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Lourdes

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DEUXIÈME JOURNÉE

I

L'horloge de la gare, dont un réflecteur éclairait le cadran, marquait trois heures vingt. Et, sous la marquise qui couvrait le quai, long d'une centaine de mètres, des ombres allaient et venaient, résignées à l'attente. Au loin, dans la campagne noire, on ne voyait que le feu rouge d'un signal.

Deux des promeneurs s'arrêtèrent. Le plus grand, un père de l'Assomption, le révérend père Fourcade, directeur du pèlerinage national, arrivé de la veille, était un homme de soixante ans, superbe sous la pèlerine noire à long capuchon. Sa belle tête aux yeux clairs et dominateurs, à l'épaisse barbe grisonnante, était celle d'un général qu'enflamme la volonté intelligente de la conquête. Mais il traînait un peu la jambe, pris subitement d'un accès de goutte, et il s'appuyait à l'épaule de son compagnon, le docteur Bonamy, le médecin attaché au bureau de la constatation des miracles, un petit homme trapu, à la figure rasée, aux yeux ternes et comme brouillés, dans de gros traits paisibles.

Le père Fourcade avait interpellé le chef de gare, qui sortait de son bureau en courant.

—Monsieur, est-ce que le train blanc a beaucoup de retard?

—Non, mon révérend père, dix minutes au plus. Il sera ici à la demie... Mais ce qui m'inquiète, c'est le train de Bayonne, qui devrait être passé.

Et il reprit sa course, pour donner un ordre; puis, il revint, maigre et nerveux, agité, dans ce coup de fièvre qui le tenait debout, durant des nuits et des jours, au moment des grands pèlerinages. Ce matin-là, il attendait, en dehors du service habituel, dix-huit trains, plus de quinze mille voyageurs. Le train gris et le train bleu, partis les premiers de Paris, étaient déjà arrivés, à l'heure réglementaire. Mais le retard du train blanc aggravait tout, d'autant plus que l'express de Bayonne, lui non plus, n'était pas signalé; et l'on comprenait la continuelle surveillance nécessaire, l'alerte de chaque seconde, où vivait le personnel.

—Dans dix minutes, alors? répéta le père Fourcade.

—Oui, dans dix minutes, à moins qu'on ne soit obligé de fermer la voie! jeta le chef de gare, qui courait au télégraphe.

Lentement, le religieux et le médecin reprirent leur promenade. Leur étonnement était qu'il ne fût jamais arrivé d'accident sérieux, au milieu d'une telle bousculade. Autrefois surtout, régnait un incroyable désordre. Et le père se plut à rappeler le premier pèlerinage qu'il avait organisé et conduit, en 1875: le terrible, l'interminable voyage, sans oreillers, sans matelas, avec des malades à demi morts, qu'on ne savait comment ranimer; puis, l'arrivée à Lourdes, le déballage pêle-mêle, pas le moindre matériel préparé, ni bretelles, ni brancards, ni voitures. Aujourd'hui, existait une organisation puissante, des hôpitaux attendaient les malades, qu'on n'était plus réduit à coucher sous des hangars, dans de la paille. Quelle secousse pour ces misérables! Quelle force de volonté chez l'homme de foi qui les menait au miracle! Et le père souriait doucement à l'œuvre qu'il avait faite.

Il questionnait maintenant le docteur, tout en s'appuyant à son épaule.

—Combien avez-vous eu de pèlerins, l'année dernière?

—Deux cent mille environ. Cette moyenne se maintient... L'année du couronnement de la Vierge, le nombre s'est élevé à cinq cent mille. Mais il fallait une occasion exceptionnelle, un effort de propagande considérable. Naturellement, de pareilles foules ne se retrouvent pas.

Il y eut un silence, puis le père murmura:

—Sans doute... L'œuvre est bénie, elle prospère de jour en jour, nous avons réuni près de deux cent cinquante mille francs d'aumônes pour ce voyage; et Dieu sera avec nous, vous aurez demain des guérisons nombreuses à constater, j'en suis convaincu.

Puis, s'interrompant:

—Est-ce que le père Dargelès n'est pas venu?

Le docteur Bonamy eut un geste vague, pour dire qu'il l'ignorait. Ce père Dargelès était chargé de la rédaction du Journal de la Grotte. Il appartenait à l'ordre des pères de l'Immaculée-Conception, installés à Lourdes par l'évêché, et qui étaient les maîtres absolus. Mais, lorsque les pères de l'Assomption amenaient de Paris le pèlerinage national, auquel se joignaient les fidèles des villes de Cambrai, Arras, Chartres, Troyes, Reims, Sens, Orléans, Blois, Poitiers, ils mettaient une sorte d'affectation à disparaître complètement: on ne les voyait plus, ni à la Grotte, ni à la Basilique; ils semblaient livrer toutes les clefs, avec toutes les responsabilités. Leur supérieur, le père Capdebarthe, un grand corps noueux, taillé à coups de serpe, une sorte de paysan dont le visage fruste gardait le reflet roux et morne de la terre, ne se montrait même pas. Il n'y avait que le père Dargelès, petit et insinuant, qu'on rencontrait partout, en quête de notes pour le journal. Seulement, si les pères de l'Immaculée-Conception disparaissaient, on les sentait quand même derrière tout le vaste décor, ainsi que la force cachée et souveraine, qui battait monnaie, qui travaillait sans relâche à la prospérité triomphale de la maison. Ils utilisaient jusqu'à leur humilité.

—Il est vrai, reprit le père Fourcade gaiement, qu'il a fallu se lever de bonne heure, à deux heures... Mais je voulais être là. Qu'auraient dit mes pauvres enfants?

Il appelait ainsi les malades, la chair à miracles; et jamais il n'avait manqué de se trouver à la gare, quelle que fût l'heure, pour l'arrivée du train blanc, ce train lamentable, aux grandes souffrances.

—Trois heures vingt-cinq, encore cinq minutes, dit le docteur Bonamy, qui étouffa un bâillement en regardant l'horloge, très maussade au fond, malgré son air obséquieux, d'avoir quitté son lit de si grand matin.

Sur le quai, pareil à un promenoir couvert, la lente promenade continuait, au milieu de l'épaisse nuit, que les becs de gaz éclairaient de nappes jaunes. Des gens vagues, par petits groupes, des prêtres, des messieurs à redingote, un officier de dragons, allaient et venaient sans cesse, avec de discrets murmures de voix. D'autres, assis le long de la façade, sur des bancs, causaient aussi ou patientaient, les regards perdus en face, dans la campagne ténébreuse. Les bureaux et les salles d'attente, vivement éclairés, découpaient leurs portes claires; et, déjà, tout flambait dans la buvette, dont on apercevait les tables de marbre, le comptoir chargé de corbeilles de pain et de fruits, de bouteilles et de verres.

Mais, surtout, à droite, au bout de la marquise, il y avait un grouillement confus de monde. C'était de ce côté, par une porte des messageries, qu'on sortait les malades. Tout un encombrement de brancards et de petites voitures, parmi des tas de coussins et de matelas, barrait le large trottoir. Et trois équipes de brancardiers étaient là, des hommes de toutes les classes, spécialement des jeunes gens du meilleur monde, portant sur leur vêtement la croix rouge lisérée d'orange et la bretelle de cuir jaune. Beaucoup avaient adopté le béret, la coiffure commode du pays. Quelques-uns, équipés comme pour une expédition lointaine, avaient de belles guêtres montant jusqu'aux genoux. Et les uns fumaient, tandis que les autres, installés dans leurs petites voitures, dormaient ou lisaient un journal, à la lueur des becs de gaz voisins. Il y en avait un groupe, à l'écart, qui discutaient une question de service.

Brusquement, les brancardiers saluèrent. Un homme paterne arrivait, tout blanc, à la figure épaisse et bonne, aux gros yeux bleus d'enfant crédule. C'était le baron Suire, une des grandes fortunes de Toulouse, président de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut.

—Où est Berthaud? demandait-il à chacun d'un air affairé, où est Berthaud? Il faut que je lui parle.

Chacun répondait, donnait un renseignement contraire. Berthaud était le directeur des brancardiers. Les uns venaient de voir monsieur le directeur avec le révérend père Fourcade, d'autres affirmaient qu'il devait être dans la cour de la gare, à visiter les voitures d'ambulance.

—Si monsieur le président désire que nous allions chercher monsieur le directeur...

—Non, non, merci! je le trouverai bien moi-même.

Et, pendant ce temps, Berthaud, qui venait de s'asseoir sur un banc, à l'autre extrémité de la gare, causait avec son jeune ami Gérard de Peyrelongue, en attendant l'arrivée du train. C'était un homme d'une quarantaine d'années, à belle figure large et régulière, qui avait gardé ses favoris soignés de magistrat. Appartenant à une famille légitimiste militante, et lui-même d'opinions très réactionnaires, il était procureur de la république dans une ville du Midi, depuis le 24 mai, lorsque, au lendemain des décrets contre les congrégations, il s'était démis, bruyamment, par une lettre insultante, adressée au ministre de la justice. Et il n'avait pas désarmé, il s'était mis de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut en manière de protestation, il venait chaque année manifester à Lourdes, convaincu que les pèlerinages étaient désagréables et nuisibles à la république, et que la sainte Vierge seule pouvait rétablir la monarchie, dans un de ces miracles qu'elle prodiguait à la Grotte. Au demeurant, il avait un grand bon sens, riait volontiers, se montrait d'une charité joviale, pour les pauvres malades dont il avait à assurer le transport, pendant les trois jours du pèlerinage national.

—Alors, mon bon Gérard, disait-il au jeune homme assis près de lui, c'est pour cette année, ton mariage?

—Sans doute, si je trouve la femme qu'il me faut, répondait celui-ci. Voyons, cousin, donne-moi un bon conseil!

Gérard de Peyrelongue, petit, maigre, roux, avec un nez accentué et des pommettes osseuses, était de Tarbes, où son père et sa mère venaient de mourir, en lui laissant au plus sept à huit mille francs de rentes. Très ambitieux, il n'avait pas découvert dans sa province la femme qu'il voulait, bien apparentée, capable de le pousser loin et haut. Aussi s'était-il mis de l'Hospitalité et se rendait-il chaque année à Lourdes, avec l'espoir vague qu'il y découvrirait, dans la foule des fidèles, parmi le flot des dames et des jeunes filles bien pensantes, la famille dont il avait besoin pour faire son chemin en ce bas monde. Seulement, il demeurait perplexe; car, s'il avait déjà plusieurs jeunes filles en vue, aucune ne le satisfaisait complètement.

—N'est-ce pas? cousin, toi qui es un homme d'expérience, conseille-moi... Il y a mademoiselle Lemercier, qui vient ici avec sa tante. Elle est fort riche, plus d'un million, à ce qu'on raconte. Mais elle n'est pas de notre monde, et je la crois bien écervelée.

Berthaud hochait la tête.

—Je te l'ai dit, moi je prendrais la petite Raymonde, mademoiselle de Jonquière.

—Mais elle n'a pas le sou!

—C'est vrai, à peine de quoi payer sa nourriture. Mais elle est suffisamment bien de sa personne, correctement élevée, surtout sans goût de dépense; et c'est décisif, car à quoi bon prendre une fille riche, si elle te mange ce qu'elle t'apporte? Et puis, vois-tu, je connais beaucoup ces dames, je les rencontre l'hiver dans les salons les plus puissants de Paris. Et, enfin, n'oublie pas l'oncle, le diplomate, qui a eu le triste courage de rester au service de la république et qui fera de son neveu tout ce qu'il voudra.

Ébranlé un instant, Gérard retomba dans sa perplexité.

—Pas le sou, pas le sou, non! c'est impossible... Je veux bien y réfléchir encore, mais vraiment j'ai trop peur!

Cette fois, Berthaud se mit à rire franchement.

—Allons, tu es ambitieux, il faut oser. Je te dis que c'est un secrétariat d'ambassade... Ces dames sont dans le train blanc, que nous attendons. Décide-toi, fais ta cour.

—Non, non!... Plus tard, je veux réfléchir.

À ce moment, ils furent interrompus. Le baron Suire, qui était passé une fois déjà devant eux, sans les apercevoir, tellement l'ombre les enveloppait, dans ce coin écarté, venait de reconnaître le rire bon enfant de l'ancien procureur de la république. Et, tout de suite, avec la volubilité d'un homme dont la tête éclate aisément, il lui donna plusieurs ordres concernant les voitures, les transports, déplorant qu'on ne pût conduire les malades à la Grotte, dès l'arrivée, à cause de l'heure vraiment trop matinale. On irait les installer à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, ce qui leur permettrait de prendre quelque repos, après un si dur voyage.

Pendant que le baron et le chef des brancardiers s'entendaient ainsi sur les mesures à prendre, Gérard serrait la main à un prêtre, qui était venu s'asseoir près de lui, sur le banc. L'abbé Des Hermoises, âgé de trente-huit ans à peine, avait une tête jolie d'abbé mondain, peigné avec soin, sentant bon, adoré des femmes. Très aimable, il venait à Lourdes en prêtre libre, comme beaucoup s'y rendaient, pour leur plaisir; et il gardait, au fond de ses beaux yeux, la vive étincelle, le sourire d'un sceptique, supérieur à toute idolâtrie. Certes, il croyait, il s'inclinait; mais l'Église ne s'était pas prononcée sur les miracles; et il semblait prêt à les discuter. Il avait vécu à Tarbes, il connaissait Gérard.

—Hein? lui dit-il, est-ce assez impressionnant, cette attente des trains, dans la nuit!... Je suis ici pour une dame, une de mes anciennes pénitentes de Paris; mais je ne sais pas bien par quel train elle arrivera; et, vous le voyez, je reste, tant ça me passionne.

Puis, un autre prêtre, un vieux prêtre de campagne, étant venu également s'asseoir, il se mit à causer indulgemment avec lui, en lui parlant de la beauté de ce pays de Lourdes, du coup de théâtre, tout à l'heure, quand les montagnes apparaîtraient, au lever du soleil.

De nouveau, il y eut une brusque alerte. Le chef de gare courait, criait des ordres. Et le père Fourcade, malgré sa jambe goutteuse, quitta l'épaule du docteur Bonamy, pour s'approcher vivement.

—Eh! c'est cet express de Bayonne, qui est resté en détresse, répondit le chef de gare aux questions. Je voudrais être renseigné, je ne suis pas tranquille.

Mais des sonneries retentirent, un homme d'équipe s'enfonça dans les ténèbres, en balançant une lanterne, tandis qu'un signal, au loin, manœuvrait. Et le chef de gare s'écria:

—Ah! cette fois, c'est le train blanc. Espérons que nous aurons le temps de débarquer les malades, avant le passage de l'express.

Il reprit sa course, disparut. Berthaud appelait Gérard, qui était chef d'une équipe de brancardiers; et tous deux, de leur côté, se hâtèrent de rejoindre leur personnel, que le baron Suire activait déjà. Les brancardiers revenaient de toutes parts, s'agitaient, commençaient à traîner les petites voitures, au travers des voies, jusqu'au quai de débarquement, un quai à découvert, en pleine obscurité. Il se fit bientôt là un entassement de coussins, de matelas, de brancards, qui attendaient; tandis que le père Fourcade, le docteur Bonamy, les prêtres, les messieurs, l'officier de dragons, traversaient, eux aussi, pour assister à la descente des malades. Et l'on ne voyait encore, très lointaine, au fond de la campagne noire, que la lanterne de la locomotive, pareille à une étoile rouge qui grandissait. Des coups de sifflet stridents déchiraient la nuit. Ils se turent, il n'y eut plus que le halètement de la vapeur, le sourd grondement des roues, se ralentissant peu à peu. Alors, distinctement, on entendit le cantique, la complainte de Bernadette, que le train entier chantait, avec les Ave obsédants du refrain. Et ce train de souffrance et de foi, ce train gémissant et chantant, qui faisait son entrée à Lourdes, s'arrêta.

Tout de suite, les portières furent ouvertes, la cohue des pèlerins valides et des malades qui pouvaient marcher, descendit, encombra le quai. Les rares becs de gaz n'éclairaient que faiblement cette foule pauvre, aux vêtements neutres, embarrassée de paquets de toutes sortes, de paniers, de valises, de caisses de bois; et, au milieu des coups de coude, parmi ce troupeau effaré, cherchant de quel côté tourner pour trouver la sortie, s'élevaient des exclamations, des cris de familles perdues qui s'appelaient, des embrassades de gens attendus là par des parents ou des amis. Une femme déclarait d'un air de satisfaction béate: «J'ai bien dormi.» Un curé s'en allait avec sa valise, en disant à une dame estropiée: «Bonne chance!» La plupart avaient la figure ahurie, fatiguée et joyeuse des gens qu'un train de plaisir jette dans une gare inconnue. Enfin, la bousculade devenait telle, la confusion s'aggravait à ce point, au fond des ténèbres, que les voyageurs n'entendaient pas les employés qui s'enrouaient à crier: «Par ici! par ici!», pour hâter le déblaiement du quai.

Lestement, sœur Hyacinthe était descendue du wagon, en laissant l'homme mort sous la garde de sœur Claire des Anges; et elle courut au fourgon de la cantine, perdant un peu la tête, avec l'idée que Ferrand l'aiderait. Heureusement, elle trouva devant le fourgon le père Fourcade, auquel, tout bas, elle conta l'accident. Il retint un geste de contrariété, il appela le baron Suire qui passait, se pencha à son oreille. Pendant quelques secondes, il y eut des chuchotements. Puis, le baron Suire s'élança, fendit la foule, avec deux brancardiers qui portaient une civière couverte. Et l'homme fut emporté, ainsi qu'un malade simplement évanoui, sans que la foule des pèlerins s'occupât de lui davantage, dans l'émotion de l'arrivée; et les deux brancardiers, précédés du baron, allèrent le déposer, en attendant, dans une salle des messageries, derrière des tonneaux. L'un des deux, un petit blond, le fils d'un général, resta près du corps.

Sœur Hyacinthe, cependant, était retournée au wagon, après avoir prié sœur Saint-François de l'attendre dans la cour de la gare, près de la voiture réservée, qui devait les conduire à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs. Et, comme elle parlait, avant de partir, d'aider ses malades à descendre, Marie ne voulut pas qu'on la touchât.

—Non, non! ne vous occupez pas de moi, ma sœur. Je resterai la dernière... Mon père et l'abbé Froment sont allés chercher les roues, au fourgon; et je les attends, ils savent comment tout ça se remonte, ils m'emmèneront, soyez tranquille.

De même, M. Sabathier et le frère Isidore désiraient qu'on ne les bougeât point, tant que la foule ne se serait pas un peu écoulée. Madame de Jonquière, qui se chargeait de la Grivotte, promettait de veiller aussi à ce que madame Vêtu fût transportée dans une voiture d'ambulance.

Alors, sœur Hyacinthe résolut de partir immédiatement, pour tout préparer à l'Hôpital. Elle emmenait avec elle la petite Sophie Couteau, ainsi qu'Élise Rouquet, dont elle enveloppa la face, soigneusement. Madame Maze les précédait, tandis que madame Vincent se débattait dans la foule, en emportant sa fillette évanouie dans ses bras, n'ayant plus que l'idée fixe de courir, d'aller la déposer à la Grotte, aux pieds de la sainte Vierge. Maintenant, la cohue s'écrasait à la porte de sortie. Il fallut ouvrir les portes de la salle des bagages, pour faciliter l'écoulement de tout ce monde; et les employés, ne sachant comment recevoir les billets, tendaient leurs casquettes, des casquettes qui s'emplissaient de la pluie des petits cartons.

Dans la cour, une grande cour carrée que bordaient sur trois côtés les bâtiments bas de la gare, c'était aussi un brouhaha extraordinaire, un pêle-mêle de véhicules de toutes sortes. Les omnibus des hôtels, acculés contre la bordure du trottoir, portaient, sur leurs grandes pancartes, les noms les plus vénérés, ceux de Marie et de Jésus, de Saint-Michel, du Rosaire, du Sacré-Cœur. Puis, s'enchevêtraient des voitures d'ambulance, des landaus, des cabriolets, des tapissières, de petites charrettes à âne, dont les cochers criaient, juraient, au milieu du tumulte accru par l'obscurité, que trouaient les lueurs vives des lanternes. L'orage avait duré une partie de la nuit, une mare de boue liquide s'éclaboussait sous les pieds des chevaux; et les piétons pataugeaient jusqu'à la cheville. M. Vigneron, que madame Vigneron et madame Chaise suivaient, éperdues, souleva Gustave pour l'installer, avec sa béquille, dans l'omnibus de l'hôtel des Apparitions, où ces dames et lui-même montèrent ensuite. Madame Maze, avec un petit frisson de chatte soigneuse qui craint de se salir le bout des pattes, fit signe au cocher d'un vieux coupé, monta, disparut discrètement, en donnant pour adresse le couvent des Sœurs bleues. Et sœur Hyacinthe, enfin, put s'installer avec Élise Rouquet et Sophie Couteau, dans un vaste char à bancs, que déjà occupaient Ferrand et les sœurs Saint-François et Claire des Anges. Les cochers fouettaient leurs petits chevaux vifs, les voitures partaient d'un train d'enfer, parmi les cris du monde et les rejaillissements de la boue.

Mais, devant le flot qui se ruait, madame Vincent hésitait à passer, avec son cher fardeau. Il y avait, par moments, des rires autour d'elle. Ah! ce gâchis! et toutes se retroussaient, s'en allaient. Puis, la cour se vidant un peu, elle se risqua. Quelle terreur de glisser dans les flaques, de tomber, par cette nuit noire! Comme elle arrivait à la route qui dévale, elle remarqua des groupes de femmes du pays, aux aguets, offrant des chambres à louer, le lit et la table, selon les bourses.

—Madame, demanda-t-elle à une vieille femme, le chemin pour aller à la Grotte, s'il vous plaît?

Celle-ci ne répondit pas, proposa une chambre pas chère.

—Tout est plein, vous ne trouverez rien dans les hôtels... Peut-être encore mangerez-vous, mais vous n'aurez certainement pas un trou pour coucher.

Manger, coucher, ah! mon Dieu, est-ce que madame Vincent y songeait, elle qui était partie avec trente sous dans sa poche, tout ce qui lui était resté, après les dépenses qu'elle avait dû faire!

—Madame, le chemin pour aller à la Grotte, s'il vous plaît.

Il y avait là, parmi les femmes qui raccolaient, une grande et forte fille, vêtue en belle servante, l'air très propre, les mains soignées. Elle haussa doucement les épaules. Et, comme un prêtre passait, de poitrine large, le sang au visage, elle se précipita, lui offrit une chambre meublée, continua à le suivre, en chuchotant à son oreille.

—Tenez! finit par dire à madame Vincent une autre fille apitoyée, descendez par cette route, vous tournerez à droite et vous arriverez à la Grotte.

Sur le quai de débarquement, à l'intérieur de la gare, la bousculade continuait. Pendant que les pèlerins valides et les malades ayant encore des jambes pouvaient s'en aller, déblayant un peu le trottoir, les grands malades s'attardaient là, difficiles à descendre et à emporter. Et, surtout, les brancardiers s'effaraient, couraient follement avec leurs brancards et leurs voitures, au milieu de cette débordante besogne, qu'ils ne savaient par quel bout commencer.

Comme Berthaud, suivi de Gérard, passait en gesticulant, il aperçut deux dames et une jeune fille, debout près d'un bec de gaz, et qui paraissaient attendre. Il reconnut Raymonde, il arrêta vivement son compagnon du geste.

—Ah! mademoiselle, que je suis heureux de vous voir! Madame votre mère se porte bien, vous avez fait un bon voyage, n'est-ce pas?

Puis, sans attendre:

—Mon ami, monsieur Gérard de Peyrelongue.

Raymonde regardait fixement le jeune homme, de ses yeux clairs, souriants.

—Oh! j'ai le plaisir de connaître un peu monsieur. Nous nous sommes déjà rencontrés à Lourdes.

Alors, Gérard, trouvant que son cousin Berthaud menait les choses trop rondement, bien résolu à ne pas se laisser engager ainsi, se contenta de saluer d'un air de grande politesse.

—Nous attendons maman, reprit la jeune fille. Elle est très occupée, elle a de gros malades.

La petite madame Désagneaux, avec sa jolie tête blonde aux cheveux fous, se récria, dit que c'était bien fait, que madame de Jonquière avait refusé ses services; et elle piétinait d'impatience, elle brûlait de s'en mêler, d'être utile; tandis que madame Volmar, effacée, muette, se désintéressait, tâchait simplement de percer l'ombre, comme si elle eût cherché quelqu'un, de ses yeux magnifiques, voilés d'ordinaire, où s'allumait un brasier.

Mais, à ce moment, il y eut une poussée. On descendait madame Dieulafay de son compartiment de première classe; et madame Désagneaux ne put retenir une plainte de pitié.

—Ah! la pauvre femme!

C'était navrant, en effet, cette jeune femme, parmi son grand luxe, couchée avec ses dentelles comme en un cercueil, si fondue, qu'elle semblait une loque, et gisant sur ce trottoir, dans l'attente d'être emportée. Son mari et sa sœur restaient debout près d'elle, tous les deux très élégants et très tristes; pendant qu'un domestique courait avec des valises, allait s'assurer que la grande calèche, commandée par télégramme, était bien dans la cour. L'abbé Judaine, lui aussi, assistait la malade; et, quand deux hommes la soulevèrent, il se pencha, lui dit au revoir, prononça quelques bonnes paroles, qu'elle parut ne pas entendre. Puis, la regardant partir, il ajouta, en s'adressant à Berthaud qu'il connaissait:

—Les pauvres gens! s'ils pouvaient acheter la guérison! Je leur ai dit que l'or le plus précieux, auprès de la sainte Vierge, était la prière; et j'espère bien avoir assez prié moi-même pour que le ciel se laisse toucher... Ils n'en apportent pas moins un magnifique présent, une lanterne d'or pour la Basilique, une véritable merveille, enchâssée de pierreries... Que Marie Immaculée daigne en sourire!

Beaucoup de cadeaux étaient apportés ainsi, d'énormes bouquets venaient de passer, un surtout, une sorte de triple couronne de roses, montée sur un pied en bois. Et le vieux prêtre expliqua qu'il voulait, avant de quitter la gare, se faire remettre une bannière, don de la belle madame Jousseur, la sœur de madame Dieulafay.

