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Lourdes

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Au milieu de son affreux supplice, sœur Marie-Bernard prononça ses vœux perpétuels, le 22 septembre 1878. Il y avait vingt ans que la sainte Vierge lui était apparue, la visitant comme l'Ange l'avait visitée elle-même, la choisissant comme elle-même avait été choisie, parmi les plus humbles et les plus candides, pour cacher en elle le secret du roi Jésus. C'était l'explication mystique de l'élection de la souffrance, la raison d'être de cette créature séparée si durement des autres, accablée de maux, devenue le pitoyable champ de toutes les afflictions humaines. Elle était le jardin fermé qui plaît tant aux regards de l'Époux, il l'avait choisie, puis ensevelie dans la mort de sa vie cachée. Aussi, lorsque la misérable chancelait sous le poids de sa croix, ses compagnes lui disaient-elles: «L'oubliez-vous donc? la sainte Vierge vous a promis que vous seriez heureuse, non pas dans ce monde, mais dans l'autre.» Elle répondait, ranimée, en se frappant le front: «L'oublier, non, non! c'est là!» Elle ne retrouvait des forces que dans cette illusion d'un paradis de gloire, où elle entrerait, escortée par les séraphins, bienheureuse éternellement. Les trois secrets personnels que la sainte Vierge lui avait confiés, pour l'armer contre le mal, devaient être des promesses de beauté, de félicité, d'immortalité au ciel. Quelle monstrueuse duperie, s'il n'y avait eu que la nuit de la terre au delà du tombeau, si la sainte Vierge de son rêve ne s'était pas trouvée au rendez-vous, parmi les prodigieuses récompenses promises! Mais Bernadette n'avait pas un doute, elle acceptait volontiers toutes les petites commissions que ses compagnes, naïvement, lui donnaient pour le ciel: «Sœur Marie-Bernard, vous direz ceci, vous direz cela au bon Dieu... Sœur Marie-Bernard, vous embrasserez mon frère, si vous le rencontrez au paradis... Sœur Marie-Bernard, vous me garderez une petite place près de vous, pour quand je mourrai.» Et elle répondait à chacune, complaisante: «N'ayez aucune crainte, votre commission sera faite.» Ah! toute-puissante illusion, repos délicieux, force toujours rajeunie et consolatrice!

Et ce fut l'agonie, ce fut la mort. Le vendredi 28 mars 1879, on crut qu'elle ne passerait pas la nuit. Elle avait un appétit désespéré de la tombe, pour ne plus souffrir, pour ressusciter au ciel. Aussi se refusait-elle obstinément à recevoir l'extrême-onction, disant que, deux fois déjà, l'extrême-onction l'avait guérie. Elle voulait que Dieu, enfin, la laissât mourir, car c'était trop, Dieu n'aurait pas été sage en exigeant d'elle de la douleur encore. Pourtant, elle finit par consentir à être administrée, et son agonie en fut prolongée près de trois semaines. Le prêtre qui l'assistait lui répétait souvent: «Ma fille, il faut faire le sacrifice de sa vie.» Un jour, impatientée, elle lui répondit vivement: «Mais, mon père, ce n'est pas un sacrifice.» Parole terrible aussi, celle-là, dégoût de l'être, mépris furieux de l'existence, fin immédiate de l'humanité, si elle avait le pouvoir de se supprimer d'un geste. Il est vrai que la pauvre fille n'avait rien à regretter: on lui avait fait tout mettre en dehors de la vie, sa santé, sa joie, son amour, pour qu'elle la quittât comme on quitte un linge en lambeaux, usé et sali. Et elle avait raison, elle condamnait sa vie inutile, sa vie cruelle, lorsqu'elle disait: «Ma passion ne finira qu'à ma mort et durera pour moi jusqu'à mon entrée dans l'éternité.» Et cette idée de sa passion la poursuivait, l'attachait plus étroitement sur la croix avec son divin Maître. Elle s'était fait donner un grand crucifix, elle le pressait violemment sur sa triste poitrine de vierge, en criant qu'elle aurait voulu l'enfoncer dans sa gorge, et qu'il y restât. Vers la fin, ses forces l'abandonnèrent, elle ne pouvait plus le tenir de ses mains tremblantes. «Qu'on l'attache à moi, qu'on le serre bien fort, pour que je le sente jusqu'à mon dernier souffle!» C'était le seul homme que sa virginité devait connaître, le seul baiser sanglant donné à sa maternité inutile, déviée et pervertie. Les religieuses prirent des cordes, les passèrent sous ses reins douloureux, en entourèrent ses misérables flancs inféconds, attachèrent le crucifix sur sa gorge, si rudement, qu'il y entra.

