rome au détriment de tous ceux qui venoient à besougner à cause de la diversité des personnages auxquels ils s'adressaient, déclare que désormais toutes les personnes qui auront à se pourvoir en Cour de Rome se addressent a son très cher et grant amy le cardinal de Saint-Pierre ad Vincula [496]». Louis XI accordait en outre à Jules de la Rovère l'autorisation d'exercer dans le royaume ses facultés de légat, bien que ledit légat «ne luy en ait demandé la permission, comme il est de coutume, et sans qu'il soit tiré à conséquence [497]». En outre, par d'autres lettres patentes, données à Lyon le 21 juin 1476, Louis XI autorisait le cardinal de Saint-Pierre ad Vincula à posséder dans le royaume de France tous les bénéfices dont il avait été ou pouvait être pourvu, archevêchés, évêchés, abbayes et autres dignités et bénéfices quelconques, et à quelque valeur et estimation qu'ils pussent monter. Dans les raisons qui poussaient le roi à octroyer cette faveur, Louis XI parlait «de la grant et singulière amour et amitié que avons a lui. Et en faveur de plusieurs grans louables et notables services dignes de recommandacion qu'il nous a faiz et espérons qu'il nous face au temps advenir [498]». Enfin, six semaines après l'entrevue de Lyon, Jules de la Rovère affermissait encore ses bons rapports avec le roi de France en accordant la dispense pour le mariage de Louis d'Orléans (futur Louis XII) avec Jeanne de France, fille de Louis XI [499].
L'entrevue de Lyon, grâce à l'influence du cardinal de Saint-Pierre aux Liens sur l'esprit du roi, fut féconde en résultats heureux pour les Avignonnais. Par lettres patentes données à Lyon le 21 juin 1476 [500], Louis XI accorda aux sujets du pape le droit de construire des «palières» pour protéger leur terroir contre les débordements périodiques du Rhône. Ce droit, qui avait déjà été consacré par lettres données à Compiègne, le 7 février 1470 et le 26 janvier 1474 [501], était contesté par les officiers de la couronne, et à diverses reprises les Avignonnais avaient fait appel à la justice du roi pour la sauvegarde de leurs propriétés. «Pourquoy nous les choses dessus dictes considérées, inclinanz liberallement à la supplicacion et requeste que sur ce nous a este faite par nostre tres chier et grant ami le cardinal Sancti Petri ad Vincula, légat du Saint-Siège apostolique estant nagueres par devers nouz à Iceulx supplianz pour ces causes et considéracionz et autres à ce nous mouvanz avons octroye et octroyons de grace espécial par ces presentes que la sus dite palière, taudiz, et reparacionz par eulx ainsi faictes du coste de leurs terres sur le rivage de la dite rivière du Rosne soient et demeurent en l'estat quelles sont de present tant quelles pourront durer, sanz que Iceulx supplianz soyent ou puissent estre contrainz à Icelles démolir ne abatre, ne que pour icelles avoir faict faire, ils en soyent molestez ne travaillez par aulcunz noz officiers soubz umbre des sus dites multes ou peines declairées ou à declairer en quelque manière que ce soit ou puisse estre. Et lesquelles peines et multes saucunes estoient declairées nous voulons au cas dessuz dit estre nulles et de nulle valeur. Et icelles avons abolies et abolissons par ces présentes pourveu toutes foys que les ditz d'Avignon ne feront faire doresenavant sur la dite palière aucunes reparacions en quelque manière que ce soit. Et quant la dite palière sera rompue et desmolie iceulx de Avignon ne la feront ne pourront reffaire sanz noz vouloir congié et licence [502].» Cette concession royale avait aux yeux de la ville bien plus d'importance qu'on ne le croirait généralement, car outre la nécessité de pouvoir élever des «pallières et taudis» en vue de préserver les terres des débordements subits, au moment de la fonte des neiges et des orages dans la région cévénole, il y avait encore à sauvegarder l'intérêt même de la navigation, qui était au XVe siècle l'unique voie de communication entre le nord et le midi de la France. Or, le Rhône ayant toujours eu une tendance bien marquée à se jeter vers la rive droite, les Avignonnais attachaient la plus grande importance à pouvoir effectuer en toute liberté des digues en terre et en fascines dites, «pallières», pour ramener sur la rive gauche le courant principal du fleuve, que suivaient les barques de marchandises allant d'Arles et de Tarascon sur Lyon. La ville accueillit la décision de Louis XI comme un grand bienfait, et c'est une des mesures que Gilles de Berton et Louis de Merulis, de retour d'une ambassade auprès de Louis XI, feront valoir auprès des membres du conseil de ville pour marquer la bienveillance du roi à l'endroit de la cité [503].
A la question de droit de pallières était liée celle du pontonage du Rhône. Cette dernière avait pour Avignon un intérêt capital, car c'est par le grand pont de pierre, construit sur le Rhône vers la fin du XIIe siècle, que se faisaient les échanges de denrées et de marchandises entre les Avignonnais et la rive languedocienne. Beaucoup d'Avignonnais possédaient des domaines sur la rive droite, dans les limites du diocèse d'Avignon, et c'est du Languedoc que la ville recevait une bonne part des céréales, du vin et du bétail nécessaires à l'alimentation de ses habitants. La rupture ou l'interdiction du pont était, pour la ville, une cause de ruine et de disette [504]. Or, la cité d'Avignon, aux termes des lettres patentes du roi Charles V [505], n'avait la propriété du pont que jusqu'à la chapelle, aujourd'hui encore existante, de Saint Nicolas [506], c'est-à-dire après la deuxième arche; l'autre partie, de beaucoup la plus longue, était terre royale, et les officiers du roi et maîtres des ports de Villeneuve en avaient la surveillance et la garde. Les Avignonnais, dès 1451 [507], avaient prié le cardinal d'Estouteville d'intervenir auprès de Charles VII, pour faire savoir au roi que la ville étant dans l'intention de reconstruire quelques parties du pont qui menaçaient ruine, priait sa majesté de donner un avis favorable à la requête et d'autoriser l'affectation du produit des péages à la reconstruction et à l'entretien dudit pont. C'est à Lyon encore que Louis XI, par lettres patentes du 21 juin 1476 [508], décida que le produit du péage du pont d'Avignon, tant du côté de la ville que du côté du royaume, appartiendrait aux officiers royaux, lesquels seraient tenus d'en employer les sommes à l'entretien du pont, conformément à un tarif convenu [509].
