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Lourdes

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QUATRIÈME JOURNÉE

I

À l'hôpital de Notre-Dame des Douleurs, ce matin-là, Marie était restée assise sur son lit, le dos appuyé contre des oreillers. Ayant passé la nuit entière à la Grotte, elle avait refusé de s'y laisser conduire. Et, comme madame de Jonquière s'était approchée pour relever un des oreillers qui glissait, elle lui demanda:

—Quel jour sommes-nous donc, madame?

—Lundi, ma chère enfant.

—Ah! c'est vrai. On ne sait plus comment on vit n'est-ce pas?... Et puis, je suis si heureuse! C'est aujourd'hui que la sainte Vierge va me guérir.

Elle souriait divinement, d'un air de rêveuse éveillée, les yeux perdus, si absente, si absorbée dans l'idée fixe, qu'elle ne voyait, au loin, que la certitude de son espoir. Et la salle Sainte-Honorine venait de se vider autour d'elle, toutes les malades étaient parties à la Grotte, il ne restait là, dans le lit voisin, que madame Vêtu, agonisante. Mais elle ne l'apercevait même pas, elle était ravie de la paix brusque qui s'était faite. On avait ouvert une des fenêtres sur la cour, le soleil de la radieuse matinée entrait en un large rayon, dont la poussière d'or, précisément, dansait sur son drap, baignant ses mains pâles. Cela était si bon, cette salle lugubre la nuit, avec son entassement de grabats douloureux, sa puanteur, ses gémissements de cauchemar, tout d'un coup ensoleillée ainsi, et rafraîchie par l'air matinal, et tombée à une telle douceur de silence!

—Pourquoi n'essayez-vous pas de dormir un peu? reprit maternellement madame de Jonquière. Vous devez être brisée, de toute une nuit de veille.

Marie parut surprise, si légère, si envolée, qu'elle ne sentait plus ses membres.

—Mais je ne suis pas fatiguée du tout, je n'ai pas sommeil... Dormir, oh! non, cela serait trop triste, je ne saurais plus que je vais être guérie.

Cela fit rire la directrice.

—Alors, pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'on vous menât à la Grotte? Vous allez vous ennuyer dans ce lit, toute seule.

—Je ne suis pas seule, madame, je suis avec elle.

Elle joignait les mains, en son extase, tandis que s'évoquait sa vision.

—Vous savez que, cette nuit, je l'ai vue qui inclinait la tête, en me souriant... J'ai bien compris, j'ai bien entendu sa voix, sans qu'elle ouvrît les lèvres. À quatre heures, lorsque passera le Saint-Sacrement, je serai guérie.

Madame de Jonquière voulut la calmer, un peu inquiète de cette sorte de somnambulisme où elle la voyait. Mais la malade répétait:

—Non, non, je ne suis pas plus mal, j'attends... Seulement, vous comprenez, madame, je n'ai pas besoin d'aller ce matin à la Grotte, puisque le rendez-vous qu'elle m'a donné est pour quatre heures.

Et elle ajouta plus bas:

—À trois heures et demie, Pierre viendra me chercher... À quatre heures, je serai guérie.

Le soleil, lentement, montait le long de ses bras nus, si transparents, d'une délicatesse maladive; tandis que ses admirables cheveux blonds, glissés sur ses épaules, semblaient un ruissellement même de l'astre, qui l'enveloppait toute. Un chant d'oiseau vint de la cour, le silence frissonnant de la salle en fut égayé. Quelque enfant, qu'on ne voyait pas, devait jouer par là, car des rires légers par moments s'élevaient aussi, dans l'air tiède, d'une tranquillité délicieuse.

—Allons, conclut madame de Jonquière, ne dormez pas, puisque vous n'avez pas sommeil. Seulement, restez bien sage, ça vous reposera tout de même.

Mais, dans le lit voisin, madame Vêtu se mourait. On n'avait point osé la mener à la Grotte, par crainte de la voir passer en route. Depuis un instant, elle avait les yeux fermés, et sœur Hyacinthe qui l'examinait, appela d'un geste madame Désagneaux, pour lui dire sa mauvaise impression. Toutes les deux, maintenant, penchées au-dessus de la moribonde, l'épiaient avec une inquiétude croissante. Le masque avait jauni encore, couleur de boue; les orbites s'étaient creusées, les lèvres semblaient s'amincir; et le râle surtout, le râle commençait, un souffle lent et pestilentiel, empoisonné par le cancer qui achevait de dévorer l'estomac. Brusquement, elle souleva les paupières, elle s'effraya, en apercevant ces deux visages penchés sur le sien. Est-ce que sa mort était prochaine, qu'on la regardait ainsi? Une tristesse immense parut dans ses yeux, un regret désespéré de la vie. Cela n'allait pas jusqu'à la révolte violente, car elle n'avait plus la force de se débattre; mais quel affreux sort, quitter sa boutique, quitter ses habitudes, son mari, pour venir mourir si loin! braver le supplice abominable d'un tel voyage, prier le jour, prier la nuit, et ne pas être exaucée, et mourir, lorsque d'autres guérissaient!

Elle ne put que bégayer:

—Ah! que je souffre, ah! que je souffre... Je vous en supplie, faites quelque chose, faites au moins que je ne souffre plus.

La petite madame Désagneaux, avec son joli visage de lait, noyé dans l'ébouriffement de ses cheveux blonds, était bouleversée. Elle n'avait pas l'habitude des agonies, elle aurait donné la moitié de son cœur, comme elle le disait, pour sauver cette pauvre femme. Et elle se releva, elle prit à partie sœur Hyacinthe, touchée aux larmes elle aussi, mais résignée déjà au salut par une bonne mort. Est-ce que vraiment il n'y avait rien à faire? est-ce qu'on ne pouvait pas tenter quelque chose, ainsi que la mourante le demandait? Le matin même, deux heures plus tôt, l'abbé Judaine était venu l'administrer, en lui donnant la communion. Elle avait le secours du ciel, c'était le seul sur lequel elle pût compter, puisque, depuis longtemps, elle n'attendait plus rien des hommes.

—Non, non! il faut nous remuer, s'écria madame Désagneaux.

Et elle alla chercher madame de Jonquière, près du lit de Marie.

—Entendez-vous, madame, cette malheureuse qui souffre? Sœur Hyacinthe prétend qu'elle n'en a plus que pour quelques heures. Mais nous ne pouvons la laisser gémir ainsi... Il y a des choses pour calmer. Ce jeune médecin qui est ici, pourquoi ne pas le faire venir?

—Certainement, répondit la directrice. Tout de suite!

On ne pensait jamais au médecin, dans les salles. L'idée n'en venait à ces dames qu'au moment des crises terribles, lorsqu'une de leurs malades hurlait de douleur.

Sœur Hyacinthe elle-même, étonnée de n'avoir pas songé à Ferrand, qu'elle savait dans une pièce voisine, demanda:

—Voulez-vous, madame, que j'aille chercher monsieur Ferrand?

—Mais sans doute! ramenez-le vite.

Et, lorsque la sœur fut partie, madame de Jonquière se fit aider par madame Désagneaux, pour relever un peu la tête de la moribonde, pensant que cela la soulagerait. Ces dames se trouvaient justement seules, ce matin-là, toutes les autres dames hospitalières étant allées à leurs affaires ou à leurs dévotions. Au fond de la grande salle vide, d'une paix si douce, où le soleil mettait son tiède frisson, on n'entendait toujours, par moments, que les rires légers de l'enfant qu'on ne voyait pas.

—Est-ce que c'est Sophie qui fait tout ce bruit? dit soudain la directrice, un peu énervée, dans le gros ennui de la catastrophe qu'elle prévoyait.

Elle marcha vivement, alla jusqu'au bout de la salle; et c'était en effet Sophie Couteau, la petite miraculée de l'année précédente, assise par terre, derrière un lit, qui, malgré ses quatorze ans, s'amusait à faire une poupée avec des chiffons. Elle lui parlait, elle était si heureuse, si perdue dans son jeu, qu'elle en riait d'aise.

—Tenez-vous droite, mademoiselle! Dansez un peu la polka, pour voir! Une! deux! dansez, tournez, embrassez celle que vous voudrez!

Mais madame de Jonquière arrivait.

—Ma petite fille, nous avons là une de nos malades qui souffre beaucoup et qui est au plus mal... Il ne faut pas rire si fort.

—Ah! madame, je ne savais pas.

Elle s'était relevée, elle gardait sa poupée à la main, devenue très sérieuse.

—Madame, est-ce qu'elle va mourir?

—J'en ai peur, ma pauvre enfant.

Alors, Sophie ne souffla plus. Elle avait suivi la directrice, elle s'était assise sur un lit voisin; et, de ses grands yeux, avec une curiosité ardente, sans peur aucune, elle regardait madame Vêtu agoniser. Nerveuse, madame Désagneaux s'impatientait de ne pas voir le médecin venir; tandis que Marie, extasiée, ensoleillée, semblait rester étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle, dans l'attente ravie du miracle.

Sœur Hyacinthe n'avait pas trouvé Ferrand, dans la petite pièce où il se tenait d'habitude, près de la lingerie; et elle le cherchait par toute la maison. Depuis deux jours, le jeune médecin s'effarait de plus en plus, au milieu de ce singulier hôpital, où l'on ne réclamait jamais son aide que pour des agonies. La petite boîte de pharmacie qu'il avait apportée, se trouvait même inutile; car il ne fallait pas songer à instituer un traitement quelconque, puisque les malades n'étaient pas là pour se soigner, mais simplement pour guérir, dans le coup de foudre d'un prodige; aussi ne distribuait-il guère que des pilules d'opium, qui endormaient les trop grosses souffrances. Il avait eu la stupeur d'assister à une tournée du docteur Bonamy, au travers des salles. C'était une simple promenade, le médecin venait en curieux, ne s'intéressait pas aux malades, qu'il n'examinait ni n'interrogeait. Il se préoccupait uniquement des prétendues guérisons, s'arrêtait devant les femmes qu'il reconnaissait pour les avoir vues à son bureau, où les miracles étaient constatés. Une d'entre elles avait trois maladies; et la sainte Vierge, jusque-là, n'avait daigné en guérir qu'une; mais on avait bon espoir pour les deux autres. Parfois, une malheureuse, guérie la veille, questionnée sur son état, répondait que les douleurs étaient revenues, ce qui n'entamait point la sérénité du docteur, toujours conciliant, s'en remettant au ciel pour achever ce que le ciel avait commencé. Quand il y avait un commencement de santé meilleure, n'était-ce pas déjà bien beau? Aussi était-ce son mot habituel: il y a un commencement, patientez! Mais ce qu'il redoutait surtout, c'étaient les obsessions des dames directrices, qui toutes auraient voulu le retenir, pour lui montrer des sujets extraordinaires. Chacune avait la vanité de compter, dans son service, les maladies les plus graves, des cas exceptionnels, affreux; de sorte qu'elle brûlait de les faire constater, afin d'en triompher ensuite. Celle-ci l'arrêtait par le bras, lui affirmait qu'elle croyait bien avoir une lèpre. Celle-là le suppliait, lui parlait d'une jeune fille dont les reins étaient couverts d'écailles de poisson. Une troisième chuchotait à son oreille, lui donnait des détails épouvantables sur une dame mariée, du meilleur monde. Il s'échappait, refusait d'en visiter une seule, finissait par promettre de revenir, plus tard, quand il aurait le temps. Comme il le disait, si l'on avait écouté ces dames, la journée se serait passée à donner des consultations inutiles. Puis, tout d'un coup, il s'arrêtait devant une miraculée, appelait Ferrand d'un signe, en s'écriant: «Ah! voici une guérison intéressante!» Et Ferrand, ahuri, devait l'entendre reconstituer la maladie, qui avait totalement disparu, à la première immersion dans la piscine.

Enfin, l'abbé Judaine qu'elle rencontra, apprit à sœur Hyacinthe qu'on venait d'appeler le jeune médecin à la salle des ménages. C'était la quatrième fois qu'il y descendait, pour le frère Isidore, dont les tortures ne cessaient pas. Il ne pouvait que le bourrer d'opium. Dans son martyre, le frère demandait seulement à être calmé un peu, afin de trouver la force de se rendre, l'après-midi encore, à la Grotte, où il n'avait pu aller le matin. Mais la douleur augmentait, il perdit connaissance.

Lorsque la sœur entra, elle trouva le médecin assis au chevet du missionnaire.

—Monsieur Ferrand, montez vite avec moi à la salle Sainte-Honorine, où nous avons une malade en train de mourir.

Il lui avait souri, il ne la voyait jamais sans être égayé et réconforté.

—Je vais avec vous, ma sœur. Mais une minute, n'est-ce pas? Je voudrais ranimer ce malheureux.

Elle prit patience, elle se rendit utile. La salle des ménages, au rez-de-chaussée, était elle aussi tout ensoleillée, baignée d'air par ses trois grandes fenêtres, qui donnaient sur un étroit jardin. Seul avec le frère Isidore, M. Sabathier était resté au lit, ce matin-là, pour se reposer un peu, pendant que madame Sabathier, profitant de l'occasion, allait faire quelques achats, des médailles et des images, destinées à des cadeaux. Béatement assis sur son séant, le dos appuyé contre des coussins, il roulait entre ses doigts les grains d'un chapelet; mais il ne priait plus, il continuait par une sorte de distraction machinale, les yeux sur son voisin, dont il suivait la crise avec un intérêt douloureux.

—Ah! ma sœur, dit-il à sœur Hyacinthe, qui s'était approchée, ce pauvre frère, il m'emplit d'admiration. Hier, j'ai douté un instant de la sainte Vierge, en voyant qu'elle ne daignait pas m'entendre, depuis sept ans que je viens ici; et c'est l'exemple de ce martyr, si résigné dans sa torture, qui m'a fait honte de mon peu de foi... Vous ne vous doutez pas de ce qu'il souffre, et il faut le voir devant la Grotte, avec ses yeux brûlants d'une espérance sublime!... C'est vraiment très beau. Je ne connais, au Louvre, qu'un tableau d'un maître italien inconnu, où il y ait une tête de moine divinisée par une foi pareille.

L'intellectuel reparaissait, l'ancien universitaire nourri de littérature et d'art, chez ce foudroyé de la vie, qui avait voulu se faire hospitaliser, n'être plus qu'un pauvre, pour toucher le ciel. Il eut un retour sur lui-même, il ajouta, dans la ténacité de son espoir, que l'inutilité de sept voyages à Lourdes n'avait pu abattre:

—Enfin, j'ai encore l'après-midi, puisque nous ne partons que demain. L'eau est bien froide, mais je me ferai tremper une dernière fois; et, depuis ce matin, je prie, je demande pardon de ma révolte d'hier... N'est-ce pas? ma sœur, il suffit à la sainte Vierge d'une seconde, quand elle veut bien guérir un de ses enfants... Que sa volonté soit faite et que son nom soit béni!

Il s'était remis à dire les Ave et les Pater, en roulant les grains du chapelet d'une main plus lente, tandis que ses paupières se fermaient à demi, dans sa face molle, où revenait une expression d'enfance, depuis tant d'années qu'il était comme retranché du monde.

Mais Ferrand avait appelé d'un signe Marthe, la sœur du frère Isidore. Elle était là, debout au pied du lit, les bras ballants, regardant le moribond qu'elle adorait, sans une larme, avec sa résignation de pauvre fille, à la cervelle étroite. Elle n'était qu'un chien dévoué, elle avait suivi son frère, dépensant ses quatre sous d'économies, ne servant à rien qu'à le voir souffrir. Aussi, quand le médecin lui dit de prendre dans ses bras le malade et de le soulever un peu, fut-elle bien heureuse d'être enfin utile à quelque chose. Sa face épaisse et morne, tachée de rousseurs, s'éclaira.