Enfin, la mort eut pitié. Le lundi de Pâques, elle fut prise d'un grand frisson. Des hallucinations la troublaient, elle grelottait de peur, elle voyait le démon ricaner, rôder autour d'elle. «Va-t'en, va-t'en, Satan! ne me touche pas, ne m'emporte pas!» Elle racontait ensuite, dans son délire, que le diable avait voulu se jeter sur elle, qu'elle avait senti sa bouche lui souffler toutes les flammes de l'enfer. Le diable dans cette vie si pure, dans cette âme sans péché, pourquoi donc, ô Seigneur! et encore un coup, pourquoi cette souffrance sans pardon, exaspérée jusqu'au bout, pourquoi cette fin de cauchemar, cette mort troublée d'imaginations affreuses, après une si belle vie de candeur, de pureté et d'innocence? Ne pouvait-elle s'endormir sereine, dans la paix de son âme chaste? Sans doute, tant qu'elle avait un souffle, il fallait lui laisser la haine et la peur de la vie, qui est le diable. C'était la vie qui la menaçait, c'était la vie qu'elle chassait, de même qu'elle avait nié la vie en réservant à l'Époux céleste sa virginité torturée, clouée sur la croix. Ce dogme de l'Immaculée Conception, que son rêve de fillette souffrante était venu consolider, souffletait la femme, épouse et mère. Décréter que la femme n'est digne d'un culte qu'à la condition d'être vierge, en imaginer une qui reste vierge en devenant mère, qui elle-même est née sans tache, n'est-ce pas la nature bafouée, la vie condamnée, la femme niée, jetée à la perversion, elle qui n'est grande que fécondée, perpétuant la vie? «Va-t'en, va-t'en, Satan! laisse-moi mourir stérile.» Et elle chassait le soleil de la salle, et elle chassait l'air libre entrant par la fenêtre, l'air embaumé d'une odeur de fleurs, chargé des germes errants qui charrient l'amour à travers le vaste monde.

Le mercredi de Pâques, le 16 avril, l'agonie dernière commença. On raconte que, le matin de ce jour, une compagne de Bernadette, une religieuse atteinte d'une maladie mortelle, couchée à l'infirmerie, dans un lit voisin, fut subitement guérie, après avoir bu un verre d'eau de Lourdes. Mais elle, privilégiée, en avait bu inutilement. Dieu lui faisait enfin l'insigne faveur de combler ses vœux, en l'endormant du bon sommeil de la terre, où l'on ne souffre plus. Elle demanda pardon à tout le monde. Sa passion était consommée, elle avait, comme le Sauveur, les clous et la couronne d'épines, les membres flagellés, le flanc ouvert. Comme lui, elle leva les yeux au ciel, elle étendit les bras en croix, en jetant un grand cri: «Mon Dieu!» Et, comme lui, vers trois heures, elle dit: «J'ai soif.» Elle trempa les lèvres dans le verre, elle pencha la tête, et mourut.

Ainsi mourut, très glorieuse et très sainte, la voyante de Lourdes, Bernadette Soubirous, sœur Marie-Bernard, des Sœurs de la charité de Nevers. Son corps resta exposé pendant trois jours, et des foules énormes défilèrent, tout un peuple accouru, l'interminable queue des dévots affamés d'espoir qui frottaient à la robe de la morte des médailles, des chapelets, des images, des livres de messe, pour tirer d'elle encore une grâce, un fétiche portant bonheur. Même dans la mort on ne pouvait la laisser à son rêve de solitude, la cohue des misérables de ce monde se ruait, buvait l'illusion autour de son cercueil. Et l'on remarqua que son œil gauche était resté obstinément ouvert, l'œil qui, pendant les apparitions, se trouvait du côté de la sainte Vierge. Un dernier miracle émerveilla le couvent, le corps ne changea pas, on l'ensevelit au troisième jour, souple, tiède, les lèvres roses, la peau très blanche, comme rajeuni et sentant bon. Aujourd'hui, Bernadette Soubirous, la grande exilée de Lourdes, pendant que la Grotte resplendit en son triomphe, dort obscurément son dernier sommeil à Saint-Gildard, sous la dalle d'une petite chapelle, dans l'ombre et dans le silence des vieux arbres du jardin.