Mais le plus grand acte de la générosité royale à l'égard des Avignonnais et Comtadins, au XVe siècle, fut sans contredit signé à Lyon, sur la demande de Jules de la Rovère; des lettres patentes du 21 juin 1476 portaient suppression de toutes lettres de marques et de représailles laxées à l'encontre des Avignonnais et autres sujets du Saint-Siège par les officiers de la couronne. Et il faut reconnaître que ces derniers en abusaient quelque peu, et souvent pour des causes non justifiées. Ce droit barbare, qui donnait à la partie lésée, ou soi-disant lésée, le droit de se saisir des biens meubles et immeubles et des personnes originaires du même pays que la partie offensante, jusqu'à concurrence de la valeur estimative du dommage causé, était pour les états citramontains du Saint-Siège une vraie mise en quarantaine qui suspendait la vie même de la cité papale et de ses annexes. Ces moyens de coercition étaient d'autant moins admissibles que l'Église répugnait à les employer [510]. Or, il n'y avait pas d'année où les Avignonnais ne fussent frappés de représailles, à la demande de quelque créancier dont les titres étaient parfois contestables, comme nous l'avons vu pour Gabriel de Bernes, ou de marchands de passage, qui se plaignaient d'avoir été volés par quelque filou, au moment des grandes foires, et obtenaient des lettres de représailles contre la ville et ses habitants. Bien misérable alors était la condition des sujets du pape. Tout commerce était suspendu, toute transaction avec le dehors interdite. Bien plus, pour les états pontificaux de France, leur condition, par suite de la délimitation topographique, était intolérable. La plupart des terres cultivables des Avignonnais étant situées au delà de la Durance, c'est-à-dire en Provence, ou par delà le Rhône, c'est-à-dire en Languedoc, les propriétaires ne pouvaient transporter leurs produits chez eux sans risquer de voir les officiers royaux en opérer la saisie sur la demande d'un simple particulier, qui avait obtenu contre la collectivité des citoyens avignonnais des lettres de représailles. L'abus était tellement monstrueux que déjà, à diverses reprises, Charles VII avait suspendu, en 1442 [511] et le 13 juin 1443 [512], les lettres de marques délivrées contre Avignon. Il arriva même que des officiers royaux peu délicats trafiquaient de leur autorité pour laxer des représailles contre les Avignonnais inoffensifs, sous les prétextes les plus futiles, et partageaient avec le demandeur une partie de la prise. Le 10 novembre 1456, Charles VII délivre des lettres patentes par lesquelles il révoque les représailles laxées par le viguier de Villeneuve contre les habitants d'Avignon, «attendu que ledit Viguier a faict sous vans abuz et exploiz voluntairement de son auctorité privée sans auctorité, commission ne mandement [513]».
En accordant aux sujets pontificaux les lettres patentes du 26 juin 1476, Louis XI mettait les Avignonnais à l'abri de l'arbitraire des agents subalternes de la couronne, mais il ne se gêna pas, pour cela, d'y recourir lui-même, lorsqu'il jugea les Avignonnais, ses amis, coupables d'avoir attenté à la toute-puissance royale. «Attendu que matière de marques est une espèce de guerre, et que la continuacion d'icelle est une destruction de ce pais et subjectz et de la chose publique, d'autant que les ditz habitanz d'Avignon et seigneurie, et ont bonne intention et voulonté de touzjours ainsy faire et continuer, et que si aulcunz abuz de justice ont este faiz et commis, par cy devant par les ditz d'Avignon à l'encontre de nos ditz officiers et subjectz ce a été par ceulx qui ont eu par aucun temps administration de la justice et aultres particuliers du dit lieu au desceu et sans le consentement du corps et communauté de la dicte ville. Il nous plaist les dites marques et représailles mettre au néant affin que marchandise se puisse remettre entre nos subjectz et eulx, et que noz ditz subjectz et ceulx du dit Avignon et conte de Venissy puissent fréquenter et commerser ensemble comme ils souloient faire le temps passé. Savoir faisons que nous, considérant les choses dessus dites et mesmement que la dite ville d'Avignon et conte de Venissy est «neument» de la terre de l'Église et à nostre saint père le pape, parquoy vouldrions les habitans et subjectz d'icelle estre favorablement traictez. Eu sur ce advis conseil et meure délibéracion avec les gens de nostre grant conseil avons declairé et ordonné déclairons et ordonnons par ces presentes que aucune marque ne soyt desormais extraite à l'encontre des dits d'Avignon et conte de Venissy, ne aulcun deux et non quelle soyt adjugiée et declairée par nous et les gens de nos grant conseil ou par l'une de nos courtz de Parlement en quelque manière ou pour quelconque cause ou occasion quelle soit ou puisse estre octroyée [514].» En accordant cette immunité aux sujets du Saint-Siège, Louis XI donnait satisfaction au pape qui avait déjà fait entendre maintes fois à ce sujet ses protestations; il mettait un terme aux vexations et aux insolences de ses agents subalternes; malheureusement, comme toutes les faveurs royales, les lettres de Lyon comportaient des restrictions dont les bénéficiaires ne devaient pas tarder à pâtir.
En se séparant, après une entrevue de plusieurs semaines (mai-juin 1476), chacun des contractants emportait des concessions ou des promesses inespérées; le vieux roi René, une pension viagère, 40.000 écus et l'assurance de la mise en liberté de sa sœur, prisonnière en Angleterre [515]; Louis XI avait la perspective de mettre bientôt la main sur la Provence et de préparer à la couronne la domination de la Méditerranée [516]. Il avait aussi la satisfaction de voir régler d'une façon pacifique son conflit avec Rome. Quant à Jules de la Rovère, tout en reconnaissant à Charles de Bourbon la qualité de légat a latere, il était maintenu dans sa légation d'Avignon et obtenait pour ses administrés de précieux privilèges. Le conseil de ville reconnaissant, délibéra, le 7 août 1476, de voter 2,000 florins au cardinal légat pour le remercier de ses bons offices [517]. Jules de la Rovère rentra de son voyage en France au commencement de l'automne, le 4 octobre 1476. Il arriva à Foligno, où le pape et les cardinaux le complimentèrent sur le succès de sa mission [518]. Désireux de tenir ses engagements, Sixte IV créa Charles de Bourbon cardinal le 18 décembre 1476.
Quant aux Avignonnais, ils reçurent les compliments les plus flatteurs du Saint Père, pour la correction de leur attitude dans le conflit qui avait un instant mis aux prises le Saint-Siège avec la Cour de France. «Vous avez fait, leur écrivait le souverain pontife, ce qu'il convenait et ce que nous attendions de vous. Nous vous exhortons à persévérer dans ces sentiments, et vous pouvez comprendre que les dispositions du Saint-Siège et les nôtres vous seront de plus en plus favorables [519].»
Mais des événements autrement graves allaient détourner Louis XI des affaires de Rome. A ce moment, en effet (janvier 1477), toute son attention était portée sur la lutte décisive qui se livrait sous les murs de Nancy, et où son plus redoutable ennemi, Charles le Téméraire, devait périr si misérablement, enseveli dans sa défaite. On comprend que les historiens de ce grand règne aient passé sous silence des faits d'un ordre secondaire, au milieu de cet ébranlement général du royaume, et c'était une raison de plus pour nous de les faire revivre d'après des documents nouveaux.
CHAPITRE VII
Les dernières années de Louis XI (1476-1483).
Caractère général de la politique
à l'égard d'Avignon.
Bernard de Guerlands et Jehan de Tinteville.
Faveurs royales.
Les dernières années de Louis XI.—Les tentatives des Routiers et des Florentins sur Avignon et le Comté.—Le sacrilège Bernard de Guerlands (1478-1479).—Les consuls s'adressent à Monseigneur du Bouchage.—Intervention de Louis XI qui protège les sujets du Saint-Siège (février-mars 1479).—Nouvelle attaque de Jehan de Tinteville ou Dinteville (1480-1481).—Petitjean maître d'hôtel du roi à Avignon (1481).—Politique équivoque de Louis XI.—Il désavoue Tinteville (janvier 1483). Mort de Louis XI.—Sentiments des Avignonnais.—Funérailles du roi célébrées à Avignon (24 septembre 1483).—Privilèges divers accordés par Louis XI aux Avignonnais.—Il protège le commerce et la navigation.—Lettres des 24 mai 1482 et avril 1480.—Il confirme les privilèges du péage à sel (26 janvier 1478).—27 janvier 1481.—Résumé et conclusion.