—Tenez-le, pendant que je vais tâcher de lui faire prendre ceci.

Elle le souleva, et Ferrand parvint, avec une petite cuiller, à introduire, entre ses dents serrées, quelques gouttes de liquide. Presque aussitôt le malade rouvrit les yeux, soupira profondément. Il était plus calme, l'opium faisait son effet, endormait la douleur qu'il sentait dans son flanc droit, comme un fer rouge. Mais il restait si faible, que, lorsqu'il voulut parler, on dut approcher l'oreille de sa bouche, pour entendre.

D'un petit geste de la main, il avait prié Ferrand de se pencher.

—Monsieur, vous êtes le médecin, n'est-ce pas? Donnez-moi des forces pour que j'aille encore à la Grotte, cette après-midi... Je suis certain que, si je puis y aller, la sainte Vierge me guérira.

—Mais, certainement, vous irez, répondit le jeune homme. Est-ce que vous ne vous sentez pas beaucoup mieux?

—Oh! beaucoup mieux, non!... Je sais très bien ce que j'ai, parce que j'ai vu mourir plusieurs de nos frères, là-bas, au Sénégal. Quand le foie est pris, et que l'abcès se fait jour au dehors, c'est fini. Les sueurs arrivent, la fièvre, le délire... Mais la sainte Vierge touchera le mal de son petit doigt, et il sera guéri. Oh! je vous en supplie tous, qu'on me porte à la Grotte, même si je n'ai plus ma connaissance!

Sœur Hyacinthe, elle aussi, était venue se pencher.

—Soyez sans crainte, mon cher frère. Vous irez à la Grotte après le déjeuner, et nous prierons tous pour vous.

Enfin, elle put emmener Ferrand, désespérée de ces retards, très inquiète de madame Vêtu. Cependant, le sort du frère l'apitoyait; et, tout en montant, elle questionnait le médecin, lui demandait s'il n'y avait vraiment plus d'espérance. Celui-ci eut un geste d'absolue condamnation. C'était folie que de venir à Lourdes dans un état pareil.

Il se reprit, avec un sourire.

—Je vous demande pardon, ma sœur. Vous savez que j'ai le malheur de ne pas croire.

Mais elle sourit à son tour, indulgente, en amie qui tolère les imperfections de ceux qu'elle aime.

—Oh! ça ne fait rien, je vous connais, vous êtes quand même un brave garçon... Et puis, nous voyons tant de monde, nous allons chez de tels païens, que nous aurions fort à faire, de nous scandaliser.

En haut, dans la salle Sainte-Honorine, ils trouvèrent madame Vêtu gémissant toujours, en proie à des souffrances intolérables. Près du lit, madame de Jonquière et madame Désagneaux étaient restées, pâlissantes, bouleversées d'entendre ce cri de mort qui ne cessait plus. Et, lorsqu'elles eurent questionné Ferrand, à voix basse, il répondit simplement d'un léger haussement d'épaules: c'était une femme perdue, il n'y avait plus là qu'une question d'heures, de minutes peut-être. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de la stupéfier, elle aussi, pour lui faciliter l'atroce agonie qu'il prévoyait. Elle le regardait, elle gardait encore sa connaissance, très obéissante d'ailleurs, ne refusant aucun médicament. Comme les autres, elle n'avait plus qu'un ardent désir, celui de retourner à la Grotte.

Elle le balbutia, d'une voix d'enfant qui tremble de n'être pas écoutée.

—À la Grotte, n'est-ce pas? à la Grotte...

—On va vous y porter tout à l'heure, je vous le promets, dit sœur Hyacinthe. Seulement, il faut être sage. Tâchez de dormir un peu, pour prendre des forces.

La malade parut s'assoupir, et madame de Jonquière crut pouvoir emmener madame Désagneaux à l'autre bout de la salle, où elles se mirent à compter du linge, toute une comptabilité dans laquelle elles ne se retrouvaient pas, des serviettes ayant disparu. Sophie n'avait pas bougé, assise sur le lit d'en face. Elle venait de poser sa poupée sur ses genoux, attendant que la dame mourût, puisqu'on lui avait dit qu'elle allait mourir.

D'ailleurs, sœur Hyacinthe était demeurée près de la mourante; et, ne voulant pas perdre son temps, elle avait pris une aiguille et du fil, pour raccommoder le corsage d'une de ses malades, que l'usure faisait craquer aux manches.

—Vous restez un moment avec nous, n'est-ce pas? demanda-t-elle à Ferrand.

Celui-ci continuait à étudier madame Vêtu.

—Oui, oui... Elle peut être emportée d'une minute à l'autre. Je crains une hémorragie.

Puis, ayant aperçu Marie dans le lit voisin, baissant la voix:

—Comment va-t-elle? A-t-elle éprouvé un soulagement?

—Non, pas encore. Ah! la chère enfant, nous faisons tous pour elle des vœux bien sincères! Si jeune, si charmante et si affligée!... Regardez-la donc en ce moment. Est-elle jolie! On dirait une sainte, dans tout ce soleil, avec ses grands yeux d'extase et sa chevelure d'or, qui luit pareille à une auréole.

Ferrand, intéressé, l'examina un instant. Elle le surprenait par son air d'absence, son insouciance de tout ce qui l'entourait, l'ardente foi, l'ardente joie intérieure qui la repliaient sur elle-même.

—Elle guérira, murmura-t-il, comme s'il eût porté tout bas un pronostic. Elle guérira.

Puis, il se rapprocha de sœur Hyacinthe, qui s'était assise dans l'embrasure de la haute fenêtre, grande ouverte à l'air tiède de la cour. Le soleil commençait à tourner, ne glissait plus qu'en une étroite barre d'or sur la coiffe blanche et la guimpe blanche. Et lui demeura debout devant elle, à la regarder coudre, adossé contre la barre d'appui.

—Vous savez, ma sœur, que ce voyage à Lourdes, dont j'ai accepté la corvée pour rendre service à un ami, va être un des rares bonheurs de mon existence.

Elle ne comprit pas, demanda naïvement:

—Comment ça?

—Mais parce que je vous ai retrouvée, parce que je suis ici avec vous, à vous aider un peu dans vos œuvres admirables. Et si vous saviez comme je vous ai de la reconnaissance, comme je vous aime, comme je vous vénère!

Elle leva la tête pour le regarder en face, elle se mit à plaisanter, sans embarras aucun. Elle était délicieuse, avec son teint de lis candide, sa bouche petite et gaie, ses adorables yeux bleus qui souriaient toujours. Et on la sentait si fine, si souple, sans plus de poitrine qu'une fillette, toute poussée en innocence et en dévouement.

—Vous m'aimez tant que ça! pourquoi donc?

—Pourquoi je vous aime?... Vous êtes la créature la meilleure, la plus consolante, la plus fraternelle. Vous êtes, jusqu'ici, dans ma vie, le souvenir le plus profond, le plus doux, celui que j'évoque, lorsque j'ai besoin d'être soutenu et encouragé... Vous ne vous souvenez donc pas du mois que nous avons passé tous les deux, dans ma pauvre chambre, lorsque j'ai été si malade, et que vous m'avez si affectueusement soigné?

—Mais si, mais si!... Même, je n'ai jamais eu de malade si gentil que vous. Tout ce que je vous donnais, vous le preniez; et, quand je vous bordais, après vous avoir changé de linge, vous ne bougiez pas plus qu'un enfant.

Et elle continuait à le regarder, avec son rire ingénu. Il était très beau, très robuste, le nez un peu fort, les yeux superbes, la bouche rouge, sous les moustaches noires, dans tout l'éclat de sa virile jeunesse. Mais elle semblait simplement heureuse de le voir ainsi devant elle, touché aux larmes.

—Ah! ma sœur, je serais mort sans vous. C'est de vous avoir qui m'a guéri.

Alors, tandis qu'ils se regardaient avec cette gaieté attendrie, le mois adorable s'évoqua. Ils n'entendaient plus le râle de madame Vêtu, ils ne voyaient plus la salle encombrée de lits, pareille, dans son désordre, à une ambulance improvisée, après une catastrophe publique. C'était en haut d'une maison noire qu'ils se retrouvaient, dans une mansarde étroite du vieux Paris, où l'air et le jour ne leur arrivaient que par une petite fenêtre, ouverte sur un océan de toitures. Et quel charme d'être seuls, lui terrassé par la fièvre, elle tombée là comme un bon ange, venue tranquillement de son couvent, en camarade qui ne redoutait rien! Elle soignait ainsi les femmes, les enfants, les hommes, au petit bonheur de la rencontre, parfaitement heureuse, pourvu qu'elle se remuât et qu'elle soulageât quelque souffrance, sans que jamais l'idée même de son sexe apparût en elle. Lui, non plus, ne semblait pas s'être douté qu'elle pouvait être une femme, si ce n'était qu'elle avait les mains très douces, la voix caressante, l'approche bienfaisante; et il émanait d'elle, pourtant, toute la tendresse de la mère, toute l'affection de la sœur. Pendant trois semaines, ainsi qu'elle le disait, elle l'avait soigné comme un enfant, le levant et le couchant, lui rendant les soins intimes, sans gêne, sans répugnance, sauvés tous les deux par la pureté sainte de la souffrance et de la charité. Cela se passait au-dessus de la vie. Puis, quand la convalescence était venue, quelle bonne intimité, quels rires de vieux amis! Elle le veillait encore, le grondait, lui donnait des tapes sur les bras, lorsqu'il s'obstinait à les tenir hors de la couverture. Il la regardait faire de petits savonnages dans la cuvette, lui laver une chemise, pour lui éviter les cinq sous du blanchissage. Jamais personne ne montait, ils étaient seuls, à mille lieues du monde, ravis de cette solitude, où s'égayait si fraternellement leur jeunesse.

—Vous souvenez-vous, ma sœur, du matin où j'ai marché pour la première fois? Vous m'avez levé, vous m'avez soutenu, pendant que je trébuchais, maladroit, ne sachant plus me servir de mes jambes... Cela nous faisait rire.

—Oui, oui, vous étiez sauvé, j'étais bien contente.

—Et le jour où vous m'avez apporté des cerises... Je nous vois encore, moi contre mes oreillers, vous assise au bord du lit, avec les cerises entre nous deux, dans un grand papier blanc. Je n'avais pas voulu y toucher, si vous n'en mangiez pas avec moi... Alors, chacun son tour, nous en avons pris une; et le papier s'est vidé, et elles étaient très bonnes.

—Oui, oui, très bonnes... C'était comme pour le sirop de groseilles: vous ne vous décidiez à en prendre, que lorsque j'en prenais moi-même.

Ils riaient plus haut, ces souvenirs les enchantaient. Mais un soupir douloureux de madame Vêtu les ramena à l'heure présente. Il se pencha, jeta un coup d'œil sur la malade, qui n'avait pas bougé. La salle gardait sa grande paix frissonnante, troublée seulement par la voix claire de madame Désagneaux, en train de compter le linge.

Étouffé d'émotion, il reprit, plus bas:

—Ah! ma sœur, je puis vivre cent ans, je puis connaître toutes les joies, toutes les tendresses, jamais je n'aimerai une autre femme comme je vous aime!

Alors, sœur Hyacinthe, sans confusion pourtant, baissa la tête, se remit à coudre. Une imperceptible rougeur avait teinté de rose son teint de lis.

—Moi aussi, monsieur Ferrand, je vous aime bien... Seulement, il ne faut pas me rendre orgueilleuse. J'ai fait pour vous ce que je fais pour tant d'autres. C'est mon métier, à moi, vous savez. Et, là dedans, il n'y a eu qu'une chose d'agréable, c'est que le bon Dieu vous a guéri.

De nouveau, ils furent interrompus. La Grivotte et Élise Rouquet revenaient de la Grotte, avant les autres. Tout de suite, la Grivotte s'accroupit sur son matelas, par terre, au pied du lit de madame Vêtu; et elle tira de sa poche un morceau de pain, qu'elle se mit à dévorer. Ferrand, depuis la veille, s'était intéressé à cette phtisique, qui traversait une si curieuse période d'agitation, prise d'un appétit exagéré, d'un besoin fébrile de mouvement. Mais, à cette minute, le cas d'Élise Rouquet le frappa davantage encore; car il devenait certain maintenant que le lupus, dont la plaie lui mangeait la face, s'était amendé. Elle continuait les lotions à la fontaine miraculeuse, elle sortait justement du bureau des constatations, où le docteur Bonamy avait triomphé. Surpris, Ferrand s'avança, examina cette plaie, pâlie déjà, un peu séchée, qui était loin d'être guérie, mais où commençait tout un travail sourd de guérison. Et le cas lui parut si curieux, qu'il se promit de prendre quelques notes pour un de ses anciens maîtres de l'École, en train d'étudier l'origine nerveuse de certaines maladies de la peau, que détermine un trouble de la nutrition.

—Vous n'avez pas senti de picotements? demanda-t-il.

—Non, non, monsieur. Je me lave et je dis mon chapelet de toute mon âme, voilà tout!

La Grivotte, vaniteuse et jalouse, qui depuis la veille triomphait au milieu des foules, appela le médecin.

—Moi, monsieur, je suis guérie, guérie, guérie complètement!

Il eut un geste amical, en refusant de l'examiner.

—Je sais, ma fille. Vous n'avez plus rien du tout.

Mais, à ce moment, sœur Hyacinthe le rappela. Elle venait de lâcher sa couture, en voyant madame Vêtu se soulever, dans une nausée atroce. Malgré sa hâte, elle n'eut pas le temps d'arriver avec la cuvette: la malade avait rendu encore un flot de déjections noires, pareilles à de la suie; et, cette fois, du sang s'y trouvait mêlé, des filets de sang violâtre. C'était l'hémorragie, la fin prochaine que Ferrand redoutait.

—Prévenez madame la directrice, dit-il à demi-voix, en s'installant, pour rester lui-même près du lit.

Sœur Hyacinthe courut chercher madame de Jonquière. Le linge était compté, et elle la trouva en grande conversation avec sa fille Raymonde, à l'écart, pendant que madame Désagneaux se lavait les mains.

Raymonde venait de s'échapper un instant du réfectoire, où elle se trouvait de service. C'était, pour elle, la corvée la plus rude: cette longue salle étroite, avec ses deux rangées de tables graisseuses, son odeur écœurante de graillon et de misère, lui retournait le cœur. Et elle était montée très vite, profitant de la demi-heure qui lui restait, avant la rentrée des malades. Essoufflée, très rose, les yeux luisants, elle se jeta au cou de sa mère.

—Ah! maman, quel bonheur!... C'est fait!

Étonnée, la tête pleine et bourdonnante de la direction de sa salle, madame de Jonquière ne comprenait pas.

—Quoi donc, mon enfant?

Alors, Raymonde baissa la voix; et, rougissante un peu:

—Mon mariage!

Ce fut le tour de la mère à se réjouir. Une satisfaction vive éclata sur son gras visage de femme mûre, belle et agréable encore. Tout de suite, elle avait revu leur petit logement de la rue Vaneau, où, depuis la mort de son mari, elle élevait si étroitement sa fille, avec les quelques milliers de francs qu'il lui laissait. Le mariage, c'était la vie recommencée, les salons rouverts, la belle situation d'autrefois reconquise.

—Ah! mon enfant, que je suis contente!