Pierre cessa de parler, le beau conte merveilleux était fini. Et tout le wagon l'écoutait encore, dans le saisissement passionné de cette fin si tragique et si touchante. Des larmes tendres coulaient des yeux de Marie, tandis que les autres, Élise Rouquet, la Grivotte elle-même, un peu calmée, joignaient les mains, priaient celle qui était chez le bon Dieu, d'intercéder pour l'achèvement de leur guérison. M. Sabathier fit un grand signe de croix, puis mangea le gâteau que sa femme lui avait acheté à Poitiers. Au milieu de l'histoire, M. de Guersaint, que les choses tristes incommodaient, s'était rendormi. Et il n'y avait que madame Vincent, la face enfoncée dans l'oreiller, qui n'eût pas bougé, comme sourde et aveugle, ne voulant plus rien voir ni rien entendre.

Mais le train roulait, roulait toujours. Madame de Jonquière, la tête au dehors, annonça qu'on approchait d'Étampes. Et, quand on eut quitté cette station, sœur Hyacinthe donna le signal, on récita le troisième chapelet, les cinq mystères glorieux, la Résurrection de Notre-Seigneur, l'Ascension de Notre-Seigneur, la Mission du Saint-Esprit, l'Assomption de la Très Sainte Vierge, le Couronnement de la Très Sainte Vierge. Ensuite, on chanta le cantique: «Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours...»

Pierre, alors, tomba dans une profonde rêverie. Ses regards s'étaient portés sur la campagne, ensoleillée maintenant, dont la continuelle fuite semblait bercer ses pensées. Le grondement des roues l'étourdissait, il finissait par ne plus distinguer nettement les horizons familiers de cette grande banlieue, qu'il avait connue autrefois. Encore Brétigny, encore Juvisy, et ce serait Paris enfin, dans une heure et demie à peine. C'était donc fini, ce grand voyage! elles étaient donc faites, cette enquête tant désirée, cette expérience tentée si passionnément! Il avait voulu se donner une certitude, étudier sur place le cas de Bernadette, voir si la grâce ne lui reviendrait pas dans un coup de foudre, en lui rendant la foi. Et, maintenant, il était fixé, Bernadette avait rêvé dans le continuel tourment de sa chair, et lui-même ne croirait jamais plus. Cela s'imposait avec la brutalité d'un fait: la foi naïve de l'enfant qui s'agenouille et qui prie, la primitive foi des peuples jeunes, courbé sous la terreur sacrée de leur ignorance, était morte. Des milliers de pèlerins avaient beau se rendre chaque année à Lourdes, les peuples n'étaient plus avec eux, la tentative de cette résurrection de la foi totale, de la foi des siècles morts, sans révolte ni examen, devait échouer fatalement. L'histoire ne retourne pas en arrière, l'humanité ne peut revenir à l'enfance, les temps sont trop changés, trop de souffles nouveaux ont semé de nouvelles moissons, pour que les hommes d'aujourd'hui repoussent tels que les hommes d'autrefois. C'était décisif, Lourdes n'était qu'un accident explicable, dont la violence de réaction apportait même une preuve de l'agonie suprême où se débattait la croyance, sous l'antique forme du catholicisme. Jamais plus la nation entière ne se prosternerait, comme l'ancienne nation croyante, dans les cathédrales du douzième siècle, pareille à un troupeau docile sous les mains du Maître. S'entêter en aveugle à vouloir cela, ce serait se briser contre l'impossible et courir peut-être aux grandes catastrophes morales.