Forts de l'appui du roi et des engagements pris à Lyon, les sujets du pape, dès 1478-1479, font appel aux promesses du roi et sollicitent son intervention pour rétablir l'ordre et la sécurité dans le pays qu'il a pris sous sa protection. Voici dans quelles circonstances. La conspiration des Pazzi, qui avait éclaté à Florence [520] contre les Médicis, 26 avril 1478, et amené la pendaison de l'archevêque de Pise et du comte Riario, neveu de Sixte IV, eut pour conséquence de pousser à l'exil un grand nombre de familles florentines qui, redoutant des représailles de leurs ennemis politiques, vinrent se fixer à Avignon, où étaient, depuis longtemps déjà, établis bon nombre de leurs compatriotes occupant de hautes situations dans le commerce, dans la finance et dans l'industrie. Les nouveaux venus espéraient à leur tour trouver dans la cité papale un refuge contre les persécutions [521]. Malheureusement, les rapports commerciaux, si fréquents entre Avignon et Florence [522], ouvraient une route commode aux ennemis des familles émigrées, et dans les derniers mois de 1478, des bandes armées, composées en grande partie d'aventuriers florentins, faisant cause commune avec les routiers de Provence, envahirent le comté, sous la conduite d'un certain Bernard de Guerlandz ou Gorlands [523], originaire de l'Isle en Venisse, et s'inspirant des exploits légendaires de feu Raymond de Turenne, commirent dans les terres de l'Église tous les excès imaginables dont étaient coutumières en pareille occurrence les vieilles bandes de routiers. Les documents que nous produisons sont d'accord pour fixer le nombre de ces malandrins à XVe (1,500) «tant à pied qu'à cheval». Tout d'abord Guerlands et ses compagnons de pillage, suivant la coutume d'alors, se donnaient pour des Anglais envoyés par le roi «en ses marches» «soy disant estre en nostre service soubz umbre de nous, comme si a icelluy (Guerlands) en ussions donné congié et un exprès mandement [524]». A cet impudent mensonge, les brigands ajoutaient qu'ils étaient envoyés au secours des Florentins et qu'ils avaient la permission de traverser le pays. A la tête de ces routiers se trouvait, avec Bernard, Luc de Cambis, banquier florentin depuis longtemps établi à Avignon. Le point de concentration de cette expédition fut Lyon, et le pourvoyeur des aventuriers un certain Florentin, Bundelmunti, qui fit les avances d'argent en passant au Pont-Saint-Esprit. Si l'on donne crédit au récit des doléances portées par les consuls d'Avignon dans leur lettre à Monseigneur du Bouchage [525], chambellan et conseiller du roi, ces aventuriers d'au delà des Alpes dépassèrent en cruauté et en dévastations tout ce que l'on avait vu jusque-là. «Pris par force cinq ou six places fortes où ils ont fait et font incessamment beaucoup de maulx, tuer genz, violler femmes et filles pucelles de quelque aige qu'elles soyent, brûler maisons et genz, desrober marchans sur chemin, prendre bestial et mesnaige des pouvres gens et les vendre de fait et tant de maulx que l'on n'en debvroit pas faire tant en terres de Turcz.» Les consuls d'Avignon insistent très vivement auprès du favori de Louis XI pour obtenir sans délai l'appui de sa majesté en hommes de guerre: «en vous suppliant que vostre plaisir soit de addresser le dit pourteur au roy et luy remonstrer les susdites oppressions et violences et luy recommander tres humblement la cité, terres et subgectz de l'Église, comme ses tres humbles et bons serviteurs et alliez et luy supplier qu'il plaise en commandant le dit Bernard estre pugny de ses grans forffaitz pour en donner exemple aux autres et luy plaise de nous garder de toutes offences et oppressions ainsi que sa dite Magesté nous a promis au moyen du serrement que derrenièrement luy feismes à Lyon [526].» Pour montrer leurs sentiments d'obéissance et de fidélité à l'égard de sa majesté, les consuls ajoutent que si ledit Bernard de Guerlandz avait eu mandement du roi, la ville certainement se serait empressée de lui donner passage, comme elle l'a toujours fait pour ceux des capitaines qui étaient porteurs d'un ordre royal.
La diplomatie de Louis XI a des côtés tellement ténébreux qu'il est parfois difficile d'en suivre les trames et que, dans tous les cas, on a quelque raison de douter de sa bonne foi politique. Or, à ce moment, la question des guerres civiles qui déchiraient la république florentine avait fait de Sixte IV et du roi de France deux champions prenant parti pour l'un des deux adversaires. En apprenant la mort violente de son neveu Riario, le pape, furieux de cet acte de justice sommaire, déclara la guerre aux Florentins. Une bulle de juillet 1479 portait que lesdits Florentins ne pourraient être admis à aucun office séculier ni dans aucun conseil élu; que s'il y en avait quelqu'un dans les États du Saint-Siège, il devait s'en démettre sur-le-champ, menaçant d'excommunication ceux d'Avignon qui leur commettraient lesdits offices. Finalement, la bulle interdisait aux Florentins fugitifs l'accès d'Avignon et de son territoire. [527]
Louis XI, au contraire, en relations depuis longtemps très suivies avec les Médicis, «Lyonnet de Médicis, son compère [528],» désireux de voir s'apaiser le conflit, proposa sa médiation, offrant de convoquer à Lyon un concile qui servirait d'arbitre entre les deux partis et où l'on s'occuperait également de préparer une croisade contre les Turcs [529]. A ces avances, Sixte IV n'avait répondu que d'une façon très évasive et formulant à l'égard des Florentins des exigences inacceptables. En recevant la nouvelle des ravages commis par les aventuriers florentins dans le comté et le terroir d'Avignon, Louis XI ne montra pas une grande surprise, mais plutôt l'attitude d'un homme qui connaît les dessous secrets de cette chevauchée et qui, tout en étant complice, s'empresse de la désavouer et de décliner toute participation à des actes de brigandage à main armée. Comme l'envoyé de la ville lui expliquait que c'étaient des Anglais qui disaient aller au service des Florentins, le roi répondit «que c'estoient des trez (traits) de son compère Lyonnet de Médicis et qu'il avoit faict faire tout cecy sans son sceu dont il monstra n'estre pas contant et me dit qu'il vouldroit garder ceulx d'Avignon et du comté de Venisse comme ses propres subgectz et mieulx, se mieulx povait. Et, en effet, dist quil vouloit que tous ses officiers tant du royaume que de Dalphiné vous donnassent tout l'ayde et faveur que leur vouldriez demander pour leur faire reparer les dommaiges faitz et faire vuyder hors de la terre de l'Esglise, car il n'entendit oncques quils y entrassent ne feissent nul dommaige et quil ne les advouoit ne vouloit soutenir en façon quelconque [530].» Et en effet le roi donne aussitôt des ordres à Monseigneur du Bouchage et au comte de Castres pour que les lettres nécessaires aux consuls et habitants d'Avignon fussent expédiées le plus promptement possible. On remarquera qu'au cours de cette lettre, qui ne fait que reproduire en termes brefs la conversation échangée sur ce sujet entre Louis XI et Baptiste Bézégat, chargé de représenter les intérêts de la cité, le roi parle à peine du Saint-Siège et qu'il n'envisage au contraire que les justes doléances des Avignonnais. Son langage