Mais une gêne, brusquement, l'embarrasse. Dieu lui était témoin que, depuis trois ans, elle venait à Lourdes par un besoin de charité, pour la seule grande joie de soigner ses chers malades. Peut-être, dans son dévouement, si elle avait fait son examen de conscience, eût-elle trouvé aussi un peu de sa nature autoritaire, qui lui rendait très doux l'exercice du commandement. Et l'espoir de trouver un mari pour sa fille, parmi les jeunes gens de son monde qui pullulaient à la Grotte, ne serait sincèrement arrivé qu'en dernier. Elle y pensait bien, simplement comme à une chose possible, dont elle ne parlait pas.

Cependant, le bonheur lui arracha un aveu.

—Ah! mon enfant, la réussite ne m'étonne pas, je l'avais demandée ce matin à la sainte Vierge.

Puis, elle voulut une certitude, elle se fit donner des détails. Raymonde ne lui avait pas encore conté sa longue promenade de la veille, au bras de Gérard, désireuse de ne lui parler de ces choses que triomphante, certaine d'avoir conquis enfin un mari. Et c'était fait, comme elle le criait si gaiement: le matin même, elle avait revu à la Grotte le jeune homme, qui s'était engagé d'une façon formelle. Certainement, M. Berthaud ferait la demande pour son cousin, avant leur départ de Lourdes.

—Allons, déclara madame de Jonquière qui se remettait de son scrupule, souriante, ravie au fond, j'espère que tu seras heureuse, puisque tu es si raisonnable et que tu n'as pas besoin de moi pour mener à bien tes affaires... Embrasse-moi!

Ce fut alors que sœur Hyacinthe arriva, pour dire la mort imminente de madame Vêtu. Déjà, Raymonde s'en était allée en courant. Et madame Désagneaux, qui s'essuyait les mains, se fâchait contre ces dames auxiliaires qui avaient toutes disparu, précisément le matin où l'on aurait eu besoin d'elles.

—Ainsi, ajouta-t-elle, madame Volmar... Je vous demande un peu où elle a pu passer! On ne l'a pas vue une heure seulement, depuis que nous sommes ici.

—Laissez donc madame Volmar tranquille! répondit madame de Jonquière avec quelque impatience. Je vous ai dit qu'elle était malade.

D'ailleurs, toutes deux coururent auprès de madame Vêtu. Ferrand, debout, attendait; et sœur Hyacinthe lui ayant demandé s'il n'y avait rien à faire, il répondit non, d'un signe de tête. La mourante, comme soulagée par son premier vomissement, était restée inerte, les yeux fermés. Mais, une seconde fois, la nausée affreuse revint, elle vomit un nouveau flot de déjections noires, mêlées à du sang violâtre. Puis, elle eut encore un moment de calme, elle ouvrit les yeux, aperçut la Grivotte, qui mangeait goulûment son pain, par terre, sur le matelas. Et se sentant mourir:

—Elle est guérie, n'est-ce pas? demanda-t-elle.

La Grivotte l'entendit, s'exalta.

—Oh! oui, madame, guérie, guérie, guérie tout à fait!

Un instant, madame Vêtu parut en proie à une tristesse abominable, à la révolte de l'être qui ne veut pas finir, quand les autres continuent à vivre. Mais déjà elle se résignait. On l'entendit qui ajoutait très bas:

—Ce sont les jeunes qui doivent rester.

Et ses yeux qui restaient grands ouverts, faisaient le tour, semblaient dire adieu à tout ce monde, qu'elle était surprise de trouver là. Elle s'efforça de sourire, en rencontrant le regard d'avide curiosité que la petite Sophie Couteau continuait à fixer sur elle: cette enfant si gentille était venue l'embrasser, le matin même, dans son lit. Élise Rouquet, ne s'occupant plus de personne, avait pris son miroir, s'était absorbée dans la contemplation de sa face, qu'elle croyait voir s'embellir à vue d'œil, depuis que la plaie séchait. Mais ce fut surtout le spectacle de Marie, si charmante dans son extase, qui parut ravir la mourante. Elle la regarda longuement, ramenée toujours à elle, comme à une vision de lumière et de joie. Peut-être croyait-elle déjà apercevoir les saintes du paradis, dans la gloire du soleil.

Brusquement, les vomissements recommencèrent; et, désormais, il n'y avait plus que du sang, ce sang gâté, d'une couleur vineuse. Le flot en était si fort, qu'il éclaboussait le drap, souillait tout le lit. Vainement, madame de Jonquière et madame Désagneaux apportaient des serviettes, l'une et l'autre très pâles, les jambes défaillantes. Et Ferrand, dans son impuissance, s'était reculé jusqu'à la fenêtre, à la place où il venait d'avoir une si délicieuse émotion; tandis que, d'un mouvement instinctif, dont elle n'avait sûrement pas conscience, sœur Hyacinthe, elle aussi, était revenue à cette fenêtre heureuse, comme pour se serrer contre lui.

—Mon Dieu! répéta-t-elle, vous ne pouvez donc rien?

—Non, rien! Elle va s'éteindre ainsi, pareille à une lampe qui se vide.

Maintenant, épuisée, avec un filet rouge qui lui coulait encore de la bouche, madame Vêtu regardait fixement madame de Jonquière, en remuant les lèvres. La directrice se pencha, entendit des phrases lentes.

—C'est pour mon mari, madame... La boutique est rue Mouffetard, oh! toute petite, pas loin des Gobelins... Il est horloger, il n'a pas pu me suivre, naturellement, à cause de la clientèle; et il va être bien embarrassé, quand il verra que je ne reviens pas... Oui, je nettoyais les bijoux, je faisais les courses...

La voix s'affaiblissait, les mots s'espaçaient dans un râle.

—Alors, madame, c'est pour vous prier de lui écrire, parce que, moi, je ne l'ai pas fait, et que c'est fini... Dites-lui que mon corps reste à Lourdes, ça ferait trop de frais... Et qu'il se remarie, il faut ça dans le commerce... La cousine, dites-lui la cousine...

Il n'y eut plus qu'un murmure confus. La faiblesse était trop grande, le souffle s'arrêtait. Pourtant, les yeux demeuraient ouverts et vivants encore, dans la face jaune, d'une pâleur de cire. Et ces yeux semblaient s'attacher désespérément au passé, à tout ce qui allait ne plus être, la petite boutique d'horlogerie au fond d'un quartier populeux, le train uniforme et doux du ménage avec un mari travailleur, toujours penché sur des montres, les grands plaisirs du dimanche, qui étaient de voir, aux fortifications, partir des cerfs-volants. Puis, les yeux élargis cherchèrent en vain dans l'affreuse nuit qui montait.

Une dernière fois, madame de Jonquière s'était penchée, en voyant de nouveau les lèvres remuer. Ce ne fut plus qu'un léger frisson de l'air, une voix de l'au-delà qui balbutiait, lointaine, avec une désolation immense.

—Elle ne m'a pas guérie.

Et madame Vêtu expira, très doucement.

Comme si elle n'attendait que cela, la petite Sophie Couteau, satisfaite, sauta du lit, retourna jouer avec sa poupée, au bout de la salle. Ni la Grivotte, occupée à finir son pain, ni Élise Rouquet, tout entière à son miroir, ne s'aperçurent de la catastrophe. Mais, dans le souffle froid qui passait, aux chuchotements éperdus de madame de Jonquière et de madame Désagneaux, à qui manquait l'habitude de la mort, Marie parut s'éveiller, sortit du ravissement d'attente, où la jetait l'oraison continue de tout son être, sans paroles, bouche close. Et, quand elle eut compris, un apitoiement fraternel de compagne de douleur, certaine de sa guérison, la mit en larmes.

—Ah! la pauvre femme, morte si loin, si seule, à l'heure de renaître!

Ferrand, remué profondément, lui aussi, malgré l'indifférence professionnelle, s'était avancé pour constater la mort; et ce fut sur un signe de lui, que sœur Hyacinthe rejeta le drap, couvrant la face de la morte, car il ne fallait pas songer à enlever le corps en ce moment. Les malades revenaient par bandes de la Grotte, la salle si calme, si ensoleillée, s'emplissait de son tumulte habituel de misère et de souffrance, des toux profondes, des jambes traînantes, l'odeur fade, le pitoyable étalage de toutes les infirmités humaines.

II

Ce jour-là, le lundi, l'affluence fut énorme à la Grotte. C'était le dernier jour que le pèlerinage national devait passer à Lourdes; et le père Fourcade, dans son instruction du matin, avait dit qu'il fallait faire un suprême effort d'amour et de foi, pour obtenir du ciel tout ce qu'il voudrait bien donner de grâces, de guérisons prodigieuses. Aussi, dès deux heures de l'après-midi, vingt mille pèlerins étaient là, fiévreux, agités des plus ardents espoirs. De minute en minute, le flot croissait toujours, à tel point que le baron Suire, effrayé, sortit de la Grotte, pour répéter à Berthaud:

—Mon ami, nous allons être débordés, c'est certain... Doublez vos équipes, rapprochez vos hommes.

L'Hospitalité de Notre-Dame de Salut se trouvait seule chargée du bon ordre, car il n'y avait là ni gardiens ni policiers d'aucune sorte; et c'était pourquoi le président de l'association s'inquiétait ainsi. Mais Berthaud, dans les circonstances graves, était un chef écouté, d'une énergie rassurante.

—Soyez sans crainte, je réponds de tout... Je ne bougerai pas d'ici, tant que la procession de quatre heures n'aura pas défilé.

Cependant, il appela Gérard d'un signe.

—Donne à tes hommes la consigne la plus sévère. Qu'ils laissent passer les seules personnes munies d'une carte... Et rapproche-les, dis-leur de tenir la corde fortement.

Là-bas, sous les lierres qui drapaient le roc, la Grotte s'ouvrait, avec l'éternel braisillement de ses cierges. De loin, elle apparaissait un peu écrasée, irrégulière, bien étroite et modeste pour le souffle d'infini qui en sortait, pâlissant et courbant toutes les têtes. La statue de la Vierge n'était plus qu'une tache blanche, qui semblait mouvante, dans le frisson de l'air, chauffé par les petites flammes jaunes. Il fallait se hausser, on distinguait mal, derrière la grille, l'autel d'argent, l'orgue-harmonium tiré de sa housse, le tas des bouquets jetés, les ex-voto bariolant les parois fumeuses. Et la journée était admirable, jamais encore un ciel plus pur ne s'était élargi au-dessus de l'immense foule, la douceur de la brise surtout paraissait délicieuse, après l'orage de la nuit, qui avait fait tomber la chaleur trop pesante des deux premiers jours.

Gérard dut jouer des coudes pour répéter les ordres. Des poussées se produisaient déjà.

—Encore deux hommes ici! Mettez-vous quatre, s'il le faut, et tendez bien la corde!

C'était instinctif, invincible: les vingt mille personnes qui étaient là, se trouvaient comme attirées par la Grotte, allaient à elle, par une irrésistible attraction, où une brûlante curiosité se mêlait à la soif du mystère. Tous les yeux convergeaient, toutes les bouches, toutes les mains, tous les corps étaient emportés vers le flamboiement pâle des cierges, vers la tache blanche, mouvante de la Vierge de marbre. Et, pour que le large espace réservé aux malades, devant la grille, ne fût pas envahi par la cohue croissante, il avait fallu l'entourer d'une grosse corde, que les brancardiers tenaient des deux mains, à des intervalles de deux ou trois mètres. Ceux-ci avaient l'ordre de ne laisser passer que les malades, portant la carte qui les hospitalisait, ou bien les quelques personnes munies d'une autorisation spéciale. Ils se contentaient de soulever la corde, puis la tendaient de nouveau derrière les élus, sans écouter aucune supplication. Même ils se montraient un peu rudes, glissant au plaisir d'user de cette autorité, dont ils étaient investis pour un jour. À la vérité, on les bousculait fort, et ils devaient se soutenir les uns les autres, résister de toute la solidité de leurs reins, pour ne pas être emportés.

Alors, pendant que les bancs, devant la Grotte, et le vaste espace réservé se remplissaient de malades, de petites voitures, de brancards, la foule, la foule immense roula aux alentours. Elle partait de la place du Rosaire, elle se perdait au fond de la promenade, le long du Gave; et, sur toute la longueur, le trottoir était noir de monde, une vague humaine si dense, que la circulation s'y trouvait arrêtée. Sur le parapet, une ligne interminable de femmes assises, quelques-unes même debout, afin de mieux voir, faisaient miroiter au soleil la soie de leurs ombrelles, des soies claires, d'une gaieté de fête. On avait voulu conserver une allée libre, pour amener les malades; mais, continuellement, elle était envahie, obstruée, de sorte que les voitures et les brancards restaient en chemin, noyés, perdus, jusqu'à ce qu'un brancardier les dégageât. C'était, cependant, un grand piétinement de troupeau docile, une foule d'une innocence, d'une douceur d'agneaux, dont on n'avait à combattre que l'involontaire poussée, l'aveugle masse roulant vers la clarté des cierges. Jamais aucun accident n'était arrivé, malgré l'excitation qui peu à peu montait et la jetait au délire déréglé de la foi.

Mais, de nouveau, le baron Suire se fraya un passage.

—Berthaud! Berthaud! veillez donc à ce que le défilé soit plus lent!... Il y a des femmes et des enfants qu'on étouffe.

Cette fois, Berthaud eut un geste d'impatience.

—Ah! dame, je ne puis pas être partout... Fermez la grille un instant, s'il le faut.

Il s'agissait du défilé qu'on organisait dans la Grotte, pendant l'après-midi entière. On laissait entrer les fidèles par la porte de gauche, et ils sortaient par la porte de droite.

—Fermer la grille! s'écria le baron. Mais ce sera pis, tous viendront s'y écraser!

Justement, Gérard était là, qui s'oubliait à causer un instant avec Raymonde, debout de l'autre côté de la corde, tenant un bol de lait qu'elle portait à une vieille femme paralytique. Et Berthaud commanda au jeune homme de poster deux brancardiers à la porte d'entrée de la grille, avec la consigne de ne plus laisser passer les pèlerins que dix par dix. Puis, quand Gérard eut exécuté cet ordre, et qu'il revint, il retrouva Berthaud avec Raymonde, riant, plaisantant. Elle s'éloigna, les deux cousins la regardèrent, pendant qu'elle faisait boire la paralytique.

—Elle est charmante, et c'est décidé, tu l'épouses, n'est-ce pas?

—Je ferai ce soir ma demande à la mère. Je compte que tu m'accompagneras.

—Mais sans doute... Tu sais ce que je t'ai dit. Rien n'est plus raisonnable. L'oncle te casera avant six mois.

Une poussée les sépara. Berthaud alla s'assurer par lui-même, à la Grotte, si le défilé, maintenant, s'opérait avec méthode, sans bousculade. C'était, pendant des heures, le même flot ininterrompu de femmes, d'hommes, d'enfants, tous ceux qui voulaient, tous ceux qui passaient, venus du monde entier. Aussi les classes se trouvaient-elles singulièrement mêlées, des mendiants en loques à côté de bourgeois cossus, des paysannes, des dames bien mises, des servantes en cheveux, des fillettes pieds nus, des fillettes pommadées, le front ceint d'un ruban. L'entrée était libre, le mystère s'ouvrait pour tous, aux incroyants comme aux fidèles, à ceux que l'unique curiosité poussait comme à ceux qui pénétraient là, le cœur défaillant d'amour. Et il fallait les voir, tous presque aussi émus, dans l'odeur tiède de la cire, un peu étouffés par cet air lourd de tabernacle qui s'amassait sous la roche, regardant à leurs pieds, par crainte de glisser sur les grilles de fonte. Beaucoup restaient ahuris, ne s'inclinaient même pas, examinaient les choses, avec la sourde inquiétude des indifférents égarés dans l'inconnu redoutable d'un sanctuaire. Mais les dévots se signaient, jetaient parfois des lettres, déposaient des cierges et des bouquets, baisaient le roc, au-dessous de la Vierge, ou bien frottaient à cette place des chapelets, des médailles, les menus objets de piété, que ce contact suffisait à bénir. Et le défilé continuait, continuait sans fin, pendant des jours, pendant des mois, depuis des années; et il semblait que toute la terre vînt passer là, au fond de ce coin de rocher, toutes les misères et toutes les souffrances humaines à la file, dans cette sorte de ronde hypnotisée et contagieuse, en quête du bonheur.