Mais madame de Jonquière qui arrivait, aperçut Berthaud et Gérard.

—Je vous en supplie, messieurs, allez à ce wagon, là, tout près. On a besoin d'hommes, il y a trois ou quatre malades qu'il faut descendre... Moi, je me désespère, je ne puis rien.

Déjà, après avoir salué Raymonde, Gérard courait, tandis que Berthaud conseillait à madame de Jonquière de ne pas rester davantage sur ce trottoir, en lui jurant qu'on n'avait nullement besoin d'elle, qu'il se chargeait de tout et qu'elle aurait ses malades là-bas, à l'Hôpital, avant trois quarts d'heure. Elle finit par céder, elle prit une voiture en compagnie de Raymonde et de madame Désagneaux. Au dernier moment, madame Volmar venait de disparaître, comme cédant à une brusque impatience. On l'avait vue s'approcher d'un monsieur inconnu, sans doute pour lui demander un renseignement. D'ailleurs, on allait la retrouver à l'Hôpital.

Devant le wagon, Berthaud rejoignit Gérard, au moment où celui-ci, aidé de deux autres camarades, travaillait à descendre M. Sabathier. C'était une rude besogne, car il était très gros, très lourd, et l'on croyait bien que jamais il ne sortirait par la portière du compartiment. Pourtant, il était entré. Deux brancardiers encore durent faire le tour par l'autre portière, on réussit enfin à le déposer sur le quai de débarquement. Le jour se levait, un petit jour pâle; et ce quai apparaissait lamentable, avec son déballage d'ambulance improvisée. Déjà, la Grivotte sans connaissance gisait là, sur un matelas, en attendant qu'on vînt la prendre; tandis qu'on avait dû asseoir contre un bec de gaz madame Vêtu, souffrant d'une telle crise, qu'elle jetait un cri à la moindre secousse. Des hospitaliers, les mains gantées, roulaient difficilement, dans leurs petites voitures, de pauvres femmes sordides, ayant à leurs pieds de vieux cabas; d'autres ne pouvaient dégager leurs brancards, où s'allongeaient des corps raidis, de tristes corps muets, aux yeux d'angoisse; et des infirmes, cependant, des estropiés parvenaient à se glisser, un jeune prêtre boiteux, un petit garçon avec des béquilles, bossu et amputé d'une jambe, qui se traînait parmi les groupes, pareil à un gnôme. Tout un embarras s'était fait devant d'un homme courbé en deux, tordu par une paralysie, à ce point, qu'il fallait le transporter, plié ainsi, sur une chaise renversée, les jambes et la tête en bas.

Alors, l'effarement fut à son comble, lorsque le chef de gare se précipita, criant:

—L'express de Bayonne est signalé... Dépêchons! dépêchons! Vous avez trois minutes.

Le père Fourcade, dominant la cohue, au bras du docteur Bonamy, l'air gai, encourageant les plus malades, appela d'un geste Berthaud, pour lui dire:

—Finissez de les descendre tous, vous les emporterez bien ensuite.

Le conseil était plein de sagesse, on acheva le déballage. Dans le wagon, il ne restait que Marie, qui attendait patiemment. M. de Guersaint et Pierre venaient enfin de reparaître, avec les deux paires de roues; et, en hâte, Pierre descendit la jeune fille, aidé seulement de Gérard. Elle était d'une légèreté de pauvre oiseau frileux, il n'y eut que la caisse qui leur donna du mal. Puis, les deux hommes la posèrent sur les paires de roues, qu'ils boulonnèrent. Et Pierre aurait pu emmener Marie, la rouler tout de suite, sans la foule qui l'entravait.

—Dépêchons, dépêchons! répétait le chef de gare.

Lui-même aidait, donnait un coup de main, soutenait les pieds d'un malade, pour qu'on le tirât plus vite d'un compartiment. Il poussait les petites voitures, déblayait le bord du trottoir. Mais, dans un wagon de seconde, une femme, la dernière à descendre, était prise d'une atroce crise nerveuse. Elle hurlait, se débattait. On ne pouvait songer à la toucher en ce moment. Et cet express qui arrivait, que signalait le tintement ininterrompu des sonneries électriques! Il fallut se décider, refermer la portière, conduire le train sur la voie de garage, où il allait rester tout formé pendant trois jours, en attendant de reprendre son chargement de pèlerins et de malades. Tandis qu'il s'éloignait, on entendit encore les cris de la misérable, qui, seule, avait dû y rester avec une religieuse, des cris de plus en plus faibles, des cris d'enfant sans force, qu'on finit par calmer.

—Bon Dieu! murmura le chef de gare, il était temps!

En effet, l'express de Bayonne arrivait à toute vapeur, et il passa dans un coup de foudre, le long de ce trottoir pitoyable, où traînait la douloureuse misère d'une débâcle d'hôpital. Les petites voitures, les brancards en furent secoués; mais il n'y eut pas d'accident, les hommes d'équipe veillaient, écartaient des voies le troupeau affolé qui continuait à se bousculer pour sortir. D'ailleurs, la circulation se rétablit aussitôt, les brancardiers purent achever le transport des malades, avec une lenteur prudente.

Le jour augmentait, une aube limpide qui blanchissait le ciel, dont le reflet éclairait la terre, noire encore. On commençait à distinguer les gens et les choses.

—Non, tout à l'heure! répétait Marie à Pierre, qui cherchait à se dégager. Attendons que le flot s'écoule.

Et elle s'intéressa à un homme de soixante ans environ, d'aspect militaire, qui se promenait parmi les malades. La tête carrée, les cheveux blancs et taillés en brosse, il aurait eu l'air solide encore, s'il n'avait point traîné le pied gauche, qu'il jetait en dedans, à chaque pas. Il s'appuyait, de la main gauche, sur une grosse canne.

M. Sabathier, qui venait depuis sept ans, l'aperçut et s'égaya.

—Ah! c'est vous, Commandeur!

Peut-être s'appelait-il M. Commandeur. Mais, comme il était décoré et qu'il portait un large ruban rouge, peut-être le surnommait-on ainsi, à cause de sa décoration, bien qu'il fût simple chevalier. Personne ne savait au juste son histoire; et il devait avoir encore de la famille quelque part, des enfants sans doute; mais ces choses restaient vagues. Depuis trois ans déjà, il était à la gare, chargé d'une surveillance aux messageries, une simple occupation, une petite place qu'on lui avait donnée par grande faveur, et dont le maigre salaire lui permettait de vivre parfaitement heureux. Frappé d'une première attaque d'apoplexie à cinquante-cinq ans, il en avait eu une seconde deux ans plus tard, qui lui avait laissé un peu de paralysie du côté gauche. Maintenant, il attendait la troisième, d'un air d'absolue tranquillité. Comme il le disait, il était au bon plaisir de la mort, ce soir, demain, à l'instant même. Et tout Lourdes le connaissait bien, pour sa manie, au moment des pèlerinages, l'habitude qu'il avait prise d'aller, tirant le pied et s'appuyant sur sa canne, à chaque train qui arrivait, s'étonner violemment et reprocher aux malades la rage qu'ils avaient de vouloir guérir.

Il voyait depuis trois ans M. Sabathier, toute sa colère tomba sur lui.

—Comment! vous voilà encore? Vous tenez donc bien à vivre cette exécrable vie?... Mais, sacrebleu! mourez donc tranquillement chez vous, dans votre lit! Est-ce que ce n'est pas ce qu'il y a de meilleur au monde?

M. Sabathier riait, sans se fâcher, brisé pourtant par la façon rude dont il avait fallu le descendre.

—Non, non, j'aime mieux guérir!

—Guérir, guérir, ils demandent tous cela! Faire des centaines de lieues, arriver en morceaux, hurlant de souffrance, et pour guérir, et pour recommencer toutes les peines, toutes les douleurs!... Voyons, vous, monsieur, à votre âge, avec votre corps en ruine, vous seriez bien attrapé, si votre sainte Vierge vous rendait les jambes. Qu'est-ce que vous en feriez, mon Dieu? Quelle joie trouveriez-vous à prolonger, pendant quelques années encore, l'abomination de la vieillesse?... Eh! pendant que vous y êtes, mourez donc tout de suite! C'est le bonheur!

Et il disait cela, non pas en croyant qui aspire à la récompense de l'autre vie, mais en homme las qui compte tomber au néant, à la grande paix éternelle de n'être plus.

Pendant que M. Sabathier haussait les épaules, comme s'il avait eu affaire à un enfant, l'abbé Judaine, qui venait enfin de retrouver sa bannière, s'arrêta au passage pour gronder doucement le Commandeur, qu'il connaissait, lui aussi.

—Ne blasphémez pas, cher monsieur, c'est offenser le ciel, que de refuser la vie et que de ne pas aimer la santé. Vous-même, si vous m'aviez cru, vous auriez déjà demandé à la sainte Vierge la guérison de votre jambe.

Alors, le Commandeur s'emporta.

—Ma jambe! elle n'y peut rien, je suis tranquille! Et que la mort vienne donc, et que ce soit fini, à jamais!... Quand il faut mourir, on se tourne contre le mur, et l'on meurt, c'est si simple!

Mais le vieux prêtre l'interrompit. Il lui montra Marie, qui les écoutait, étendue dans sa caisse:

—Vous renvoyez tous nos malades mourir chez eux, même mademoiselle, n'est-ce pas? qui est en pleine jeunesse et qui veut vivre.

Marie, ardemment, ouvrait ses grands yeux, dans son désir d'être, de prendre sa part du vaste monde; et le Commandeur, s'étant approché, la regardait, saisi brusquement d'une profonde émotion, qui fit trembler sa voix.

—Si mademoiselle guérit, je lui souhaite un autre miracle, celui d'être heureuse.

Et il s'en alla, continua sa promenade de philosophe courroucé, au milieu des malades, en traînant le pied et en tapant les dalles du fer de sa grosse canne.

Peu à peu, le trottoir se déblayait, on avait emporté madame Vêtu et la Grivotte; et ce fut Gérard qui emmena M. Sabathier dans une petite voiture; tandis que le baron Suire et Berthaud donnaient déjà des ordres, pour le train suivant, le train vert, qu'on attendait. Il n'y avait plus là que Marie, dont Pierre se chargeait jalousement. Mais il s'était attelé, il l'avait traînée dans la cour de la gare, lorsqu'ils remarquèrent que, depuis un instant, M. de Guersaint avait disparu. Tout de suite, d'ailleurs, ils l'aperçurent en grande conversation avec l'abbé Des Hermoises, dont il venait de faire la connaissance. Une égale admiration de la nature les avait rapprochés. Le jour achevait de paraître, les montagnes environnantes se montraient dans leur majesté. Et M. de Guersaint poussait des cris de ravissement.

—Quel pays, monsieur! Voici trente ans que je désire visiter le cirque de Gavarnie. Mais c'est encore loin, et si cher, que je ne pourrai sûrement faire cette excursion.

—Monsieur, vous vous trompez, rien n'est plus faisable. En se mettant à plusieurs, la dépense est modique.

Et, justement, je compte y retourner, cette année, de sorte que si vous voulez bien être des nôtres...

—Comment donc, monsieur!... Nous en recauserons. Mille fois merci!

Sa fille l'appelait, il la rejoignit, après un cordial échange de saluts. Pierre avait décidé qu'il traînerait Marie jusqu'à l'Hôpital, pour lui éviter le transbordement dans une autre voiture. Les omnibus, les landaus, les tapissières revenaient déjà, obstruant de nouveau la cour, attendant le train vert; et il eut quelque peine à gagner la route, avec le petit chariot, dont les roues basses entraient dans la boue, jusqu'aux moyeux. Des agents de police, chargés du service d'ordre, pestaient contre cet affreux gâchis qui éclaboussait leurs bottes. Seules, les raccoleuses, les vieilles et les jeunes, brûlant de louer leurs chambres, se moquaient des flaques, les traversaient avec leurs sabots, à la poursuite des pèlerins.

Comme le chariot roulait plus librement sur la route en pente, Marie leva la tête pour demander à M. de Guersaint, qui marchait près d'elle:

—Père, quel jour sommes-nous aujourd'hui?

—Samedi, ma mignonne.

—C'est vrai, samedi, le jour de la sainte Vierge... Est-ce aujourd'hui qu'elle me guérira?

Et, derrière elle, furtivement, sur une civière couverte, deux porteurs descendaient le cadavre de l'homme, qu'ils étaient allés prendre au fond de la salle des messageries, dans l'ombre des tonneaux, pour le conduire en un lieu secret que le père Fourcade venait de désigner.

II

L'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, bâti par un chanoine charitable, et inachevé, faute d'argent, est un vaste bâtiment de quatre étages, beaucoup trop haut, où il est difficile de monter les malades. D'ordinaire, une centaine de vieillards infirmes et pauvres l'occupent. Mais, pendant le pèlerinage national, ces vieillards sont abrités ailleurs pour trois jours, et l'Hôpital est loué aux pères de l'Assomption, qui parfois y installent jusqu'à cinq et six cents malades. On a beau, d'ailleurs, les y entasser, les salles sont insuffisantes. On distribue les trois ou quatre centaines de malades qui restent, les hommes à l'Hôpital du Salut, les femmes à l'Hospice de la ville.

Ce matin-là, sous le soleil levant, la confusion était grande, dans la cour sablée, devant la porte que gardaient deux prêtres. Depuis la veille, le personnel de la Direction temporaire avait pris possession des bureaux, avec un luxe de registres, de cartes, de formules imprimées. On voulait faire beaucoup mieux que l'année précédente: les salles du bas devaient être réservées aux malades impotents; d'autre part, la distribution des cartes, portant le nom de la salle et le numéro du lit, serait contrôlée avec soin, car des erreurs d'identité s'étaient produites. Mais, devant le flot de grands malades que le train blanc venait d'amener, toutes les bonnes intentions s'effaraient, et les formalités nouvelles compliquaient tellement les choses, qu'il avait fallu prendre le parti de déposer les malheureux dans la cour, au fur et à mesure qu'ils arrivaient, en attendant de pouvoir les admettre avec un peu d'ordre. C'était le déballage de la gare qui recommençait, le pitoyable campement en plein air, tandis que les brancardiers et que les employés du secrétariat, de jeunes séminaristes, couraient de toutes parts, d'un air éperdu.

—On a voulu trop bien faire! criait désespérément le baron Suire.

Et le mot était juste, jamais on n'avait pris tant de précautions inutiles, on s'apercevait qu'on avait classé dans les salles du haut les malades les plus difficiles à remuer, par suite d'erreurs inexplicables. Il était impossible de refaire le classement, tout allait de nouveau s'organiser au petit bonheur; et la distribution des cartes commença, pendant qu'un jeune prêtre écrivait sur un registre les noms et les adresses, pour le contrôle. Chaque malade, d'ailleurs, devait produire sa carte d'hospitalité, de la couleur du train, portant son nom, son numéro d'ordre, et sur laquelle on inscrivait le nom de la salle et le numéro du lit. Cela éternisait le défilé des admissions.

Alors, de bas en haut du vaste bâtiment, au travers des quatre étages, ce fut un piétinement sans fin. M. Sabathier se trouva un des premiers installés, dans une salle du rez-de-chaussée, la salle dite des ménages, où les hommes malades étaient autorisés à garder leurs femmes près d'eux. On n'admettait du reste que des femmes, dans les autres salles, à tous les étages. Et, bien que le frère Isidore fût avec sa sœur, on consentit à les considérer comme un ménage, on le plaça près de M. Sabathier, dans le lit voisin. La chapelle se trouvait à côté, encore blanche de plâtre, les baies fermées par de simples planches. D'autres salles aussi restaient inachevées, garnies quand même de matelas, où les malades s'entassaient rapidement. Mais, déjà, la foule de celles qui pouvaient marcher, assiégeait le réfectoire, une longue galerie dont les fenêtres ouvraient sur une cour intérieure; et les sœurs Saint-Frai, les desservantes habituelles de l'Hôpital, demeurées à leur poste pour faire la cuisine, distribuaient des bols de café au lait et de chocolat à toutes ces pauvres femmes, épuisées par le terrible voyage.

—Reposez-vous, prenez des forces, répétait le baron Suire, qui se prodiguait, se montrait partout à la fois. Vous avez trois bonnes heures. Il n'est pas cinq heures et les révérends pères ont donné l'ordre de n'aller à la Grotte qu'à huit heures, pour éviter la trop grande fatigue.

En haut, au second étage, madame de Jonquière avait pris, une des premières, possession de la salle Sainte-Honorine, dont elle était la directrice. Elle avait dû laisser en bas sa fille Raymonde, qui était attachée au service du réfectoire, le règlement interdisant aux jeunes filles de pénétrer dans les salles, où elles auraient pu voir des choses malséantes et trop affreuses. Mais la petite madame Désagneaux, simple dame hospitalière, n'avait pas quitté la directrice, à qui elle demandait déjà des ordres, ravie de pouvoir se dévouer enfin.

—Madame, est-ce que tous ces lits sont bien faits? Si je les refaisais avec sœur Hyacinthe?

La salle, peinte en jaune clair, mal éclairée sur la cour intérieure, contenait quinze lits, alignés sur deux rangs, le long des murs.

—Tout à l'heure, nous verrons, répondit madame de Jonquière, l'air absorbé.

Elle comptait les lits, elle examinait cette salle longue et étroite. Puis, à demi-voix:

—Jamais je n'aurai assez de place. On m'a annoncé vingt-trois malades, et il va falloir mettre des matelas par terre.

Sœur Hyacinthe, qui avait suivi ces dames, après avoir laissé sœur Saint-François et sœur Claire des Anges s'installer dans une petite pièce voisine, transformée en lingerie, soulevait les couvertures, examinait la literie. Et elle rassura madame Désagneaux.

—Oh! les lits sont bien faits, tout est propre. On voit que les sœurs Saint-Frai ont passé par là... Seulement, la réserve des matelas est tout à côté, et si madame veut me donner un coup de main, nous pouvons, sans attendre, en mettre une rangée, ici, entre les lits.

—Mais certainement! cria la jeune femme, exaltée par l'idée de porter des matelas, avec ses bras frêles de jolie blonde.

Il fallut que madame de Jonquière la calmât.

—Tout à l'heure, rien ne presse. Attendons que nos malades soient là... Je n'aime pas beaucoup cette salle, qu'il est difficile d'aérer. L'année dernière, j'avais la salle Sainte-Rosalie, au premier étage... Enfin, nous allons nous organiser tout de même.

D'autres dames hospitalières arrivaient, une ruche débordante d'abeilles travailleuses, pressées de se mettre à la besogne. C'était même une cause de confusion de plus, ce trop grand nombre d'infirmières, venues du grand monde et de la bourgeoisie, avec une ferveur de zèle où il se mêlait un peu de vanité. Elles étaient plus de deux cents. Comme chacune, à son entrée dans l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut, devait faire un don, on n'osait en refuser aucune, de crainte de tarir les aumônes; et leur nombre croissait d'année en année. Heureusement, il y en avait, parmi elles, à qui il suffisait de porter au corsage la croix de drap rouge, et qui, dès leur arrivée à Lourdes, partaient en excursions. Mais celles qui se dévouaient étaient vraiment méritoires, car elles passaient cinq jours d'abominable fatigue, dormant à peine deux heures par nuit, vivant au milieu des spectacles les plus terribles et les plus répugnants. Elles assistaient aux agonies, elles pansaient les plaies empestées, elles vidaient les cuvettes et les vases, changeaient de linge les gâteuses, retournaient les malades, toute une besogne atroce, écrasante, dont elles n'avaient pas l'habitude. Aussi en sortaient-elles courbaturées, mortes, avec des yeux de fièvre, brûlant de cette joie de la charité qui les exaltait.

—Et madame Volmar? demanda madame Désagneaux. Je croyais la retrouver ici.

Doucement, madame de Jonquière coupa court, comme si elle était au courant et qu'elle eût voulu faire le silence, par une indulgence de femme tendre aux misères humaines.

—Elle n'est pas forte, elle se repose à l'hôtel. Il faut la laisser dormir.

Puis, elle partagea les lits entre ces dames, donna deux lits à chacune. Et toutes achevèrent de prendre possession du local, allant et venant, montant et descendant, pour se rendre compte où étaient l'administration, la lingerie, les cuisines.

—Et la pharmacie? demanda encore madame Désagneaux.

Mais il n'y avait pas de pharmacie. Aucun personnel médical n'était même là. À quoi bon? puisque les malades étaient des abandonnées de la science, des désespérées qui venaient demander à Dieu une guérison que les hommes impuissants ne pouvaient leur promettre. Tout traitement, pendant le pèlerinage, se trouvait logiquement interrompu. Si quelque malheureuse entrait en agonie, on l'administrait. Et, seul, le jeune médecin qui accompagnait d'ordinaire le train blanc, était là, avec sa petite boîte de secours, pour tenter de la soulager un peu, dans le cas où une malade le réclamerait, pendant une crise.

Justement, sœur Hyacinthe amenait Ferrand, que la sœur Saint-François avait gardé avec elle, dans un cabinet voisin de la lingerie, où il se proposait de se tenir en permanence.

—Madame, dit-il à madame de Jonquière, je suis à votre entière disposition. En cas de besoin, vous n'aurez qu'à m'envoyer chercher.

Elle l'écoutait à peine, se querellait avec un jeune prêtre de l'administration, parce qu'il n'y avait que sept vases de nuit pour toute la salle.

—Certainement, monsieur, s'il nous fallait une potion calmante...

Mais elle n'acheva pas, retourna à sa discussion.

—Enfin, monsieur l'abbé, tâchez de m'en avoir encore quatre ou cinq... Comment voulez-vous que nous fassions? C'est déjà si pénible!

Et Ferrand écoutait, regardait, effaré de ce monde extraordinaire, où un hasard l'avait fait tomber, depuis la veille. Lui qui ne croyait pas, qui n'était là que par dévouement, s'étonnait de l'effroyable bousculade de tant de misère et de souffrance, se ruant à l'espoir du bonheur. Surtout, ses idées de jeune médecin étaient bouleversées, devant cette insouciance de toutes précautions, ce mépris des plus simples indications de la science, dans la certitude que, si le ciel le voulait, la guérison se produirait avec l'éclat d'un démenti aux lois mêmes de la nature. Alors, pourquoi cette dernière concession au respect humain, d'emmener un médecin qu'on employait si mal? Il retourna dans son cabinet, vaguement honteux, en se sentant inutile et un peu ridicule.

—Préparez tout de même des pilules d'opium, lui dit sœur Hyacinthe qui l'avait accompagné jusqu'à la lingerie. On vous en demandera, nous avons des malades qui m'inquiètent.

Elle le regardait de ses grands yeux bleus, si doux, si bons, au continuel et divin sourire. Le mouvement qu'elle se donnait, rosait d'un sang vif sa peau éclatante de jeunesse. Et, en bonne amie qui consentait à partager avec lui les besognes de son cœur:

—Puis, si j'ai besoin de quelqu'un pour lever ou coucher une malade, vous me donnerez bien un coup de main?

Alors, il fut content d'être venu, d'être là, à l'idée qu'il lui serait utile. Il la revoyait à son chevet, lorsqu'il avait failli mourir, le soignant avec des mains fraternelles, d'une bonne grâce rieuse d'ange sans sexe, où il y avait du camarade et de la femme.

—Mais tant que vous voudrez, ma sœur! Je vous appartiens, je serai si heureux de vous servir! Vous savez quelle dette de reconnaissance j'ai à payer envers vous?

Gentiment, elle mit un doigt sur ses lèvres, pour le faire taire. Personne ne lui devait rien. Elle n'était que la servante des souffrants et des pauvres.

À ce moment, une première malade faisait son entrée dans la salle Sainte-Honorine. C'était Marie, que Pierre, aidé de Gérard, venait de monter, couchée au fond de sa caisse de bois. Partie la dernière de la gare, elle arrivait ainsi avant les autres, grâce aux complications sans fin, qui, après les avoir toutes arrêtées, les libéraient maintenant, au hasard de la distribution des cartes. M. de Guersaint, devant la porte de l'Hôpital, avait dû quitter sa fille, sur le désir de celle-ci: elle s'inquiétait de l'encombrement des hôtels, elle voulait qu'il s'assurât immédiatement de deux chambres, pour lui et pour Pierre. Et elle était si lasse, qu'après s'être désespérée de ne pas être conduite à la Grotte tout de suite, elle consentit à ce qu'on la couchât un instant.

—Voyons, mon enfant, répétait madame de Jonquière, vous avez trois heures devant vous. Nous allons vous mettre sur votre lit. Cela vous reposera, de n'être plus dans cette caisse.

Elle la souleva par les épaules, tandis que sœur Hyacinthe tenait les pieds. Le lit se trouvait au milieu de la salle, près d'une fenêtre. Un moment, la malade demeura les yeux clos, comme épuisée, d'avoir été remuée ainsi. Puis, il fallut que Pierre rentrât, car elle s'énervait, disait avoir des choses à lui expliquer.

—Ne vous en allez pas, mon ami, je vous en conjure. Emportez cette caisse sur le palier, mais restez là, parce que je veux être descendue, dès qu'on m'en donnera la permission.

—Êtes-vous mieux, couchée? demanda le jeune prêtre.

—Oui, oui, sans doute... Et, d'ailleurs, je ne sais pas... J'ai une telle hâte, mon Dieu! d'être là-bas, aux pieds de la sainte Vierge!

Pourtant, lorsque Pierre eut emporté la caisse, elle fut distraite par l'arrivée successive des malades. Madame Vêtu, que deux brancardiers avaient montée en la soutenant sous les bras, fut posée par eux, toute habillée, sur le lit voisin; et elle y resta immobile, sans un souffle, avec son masque jaune et lourd de cancéreuse. On n'en déshabillait aucune, on se contentait de les allonger, en leur conseillant de s'assoupir, si elles le pouvaient. Celles qui n'étaient point alitées, s'asseyaient au bord de leur matelas, causaient entre elles, rangeaient leurs petites affaires. Déjà, Élise Rouquet, qui était également près de Marie, à gauche, défaisait son panier, pour en tirer un fichu propre, très ennuyée de n'avoir pas de glace. Et, en moins de dix minutes, tous les lits se trouvèrent occupés, de sorte que, lorsque la Grivotte parut, à demi portée par sœur Hyacinthe et sœur Claire des Anges, il fallut commencer à mettre des matelas par terre.