vis-à-vis d'eux pouvait ne pas manquer de sincérité, mais l'empressement qu'il met à désavouer les exploits des bandes de Bernard de Guerlands, son insistance à laisser croire que tout s'est fait à son insu, donnent facilement créance à cette hypothèse que Louis XI, s'il n'a pas favorisé la tentative de Guerlands, ne l'a pas désapprouvée, s'applaudissant peut-être de voir une bande d'aventuriers saccager les terres du Saint-Siège pour amener Sixte IV à composition [531]. La lettre de Bézégat aux consuls est du 9 février 1479. Dès le 7 du même mois, Louis XI écrivait à Bernard, bâtard de Comminges [532], maître des ports, une lettre où il relatait tous les excès commis par Guerlands et ses hommes et en reproduisant le texte même de la supplique adressée, le 30 janvier précédent, par la ville d'Avignon à Monseigneur du Bouchage. «Et pour ce que n'entendons aucunement la dite cite ne les habitans d'icelle et du dit conte, comme noz confédérés, aliez et dévotz de nostre couronne, soient vexez ne opprimes en quelque manière que ce soit mesmement comme à terre de saincte mère Esglise a cuy nostre désir ne serche que servir, obeyr et complaire et que aussi en justice tous excès, violences, forces et aultres maulx et roberies ne se doibvent souffrir, vous mandons que veues ces presentes sur tant que desirez nous complaire que incontinent et sans delay, faictes vuyder le dit Bernard avec ses dits complices hors la «dicte conte [533].» Mais quelque activité que montrât le roi dans cette circonstance, l'occupation des terres papales se prolongea jusqu'au mois de mai 1472. Dans l'intervalle, la ville dut se défendre elle-même et faire garder les portes et les remparts pour éviter une surprise des routiers [534]. Enfin, au mois de mai 1479, Louis XI, à la suite d'une nouvelle ambassade que lui avait envoyée la ville, composée de Gilles de Berton, premier consul, et de Louis Merulis, deuxième consul, intima l'ordre au parlement de Grenoble de faire poursuivre avec la dernière rigueur les partisans de Guerlands, prescrivant par lettres patentes datées de Montargis, le 8 mai 1479 [535], de donner aux sujets du Saint-Siège tous les secours dont ils auraient besoin. Quelques compagnies de troupes royales envoyées du Dauphiné poursuivirent les routiers de Guerlands et les expulsèrent du territoire pontifical.
L'enquête faite sur cette entreprise avortée, par les officiers pontificaux et les représentants de l'autorité municipale, n'amena aucune découverte sur les vrais mobiles de l'expédition, et on ne trouva aucune trace de la main de Louis XI dans cette mystérieuse tentative dirigée contre la ville. Le vendredi 12 février 1479, les juges, assistés des consuls Antoine Lartessuti, Gilles de Berton et Paul Ayduci, et de plusieurs conseillers, procédèrent manu militari à l'arrestation de François Perussis, de Michel Dini, chez qui on apposa les scellés, de Jean Bisquiri, de Boniface Pérussis, dont on fut obligé d'enfoncer la porte pour le prendre, de Jean Syriasi, facteur de Bundelmunti, qui menaça de tuer tout le monde en criant: «Al sanguo del Dio, se non lassate la mya porta, vy tuaro!» Il fallut briser sa porte et le faire ligotter par les soldats. Luc de Cambis fit de même, jetant des pierres par les fenêtres, il cassa le bras d'un soldat de l'escorte. Il fallut l'enchaîner pour le porter à la prison où on l'enferma avec ses complices [536].
Les lettres saisies chez les conjurés révélèrent les préparatifs faits à Lyon. Allemand de Pazzis, témoin important, refusa de parler, même sous la menace de voir sa maison occupée par des garnisaires. Quant à Cambis, il répondit qu'il n'ignorait pas que Bernard de Guerlands était un aventurier chassé des compagnies du roi de France, mais il refusa de dire qui l'avait armé contre le Comtat et qui lui avait fourni l'argent. Tous ces prisonniers devaient être mis au secret, de manière à ne pouvoir s'entendre, mais la consigne ne fut pas observée, et les juges les trouvèrent conversant avec le vicaire général de l'archevêque et d'autres Florentins, citoyens avignonnais. Il est difficile, en l'absence de preuves, d'accuser Louis XI d'avoir contribué de son argent à encourager les projets de Guerlands et de ses alliés les Florentins. Mais, en écartant l'hypothèse d'une intervention directe, il n'est pas possible d'admettre que le roi ait pu ignorer la formation d'un corps d'aventuriers à Lyon, destiné à molester les sujets du pape et à inquiéter la papauté elle-même à un moment où la mésintelligence régnait entre les deux cours? Si donc, au début, Louis XI ne prêta aucun appui matériel à l'expédition, il ne fut peut-être pas sans en éprouver quelque satisfaction intérieure.
Les dernières années de Louis XI sont marquées, dans l'histoire des Étais pontificaux de France, par un redoublement d'attaques de la part de routiers et d'aventuriers dont l'audace paraît défier toute répression, et que l'attitude du roi semble encourager secrètement. Dans le cas de Jehan de Tinteville ou Dinteville (1480-1482), chef d'une bande qui saccagea le terroir d'Avignon et de Carpentras, et mit en péril l'existence même de la ville, Louis XI, comme pour Bernard de Guerlands, garde une réserve de nature à faire naître bien des soupçons. Jehan de Tinteville, sur lequel nous ne possédons que de rares documents, paraît avoir été d'origine champenoise [537]. Était-ce un agent secret de Louis XI, comme on a pu le supposer? Était-ce un de ces soldats d'aventure, que les hasards de la guerre avaient conduit dans le midi? On ne peut répondre que par des conjectures. Quoi qu'il en soit, nous le trouvons à Avignon vers 1480. Là, ledit sieur de Tinteville, menant joyeuse vie, avait contracté de nombreuses dettes, si bien que ses créanciers firent saisir ses biens, après quoi il fut expulsé de la ville. Tinteville, sujet du roi de France, porte ses doléances à Louis XI, en accusant les Avignonnais de lui détenir injustement ses biens. «Ce neantmoings iceluy de Dinteville s'estoit puis naguères tiré par devers nous et soubz couleur de ce quil nous avoit donné entendre que les ditz habitanz lui detenoient ses ditz biens par force sans les luy voloir faire rendre ne restituer avoit obtenu comme il disoit noz aultres lettres en forme de marque à rencontre des ditz habitanz et autres subgectz de nostre tres saint père le pape au moyen desquelles le dit de Dinteville avoit fait grande assemblée de gens de guerre deschelles et aultres armes et bastons et entrera par force et en puissance darmes en la dite ville et autres places de nostre sainct père ou prendera par force des biens des dits habitantz jusqua la valleur de ses ditz biens [538].» Mais les consuls d'Avignon, prévenus, avaient pris toutes leurs mesures pour résister à un assaut imprévu. Les remparts avaient été garnis de plusieurs bombardes et couleuvrines [539], une garde composée de gens d'armes et de citoyens défendait chaque porte, si bien que Tinteville et ses compagnons durent se borner à ravager les environs d'Avignon [540]. Fatigués de ces incursions, les habitants se constituèrent en corps de troupes, donnèrent la chasse à Tinteville qui, battu et fait prisonnier, fut amené à Avignon où on le jeta, chargé de chaînes dans les basses fosses du palais apostolique.