Et, de son voyage, il ne restait déjà plus à Pierre qu'une immense pitié. Ah! son cœur en débordait, son pauvre cœur en revenait meurtri. Il se rappelait les paroles du bon abbé Judaine; et il avait vu ces milliers de misérables prier, sangloter, supplier Dieu de prendre leur torture en miséricorde; et il avait sangloté avec eux, il gardait en lui, comme une plaie vive, la fraternité lamentable de tous leurs maux. Aussi ne pouvait-il songer à ces pauvres gens sans brûler du désir de les soulager. Si la foi des simples ne suffisait plus, si l'on courait le risque de s'égarer en voulant retourner en arrière, allait-il donc falloir fermer la Grotte, prêcher un autre effort, une autre patience? Mais sa pitié se révoltait. Non, non! ce serait un crime que de fermer le rêve de leur ciel à ces souffrants du corps et de l'âme, dont l'unique apaisement était de s'agenouiller, là-bas, dans la splendeur des cierges, dans l'entêtement berceur des cantiques. Lui-même n'avait pas commis le meurtre de détromper Marie, il s'était immolé pour lui laisser la joie de sa chimère, le divin soutien d'avoir été guérie par la Vierge. Où était donc l'homme dur qui aurait eu la cruauté d'empêcher les humbles de croire, de tuer en eux la consolation du surnaturel, l'espoir que Dieu s'occupait d'eux, qu'il leur réservait une vie meilleure dans son paradis? L'humanité entière pleurait, éperdue d'angoisse, pareille à une malade désespérée, condamnée, que seul pouvait sauver le miracle. Il la sentait si malheureuse, il frémissait d'une fraternelle tendresse devant ce christianisme pitoyable, l'humilité, l'ignorance, la pauvreté avec ses haillons, la maladie avec ses plaies et son odeur fétide, tout ce bas petit peuple des souffrants, à l'hôpital, au couvent, dans les bouges, et la vermine, et la saleté, et la laideur, et l'imbécillité des faces, une immense protestation contre la santé, contre la vie, contre la nature, au nom triomphal de la justice, de l'égalité et de la bonté. Non, non! il ne fallait désespérer personne, il fallait tolérer Lourdes, ainsi qu'on tolère le mensonge qui aide à vivre. Et, comme il l'avait dit dans la chambre de Bernadette, elle restait la martyre, elle lui révélait la seule religion dont son cœur fût encore plein, la religion de la souffrance humaine. Ah! être bon, panser tous les maux, endormir la douleur dans un rêve, mentir même pour que personne ne souffre plus!

À toute vapeur on traversa un village, et Pierre aperçut confusément une église, au milieu de grands pommiers. Tous les pèlerins du wagon se signèrent. Mais lui, maintenant, était envahi d'une inquiétude, des scrupules rendaient sa rêverie anxieuse. Cette religion de la souffrance humaine, ce rachat par la souffrance, n'était-ce pas encore un leurre, une aggravation continue de la douleur et de la misère? Il est lâche et dangereux de laisser vivre la superstition. La tolérer, l'accepter, c'est recommencer éternellement les siècles mauvais. Elle affaiblit, elle abêtit, les tares dévotes que l'hérédité lègue font des générations humiliées et craintives, des peuples dégénérés et dociles, toute une proie aisée aux puissants de ce monde. On exploite les peuples, on les vole, on les mange, quand ils ont mis l'effort de leur volonté dans la seule conquête de l'autre vie. Dès lors ne vaudrait-il pas mieux avoir tout de suite l'audace d'opérer l'humanité brutalement, en fermant les Grottes miraculeuses où elle va sangloter, et de lui rendre ainsi le courage de vivre la vie réelle, même dans les larmes? Et c'était comme la prière, ce flot de prières incessantes qui montait de Lourdes, dont la supplication sans fin l'avait baigné et attendri: n'était-ce autre chose qu'un bercement puéril, un abâtardissement de toutes les énergies? La volonté s'y endormait, l'être s'y dissolvait, y prenait la vie, l'action en dégoût. À quoi bon vouloir, à quoi bon agir, lorsqu'on s'en remet totalement au caprice d'une toute-puissance inconnue? D'autre part, quelle étrange chose que ce désir fou de prodiges, ce besoin de pousser Dieu à transgresser les lois de la nature qu'il a établies lui-même, dans son infinie sagesse! Il y avait évidemment là péril et déraison, il n'aurait fallu développer, chez l'homme et surtout chez l'enfant, que l'habitude de l'effort personnel et le courage de la vérité, au risque d'y perdre l'illusion, la divine consolatrice.