—Tenez! en voici un! criait madame Désagneaux. Elle sera très bien, à cette place, loin du courant d'air de la porte.

Bientôt, sept autres matelas furent ajoutés à la file, occupant toute l'allée centrale. On ne pouvait plus circuler, il fallait prendre des précautions pour suivre les sentiers étroits, ménagés autour des malades. Chacune gardait son paquet, son carton, sa valise; et c'était, au pied des couches improvisées, un entassement de pauvres choses, de loques traînant parmi les draps et les couvertures. On aurait dit une ambulance pitoyable, organisée à la hâte après quelque grande catastrophe, un incendie, un tremblement de terre, qui aurait jeté à la rue des centaines de blessés et de pauvres.

Madame de Jonquière allait d'un bout de la salle à l'autre, répétant toujours:

—Voyons, mes enfants, ne vous excitez pas, tâchez de dormir un peu.

Mais elle n'arrivait pas à les calmer, et elle-même, ainsi que les dames hospitalières, placées sous ses ordres, augmentaient la fièvre, par leur effarement. Il fallait changer de linge plusieurs malades, d'autres avaient des besoins. Une, qui souffrait d'un ulcère à la jambe, poussait de telles plaintes, que madame Désagneaux avait entrepris de refaire le pansement; mais elle était malhabile, et malgré tout son courage d'infirmière passionnée, elle manquait de s'évanouir, tant l'insupportable odeur l'incommodait. Les mieux portantes demandaient du bouillon, des bols circulaient, au milieu des appels, des réponses, des ordres contradictoires qu'on ne savait comment exécuter. Et, très gaie, lâchée à travers cette bousculade, la petite Sophie Couteau, qui demeurait avec les sœurs, se croyait en récréation, courait, dansait, sautait à cloche-pied, appelée par toutes, aimée et cajolée, pour l'espoir du miracle qu'elle apportait à chacune.

Les heures pourtant s'écoulaient, dans cette agitation. Sept heures venaient de sonner, lorsque l'abbé Judaine entra. Il était aumônier de la salle Sainte-Honorine, et la difficulté de trouver un autel libre pour dire sa messe, l'avait seule attardé. Dès qu'il parut, un cri d'impatience s'éleva de tous les lits.

—Oh! monsieur le curé, partons, partons tout de suite!

Un désir ardent les soulevait, accru, irrité de minute en minute, comme si une soif de plus en plus vive les eût brûlées, que, seule, pouvait calmer la fontaine miraculeuse. Et la Grivotte, surtout, assise sur son matelas, joignait les mains, implorait, pour qu'on l'emmenât à la Grotte. N'était-ce pas un commencement de miracle, ce réveil de sa volonté, ce besoin fiévreux de guérison qui la redressait? Arrivée évanouie, inerte, elle était sur son séant, tournant de tous côtés ses regards noirs, guettant l'heure bienheureuse où l'on viendrait la chercher; et son visage livide se colorait, elle ressuscitait déjà.

—De grâce! monsieur le curé, dites qu'on m'emporte! Je sens que je vais être guérie.

L'abbé Judaine, avec sa bonne face, son sourire de père tendre, les écoutait, trompait leur impatience par d'aimables paroles. On allait partir dans un petit moment. Mais il fallait être raisonnable, laisser aux choses le temps de s'organiser; et puis, la sainte Vierge, elle non plus, n'aimait pas qu'on la bousculât, attendant son heure, distribuant ses faveurs divines aux plus sages.

Comme il passait devant le lit de Marie, et qu'il l'aperçut, les mains jointes, bégayante de supplications, il s'arrêta de nouveau.

—Vous aussi, ma fille, vous êtes si pressée! Soyez tranquille, il y aura des grâces pour toutes.

—Mon père, murmura-t-elle, je me meurs d'amour. Mon cœur est trop gros de prières, il m'étouffe.

Il fut très touché de cette passion, chez cette pauvre enfant amaigrie, si durement frappée dans sa beauté et dans sa jeunesse. Il voulut l'apaiser, il lui montra sa voisine, madame Vêtu, qui ne bougeait pas, les yeux grands ouverts pourtant, fixés sur les gens qui passaient.

—Voyez donc, madame, comme elle est tranquille! Elle se recueille, elle a bien raison de s'abandonner ainsi qu'un petit enfant, entre les mains de Dieu.

Mais, d'une voix qu'on n'entendait pas, d'un souffle à peine, madame Vêtu bégayait:

—Oh! je souffre, je souffre!

Enfin, à huit heures moins un quart, madame de Jonquière avertit les malades qu'elles feraient bien de se préparer. Elle-même, aidée de sœur Hyacinthe et de madame Désagneaux, reboutonna des robes, rechaussa des pieds impotents. C'était une véritable toilette, car toutes désiraient paraître à leur avantage devant la sainte Vierge. Beaucoup eurent la délicatesse de se laver les mains. D'autres déballaient leurs chiffons, mettaient du linge propre. Élise Rouquet avait fini par découvrir un miroir de poche, entre les mains d'une de ses voisines, une femme énorme, hydropique, très coquette de sa personne; elle se l'était fait prêter, elle l'avait posé debout contre son traversin; et, absorbée, avec un soin infini, elle nouait le fichu élégamment autour de sa tête, pour cacher sa face de monstre, à la plaie saignante. Droite devant elle, l'air intéressé profondément, la petite Sophie la regardait faire.

Ce fut l'abbé Judaine qui donna le signal du départ pour la Grotte. Il y voulait accompagner ses chères filles de souffrance en Dieu, comme il disait; tandis que ces dames de l'Hospitalité et les sœurs resteraient là, afin de mettre un peu d'ordre dans la salle. Tout de suite, la salle se vida, les malades furent descendues, au milieu d'un nouveau tumulte. Pierre, qui avait replacé sur les roues la caisse où Marie était couchée, prit la tête du cortège, formé d'une vingtaine de petites voitures et de brancards. Les autres salles se vidaient également, la cour était pleine, le défilé s'organisait en grande confusion. Bientôt il y eut une queue interminable, descendant la pente assez raide de l'avenue de la Grotte, de sorte que Pierre arrivait déjà au plateau de la Merlasse, lorsque les derniers brancards quittaient à peine la cour de l'Hôpital.

Il était huit heures, le soleil déjà haut, un soleil d'août triomphal, flambait dans le grand ciel d'une pureté admirable. Lavé par l'orage de la nuit, il semblait que le bleu de l'air fût tout neuf, d'une fraîcheur d'enfance. Et l'effrayant défilé, cette cour des miracles de la souffrance humaine, roulait sur le pavé en pente, dans l'éclat de la radieuse matinée. Cela ne finissait pas, la queue des abominations s'allongeait toujours. Aucun ordre, le pêle-mêle de tous les maux, le dégorgement d'un enfer où l'on aurait entassé les maladies monstrueuses, les cas rares et atroces, donnant le frisson. C'étaient des têtes mangées par l'eczéma, des fronts couronnés de roséole, des nez et des bouches dont l'éléphantiasis avait fait des groins informes. Des maladies perdues ressuscitaient, une vieille femme avait la lèpre, une autre était couverte de lichens, comme un arbre qui se serait pourri à l'ombre. Puis, passaient des hydropiques, des outres gonflées d'eau, le ventre géant sous les couvertures; tandis que des mains tordues par les rhumatismes pendaient hors des civières, et que des pieds passaient, enflés par l'œdème, méconnaissables, tels que des sacs bourrés de chiffons. Une hydrocéphale, assise dans une petite voiture, balançait un crâne énorme, trop lourd, retombant à chaque secousse. Une grande fille, atteinte de chorée, dansait de tous ses membres, sans arrêt, avec des sursauts de grimaces, qui tiraient la moitié gauche de son visage. Une plus jeune, derrière, avait un aboiement, une sorte de cri plaintif de bête, chaque fois que le tic douloureux dont elle était torturée, lui tordait la bouche. Puis, venaient des phtisiques, tremblant la fièvre, épuisées de dysenterie, d'une maigreur de squelettes, la peau livide, couleur de la terre où elles allaient bientôt dormir; et il y en avait une, la face très blanche, avec des yeux de flamme, pareille à une tête de mort dans laquelle on aurait allumé une torche. Puis, toutes les difformités des contractures se succédaient, les tailles déjetées, les bras retournés, les cous plantés de travers, les pauvres êtres cassés et broyés, immobilisés en des postures de pantins tragiques: une surtout dont le poing droit s'était rejeté derrière les reins, tandis que la joue gauche se renversait, collée sur l'épaule. Puis, de pauvres filles rachitiques étalaient leur teint de cire, leur nuque frêle, rongée d'humeurs froides; des femmes jaunes avaient la stupeur douloureuse des misérables dont le cancer dévore les seins; d'autres encore, couchées et leurs tristes yeux au ciel, semblaient écouter en elles le choc des tumeurs, grosses comme des têtes d'enfant, qui obstruaient leurs organes. Et il y en avait toujours, il en arrivait toujours de plus épouvantables, celle-ci qui suivait celle-là augmentait le frisson. Une enfant de vingt ans, à la tête écrasée de crapaud, laissait pendre un goitre si énorme, qu'il descendait jusqu'à sa taille, ainsi que la bavette d'un tablier. Une aveugle s'avançait, la figure d'une pâleur de marbre, avec les deux trous de ses yeux enflammés et sanglants, deux plaies vives qui ruisselaient de pus. Une vieille folle, frappée d'imbécillité, le nez emporté par quelque chancre, la bouche noire, riait d'un rire terrifiant. Et, tout d'un coup, une épileptique se convulsa, écuma sur son brancard, sans que le cortège ralentît sa marche, comme fouetté par le vent de la course, dans cette fièvre de passion qui l'emportait vers la Grotte.

Les brancardiers, les prêtres, les malades elles-mêmes venaient d'entonner un cantique, la complainte de Bernadette, et tout roulait au milieu de l'obsession des Ave, et les petites voitures, les brancards, les piétons descendaient la pente de la rue, en un ruisseau grossi et débordant, charriant ses flots à grand bruit. Au coin de la rue Saint-Joseph, près du plateau de la Merlasse, une famille d'excursionnistes, des gens qui arrivaient de Cauterets ou de Bagnères, restaient plantés au bord du trottoir, dans un étonnement profond. Ce devaient être de riches bourgeois, le père et la mère très corrects, les deux grandes filles vêtues de robes claires, avec des visages riants d'heureuses personnes qui s'amusent. Mais, à la surprise première du groupe, succédait une terreur croissante, comme s'ils avaient vu s'ouvrir une maladrerie des temps anciens, un de ces hôpitaux de la légende qu'on aurait vidé, après quelque grande épidémie. Et les deux filles pâlissaient, le père et la mère demeuraient glacés, devant le défilé ininterrompu de tant d'horreurs, dont ils recevaient le vent empesté à la face. Mon Dieu! tant de laideur, tant de saleté, tant de souffrance! Était-ce possible, sous ce beau soleil si radieux, sous ce grand ciel de lumière et de joie, où montait la fraîcheur du Gave, où le vent du matin apportait l'odeur pure des montagnes!

Lorsque Pierre, en tête du cortège, déboucha sur le plateau de la Merlasse, il se sentit baigné par ce soleil si clair, par cet air si vif et si embaumé. Il se retourna, sourit doucement à Marie; et tous deux, dans la splendeur du matin, comme ils arrivaient au centre de la place du Rosaire, furent enchantés par l'admirable horizon qui se déroulait autour d'eux.

En face, à l'est, c'était le vieux Lourdes, couché dans un large pli de terrain, de l'autre côté de son rocher. Le soleil se levait, derrière les monts lointains, et ses rayons obliques découpaient en lilas sombre ce roc solitaire, que couronnaient la tour et les murs croulants de l'antique Château, jadis la clef redoutable des sept vallées. Dans la poussière d'or volante, on ne voyait guère que des arêtes fières, des pans de constructions cyclopéennes, puis de vagues toitures au delà, les toits décolorés et perdus de l'ancienne ville; tandis qu'en deçà du Château, débordant à droite et à gauche, la ville nouvelle riait parmi les verdures, avec ses façades blanches d'hôtels, de maisons garnies, de beaux magasins, toute une cité riche et bruyante, poussée là en quelques années, comme par miracle. Le Gave passait au pied du roc, roulant le fracas de ses eaux limpides, vertes et bleues, profondes sous le vieux pont, bondissantes sous le pont neuf, construit par les Pères, pour relier la Grotte à la gare et au boulevard ouvert récemment. Et, comme fond à ce tableau délicieux, à ces eaux fraîches, à ces verdures, à cette ville rajeunie, éparse et gaie, se dressaient le petit Gers et le grand Gers, deux croupes énormes de roche nue et d'herbe rase, qui, dans l'ombre portée où elles baignaient, prenaient des teintes délicates, un mauve et un vert pâlis qui se mouraient dans du rose.

Puis, au nord, sur la rive droite du Gave, au delà des coteaux que suit la ligne du chemin de fer, montaient les hauteurs du Buala, des pentes boisées, noyées de clartés matinales. C'était de ce côté que se trouvait Bartrès. Plus à gauche, la serre de Julos se dressait, dominée par le Miramont. D'autres cimes, très loin, s'évaporaient dans l'éther. Et, au premier plan, s'étageant parmi les vallonnements herbus, de l'autre côté du Gave, la gaieté de ce point de l'horizon était les couvents nombreux qu'on avait bâtis. Ils semblaient avoir grandi comme une végétation naturelle et prompte sur cette terre du prodige. Il y avait d'abord un Orphelinat, créé par les Sœurs de Nevers, et dont les vastes bâtiments resplendissaient au soleil. Puis, c'étaient les Carmélites, en face de la Grotte, sur la route de Pau; et les Assomptionnistes, plus haut, au bord du chemin de Poueyferré; et les Dominicaines, perdues au désert, ne montrant qu'un angle de leurs toitures; et enfin les sœurs de l'Immaculée-Conception, celles qu'on appelait les sœurs Bleues, qui avaient fondé, tout au bout du vallon, une maison de retraite, où elles prenaient en pension les dames seules, les pèlerines riches, désireuses de solitude. À cette heure des offices, toutes les cloches de ces couvents sonnaient d'allégresse, à la volée, dans l'air de cristal; pendant que, de l'autre bout de l'horizon, au midi, des cloches d'autres couvents leur répondaient, avec le même éclat de joie argentine. Près du Pont-Vieux, surtout, la cloche des Clarisses égrenait une gamme de notes si claires, qu'on aurait dit le caquetage d'un oiseau. De ce côté de la ville, des vallées encore se creusaient, des monts dressaient leurs flancs nus, toute une nature tourmentée et souriante, une houle sans fin de collines, parmi lesquelles on remarquait les collines de Visens, moirées précieusement de carmin et de bleu tendre.

Mais, lorsque Marie et Pierre tournèrent les yeux vers l'ouest, ils restèrent éblouis. Le soleil frappait en plein le grand Bêout et le petit Bêout, aux coupoles d'inégale hauteur. C'était comme un fond de pourpre et d'or, un mont éblouissant, où l'on ne distinguait que le chemin qui serpente et monte au Calvaire, parmi des arbres. Et là, sur ce fond ensoleillé, rayonnant ainsi qu'une gloire, se détachaient les trois églises superposées, que la voix grêle de Bernadette avait fait surgir du roc, à la louange de la sainte Vierge. En bas, d'abord, était l'église du Rosaire, écrasée et ronde, taillée à demi dans la roche, au fond de l'esplanade qu'enserraient les bras immenses, les rampes colossales s'élevant en pente douce jusqu'à la Crypte. Il y avait là un travail énorme, toute une carrière de pierres remuées et taillées, des arches hautes comme des nefs, deux avenues de cirque géant, pour que la pompe des processions se déroulât et que la petite voiture d'une enfant malade pût monter à Dieu, sans peine. Puis, c'était la Crypte, l'église souterraine, qui montrait seulement sa porte basse, par-dessus l'église du Rosaire, dont la toiture dallée, aux vastes promenoirs, continuait les rampes. Et, enfin, la Basilique s'élançait, un peu mince et frêle, trop neuve, trop blanche, avec son style amaigri de fin bijou, jaillie des roches de Massabielle ainsi qu'une prière, une envolée de colombe pure. La flèche si menue, au-dessus des rampes gigantesques, n'apparaissait que comme la petite flamme droite d'un cierge, parmi l'immense horizon, la houle sans fin des vallées et des montagnes. À côté des verdures épaisses de la colline du Calvaire, elle avait une fragilité, une candeur pauvre de foi enfantine; et l'on songeait aussi au petit bras blanc, à la petite main blanche de la chétive fillette qui montrait le ciel, dans une crise de sa misère humaine. On ne voyait pas la Grotte, dont l'ouverture se trouvait à gauche, au bas du rocher. Derrière la Basilique, on n'apercevait plus que l'habitation des Pères, un lourd bâtiment carré, puis le palais épiscopal, beaucoup plus loin, au milieu du vallon ombreux qui s'élargissait. Et les trois églises flambaient dans le soleil du matin, et la pluie d'or des rayons battait la campagne entière, pendant que la volée sonnante des cloches semblait être la vibration même de la clarté, le réveil chanteur de ce beau jour naissant.

De la place du Rosaire, qu'ils traversaient, Pierre et Marie jetèrent un coup d'œil sur l'Esplanade, le jardin à la longue pelouse centrale, que bordent deux allées parallèles, et qui va jusqu'au nouveau pont. Là se trouvait, tournée vers la Basilique, la grande Vierge couronnée. Et toutes les malades, en passant, se signaient. Et l'effrayant cortège roulait toujours, emporté dans son cantique, au travers de la nature en fête. Sous le ciel éclatant, parmi les monts de pourpre et d'or, dans la santé des arbres centenaires, dans l'éternelle fraîcheur des eaux courantes, le cortège roulait ses damnés des maladies de la peau, à la chair rongée, ses hydropiques enflées comme des outres, ses rhumatisantes, ses paralytiques, tordues de souffrance; et les hydrocéphales défilaient, et les danseuses de Saint-Guy, et les phtisiques, les rachitiques, les épileptiques, les cancéreuses, les goitreuses, les folles, les imbéciles. Ave, ave, ave, Maria! La complainte obstinée s'enflait davantage, charriait vers la Grotte le flot abominable de la pauvreté et de la douleur humaines, dans l'effroi et l'horreur des passants, qui restaient plantés sur leurs jambes, glacés devant ce galop de cauchemar.

Pierre et Marie, les premiers, passèrent sous l'arcade haute d'une des rampes. Puis, comme ils suivaient le quai du Gave, tout d'un coup, ce fut la Grotte. Et Marie, que Pierre poussait le plus possible près de la grille, ne put que se soulever dans son chariot, en murmurant:

—Ô très sainte Vierge... Bien-aimée Vierge...

Elle n'avait rien vu, ni les édicules des piscines, ni la fontaine aux douze canons, devant lesquels elle venait de passer; et elle ne distinguait pas davantage, à gauche la boutique des articles de sainteté, à droite la chaire de pierre, qu'un religieux occupait déjà. Seule, la splendeur de la Grotte l'éblouissait, cent mille cierges lui semblaient brûler là, derrière la grille, emplissant d'un éclat de fournaise l'ouverture basse, mettant dans un rayonnement d'astre la statue de la Vierge, posée, plus haut, au bord d'une excavation étroite, en forme d'ogive. Et rien n'était, en dehors de cette glorieuse apparition, ni les béquilles dont on avait tapissé une partie de la voûte, ni les bouquets jetés en tas, se fanant parmi les lierres et les églantiers, ni l'autel lui-même placé au centre, à côté d'un petit orgue roulant, couvert d'une housse. Mais, comme elle levait les yeux, elle retrouva, au sommet du rocher, dans le ciel, la mince Basilique blanche, qui se présentait de profil maintenant, avec la fine aiguille de sa flèche, perdue au bleu de l'infini, ainsi qu'une prière.

—Ô Vierge puissante... Reine des vierges... Sainte Vierge des vierges...

Cependant, Pierre avait réussi à pousser le chariot de Marie au premier rang, en avant des bancs de chêne, qui s'alignaient très nombreux, au plein air, comme dans la nef d'une église. Déjà, ces bancs se trouvaient complètement garnis de malades qui pouvaient s'asseoir. Les espaces vides s'emplissaient de brancards posés à terre, de petites voitures dont les roues s'enchevêtraient, d'un entassement d'oreillers et de matelas, où pêle-mêle voisinaient tous les maux. Et il avait reconnu, en arrivant, les Vigneron, avec leur triste enfant Gustave, le long d'un banc; tandis que, sur les dalles, il venait d'apercevoir le lit garni de dentelles de madame Dieulafay, au chevet de qui son mari et sa sœur priaient, agenouillés. D'ailleurs, tous les malades du wagon se rangeaient là, M. Sabathier et le frère Isidore côte à côte, madame Vêtu affaissée dans une voiture, Élise Rouquet assise, la Grivotte exaltée, se soulevant sur les deux poings. Il retrouva même madame Maze, à l'écart, anéantie dans une prière; pendant que, tombée à genoux, madame Vincent, qui avait gardé sur les bras sa petite Rose, la présentait ardemment à la Vierge, d'un geste éperdu de mère, pour que la Mère de la divine grâce eût pitié. Et la foule des pèlerins, autour de cette enceinte réservée, grandissait toujours, une cohue qui se pressait, qui débordait peu à peu jusqu'au parapet du Gave.

—Ô Vierge clémente, continuait Marie à demi-voix, ô Vierge fidèle... Vierge conçue sans péché...

Et, défaillante, les lèvres agitées encore par une oraison intérieure, elle regardait Pierre éperdument. Celui-ci crut qu'elle avait un désir à lui exprimer. Il se pencha.

—Voulez-vous que je reste ici, à votre disposition, pour vous conduire tout à l'heure aux piscines?

Mais, quand elle eut compris, elle refusa d'un signe de tête. Puis, fiévreuse:

—Non, non! je ne veux pas être baignée ce matin... Il me semble qu'il faut être si digne, si pure, si sainte, avant de tenter le miracle!... Cette matinée entière, je veux le solliciter à mains jointes, je veux prier, prier de toute ma force, de toute mon âme...

Elle suffoquait, elle ajouta:

—Ne venez me reprendre qu'à onze heures, pour retourner à l'Hôpital. Je ne bougerai pas d'ici.

Pierre, pourtant, ne s'éloigna pas, demeura près d'elle. Un instant, il se prosterna; et il aurait voulu, lui aussi, prier avec cette foi brûlante, demander à Dieu la guérison de cette enfant malade, qu'il aimait d'une si fraternelle tendresse. Mais, depuis qu'il était devant la Grotte, il sentait un singulier malaise le gagner, une sourde révolte qui gênait l'élan de sa prière. Il voulait croire, il avait espéré toute la nuit que la croyance allait refleurir en son âme, comme une belle fleur d'ignorance et de naïveté, dès qu'il s'agenouillerait sur la terre du miracle. Et il n'éprouvait là que gêne et inquiétude, en face de ce décor, de cette statue dure et blafarde dans le faux jour des cierges, entre la boutique aux chapelets, pleine d'une bousculade de clientes, et la grande chaire de pierre, d'où un père de l'Assomption lançait des Ave à pleine voix. Son âme était-elle donc desséchée à ce point? Aucune rosée divine ne pourrait-elle donc la tremper d'innocence, la rendre pareille à ces âmes de petits enfants, qui se donnent tout entières à la moindre caresse de la légende?

Puis, sa distraction continua, il reconnut le père Massias, dans le religieux qui occupait la chaire. Il l'avait rencontré autrefois, il restait troublé par cette sombre ardeur, cette face maigre, aux yeux étincelants, à la grande bouche éloquente, violentant le ciel pour le faire descendre sur la terre. Et, comme il l'examinait, étonné de se sentir si différent, il aperçut, au pied de la chaire, le père Fourcade, en grande conférence avec le baron Suire. Ce dernier semblait perplexe; pourtant, il finit par approuver, d'un branle complaisant de la tête. Il y avait également là l'abbé Judaine, qui arrêta le père un instant encore: sa large face paterne exprimait, elle aussi, une sorte d'effarement; puis, il s'inclina à son tour.

Tout d'un coup, le père Fourcade parut dans la chaire, debout, redressant sa haute taille, que l'accès de goutte dont il souffrait courbait un peu; et il n'avait pas voulu que le père Massias, son frère bien-aimé, préféré entre tous, descendît tout à fait: il le retenait sur une marche de l'étroit escalier, il s'appuyait à son épaule.

D'une voix pleine et grave, avec une autorité souveraine qui fit régner le plus profond silence, il parla.

—Mes chers frères, mes chères sœurs, je vous demande pardon d'interrompre vos prières; mais j'ai à vous faire une communication, j'ai à réclamer l'aide de toutes vos âmes fidèles... Ce matin, nous avons eu à déplorer un bien triste accident, un de nos frères est mort dans un des trains qui vous ont amenés, comme il touchait à la terre promise...

Il s'arrêta quelques secondes. Il semblait grandir encore, son beau visage se mit à rayonner, dans le flot royal de sa longue barbe.

—Eh bien! mes chers frères, mes chères sœurs, malgré tout, l'idée me vient que nous ne devons pas désespérer... Qui sait si Dieu n'a pas voulu cette mort, afin de prouver au monde sa toute-puissance?... Une voix me parle, qui me pousse à monter ici, à vous demander vos prières pour l'homme, pour celui qui n'est plus et dont le salut est quand même aux mains de la très sainte Vierge, qui peut toujours implorer son divin Fils... Oui! l'homme est là, j'ai fait apporter le corps, et il dépend peut-être de vous qu'un miracle éclatant éblouisse la terre, si vous priez avec assez d'ardeur pour toucher le ciel... Nous plongerons le corps dans la piscine, nous supplierons le Seigneur, maître du monde, de le ressusciter, de nous donner cette marque extraordinaire de sa bonté souveraine...

Un souffle glacé, venu de l'invisible, passa sur l'assistance. Tous étaient devenus pâles; et, sans que personne eût ouvert les lèvres, il sembla qu'un murmure courait dans un frisson.