Lorsque Berthaud eut constaté que les choses, partout, s'organisaient le mieux du monde, il se promena en simple spectateur, surveillant ses hommes. Son inquiétude unique restait la procession du Saint-Sacrement, pendant laquelle une telle frénésie se déclarait, que des accidents étaient toujours à craindre. Cette dernière journée s'annonçait fervente, par le frisson de foi exaltée qu'il sentait déjà monter de la foule. L'entraînement s'achevait, la fièvre du voyage, l'obsession des mêmes cantiques répétés sans fin, la hantise entêtée des mêmes exercices religieux, et toujours les conversations sur les miracles, et toujours l'idée fixée sur le flamboiement divin de la Grotte. Beaucoup ne dormaient pas depuis trois nuits, en arrivaient à un état de veille hallucinée, marchant dans un rêve qui s'exaspérait. Aucun repos ne leur était laissé, les continuelles prières étaient comme un fouet cinglant leurs âmes. Jamais les appels à la sainte Vierge ne cessaient, des prêtres se succédaient dans la chaire, criant la douleur universelle, dirigeant les supplications désespérées de la foule, pendant tout le temps que les malades demeuraient là, devant la pâle statue de marbre, qui souriait, les mains jointes, les yeux au ciel.

À ce moment, la chaire de pierre blanche, à droite de la Grotte, contre le roc, se trouvait occupée par un prêtre de Toulouse, que Berthaud connaissait et qu'il écouta un instant, d'un air approbateur. C'était un gros homme, à la parole grasse, célèbre par ses succès oratoires. D'ailleurs, toute l'éloquence consistait ici en des poumons solides, en une façon violente de lancer la phrase, le cri, que la foule entière devait répéter; car ce n'était guère qu'une vocifération, coupée d'Ave et de Pater.

Le prêtre, qui venait d'achever le chapelet, tâcha de se grandir sur ses courtes jambes, jeta le premier appel des litanies qu'il inventait, qu'il conduisait à sa guise, selon l'inspiration dont il était possédé.

—Marie, nous vous aimons!

Et la foule répéta, d'un souffle plus bas, confus et brisé:

—Marie, nous vous aimons!

Dès lors, cela ne s'arrêta plus. La voix du prêtre sonnait à toute volée, la voix de la foule reprenait, dans un balbutiement de douleur:

—Marie, vous êtes notre seul espoir!

—Marie, vous êtes notre seul espoir!

—Vierge pure, faites-nous plus purs, parmi les purs!

—Vierge pure, faites-nous plus purs, parmi les purs!

—Vierge puissante, sauvez nos malades!

—Vierge puissante, sauvez nos malades!

Souvent, lorsque son imagination restait à court, ou lorsqu'il voulait enfoncer davantage un cri, jusqu'à trois fois il le répétait; tandis que la foule, docile, le répétait également trois fois, frémissante sous l'énervement de cette lamentation obstinée, qui augmentait sa fièvre.

Les litanies continuèrent, et Berthaud retourna vers la Grotte. Ceux qui défilaient à l'intérieur, avaient, en faisant face aux malades, un spectacle extraordinaire. Tout le vaste espace, entre les cordes, était empli par les mille à douze cents malades que le pèlerinage national avait amenés; et c'était, sous le grand ciel pur, dans la journée radieuse, le plus navrant pêle-mêle qu'on pût voir. Les trois hôpitaux avaient vidé là leurs salles d'épouvante. Au plus loin, d'abord, sur les bancs, on venait d'entasser les valides, ceux qui pouvaient encore se tenir assis. Beaucoup étaient pourtant calés avec des coussins; d'autres s'épaulaient entre eux, les forts soutenaient les faibles. Puis, en avant, devant la Grotte même, les grands malades restaient allongés, les dalles disparaissaient sous ce pitoyable flot, une mare d'horreur élargie et stagnante. Il s'était produit un enchevêtrement de voitures, de brancards, de matelas, inexprimable. Certains, dans des chariots, des gouttières, des sortes de cercueils, se soulevaient, dominaient; tandis que les plus nombreux, au ras de terre, semblaient couchés sur le sol. Il y en avait de vêtus, étendus simplement sur les toiles à carreaux des matelas. On avait apporté les autres avec leur literie, on ne voyait que leur tête et leurs mains pâles, en dehors des draps. Peu de ces grabats étaient propres. Seuls, quelques oreillers éblouissants de blancheur, ornés d'une broderie par une coquetterie dernière, éclataient parmi la misère crasseuse des autres, un déballage de loques, des couvertures fripées, des linges éclaboussés de souillures. Cela poussé, serré, empilé au petit bonheur de l'arrivée, des femmes, des hommes, des enfants, des prêtres, les gens déshabillés avec les gens vêtus, sous le plein jour aveuglant.

Et toutes les maladies y étaient, l'affreux défilé qui, deux fois par jour, sortait des hôpitaux pour traverser Lourdes épouvanté. Des têtes mangées par l'eczéma, des fronts couronnés de roséole, des nez et des bouches dont l'éléphantiasis avait fait des groins informes. Puis, des hydropiques, gonflées comme des outres, des rhumatisantes aux mains tordues, aux pieds enflés, pareils à des sacs bourrés de chiffons, une hydrocéphale dont le crâne énorme, trop lourd, se renversait en arrière. Puis, des phtisiques, tremblant la fièvre, épuisées de dysenterie, la peau livide, d'une maigreur de squelette. Puis, les difformités des contractures, les tailles déjetées, les bras retournés, les cous plantés de travers, les pauvres êtres cassés et broyés, immobilisés en des postures de pantins tragiques. Puis, de tristes filles rachitiques étalant leur teint de cire, leur nuque frêle, rongée d'humeurs froides; des femmes jaunes, hébétées, dans la stupeur douloureuse des misérables que le cancer dévore; d'autres blémissantes, n'osant bouger, redoutant le choc des tumeurs, dont la pesante angoisse les étouffait. Sur les bancs, des sourdes ahuries n'entendaient rien, chantaient quand même; des aveugles, la tête haute et droite, restaient, pendant des heures, tournées vers la statue de la Vierge, qu'elles ne pouvaient voir. Et il y avait encore la folle, frappée d'imbécillité, le nez emporté par quelque chancre, qui riait d'un rire terrifiant, avec sa bouche vide et noire; et il y avait l'épileptique qu'une récente crise avait laissée d'une pâleur de mort, l'écume aux coins des lèvres.

Mais la maladie, la souffrance n'importaient plus, depuis que tous étaient là, assis ou couchés, les yeux fixés sur la Grotte. Les pauvres visages décharnés, couleur de terre, se transfiguraient, se mettaient à brûler d'espoir. Des mains ankylosées se joignaient, des paupières trop lourdes trouvaient la force de se soulever, des voix éteintes se ranimaient, aux appels du prêtre. D'abord, ce n'étaient que des balbutiements indistincts, pareils à des petits souffles de vent qui se levaient, épars au-dessus de la foule. Ensuite, le cri montait, s'étendait, gagnait la foule elle-même, d'un bout à l'autre de l'immense place.

—Marie conçue sans péché, priez pour nous! criait le prêtre de sa voix tonnante.

Et les malades, et les pèlerins répétaient de plus en plus haut:

—Marie conçue sans péché, priez pour nous!

Ensuite, cela se dévidait, s'accélérait encore.

—Mère très pure, Mère très chaste, vos enfants sont à vos pieds!

—Mère très pure, Mère très chaste, vos enfants sont à vos pieds!

—Reine des Anges, dites un mot, et nos malades seront guéris!

—Reine des Anges, dites un mot, et nos malades seront guéris!

Cependant, du côté de la chaire, M. Sabathier se trouvait au second rang. Il s'était fait amener de bonne heure, voulant choisir sa place, en vieil habitué qui connaissait les bons coins. Puis, il lui semblait qu'il y avait un intérêt capital à être le plus près possible, sous les yeux mêmes de la Vierge, comme si elle avait eu besoin de voir ses fidèles, pour ne pas les oublier. Depuis les sept années qu'il venait, il ne nourrissait d'ailleurs que cet espoir: se faire remarquer d'elle un jour, la toucher enfin, obtenir sa guérison, sinon au choix, du moins à l'ancienneté. Cela ne lui demandait que de la patience, sans que la solidité de sa foi en fût ébranlée le moins du monde. Seulement, en pauvre homme résigné, un peu las d'être ajourné toujours, il se permettait parfois des distractions. Il avait obtenu de garder près de lui sa femme, assise sur un pliant, et il aimait à causer, à lui faire part de ses réflexions.

—Chère amie, relève-moi un peu... Je glisse, je suis très mal.

Il était vêtu, en pantalon et en veston de grosse laine, assis sur son matelas, le dos appuyé contre une chaise renversée.

—Es-tu mieux? demanda madame Sabathier.

—Oui, oui...

Puis, s'intéressant au frère Isidore, qu'on avait fini par amener quand même, et qui occupait un matelas voisin, couché, le drap au menton, les mains seules dehors, jointes sur la couverture:

—Ah! le pauvre homme... C'est bien imprudent, mais la sainte Vierge est si puissante, quand elle veut bien!

Il reprenait son chapelet, lorsqu'il s'interrompit de nouveau, en apercevant madame Maze qui venait de se glisser dans l'enceinte réservée, si mince, si discrète, qu'elle avait sans doute passé par-dessous les cordes, sans qu'on la remarquât. Elle s'était assise à l'extrémité d'un banc, elle n'y tenait pas plus de place qu'une fillette, bien sage, immobile. Et sa face longue aux traits lassés, ses trente-deux ans de blonde flétrie, fanée avant l'âge, respiraient une tristesse sans bornes, un abandon infini.

—Alors, reprit tout bas M. Sabathier, en s'adressant à sa femme, avec un petit signe du menton, c'est pour la conversion de son mari qu'elle prie, cette dame... Tu t'es rencontrée avec elle, ce matin, dans une boutique.

—Oui, oui, répondit madame Sabathier. Et puis, j'ai causé d'elle avec une autre dame qui la connaît... Son mari est voyageur de commerce. Il la quitte pendant des six mois, s'en va avec des créatures. Oh! un garçon très gai, très gentil, qui ne la laisse pas manquer d'argent. Seulement, elle l'adore, elle ne peut se faire à son abandon et vient demander à la sainte Vierge de le lui rendre... En ce moment, paraît-il, il est justement à Luchon avec deux dames, les deux sœurs...

D'un geste, M. Sabathier interrompit sa femme. Il regardait la Grotte, il redevenait l'intellectuel, l'ancien professeur que les questions d'art avaient passionné autrefois.

—Vois-tu, ils ont gâté la Grotte, en voulant trop la faire belle. Je suis certain qu'elle était beaucoup mieux, dans sa sauvagerie d'autrefois. Elle a perdu de son caractère... Et quelle affreuse boutique ils ont collée là, à gauche!

Mais il eut le brusque remords de sa distraction. Pendant ce temps-là, la sainte Vierge ne distinguait-elle pas un de ses voisins, plus fervent, d'une meilleure tenue que lui? Inquiet, il retomba dans sa modestie, dans sa patience, l'œil éteint et sans pensée, attendant le bon plaisir du ciel.

D'ailleurs, l'éclat d'une voix nouvelle le ramenait à cet anéantissement, à cette mort du raisonneur lettré qu'il avait jadis été. C'était un autre prédicateur qui venait de monter en chaire, un capucin cette fois, et dont le cri guttural, répété avec insistance, secouait la foule d'un frisson.

—Sainte Vierge des vierges, soyez bénie!

—Sainte Vierge des vierges, soyez bénie!

—Sainte Vierge des vierges, ne détournez pas la face de vos enfants!

—Sainte Vierge des vierges, ne détournez pas la face de vos enfants!

—Sainte Vierge des vierges, soufflez sur nos plaies, et nos plaies sécheront!

—Sainte Vierge des vierges, soufflez sur nos plaies, et nos plaies sécheront!

Occupant le bout du premier banc, au bord de l'allée centrale qui s'encombrait, la famille Vigneron avait réussi à se caser. Ils étaient tous là: le petit Gustave, assis et affaissé, sa béquille entre les jambes; la mère, à côté de lui, suivant les prières en bourgeoise correcte; la tante, madame Chaise, de l'autre côté, gênée par la foule, suffoquée; et M. Vigneron, silencieux, qui examinait depuis un moment cette dernière avec attention.

—Qu'avez-vous donc, ma chère? Est-ce que vous vous trouvez mal?

Elle respirait avec peine.

—Mais je ne sais pas... Je ne sens plus mes membres, et l'air me manque tout à fait.

À l'instant, il venait de songer que cette agitation, ces fièvres, ces bousculades d'un pèlerinage ne devaient guère être bonnes pour une maladie de cœur. Certes, il ne souhaitait la mort de personne, il n'avait jamais demandé à la sainte Vierge une chose pareille. Si, déjà, elle avait exaucé son vœu d'avancement, grâce à la mort subite de son chef, c'était que celui-ci, certainement, devait être condamné, dans les desseins du ciel. Et, de même, si madame Chaise mourait la première, en laissant sa fortune à Gustave, il n'aurait qu'à s'incliner devant la volonté de Dieu, qui veut d'ordinaire que les gens âgés partent avant les jeunes. Son espoir, inconsciemment, n'en fut pas moins si vif, qu'il ne put s'empêcher d'échanger un regard avec sa femme, envahie par la même pensée involontaire.

—Gustave, recule-toi, s'écria-t-il. Tu gênes ta tante.

Et, comme Raymonde passait:

—Mademoiselle, vous n'auriez pas un verre d'eau? Nous avons là une de nos parentes qui perd connaissance.

Mais madame Chaise refusa du geste. Elle se remettait, elle reprit haleine avec effort.

—Non, rien, merci... Me voilà mieux... Ah! j'ai bien cru que, cette fois, j'étouffais!

La peur la laissait tremblante, avec des yeux hagards, dans sa face blême. Elle joignit de nouveau les mains, elle supplia la sainte Vierge de la sauver des autres crises, de la guérir; tandis que les Vigneron, l'homme et la femme, braves gens, retombaient au vœu sourd de bonheur qu'ils venaient faire à Lourdes: une vieillesse heureuse, bien méritée par vingt ans d'honnêteté, une fortune solide qu'ils iraient sur le tard manger à la campagne, en cultivant les fleurs. Le petit Gustave, qui avait tout vu, tout remarqué, de ses yeux vifs, avec son intelligence affinée par la souffrance, ne priait pas, souriait au vide, de son sourire perdu et énigmatique. À quoi bon prier? il savait que la sainte Vierge ne le guérirait pas, et qu'il mourrait.