Alors, toute une grande clarté monta, éblouit Pierre. Il était la raison, il protestait contre la glorification de l'absurde et la déchéance du sens commun. Ah! la raison, il souffrait par elle, il n'était heureux que par elle. Comme il l'avait dit au docteur Chassaigne, il ne brûlait que de l'envie de la contenter toujours davantage, quitte à y laisser le bonheur. C'était elle, il le comprenait bien maintenant, c'était elle dont la continuelle révolte, à la Grotte, à la Basilique, dans Lourdes entier, l'avait empêché de croire. Il n'avait pu la tuer, s'humilier et s'anéantir, ainsi que son vieil ami, le grand vieillard foudroyé, à la sénilité douloureuse, redevenu enfant dans le désastre de son cœur. Elle était sa maîtresse souveraine, elle le tenait debout, même au milieu des obscurités et des avortements de la science. Quand il ne s'expliquait pas une chose, elle lui soufflait: «Il y a certainement une explication naturelle qui m'échappe.» Il répétait qu'on ne saurait avoir sainement un idéal, en dehors de la marche à l'inconnu pour le connaître, de la victoire lente de la raison, au travers des misères du corps et de l'intelligence. Lui, prêtre, était capable de ravager sa vie pour tenir son serment, dans le combat de sa double hérédité, son père tout cerveau, sa mère toute foi. Il avait eu la force de mater la chair, de renoncer à la femme, mais il sentait bien que son père l'emportait définitivement, car le sacrifice de sa raison lui était désormais impossible: il n'y renoncerait pas, il ne la materait pas. Non, non! la souffrance humaine elle-même, la souffrance sacrée des pauvres ne devait pas être un obstacle, une nécessité d'ignorance et de folie. La raison avant tout, il n'y avait de salut que dans la raison. Si, baigné de larmes, amolli par tant de maux, il avait dit à Lourdes qu'il suffisait de pleurer et d'aimer, il s'était trompé dangereusement. La pitié n'était qu'un expédient commode. Il fallait vivre, il fallait agir, il fallait que la raison combattît la souffrance, à moins qu'on ne voulût l'éterniser.

Mais, de nouveau, dans la fuite rapide de la campagne, une église apparut, cette fois au bord du ciel, sur une colline, quelque chapelle votive, que surmontait une haute statue de la sainte Vierge. Et, une fois de plus, tous les pèlerins firent le signe de la croix. Et la rêverie de Pierre s'égara encore, un autre flot de réflexions le rendit à son angoisse. Quel était donc cet impérieux besoin d'au-delà qui torturait l'humanité souffrante? D'où venait-il? Pourquoi voulait-on de l'égalité, de la justice, lorsque ces choses semblaient absentes de l'impassible nature? L'homme les avait mises dans l'inconnu du mystère, dans le surnaturel des paradis religieux, et là il contentait son ardente soif. Toujours la soif inextinguible du bonheur l'avait brûlé, toujours elle le brûlerait. Si les pères de la Grotte faisaient de si glorieuses affaires, c'était qu'ils vendaient du divin. Cette soif du divin, que rien n'a pu étancher au travers des siècles, semblait renaître avec une violence nouvelle, au bout de notre siècle de science. Lourdes était l'exemple éclatant, indéniable, que jamais peut-être l'homme ne pourrait se passer du rêve d'un Dieu souverain, rétablissant l'égalité, refaisant du bonheur, à coups de miracles. Quand l'homme a touché le fond du malheur de vivre, il en revient à l'illusion divine; et l'origine de toutes les religions est là, l'homme faible et nu n'ayant pas la force de vivre sa misère terrestre sans l'éternel mensonge d'un paradis. Aujourd'hui l'expérience était faite, rien que la science ne semblait pouvoir suffire, et on allait être forcé de laisser une porte ouverte sur le mystère.