—Mais, reprit violemment le père Fourcade, qu'une réelle foi soulevait, de quelle ardeur ne faut-il pas prier! Mes chers frères, mes chères sœurs, c'est toute votre âme que je veux, c'est une prière où vous allez mettre votre cœur, votre sang, votre vie, avec ce qu'elle a de plus noble et de plus tendre... Priez de toute votre force, priez jusqu'à ne plus savoir qui vous êtes, ni où vous êtes, priez comme on aime, comme on meurt; car ce que nous allons demander là est une grâce si précieuse, si rare, si étonnante, que la violence de notre adoration peut seule obliger Dieu à nous répondre... Et, pour que nos prières soient efficaces, pour qu'elles aient le temps de s'élargir et de monter aux pieds de l'Éternel, ce ne sera que cette après-midi, à trois heures, que nous descendrons le corps dans la piscine... Mes chers frères, mes chères sœurs, priez, priez la très sainte Vierge, la Reine des Anges, la Consolatrice des affligés!

Et lui-même, éperdu d'émotion, reprit le rosaire, pendant que le père Massias éclatait en sanglots. Le grand silence anxieux fut rompu, une contagion gagna la foule, l'emporta en cris, en larmes, en des bégaiements désordonnés de supplication. Ce fut comme un délire qui soufflait, abolissant les volontés, ne faisant plus de tous ces êtres qu'un être, exaspéré d'amour, lancé au désir fou de l'impossible prodige.

Pierre, un moment, avait cru que la terre manquait sous lui, qu'il allait tomber et s'évanouir. Il se releva péniblement, il s'écarta.

III

Comme Pierre s'éloignait, dans son malaise, envahi d'une invincible répugnance à rester là davantage, il aperçut M. de Guersaint agenouillé près de la Grotte, l'air absorbé, priant de toute sa foi. Il ne l'avait pas revu depuis le matin, il ignorait s'il était parvenu à louer deux chambres; et son premier mouvement fut de le rejoindre. Puis, il hésita, ne voulut point troubler son recueillement, pensant qu'il priait sans doute pour sa fille, qu'il adorait, malgré ses continuelles distractions de cervelle inquiète. Et il passa, il s'enfonça sous les arbres. Neuf heures sonnaient, il avait deux heures devant lui.

Là, de la berge sauvage, où paissaient autrefois les pourceaux, on avait fait, à coups d'argent, une avenue superbe, longeant le Gave. Il avait fallu en reculer le lit, pour gagner du terrain et établir un quai monumental, que bordait un large trottoir défendu par un parapet. L'avenue allait buter contre un coteau, à deux ou trois cents mètres; et c'était ainsi comme une promenade fermée, garnie de bancs, ombragée d'arbres magnifiques. Personne n'y passait, le trop-plein de la foule y débordait seul. Il s'y trouvait encore des coins de solitude, entre le mur gazonné qui l'isolait au midi et les vastes champs qui se déroulaient au nord, de l'autre côté du Gave, des pentes boisées, égayées par les façades blanches des couvents. Pendant les brûlantes journées d'août, on goûtait là une fraîcheur délicieuse, sous les ombrages, au bord des eaux courantes.

Et Pierre, tout de suite, se sentit reposé, comme au sortir d'un rêve pénible. Il s'interrogeait, s'inquiétait de ses sensations. Le matin, n'était-il donc pas arrivé à Lourdes avec le désir de croire, l'idée que déjà il recommençait à croire, ainsi qu'aux années dociles de son enfance, lorsque sa mère lui faisait joindre les mains, en lui apprenant à craindre Dieu? Et, dès qu'il s'était trouvé devant la Grotte, voilà que l'idolâtrie du culte, la violence de la foi, l'assaut contre la raison, venaient de l'incommoder jusqu'à la défaillance! Qu'allait-il donc devenir? Ne pourrait-il même tenter de combattre son doute, en utilisant son voyage, de façon à voir et à se convaincre? C'était un début décourageant, dont il restait troublé; et il fallait ces beaux arbres, ce torrent si limpide, cette avenue si calme et si fraîche, pour le remettre de la secousse.

Puis, comme Pierre atteignait le bout de l'allée, il fit une rencontre imprévue. Depuis quelques secondes, il regardait un grand vieillard qui venait à lui, boutonné étroitement dans une redingote, coiffé d'un chapeau à bords plats; et il cherchait à se rappeler ce visage pâle, au nez d'aigle, aux yeux très noirs et pénétrants. Mais la longue barbe blanche, les boucles blanches des longs cheveux, le déroutaient. Le vieillard s'arrêta, l'air étonné, lui aussi.

—Comment! Pierre, c'est vous, à Lourdes!

Et, brusquement, le jeune prêtre reconnut le docteur Chassaigne, l'ami de son père, son vieil ami à lui-même, qui l'avait guéri, puis réconforté, dans sa terrible crise physique et morale, au lendemain de la mort de sa mère.

—Ah! mon bon docteur, que je suis content de vous voir!

Tous deux s'embrassèrent, avec une grande émotion. Maintenant, devant cette neige des cheveux et de la barbe, devant cette marche lente, cet air infiniment triste, Pierre se rappelait l'acharnement du malheur qui avait vieilli cet homme. Quelques années à peine s'étaient écoulées, et il le retrouvait foudroyé par le destin.

—Vous ne saviez point que j'étais resté à Lourdes, n'est-ce pas? C'est vrai, je n'écris plus, je ne suis plus avec les vivants, car j'habite au pays des morts.

Des larmes parurent dans ses yeux; et il reprit, la voix brisée:

—Tenez! venez vous asseoir sur ce banc, ça me fera tant plaisir, de revivre un instant avec vous, comme autrefois!

À son tour, le prêtre sentit un sanglot le suffoquer. Il ne trouvait rien, il ne put que murmurer:

—Ah! mon bon docteur, mon vieil ami, je vous ai plaint de tout mon cœur, de toute mon âme!

C'était le désastre, le naufrage d'une vie. Le docteur Chassaigne et sa fille Marguerite, une grande, une adorable fille de vingt ans, étaient venus installer à Cauterets madame Chassaigne, l'épouse, la mère d'élection, dont la santé leur donnait des inquiétudes; et, au bout de quinze jours, elle allait beaucoup mieux, elle projetait des excursions, lorsque, brutalement, un matin, on l'avait trouvée morte dans son lit. Atterrés sous le coup terrible, le père et la fille restèrent comme étourdis par la trahison du sort. Le docteur, originaire de Bartrès, avait, dans le cimetière de Lourdes, une sépulture de famille, un tombeau qu'il s'était plu à faire construire, et où reposaient déjà ses parents. Aussi voulut-il que le corps de sa femme y vînt dormir, à côté de la case vide, où il comptait bientôt la rejoindre. Et il s'attardait là, depuis une semaine, avec Marguerite, quand celle-ci, prise d'un grand frisson, s'alita un soir, et mourut le surlendemain, sans que son père égaré pût se rendre un compte exact de la maladie. Ce fut la fille, florissante de jeunesse, rayonnante de beauté et de santé, que l'on coucha au cimetière, dans la case vide, près de la mère. L'homme heureux de la veille, l'homme aidé, adoré, qui avait à lui deux chères créatures dont la tendresse lui tenait chaud au cœur, n'était plus qu'un vieil homme misérable, bégayant et perdu, que la solitude glaçait. Toute la joie de sa vie avait croulé, il enviait les cantonniers qui cassaient les pierres sur les routes, quand il voyait des femmes et des gamines leur apporter la soupe, pieds nus. Et il s'était refusé à quitter Lourdes, il avait tout abandonné, ses travaux, sa clientèle de Paris, pour vivre là, près de cette tombe où sa femme et sa fille dormaient leur dernier sommeil.

—Ah! mon vieil ami, répéta Pierre, comme je vous ai plaint! Quelle affreuse douleur!... Mais pourquoi n'avoir pas compté un peu sur ceux qui vous aiment? pourquoi vous être enfermé ici, dans votre chagrin?

Le docteur eut un geste qui embrassait l'horizon.

—Je ne puis m'en aller, elles sont là, elles me gardent... C'est fini, j'attends de les rejoindre.

Et le silence retomba. Derrière eux, dans les arbrisseaux du talus, des oiseaux voletaient; tandis qu'ils entendaient, en face, le grand murmure du Gave. Au flanc des coteaux, le soleil s'alourdissait, en une lente poussière d'or. Mais, sous les beaux arbres, sur ce banc écarté, la fraîcheur restait délicieuse; et ils étaient comme au désert, à deux cents pas de la foule, sans que personne s'arrachât de la Grotte, pour s'égarer jusqu'à eux.

Longtemps, ils causèrent. Pierre lui avait conté dans quelles circonstances il était arrivé le matin à Lourdes, avec le pèlerinage national, en compagnie de M. de Guersaint et de sa fille. Puis, à certaines phrases, il eut un sursaut d'étonnement.

—Eh quoi! docteur, vous croyez maintenant le miracle possible? vous, grand Dieu! vous que j'ai connu incrédule, ou tout au moins d'une complète indifférence! Il le regardait, stupéfait de ce qu'il lui entendait dire de la Grotte et de Bernadette. Lui, une tête si solide, un savant d'une intelligence si exacte, dont il avait tant admiré autrefois les puissantes facultés d'analyse! Comment un esprit de cette nature, élevé et clair, dégagé de toute foi, nourri dans la méthode et l'expérience, en était-il arrivé à admettre les guérisons miraculeuses, opérées par cette divine fontaine, que la sainte Vierge avait fait jaillir sous les doigts d'une enfant?

—Mais, mon bon docteur, rappelez-vous donc! C'est vous-même qui aviez fourni des notes à mon père sur Bernadette, votre petite payse, ainsi que vous la nommiez; et c'est vous, plus tard, lorsque toute cette histoire m'a passionné un instant, qui m'avez parlé longuement d'elle. Pour vous, elle n'était qu'une malade, une hallucinée, une enfantine à demi inconsciente, incapable de vouloir... Souvenez-vous de nos causeries, de mes doutes, de la saine raison que vous m'avez aidé à reconquérir!

Et il s'émotionnait, car n'était-ce pas la plus étrange des aventures? lui, prêtre, autrefois résigné à la croyance, ayant achevé de perdre la foi, au contact de ce médecin alors incroyant, qu'il retrouvait maintenant converti, gagné au surnaturel, lorsque lui-même agonisait du tourment de ne plus croire!

—Vous qui n'acceptiez que les faits exacts, qui basiez tout sur l'observation!... Renoncez-vous donc à la science?

Alors, Chassaigne, paisible et tristement souriant jusque-là, eut un geste de violence et de souverain mépris.

—La science! est-ce que je sais quelque chose, est-ce que je peux quelque chose?... Vous me demandiez tout à l'heure de quoi ma pauvre Marguerite était morte. Mais je n'en sais rien! Moi qu'on imagine si savant, si armé contre la mort, je n'y ai rien compris, je n'ai rien pu, pas même prolonger d'une heure la vie de ma fille. Et ma femme, que j'ai trouvée froide dans son lit, lorsqu'elle s'était couchée la veille mieux portante et si gaie, est-ce que j'ai été capable seulement de prévoir ce qu'il aurait fallu faire?... Non, non! pour moi, la science a fait faillite. Je ne veux plus rien savoir, je ne suis qu'une bête et qu'un pauvre homme.

Il disait cela, dans une révolte furieuse contre tout son passé d'orgueil et de bonheur. Puis, lorsqu'il se fut apaisé:

—Tenez! je n'ai plus qu'un remords affreux. Oui, il me hante, il me pousse sans cesse par ici, à rôder au milieu de ces gens qui prient... C'est de n'être pas venu d'abord m'humilier devant cette Grotte, en y amenant mes deux chères créatures. Elles se seraient agenouillées comme toutes ces femmes que vous voyez, je me serais simplement agenouillé avec elles, et la sainte Vierge me les aurait peut-être guéries et conservées... Moi, imbécile, je n'ai su que les perdre. C'est ma faute.

Des larmes, maintenant, ruisselaient de ses yeux.

—Dans mon enfance, à Bartrès, je me souviens que ma mère, une paysanne, me faisait joindre les mains, pour demander chaque matin le secours de Dieu. Cette prière m'est nettement revenue à la mémoire, lorsque je me suis retrouvé seul, aussi faible et perdu qu'un enfant. Que voulez-vous, mon ami? mes mains se sont jointes comme autrefois, j'étais trop misérable, trop abandonné, je sentais trop vivement le besoin d'un secours surhumain, d'une puissance divine qui pensât, qui voulût pour moi, qui me berçât et m'emportât dans sa prescience éternelle... Ah! les premiers jours, quelle confusion, quel égarement au fond de ma triste tête, sous l'effroyable coup de massue qu'elle venait de recevoir! J'ai passé vingt nuits sans dormir, espérant que j'allais devenir fou. Toutes sortes d'idées se battaient, j'avais des révoltes pendant lesquelles je montrais le poing au ciel, je tombais ensuite à des humilités, suppliant Dieu de me prendre à mon tour... Et c'est enfin une certitude de justice, une certitude d'amour qui m'a calmé, en me rendant la foi. Voyons, vous avez connu ma fille, si grande, si belle, si éclatante de vie: ne serait-ce pas la plus monstrueuse injustice, si, pour elle qui n'a pas vécu, il n'y avait rien au delà du tombeau? Elle doit revivre, j'en ai l'absolue conviction, car je l'entends encore parfois, elle me dit que nous nous retrouverons, que nous nous reverrons. Oh! les êtres chers qu'on a perdus, ma chère fille, ma chère femme, les revoir, revivre ailleurs avec elles, l'unique espérance est là, l'unique consolation à toutes les douleurs de ce monde!... Je me suis donné à Dieu, puisque Dieu seul peut me les rendre.

Un petit grelottement de vieillard débile l'agitait, et Pierre comprenait enfin, rétablissait ce cas de conversion: le savant, l'intellectuel vieilli, qui retournait à la croyance, sous l'empire du sentiment. D'abord, ce qu'il n'avait pas soupçonné jusque-là, il découvrait une sorte d'atavisme de la foi, chez ce Pyrénéen, ce fils de paysans montagnards, élevé dans la légende, et que la légende reprenait, même lorsque cinquante années d'études positives avaient passé sur elle. Puis, c'était la lassitude humaine, l'homme auquel la science n'a pas donné le bonheur, et qui se révolte contre la science, le jour où elle lui paraît bornée, impuissante à empêcher ses larmes. Et, enfin, il y avait encore là du découragement, un doute de toutes choses qui aboutissait à un besoin de certitude, chez le vieil homme, attendri par l'âge, heureux de s'endormir dans la crédulité.

Pierre ne protestait pas, ne raillait pas, car ce grand vieillard foudroyé, avec sa sénilité douloureuse, lui déchirait le cœur. Sous de tels coups, n'est-ce pas une pitié que de voir les plus forts, les plus clairs, redevenir enfants?

—Ah! soupira-t-il très bas, si je souffrais assez pour faire taire aussi ma raison, et m'agenouiller là-bas, et croire à toutes ces belles histoires!

Le pâle sourire qui, parfois encore, passait sur les lèvres du docteur Chassaigne, reparut.

—Les miracles, n'est-ce pas? Vous êtes prêtre, mon enfant, et je sais votre malheur... Les miracles vous paraissent impossibles. Qu'en savez-vous? Dites-vous donc que vous ne savez rien, et que l'impossible, selon nos sens, se réalise à chaque minute... Et, tenez! nous avons causé longtemps, onze heures vont sonner, et il faut que vous retourniez à la Grotte. Mais je vous attends à trois heures et demie, je vous mènerai au bureau médical des constatations, où j'espère vous montrer des choses qui vous surprendront... N'oubliez pas, à trois heures et demie.

Il le renvoya, il resta seul sur le banc. La chaleur s'était encore accrue, les coteaux au loin brûlaient, dans l'éclat de fournaise du soleil. Et il s'oubliait, rêvant sous le petit jour verdâtre des ombrages, écoutant le murmure continu du Gave, comme si une voix de l'au-delà, une voix chère, lui avait parlé.

Tout de suite, Pierre se hâta de rejoindre Marie. Il put le faire sans trop de peine: la foule s'éclaircissait, beaucoup de monde déjà allait déjeuner. Près de la jeune fille, tranquillement assis, il aperçut le père, M. de Guersaint, qui voulut immédiatement s'expliquer sur sa longue absence. Pendant plus de deux heures, le matin, il avait battu Lourdes dans tous les sens, frappé à la porte de vingt hôtels, sans pouvoir trouver la moindre soupente, où coucher: les chambres de bonnes elles-mêmes étaient louées, on n'aurait pas découvert un matelas, pour s'étendre dans un corridor. Puis, comme il se désespérait, il était tombé sur deux chambres, étroites à la vérité, mais dans un bon hôtel, l'hôtel des Apparitions, un des mieux fréquentés de la ville. Les personnes qui les avaient retenues venaient de télégraphier que leur malade était mort. Enfin, une chance inouïe, dont il semblait tout égayé.

Onze heures sonnaient, le lamentable cortège se remit en marche, par les places, par les rues ensoleillées; et, quand elle fut à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, Marie supplia son père et le jeune prêtre d'aller déjeuner tranquillement à l'hôtel, puis de se reposer un peu, avant de revenir la prendre vers deux heures, au moment où l'on devait reconduire les malades à la Grotte. Mais, à l'hôtel des Apparitions, après le déjeuner, les deux hommes étant montés dans leurs chambres, M. de Guersaint, brisé de fatigue, s'endormit d'un si profond sommeil, que Pierre n'eut pas le cœur de le réveiller. À quoi bon? sa présence n'était point indispensable. Et il retourna seul à l'Hôpital, le cortège redescendit l'avenue de la Grotte, fila le long du plateau de la Merlasse, traversa la place du Rosaire, au milieu de la foule sans cesse accrue, qui frémissait et se signait, dans la joie de l'admirable journée d'août. C'était l'heure glorieuse d'un beau jour.

De nouveau installée devant la Grotte, Marie demanda:

—Mon père va nous rejoindre?

—Oui, il se repose un instant.

Elle eut un geste, disant qu'il avait bien raison. Et, d'une voix pleine de trouble:

—Écoutez, Pierre, ne venez me chercher que dans une heure, pour me conduire aux piscines... Je ne suis pas assez en état de grâce, je veux prier, prier encore.

Après avoir désiré si ardemment être là, une terreur l'agitait, des scrupules la rendaient hésitante, au moment de tenter le miracle; et, comme elle racontait qu'elle n'avait pu rien manger, une jeune fille s'approcha.

—Ma chère demoiselle, si vous vous sentiez trop faible, vous savez que nous avons ici du bouillon.

Elle reconnut Raymonde. Des jeunes filles étaient ainsi employées à la Grotte, pour distribuer des tasses de bouillon et de lait aux malades. Même certaines, les années précédentes, s'étaient livrées à une telle coquetterie de fins tabliers de soie, garnis de dentelle, qu'on leur avait imposé un tablier d'uniforme, une modeste toile à carreaux blancs et bleus. Et Raymonde, malgré tout, avait réussi à se faire charmante dans cette simplicité, avec sa jeunesse et son air empressé de bonne petite ménagère.

—N'est-ce pas? répéta-t-elle, faites-moi un signe, et je vous servirai.

Marie remercia, dit qu'elle ne prendrait sûrement rien; puis, se retournant vers le prêtre:

—Une heure, une heure encore, mon ami.

Alors, Pierre voulut rester près d'elle. Mais toute la place devait être réservée aux malades, on ne tolérait pas la présence des brancardiers. Entraîné par le flot mouvant de la foule, il se trouva porté vers les piscines, il tomba sur un spectacle extraordinaire, qui le retint. Devant les trois édicules, où étaient les baignoires, trois par trois, six pour les femmes et trois pour les hommes, il y avait un long espace, sous les arbres, qu'une grosse corde, nouée aux troncs, fermait et laissait libre; des malades, dans de petites voitures ou sur des brancards, y attendaient leur tour, à la file; tandis que, de l'autre côté de la corde, se pressait une cohue immense, exaltée. À ce moment, un capucin, debout au milieu de l'espace libre, dirigeait les prières. Des Ave se succédaient, que la foule balbutiait, d'un grand murmure confus. Puis, tout d'un coup, comme madame Vincent, qui depuis longtemps attendait, pâle d'angoisse, entrait enfin, avec son cher fardeau, sa fillette pareille à un Jésus de cire, le capucin se laissa tomber sur les genoux, les bras en croix, criant: «Seigneur, guérissez nos malades!» Et il répéta ce cri dix fois, vingt fois, avec une furie croissante, et la foule le répéta chaque fois, s'exaltant davantage à chaque cri, sanglotant, baisant la terre. Ce fut un vent de délire qui passa, abattant tous les fronts. Pierre demeura bouleversé par le sanglot de souffrance qui montait des entrailles de ce peuple, une prière d'abord, de plus en plus haute, où éclatait bientôt une exigence, une voix d'impatience et de colère, assourdissante et acharnée, pour faire violence au ciel. «Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...» Et le cri ne cessait pas.

Mais il y eut un incident. La Grivotte pleurait à chaudes larmes, parce qu'on ne voulait pas la baigner.

—Ils disent comme ça que je suis phtisique et qu'ils ne peuvent pas tremper les phtisiques dans l'eau froide... Ce matin encore, ils en ont trempé une, je l'ai vue. Alors, pourquoi pas moi?... Je me tue à leur jurer depuis une demi-heure qu'ils font de la peine à la sainte Vierge. Je vais être guérie, je le sens, je vais être guérie...

Comme elle commençait à faire scandale, un des aumôniers des piscines s'approcha, tâcha de la calmer. On verrait tout à l'heure, on allait demander l'avis des révérends pères. Si elle était bien sage, on la baignerait peut-être.

Le cri continuait: «Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...» Et Pierre, qui venait d'apercevoir madame Vêtu, attendant elle aussi devant les piscines, ne pouvait détourner les yeux de cette face torturée d'espoir, les yeux fixés sur la porte, d'où les bienheureuses, les élues, sortaient guéries. Ce fut au milieu d'un redoublement de prières, d'une frénésie de supplications, que madame Vincent reparut avec sa fillette sur les bras, sa misérable et adorée fillette qu'on avait plongée évanouie dans l'eau froide, et dont la pauvre petite figure, mal essuyée encore, restait aussi pâle, les yeux fermés, plus douloureuse et plus morte. La mère, crucifiée par cette longue agonie, désespérée du refus de la sainte Vierge, insensible au mal de son enfant, sanglotait. Et, de nouveau, lorsque madame Vêtu entra à son tour, avec un emportement de mourante qui va boire la vie, le cri obsédant éclata, sans découragement ni lassitude: «Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...» Le capucin s'était abattu la face contre le sol, et la foule, les bras en croix, hurlante, mangeait la terre de baisers.

Pierre voulut rejoindre madame Vincent, pour lui dire une bonne parole de consolation; mais un flot de pèlerins l'empêcha de passer, le rejeta vers la fontaine, qu'une autre cohue assiégeait. C'était toute une construction basse, un long mur de pierre, au chaperon taillé; et, malgré les douze robinets, qui coulaient dans l'étroit bassin, des queues avaient dû s'établir. Beaucoup emplissaient là des bouteilles, des bidons de fer-blanc, des cruches de grès. Pour éviter la trop grande perte d'eau, chaque robinet ne fonctionnait que sous l'action d'un bouton. Aussi, avec leurs frêles mains, des femmes s'attardaient-elles, en s'inondant les pieds. Celles qui n'avaient pas de bidons à remplir, venaient boire et se laver le visage. Pierre remarqua un jeune homme qui buvait sept petits verres et qui se lavait sept fois les yeux, sans s'essuyer. D'autres buvaient dans des coquillages, des timbales d'étain, des poches de cuir. Et il fut surtout intéressé par le spectacle d'Élise Rouquet qui, jugeant inutile d'aller aux piscines, pour la plaie affreuse dont sa face était rongée, se contentait, depuis le matin, de se lotionner à la fontaine, toutes les heures. Elle s'agenouillait, écartait le fichu, appliquait longuement sur la plaie un mouchoir qu'elle imbibait, comme une éponge; et, autour d'elle, la foule se ruait dans une telle fièvre, que les gens ne remarquaient plus son visage de monstre, se lavaient et buvaient au canon même où elle mouillait son mouchoir.

Mais, à ce moment, Gérard qui passait, traînant aux piscines M. Sabathier, appela Pierre, qu'il voyait inoccupé. Et il lui demanda de le suivre, pour donner un coup de main; car l'ataxique n'allait pas être commode à remuer et à descendre dans l'eau. Ce fut ainsi que Pierre demeura près d'une demi-heure dans la piscine des hommes, où il était resté avec le malade, pendant que Gérard retournait à la Grotte en chercher un autre. Cette piscine lui parut bien aménagée. Elle consistait en trois cases, en trois baignoires, où l'on descendait par des marches, et que séparaient des cloisons: l'entrée de chacune était garnie d'un rideau de toile, qu'on pouvait tirer pour isoler le malade. En avant, se trouvait une salle commune, une pièce dallée, meublée seulement d'un banc et de deux chaises, qui servait de salle d'attente. Les malades s'y déshabillaient, se rhabillaient ensuite, avec une hâte gauche, un souci inquiet de pudeur. Un homme était là, nu encore, s'enveloppant à demi dans le rideau, pour remettre un bandage, de ses mains tremblantes. Un autre, un phtisique, d'une effrayante maigreur, grelottait avec un râle, la peau grise, zébrée de taches violettes. Mais Pierre frémit en voyant le frère Isidore qu'on retirait d'une baignoire: il était inanimé, on le crut mort, puis il recommença à pousser des plaintes; et c'était une pitié affreuse, ce grand corps desséché par la souffrance, pareil à un lambeau humain jeté sur l'étal, troué à la hanche d'une plaie. Les deux hospitaliers qui venaient de le baigner, avaient toutes les peines du monde à lui remettre sa chemise, car ils craignaient de le voir s'éteindre, dans une secousse trop brusque.

—Monsieur l'abbé, vous allez m'aider, n'est-ce pas? demanda l'hospitalier qui déshabillait M. Sabathier.