Mais M. Vigneron ne pouvait rester longtemps sans s'occuper de ses voisins. Au milieu de l'allée centrale, encombrée, on avait déposé madame Dieulafay, venue en retard; et il s'émerveillait de ce luxe, de cette sorte de cercueil capitonné de soie blanche, où la jeune femme gisait, vêtue elle-même d'un peignoir rose, garni de valenciennes. Le mari, en redingote, et la sœur, en toilette noire, d'une simple et merveilleuse élégance, restaient debout; tandis que l'abbé Judaine, agenouillé près de la malade, achevait une fervente prière.

Lorsque le prêtre se releva, M. Vigneron lui fit une petite place sur le banc, à côté de lui. Il se permit ensuite de l'interroger.

—Eh bien! monsieur le curé, cette pauvre jeune femme éprouve-t-elle un peu de mieux?

L'abbé Judaine eut un geste d'infinie tristesse.

—Hélas! non... J'étais plein d'un si grand espoir! C'est moi qui ai décidé la famille à venir. La sainte Vierge m'avait fait, il y a deux ans, une grâce tellement extraordinaire en guérissant mes pauvres yeux perdus, que je comptais obtenir d'elle encore une faveur...

Enfin, je ne veux pas désespérer. Nous avons jusqu'à demain.

M. Vigneron examinait ce visage de femme, dont on retrouvait l'ovale pur, les yeux admirables, maintenant anéanti, couleur de plomb, pareil au masque de la mort, parmi les dentelles.

—C'est vraiment bien triste, murmura-t-il.

—Et si vous l'aviez vue, l'été dernier! reprit le prêtre. Ils ont leur château à Saligny, ma paroisse, et je dînais souvent chez eux... Je ne puis regarder sans tristesse sa sœur aînée, madame Jousseur, cette dame en noir qui est là; car elle lui ressemble beaucoup, et la malade était plus jolie encore, une des beautés de Paris. Comparez, voyez cet éclat, cette grâce souveraine, à côté de cette pauvre créature pitoyable... Cela serre le cœur, quelle leçon affreuse!

Il se tut un instant. Le saint homme qu'il était si naturellement, sans passions aucunes, sans intelligence vive qui le dérangeât dans sa foi, montrait une admiration naïve pour la beauté, la richesse, la puissance, qu'il n'avait jamais enviées. Cependant, il osa exprimer un doute, un scrupule qui troublait sa sérénité habituelle.

—Moi, j'aurais voulu qu'elle vînt ici plus simplement, sans tout cet appareil de luxe, parce que la sainte Vierge préfère les humbles... Mais je comprends très bien qu'il y a des nécessités sociales. Et puis, son mari et sa sœur l'aiment tant! Songez qu'ils se sont résignés à quitter, lui ses affaires, elle ses plaisirs, si bouleversés à l'idée de la perdre, qu'ils ont toujours ces yeux humides, cet air éperdu que vous leur voyez. Aussi faut-il les excuser de lui donner la joie d'être belle jusqu'à la dernière heure.

D'un hochement de tête, M. Vigneron approuvait. Ah! ce n'étaient pas les gens riches qui avaient le plus de chance, à la Grotte! Des servantes, des paysannes, des pauvresses guérissaient, lorsque les dames s'en retournaient avec leurs maladies, sans soulagement, en dépit de leurs cadeaux et des gros cierges qu'elles faisaient brûler. Et, malgré lui, il regarda madame Chaise, qui, remise, se reposait d'un air béat.

Mais un souffle courut dans la foule, et l'abbé Judaine dit encore:

—Voici le père Massias qui monte en chaire. C'est un saint, écoutez-le.

On le connaissait, il ne pouvait paraître, sans que toutes les âmes fussent agitées d'une soudaine espérance, car on racontait que sa grande ferveur aidait aux miracles. Il passait pour avoir une voix de tendresse et de force, aimée de la Vierge.

Toutes les têtes s'étaient levées, l'émotion grandit encore, lorsqu'on aperçut le père Fourcade, venu jusqu'au pied de la chaire, en s'appuyant sur l'épaule de son frère bien-aimé, préféré entre tous; et il restait là, afin de l'entendre lui aussi. Son pied goutteux le faisait souffrir davantage depuis le matin, il lui fallait un grand courage pour demeurer ainsi debout, souriant. L'exaltation croissante de la foule le rendait heureux, il prévoyait des prodiges, des guérisons éclatantes, à la gloire de Marie et de Jésus.

Dans la chaire, le père Massias ne parla pas tout de suite. Il semblait très grand, maigre et pâle, avec une face d'ascète, que sa barbe décolorée allongeait encore. Ses yeux étincelaient, sa grande bouche éloquente se gonflait passionnément.

—Seigneur, sauvez-nous, nous périssons!

Et la foule, emportée, répéta, dans une fièvre qui augmentait de minute en minute:

—Seigneur, sauvez-nous, nous périssons!

Il ouvrait les bras, il lançait son cri de flamme, comme s'il l'eût arraché de son cœur embrasé.

—Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir!

—Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir!

—Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole, et je serai guéri!

—Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole, et je serai guéri!

Marthe, la sœur du frère Isidore, s'était mise à causer tout bas avec madame Sabathier, près de qui elle venait enfin de s'asseoir. Toutes deux avaient fait connaissance à l'Hôpital; et, dans le rapprochement de tant de souffrance, la servante disait familièrement à la bourgeoise combien elle était inquiète de son frère; car, elle le voyait bien, il n'avait plus qu'un souffle. La sainte Vierge pouvait se dépêcher, si elle voulait le guérir. C'était déjà un miracle qu'on l'eût amené vivant, jusqu'à la Grotte.

Dans sa résignation de pauvre créature simple, elle ne pleurait pas. Mais elle avait le cœur si gros, que ses rares paroles s'étouffaient. Puis, un flot du passé lui revint; et, la bouche empâtée de ses longs silences, elle soulagea son cœur.

—Nous étions quatorze à la maison, à Saint-Jacut, près de Vannes... Lui, tout grand qu'il était, a toujours été chétif; et c'est pour ça qu'il est resté avec notre curé, lequel a fini par le mettre dans les Écoles chrétiennes... Les aînés ont pris le bien, et moi, j'ai préféré entrer en condition. Oui, c'est une dame qui m'a ramenée avec elle à Paris, voici cinq ans déjà... Ah! que de peine dans la vie! Tout le monde a tant de peine!

—Vous avez bien raison, ma fille, répondit madame Sabathier, en regardant son mari, qui répétait avec dévotion chaque phrase du père Massias.

—Alors, continua Marthe, voilà que j'ai su, le mois dernier, qu'Isidore, revenu des pays chauds, où il était en mission, avait rapporté de là-bas une mauvaise maladie... Alors, quand j'ai couru le voir, il m'a dit qu'il allait mourir, s'il ne partait pas pour Lourdes, mais que ça lui était impossible de faire le voyage, parce qu'il n'avait personne pour l'accompagner... Alors, j'avais quatre-vingts francs d'économies, et j'ai quitté ma place, et nous sommes partis ensemble... Voyez-vous, madame, si je l'aime bien, c'est que, lorsque j'étais petite, il m'apportait des groseilles de la cure, tandis que mes autres frères me battaient.

Elle retomba dans son silence, le visage gonflé de chagrin, sans que les larmes pussent couler de ses tristes yeux brûlés par les veilles. Et elle ne bégaya plus que des mots sans suite.

—Regardez-le donc, madame... Ça fait pitié... Ah! mon Dieu, ses pauvres joues, son pauvre menton, sa pauvre figure...

C'était, en effet, un spectacle lamentable. Madame Sabathier avait le cœur retourné, à voir le frère Isidore si jaune, si terreux, glacé d'une sueur d'agonie. Il ne montrait toujours hors du drap que ses mains jointes et son visage encadré de cheveux rares; mais, si les mains de cire semblaient mortes, si la longue face douloureuse n'avait plus un trait qui remuât, les yeux vivaient encore, des yeux d'amour inextinguible, dont la flamme suffisait à éclairer tout son visage expirant de Christ en croix. Et jamais le contraste ne s'était accusé si nettement, entre le front bas, l'air borné, bestial du paysan, et la splendeur divine qui sortait de ce pauvre masque humain, dévasté, sanctifié par la souffrance, devenu sublime à l'heure dernière, dans le flamboiement passionné de la foi. La chair s'était comme fondue, il n'était plus même un souffle, il n'était qu'un regard, une lumière.

Depuis qu'on l'avait déposé là, le frère Isidore ne quittait pas des yeux la statue de la Vierge. Rien d'autre n'existait autour de lui. Il ne voyait pas la foule énorme, il n'entendait même pas les cris éperdus des prêtres, les cris incessants qui secouaient cette foule frémissante. Ses yeux seuls lui restaient, ses yeux brûlants d'une infinie tendresse, et ils s'étaient fixés sur la Vierge, pour ne jamais plus s'en détourner. Ils la buvaient jusqu'à la mort, dans une volonté dernière de disparaître, de s'éteindre en elle. Un instant, la bouche s'entr'ouvrit, une expression de béatitude céleste détendit le visage. Puis, rien ne bougea plus, les yeux demeuraient grands ouverts, obstinément fixés sur la statue blanche.

Quelques secondes s'écoulèrent. Marthe avait senti un souffle froid, qui lui glaçait la racine des cheveux.

—Dites donc, madame, regardez!

Anxieuse, madame Sabathier feignit de ne pas comprendre.

—Quoi donc? ma fille.

—Mon frère, regardez!.. Il ne bouge plus. Il a ouvert la bouche, et puis il n'a plus bougé.

Alors, toutes deux frémirent, dans la certitude qu'il était mort. Il venait de passer, sans un râle, sans un souffle, comme si la vie s'en fût allée dans son regard, par ses grands yeux d'amour, dévorants de passion. Il avait expiré en regardant la Vierge, et rien n'était d'une douceur comparable, et il continuait à la regarder de ses yeux morts, avec d'ineffables délices.

—Tâchez de lui fermer les yeux, murmura madame Sabathier. Nous saurons bien.

Marthe s'était levée; et, se penchant, pour qu'on ne la vît pas, elle s'efforça de fermer les yeux, d'un doigt qui tremblait. Mais, chaque fois, les yeux se rouvraient, regardaient de nouveau la Vierge, obstinément. Il était mort, et elle dut les laisser grands ouverts, noyés d'une extase sans fin.

—Ah! c'est fini, c'est bien fini, madame! bégaya-t-elle.

Deux larmes crevèrent de ses paupières lourdes, coulèrent sur ses joues; tandis que madame Sabathier lui saisissait la main, pour la faire taire. Des chuchotements avaient couru, une inquiétude déjà se propageait. Mais quel parti prendre? Au milieu d'une telle cohue, pendant les prières, on ne pouvait emporter ce corps, sans courir le risque de produire un effet désastreux. Le mieux était de le laisser là, en attendant un moment favorable. Il ne scandalisait personne, il ne semblait pas plus mort que dix minutes auparavant, et tout le monde pouvait croire que ses yeux de flamme vivaient toujours, dans leur ardent appel à la divine tendresse de la sainte Vierge.

Seules, parmi l'entourage, quelques personnes savaient. Effaré, M. Sabathier avait questionné sa femme d'un petit signe; et, renseigné par une muette et longue affirmation, il s'était remis sans révolte à prier, pâlissant devant la mystérieuse toute-puissance qui envoyait la mort, lorsqu'on lui demandait la vie. Les Vigneron, extraordinairement intéressés, se penchaient, chuchotaient, comme à la suite d'un accident de la rue, un de ces faits divers que le père, à Paris, rapportait parfois de son bureau et qui occupaient toute la soirée. Madame Jousseur s'était tournée, avait murmuré un simple mot à l'oreille de M. Dieulafay; puis, ils étaient retombés l'un et l'autre dans la contemplation navrée de leur chère malade; tandis que l'abbé Judaine, averti par M. Vigneron, s'agenouillait, disait à voix basse, très ému, les prières des morts. N'était-ce point un saint, ce missionnaire, revenu des pays meurtriers avec sa blessure mortelle au flanc, pour mourir là, sous le regard souriant de la sainte Vierge? Et madame Maze était prise du goût de la mort, résolue à supplier le ciel de la supprimer ainsi, discrètement, s'il ne l'exauçait pas en lui rendant son mari.

Mais le cri du père Massias monta encore, éclata avec une force de désespérance terrible, dans un déchirement de sanglot.

—Jésus, fils de David, je vais périr, sauvez-moi!

Et la foule sanglota après lui.

—Jésus, fils de David, je vais périr, sauvez-moi!

Puis, coup sur coup, les appels s'entêtèrent à crier de plus en plus haut la misère exaspérée du monde.

—Jésus, fils de David, ayez pitié de vos enfants malades!

—Jésus, fils de David, ayez pitié de vos enfants malades!

—Jésus, fils de David, venez, guérissez-les, et qu'ils vivent!

—Jésus, fils de David; venez, guérissez-les, et qu'ils vivent!

C'était du délire. Le père Fourcade, au pied de la chaire, gagné par l'extraordinaire passion qui débordait des cœurs, avait levé les bras, criant lui aussi de sa voix de foudre, pour violenter le ciel. Et l'exaltation croissait toujours, sous ce vent du désir, dont le souffle courbait la foule, de proche en proche, jusqu'aux jeunes dames simplement curieuses, assises là-bas sur le parapet du Gave, blêmissantes, sous leurs ombrelles. La misérable humanité clamait du fond de son abîme de souffrance, et la clameur passait en un frisson sur toutes les nuques, et il n'y avait plus là qu'un peuple agonisant, se refusant à la mort, voulant forcer Dieu à décréter l'éternelle vie. Ah! la vie, la vie! tous ces malheureux, tous ces moribonds accourus de si loin, parmi tant d'obstacles, ils ne voulaient qu'elle, ils ne réclamaient qu'elle, dans un besoin désordonné de la vivre encore, de la vivre toujours! Oh! Seigneur, quelle que soit notre misère, quel que soit notre tourment de vivre, guérissez-nous, faites que nous recommencions à vivre, pour souffrir de nouveau ce que nous avons souffert. Si malheureux que nous soyons, nous voulons être. Ce n'est pas le ciel que nous vous demandons, c'est la terre, c'est de la quitter le plus tard possible, c'est de ne la quitter jamais, si votre pouvoir daignait aller jusque-là. Et même, lorsque nous n'implorons plus une guérison physique, mais une faveur morale, c'est encore le bonheur que nous vous demandons, le bonheur dont la soif unique nous brûle. Oh! Seigneur, faites que nous soyons heureux et bien portants, laissez-nous vivre, laissez-nous vivre!

Ce cri fou, le cri du furieux désir de la vie, jeté par le père Massias, se brisait, sortait en larmes de toutes les poitrines.

—Oh! Seigneur, fils de David, guérissez nos malades!

—Oh! Seigneur, fils de David, guérissez nos malades!

Deux fois, Berthaud avait dû se précipiter, pour empêcher que les cordes ne fussent rompues, sous les poussées inconscientes de la foule. Désespéré, submergé, le baron Suire faisait des gestes, suppliant qu'on vînt à son secours; car la Grotte se trouvait envahie, le défilé n'était plus qu'un piétinement de troupeau, se ruant à sa passion. Vainement, Gérard quitta de nouveau Raymonde, alla se poster lui-même à la porte d'entrée de la grille, afin de rétablir la consigne, dix personnes par dix personnes. Il fut bousculé, balayé à l'écart. Tout le peuple enfiévré, exalté, entrait, passait comme un torrent dans le flamboiement des cierges, jetait des bouquets et des lettres à la sainte Vierge, baisait la roche, que des millions de bouches enflammées avaient polie. C'était la foi déchaînée, la grande force, que rien n'arrêtait plus.