C'est alors qu'intervient Louis XI, et c'est pour cette raison peut-être qu'on a voulu voir dans cette intervention la poursuite d'un dessein secret du monarque dont ledit de Tinteville n'aurait été que l'instrument. Louis XI dépêcha à Avignon à quelques semaines d'intervalle deux ambassadeurs avec des instructions pour les consuls. Un maître d'hôtel du roi, Petit-Jean, arriva dans cette ville au mois de mai 1481, porteur de lettres de sa majesté, pour le fait de Tinteville [541]. Les lettres furent communiquées au conseil. Louis XI désavouait ledit Tinteville publiquement, condamnait tous ses méfaits, mais tout en le désavouant, il demandait l'élargissement immédiat du prisonnier, qui était son sujet et vassal: «Sans avoir regart qu'il feust nostre vassal et subgect et qui pis est votre legat a fait pendre et noyer plusieurs des gens et autres gitter de la roche au Rosne tres deshonnestement sans avoir consideracion quilz feussent de nostre royaume, dont sommes tres mal contens [542].» Le conseil s'excusa auprès de l'envoyé du roi en se retranchant derrière l'autorité du légat, sous la juridiction duquel était placé le détenu. Petit-Jean fut bien traité, choyé; la ville lui fit remettre deux écus d'or par Guillaume Anequin, courrier de la maison de ville, et lui offrit, le 31 mai 1481, un banquet somptueux qui coûta 95 florins à la caisse municipale [543].
L'ambassadeur rentra à la cour sans avoir obtenu ce qu'il avait charge de solliciter; mais, le 19 novembre 1481, un nouvel émissaire de Louis XI, Jean de Loqueto [544], conseiller du roi, arrivait en solliciteur auprès du légat qui, après divers pourparlers, accorda l'élargissement de Tinteville.
Ce furent le comté et les terres voisines qui en pâtirent, car à peine rendu à la liberté, Tinteville appela à lui ses anciens compagnons de pillage et commit, soit en Dauphiné, soit dans les terres de l'Église, de tels excès que Louis XI dut intervenir une deuxième fois: «Comme nous avons été presentement advertiz que Jehan de Tinteville et plusieurs autres gens de guerre tant de nos ordonnances que de ceulx qui ont été cassez et aultres pillars et gens de mauvais gouvernement se soyent transportez et transportent encores de jour en jour en noz pais et illec proumenent à grans despens eulx, leurs gens et chevaulx sans vouloir aucune chose paier de leurs despenses, mais qui pis est, battent, rançonnent, pillent, fourragent, destroussent gens et font plusieurs autres maulx et exactions indines (indignes). Aussi ledit Detinteville et aultres complisses menacent chascun jour destourber, piller et dégaster les dits biens circonvoisins de la cité d'Avignon et aultres pais encores et seigneuries de nostre sainct père le pape avec tres grand desplaisance et tres grand foulle, grief, préjudice et dommaige de nous et de la chose publique, à nostre pais et aussi des ditz [545].» Dans ses lettres patentes datées du Montilz-les-Tours, le 31 janvier 1483, Louis XI donnait des ordres très sévères à ses officiers pour que l'entrée des terres de l'Église, comme des provinces de la couronne, fût interdite à Tinteville et à ses gens d'armes et qu'on prît de promptes et énergiques mesures pour leur faire évacuer sans délai les lieux qu'ils occupaient. Les ravages n'en continuèrent pas moins, et ce fut sous le règne de Charles VIII seulement que, sur les nouvelles instances des consuls d'Avignon, le duc de Longueville [546], gouverneur du Dauphiné, donna des ordres à tous les officiers royaux pour que l'on s'emparât de la personne de Tinteville. Celui-ci, après de longues pérégrinations, fut, en dernier lieu, capturé et conduit, enchaîné, à Grenoble par Aymar de Viro, qui reçut de la ville d'Avignon, à titre de présent, une somme de 100 florins et 2 gros pour les dépenses qu'il avait faites (1484) [547].
Les lettres du 31 janvier 1483 constituent le dernier acte de l'administration de Louis XI qui ait quelque rapport avec les terres du Saint-Siège et les habitants d'Avignon.
A la mort du roi (30 août 1483), les Avignonnais et les Comtadins voulurent rendre un dernier et pieux hommage à la mémoire d'un monarque dont l'activité infatigable s'était portée, à diverses reprises, sur les affaires intérieures de leur pays, mais qui, en somme, avait usé dans ses rapports d'une politique plus bienveillante que tracassière et qui, tout en voulant gouverner à son gré les événements dans les domaines du Saint-Siège, avait fait sentir aux vassaux du souverain pontife, autant, sinon plus, qu'à ses propres sujets, les bienfaits de sa royale protection. Les obsèques de Louis XI furent célébrées à Avignon en l'église des Cordeliers, le 24 septembre 1483. La ville fournit de ses deniers cent torches neuves, à quatre florins la douzaine. Sur chaque torche étaient appliquées à la cire rouge les armes du roi de France à côté de l'écusson de la ville; quatre cents grandes armes du roi servirent à décorer l'autel. La dépense totale s'éleva à 65 florins 17 sols [548].
Au cours de son règne, Louis XI avait accordé aux Avignonnais et aux Comtadins divers privilèges qui dénotent chez lui le dessein bien arrêté de faire pour les sujets du pape ce qu'il faisait pour les siens, et «mieulx, se mieulx povoit». Suspension de lettres de marques et de représailles, liberté d'édification des «pallières», application du produit du pontonage à l'entretien du grand pont du Rhône, tels sont les bénéfices directs de l'entrevue de Lyon (juin 1476). Peu après, par lettres du 26 janvier 1478 [549], Louis XI confirme le privilège qu'avaient vingt-trois particuliers et quelques couvents et monastères d'Avignon [550] de prélever sur le sel apporté d'Aigues-Mortes et remontant le Rhône par bateaux un certain nombre de minots sans payer les droits de gabelle aux officiers royaux [551]. Ces derniers ayant frappé lesdits particuliers d'une amende de 50 marcs et fait saisir leurs biens. Louis XI, par lettres patentes annule lesdites amendes et maintient les particuliers et ordres religieux dans leurs prérogatives et privilèges. «Et pour ce qui est en leur tres grand grief, prejudice et dommaige et pourroit estre cause de faire cesser le divin service en aucune des dites Esglises parce que le dit droit de péage est le principal revenu qu'ils aient pour leur vivre et entretenement... Voulons et debvons les faiz et affaires des dictes Esglises tant de nostre royaume que hors icelluy estre favorablement traictez afin que les susditz religieux et autres ecclesiastiques soient tousjours plus enclinz a prier Dieu pour nouz, nostre postérité et lignée....»