Tout de suite, Pierre s'empressa; et, en le regardant, il reconnut, dans cet infirmier aux fonctions si humbles, le marquis de Salmon-Roquebert, que M. de Guersaint lui avait montré, en descendant de la gare. C'était un homme d'une quarantaine d'années, au grand nez chevaleresque, dans une figure longue. Dernier représentant d'une des plus anciennes et des plus illustres familles de France, il avait une fortune considérable, un hôtel royal à Paris, rue de Lille, des terres immenses, en Normandie. Chaque année, il venait ainsi à Lourdes, pendant les trois jours du pèlerinage national, par charité, sans aucun zèle religieux, car il pratiquait uniquement en homme de bonne compagnie. Et il s'entêtait à ne rien être, il voulait rester simple hospitalier, baignant cette année-là les malades, les bras cassés de fatigue, les mains occupées du matin au soir à remuer des loques, à ôter et à remettre des pansements.

—Faites attention, recommanda-t-il, enlevez les bas sans vous presser. Tout à l'heure, pour ce pauvre homme qu'on rhabille là, la chair est venue.

Et, comme il quittait un instant M. Sabathier, afin d'aller rechausser le malheureux, il sentit, sous ses doigts, que le soulier gauche était mouillé à l'intérieur. Il regarda: du pus avait coulé, emplissant le bout du soulier; et il dut aller le vider dehors, avant de le remettre au pied du malade, avec d'infinies précautions, en évitant de toucher à la jambe, que dévorait un ulcère.

—Maintenant, dit-il à Pierre, en revenant à M. Sabathier, tirez avec moi sur le caleçon, pour que nous l'ayons d'un coup.

Il n'y avait, dans la petite salle, que les malades et les hospitaliers chargés du service. Un aumônier aussi était présent, récitant des Pater et des Ave, car les prières ne devaient pas cesser une minute. D'ailleurs, un simple rideau volant fermait la porte, sur le large espace, que les cordes protégeaient; et les supplications de la foule arrivaient en une clameur continue, tandis qu'on entendait la voix perçante du capucin répéter sans relâche: «Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...» Des fenêtres hautes laissaient tomber une froide lumière, et il régnait là une continuelle humidité, une odeur fade de cave trempée d'eau.

Enfin, M. Sabathier était nu. On ne lui avait noué, sur le ventre, qu'un tablier étroit, pour la décence.

—Je vous en prie, dit-il, ne me descendez dans l'eau que peu à peu.

L'eau froide le terrifiait. Il racontait encore que, la première fois, il avait éprouvé un saisissement si atroce, qu'il s'était juré de ne recommencer jamais. À l'entendre, il n'y avait pas de pire torture. Puis, l'eau, comme il le disait, n'était guère engageante; car, de crainte que le débit de la source ne pût suffire, les pères de la Grotte ne faisaient alors changer l'eau des baignoires que deux fois par jour; et, comme il passait dans la même eau près de cent malades, on s'imagine quel terrible bouillon cela finissait par être. Il s'y rencontrait de tout, des filets de sang, des débris de peau, des croûtes, des morceaux de charpie et de bandage, un affreux consommé de tous les maux, de toutes les plaies, de toutes les pourritures. Il semblait que ce fût une véritable culture des germes empoisonneurs, une essence des contagions les plus redoutables, et le miracle devait être que l'on ressortît vivant de cette boue humaine.

—Doucement, doucement, répétait M. Sabathier à Pierre et au marquis, qui l'avaient saisi par-dessous les cuisses, pour le porter à la baignoire.

Et il regardait l'eau avec une terreur d'enfant, cette eau épaisse et d'aspect livide, sur laquelle des plaques luisantes, louches, flottaient. Il y avait au bord, à gauche, un caillot rouge, comme si un abcès avait crevé à cette place. Des bouts de linge nageaient ainsi que des chairs mortes. Mais son épouvante de l'eau froide était si grande, qu'il préférait pourtant ces bains souillés de l'après-midi, parce que tous les corps qui s'y trempaient, finissaient par les réchauffer un peu.

—Nous allons vous laisser glisser sur les marches, expliqua le marquis à demi-voix.

Puis, il recommanda à Pierre de le soutenir fortement par les aisselles.

—Ne craignez rien, dit le prêtre, je ne lâcherai pas.

Lentement, M. Sabathier fut descendu. On ne voyait plus que son dos, un pauvre dos de douleur, qui se balançait, se gonflait, se moirait d'un frisson. Et, quand il fut plongé, la tête se renversa dans un spasme, on entendit comme un craquement des os, pendant qu'il étouffait, d'un souffle éperdu.

L'aumônier, debout devant la baignoire, avait repris, avec une ferveur nouvelle:

—Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!

M. de Salmon-Roquebert répéta le cri, qui était réglementaire pour les hospitaliers, à chaque immersion. Pierre dut également le jeter, et sa pitié devant tant de souffrance était si grande, qu'il retrouvait un peu de sa foi: depuis bien longtemps, il n'avait pas prié ainsi, souhaitant qu'il y eût au ciel un Dieu, dont la toute-puissance pût soulager l'humanité misérable. Mais, au bout de trois ou quatre minutes, lorsqu'ils retirèrent de la baignoire, à grand'peine, M. Sabathier, blême et grelottant, il éprouva une tristesse plus désespérée, à voir l'ataxique si malheureux, comme anéanti, de ne sentir aucun soulagement: encore une tentative inutile! la sainte Vierge n'avait pas daigné l'entendre, pour la septième fois. Il fermait les yeux, deux grosses larmes coulaient de ses paupières closes, tandis qu'on le rhabillait.

Pierre, ensuite, reconnut le petit Gustave Vigneron qui entrait, avec sa béquille, pour prendre son premier bain. À la porte, la famille venait de s'agenouiller, le père, la mère, la tante, madame Chaise, tous les trois cossus et d'une dévotion exemplaire. On chuchotait dans la foule, on disait que c'était un employé supérieur du ministère des Finances. Mais, comme l'enfant commençait à se déshabiller, il y eut une rumeur, le père Fourcade et le père Massias parurent, en donnant l'ordre de suspendre les immersions. Le grand miracle allait être tenté, la faveur extraordinaire sollicitée ardemment depuis le matin, la résurrection de l'homme.

Dehors, les prières continuaient, un furieux appel de voix qui se perdaient au ciel, dans la chaude après-midi d'été. Et une civière couverte entra, que les deux brancardiers déposèrent au milieu de la salle. Le baron Suire, président de l'Hospitalité, suivait, ainsi que Berthaud, un des chefs de service; car l'aventure remuait tout le personnel, et il y eut quelques mots échangés à voix basse, entre ces messieurs et les deux pères de l'Assomption. Puis, ceux-ci tombèrent à genoux, les bras en croix, priant, la face illuminée, transfigurée par leur brûlant désir de voir se manifester l'omnipotence de Dieu.

—Seigneur, écoutez-nous!... Seigneur, exaucez-nous!

On venait d'emporter M. Sabathier, il n'y avait plus là d'autres malades que le petit Gustave, à moitié dévêtu, oublié sur une chaise. Les rideaux de la civière furent tirés, le cadavre de l'homme apparut, déjà rigide, comme réduit et aminci, avec ses grands yeux qui étaient restés obstinément ouverts. Mais il fallait le déshabiller, car il avait encore ses vêtements, et cette besogne terrible fit hésiter un moment les hospitaliers. Pierre remarqua que le marquis de Salmon-Roquebert, si dévoué aux vivants, sans répugnance, s'était mis à l'écart, s'agenouillant lui aussi, pour ne pas toucher à ce corps. Et il l'imita, se prosterna près de lui, afin d'avoir une contenance.

Peu à peu, le père Massias s'exaltait, d'une voix si haute, qu'elle couvrait celle de son supérieur, le père Fourcade.

—Seigneur, rendez-nous notre frère!... Seigneur, faites cela pour votre gloire!

Déjà, un des hospitaliers s'était décidé à tirer sur le pantalon de l'homme; mais les jambes ne cédaient pas, il aurait fallu soulever le corps; et l'autre hospitalier, qui déboutonnait la vieille redingote, fit, à demi-voix, la réflexion qu'il serait plus court de tout couper, avec des ciseaux. Autrement, jamais on ne viendrait à bout de la besogne.

Berthaud se précipita. Il avait consulté le baron Suire, d'un mot rapide. Lui, au fond, en homme politique, désapprouvait le père Fourcade d'avoir tenté une pareille aventure. Seulement, il n'était plus possible de ne pas aller jusqu'au bout: la foule attendait, suppliait le ciel depuis le matin. Et la sagesse était d'en finir tout de suite, le plus respectueusement qu'on pourrait envers le mort. Aussi, plutôt que de le trop secouer pour le mettre nu, Berthaud pensait qu'il valait mieux le plonger tout habillé dans la piscine. Il serait toujours temps de le changer, s'il ressuscitait; et, dans le cas contraire, peu importait, mon Dieu! Vivement, il dit ces choses aux hospitaliers, il les aida à passer des sangles sous les cuisses et sous les épaules de l'homme.

Le père Fourcade avait approuvé d'un signe de tête, pendant que le père Massias redoublait de ferveur.

—Seigneur, soufflez sur lui et il renaîtra!... Seigneur, rendez-lui son âme pour qu'il vous glorifie!

D'un effort, les deux hospitaliers soulevèrent l'homme sur les sangles, le portèrent au-dessus de la baignoire, le descendirent dans l'eau lentement, tourmentés de la crainte qu'il ne leur échappât. Alors, Pierre, saisi d'horreur, vit très bien le corps s'immerger, avec ses pauvres vêtements, dont l'étoffe se collait aux os, dessinant le squelette. Il flottait comme un noyé. Puis, l'abominable, ce fut que la tête, malgré la rigidité cadavérique, retombait en arrière; et elle était sous l'eau, les hospitaliers s'efforçaient vainement de relever la sangle des épaules. Un moment, l'homme faillit glisser au fond de la baignoire. Comment aurait-il pu retrouver son souffle, puisqu'il avait la bouche pleine d'eau, avec ses yeux grands ouverts, qui semblaient, sous ce voile, mourir une seconde fois?

Pendant les trois interminables minutes qu'on le trempa, les deux pères de l'Assomption, ainsi que l'aumônier, dans un paroxysme de désir et de foi, s'efforcèrent de violenter le ciel.

—Seigneur, regardez-le seulement, et il ressuscitera!... Seigneur, qu'il se lève à votre voix pour convertir la terre!... Seigneur, vous n'avez qu'un mot à dire, le monde entier célébrera votre nom!

Comme si un vaisseau se fût brisé dans sa gorge, le père Massias s'abattit sur les coudes, suffoquant, n'ayant plus que la force de baiser les dalles. Et, du dehors, arriva la clameur de la foule, le cri sans cesse répété, que le capucin lançait toujours: «Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...» Cela tombait si singulièrement, que Pierre retint un cri de révolte. Près de lui, il sentait le marquis frémir. Aussi fut-ce un soulagement général, lorsque Berthaud, décidément fâché de l'aventure, dit d'une voix brusque aux hospitaliers:

—Retirez-le, retirez-le donc!

On retira l'homme, on le déposa sur la civière, avec ses loques de noyé collées à ses membres. Ses cheveux s'égouttaient, des ruisseaux coulaient, inondaient la salle. Et le mort restait mort.

Tous s'étaient levés, le regardaient, au milieu d'un silence pénible. Puis, comme on le recouvrait et qu'on l'emportait, le père Fourcade le suivit, appuyé à l'épaule du père Massias, traînant sa jambe goutteuse, dont il avait oublié un moment la douloureuse pesanteur. Il retrouvait déjà toute sa forte sérénité, on l'entendit qui disait à la foule, pendant un silence:

—Mes chers frères, mes chères sœurs, Dieu n'a pas voulu nous le rendre. C'est que, sans doute, dans son infinie bonté, il le garde parmi ses élus.

Et ce fut tout, il ne fut plus question de l'homme. De nouveau, on amenait des malades, les deux autres baignoires étaient occupées. Cependant, le petit Gustave, qui avait suivi la scène de son œil fin et curieux, sans terreur, achevait de se déshabiller. Son misérable corps d'enfant scrofuleux apparut, avec ses côtes saillantes et l'arête épineuse de son échine, d'une maigreur qui faisait ressembler ses jambes à des cannes, la gauche surtout, desséchée, réduite à l'os; et il avait deux plaies, l'une à la cuisse, l'autre aux reins, affreuse celle-ci, la chair à nu. Il souriait pourtant, si affiné par le mal, qu'il semblait avoir la raison et la philosophie brave d'un homme, pour ses quinze ans qui en paraissaient à peine dix.

Le marquis de Salmon-Roquebert, l'ayant pris délicatement dans ses bras, refusa l'aide de Pierre.

—Merci, il ne pèse pas plus qu'un oiseau... Et n'aie pas peur, mon cher petit, j'irai doucement.

—Oh! monsieur, je ne crains pas l'eau froide, vous pouvez me plonger.

Il fut plongé ainsi dans la baignoire où l'on avait trempé l'homme. À la porte, madame Vigneron et madame Chaise, qui ne pouvaient entrer, s'étaient remises à genoux et priaient dévotement; tandis que le père, M. Vigneron, admis dans la salle, faisait de grands signes de croix.

Pierre s'en alla, puisqu'il n'était plus utile. L'idée que trois heures étaient sonnées depuis longtemps, et que Marie devait l'attendre, le fit se hâter. Mais, comme il tentait de fendre la foule, il vit arriver la jeune fille, traînée dans son chariot par Gérard, qui n'avait pas cessé d'amener des malades aux piscines. Elle s'était impatientée, soudainement envahie par la certitude qu'elle se trouvait enfin en état de grâce. Et elle eut un mot de reproche.

—Oh! mon ami, vous m'avez donc oubliée!

Il ne trouva rien à répondre, il la regarda disparaître dans les piscines des femmes, et il tomba à genoux, mortellement triste. C'était ainsi qu'il voulait l'attendre, prosterné, pour la reconduire à la Grotte, guérie certainement, chantant des louanges. Puisqu'elle était certaine d'être guérie, ne devait-elle pas l'être? D'ailleurs, lui-même cherchait en vain des mots de prière, au fond de son être bouleversé. Il restait sous le coup des choses terribles qu'il venait de voir, écrasé de fatigue physique, le cerveau déprimé, ne sachant plus ce qu'il voyait, ni ce qu'il croyait. Seule, sa tendresse éperdue pour Marie restait, le jetait à un besoin de sollicitations et d'humilité, dans cette pensée que les tout petits, quand ils aiment bien et qu'ils supplient les puissants, finissent par obtenir des grâces. Et il se surprit à répéter avec la foule, d'une voix de détresse, sortie du fond de son être:

—Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...

Cela dura dix minutes, un quart d'heure peut-être. Puis, Marie reparut, dans son chariot. Elle avait sa face désespérée et pâle, ses beaux cheveux noués en un lourd paquet d'or, que l'eau n'avait pas touché. Et elle n'était pas guérie. Une stupeur d'infini découragement fermait sa bouche, tandis que ses yeux se détournaient, comme pour ne pas rencontrer ceux du prêtre, qui, saisi, le cœur glacé, se décida à reprendre la poignée du timon, afin de la reconduire devant la Grotte.

Et le cri des fidèles, à genoux, les bras en croix, baisant la terre, reprenait dans la folie croissante, fouetté par la voix aiguë du capucin.

—Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!...

Devant la Grotte, comme Pierre la réinstallait, Marie eut une défaillance. Tout de suite, Gérard qui était là, vit accourir Raymonde, avec une tasse de bouillon; et ce fut dès lors, entre eux, un assaut de zèle, autour de la malade. Raymonde, surtout, insistait pour faire accepter son bouillon, tenant gentiment la tasse, prenant des airs câlins de bonne infirmière; tandis que Gérard la trouvait tout de même charmante, cette fille sans fortune, déjà experte aux choses de la vie, prête à conduire un ménage d'une main ferme, sans cesser d'être aimable. Berthaud devait avoir raison, c'était la femme qu'il lui fallait.

—Mademoiselle, désirez-vous que je la soulève un peu?

—Merci, monsieur, je suis bien assez forte... Et puis, je la ferai boire à la cuiller, cela ira mieux.

Mais Marie, obstinée dans son silence farouche, revenait à elle, refusait le bouillon du geste. Elle voulait qu'on la laissât tranquille, qu'on ne lui parlât pas. Ce fut seulement lorsque les deux autres s'éloignèrent, en se souriant, qu'elle dit au prêtre, d'une voix sourde:

—Mon père n'est donc pas venu?

Pierre, après avoir hésité un moment, dut confesser la vérité.

—J'ai laissé votre père endormi, et il ne se sera pas réveillé.

Alors, Marie, retombant à son anéantissement, le renvoya lui-même, du geste dont elle écartait tout secours. Immobile, elle ne priait plus, elle regardait de ses grands yeux fixes la Vierge de marbre, la statue blanche, dans le flamboiement de la Grotte. Et, comme quatre heures sonnaient, Pierre, le cœur meurtri, s'en alla au bureau des constatations, en se rappelant le rendez-vous que lui avait donné le docteur Chassaigne.

IV

Le docteur Chassaigne attendait Pierre devant le bureau médical des constatations. Mais il y avait là une foule compacte, fiévreuse, guettant les malades qui entraient, les questionnant, les acclamant à la sortie, lorsque se répandait la nouvelle du miracle, un aveugle qui voyait, une sourde qui entendait, une paralytique qui retrouvait des jambes neuves. Et Pierre eut grand'peine à traverser cette cohue.

—Eh bien! demanda-t-il au docteur, allons-nous avoir un miracle, mais un vrai, incontestable?

Le docteur sourit, indulgent dans sa foi nouvelle.

—Ah! dame, un miracle ne se fait pas sur commande. Dieu intervient quand il veut.

Des hospitaliers gardaient sévèrement la porte. Tous le connaissaient, et ils s'écartèrent respectueusement, ils le laissèrent entrer, avec son compagnon. Ce bureau, où les guérisons étaient constatées, se trouvait installé fort mal dans une misérable cabane en planches, qui se composait de deux pièces, une étroite antichambre et une salle commune de réunion, insuffisante. D'ailleurs, il était question d'améliorer ce service, en le logeant plus au large, tout un vaste local, sous une des rampes du Rosaire, et dont on préparait déjà l'aménagement.

Dans l'antichambre, où il n'y avait qu'un banc de bois, Pierre aperçut deux malades assises, attendant leur tour, sous la surveillance d'un jeune hospitalier. Mais, lorsqu'il pénétra dans la salle commune, le nombre des personnes, entassées là, le surprit; tandis que la suffocante chaleur amassée entre les murs de bois, que le soleil surchauffait, lui brûlait la face. C'était une pièce carrée, peinte en jaune clair, nue, avec une seule fenêtre, aux carreaux brouillés de blanc, afin que la foule, qui s'écrasait dehors, ne pût rien voir. On n'osait pas même ouvrir la fenêtre, pour donner de l'air; car, aussitôt, un flot de têtes curieuses entraient. Et le mobilier restait rudimentaire: deux tables de sapin, d'inégale hauteur, placées bout à bout, qu'on n'avait seulement pas recouvertes d'un tapis; une sorte de grand casier, encombré de paperasses mal tenues, de dossiers, de registres, de brochures; enfin, des chaises de paille, une trentaine, tenant tout le plancher, et deux vieux fauteuils déloquetés, pour les malades.

Tout de suite, le docteur Bonamy s'était empressé au-devant du docteur Chassaigne, qui était une des dernières et une des plus glorieuses conquêtes de la Grotte. Il lui trouva une chaise, fit asseoir également Pierre, dont il salua la soutane. Puis, de son ton de grande politesse:

—Mon cher confrère, vous me permettez de continuer... Nous étions en train d'examiner mademoiselle.

Il s'agissait d'une sourde, une paysanne de vingt ans, assise dans l'un des fauteuils. Mais, au lieu d'écouter, Pierre, les jambes lasses, la tête bourdonnante encore, se contentait de regarder, tâchait de se rendre compte du personnel qui se trouvait là. On pouvait être une cinquantaine, beaucoup se tenaient debout, adossés contre le mur. Devant les deux tables, ils étaient cinq: le chef du service des piscines au milieu, penché sur un gros registre; puis, un père de l'Assomption et trois jeunes séminaristes, qui servaient de secrétaires, écrivant, passant les dossiers, les reclassant, après chaque examen. Et Pierre s'intéressa un instant à un père de l'Immaculée-Conception, le père Dargelès, rédacteur en chef du Journal de la Grotte, qu'on lui avait montré le matin. Sa petite figure mince, aux yeux clignotants, au nez pointu et à la bouche fine, souriait toujours. Il était assis modestement au bout de la plus basse des deux tables, et il prenait parfois des notes, pour son journal. Lui seul, de toute la congrégation, paraissait, pendant les trois jours du pèlerinage national. Mais, derrière lui, on devinait les autres, comme une force lentement accrue et cachée, organisant tout et ramassant tout.

Ensuite, l'assistance ne comptait guère que des curieux, des témoins, une vingtaine de médecins et quatre ou cinq prêtres. Les médecins, venus d'un peu partout, gardaient pour la plupart un absolu silence; quelques-uns se hasardaient à poser des questions; et ils échangeaient par moments des regards obliques, plus préoccupés de se surveiller entre eux que de constater les faits soumis à leur examen. Qui pouvaient-ils être? Des noms étaient prononcés, entièrement inconnus. Un seul avait causé une émotion, celui d'un docteur célèbre d'une université catholique.

Mais, ce jour-là, le docteur Bonamy, qui ne s'asseyait jamais, menant la séance, interrogeant les malades, gardait surtout son amabilité pour un petit monsieur blond, un écrivain de quelque talent, rédacteur influent d'un des journaux les plus lus de Paris, et qu'un hasard venait de faire tomber à Lourdes, le matin même. N'était-ce pas un incrédule à convertir, une influence et une publicité à utiliser? Et le docteur l'avait installé dans le second fauteuil, et il affectait une bonhomie souriante, lui donnait la grande représentation, déclarait qu'on n'avait rien à cacher, tout se passant au grand jour.

—Nous ne demandons que la lumière, répétait-il. Nous ne cessons de provoquer l'examen des hommes de bonne volonté.

Puis, comme la prétendue guérison de la sourde se présentait fort mal, il la rudoya un peu.

—Allons, allons, ma fille, il n'y a qu'un commencement... Vous repasserez.

Et, à demi-voix:

—Si on les écoutait, toutes seraient guéries. Mais nous n'acceptons que les guérisons prouvées, éclatantes comme le soleil... Remarquez que je dis guérisons, et non pas miracles; car, nous médecins, nous ne nous permettons pas d'interpréter, nous sommes là simplement pour constater si les malades, soumis à notre examen, n'offrent plus aucune trace de maladie.

Il se carrait, tirait du jeu son honnêteté, pas plus sot ni menteur qu'un autre, croyant sans croire, sachant la science si obscure, si pleine de surprises, que l'impossible y était toujours réalisable; et, sur le tard de sa vie de praticien, il s'était ainsi fait à la Grotte une situation à part, qui avait ses inconvénients et ses avantages, fort douce et heureuse en somme.

Maintenant, sur une question du journaliste de Paris, il expliquait sa façon de procéder. Chaque malade du pèlerinage arrivait avec un dossier, dans lequel se trouvait presque toujours un certificat du médecin qui le soignait; parfois même, il y avait plusieurs certificats de médecins différents, des bulletins d'hôpitaux, tout un historique de la maladie. Et, dès lors, quand une guérison venait à se produire, et que la personne guérie se présentait, il suffisait de se reporter à son dossier, de lire les certificats, pour connaître le mal dont elle souffrait, et pour constater, en l'examinant, si ce mal avait bien réellement disparu.

Pierre écoutait, attentif. Depuis qu'il était là, assis, au repos, il se calmait, il retrouvait son intelligence nette. La chaleur seule l'incommodait maintenant. Aussi, intéressé par les explications du docteur Bonamy, désireux de se faire une opinion, aurait-il pris la parole, sans la robe qu'il portait. Cette soutane le condamnait à un perpétuel effacement. Et il fut ravi d'entendre le petit monsieur blond, l'écrivain influent, formuler les objections qui, tout de suite, se présentaient. Cela ne semblait-il pas désastreux que ce fût un médecin qui diagnostiquât la maladie, et un autre médecin qui en constatât la guérison? Il y avait certainement là une continuelle source d'erreurs possibles. Le mieux aurait dû être qu'une commission médicale examinât tous les malades, dès leur arrivée à Lourdes, rédigeât des procès-verbaux, auxquels la même commission se serait reportée, à chaque cas de guérison. Mais le docteur Bonamy se récriait, disant avec justesse que jamais une commission ne suffirait à une si gigantesque besogne: pensez donc! mille cas divers à examiner dans une matinée! et que de théories différentes, que de discussions, que de diagnostics contradictoires, augmentant l'incertitude! L'examen préalable, d'une réalisation presque impossible, offrait en effet des causes d'erreurs tout aussi grandes. Dans la pratique, il fallait s'en tenir à ces certificats délivrés par les médecins, qui prenaient dès lors une importance capitale, décisive. On feuilleta des dossiers sur l'une des tables, on fit lire des certificats au journaliste de Paris. Beaucoup étaient d'une brièveté fâcheuse. D'autres, mieux rédigés, spécifiaient nettement les maladies. Quelques signatures de médecins étaient même légalisées par les maires des communes. Seulement, les doutes restaient sans nombre, invincibles: quels étaient ces médecins? avaient-ils l'autorité scientifique nécessaire? n'avaient-ils pas cédé à des circonstances ignorées, à des intérêts purement personnels? On était tenté de réclamer une enquête sur chacun d'eux. Du moment que tout se basait sur le dossier apporté par le malade, il aurait fallu un contrôle très soigneux des documents, car tout croulait, dès qu'une critique sévère n'avait pas établi l'absolue certitude des faits.

Très rouge, suant, le docteur Bonamy se démenait.

—Mais c'est ce que nous faisons, c'est ce que nous faisons!... Dès qu'un cas de guérison nous paraît inexplicable par les voies naturelles, nous procédons à une enquête minutieuse, nous prions la personne guérie de revenir se faire examiner... Et vous voyez bien que nous nous entourons de toutes les lumières. Ces messieurs qui nous écoutent sont presque tous des médecins, accourus des points les plus opposés de la France. Nous les conjurons de nous dire leurs doutes, de discuter les cas avec nous, et un procès-verbal très détaillé est dressé de chaque séance... Vous entendez, messieurs, protestez, si quelque chose ici blessait en vous la vérité.