Et Gérard, alors, écrasé contre la grille, entendit deux paysannes, que le défilé charriait, s'exclamer sur le spectacle des malades, gisant devant elles. L'une venait d'être frappée par la face si pâle du frère Isidore, avec ses grands yeux, démesurément ouverts, fixés sur la statue de la Vierge. Elle se signa, elle murmura, envahie d'une admiration dévote:

—Oh! vois donc celui-là, comme il prie de tout son cœur, et comme il regarde Notre-Dame de Lourdes!

L'autre paysanne répondit:

—Bien sûr qu'elle va le guérir, il est trop beau!

Dans l'acte d'amour et de foi qu'il continuait du fond de son néant, le mort, avec la fixité infinie de son regard, touchait tous les cœurs, faisait l'édification profonde de ce peuple, dont le défilé ne cessait pas.

III

C'était le bon abbé Judaine qui devait porter le Saint-Sacrement à la procession de quatre heures. Depuis que la sainte Vierge l'avait guéri d'une maladie d'yeux, miracle dont les journaux catholiques retentissaient encore, il était une des gloires de Lourdes; et on l'y mettait à la première place, on l'y honorait par toutes sortes de prévenances.

À trois heures et demie, il se leva, voulut quitter la Grotte. Mais l'affluence extraordinaire de la foule l'effraya, il craignit d'être en retard, s'il ne parvenait pas à se dégager. Heureusement, une aide lui vint.

—Monsieur le curé, expliqua Berthaud, n'essayez point de passer par le Rosaire, vous resteriez en chemin. Le mieux est de monter par les lacets... Et tenez! suivez-moi, je marche devant vous.

Il joua des coudes, fendit le flot compact, ouvrant un chemin au prêtre, qui se confondait en remerciements.

—Vous êtes trop aimable... C'est de ma faute. Je me suis oublié... Mais, bon Dieu! comment allons-nous faire tout à l'heure pour passer, avec la procession?

Cette procession restait l'inquiétude de Berthaud. Les jours ordinaires, elle déterminait sur son passage une crise folle d'exaltation, qui le forçait à prendre des mesures spéciales. Qu'allait-il arriver, au travers de cette foule entassée de trente mille personnes, fouettée d'une telle fièvre de foi, déjà prête à la divine frénésie? Aussi, très raisonnable, profita-t-il de l'occasion pour faire les recommandations les plus sages.

—Ah! monsieur le curé, je vous en prie, dites bien à ces messieurs du clergé de ne pas laisser d'espace entre eux, de marcher sans hâte, les uns dans les autres... Et surtout qu'on tienne les bannières solidement, pour qu'elles ne soient pas chavirées... Quant à vous, monsieur le curé, veillez à ce que les hommes du dais soient vigoureux, et serrez le linge autour du nœud de l'ostensoir, n'ayez pas peur de le porter à deux mains, de toute votre force.

Un peu effrayé par ces recommandations, le prêtre remerciait toujours.

—Sans doute, sans doute, vous êtes bien aimable... Ah! monsieur, que de reconnaissance je vous ai, pour m'avoir aidé à sortir de tout ce monde!

Et, dégagé enfin, il se hâta de gagner la Basilique par l'étroit chemin en lacets qui monte au travers du coteau; tandis que son compagnon se replongeait dans la cohue, pour aller reprendre son poste de surveillance.

Au même moment, Pierre, qui amenait Marie dans son chariot, se heurtait, de l'autre côté, du côté de la place du Rosaire, contre le mur impénétrable de la foule. À trois heures, la servante de l'hôtel l'avait réveillé, pour qu'il allât prendre la jeune fille à l'Hôpital. Rien ne pressait, ils avaient grandement le temps d'arriver à la Grotte, avant la procession. Mais cette foule immense, ce mur résistant qu'il ne savait par où percer, commençait à lui causer quelque inquiétude. Jamais il ne passerait avec la petite voiture qu'il traînait, si les gens n'y mettaient pas un peu de complaisance.

—Allons, mesdames, allons, je vous en prie!... Vous voyez bien, c'est pour une malade!

Les dames ne bougeaient pas, hypnotisées par la vue de la Grotte braisillante au loin, se haussant sur la pointe des pieds afin de ne rien perdre du spectacle. D'ailleurs, la clameur des litanies était si forte, à ce moment-là, qu'on n'entendait même pas les supplications du jeune prêtre.

—Monsieur, écartez-vous, laissez-moi passer... Un peu de place pour une malade, voyons, écoutez-moi donc!

Et les hommes, pas plus que les femmes, ne consentaient à bouger, hors d'eux-mêmes, dans un ravissement aveugle et sourd.

Marie, du reste, souriait avec sérénité, comme ignorante de l'obstacle, certaine que rien au monde ne l'empêcherait d'aller à la guérison. Pourtant, lorsque Pierre eut trouvé une fissure et se fut engagé dans le flot mouvant, la situation s'aggrava. De toutes parts, la houle battait le frêle chariot, menaçait par moments de le submerger. À chaque pas, il fallait s'arrêter, attendre, recommencer à supplier les gens. Pierre n'avait jamais eu une sensation si anxieuse de la foule. Elle était sans menace, d'une innocence et d'une passivité de troupeau; mais il y trouvait un frisson troublant, un souffle particulier qui le bouleversait. Et, malgré son amour des humbles, la laideur des visages, les faces communes et suantes, les haleines gâtées, les vieux vêtements sentant le pauvre, le faisaient souffrir jusqu'à la nausée.

—Voyons, mesdames, voyons, messieurs, il s'agit d'une malade... Un peu de place, je vous en prie!

Le chariot, noyé, ballotté dans cette vaste mer, continuait à s'avancer par saccades, mettant des minutes à conquérir quelques mètres de terrain. Un instant, on put le croire englouti, rien ne surnageait. Puis, il reparut, arriva à la hauteur des piscines. Une tendre sympathie finissait par se faire pour cette jeune fille malade, si ravagée de souffrance, si belle encore. Quand les gens avaient dû céder sous la poussée têtue du prêtre, ils se retournaient; et ils n'osaient se fâcher, ils s'attendrissaient devant ce maigre visage de douleur qui resplendissait dans l'auréole des beaux cheveux blonds. Des mots de pitié et d'admiration circulaient. Ah! la pauvre enfant! n'était-ce pas une cruauté d'être infirme, à cet âge? Que la sainte Vierge lui fût clémente! D'autres s'étonnaient, frappés de l'extase où ils la voyaient, de ses yeux si clairs, ouverts sur l'au-delà de son espoir. Elle voyait le ciel, elle serait guérie sûrement. C'était comme un sillage d'émerveillement, de fraternelle charité, que laissait le petit chariot, au travers du flot qu'il fendait avec tant de peine.

Pierre, cependant, se désespérait, et il était à bout de forces, lorsque des brancardiers vinrent à son aide, en s'efforçant de rétablir, pour la procession, un passage, que Berthaud leur avait donné l'ordre de protéger avec des cordes, tenues de deux mètres en deux mètres. Dès lors, il traîna Marie assez librement, il la fit entrer enfin dans l'enceinte réservée, où ils s'arrêtèrent en face de la Grotte, à gauche. On ne pouvait s'y mouvoir, l'entassement semblait y croître de minute en minute. Et ce qu'il garda de la traversée si pénible qu'il venait de faire, les membres brisés, ce fut le sentiment d'un concours de peuple prodigieux, comme s'il s'était trouvé au centre d'un océan, dont il entendait sans relâche les vagues déferler autour de lui.

Depuis l'Hôpital, Marie n'avait pas ouvert les lèvres. Il comprit qu'elle désirait lui parler, il se pencha.

—Et mon père, demanda-t-elle, est-il là? N'est-il pas revenu de son excursion?

Il dut lui répondre que M. de Guersaint n'était pas de retour, qu'il s'était sans doute attardé malgré lui. Alors, elle se contenta d'ajouter, avec son sourire:

—Ah! pauvre père, va-t-il être content, lorsqu'il me retrouvera guérie!

Pierre la regardait, plein d'une admiration émue. Il ne se souvenait pas de l'avoir vue si adorable, dans la destruction lente de la maladie. Ses cheveux, seuls respectés, la vêtaient d'or. Sa tête réduite, affinée, avait pris une expression de rêve, les yeux perdus dans la hantise de sa souffrance, les traits immobilisés, comme si elle eût dormi au fond d'une pensée fixe, en attendant que la secousse du bonheur attendu l'éveillât. Elle était absente d'elle-même, elle allait y rentrer, quand Dieu le voudrait. Et cette enfantine délicieuse, petite fille à vingt-trois ans, restée toujours à la minute où un accident l'avait frappée dans son sexe, l'attardant, l'empêchant d'être femme, était enfin prête à recevoir la visite de l'ange, le choc miraculeux qui devait la tirer de son engourdissement et la remettre debout. Son extase du matin continuait, ses mains s'étaient jointes, un élancement de tout son être l'avait ravie à la terre, dès qu'elle avait aperçu l'image de la sainte Vierge. Elle priait, elle s'offrait divinement.

Ce fut pour Pierre une heure de grand trouble. Il sentit que le drame de sa vie de prêtre allait se jouer, que s'il ne retrouvait pas la foi dans cette crise, jamais elle ne lui reviendrait. Et il était sans mauvaises pensées, sans résistance, souhaitant avec ferveur, lui aussi, d'être tous deux guéris ensemble. Oh! être convaincu par sa guérison à elle, croire ensemble, être sauvés ensemble! Il voulut prier comme elle, ardemment. Mais, malgré lui, la foule le préoccupait, cette foule sans bornes, où il avait tant de peine à se noyer, à disparaître, à n'être plus que la feuille de la forêt, perdue dans le frisson de toutes les feuilles. Il ne pouvait s'empêcher de l'analyser, de la juger. Il la savait entraînée, suggestionnée depuis quatre jours: la fièvre du long voyage, l'excitation des paysages nouveaux, les journées vécues devant la splendeur de la Grotte, les nuits sans sommeil, la douleur exaspérée, affamée d'illusion. Puis, c'était encore l'obsession de la prière, ces cantiques, ces litanies qui la secouaient sans relâche. Un autre prêtre avait succédé au père Massias, et il l'entendait, celui-là, un petit abbé maigre et noir, jeter les appels à la Vierge et à Jésus, d'une voix cinglante, pareils à des coups de fouet; tandis que le père Massias et le père Fourcade, demeurés au pied de la chaire, dirigeaient les cris de la foule, dont la lamentation montait plus haute, sous le soleil limpide. L'exaltation avait encore grandi, c'était l'heure où les violences faites au ciel déterminaient les miracles.

Tout d'un coup, une paralytique venait de se lever, de marcher vers la Grotte, en tenant sa béquille en l'air; et cette béquille toute droite au-dessus des têtes houleuses, agitée comme un drapeau, arrachait aux fidèles des acclamations. On guettait les prodiges, on les attendait, avec la certitude qu'ils se produiraient, innombrables, éclatants. Des yeux croyaient les voir, des voix fébriles les signalaient. Encore une qui était guérie! encore une autre! encore une autre! Une sourde qui entendait, une muette qui parlait, une phtisique qui ressuscitait! Comment, une phtisique? Mais certainement, cela était quotidien! Il n'y avait plus de surprise possible, on aurait constaté sans étonner personne qu'une jambe coupée repoussait. Le miracle devenait l'état même de nature, la chose habituelle, banale à force d'être commune. Pour ces imaginations surchauffées, les histoires incroyables paraissaient toutes simples, dans la logique de ce qu'elles attendaient de la sainte Vierge. Et il fallait entendre les récits qui circulaient, les affirmations tranquilles, les absolues certitudes, lorsqu'une malade délirante criait qu'elle était guérie. Encore une autre! encore une autre! Parfois, pourtant, une voix désolée s'élevait: «Ah! elle est guérie, celle-là, elle a de la chance!»

Déjà, au bureau des constatations, Pierre avait souffert de cette crédulité du milieu. Mais, ici, cela dépassait tout, il s'exaspérait des extravagances qu'il entendait, et si paisiblement dites, avec des sourires clairs d'enfant. Aussi tâchait-il de s'absorber, de n'écouter rien. «Mon Dieu! faites donc que ma raison s'anéantisse, que je ne veuille plus comprendre, que j'accepte l'irréel et l'impossible.» Pendant un instant, il se croyait mort à l'examen, il se laissait emporter par le cri de supplication: «Seigneur, guérissez nos malades!... Seigneur, guérissez nos malades!» Il le répétait de toute sa charité, il joignait les mains, regardait la statue de la Vierge fixement, jusqu'au vertige, jusqu'à s'imaginer qu'elle bougeait. Pourquoi donc ne redeviendrait-il pas enfant comme les autres, puisque le bonheur était dans l'ignorance et dans le mensonge? La contagion finirait bien par agir, il ne serait plus que le grain de sable parmi les grains de sable, humble parmi les humbles sous la meule, sans s'inquiéter des forces qui les écrasaient. Et, juste à cette seconde, lorsqu'il espérait avoir tué le vieil homme en lui, s'être anéanti avec sa volonté et son intelligence, le sourd travail de la pensée recommençait au fond de son crâne, incessant, invincible. Peu à peu, malgré son effort, il retournait à son enquête, il doutait, il cherchait. Ainsi, quelle était donc la force inconnue qui se dégageait de cette foule, un fluide vital assez puissant pour déterminer les quelques guérisons qui, réellement, se produisaient? Il y avait là un phénomène qu'aucun savant physiologiste n'avait encore étudié. Fallait-il croire qu'une foule n'était plus qu'un être, pouvant décupler sur lui-même la puissance de l'auto-suggestion? Pouvait-on admettre que, dans certaines circonstances d'exaltation extrême, une foule devînt un agent de souveraine volonté, forçant la matière à obéir? Cela aurait expliqué comment les coups de guérison subite frappaient, au sein même de la foule, les sujets les plus sincèrement exaltés. Tous les souffles se réunissaient en un souffle, et la force qui agissait était une force de consolation, d'espoir et de vie.

Cette pensée de charité humaine émotionna Pierre. Un moment encore, il put se ressaisir, il demanda la guérison de tous, très touché par cette croyance qu'il travaillait ainsi, un peu pour sa part, à la guérison de Marie. Mais, brusquement, sans qu'il sût par quelle liaison d'idées, un souvenir lui revint, celui de la consultation qu'il avait exigée sur le cas de la jeune fille, avant le départ pour Lourdes. La scène se précisait, d'une netteté extraordinaire, il revoyait la chambre avec son papier gris, à fleurs bleues, il entendait les trois médecins discuter et conclure. Les deux qui avaient donné des certificats, diagnostiquant une paralysie de la moelle, parlaient avec la lenteur sage de praticiens connus, estimés, d'une honorabilité parfaite; tandis qu'il avait encore dans l'oreille la voix vive et chaude de son petit-cousin Beauclair, le troisième médecin, un jeune homme d'une vaste et hardie intelligence, que ses confrères traitaient froidement, en esprit aventureux. Et Pierre était surpris de retrouver dans sa mémoire, à cette minute suprême, des choses qu'il ne savait pas y être, par ce phénomène singulier qui fait parfois que des paroles, à peine écoutées, mal entendues, emmagasinées comme malgré soi, se réveillent, éclatent, s'imposent, après de longs oublis. Il lui semblait que l'approche même du miracle évoquât les conditions dans lesquelles Beauclair lui avait annoncé qu'il s'accomplirait.