Dans la question des limites du Rhône et de la navigation, Louis XI, qui avait déjà donné à Lyon des preuves non équivoques de ses bonnes dispositions à l'encontre des Avignonnais, accorde, au mois d'avril 1480, à la sollicitation de Jules de la Rovère, une faveur exceptionnelle aux sujets du pape contre laquelle protestaient les officiers royaux comme une renonciation des droits du roi sur la rive droite du fleuve [552]. Le maître des ports de Villeneuve-lès-Avignon ayant fait accoter un moulin à l'une des arches du pont, ce qui constituait pour la navigation un danger permanent «parce que les ditz molinz qui ainsi y seroient édiffiez et mis retiendroient et empescheroient le cours de l'eau de la dite rivière en manière que la dite eau pourroit estre cause pour la grant habondance et impetuosite d'icelle, faire desmolir et abastre le dit pont», bien que le maître des ports prétendît que, de par ses fonctions, il avait autorité sur la rive du Rhône et que le lit où coulait le fleuve faisait partie du royaume, néanmoins, Louis XI, «considérant que s'il estoit permis et souffrir faire tenir et construire les ditz moulins ou aultrez près du dit pont et les ataicher à la dicte arche, iceulx moulins peussent estre cause de faire rompre et desmolir icelle arche et les autres arches du dit pont, lesquelles ainsi estoit à granz difficultez et sans granz fraiz se pourront rediffier à cause de l'impetuosité du dit Rosne qui seroit au grand grief, prejudice et dommaige de nostre dict Sainct Père et des dits recteurs et gouverneurs du dit pont et des mananz et habitanz de la dite ville et cite d'Avignon et de toute la chose publique du pays et environ», Louis XI donne l'ordre de démolir ledit moulin et de le transporter là où on avait auparavant la coutume de le placer. «Et se les ditz moulinz ou aulcuns deux y avoient este miz, affichez et ataichez, quils les ostent ou facent oster et mectre ailleurs incontinent et sans delay, et remettez ès lieux où ils souloient estre le temps passé.»
A la suite des diverses ambassades qui lui furent envoyées par la ville au moment des affaires de Tinteville, en 1481 [553], Louis XI confirma aux Avignonnais le privilège que leur avaient accordé les rois, ses prédécesseurs, et que maintinrent ses successeurs, de transporter de leurs terres situées dans le royaume de France tous les produits nécessaires à leur alimentation, blé, vin, légumes, viande, fruits, etc., librement et sans payer aucun droit [554]. On comprend quelle était l'importance de cette liberté de transit pour les Avignonnais qui vivaient exclusivement des produits importés. La mauvaise volonté, l'esprit jaloux et tracassier des officiers royaux pouvaient, au passage du Rhône ou de la Durance, par suite d'exigences fiscales et de droits de douane exorbitants, suspendre l'entrée des produits du sol qui alimentaient les marchés d'Avignon et affamer les habitants, mesures restrictives dont l'application était facile toutes les fois que, par suite des mauvaises récoltes en Bourgogne, Dauphiné ou Languedoc, le transport des céréales était interdit. Louis XI, tenant compte que les vassaux du Saint-Siège avaient coutume de payer régulièrement les aydes et autres impôts pour les terres à eux appartenant enclavées dans les domaines de la couronne, donna toute facilité aux réclamants. Cette revendication légitime des Avignonnais et des Comtadins fut confirmées à nouveau par lettres patentes datées du Plessis du Parc-les-Tours, le 23 mai 1482. Louis XI écrivait à ses officiers, sénéchaux, maîtres des ports ou à leurs lieutenants, pour que «aux dits suppliants vous leur souffriez et laissez prendre et faire prendre, lever et cuillir, quant bon leur semblera, leurs dits bledz, vins et autres fruictz creuz et qui croistront en leurs dits heritaiges, terres et possessions, quelque part quils soyent situez et assiz en nostre dit royaume, pays et seigneuries et iceulx mener et conduire en la dite ville et cité d'Avignon pour leur vivre et substantation ainz quils ont accoustumé de faire, sans leur faire mettre ou donner ne souffrir estre fait, mis ou donné aucun arrest destourbier ou empeschement au contraire [555]».
RESUME ET CONCLUSIONS
Au XVe siècle, la situation politique des états citramontains de l'Église offre un caractère particulier que nous avons étudié dans ses moindres détails. Cette organisation reste ce qu'elle était, à peu de chose près, jusqu'à la réunion définitive de ces états à la France. Par l'essence même de sa constitution municipale, par l'étendue des pouvoirs de ses magistrats, par l'indépendance et l'autorité de son corps de ville, par la prépondérance des corps de métiers, Avignon, au XVe siècle, constitue une sorte de république italienne d'en deçà des monts, avec tous les privilèges et les prérogatives d'une ville libre placée sous la suzeraineté temporelle du Saint-Siège mais en pleine possession de son autonomie communale. Quant au Comtat Venaissin, son indépendance n'en est pas moins réelle et non moins franchement affirmée au sein des états. La vie municipale n'y est pas moins intense qu'à Avignon; l'esprit de solidarité dans ce qu'il a de plus étroit anime ses représentants, et, comme à Avignon, l'autorité papale y est surtout honorifique et nominale. C'est l'assemblée des élus du pays qui a entre ses mains le gouvernement du pays.
I
Comment les rois de France considéraient-ils, dans leurs rapports avec la couronne, les villes et territoires du domaine de l'Église?
Depuis Charles VI aucun souverain n'élève de prétentions sur la légitimité de possession du Saint-Siège. Tous proclament Avignon et «la Conté de Venisse» «territoire et patrimoine de l'Église», et, à ce titre, ils considèrent comme un devoir pour la royauté, «fille aînée et bras droit de l'Église», d'assurer aux vassaux du Saint-Siège une protection effective. Il est à constater que dans aucune circonstance ils n'ont failli à cet engagement. Charles VI, qui était d'abord resté neutre dans la lutte entre les cardinaux et les Avignonnais contre Benoît XIII, envoie des secours en hommes en argent et munitions dès que la guerre, par l'arrivée des renforts catalans et aragonais, menace l'existence même de la cité avignonnaise. Charles VII, par lettres patentes de 1423, 1426, 1428, 1451 et autres, déclare que les états de l'Église sont placés sous la protection royale, «et nous vouldrions tousjours entretenir et favoriser les faiz de vostre cité comme de nos propres subgectz» (1451). Louis XI, qui avait eu à se plaindre des Avignonnais, oublie les injures faites au dauphin, accueille avec la plus grande affabilité leurs ambassadeurs et les appelle «ses confédérez, aliez et devotz de sa couronne». Il les protège par des envois de gens d'armes contre les attaques des routiers et les comble de privilèges et de faveurs. Il ne fait que confirmer les actes de générosité de ses prédécesseurs vis-à-vis d'Avignon et du comté. Faut-il conclure de cette politique uniformément suivie qu'il n'avait pas intérieurement conscience de ses droits sur Avignon, par cette raison que dans aucun document public, jusqu'à Henri II, il n'est fait allusion aux revendications de la couronne sur cette partie des domaines de l'Église? ou bien faut-il admettre que si Louis XI a toujours traité si favorablement les Avignonnais c'est qu'il voulait, ce faisant, être agréable au Saint-Siège? Cette seconde raison ne nous semble pas suffisante et nous sommes convaincus que si Charles VII et Louis XI ne se sont jamais prévalus des droits de la couronne sur les états citramontains de l'Église, c'est qu'ils en considéraient l'aliénation comme temporaire et qu'ils ne voyaient là qu'un apanage de la couronne donné en hommage aux souverains pontifes mais dont les rois de France étaient en réalité les souverains naturels. Dans tous leurs actes, comme nous allons l'exposer sommairement, les rois de France ne traitent pas les Avignonnais ou les Comtadins autrement que les vrais regnicoles.