Pas un des assistants ne bougea. Le plus grand nombre des médecins présents, qui devaient être des catholiques, s'inclinaient, naturellement. Et quant aux autres, les incrédules, les savants purs, ils regardaient, s'intéressaient à certains phénomènes, évitaient par courtoisie d'entrer dans des discussions, inutiles d'ailleurs; puis, ils s'en allaient, quand leur malaise d'hommes raisonnables devenait trop grand, et qu'ils se sentaient près de se fâcher.

Alors, personne ne soufflant mot, le docteur Bonamy triompha. Et, comme le journaliste lui demandait s'il était seul, pour un si gros travail:

—Absolument seul. Ma fonction de médecin de la Grotte n'est pas si compliquée, car elle consiste simplement, je le répète, à constater les guérisons, lorsqu'il s'en produit.

Il se reprit pourtant, il ajouta avec un sourire:

—Ah! j'oubliais, j'ai Raboin, qui m'aide à mettre ici un peu d'ordre.

Et il désignait du geste un gros homme d'une quarantaine d'années, grisonnant, à la face épaisse, à la mâchoire de dogue. Lui était un croyant exaspéré, un exalté qui ne permettait pas qu'on mît en doute les miracles. Aussi souffrait-il de sa fonction au bureau des constatations médicales, toujours prêt à gronder de colère, dès qu'on discutait. L'appel aux médecins l'ayant jeté hors de lui, le docteur dut le calmer.

—Allons, Raboin, mon ami, taisez-vous! Toutes les opinions sincères ont le droit de se produire.

Mais les malades défilaient. On amena un homme dont un eczéma couvrait le torse entier; et, quand il ôtait sa chemise, une farine grise tombait de sa peau. Il n'était pas guéri, il affirmait seulement qu'il venait chaque année à Lourdes et qu'il en repartait chaque fois soulagé. Puis, ce fut une dame, une comtesse, d'une maigreur effrayante, dont l'histoire était extraordinaire: guérie une première fois par la sainte Vierge d'une tuberculose, sept années auparavant, elle avait eu quatre enfants, puis elle était retombée à la phtisie, morphinomane à cette heure, mais déjà ranimée par son premier bain, se proposant, dès le soir, d'assister à la procession aux flambeaux, avec les vingt-sept personnes de sa famille, amenées par elle. Ensuite, il y eut une femme atteinte d'aphonie nerveuse, qui, après des mois de mutité absolue, venait de recouvrer subitement la voix, au moment de la procession de quatre heures, sur le passage du Saint Sacrement.

—Messieurs, déclara le docteur Bonamy, avec la bonne grâce affectée d'un savant aux idées larges, vous savez que nous ne retenons pas les cas, dès qu'il s'agit d'une affection nerveuse. Remarquez pourtant que cette femme a été soignée pendant six mois à la Salpêtrière et qu'elle a dû venir ici pour voir sa langue se délier tout d'un coup.

Cependant, il montrait quelque impatience, car il aurait voulu servir au monsieur de Paris un beau cas, comme il s'en produisait parfois pendant cette procession de quatre heures, qui était l'heure de grâce et d'exaltation, où la sainte Vierge intercédait pour ses élues. Jusque-là, les guérisons qui avaient défilé, restaient douteuses et sans intérêt. Et, au dehors, on entendait le piétinement, le grondement de la foule, fouettée de cantiques, enfiévrée par le besoin du miracle, s'énervant de plus en plus dans l'attente.

Mais une fillette poussa la porte, souriante et modeste, avec des yeux clairs, luisant d'intelligence.

—Ah! cria joyeusement le docteur, voici notre petite amie Sophie... Une guérison remarquable, messieurs, qui s'est produite à pareille époque, l'année dernière, et dont je demande la permission de vous montrer les résultats.

Pierre avait reconnu Sophie Couteau, la miraculée qui était montée dans son compartiment, à Poitiers. Et il assista à une répétition de la scène déjà jouée devant lui. Le docteur Bonamy donnait maintenant les explications les plus précises au petit monsieur blond, très attentif: une carie des os du talon gauche, un commencement de nécrose qui nécessitait la résection, une plaie affreuse, suppurante, guérie en une minute, à la première immersion dans la piscine.

—Sophie, racontez à monsieur.

La fillette eut son geste gentil, qui commandait l'attention.

—Alors, comme ça, mon pied était perdu, je ne pouvais seulement plus me rendre à l'église, et il fallait toujours l'envelopper dans du linge, parce qu'il coulait des choses qui n'étaient guère propres... Monsieur Rivoire, le médecin, qui avait fait une coupure, pour voir dedans, disait qu'il serait forcé d'enlever un morceau de l'os, ce qui m'aurait bien sûr rendue boiteuse... Et, alors, après avoir bien prié la sainte Vierge, je suis allée tremper mon pied dans l'eau, avec une si bonne envie de guérir, que je n'ai pas même pris le temps d'enlever le linge... Et, alors, tout est resté dans l'eau, mon pied n'avait plus rien du tout, quand je l'ai sorti.

Le docteur Bonamy approuvait chaque mot, d'un branle de la tête.

—Et, Sophie, répétez-nous le mot de votre médecin.

—Chez nous, quand monsieur Rivoire a vu mon pied, il a dit: «Que ce soit le bon Dieu ou le diable qui ait guéri cette enfant, ça m'est égal; mais la vérité est qu'elle est guérie.»

Des rires éclatèrent, le mot était d'un effet sûr.

—Et, Sophie, votre mot à madame la comtesse, la directrice de votre salle.

—Ah! oui... Je n'avais pas emporté beaucoup de linge, pour mon pied; et je lui ai dit: «La sainte Vierge a été bien bonne de me guérir le premier jour, car le lendemain ma provision allait être épuisée.»

Il y eut de nouveaux rires, une satisfaction générale, à la voir si gentille, récitant un peu trop son histoire, qu'elle savait par cœur, mais très touchante et l'air véridique.

—Sophie, ôtez votre soulier, montrez votre pied à ces messieurs... Il faut qu'on touche, il faut que personne ne puisse douter.

Lestement, le petit pied apparut, très blanc, très propre, même soigné, avec la cicatrice au-dessous de la cheville, une longue cicatrice dont la couture blanchâtre témoignait de la gravité du mal. Quelques médecins s'étaient approchés, regardaient en silence. D'autres, qui avaient leur conviction faite sans doute, ne se dérangèrent pas. Un des premiers, d'un air très poli, demanda pourquoi la sainte Vierge, pendant qu'elle y était, n'avait pas refait un pied tout neuf, ce qui ne lui aurait pas coûté davantage. Mais le docteur Bonamy répondit vivement que, si la sainte Vierge avait laissé une cicatrice, c'était sûrement pour qu'il existât une trace, une preuve du miracle. Il entrait dans des détails techniques, démontrait qu'un fragment d'os et de la chair avaient dû être refaits instantanément, ce qui restait inexplicable par les voies naturelles.

—Mon Dieu! interrompit le petit monsieur blond, il n'y a pas besoin de tant d'affaires! Qu'on me montre seulement un doigt entaillé d'un coup de canif et qui sorte cicatrisé de l'eau: le miracle sera aussi grand, je m'inclinerai.

Puis, il ajouta:

—Si j'avais, moi, une source qui refermât ainsi les plaies, je voudrais bouleverser le monde. Je ne sais pas comment, mais j'appellerais les peuples, et les peuples viendraient. Je ferais constater les miracles avec une telle évidence, que je serais le maître de la terre. Songez donc à cette puissance souveraine, toute divine!... Mais il faudrait que pas un doute ne restât, il faudrait une vérité aussi éclatante que le soleil. La terre entière verrait et croirait.

Et il discuta les moyens de contrôle avec le docteur. Il avait admis que tous les malades ne pouvaient être examinés à l'arrivée. Seulement, pourquoi ne créait-on pas, à l'Hôpital, une salle particulière, réservée aux plaies apparentes? On aurait là une trentaine de sujets au plus, qu'on soumettrait à l'examen préalable d'une commission. Des procès-verbaux de constat seraient dressés, on photographierait même les plaies. Ensuite, si une guérison venait à se produire, la commission n'aurait qu'à la constater, dans un nouveau procès-verbal. Et là il ne s'agirait plus d'une maladie interne, dont le diagnostic est difficile, toujours discutable. L'évidence se ferait.

Un peu embarrassé, le docteur Bonamy répétait:

—Sans doute, sans doute, nous ne demandons que la lumière... Le difficile serait de composer cette commission. Si vous saviez comme on s'entend peu!... Enfin, il y a certainement là une idée.

Il fut secouru par l'arrivée d'une nouvelle malade. Pendant que la petite Sophie Couteau se rechaussait, déjà oubliée, Élise Rouquet parut, avec sa face de monstre, qu'elle étala, en ôtant son fichu. Depuis le matin, elle se lotionnait avec des linges, à la fontaine, et il lui semblait bien, disait-elle, que sa plaie, si avivée, commençait à sécher et à pâlir. C'était vrai, Pierre constatait, très surpris, que l'aspect en était moins horrible. Ce fut un nouvel aliment à la discussion sur les plaies apparentes; car le petit monsieur blond s'entêtait dans son idée de la création d'une salle spéciale: en effet, si l'on avait constaté, le matin même, l'état de cette fille, et si elle guérissait, quel triomphe pour la Grotte d'avoir ainsi guéri un lupus! Le miracle ne serait plus niable.

Jusque-là, le docteur Chassaigne s'était tenu à l'écart, immobile et muet, comme s'il eût voulu laisser les faits seuls agir sur Pierre. Brusquement, il se pencha, pour lui dire à demi-voix:

—Les plaies apparentes, les plaies apparentes... Ce monsieur ne se doute pas qu'aujourd'hui nos savants médecins soupçonnent beaucoup de ces plaies d'être d'origine nerveuse. Oui, l'on découvre qu'il y aurait là simplement une mauvaise nutrition de la peau. Ces questions de la nutrition sont encore si mal étudiées!... Et l'on arrive à prouver que la foi qui guérit peut parfaitement guérir les plaies, certains faux lupus entre autres. Alors, je vous demande quelle certitude il obtiendrait, ce monsieur, avec sa fameuse salle des plaies apparentes! Un peu plus de confusion et de passion dans l'éternelle querelle... Non, non! la science est vaine, c'est la mer de l'incertitude.

Il souriait douloureusement, tandis que le docteur Bonamy engageait Élise Rouquet à continuer les lotions et à revenir chaque jour se faire examiner. Puis, il répéta, de son air prudent et affable:

—Enfin, messieurs, il y a un commencement, ce n'est pas douteux.

Mais le bureau fut bouleversé. La Grivotte venait d'entrer en coup de vent, d'une allure dansante, criant à voix pleine:

—Je suis guérie... Je suis guérie...

Et elle racontait qu'on ne voulait d'abord pas la baigner, qu'elle avait dû insister, supplier, sangloter, pour qu'on se décidât à le faire, sur une permission formelle du père Fourcade. Et elle l'avait bien dit à l'avance: elle n'était pas plongée dans l'eau glacée, depuis trois minutes, toute suante, avec son enrouement de phtisique, qu'elle avait senti les forces lui revenir, comme dans un grand coup de fouet qui lui cinglait tout le corps. Une exaltation, une flamme l'agitait, piétinante et radieuse, ne pouvant tenir en place.

—Je suis guérie, mes bons messieurs... Je suis guérie...

Stupéfait cette fois, Pierre la regardait. Était-ce donc cette fille que, la nuit dernière, il avait vue anéantie sur la banquette du wagon, toussant et crachant le sang, la face terreuse? Il ne la reconnaissait pas, droite, élancée, les joues en feu, les yeux étincelants, avec toute une volonté et une joie de vivre qui la soulevaient.

—Messieurs, déclara le docteur Bonamy, le cas me paraît très intéressant... Nous allons voir...

Il demanda le dossier de la Grivotte. Mais, parmi l'entassement des paperasses sur les deux tables, on ne le trouvait pas. Les secrétaires, les jeunes séminaristes fouillaient tout; et il fallut que le chef du service des piscines, assis au milieu, se levât, allât regarder dans le casier. Enfin, lorsqu'il eut repris sa chaise, il découvrit le dossier sous le registre qu'il gardait grand ouvert devant lui. Il contenait jusqu'à trois certificats de médecin, dont lui-même donna lecture. Tous les trois, du reste, concluaient à une phtisie avancée, que des accidents nerveux compliquaient et rendaient particulière.

Le docteur Bonamy eut un geste, pour dire qu'un tel ensemble ne laissait aucun doute. Puis, il ausculta longuement la malade. Et il murmurait:

—Je n'entends rien..., je n'entends rien...

Il se reprit.

—Ou presque rien.

Ensuite, il se tourna vers les vingt-cinq à trente médecins qui se tenaient là, silencieux.

—Messieurs, si quelques-uns d'entre vous veulent bien me prêter leurs lumières... Nous sommes ici pour étudier et discuter.

D'abord, pas un ne remua. Puis, il y en eut un qui osa se risquer. Il ausculta à son tour la jeune femme; mais il ne se prononçait pas, réfléchissait, avait un branle soucieux de la tête. Finalement, il bégaya que, pour lui, il fallait rester dans l'expectative. Mais un autre, tout de suite, le remplaça, et celui-ci fut catégorique: il n'entendait rien du tout, jamais cette femme-là n'avait été phtisique. D'autres encore le suivirent, tous finirent par défiler, excepté cinq ou six qui gardaient une attitude fermée, finement souriante. Et la confusion fut à son comble, car chacun donnait son avis, sensiblement différent; de sorte que, dans le brouhaha des voix, on ne s'entendait même plus parler. Seul, le père Dargelès montrait un calme d'absolue sérénité, car il avait flairé un de ces cas qui passionnent et qui sont la gloire de Notre-Dame de Lourdes. Déjà, il prenait des notes sur un coin de la table.

Alors, à l'écart, grâce à l'éclat des voix, Pierre et le docteur Chassaigne purent causer sans être entendus.

—Oh! ces piscines que je viens de voir! dit le jeune prêtre, ces piscines dont on renouvelle l'eau si rarement! Quelle saleté, quel bouillon de microbes!... La manie, la fureur de précautions antiseptiques où nous sommes, reçoit là un fameux soufflet. Comment se fait-il qu'une même peste n'emporte pas tous ces malades? Les adversaires de la théorie microbienne doivent bien rire.

Le docteur l'arrêta.

—Mais non, mon enfant... Si les bains ne sont guère propres, ils n'offrent aucun danger. Remarquez que l'eau ne monte pas au-dessus de dix degrés, et il en faut vingt-cinq pour la culture des germes. Puis, les maladies contagieuses ne viennent guère à Lourdes, ni le choléra, ni le typhus, ni la variole, ni la rougeole, ni la scarlatine. Nous ne voyons ici que certaines maladies organiques, les paralysies, la scrofule, les tumeurs, les ulcères, les abcès, le cancer, la phtisie; et cette dernière n'est pas transmissible par l'eau des bains. Les vieilles plaies qu'on y trempe, ne craignent rien et n'offrent aucun risque de contagion... Je vous assure que, sur ce point, la sainte Vierge n'a pas même besoin d'intervenir.

—Alors, docteur, autrefois, dans votre service, vous auriez ainsi fait tremper tous vos malades dans l'eau glacée, les femmes à n'importe quelle époque du mois, les rhumatisants, les cardiaques, les phtisiques?... Cette malheureuse fille, à demi morte, en sueur, vous l'auriez baignée?

—Certainement non!... Il y a des moyens héroïques que, couramment, on n'ose pas. Un bain glacé peut à coup sûr tuer un phtisique; mais savons-nous si, dans de certaines circonstances, il ne peut pas le sauver?... Moi qui ai fini par admettre qu'un pouvoir surnaturel agissait ici, je conviens très volontiers que des guérisons doivent se produire naturellement, grâce à cette immersion dans l'eau froide qui nous paraît imbécile et barbare... Ah! ce que nous ignorons, ce que nous ignorons...

Il retombait à sa colère, à sa haine de la science, qu'il méprisait, depuis qu'elle l'avait laissé effaré et impuissant, devant l'agonie de sa femme et de sa fille.

—Vous demandez des certitudes, ce n'est sûrement pas la médecine qui vous les donnera... Écoutez un instant ces messieurs et soyez édifié. N'est-ce pas beau, une si parfaite confusion, où tous les avis se heurtent? Certes, il est des maladies que l'on connaît admirablement, jusque dans les plus petites phases de leur évolution; il est des remèdes dont on a étudié les effets avec le soin le plus scrupuleux; mais ce qu'on ne sait pas, ce qu'on ne peut savoir, c'est la relation du remède au malade, car autant de malades, autant de cas, et chaque fois l'expérience recommence. Voilà pourquoi la médecine reste un art, parce qu'elle ne saurait avoir une rigueur expérimentale: toujours la guérison dépend d'une circonstance heureuse, de la trouvaille de génie du médecin... Et, alors, comprenez donc que les gens qui viennent discuter ici me font rire, quand ils parlent au nom des lois absolues de la science. Où sont-elles ces lois, en médecine? Qu'on me les montre!

Il voulut n'en pas dire davantage. Mais sa passion l'emporta.

—Je vous ai dit que j'étais devenu croyant... Seulement, en vérité, je comprends très bien que ce brave docteur Bonamy ne s'émeuve guère et qu'il appelle les médecins du monde entier pour étudier ses miracles. Plus il y aurait de médecins, moins la vérité se ferait, au milieu de la bataille des diagnostics et des méthodes de traitement. Si l'on ne s'entend pas sur une plaie apparente, ce n'est pas pour s'entendre sur une lésion intérieure, que les uns nient, quand les autres l'affirment. Et pourquoi, dès lors, tout ne deviendrait-il pas miracle? Car, au fond, que ce soit la nature qui agisse ou une puissance surnaturelle, les médecins n'en restent pas moins surpris le plus souvent, devant des terminaisons qu'ils ont rarement prévues... Sans doute, les choses sont fort mal organisées ici. Ces certificats de médecins qu'on ne connaît pas n'ont aucune valeur sérieuse. Il faudrait un contrôle des documents très sévère. Mais admettez une rigueur scientifique absolue, vous êtes bien naïf, mon cher enfant, si vous croyez que la conviction se ferait, éclatante pour tous. L'erreur est dans l'homme, et il n'y a pas de besogne plus héroïque que d'établir la plus petite des vérités.

Pierre, alors, commença à comprendre ce qui se passait à Lourdes, l'extraordinaire spectacle auquel le monde assistait depuis des années, parmi l'adoration dévote des uns et la risée insultante des autres. Évidemment, des forces mal étudiées encore, ignorées même, agissaient: auto-suggestion, ébranlement préparé de longue main, entraînement du voyage, des prières et des cantiques, exaltation croissante; et surtout le souffle guérisseur, la puissance inconnue qui se dégageait des foules, dans la crise aiguë de la foi. Aussi lui sembla-t-il désormais peu intelligent de croire à des supercheries. Les faits étaient beaucoup plus hauts et beaucoup plus simples. Les pères de la Grotte n'avaient pas à se noircir la conscience de mensonges, il leur suffisait d'aider à la confusion, d'utiliser l'universelle ignorance. Même, on pouvait admettre que tous étaient sincères, les médecins sans génie qui délivraient les certificats, les malades consolés qui se croyaient guéris, les témoins passionnés qui juraient avoir vu. Et, de tout cela, sortait, évidente, l'impossibilité de prouver que le miracle était ou n'était pas. Dès ce moment, le miracle ne devenait-il pas une réalité, pour le plus grand nombre, pour tous ceux qui souffraient et qui avaient besoin d'espoir?

Comme le docteur Bonamy s'était approché d'eux, en les voyant causer à l'écart, Pierre lui demanda:

—Dans quelles proportions les guérisons se produisent-elles?

—Environ le dix pour cent, répondit-il.

Puis, lisant une surprise dans les yeux du jeune prêtre, il ajouta avec une bonhomie parfaite:

—Oh! nous en obtiendrions davantage... Mais, il faut bien le dire, je ne suis ici que pour faire un peu la police des miracles. Ma vraie fonction est d'arrêter les zèles trop grands, de ne pas laisser tomber dans le ridicule les choses saintes... En somme, mon bureau n'est qu'un bureau de visa, quand les guérisons constatées semblent sérieuses.

Il fut interrompu par de sourds grondements. C'était Raboin qui se fâchait.

—Les guérisons constatées, les guérisons constatées... À quoi bon? Le miracle est continuel... Pour les croyants, à quoi bon constater? Ils n'ont qu'à s'incliner et à croire. Pour les incroyants, à quoi bon encore? Jamais on ne les convaincra... C'est des bêtises, ce que nous faisons ici.

Sévèrement, le docteur Bonamy lui ordonna de se taire.

—Raboin, vous êtes un révolté... Je dirai au père Capdebarthe que je ne veux plus de vous, puisque vous semez la désobéissance.

Il avait pourtant raison, ce garçon qui montrait les dents, toujours prêt à mordre, lorsqu'on touchait à sa foi; et Pierre le regarda avec sympathie. Toute cette besogne du bureau des constatations, si mal faite d'ailleurs, était en effet inutile: blessante pour les dévots, insuffisante pour les incrédules. Est-ce que le miracle se prouve? Il faut y croire. Il n'y a plus à comprendre, dès que Dieu intervient. Dans les siècles de réelle croyance, la science ne se mêlait pas d'expliquer Dieu. Que venait-elle faire ici? Elle entravait la foi et se diminuait elle-même. Non, non! se jeter par terre, baiser la terre et croire. Ou bien s'en aller. Il n'y avait pas de compromis possible. Du moment que l'examen commençait, il ne devait plus s'arrêter, il aboutissait fatalement au doute.

Mais Pierre, surtout, souffrait des extraordinaires conversations qu'il entendait. Les croyants qui étaient dans la salle, parlaient des miracles avec une aisance, une tranquillité inouïes. Les faits stupéfiants les laissaient pleins de sérénité. Encore un miracle, encore un miracle! et ils racontaient des imaginations de démence avec un sourire, sans la moindre protestation de leur raison. Ils vivaient évidemment dans un tel milieu de fièvre visionnaire, que rien ne les étonnait plus. Et ce n'étaient pas seulement des simples, des enfantins, des illettrés, des hallucinés, tels que Raboin; mais des intellectuels se trouvaient là, des savants, le docteur Bonamy et d'autres. C'était inimaginable. Aussi Pierre sentait-il grandir en lui un malaise, une sourde colère qui aurait fini par éclater. Sa raison se débattait, ainsi qu'un pauvre être qu'on aurait jeté à l'eau, que de toutes parts le flot prendrait et étoufferait; et il pensait que les cerveaux, comme le docteur Chassaigne par exemple, qui sombrent dans la croyance aveugle, doivent d'abord traverser ce malaise et cette lutte, avant le naufrage définitif.

Il le regarda, il le vit infiniment triste, foudroyé par le destin, d'une faiblesse d'enfant qui pleure, seul au monde désormais. Et, pourtant, il ne put retenir le cri de protestation qui lui montait aux lèvres.

—Non, non! si l'on ne sait pas tout, si même l'on ne sait jamais tout, ce n'est pas un argument pour cesser d'apprendre. Il est mauvais que l'inconnu bénéficie de ce que nous ignorons. Au contraire, notre éternel espoir doit être d'expliquer un jour l'inexpliqué; et nous ne saurions avoir sainement un idéal, en dehors de cette marche à l'inconnu pour le connaître, de cette victoire lente de la raison, au travers des misères de notre corps et de notre intelligence... Ah! la raison, c'est par elle que je souffre, c'est d'elle aussi que j'attends toute ma force! Quand elle périt, l'être périt tout entier. Quitte à y laisser le bonheur, je n'ai que l'ardente soif de la contenter toujours davantage.

Des larmes parurent dans les yeux du docteur Chassaigne. Le souvenir de ses chères mortes venait de passer sans doute. Et, à son tour, il murmura:

—La raison, la raison, oui, certainement, c'est une grande fierté, la dignité même de vivre... Mais il y a l'amour, qui est la toute-puissance de la vie, l'unique bien à reconquérir, quand on l'a perdu...

Sa voix se brisait dans un sanglot étouffé. Et, comme, machinalement, il feuilletait les dossiers sur la table, il trouva celui qui portait, en grosses lettres, le nom de Marie de Guersaint. Il l'ouvrit, lut les certificats des deux médecins concluant à une paralysie de la moelle. Et il reprit:

—Voyons, mon enfant, vous avez, je le sais, une vive affection pour mademoiselle de Guersaint... Que diriez-vous, si elle était guérie ici? Je découvre là des certificats, signés de noms honorables, et vous savez que les paralysies de cette nature sont incurables... Eh bien! si cette jeune personne, brusquement, courait et sautait, comme j'en ai vu tant d'autres, ne seriez-vous pas bien heureux, n'admettriez-vous pas enfin l'intervention d'une puissance surnaturelle?

Pierre allait répondre, lorsqu'il se rappela la consultation de son cousin Beauclair, le miracle prédit, en coup de foudre, dans un réveil, une exaltation de tout l'être; et il sentit croître son malaise, il se contenta de dire:

—En effet, je serais bien heureux... Et je pense comme vous, il n'y a sans doute que la volonté du bonheur, dans toute l'agitation de ce monde.

Mais il ne pouvait plus rester là. La chaleur devenait telle, que la sueur ruisselait des visages. Le docteur Bonamy dictait à un des séminaristes le résultat de l'examen de la Grivotte; tandis que le père Dargelès, surveillant les expressions, se haussait parfois à son oreille, pour lui faire modifier une phrase. D'ailleurs, le tumulte continuait autour d'eux, la discussion des médecins avait dévié, portait maintenant sur des points techniques, d'un intérêt nul dans le cas spécial mis à l'étude. On ne respirait plus entre les murs de planches, une nausée y faisait tourner les cœurs et les cerveaux. Le petit monsieur blond, l'écrivain influent de Paris, s'en était allé, mécontent de n'avoir pas vu un vrai miracle.

Pierre dit au docteur Chassaigne:

—Sortons, je vais me trouver mal.