Vainement, Pierre s'efforça de chasser ce souvenir, en priant avec un redoublement de ferveur. Les images renaissaient, les paroles anciennes retentissaient, lui emplissaient les oreilles d'un éclat de trompette. C'était maintenant dans la salle à manger, où Beauclair et lui s'étaient enfermés, après le départ des deux autres. Et Beauclair faisait l'historique de la maladie: la chute de cheval, sur les pieds, à quatorze ans; la luxation de l'organe, culbuté, renversé de côté; les ligaments déchirés sans doute, et dès lors la pesanteur dans le bas-ventre et dans les reins, la faiblesse des jambes allant jusqu'à la paralysie; puis, la lente réparation des désordres, l'organe se remettant en place de lui-même, les ligaments se cicatrisant, sans que les phénomènes douloureux pussent cesser, chez cette grande enfant nerveuse dont le cerveau, frappé de l'accident, ne parvenait pas à s'en distraire, l'attention localisée sur le point où elle souffrait, immobilisée, incapable d'acquérir des notions nouvelles; de sorte que, même après la guérison, la souffrance avait persisté, un état névropathique, un épuisement nerveux consécutif, sans doute aggravé par des accidents de nutrition, mal connus encore. Aussi Beauclair expliquait-il aisément les diagnostics contraires et faux des nombreux médecins qui l'avaient soignée, sans se permettre la visite indispensable, marchant dès lors à tâtons, les uns croyant à une tumeur, les autres, les plus nombreux, convaincus d'une lésion de la moelle. Lui seul, après s'être enquis de l'hérédité de la malade, venait de soupçonner le simple état d'auto-suggestion où elle se maintenait obstinément, sous l'ébranlement, la violence première de la douleur; et il donnait ses raisons, le champ visuel rétréci, les yeux fixes, le visage absorbé, distrait, la nature surtout de la souffrance qui avait quitté l'organe pour se porter vers l'ovaire gauche, où elle se manifestait par un poids écrasant, intolérable, qui parfois remontait jusqu'à la gorge, en affreuses crises d'étouffement. Une volonté brusque de se dégager de la notion fausse de son mal, une volonté de se lever, de respirer librement, de ne plus souffrir, pouvait seule la remettre debout, guérie, transfigurée, sous le coup de fouet d'une grande exaltation.

Une dernière fois, Pierre tenta de ne plus voir, de ne plus entendre, car il sentait que c'était en lui la ruine irréparable du miracle. Et, malgré ses efforts, malgré l'ardeur qu'il mettait à crier: «Jésus, fils de David, guérissez nos malades!» il voyait, il entendait toujours Beauclair lui dire, de son air calme et souriant, comment le miracle s'accomplirait, en coup de foudre, à la seconde de l'extrême émotion, sous la circonstance décisive qui achèverait de délier les muscles. Dans un transport éperdu de joie, la malade se lèverait et marcherait, les jambes brusquement légères, soulagées de la pesanteur qui les faisait de plomb depuis si longtemps, comme si cette pesanteur se fût fondue, eût coulé en terre. Mais surtout le poids qui écrasait le ventre, qui montait, ravageait la poitrine, étranglait la gorge, s'en irait, cette fois-là, en une envolée prodigieuse, en un souffle de tempête emportant avec lui tout le mal. N'était-ce point ainsi, au moyen âge, que les possédées rendaient par la bouche le diable, dont leur chair vierge avait longuement subi la torture? Et Beauclair avait ajouté que Marie serait femme enfin, que le sang de la maternité jaillirait, dans ce sursaut d'hosanna, ce réveil d'un corps resté enfant, attardé et brisé par un si long rêve de souffrance, tout d'un coup rendu à une santé éclatante, les yeux vivants, la face radieuse.

Pierre regarda Marie, et son trouble grandit encore, à la voir si misérable, dans son chariot, si éperdument implorante, élancée toute vers Notre-Dame de Lourdes, qui donnait la vie. Ah! qu'elle fût donc sauvée, au prix même de sa damnation, à lui! Mais elle était trop malade, la science mentait comme la foi, il ne pouvait croire que cette enfant, aux jambes mortes depuis tant d'années, allait revivre. Et, dans le doute désordonné où il tombait, son cœur saignant clama plus haut, répéta sans fin avec la foule délirante:

—Seigneur, fils de David, guérissez nos malades!... Seigneur, fils de David, guérissez nos malades!

À ce moment, un tumulte courut, agita les têtes. Des gens frémissaient, des faces se tournaient, se haussaient. C'était la procession de quatre heures, un peu en retard ce jour-là, dont la croix débouchait, sous une arche de la rampe monumentale. Il y eut une acclamation telle, une poussée instinctive si violente, que Berthaud, avec de grands gestes, commanda aux brancardiers de refouler le monde, en tirant fortement sur les cordes. Ceux-ci, débordés un instant, durent se rejeter en arrière, les poings meurtris; et ils finirent par élargir un peu le passage réservé, où la procession put dès lors s'engager lentement. En tête, s'avançait un suisse superbe, bleu et argent, que suivait la croix processionnelle, une haute croix, d'un rayonnement d'étoile. Puis, venaient les délégations des différents pèlerinages, avec leurs bannières, des étendards de velours et de satin, brodés de métal et de soies vives, ornés de figures peintes, portant des noms de villes: Versailles, Reims, Orléans, Poitiers, Toulouse. Une, toute blanche, d'une richesse magnifique, étalait en lettres rouges cette inscription: Œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers. Ensuite, le clergé commençait, deux ou trois cents prêtres en simple soutane, une centaine en surplis, une cinquantaine revêtus de chasubles d'or, pareils à des astres. Tous portaient des cierges allumés, tous chantaient le Laudate Sion Salvatorem, à voix pleine. Et le dais arrivait royalement, de soie pourpre, galonné d'or, tenu par quatre prêtres, qu'on avait visiblement choisis parmi les plus vigoureux. Dessous, entre deux autres prêtres qui l'assistaient, l'abbé Judaine tenait le Saint-Sacrement, de ses dix doigts fortement serrés, comme le lui avait recommandé Berthaud; et les regards un peu inquiets qu'il jetait à droite et à gauche, sur la foule envahissante, montraient le souci où il était de conduire à bon port ce lourd et divin ostensoir, dont il avait déjà les poignets rompus. Quand le soleil oblique le frappait de face, on aurait dit un autre soleil. Des enfants de chœur balançaient des encensoirs, dans l'aveuglante poussière de clarté qui faisait de toute la procession une splendeur. Enfin, derrière, il n'y avait plus qu'un flot confus de pèlerins, un piétinement de troupeau, des fidèles et des curieux enflammés qui se ruaient, bouchant le sillage de leur vague roulante.

Depuis un instant, le père Massias était remonté dans la chaire; et, cette fois, il avait imaginé un autre exercice. Après les cris brûlants de foi, d'espérance et d'amour qu'il jetait, il commandait tout à coup l'absolu silence, pour que chacun, les lèvres closes, pût en secret parler à Dieu, pendant deux ou trois minutes. Ce silence instantané, au milieu de la vaste foule, ces minutes de vœux muets, où toutes les âmes ouvraient leur mystère, étaient d'une grandeur saisissante, extraordinaire. La solennité en devenait redoutable, on y entendait passer le vol du désir, l'immense désir de vie. Puis, le père Massias invitait les malades seuls à parler, à supplier Dieu de leur accorder ce qu'ils réclamaient de sa toute-puissance. Alors, c'était une lamentation pitoyable, des centaines de voix chevrotantes et cassées qui s'élevaient, dans un concert de larmes. «Seigneur Jésus, si vous le voulez, vous pouvez me guérir!... Seigneur Jésus, ayez pitié de votre enfant, qui se meurt d'amour!... Seigneur Jésus, faites que je voie, faites que j'entende, faites que je marche!» Une voix aiguë de petite fille, d'une légèreté et d'une vivacité de flûte, dominait le sanglot universel, répétait au loin: «Sauvez les autres, sauvez les autres, Seigneur Jésus!» Des larmes coulaient de tous les yeux, ces supplications bouleversaient les cœurs, jetaient les plus durs à la folie de la charité, dans un sublime désordre qui leur aurait fait ouvrir à deux mains leur poitrine, pour donner au prochain leur santé et leur jeunesse. Et le père Massias, sans laisser tomber cet enthousiasme, reprenait ses cris, en fouettait de nouveau la foule délirante; pendant que le père Fourcade, sur une des marches de la chaire, sanglotait lui aussi, levant vers le ciel sa face ruisselante, pour commander à Dieu de descendre.

Mais la procession arrivait, les délégations, les prêtres s'étaient rangés à droite et à gauche; et, quand le dais entra dans l'enceinte réservée aux malades, devant la Grotte, quand ceux-ci aperçurent Jésus-Hostie, le Saint-Sacrement luisant comme un soleil, aux mains de l'abbé Judaine, il n'y eut plus de direction possible, les voix se confondirent, un vertige emporta toutes les volontés. Les cris, les appels, les prières se brisaient dans des gémissements. Des corps se soulevaient de leur grabat de misère, des bras tremblants se tendaient, des mains crispées semblaient vouloir arrêter le miracle au passage. «Seigneur Jésus, sauvez-nous, nous périssons!... Seigneur Jésus, nous vous adorons, guérissez-nous!... Seigneur Jésus, vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant, guérissez-nous!» Trois fois, les voix désespérées, exaspérées, jetèrent la suprême lamentation, dans une clameur qui trouait le ciel; et les larmes redoublaient, inondaient les visages brûlants, que transfigurait le désir. Un moment, la frénésie devint telle, l'élan instinctif vers le Saint-Sacrement parut si irrésistible, que Berthaud fit faire la chaîne aux brancardiers qui se trouvaient là. C'était la manœuvre de protection extrême, une haie de brancardiers se formait à droite et à gauche du dais, chacun d'eux nouant fortement un bras au cou de son voisin, de façon à construire une sorte de mur vivant. Il n'y avait plus de fissure, rien ne pouvait passer. Mais ces barrières humaines n'en fléchissaient pas moins sous la pression des malheureux affamés de vie, voulant toucher, voulant baiser Jésus; et elles oscillaient, se trouvaient rabattues contre le dais qu'elles défendaient, et le dais lui-même, sous la continuelle menace d'être emporté, roulait parmi la foule, ainsi qu'une barque sainte en péril de naufrage.

Alors, au plus fort de cette folie sacrée, dans les supplications et dans les sanglots, comme dans un orage, lorsque le ciel s'ouvre et que la foudre tombe, des miracles éclatèrent. Une paralytique se leva, jeta ses béquilles. Il y eut un cri perçant, une femme apparut, debout sur son matelas, enveloppée d'une couverture blanche, ainsi que d'un suaire; et l'on disait que c'était une phtisique à demi morte, ressuscitée. Coup sur coup, la grâce retentit deux fois encore: une aveugle qui aperçut la Grotte soudainement, dans une flamme; une muette qui tomba sur les deux genoux, en remerciant la sainte Vierge, à voix haute et claire. Et toutes se prosternaient de même aux pieds de Notre-Dame de Lourdes, éperdues de joie et de reconnaissance.

Mais Pierre n'avait pas quitté Marie des yeux, et ce qu'il voyait le bouleversait d'attendrissement. Les yeux de la malade, vides encore, s'étaient élargis, tandis que son pauvre visage blême, au masque lourd, se contractait, comme si elle eût affreusement souffert. Elle ne parlait pas, se croyant reprise par le mal sans doute, désespérée. Puis, tout d'un coup, lorsque le Saint-Sacrement passa et qu'elle en regarda l'astre flamboyer au soleil, elle eut un éblouissement, elle crut être frappée d'un éclair. Ses yeux s'étaient rallumés à cet éclat, ils retrouvaient enfin leur flamme de vie, ils brillaient pareils à des étoiles. Son visage, sous le flot de sève, s'animait, se colorait, rayonnait d'un rire d'allégresse et de santé. Et il la vit se lever brusquement, se tenir toute droite dans son chariot, chancelante, bégayante, ne trouvant que ce mot de caresse:

—Oh! mon ami... oh! mon ami...

Vivement, il s'était approché, pour la soutenir. Mais elle l'écarta d'un geste, elle se raffermissait, si touchante, si belle, dans sa robe de petite laine noire, avec les pantoufles qu'elle gardait toujours, élancée et mince, nimbée d'or par son admirable chevelure blonde, qu'une simple dentelle recouvrait. Tout son corps de vierge restait en proie à des secousses profondes, comme si une puissante fermentation l'avait régénéré. D'abord, ce furent les jambes qui se délivrèrent des chaînes qui les nouaient. Puis, tandis qu'elle sentait jaillir d'elle la source de sang, la vie de la femme, de l'épouse et de la mère, elle eut une dernière angoisse, un poids énorme qui lui remontait du ventre dans la gorge. Seulement, cette fois, il ne s'arrêta pas, ne l'étouffa pas, il jaillit de sa bouche ouverte, il s'envola en un cri de sublime joie.

—Je suis guérie!... Je suis guérie!

Alors, ce fut un spectacle extraordinaire. La couverture gisait à ses pieds, elle triomphait, elle avait une face éclatante et superbe. Et son cri de guérison venait de retentir avec une telle ivresse, que la foule entière en restait éperdue. Il n'y avait plus qu'elle, on ne voyait qu'elle, debout, grandie, si radieuse, si divine.

—Je suis guérie!... Je suis guérie!

Pierre, dans la commotion violente qu'il avait reçue au cœur, s'était mis à pleurer. De nouveau, les larmes ruisselaient de tous les yeux. Au milieu des exclamations, des gratitudes, des louanges, un frénétique enthousiasme gagnait de proche en proche, soulevait d'une émotion croissante les milliers de pèlerins qui s'écrasaient pour voir. Des applaudissements se déchaînèrent, une furie d'applaudissements dont le tonnerre roula d'un bout à l'autre de la vallée.

Le père Fourcade agitait les bras, le père Massias put enfin, du haut de la chaire, se faire entendre.

—Dieu nous a visités, mes chers frères, mes chères sœurs... Magnificat anima mea Dominum...

Et toutes les voix, les milliers de voix entonnèrent le chant d'adoration et de reconnaissance. La procession se trouvait arrêtée, l'abbé Judaine avait pu gagner la Grotte, avec l'ostensoir mais il patientait là, avant de donner la bénédiction. En dehors de la grille, le dais l'attendait, entouré des prêtres en surplis et en chasubles, d'un éclat de neige et d'or, aux rayons du couchant.

Cependant, Marie s'était agenouillée, sanglotante; et, tout le temps que le chant dura, un acte brûlant de foi et d'amour monta de son être. Mais la foule voulait la voir marcher, des femmes heureuses l'appelaient, un groupe l'entoura, qui l'enleva presque, la poussa vers le bureau des constatations, pour que le miracle fût prouvé, éclatant comme la lumière du soleil. Son chariot fut oublié, Pierre la suivit, tandis que, balbutiante, hésitante, avec une maladresse adorable, elle qui depuis sept ans ne se servait plus de ses jambes, s'avançait de l'air inquiet et ravi du petit enfant qui fait ses premiers pas; et cela était si attendrissant, si délicieux, qu'il ne songeait plus qu'à l'immense bonheur de la voir renaître à sa jeunesse. Ah! chère amie d'enfance, chère tendresse lointaine, elle serait donc enfin la femme de beauté et de charme, que la jeune fille autrefois promettait, lorsque, dans le petit jardin de Neuilly, elle était jolie si gaiement, sous les grands arbres criblés de soleil!

La foule continuait furieusement à l'acclamer, une vague énorme refluait, l'accompagnait; et tous l'attendirent, stationnèrent avec fièvre devant la porte, lorsqu'elle fut entrée dans le bureau, où Pierre seul fut admis avec elle.