II
Charles VII et son fils interviennent dans l'administration intérieure de la ville et les parlements royaux ne craignent pas de contrecarrer ouvertement l'autorité du légat. Charles VII, le premier, veut avoir un agent royal dans le conseil de ville, qui le tiendra au courant de tout ce qui se dira et se fera au sein de cette assemblée et surveillera le représentant du Saint-Siège. Il propose Pierre Arcet et Martin Héron, son valet de chambre, pour occuper à Avignon les délicates fonctions de viguier. Louis XI, suivant la politique de son père, obtient la même charge pour son maître d'hôtel Raymond de Mombardon. A une époque où Louis XI cherche à transformer, dans toutes les villes du royaume, les magistrats municipaux en agents royaux, cette tentative est à noter, car elle montre chez ce monarque un calcul bien arrêté de faire sentir l'action royale à Avignon comme ailleurs. Mais le soin jaloux qu'avaient les Avignonnais de maintenir intactes leurs institutions locales, aussi bien vis-à-vis des papes que contre les tentatives des rois de France, devait déjouer toutes les ruses du monarque pour arriver à ses fins.
Louis XI et son père, quand un événement important pour la couronne vient à se produire, ne manquent jamais d'en faire part aux Avignonnais, absolument comme aux villes du royaume, pensant bien que rien de ce qui intéresse la patrie française ne leur est étranger. En même temps qu'il annonce aux Lyonnais la victoire de Castillon et la conquête de la Guyenne (1453), Charles VII avise les syndics d'Avignon et les conseillers du succès de ses armes et de la déroute des Anglais. A-t-il à se plaindre des agissements de son fils, le dauphin Louis, et de ses projets ténébreux sur les états de l'Église, vite il les met en garde et leur envoie plusieurs ambassadeurs pour leur donner à entendre leurs véritables intérêts. Louis XI multiplie les missions diplomatiques à Avignon et les agents secrets. Il emploie le crédit des Avignonnais en Cour de Rome pour forcer la main au pape, quand il désire faire donner la légation à un candidat de son choix. Ses ambassadeurs sont reçus avec un appareil princier. Le bailli des montagnes du Dauphiné, le maréchal de Comminges, Petit-Jean, Jean de Loqueto, agents du roi, sont traités avec toutes sortes d'égards. Les sénéchaux royaux sont comblés de cadeaux et de «pots de vin». Le sénéchal de Languedoc, qui avait défendu auprès de Louis XI les intérêts de la ville, reçoit pour sa dame une magnifique pièce de velours cramoisi tissée à Avignon. Quand le roi de France meurt, ses obsèques solennelles sont célébrées à la Métropole, aux frais de la ville.
III
Il n'est pas de ville du domaine royal qui ait été dotée plus qu'Avignon de beaux privilèges et l'objet des plus grandes faveurs royales. Charles V et Charles VI donnent aux Avignonnais le droit de faire transporter par eau, dans leur ville, tous les matériaux nécessaires à la construction et aux réparations de leurs maisons. Louis XI confirme ce droit (1477) et permet en outre aux habitants de construire un radeau et de tirer deux cents quintaux de fer du royaume, sans payer de droit pour réparer le pont démoli en partie par une inondation (1479). Il les autorise à élever des pallières pour protéger leur terroir et décide que le produit du pontonage sera appliqué à l'entretien du pont (1476). Bien mieux, le maître du port de Villeneuve ayant fait établir un moulin accoté à une arche du pont, de façon à gêner la navigation, Louis XI, sur la réclamation des Avignonnais, ordonne la démolition immédiate dudit moulin (1480).
Au moment où ce roi accordait aux habitants de Verdun, ville étrangère, le droit de transporter dans leur ville le blé qu'ils auront acheté dans le royaume, Louis XI octroie la même faveur aux Avignonnais (mars 1461). Il confirme dans leurs prérogatives les vingt-cinq particuliers ou couvents d'Avignon qui avaient le droit de prélever leur provision sur les bateaux employés au tirage du sel sur le Rhône, et cela sans payer de droits (1478).
En matière de commerce et d'échanges les Avignonnais sont traités sur le pied des regnicoles et leurs affaires sont placées sous la protection du roi de France. Ils conduisent par barque, sur le Rhône, leurs marchandises jusqu'à Arles et à la mer, et du côté de Lyon; ils envoient à dos de mulet en Languedoc et en Dauphiné leurs soieries, étoffes brodées, si recherchées pour les bannières et tentures, sans payer d'autres droits ou péages que ceux accoutumés, et qu'acquittent les sujets du roi. Ce n'est point chez Louis XI un calcul, au moment où il cherchait par tous les moyens à attirer les étrangers pour accroître la prospérité du commerce français. Cette attitude de la couronne vis-à-vis des sujets du pape, en matière de relations mercantiles, est une tradition. Un sieur de Grignan ayant arrêté en Dauphiné un marchand avignonnais, et lui ayant volé plusieurs balles de drap, Charles VII donne des ordres pour que le sieur de Grignan soit mis en demeure de restituer le produit de son vol, et le roi fait des excuses aux consuls d'Avignon (1428).
Charles VII, Louis XI (1476, 1479, 1481), défendent à quiconque de «laxer» des lettres de marques ou de représailles contre les Avignonnais et les Comtadins, à l'occasion de revendications en matière commerciale sans expresse licence et permission de Leur Majesté. Charles VII enjoint aux sénéchaux et maîtres des ports de permettre aux habitants du Languedoc de se rendre aux foires d'Avignon (1424). Louis XI veut que les sujets du pape puissent «commerser et fréquenter ensemble comme ils souloient faire le temps passé» (1461). Bien plus, il casse et annule les lettres de représailles «laxées» contre les Avignonnais. L'évêque de Gap ayant laxé des représailles contre Avignon, les habitants s'adressent au roi, lequel écrit au gouverneur du Dauphiné pour que suspension soit faite de l'exécution desdites lettres jusqu'à «Pâques prochains venanz».
Dans les questions qui le regardaient personnellement et lorsqu'il avait à se plaindre des Avignonnais ou des Comtadins dans les affaires d'extradition, d'incarcération, de dettes, etc., Louis XI recourait, il est vrai, aux lettres de représailles, mais ce n'étaient là que des mesures de rigueur passagères, conséquence d'un moment de mauvaise humeur ou d'emportement, et jamais elles ne recevaient d'exécution. Généralement, ce procédé d'intimidation amenait les Avignonnais à solliciter leur pardon, et la bonne harmonie dans les relations était aussitôt rétablie.
Telle est à grands traits la politique de Louis XI dans ses rapports avec les sujets de l'Église; son père et lui prennent à tâche de gagner à leur cause les Avignonnais et les Comtadins; ils les comblent de bienfaits; ils les associent à tous les événements de la couronne; ils favorisent et protègent leur commerce. Ils se font juges et arbitres de leurs différends; ils traitent directement avec eux par ambassades ou par dépêches les affaires les plus importantes en dehors du légat. Ils ne contestent pas ouvertement la suzeraineté temporelle du Saint-Siège sur le pays, mais par leur tutelle effective, par leur intervention constante, ils tendent à la transformer en une simple formule. Voyons maintenant ce qu'en échange de leurs bons procédés ils exigent des habitants.