Ils sortirent en même temps que la Grivotte, que l'on congédiait. Et, tout de suite, à la porte, ils retombèrent dans un flot de foule qui se ruait, qui s'écrasait pour voir la miraculée. Le bruit du miracle avait dû déjà se répandre, c'était à qui s'approcherait de l'élue, la questionnerait, la toucherait. Et elle, avec ses joues empourprées, ses yeux de flamme, ne savait que répéter, de son air dansant:

—Je suis guérie... Je suis guérie...

Des cris couvraient sa voix, elle était noyée, emportée dans les remous de la cohue. Un moment, on la perdit des yeux, comme si elle avait sombré; puis, elle reparut subitement, tout près de Pierre et du docteur, qui tâchaient de se dégager. Ils venaient de trouver là le Commandeur, dont une des manies était de descendre aux piscines et à la Grotte, pour s'y fâcher. Sanglé militairement dans sa redingote, il s'appuyait sur sa canne à pomme d'argent, en traînant un peu la jambe gauche, qu'un reste de paralysie, depuis sa deuxième attaque, raidissait. Et sa face rougit, ses yeux flambèrent de colère, lorsque la Grivotte le bouscula pour passer, en répétant, au milieu de l'enthousiasme déchaîné de la foule:

—Je suis guérie... Je suis guérie...

—Eh bien! cria-t-il, pris d'une fureur brusque, tant pis pour vous, ma fille!

On s'exclama, on se mit à rire, car on le connaissait, on lui pardonnait sa passion maniaque de la mort. Pourtant, comme il bégayait des paroles confuses, disant que c'était pitié, quand on n'avait ni beauté, ni fortune, de vouloir vivre, et que cette fille aurait dû préférer mourir tout de suite, plutôt que de souffrir encore, on commençait à gronder autour de lui, lorsque l'abbé Judaine, qui passait, vint le tirer d'affaire. Il l'entraîna à l'écart.

—Taisez-vous donc! C'est scandaleux... Pourquoi vous insurgez-vous contre la bonté de Dieu qui fait grâce parfois à nos misères, en les soulageant?... Vous devriez tomber à genoux vous-même, je vous le répète, et le supplier de vous rendre votre jambe, de vous laisser vivre dix ans encore.

Alors, il s'étrangla.

—Moi, moi! demander dix ans de vie, lorsque mon plus beau jour sera le jour où je partirai! Être aussi plat, aussi lâche, que ces milliers de malades que je vois défiler ici, dans une basse terreur de la mort, hurlant leur faiblesse, la passion inavouable qu'ils ont de vivre! Ah! non, je me mépriserais trop!... Que je crève donc! et tout de suite, ce sera si bon de ne plus être!

Il se retrouvait près du docteur Chassaigne et de Pierre, enfin hors de la bousculade des pèlerins, au bord du Gave. Et il s'adressa au docteur, qu'il rencontrait souvent.

—Est-ce qu'ils n'ont pas, tout à l'heure, essayé de ressusciter un homme! On m'a conté ça, j'ai failli en étouffer... Hein? docteur, comprenez-vous? Un homme qui avait la joie d'être mort et qu'ils se sont permis de tremper dans leur eau, avec le criminel espoir de le faire revivre! Mais, s'ils avaient réussi, si leur eau l'avait ranimé, ce misérable, car on ne sait jamais dans ce drôle de monde, croyez-vous que l'homme n'aurait pas été en droit de leur cracher sa colère à la face, à ces raccommodeurs de cadavres?... Est-ce que ce mort les avait priés de le réveiller? Est-ce qu'ils savaient s'il n'était pas content d'être mort? On consulte les gens, au moins... Les voyez-vous me faire cette sale farce, à moi, quand je dormirai enfin le bon grand sommeil? Ah! je les recevrais bien! Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde! Et ce que je m'empresserais de remourir!

Il était si singulier, dans son emportement, que l'abbé Judaine et le docteur ne purent s'empêcher de sourire. Mais Pierre restait grave, glacé par le grand frisson qui passait. N'étaient-ce pas les imprécations désespérées de Lazare qu'il venait d'entendre? Souvent, il avait imaginé que Lazare, sorti du tombeau, criait à Jésus: «Oh! Seigneur, pourquoi m'avoir réveillé à cette abominable vie? Je dormais si bien de l'éternel sommeil sans rêve, je goûtais enfin un si bon repos, dans les délices du néant! J'avais connu toutes les misères et toutes les douleurs, les trahisons, les fausses espérances, les défaites, les maladies; j'avais payé à la souffrance ma dette affreuse de vivant, car j'étais né sans savoir pourquoi, j'avais vécu sans savoir comment; et voilà, Seigneur, que vous me faites payer double, en me condamnant à recommencer mon temps de bagne!... Ai-je donc commis quelque inexpiable faute, que vous la punissez d'un si cruel châtiment? Revivre, hélas! se sentir mourir un peu chaque jour dans sa chair, n'avoir d'intelligence que pour douter, de volonté que pour ne pas pouvoir, de tendresse que pour pleurer ses peines! Et c'était fini, je venais de passer le pas terrifiant de la mort, cette seconde si horrible, qu'elle suffit à empoisonner toute l'existence. J'avais senti la sueur de l'agonie me mouiller, le sang se retirer de mes membres, le souffle m'échapper, s'en aller en un dernier hoquet. Cette détresse, vous voulez donc que je la connaisse deux fois, vous voulez que je meure deux fois, et que ma misère humaine passe celle de tous les hommes!... Ah! Seigneur, que ce soit tout de suite! Oui, je vous en conjure, faites cet autre grand miracle, recouchez-moi dans ce tombeau, rendormez-moi sans souffrir de mon éternel sommeil interrompu. Par grâce, ne m'infligez pas le tourment de revivre, ce tourment effroyable auquel vous n'avez encore osé condamner aucun être. Je vous ai toujours aimé et servi, ne faites pas de moi le plus grand exemple de votre colère, qui épouvanterait les générations. Soyez bon et doux, Seigneur, rendez-moi le sommeil que j'ai bien gagné, rendormez-moi dans les délices de votre néant.»

Cependant, l'abbé Judaine avait emmené le Commandeur, qu'il finissait par calmer; et Pierre serrait la main du docteur Chassaigne, en se souvenant qu'il était plus de cinq heures et que Marie devait l'attendre. Puis, comme il retournait enfin à la Grotte, il fit une nouvelle rencontre, l'abbé Des Hermoises en grande conversation avec M. de Guersaint, qui venait seulement de quitter sa chambre d'hôtel, ragaillardi par un bon somme. Tous deux admiraient la beauté extraordinaire que l'exaltation de la foi donnait à certains visages de femmes. Et ils causaient aussi de leur projet d'excursion au cirque de Gavarnie.

D'ailleurs, M. de Guersaint suivit immédiatement Pierre, dès qu'il sut que Marie avait pris un premier bain sans résultat. Ils trouvèrent la jeune fille dans la même stupeur douloureuse, les yeux fixés toujours sur la sainte Vierge, qui ne l'avait pas écoutée. Elle ne répondit point aux paroles de tendresse que son père lui adressa, elle le regarda seulement de ses grands yeux navrés, puis les reporta sur la statue de marbre, toute blanche dans le rayonnement des cierges. Et, tandis que Pierre attendait debout, pour la reconduire à l'Hôpital, M. de Guersaint s'était dévotement agenouillé. D'abord, il pria avec passion pour la guérison de sa fille. Ensuite, il sollicita, pour lui-même, la faveur de trouver un commanditaire, qui lui donnerait le million nécessaire à ses études sur la direction des ballons.

V

Vers onze heures du soir, laissant M. de Guersaint dans sa chambre de l'hôtel des Apparitions, Pierre eut l'idée de retourner un instant à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, avant de se coucher lui-même. Il avait quitté Marie si désespérée, muette d'un si farouche silence, qu'il était plein d'inquiétude. Et, dès qu'il eut fait demander madame de Jonquière, à la porte de la salle Sainte-Honorine, il s'inquiéta davantage, car les nouvelles n'étaient pas bonnes: la directrice lui apprit que la jeune fille n'avait toujours pas desserré les lèvres, ne répondant à personne, refusant même de manger. Aussi voulut-elle absolument que Pierre entrât. Les salles de femmes étaient interdites aux hommes, la nuit; mais un prêtre n'est pas un homme.

—Elle n'aime que vous, elle n'écoutera que vous. Je vous en prie, entrez vous asseoir près de son lit, et attendez l'abbé Judaine. Il doit venir, vers une heure du matin, donner la communion aux plus malades, à celles qui ne peuvent bouger et qui mangent dès le jour. Vous l'assisterez.

Pierre, alors, suivit madame de Jonquière; et elle l'installa au chevet de Marie.

—Chère enfant, je vous amène quelqu'un qui vous aime bien... N'est-ce pas? vous allez causer et être raisonnable.

Mais la malade, en reconnaissant Pierre, le regardait de son air de souffrance exaspérée, le visage noir et dur de révolte.

—Voulez-vous qu'il vous fasse une lecture, une de ces belles lectures qui soulagent, comme il nous en a fait une dans le wagon?... Non, cela ne vous amuserait pas, vous n'y avez pas le cœur. Eh bien! nous verrons plus tard... Je vous laisse avec lui. Je suis convaincue que vous serez très gentille dans un instant.

Vainement, Pierre lui parla à voix basse, lui dit tout ce que sa tendresse trouvait de bon et de caressant, en la suppliant de ne pas se laisser ainsi tomber au désespoir. Si la sainte Vierge ne l'avait pas guérie le premier jour, c'était qu'elle la réservait pour quelque miracle éclatant. Mais elle avait détourné la tête, elle ne semblait même plus l'écouter, la bouche amère et violente, les yeux irrités, perdus dans le vide. Et il dut se taire, il regarda la salle autour de lui.

C'était un spectacle affreux. Jamais son cœur ne s'était soulevé, dans une telle nausée de pitié et de terreur. On avait dîné depuis longtemps; des portions, montées de la cuisine, traînaient encore sur les draps; et, jusqu'au petit jour, il y en avait ainsi qui mangeaient, tandis que d'autres geignaient, suppliant qu'on les retournât ou qu'on les posât sur le vase. À mesure que la nuit s'avançait, une sorte de vague délire les envahissait toutes. Très peu dormaient tranquilles, quelques-unes déshabillées sous les couvertures, le plus grand nombre simplement allongées sur les lits, si difficiles à dévêtir, qu'elles ne changeaient même pas de linge, pendant les cinq jours du pèlerinage. Et l'encombrement de la salle, dans les demi-ténèbres, semblait s'être aggravé: les quinze lits rangés le long des murs, les sept matelas qui emplissaient l'allée centrale, d'autres qu'on venait d'ajouter, un entassement de loques sans nom, parmi lequel s'écroulaient les bagages, les vieux paniers, les caisses, les valises. On ne savait plus où mettre le pied. Deux lanternes fumeuses éclairaient à peine ce campement de moribonds, et l'odeur surtout devenait épouvantable, malgré les deux fenêtres entr'ouvertes, par où n'entrait que la lourde chaleur de la nuit d'août. Des ombres, des cris de cauchemar passaient, peuplaient cet enfer, dans l'agonie nocturne de tant de souffrances.

Cependant, Pierre reconnut Raymonde, qui, son service fini, avait voulu embrasser sa mère, avant de monter se coucher dans une des mansardes, réservées aux sœurs. Madame de Jonquière, elle, prenant à cœur sa fonction de directrice, ne fermait pas les yeux, des trois nuits. Elle avait bien un fauteuil, pour s'y allonger; mais elle ne pouvait s'y asseoir un instant, sans être dérangée tout de suite. Du reste, elle était vaillamment secondée par la petite madame Désagneaux, d'un zèle si exalté, que sœur Hyacinthe lui avait dit en souriant: «Pourquoi ne vous faites-vous pas religieuse?» Et elle avait répondu, d'un air de surprise effarée: «Je ne peux pas, je suis mariée, et j'adore mon mari!» Madame Volmar n'avait pas reparu. On racontait qu'elle s'était couchée, tellement elle souffrait d'une atroce migraine; ce qui faisait dire à madame Désagneaux qu'on ne venait pas soigner les malades, quand on n'était pas soi-même plus solide. Pourtant, elle finissait par avoir les jambes et les bras cassés, sans vouloir en convenir, accourant à la moindre plainte, toujours prête à donner un coup de main. Elle, qui, dans son appartement, à Paris, aurait sonné un domestique plutôt que de déranger un flambeau de place, promenait les vases et les cuvettes, vidait les bassins, soulevait les malades, tandis que madame de Jonquière leur glissait des oreillers derrière le dos. Mais, comme onze heures sonnaient, elle fut foudroyée. Ayant eu l'imprudence de s'allonger un instant dans le fauteuil, elle s'endormit sur place, sa jolie tête roulée sur une épaule, au milieu de l'ébouriffement de ses adorables cheveux blonds. Et ni les plaintes, ni les appels, aucun bruit ne la réveilla plus.

Doucement, madame de Jonquière était revenue dire au jeune prêtre:

—J'avais bien l'idée d'envoyer chercher monsieur Ferrand, vous savez, l'interne qui nous accompagne: il aurait donné à la pauvre demoiselle quelque chose pour la calmer. Seulement, il est occupé en bas, dans la salle des ménages, près du frère Isidore. Et puis, nous ne soignons pas ici, nous ne venons que pour remettre nos chères malades entre les mains de la sainte Vierge.

Sœur Hyacinthe, qui passait la nuit avec la directrice, s'approcha.

—Je remonte de la salle des ménages, où j'avais promis de porter des oranges à monsieur Sabathier, et j'ai vu monsieur Ferrand, qui a ranimé le frère Isidore... Voulez-vous que je redescende le chercher?

Mais Pierre s'y opposa.

—Non, non, Marie va être raisonnable. Tout à l'heure, je lui lirai quelques belles pages, et elle se reposera.

Marie resta muette encore, obstinée. L'une des deux lanternes se trouvait là, contre le mur; et Pierre voyait très nettement sa face mince, immobile. Puis, à droite, dans le lit suivant, il apercevait la tête d'Élise Rouquet, profondément endormie, sans fichu, avec sa face de monstre en l'air, dont l'horrible plaie continuait pourtant à pâlir. Et, à sa gauche, il avait madame Vêtu, épuisée, condamnée, qui ne pouvait s'assoupir, secouée d'un continuel frisson. Il lui dit quelques bonnes paroles. Elle le remercia, elle ajouta, faiblement:

—Il y a eu plusieurs guérisons aujourd'hui, j'en ai été très contente.

La Grivotte, en effet, couchée sur un matelas, au pied même du lit, ne cessait de se relever, dans une fièvre d'activité extraordinaire, pour répéter sa phrase à tout venant:

—Je suis guérie... Je suis guérie...

Et elle racontait qu'elle avait dévoré la moitié d'un poulet, elle qui ne mangeait plus depuis des mois. Puis, pendant près de deux heures, elle avait suivi à pied la procession aux flambeaux. Elle aurait dansé sûrement jusqu'au jour, si la sainte Vierge avait donné un bal.

—Je suis guérie, oh! guérie, tout à fait guérie.

Alors, avec une sérénité enfantine, une souriante et parfaite abnégation, madame Vêtu put dire encore:

—La sainte Vierge a eu raison de la guérir, celle-là, qui est pauvre. Ça me fait plus de plaisir que si c'était moi, parce que j'ai ma petite boutique d'horlogerie, et que je puis attendre... Chacune son tour, chacune son tour.

Presque toutes montraient cette charité, cet incroyable bonheur de la guérison des autres. Elles étaient rarement jalouses, elles cédaient à une sorte d'épidémie heureuse, à l'espoir contagieux d'être guéries, le lendemain, si la sainte Vierge le voulait. Il ne fallait pas la mécontenter, se montrer trop impatiente; car elle avait sûrement son idée, elle savait pourquoi elle commençait par celle-ci plutôt que par celle-là. Aussi les malades les plus gravement atteintes priaient-elles pour leurs voisines, dans cette fraternité de la souffrance et de l'espoir. Chaque miracle nouveau était un gage du miracle prochain. Leur foi renaissait toujours, inébranlable. On racontait l'histoire d'une fille de ferme, paralytique, qui avait marché, à la Grotte, avec une force de volonté extraordinaire; puis, à l'Hôpital, elle s'était fait redescendre, voulant retourner aux pieds de Notre-Dame de Lourdes; mais, dès la moitié du chemin, elle avait chancelé, haletante, livide; et, rapportée sur un brancard, elle était morte, guérie, disaient ses voisines de salle. Chacune son tour, la sainte Vierge n'oubliait aucune de ses filles aimées, à moins que son dessein ne fût d'octroyer le paradis à une élue, tout de suite.

Brusquement, au moment où Pierre se penchait vers elle, pour lui offrir de nouveau une lecture, Marie éclata en furieux sanglots. Elle avait abattu sa tête sur l'épaule de son ami, elle disait sa colère d'une voix basse, terrible, au milieu des ombres vagues de l'effroyable salle. C'était, chez elle, comme il arrivait rarement, une perte de la foi, un manque soudain de courage, toute une révolte de l'être souffrant qui ne pouvait plus attendre. Et elle en arrivait au sacrilège.

—Non, non, elle est méchante, elle est injuste. J'étais si certaine qu'elle m'exaucerait aujourd'hui, et je l'avais tant priée! Jamais je ne guérirai, maintenant que cette première journée va finir. C'était un samedi, j'étais convaincue qu'elle me guérirait un samedi... Oh! Pierre, je ne voulais plus parler, empêchez-moi de parler, parce que mon cœur est trop gros et que j'en dirais trop long!

Vivement, il lui avait saisi la tête d'une étreinte fraternelle, il tâchait d'étouffer le cri de sa rébellion.

—Marie, taisez-vous! Il ne faut pas qu'on vous entende... Vous, si pieuse! Voulez-vous donc scandaliser toutes les âmes?

Mais elle ne pouvait se taire, malgré son effort.

—J'étoufferais, il faut que je parle... Je ne l'aime plus, je ne crois plus en elle. Ce sont des mensonges, tout ce qu'on raconte ici: il n'y a rien, elle n'existe même pas, puisqu'elle n'entend pas, quand on l'appelle et qu'on pleure. Si vous saviez tout ce que je lui ai dit!... C'est fini, Pierre, je veux m'en aller à l'instant. Emmenez-moi, emportez-moi, pour que j'achève de mourir dans la rue, où du moins les passants auront pitié de ma souffrance.

Elle s'affaiblissait, elle était retombée sur le dos, bégayante, puérile.

—Et puis, personne ne m'aime. Mon père lui-même n'était pas là. Vous, mon pauvre ami, vous m'aviez abandonnée. Quand j'ai vu que c'était un autre qui me menait à la piscine, je me suis senti au cœur un grand froid. Oui! ce froid du doute, que j'ai souvent éprouvé à Paris... Et, la chose est certaine, c'est que j'ai douté, si elle ne m'a pas guérie. J'aurai mal prié, je ne suis pas assez sainte...

Déjà, elle ne blasphémait plus, elle trouvait des excuses au ciel. Mais son visage restait violent, dans cette lutte contre la puissance supérieure, tant aimée et tant suppliée, qui ne lui avait pas obéi. Lorsque, parfois, un coup de rage passait, et qu'il y avait de la sorte des révoltes dans les lits, des désespoirs et des sanglots, des jurons même, les dames hospitalières et les sœurs, un peu effarouchées, se contentaient de tirer les rideaux. La grâce s'était retirée, il fallait attendre qu'elle revînt. Et tout s'apaisait, se mourait après des heures, au milieu du grand silence lamentable.

—Calmez-vous, calmez-vous, je vous en conjure, répétait Pierre très doucement à Marie, en voyant qu'une autre crise la prenait, celle du doute de soi-même, de la crainte de n'être pas digne.

Sœur Hyacinthe s'était approchée de nouveau.

—Vous ne pourrez pas communier tout à l'heure, ma chère enfant, si vous vous entretenez dans un état pareil... Voyons, puisque nous autorisons monsieur l'abbé à vous faire une lecture, pourquoi n'acceptez-vous pas?

Elle eut un geste fatigué, disant qu'elle acceptait, et Pierre s'empressa de prendre, dans la valise, au pied du lit, le petit livre à couverture bleue, où était contée naïvement l'histoire de Bernadette. Mais, comme la nuit précédente, pendant que le train roulait, il ne s'en tint pas au texte écourté de la brochure, il improvisa; tandis que le raisonneur, l'analyste, au fond de lui, ne pouvait se défendre de rétablir la vérité, refaisait humaine cette légende dont le continuel prodige aidait à la guérison des malades. Bientôt, de tous les matelas voisins, des femmes se soulevèrent, voulant connaître la suite de l'histoire; car l'attente passionnée de la communion les empêchait presque toutes de dormir.

Alors, sous la lueur pâle de la lanterne pendue au mur, au-dessus de lui, Pierre haussa peu à peu la voix, afin d'être entendu de toute la salle.

—«Dès les premiers miracles, les persécutions commencèrent. Bernadette, traitée de menteuse et de folle, fut menacée d'être conduite en prison. L'abbé Peyramale, curé de Lourdes, et monseigneur Laurence, évêque de Tarbes, ainsi que son clergé, restaient à l'écart, attendaient avec la plus grande prudence; tandis que les autorités civiles, le préfet, le procureur impérial, le maire, le commissaire de police, se livraient contre la religion à des excès de zèle déplorables...»

Tout en continuant de la sorte, Pierre voyait se lever pour lui seul l'histoire vraie, avec une force invincible. Il revenait un peu en arrière, il retrouvait Bernadette au moment des premières apparitions, si candide, si adorable d'ignorance et de bonne foi, dans sa souffrance. Et elle était la voyante, la sainte, dont le visage, durant la crise d'extase, prenait une expression de surhumaine beauté: le front rayonnait, les traits semblaient remonter, les yeux se baignaient de lumière, pendant que la bouche, entr'ouverte, brûlait d'amour. Puis, c'était une majesté de sa personne entière, des signes de croix très nobles, très lents, qui avaient l'air d'emplir l'horizon. Les vallées voisines, les villages, les villes, ne causaient que de Bernadette. Bien que la Vierge ne se fût pas nommée encore, on la reconnaissait, on disait: «C'est elle, c'est la sainte Vierge.» Le premier jour de marché, il y eut tant de monde, que Lourdes déborda. Tous voulaient voir l'enfant bénie, l'élue de la Reine des Anges, qui devenait si belle, lorsque les cieux s'ouvraient à ses yeux ravis. Chaque matin, la foule augmentait, au bord du Gave; et des milliers de personnes finissaient par s'installer là, en se bousculant pour ne rien perdre du spectacle. Dès que Bernadette paraissait, un murmure de ferveur courait: «Voici la sainte, la sainte, la sainte!» On se précipitait, on baisait ses vêtements. C'était le Messie, l'éternel Messie que les peuples attendent, dont le besoin renaît sans cesse, au travers des générations. Toujours la même aventure recommençait: une apparition de la Vierge à une bergère, une voix qui exhortait le monde à la pénitence, une source qui jaillissait, des miracles qui étonnaient et ravissaient les foules accourues, de plus en plus énormes.

Ah! ces premiers miracles de Lourdes, quelle floraison printanière de consolation, au cœur des misérables que dévoraient la pauvreté et la maladie! L'œil guéri du vieux Bouriette, l'enfant Bouhohorts ressuscité dans l'eau glacée, des sourds qui entendaient, des boiteux qui marchaient, et tant d'autres, Blaise Maumus, Bernade Soubies, Auguste Bordes, Blaisette Soupenne, Benoite Cazeaux, sauvés des pires souffrances, devenaient les sujets de conversations sans fin, exaltaient l'espoir de tous ceux qui souffraient dans leur âme ou dans leur chair. Le jeudi, 4 mars, dernier jour des quinze visites demandées par la Vierge, il y avait plus de vingt mille personnes devant la Grotte, la montagne entière était descendue. Et cette foule immense trouvait là ce dont elle était affamée, l'aliment du divin, le festin du merveilleux, assez d'impossible pour contenter sa croyance à une puissance supérieure daignant s'occuper des pauvres hommes, intervenant d'une façon retentissante dans les lamentables affaires d'ici-bas, afin d'y rétablir un peu de justice et de bonté. Le cri de charité céleste éclatait, la main invisible et secourable s'étendait, pansait l'éternelle plaie humaine. Ah! ce rêve que chaque génération refaisait à son tour, avec quelle énergie indestructible il repoussait chez les déshérités, dès qu'il avait trouvé un terrain favorable, préparé par les circonstances! Et, depuis des siècles peut-être, tous les faits ne s'étaient pas réunis de la sorte, pour embraser, comme à Lourdes, le foyer mystique de la foi.

Une religion nouvelle allait se fonder, et tout de suite les persécutions se déclarèrent, car les religions ne poussent qu'au milieu des tourments et des révoltes. Comme autrefois, à Jérusalem, lorsque le bruit se répandit que des miracles fleurissaient sous les pas du Sauveur attendu, les autorités civiles s'émurent, le procureur impérial, le juge de paix, le maire, surtout le préfet de Tarbes. Celui-ci était justement un catholique sincère, pratiquant, d'honorabilité absolue, mais une tête solide d'administrateur, passionné défenseur du bon ordre, adversaire déclaré du fanatisme, d'où naissent les émeutes et les perversions religieuses. Il y avait à Lourdes, sous ses ordres, un commissaire de police ayant le légitime désir de prouver ses dons de sagacité adroite. La lutte commença, ce fut ce commissaire qui, le premier dimanche de carême, dès les premières visions, fit amener Bernadette devant lui, pour l'interroger. Vainement, il se montra affectueux, puis emporté, menaçant: il ne tira toujours de la fillette que les mêmes réponses. L'histoire qu'elle contait, avec des détails lentement accrus, s'était peu à peu fixée dans son cerveau d'enfantine, irrévocable. Et, chez cette irrégulière de l'hystérie, ce n'était pas un mensonge, c'était la hantise inconsciente, une volonté morte qui ne pouvait se dégager de l'hallucination première. Ah! la triste enfant, la chère enfant, si douce, dès lors perdue à la vie, crucifiée par l'idée fixe, dont on n'aurait pu la tirer qu'en la changeant de milieu, en la rendant au grand air libre, dans quelque pays de plein jour et d'humaine tendresse! Mais elle était l'élue, elle avait vu la Vierge, elle allait en souffrir toute l'existence, et en mourir.