Brusquement, le mot sonna dans le crâne de Pierre profondément absorbé. Une religion nouvelle! Cette porte qu'il fallait laisser ouverte sur le mystère, c'était en somme une religion nouvelle. Opérer brutalement l'humanité de son rêve, lui enlever de force le merveilleux dont elle a besoin autant que de pain pour vivre, ce serait la tuer peut-être. Aurait-elle jamais le courage philosophique de la vie telle qu'elle est, vécue pour elle-même, sans l'idée future des peines et des récompenses? Il semblait bien que des siècles passeraient avant qu'une société assez sage pût vivre honnêtement, sans la police morale d'un culte quelconque, sans la consolation d'une égalité et d'une justice surhumaines. Oui! une religion nouvelle, cela éclatait, cela retentissait en lui, comme le cri même des peuples, le besoin avide et désespéré de l'âme moderne. La consolation, l'espoir que le catholicisme avait apportés au monde semblait épuisé, après dix-huit siècles d'histoire, tant de larmes, tant de sang, tant d'agitations vaines et barbares. C'était une illusion qui s'en allait, et il fallait au moins changer d'illusion. Si, jadis, on s'était jeté dans le paradis chrétien, cela venait de ce qu'il s'ouvrait alors comme la jeune espérance. Une religion nouvelle, une espérance nouvelle, un paradis nouveau, oui! le monde en avait soif, dans le malaise où il se débattait. Et le père Fourcade le sentait bien, il ne voulait pas dire autre chose, lorsqu'il s'inquiétait, suppliant qu'on amenât à Lourdes le peuple des grandes villes, la masse profonde du petit peuple qui fait la nation. Cent mille, deux cent mille pèlerins par an, à Lourdes, ce n'était encore que le grain de sable. Il aurait fallu le peuple, le peuple tout entier. Mais le peuple a déserté les églises à jamais, il ne met même plus son âme dans les saintes Vierges qu'il fabrique, rien désormais ne saurait lui rendre la foi perdue. Une démocratie catholique, ah! l'histoire recommencerait. Seulement, était-ce possible, cette création d'un nouveau peuple chrétien? et n'aurait-il pas fallu la venue d'un nouveau Sauveur, le souffle prodigieux d'un autre Messie?

Cela sonnait toujours, grandissait comme une volée de cloche, dans la songerie de Pierre. Une religion nouvelle! une religion nouvelle! Il la faudrait sans doute plus près de la vie, faisant à la terre une part plus large, s'accommodant des vérités conquises. Et surtout une religion qui ne fût pas un appétit de la mort, Bernadette ne vivant que pour mourir, le docteur Chassaigne aspirant à la tombe comme à l'unique bonheur, tout cet abandon spiritualiste était une désorganisation continue de la volonté de vivre. Au bout, il y avait la haine de la vie, le dégoût et la paralysie de l'action. Toute religion, il est vrai, n'est qu'une promesse d'immortalité, un embellissement de l'au-delà, le jardin enchanté du lendemain de la mort. Une religion nouvelle pourrait-elle jamais mettre sur la terre ce jardin de l'éternel bonheur? Où donc était la formule, où donc était le dogme qui comblerait l'espoir des hommes d'aujourd'hui? Quelle croyance semer pour qu'elle poussât en une moisson de force et de paix? Comment féconder le doute universel pour qu'il accouchât d'une nouvelle foi, et quelle sorte d'illusion, quel mensonge divin pouvait germer encore dans la terre contemporaine, ravagée de toutes parts, défoncée par un siècle de science?

À ce moment, sans transition apparente, sur le fond trouble de ses pensées, Pierre vit s'évoquer la figure de son frère Guillaume. Il n'en fut pas surpris pourtant, un lien secret devait l'amener. Comme ils s'étaient aimés autrefois, et quel bon frère, ce grand frère si droit et si doux! Désormais, la rupture était complète, il ne le revoyait plus, depuis qu'il s'était cloîtré dans ses études de chimiste, habitant en sauvage une petite maison de faubourg, avec une maîtresse et deux grands chiens. Puis, sa rêverie tourna encore, il songea à ce procès dans lequel on avait prononcé le nom de Guillaume, soupçonné d'avoir des amitiés compromettantes parmi les révolutionnaires les plus violents. On racontait qu'à la suite de longues recherches, il venait de découvrir la formule d'un explosif terrible, dont une livre seulement aurait fait sauter une cathédrale. Et Pierre, maintenant, songeait à ces anarchistes qui voulaient renouveler et sauver le monde en le détruisant. Ce n'étaient que des rêveurs, et des rêveurs atroces, mais des rêveurs comme les innocents pèlerins, dont il avait vu le troupeau extatique agenouillé devant la Grotte. Si les anarchistes, les socialistes extrêmes demandaient violemment l'égalité dans la richesse, la mise en commun des jouissances de ce monde, les pèlerins réclamaient avec des larmes l'égalité dans la santé, le partage équitable de la paix morale et physique. Ceux-ci comptaient sur le miracle, les autres s'adressaient à l'action brutale. Au fond, c'était le même rêve exaspéré de fraternité et de justice, l'éternel besoin du bonheur, plus de pauvres, plus de malades, tous heureux. Anciennement, les premiers chrétiens n'ont-ils pas été des révolutionnaires redoutables pour le monde païen, qu'ils menaçaient, et qu'ils ont en effet détruit? Eux qu'on a persécutés, qu'on a tâché d'exterminer, sont aujourd'hui inoffensifs, parce qu'ils sont devenus le passé. L'avenir effrayant, c'est toujours l'homme qui rêve la société future, c'est aujourd'hui l'affolé de rénovation sociale qui fait le grand rêve noir de tout purifier par la flamme des incendies. Cela était monstrueux. Qui savait pourtant? là était peut-être le monde rajeuni de demain.