IV
Charles VII et son fils prétendent exercer, à Avignon et dans toute l'étendue des états pontificaux d'en deçà des monts, le droit de réquisition et ils le pratiquent en réalité ni plus ni moins que s'il s'agissait des villes de leur propre royaume. Le dauphin Charles emprunte à la ville son artillerie pour forcer la garnison de Pont-Saint-Esprit (1420). Comme pour Reims, Amiens, Orléans, villes royales, Louis XI réquisitionne les chevaux nécessaires pour le transport de son artillerie à Lyon, et c'est la ville d'Avignon qui en solde la dépense (1476).
L'armée royale envoyée en Roussillon en 1473 manque de blé; c'est aux Avignonnais que les officiers de Louis XI s'adressent pour en avoir, et leur complaisance sauve l'armée en détresse.
En matière de finances, Charles VII et Louis XI ne se montrent pas plus scrupuleux avec les sujets du pape qu'avec les leurs propres; Charles VII contracte avec la ville d'Avignon plusieurs emprunts. Le dauphin Louis demande 1,000 livres une première fois; il en reçoit 5,000 comme indemnité de règlement de compte pour l'héritage de Boucicaut. Il exige (1476) que les Avignonnais servent de caution à Charles de Bourbon, archevêque de Lyon et légat d'Avignon, pour une somme de 3,200 livres dont ce dernier fait l'avance au souverain.
V
Charles VII et son successeur s'attribuent sur les états du Saint-Siège enclavés dans leur royaume un droit de haute police, et ils considèrent que les rapports fréquents de voisinage rendent ce contrôle indispensable. Dans le cas où la cour de France a à se plaindre du pape, les Avignonnais et les Comtadins supportent les conséquences du conflit, et aucun des deux souverains n'hésite à user des voies de fait vis-à-vis des sujets de Sa Sainteté pour amener le souverain pontife à de meilleurs sentiments à l'égard de la France.
La situation topographique d'Avignon «assise ès extrémités du royaume» et confinant à la fois au Languedoc, à la Provence et au Dauphiné, en faisait un lieu de refuge pour les bannis, malfaiteurs, réfugiés politiques, faux-monnayeurs, criminels de droit commun ou de lèse-majesté, contumaces et autres vagabonds qui échappaient à la justice royale. Les faux-saulniers trouvaient dans la cité papale un asile assuré, et la qualité de ville étrangère faisait aussi d'Avignon un centre de contrebande douanière destiné à dissimuler les certificats d'origine des marchandises importées et exportées. Louis XI, dans ces conditions, ne considère pas que la violation des frontières puisse être opposée à la raison d'état. Charles VII n'hésite pas à laxer des représailles contre les Avignonnais qui différaient de livrer les compagnons de Jacques Cœur couverts par l'immunité du couvent des Célestins. Louis XI use du même moyen quand il découvre la trahison de Jules de la Rovère. En 1481, un certain clerc non marié, Jean de Vaux, coupable de lèse-majesté, s'étant réfugié dans une église d'Avignon, les agents du roi pénètrent dans la ville pour s'emparer de sa personne. Sixte IV intervient; il adresse un bref à Jean Rose, notaire, pour être lu en conseil de ville, déclarant qu'on attente ouvertement aux privilèges de l'Église qu'en sa qualité de pasteur il est obligé de sauvegarder. Il engage vivement les habitants à résister aux ordres du roi et leur ordonne de faire réintégrer dans l'église ledit Jean de Vaux, dans le cas où il en aurait été arraché. Louis XI, furieux contre le pape et les Avignonnais met la ville en interdit (1481). Même quand ils ne sont pas coupables, les habitants d'Avignon demeurent toujours responsables en cas d'atteinte portée aux droits du roi, et on leur demande compte des abus et des excès de pouvoir des officiers pontificaux.
VI
Après avoir nettement établi les rapports de la cour de France avec les vassaux du Saint-Siège dans cette seconde partie du XVe siècle, il nous reste maintenant, comme terme de cette conclusion, à fixer le caractère de la politique de Louis XI dans ses rapports avec Rome pour la solution des questions qui se rattachent aux affaires intérieures et extérieures des états pontificaux de France. En un mot, il s'agit pour nous de déterminer dans quelles limites le monarque permettait au Saint-Siège de désigner le représentant de son autorité temporelle dans les villes et territoires dont il avait charge; et aussi quelles garanties il exigeait, en retour, pour s'assurer de la fidélité politique des hommes qu'il considérait comme ses sujets propres mais qui étaient placés, en fait, sous une domination étrangère?
Lorsqu'un conflit, et cela arrivait fréquemment, s'élevait entre l'autorité pontificale et ses administrés, Charles VII et Louis XI s'étaient fait une règle de ne jamais intervenir, même lorsque le mécontentement de la population avignonnaise prenait le caractère d'un soulèvement grave. Quand la nomination, comme légat du Saint-Siège à Avignon, de Marc Condulmaro (1431-1432) provoque une prise d'armes contre la décision du pape, Charles VII défend, sous les peines les plus sévères, à ses sujets de se mêler à l'émeute. Il ne veut prendre parti pour personne, bien qu'il ait un candidat; il se montre souverain respectueux et fils soumis de l'Église. C'est un fait historique sans conteste que, jusqu'à Louis XIV, jamais les rois de France ne veulent intervenir dans les querelles intérieures du pape avec ses propres sujets.
Charles VII, le premier, pose comme un principe que le pape doit tenir compte de l'agrément de la cour de France dans la désignation du légat placé à la tête de l'administration des états pontificaux de France. Il insiste pour le choix de Carillo, cardinal de Saint-Eustache, mais sans succès. Louis XI reprend la même politique, mais il se montre exigeant, importun et autoritaire avec le Saint-Siège. Il propose, l'un après l'autre, plusieurs évêques ou archevêques que le pape écarte systématiquement. Le roi se fâche, et suivant cette politique occulte qui est le plus grand ressort de sa diplomatie, il pousse en secret les Avignonnais à la révolte contre leur évêque, Alain de Coëtivy, et il les engage à refuser de le recevoir, au cas où le pape voudrait le leur imposer. Mais, malgré ses efforts, il n'obtient qu'un demi-succès, le Saint-Siège ayant l'habileté de confier la légation à un légat intérimaire pour ne pas pousser plus loin le conflit et en venir aux voies de fait. C'est que Louis XI voyait là une raison d'état à faire prévaloir. Il voulait avoir la haute main sur le légat, lui donner des ordres, comme au cardinal de Foix en 1463, au moment du siège de Barcelone, en faire un serviteur dévoué des intérêts français. Il comprenait le danger d'avoir une portion de territoire enclavée en son royaume ouverte à l'influence étrangère, aux ordres de Rome, et où un gouverneur brouillon et remuant pouvait compromettre le succès de la politique royale. La nomination de Charles de Bourbon (1470) est un triomphe pour la diplomatie de Louis XI; la substitution de Jules de la Rovère une cause de conflit (1476). La suzeraineté temporelle des papes sur Avignon est même un moment menacée.