Pierre, qui connaissait bien Bernadette, et qui gardait à sa mémoire une pitié fraternelle, la ferveur qu'on a pour une sainte humaine, une créature simple, droite et charmante dans le supplice de sa foi, laissa voir son émotion, les yeux humides, la voix tremblante. Et il y eut une interruption, Marie qui était restée raidie jusque-là, avec sa face dure de révoltée, dénoua ses mains, eut un vague geste pitoyable.

—La pauvre petite, murmura-t-elle, toute seule contre ces magistrats, et si innocente, si fière, si convaincue!

De tous les lits, la même sympathie souffrante montait. L'enfer de cette salle, dans sa détresse nocturne, avec son air empesté, son entassement de grabats douloureux, son fantômal va-et-vient d'hospitalières et de religieuses brisées de fatigue, semblait s'éclairer d'un éclat de divine charité. Pauvre, pauvre Bernadette! Toutes s'indignaient des persécutions qu'elle avait endurées, pour défendre la réalité de sa vision.

Alors, Pierre, reprenant, dit ce que Bernadette eut à souffrir. Après l'interrogatoire du commissaire de police, elle dut encore comparaître en la chambre du Tribunal. La magistrature entière s'acharnait, voulait lui arracher une rétractation. Mais l'entêtement de son rêve était plus fort que la raison de toutes les autorités civiles réunies. Deux docteurs, envoyés par le préfet, pour l'examiner, conclurent honnêtement, comme n'importe quel médecin l'aurait fait, à des troubles nerveux, dont l'asthme était une indication certaine, et qui pouvaient avoir déterminé des hallucinations, en de certaines circonstances; ce qui faillit la faire interner dans un hôpital de Tarbes. Pourtant, on n'osa l'enlever, on craignit l'exaspération populaire. Un évêque était venu s'agenouiller devant elle. Des dames voulaient lui acheter des grâces au poids de l'or. Des foules croissantes de fidèles l'accablaient de visites. Elle s'était réfugiée chez les sœurs de Nevers, qui desservaient l'Hospice de la ville; et elle y avait fait sa première communion, elle y apprenait difficilement à lire et à écrire. Comme la sainte Vierge semblait ne l'avoir choisie que pour le bonheur des autres, et qu'elle ne la guérissait point elle-même de son étouffement chronique, on s'était décidé sagement à la conduire aux eaux de Cauterets, si voisines, qui ne lui firent du reste aucun bien. Et, dès son retour à Lourdes, le tourment des interrogatoires, des adorations de tout un peuple, recommença, s'aggrava, lui donna de plus en plus l'horreur du monde. C'était bien fini, d'être la gamine joueuse, la jeune fille rêvant d'un mari, la jeune femme baisant sur les joues de gros enfants. Elle avait vu la Vierge, elle était l'élue et la martyre. La Vierge, disaient les croyants, ne lui avait confié trois secrets, l'armant de cette triple armure, que pour la soutenir au milieu des épreuves.

Longtemps, le clergé s'était abstenu, plein de doute lui-même et d'inquiétude. Le curé de Lourdes, l'abbé Peyramale, était un homme rude, d'une infinie bonté, d'une droiture et d'une énergie admirables, quand il croyait être dans le bon chemin. La première fois qu'il reçut la visite de Bernadette, il accueillit, presque aussi durement que le commissaire de police, cette enfant élevée à Bartrès, qu'on n'avait pas vue encore au catéchisme; il refusa de croire à son histoire, lui commanda avec quelque ironie de prier la Dame de faire avant tout fleurir l'églantier qui était à ses pieds, ce que la Dame ne fit pas d'ailleurs; et, si, plus tard, il finit par prendre l'enfant sous sa garde, en bon pasteur qui défend son troupeau, ce fut lorsque les persécutions commencèrent et qu'on parla d'emprisonner cette chétive, aux clairs yeux si francs, au récit entêté dans sa douceur modeste. Puis, pourquoi donc aurait-il continué à nier le miracle, après en avoir simplement douté, en curé prudent, peu désireux de mêler la religion à une aventure louche? Les livres saints sont pleins de prodiges, tout le dogme est basé sur le mystère. Dès lors, aux yeux d'un prêtre, rien ne s'opposait à ce que la Vierge eût chargé cette enfant pieuse d'un message pour lui, en lui faisant dire de bâtir une église, où les fidèles se rendraient en procession. Et ce fut ainsi qu'il se mit à aimer et à défendre Bernadette, pour son charme, tout en se tenant correctement à l'écart, dans l'attente de la décision de son évêque.

Cet évêque, Mgr Laurence, semblait s'être enfermé au fond de son évêché de Tarbes, sous de triples verrous, gardant le plus absolu silence, comme s'il ne se passait à Lourdes aucun fait de nature à l'intéresser. Il avait donné à son clergé des ordres sévères, et pas un prêtre ne s'était montré encore parmi les grandes foules qui passaient les journées devant la Grotte. Il attendait, il laissait dire au préfet, dans les circulaires administratives, que l'autorité civile marchait d'accord avec l'autorité religieuse. Au fond, il ne devait pas croire aux apparitions, il ne voyait là sans doute, comme les médecins, que l'hallucination d'une fillette malade. L'aventure, qui révolutionnait le pays, était d'assez grosse importance, pour qu'il la fît étudier soigneusement, au jour le jour; et la façon dont il s'en désintéressa si longtemps, prouve combien peu il admettait le prétendu miracle, n'ayant que l'unique souci de ne pas compromettre l'Église, avec une histoire destinée à mal finir. Mgr Laurence, très pieux, était une intelligence froide et pratique, qui apportait un grand bon sens, dans le gouvernement de son diocèse. À l'époque, les impatients, les ardents, le surnommèrent Saint-Thomas, pour la persistance de son doute, jusqu'au jour où il eut la main forcée par les faits. Il refusait d'entendre et de voir, bien résolu à ne céder que si la religion n'avait rien à y perdre.

Mais les persécutions allaient s'accentuer. Le ministre des cultes, à Paris, prévenu, exigeait que tout désordre cessât; et le préfet venait de faire occuper militairement les abords de la Grotte. Déjà, le zèle des fidèles, la reconnaissance des personnes guéries, l'avaient ornée de vases de fleurs. On y jetait des pièces de monnaie, les cadeaux affluaient pour la sainte Vierge. C'étaient aussi des aménagements rudimentaires, qui s'organisaient d'eux-mêmes: des carriers avaient taillé une sorte de réservoir, afin de recevoir l'eau miraculeuse; d'autres enlevaient les grosses pierres, traçaient un chemin au flanc du coteau. Et ce fut devant le flot grossissant de la foule, que le préfet, après avoir renoncé à l'arrestation de Bernadette, prit la grave détermination de défendre l'approche de la Grotte, en la bouchant à l'aide d'une forte palissade. Des faits fâcheux s'étaient produits, des enfants prétendaient avoir vu le diable, les uns coupables de simulation, les autres cédant à de véritables attaques, dans la contagion de folie qui soufflait. Mais quelle affaire que le déménagement de la Grotte! Le commissaire trouva seulement vers le soir une fille qui consentit à lui louer une charrette; et, deux heures plus tard, cette fille étant tombée, se brisa net une côte. De même, un homme qui avait prêté une hache, eut, le lendemain, le pied écrasé par la chute d'une pierre. Au crépuscule enfin, le commissaire emporta sous les huées les pots de fleurs, les quelques cierges qui brûlaient, les sous et les cœurs d'argent jetés sur le sable. On serrait les poings, on le traitait sourdement de voleur et d'assassin. Puis, il y eut les pieux de la palissade plantés, les planches clouées, tout un travail qui fermait le mystère, barrait l'inconnu, mettait en prison le miracle. Et les autorités civiles eurent la naïveté de croire que c'était fini, que ces quelques planches allaient arrêter les pauvres gens, affamés d'illusion et d'espoir.

Dès qu'elle fut proscrite, traquée par la loi comme un délit, la religion nouvelle brûla d'une flamme inextinguible, au fond de toutes les âmes. Les croyants venaient quand même, en plus grand nombre, s'agenouillaient à distance, sanglotaient en face du ciel défendu. Et les malades, les pauvres malades surtout, auxquels un arrêté barbare interdisait la guérison, se ruaient malgré les défenses, se glissaient par les trous, franchissaient les obstacles, dans l'unique et ardent désir de voler de l'eau. Comment! il y avait là une eau prodigieuse qui rendait la vue aux aveugles, qui redressait les estropiés, qui soulageait instantanément toutes les maladies, et il s'était trouvé des hommes en place assez cruels pour mettre cette eau sous clef, afin qu'elle cessât de guérir le pauvre monde! Mais c'était monstrueux! un cri d'exécration montait du petit peuple, de tous les déshérités qui avaient besoin de merveilleux autant que de pain, pour vivre. D'après l'arrêté, des procès-verbaux devaient être dressés aux délinquants, et ce fut ainsi qu'on put voir, devant le tribunal, un lamentable défilé de vieilles femmes, d'hommes éclopés, coupables d'avoir puisé à la fontaine de vie. Ils bégayaient, suppliaient, ne comprenaient pas, quand on les frappait d'une amende. Et, dehors, la foule grondait, une furieuse impopularité grandissait contre ces magistrats si durs à la misère d'ici-bas, ces maîtres sans pitié qui, après avoir pris toute la richesse, ne voulaient pas même permettre aux pauvres le rêve de l'au-delà, la croyance qu'une puissance supérieure et bonne s'occupait d'eux maternellement. Par un triste matin, une bande de miséreux et de malades s'en alla trouver le maire; ils s'agenouillèrent dans la cour, ils le conjurèrent avec des sanglots de faire rouvrir la Grotte; et ce qu'ils disaient était si pitoyable, que tout le monde pleurait. Une mère présentait son enfant à demi mort: est-ce qu'on le laisserait s'éteindre ainsi à son cou, lorsqu'une source était là qui avait sauvé les enfants des autres mères? Un aveugle montrait ses yeux troubles, un pâle garçon scrofuleux étalait les plaies de ses jambes, une femme paralytique tâchait de joindre ses mains tordues: voulait-on leur mort, leur refuserait-on la chance divine de vivre, puisque la science des hommes les abandonnait? Et la détresse des croyants était aussi grande, de ceux qui étaient convaincus qu'un coin du ciel venait de s'ouvrir, dans la nuit de leur morne existence, et qui s'indignaient qu'on leur enlevât cette joie de la chimère, ce suprême soulagement à leur souffrance humaine et sociale, de croire que la sainte Vierge était descendue leur apporter l'infinie douceur de son intervention. Le maire n'avait pu rien promettre, et la foule s'était retirée pleurante, prête à la rébellion, comme sous le coup d'une grande injustice, d'une cruauté imbécile envers les petits et les simples, dont le ciel tirerait vengeance.

Pendant plusieurs mois, la lutte continua. Et ce fut un spectacle extraordinaire que ces hommes de bon sens, le ministre, le préfet, le commissaire de police, animés certainement des meilleures intentions, se battant contre la foule toujours croissante des désespérés, qui ne voulaient pas qu'on leur fermât la porte du rêve. Les autorités exigeaient l'ordre, le respect d'une religion sage, le triomphe de la raison; tandis que le besoin d'être heureux emportait le peuple au désir exalté du salut, dans ce monde et dans l'autre. Oh! ne plus souffrir, conquérir l'égalité du bonheur, ne plus marcher que sous la protection d'une Mère juste et bonne, ne mourir que pour se réveiller au ciel! Et c'était forcément ce désir brûlant des multitudes, cette folie sainte de l'universelle joie, qui devait balayer la rigide et morose conception d'une société bien réglée, où les crises épidémiques des hallucinations religieuses sont condamnées, comme attentatoires au repos des esprits sains.

À cette heure, la salle Sainte-Honorine elle-même se révoltait. Pierre, de nouveau, dut interrompre un instant sa lecture, devant les exclamations étouffées qui traitaient le commissaire de Satan et d'Hérode. La Grivotte s'était levée sur son matelas, bégayante.

—Ah! les monstres! la bonne sainte Vierge qui m'a guérie!

Et madame Vêtu, elle aussi, reprise d'espérance, dans la sourde certitude qu'elle allait mourir, se fâchait, à cette idée que, si le préfet l'avait emporté, la Grotte n'existerait pas.

—Alors, il n'y aurait pas de pèlerinages, nous ne serions pas là, nous ne guéririons pas par centaines chaque année?

Une suffocation la saisit, et il fallut que sœur Hyacinthe vînt l'asseoir sur son séant. Madame de Jonquière profitait de l'interruption pour passer le bassin à une jeune femme atteinte d'une maladie de la moelle. Deux autres femmes, qui ne pouvaient rester sur leur lit, tant la chaleur était intolérable, rôdaient à petits pas silencieux, toutes blanches dans les ombres fumeuses; et il y avait, au bout de la salle, sortant des ténèbres, un souffle pénible qui n'avait pas cessé, accompagnant la lecture d'un bruit de râle. Seule, étendue sur le dos, Élise Rouquet dormait paisible, étalant sa plaie affreuse en train de se sécher.

Il était minuit un quart, et d'un moment à l'autre l'abbé Judaine pouvait arriver, pour la communion. La grâce rentrait au cœur de Marie, elle était convaincue maintenant que, si la sainte Vierge avait refusé de la guérir, la faute en était sûrement à elle, qui avait eu un doute, en descendant dans la piscine. Et elle se repentait de sa rébellion, comme d'un crime: pourrait-elle jamais être pardonnée? Sa face pâlie s'était affaissée parmi ses beaux cheveux blonds, ses yeux s'emplissaient de larmes, elle regardait Pierre avec une tristesse éperdue.

—Oh! mon ami, que j'ai été mauvaise! Et c'est en écoutant les crimes d'orgueil de ce préfet et de ces magistrats que j'ai compris ma faute... Il faut croire, mon ami, il n'y a pas de bonheur en dehors de la foi et de l'amour.

Puis, comme Pierre voulait s'arrêter là, toutes s'exclamèrent, exigèrent la suite. Et il dut promettre d'aller jusqu'au triomphe de la Grotte.

La palissade la barrait toujours, il fallait venir de nuit, en cachette, lorsqu'on voulait prier et emporter une bouteille de l'eau volée. Cependant, les craintes d'émeute grandissaient, on racontait que les villages de la montagne devaient descendre, pour délivrer Dieu. C'était la levée en masse des humbles, une poussée si irrésistible des affamés du miracle, que le simple bon sens, le simple bon ordre allaient être balayés comme paille. Et ce fut Mgr Laurence, dans son évêché de Tarbes, qui dut se rendre le premier. Toute sa réserve, tous ses doutes, se trouvaient débordés par le mouvement populaire. Il avait pu, pendant cinq grands mois, se tenir à l'écart, empêcher son clergé de suivre les fidèles à la Grotte, défendre l'Église contre ce vent déchaîné de superstition. Mais à quoi bon lutter davantage? Il sentait si grande la misère de son peuple de fidèles, qu'il se résignait à lui donner le culte idolâtre dont il le sentait avide. Pourtant, par un reste de prudence, il rendit simplement une ordonnance qui nommait une commission, chargée de procéder à une enquête: c'était l'acceptation des miracles à une échéance plus ou moins lointaine. Si Mgr Laurence était l'homme de saine culture, de raison froide qu'on s'imagine, ne peut-on se représenter son angoisse, le matin du jour où il signa cette ordonnance? Il dut s'agenouiller dans son oratoire, supplier le Dieu souverain du monde de lui dicter sa conduite. Il ne croyait pas aux apparitions, il avait des manifestations de la divinité une idée plus haute, plus intellectuelle. Seulement, n'était-ce pas pitié et miséricorde que de faire taire les scrupules de son intelligence, les noblesses de son culte, devant la nécessité de ce pain du mensonge, dont la pauvre humanité a besoin pour vivre heureuse? «Ô mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous fais descendre de la puissance éternelle où vous êtes, si je vous rabaisse à ce jeu enfantin des miracles inutiles. C'est vous faire injure que de vous risquer dans cette aventure pitoyable, où il n'y a que maladie et déraison. Mais, ô mon Dieu, ils souffrent tant, ils ont une si grande faim de merveilleux, de contes de fée, pour distraire leur douleur de vivre! Vous-même, s'ils étaient vos ouailles, vous aideriez à les tromper. Que l'idée de votre divinité y perde, et qu'ils soient consolés sur cette terre!» Et l'évêque en larmes avait ainsi fait le sacrifice de son Dieu à sa charité frémissante de pasteur, pour le lamentable troupeau humain.

Puis, l'empereur, le maître, à son tour, se rendit. Il était alors à Biarritz, on le renseignait journellement sur cette affaire des apparitions, dont tous les journaux de Paris s'occupaient; car la persécution n'aurait pas été complète, si l'encre des journalistes voltairiens ne s'y était mêlée. Et l'empereur, pendant que son ministre, son préfet, son commissaire de police, se battaient pour le bon sens et pour le bon ordre, gardait ce grand silence de rêveur éveillé, où personne n'était jamais descendu. Des pétitions arrivaient quotidiennement; et il se taisait. Des évêques venaient l'entretenir, de grands personnages, de grandes dames de son entourage guettaient, l'emmenaient à l'écart; et il se taisait. Tout un combat sans trêve se livrait autour de sa volonté, d'une part les croyants, ou simplement les têtes chimériques que passionnait le mystère, de l'autre les incrédules, les hommes de gouvernement, qui se défient des troubles de l'imagination; et il se taisait. Brusquement, dans sa décision de timide, il parla. Le bruit courut qu'il s'était décidé, devant les supplications de l'impératrice. Elle intervint sans doute, mais il y eut surtout, chez l'empereur, un réveil de son ancien rêve humanitaire, un retour de sa pitié réelle pour les déshérités. Comme l'évêque, il ne voulut pas fermer aux misérables la porte de l'illusion, en maintenant l'arrêté impopulaire du préfet qui défendait d'aller boire la vie à la fontaine sainte. Et il envoya une dépêche, l'ordre bref d'abattre la palissade, pour que la Grotte fût libre.

Alors, ce fut l'hosanna, ce fut le triomphe. On cria le nouvel arrêté, sur les places de Lourdes, aux roulements du tambour, aux fanfares de la trompette. Le commissaire de police, en personne, dut procéder à l'enlèvement de la palissade. Ensuite, on le déplaça, ainsi que le préfet. Les populations arrivaient de toutes parts, on organisait le culte, à la Grotte. Et un cri d'allégresse divine montait: Dieu avait vaincu. Dieu? hélas, non! mais la misère humaine, l'éternel besoin de mensonge, cet espoir du condamné qui s'en remet, pour son salut, aux mains d'une toute-puissance invisible, plus forte que la nature, seule capable d'en briser les lois inexorables. Et ce qui avait vaincu encore, c'était la pitié souveraine des conducteurs du troupeau, l'évêque et l'empereur miséricordieux laissant aux grands enfants malades le fétiche qui consolait les uns et qui parfois même guérissait les autres.

Dès le milieu de novembre, la commission épiscopale vint procéder à l'enquête dont elle était chargée. Elle interrogea Bernadette une fois de plus, elle étudia un grand nombre de miracles. Pourtant, elle ne retint que trente guérisons, pour que l'évidence fût absolue. Et Mgr Laurence se déclara convaincu. Il fit preuve cependant d'une prudence dernière, il attendit trois années encore, avant de déclarer, dans un mandement, que la sainte Vierge était réellement apparue, à la Grotte de Massabielle, et que des miracles nombreux s'y étaient ensuite produits. Il avait acheté de la ville de Lourdes, au nom de l'Évêché, la Grotte, avec le vaste terrain qui l'entourait. Des travaux s'exécutèrent, modestes d'abord, bientôt de plus en plus importants, à mesure que l'argent affluait de toute la chrétienté. On aménageait la Grotte, on la fermait d'une grille. Le Gave était rejeté au loin, dans un lit nouveau, pour établir de larges approches, des gazons, des allées, des promenades. Enfin, l'église que la sainte Vierge avait demandée, la Basilique, commençait à sortir de terre, au sommet de la roche même. Depuis le premier coup de pioche, le curé de Lourdes, l'abbé Peyramale, dirigeait tout, avec un zèle excessif, car la lutte avait fait de lui le croyant le plus ardent, le plus sincère de l'œuvre. Avec sa paternité un peu rude, il s'était mis à adorer Bernadette, il se donnait corps et âme à la réalisation des ordres qu'il avait reçus du ciel, par la bouche de cette innocente. Et il s'épuisait en efforts dominateurs, et il voulait que tout fût très beau, très grand, digne de la Reine des Anges, qui avait daigné visiter ce coin de montagnes. La première cérémonie religieuse n'eut lieu que six ans après les apparitions, le jour où l'on installa en grande pompe, dans la Grotte, une statue de la Vierge, à l'endroit où celle-ci était apparue. Ce matin-là, par un temps magnifique, Lourdes s'était pavoisé, toutes les cloches sonnaient. Cinq ans plus tard, en 1869, la première messe fut dite dans la crypte de la Basilique, dont la flèche n'était point terminée. Les dons augmentaient sans cesse, un fleuve d'or coulait, une ville entière allait pousser du sol. C'était la religion nouvelle qui achevait de se fonder. Le désir de guérir guérissait, la soif du miracle faisait le miracle. Un Dieu de pitié et d'espoir sortait de la souffrance de l'homme, de ce besoin d'illusion consolatrice, qui, à tous les âges de l'humanité, a créé les merveilleux paradis de l'au-delà, où une toute-puissance rend la justice et distribue l'éternel bonheur.

Aussi, les malades de la salle Sainte-Honorine ne voyaient-ils, dans la victoire de la Grotte, que leurs espérances de guérison triomphantes. Et il y eut, le long des lits, un frémissement de joie, lorsque Pierre, le cœur remué par tous ces pauvres visages qui se tendaient vers lui, avides de certitude, répéta:

—Dieu avait vaincu, et les miracles n'ont pas cessé depuis ce jour, et ce sont les plus humbles créatures qui sont les plus soulagées.

Il posa le petit livre. L'abbé Judaine entrait, la communion allait commencer. Mais Marie, reprise par la fièvre de la foi, les mains brûlantes, se pencha.

—Mon ami, oh! rendez-moi le grand service d'écouter l'aveu de ma faute et de m'absoudre. J'ai blasphémé, je suis en état de péché mortel. Si vous ne venez à mon aide, je ne pourrai recevoir la communion, et j'ai tant besoin d'être consolée et raffermie!

Le jeune prêtre refusait du geste. Jamais il n'avait voulu confesser cette amie, la seule femme qu'il eût aimée et désirée, aux saines et rieuses années de jeunesse. Mais elle insistait.

—Je vous en conjure, c'est au miracle de ma guérison que vous aiderez.

Et il céda, il reçut l'aveu de sa faute, de la révolte impie de sa souffrance contre la Vierge, restée sourde à ses prières; puis, il lui donna l'absolution, avec les paroles sacramentelles.

Déjà, l'abbé Judaine avait posé le ciboire sur une petite table, entre deux flambeaux allumés, deux étoiles tristes dans la demi-obscurité de la salle. On venait de se décider à ouvrir toutes grandes les fenêtres, tellement l'odeur de ces corps souffrants et de ces loques entassées était devenue insupportable; mais il n'entrait aucun air, la cour étroite, pleine de nuit, ressemblait à un puits embrasé. Pierre s'offrit comme servant, et il récita le Confiteor. Puis, l'aumônier, en aube, après avoir dit le Misereatur et l'Indulgentiam, éleva le ciboire: «Voici l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde.» Chacune des femmes qui attendaient impatiemment la communion, tordues de maux, comme le moribond attend la vie d'une potion nouvelle, lente à venir, répétait par trois fois cet acte d'humilité, à bouche fermée: «Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez chez moi, mais dites seulement une parole, et mon âme sera guérie.» L'abbé Judaine avait commencé à faire le tour des lits lamentables, suivi de Pierre, tandis que madame de Jonquière et sœur Hyacinthe les accompagnaient, chacune un flambeau à la main. La sœur désignait celles des malades qui devaient communier; et le prêtre se penchait, déposait l'hostie sur la langue, un peu au hasard, en murmurant les paroles latines. Toutes se soulevaient, les yeux grands ouverts et luisants, au milieu du désordre de l'installation trop prompte. Il fallut pourtant en réveiller deux qui s'étaient profondément endormies. Beaucoup geignaient sans en avoir conscience, recommençaient à geindre après avoir reçu Dieu. Au fond de la salle, le râle de celle qu'on ne voyait pas, continuait. Et rien n'était plus mélancolique que le petit cortège dans les demi-ténèbres, étoilées par les deux taches jaunes des cierges.

Mais ce fut une apparition divine que le visage de Marie, rendue à l'extase. On avait refusé la communion à la Grivotte, qui devait communier le matin au Rosaire, affamée du pain de vie; et madame Vêtu, muette, venait de recevoir l'hostie sur sa langue noire, dans un hoquet. Maintenant, Marie était là, sous la lueur pâle des flambeaux, si belle parmi ses cheveux blonds, avec ses yeux élargis, ses traits transfigurés par la foi, que tous l'admirèrent. Elle communia éperdument, le ciel descendait visiblement en elle, dans son pauvre corps de jeunesse, réduit à une telle misère physique. Un instant encore, elle retint Pierre par la main.

—Oh! mon ami, elle me guérira, elle vient de me le dire... Allez vous reposer. Moi je vais dormir d'un si bon sommeil!

Lorsqu'il se retira avec l'abbé Judaine, Pierre aperçut le petite madame Désagneaux, dans le fauteuil où la fatigue l'avait comme foudroyée. Rien n'avait pu la réveiller. Il était une heure et demie du matin. Et madame de Jonquière, aidée de sœur Hyacinthe, allait toujours, retournait les malades, les nettoyait, les pansait. Mais la salle se calmait cependant, tombait à une lourdeur obscure plus douce, depuis que Bernadette y avait passé, avec son charme. La petite ombre de la voyante errait à présent parmi les lits, triomphale, ayant fait son œuvre, apportant un peu du ciel à chaque déshéritée, à chaque désespérée de cette terre; et, pendant que toutes glissaient au sommeil, elles la voyaient qui se penchait, elle si chétive, si malade aussi, et qui les baisait en souriant.

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