Et, perdu, incertain, Pierre, dans son horreur de la violence, faisait cause commune avec la vieille société qui se défendait, sans pouvoir dire d'où viendrait le Messie de douceur, aux mains duquel il aurait voulu remettre la pauvre humanité malade. Une religion nouvelle, oui! une religion nouvelle. Mais il n'est pas facile d'en inventer une, il ne savait comment conclure, entre l'antique foi qui était morte et la jeune foi de demain encore à naître. Lui, désolé, n'était sûr que de tenir son serment, prêtre sans croyance veillant sur la croyance des autres, faisant chastement, honnêtement son métier, dans la tristesse hautaine de n'avoir pu renoncer à sa raison, comme il avait renoncé à sa chair. Et il attendrait.

Mais le train roula parmi de grands parcs, la locomotive siffla longuement, toute une fanfare d'allégresse, qui tira Pierre de ses réflexions. Autour de lui, le wagon s'émotionnait, s'agitait. On venait de quitter Juvisy, c'était Paris enfin, dans une demi-heure à peine. Et chacun rangeait ses affaires, les Sabathier refaisaient leurs petits paquets, Élise Rouquet donnait un dernier coup d'œil à son miroir. Un instant, madame de Jonquière s'inquiéta de la Grivotte, décida de la faire conduire directement à un hôpital, dans l'état pitoyable où elle était; tandis que Marie tâchait de tirer madame Vincent de la torpeur dont elle semblait ne pas vouloir sortir. Il fallut réveiller M. de Guersaint, qui avait fait un bout de sieste. Et, sœur Hyacinthe ayant tapé dans ses mains, tout la wagon entonna le Te Deum, le cantique d'actions de grâces: «Te Deum laudamus, te Dominum confitemur...» Les voix montaient au milieu d'une ferveur dernière, toutes ces âmes brûlantes remerciaient Dieu de l'admirable voyage, des faveurs merveilleuses dont il les avait comblées et dont il les comblerait encore.

Les fortifications. Dans le grand ciel pur, d'une sérénité chaude, le soleil de deux heures descendait lentement. Au-dessus de Paris immense, des fumées lointaines, des fumées rousses s'élevaient en nuées légères, une haleine épaisse et volante de colosse au travail. C'était Paris dans sa forge, Paris avec ses passions, ses combats, son tonnerre toujours grondant, sa vie ardente toujours en enfantement de la vie de demain. Et le train blanc, le train lamentable de toutes les misères et de toutes les douleurs, y rentrait à grande vitesse, en sonnant plus haut la fanfare déchirante de ses coups de sifflet. Les cinq cents pèlerins, les trois cents malades allaient s'y perdre et retomber sur le dur pavé de leur existence, au sortir du rêve prodigieux qu'ils venaient de faire, jusqu'au jour où le besoin consolateur d'un rêve nouveau les forcerait à recommencer l'éternel pèlerinage du mystère et de l'oubli.

Ah! tristes hommes, pauvre humanité malade, affamée d'illusion, qui, dans la lassitude de ce siècle finissant, éperdue et meurtrie d'avoir acquis goulûment trop de science, se croit abandonnée des médecins de l'âme et du corps, en grand danger de succomber au mal incurable, et retourne en arrière, et demande le miracle de sa guérison aux Lourdes mystiques d'un passé mort à jamais! Là-bas, Bernadette, le nouveau Messie de la souffrance, si touchante dans sa réalité humaine, est la leçon terrible, l'holocauste retranché du monde, la victime condamnée à l'abandon, à la solitude et à la mort, frappée de la déchéance de n'avoir pas été femme, ni épouse ni mère, parce qu'elle avait vu la sainte Vierge.


FIN


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14673.—Imprimeries réunies, rue Mignon, 2, Paris.


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