Cette après-midi-là, il y avait peu de monde au bureau des constatations. La petite salle carrée, dont les murs de bois brûlaient, avec son mobilier rudimentaire, ses chaises de paille et ses deux tables d'inégale hauteur, n'était occupée, en dehors du personnel accoutumé, que par cinq ou six médecins, assis et silencieux. Devant les tables, le chef de service des piscines et deux jeunes abbés tenaient les registres, feuilletaient les dossiers; tandis que le père Dargelès, à l'un des bouts, écrivait une note pour son journal. Et, justement, le docteur Bonamy était en train d'examiner le lupus d'Élise Rouquet, qui, pour la troisième fois, venait faire constater la cicatrisation croissante de sa plaie.

—Enfin, messieurs, s'écriait le docteur, avez-vous jamais vu un lupus s'amender de la sorte, si rapidement?... Je sais bien qu'un nouvel ouvrage a paru sur la foi qui guérit, où il est dit que certaines plaies peuvent être d'origine nerveuse. Seulement, rien n'est moins prouvé, dans le cas du lupus, et je défie qu'une commission de médecins s'assemble et s'entende pour expliquer, par les voies ordinaires, la guérison de mademoiselle...

Il s'interrompit, il se tourna vers le père Dargelès.

—Vous avez bien noté, mon père, que la suppuration a disparu complètement et que la peau reprend sa couleur naturelle?

Mais il n'attendit pas la réponse, Marie entrait, suivie de Pierre; et, tout de suite, il devina le coup de fortune qui lui arrivait, au rayonnement dont resplendissait la miraculée. Elle était admirable, faite pour entraîner et convertir les foules. Vivement, il renvoya Élise Rouquet, demanda le nom de la nouvelle venue, réclama le dossier à l'un des jeunes prêtres. Puis, comme elle chancelait, il voulut la faire asseoir dans le fauteuil.

—Oh! non, oh! non, s'écria-t-elle. Je suis si heureuse de me servir de mes jambes!

Pierre, d'un regard, avait cherché le docteur Chassaigne, désolé de ne pas le trouver là. Il se tint à l'écart, il attendit, pendant qu'on fouillait les tiroirs en désordre, sans pouvoir mettre la main sur le dossier.

—Voyons, répétait le docteur Bonamy, Marie de Guersaint, Marie de Guersaint... J'ai vu ce nom à coup sûr.

Enfin, Raboin découvrit le dossier, classé à une fausse lettre alphabétique; et, quand le docteur eut pris connaissance des certificats qu'il contenait, il se passionna.

—Voici qui est très intéressant, messieurs. Je vous prie d'écouter avec attention... Mademoiselle, que vous voyez là, debout, était atteinte d'une très grave lésion de la moelle. Et, si l'on avait le moindre doute, ces deux certificats suffiraient à convaincre les plus incrédules, car ils sont signés par deux médecins de la Faculté de Paris, dont les noms sont bien connus de tous nos confrères.

Il fit passer les certificats aux médecins présents, qui les lurent avec de légers hochements de tête. Cela était indéniable, les signataires avaient la réputation de praticiens honnêtes et habiles.

—Eh bien! messieurs, si le diagnostic n'est pas contesté, et ne peut pas l'être, quand une malade nous apporte des documents de cette valeur, nous allons voir maintenant les modifications qui se sont produites dans l'état de mademoiselle.

Mais, avant de l'interroger, il se tourna vers Pierre.

—Monsieur l'abbé, vous êtes venu de Paris avec mademoiselle de Guersaint, je crois. Est-ce que vous aviez pris l'avis des médecins, avant le départ?

Le prêtre sentit un frémissement, dans sa grande joie.

—J'ai assisté à la consultation, monsieur.

Et la scène, de nouveau, s'évoquait. Il revit les deux docteurs graves et raisonnables, il revit Beauclair qui souriait, pendant que ses confrères rédigeaient leurs certificats conformes. Allait-il donc mettre ceux-ci à néant, faire connaître l'autre diagnostic, celui qui permettait d'expliquer scientifiquement la guérison? Le miracle était prédit, ruiné à l'avance.

—Vous le remarquerez, messieurs, reprit le docteur Bonamy, la présence de monsieur l'abbé apporte à ces preuves une nouvelle force... Maintenant, mademoiselle va nous dire bien exactement ce qu'elle a ressenti.

Il s'était penché sur l'épaule du père Dargelès, il lui recommandait de ne pas oublier de donner à Pierre un rôle de témoin, dans la narration.

—Mon Dieu! messieurs, comment vous dire? s'écria Marie de sa voix haletante, brisée de bonheur. Depuis hier, j'étais certaine d'être guérie. Et, pourtant, tout à l'heure encore, quand des fourmillements m'ont prise dans les jambes, j'ai eu peur que ce ne fût une nouvelle crise, j'ai douté un instant... Alors, les fourmillements se sont arrêtés. Puis, ils ont recommencé, dès que je suis retombée en prière... Oh! je priais, je priais de toute mon âme! J'ai fini par m'abandonner comme une enfant. «Sainte Vierge, Notre-Dame de Lourdes, faites de moi ce que vous voudrez...» Les fourmillements ne cessaient plus, il m'a semblé que mon sang bouillonnait, une voix me criait: «Lève-toi! lève-toi!» Et j'ai senti le miracle, dans un grand craquement de tous mes os, de toute ma chair, comme si j'étais frappée de la foudre.

Pierre, très pâle, l'écoutait. Beauclair le lui avait bien dit que la guérison viendrait en coup de foudre, lorsque, sous l'influence de l'imagination puissamment surexcitée, il se produirait en elle un réveil soudain de la volonté, depuis si longtemps endormie.

—Ce sont d'abord les jambes que la sainte Vierge a délivrées, continua-t-elle. J'ai eu la sensation très nette que les liens de fer qui les nouaient glissaient le long de ma peau, comme des chaînes brisées... Puis, le poids qui m'étouffait toujours, là, dans le flanc gauche, a remonté; et j'ai cru que j'allais mourir, tellement il me ravageait. Mais il a dépassé ma poitrine, il a dépassé ma gorge, et je l'ai eu dans la bouche, et je l'ai craché violemment... C'était fini, je n'avais plus mon mal, il s'était envolé.

Elle avait fait le geste lourd de l'oiseau de nuit qui bat des ailes, et elle se tut, en souriant à Pierre, bouleversé. Tout cela, Beauclair l'avait dit à l'avance, en se servant presque des mêmes mots, des mêmes images. De point en point, le pronostic se réalisait, il n'y avait plus là que des phénomènes prévus et naturels.

Les yeux ronds, Raboin avait suivi le récit, avec la passion d'un dévot borné, que hante l'idée de l'enfer.

—C'est le diable, cria-t-il, c'est le diable qu'elle a craché! Mais le docteur Bonamy, plus sage, le fit taire. Et, se tournant vers les médecins:

—Messieurs, vous savez que nous évitons toujours ici de prononcer le grand mot de miracle. Seulement, voici un fait, je suis curieux de savoir comment vous l'expliqueriez par les voies naturelles... Depuis sept ans, mademoiselle était frappée d'une paralysie grave, due évidemment à une lésion de la moelle. Et cela ne saurait être nié, les certificats sont là, indiscutables. Elle ne marchait plus, elle ne pouvait plus faire un mouvement sans jeter une plainte, elle en était arrivée à l'épuisement extrême, qui précède de peu les terminaisons fâcheuses... Tout d'un coup, la voici qui se lève, qui marche, qui rit et rayonne. La paralysie a complètement disparu, il ne reste aucune douleur, elle se porte aussi bien que vous et moi... Voyons, messieurs, examinez-la, dites-moi ce qui s'est passé.

Il triomphait. Aucun des médecins ne prit la parole. Deux, sans doute des catholiques pratiquants, avaient approuvé, d'un branle énergique de la tête. Les autres demeuraient immobiles, l'air gêné, peu soucieux de se mettre dans cette histoire. Pourtant, un petit maigre, dont les yeux luisaient derrière les verres de son binocle, finit par se lever, pour voir Marie de plus près. Il lui prit une main, regarda ses pupilles, sembla se préoccuper simplement de l'air de transfiguration où elle baignait. Puis, d'une façon très courtoise, sans vouloir même discuter, il retourna s'asseoir.

—Le cas échappe à la science, voilà tout ce que je constate, conclut victorieusement le docteur Bonamy. J'ajoute que nous n'avons pas ici de convalescence, la santé se refait d'un coup, pleine et entière... Voyez mademoiselle. Le regard brille, le teint est rosé, la physionomie a retrouvé sa gaieté vivante. Sans doute, la réparation des tissus va se continuer avec quelque lenteur; mais déjà l'on peut dire que mademoiselle vient de renaître... N'est-ce pas, monsieur l'abbé, vous qui la voyiez souvent, vous ne la reconnaissez plus?

Pierre balbutia:

—C'est vrai, c'est vrai...

Et, en effet, elle lui apparaissait déjà forte, les joues remplies et fraîches, d'une allégresse florissante. Mais, encore une fois, Beauclair l'avait prévu, ce sursaut d'hosanna, ce redressement et ce resplendissement de tout ce corps brisé, quand la vie rentrerait en lui, avec la volonté de guérir et d'être heureuse.

De nouveau, le docteur Bonamy s'était penché sur l'épaule du père Dargelès, qui achevait d'écrire sa note, une sorte de petit procès-verbal complet. Tous deux échangèrent quelques mots à demi-voix. Ils se consultaient, et le docteur finit par reprendre:

—Monsieur l'abbé, vous avez assisté à ces merveilles, vous ne refuserez pas de signer le récit exact que vient de rédiger le révérend père pour le Journal de la Grotte.

Lui, signer cette page d'erreur et de mensonge! Une révolte le souleva, il fut sur le point de crier la vérité. Mais il sentit le poids de sa soutane à ses épaules; et, surtout, la joie divine de Marie lui emplissait le cœur. Il restait pénétré d'un bonheur si grand, à la voir sauvée! Depuis qu'on ne l'interrogeait plus, elle était venue s'appuyer sur son bras, elle continuait de lui sourire avec des yeux d'ivresse.

—Ô mon ami, dit-elle très bas, remerciez la sainte Vierge. Elle a été si bonne, me voilà maintenant si bien portante, si belle, si jeune!... Et que mon père, mon pauvre père va être content!

Alors, Pierre signa. Tout croulait en lui, mais il suffisait qu'elle fût sauvée, il aurait cru être sacrilège en touchant à la foi de cette enfant, la grande foi pure qui l'avait guérie.

Dehors, lorsque Marie reparut, les acclamations recommencèrent, la foule battit des mains. Il semblait que, maintenant, le miracle fût officiel. Pourtant, des personnes charitables, craignant qu'elle ne se fatiguât et qu'elle n'eût besoin de son chariot, abandonné par elle devant la Grotte, l'avaient amené jusqu'au bureau des constatations. Quand elle le retrouva, elle eut une émotion profonde. Ah! ce chariot, où elle avait vécu tant d'années, ce cercueil roulant dans lequel elle s'imaginait parfois être enterrée vive, que de larmes, que de désespoirs, que de journées mauvaises il avait vus! Et, tout d'un coup, l'idée lui vint que, puisqu'il avait si longtemps été à la peine, il devait être, lui aussi, au triomphe. Ce fut une inspiration brusque, comme une sainte folie, qui lui fit saisir le timon.

À ce moment, la procession passait, revenant de la Grotte, où l'abbé Judaine avait donné la bénédiction. Et Marie, traînant son chariot, se plaça derrière le dais. Et, en pantoufles, la tête couverte d'une dentelle, elle marcha ainsi, la poitrine frémissante, la face haute, illuminée et superbe, traînant toujours le chariot de misère, le cercueil roulant où elle avait agonisé. Et la foule qui l'acclamait, la foule frénétique la suivit.

IV

Pierre avait suivi Marie, et il se trouvait derrière le dais, avec elle, comme emporté dans le vent de gloire qui lui faisait traîner triomphalement son chariot. Mais de telles poussées revenaient à chaque minute, en tempête, qu'il serait tombé sûrement, si une main rude ne l'avait maintenu.

—N'ayez pas peur, donnez-moi le bras. Autrement, vous ne pourrez rester debout.

Il se tourna, il fut surpris de reconnaître le père Massias, qui avait laissé le père Fourcade dans la chaire, pour accompagner le dais. Une extraordinaire fièvre le soutenait, le jetait en avant, d'une solidité de roc, les yeux pareils à des tisons, la face exaltée, couverte de sueur.

—Prenez donc garde! donnez-moi le bras.

Une nouvelle vague humaine avait failli les balayer. Et Pierre s'abandonna à ce terrible homme, qu'il se souvenait d'avoir eu pour condisciple au séminaire. Quelle singulière rencontre, et comme il aurait voulu posséder cette foi violente, cette folie de la foi qui le faisait haleter ainsi, la gorge pleine de sanglots, continuant à clamer l'ardente supplication:

—Seigneur Jésus, guérissez nos malades!... Seigneur Jésus, guérissez nos malades!

Derrière le dais, le cri ne cessait pas, il y avait toujours là un vociférateur, chargé de ne pas laisser en paix la trop lente bonté divine. C'était, parfois, une voix grosse, éplorée; d'autres fois, elle était aiguë, déchirante. Celle du père, impérieuse, finissait par se briser d'émotion.

—Seigneur Jésus, guérissez nos malades!... Seigneur Jésus, guérissez nos malades!

Le bruit de la guérison foudroyante de Marie, de ce miracle dont l'éclat allait emplir la chrétienté, s'était répandu déjà d'un bout à l'autre de Lourdes; et de là venait ce vertige accru de la foule, cette crise de contagieux délire qui la faisait se ruer vers le Saint-Sacrement, tournoyante, dans un flux déchaîné de marée haute. Chacun cédait à l'inconsciente passion de le voir, de le toucher, d'être guéri, d'être heureux. Dieu passait, et il n'y avait pas que les malades à brûler du désir de vivre, tous étaient ravagés par le besoin du bonheur, qui les soulevait, le cœur saignant et ouvert, les mains avides.

Aussi Berthaud, qui redoutait l'excès de cet amour, avait-il voulu accompagner ses hommes. Il les commandait, il veillait à ce que la double chaîne des brancardiers, aux deux côtés du dais, ne fût pas rompue.

—Serrez vos rangs, encore, encore! et les bras solidement noués!

Ces jeunes gens, choisis parmi les plus vigoureux, avaient fort à faire. Le mur qu'ils bâtissaient ainsi, épaule contre épaule, les bras liés à la taille et au cou, pliait à chaque instant, sous les assauts involontaires. Personne ne croyait pousser, et c'étaient de continuels remous, des ondes profondes qui venaient de loin et qui menaçaient de tout engloutir.

Lorsque le dais se trouva au milieu de la place du Rosaire, l'abbé Judaine crut bien qu'il n'irait pas plus loin. Dans le vaste espace, il s'était formé plusieurs courants contraires, tourbillonnant, l'assaillant de toutes parts. Il dut s'arrêter, sous le dais balancé, flagellé comme une voile au large, par un brusque coup de vent. Il tenait le Saint-Sacrement très haut, de ses deux mains engourdies, avec la peur qu'une poussée dernière ne le renversât; car il sentait bien que l'ostensoir d'or, rayonnant de soleil, était la passion de tout ce peuple, le Dieu qu'on exigeait pour le baiser, pour se perdre en lui, quitte à l'anéantir. Alors, immobilisé, il tourna vers Berthaud des regards inquiets.

—Ne laissez passer personne! criait celui-ci aux brancardiers, personne! l'ordre est formel, entendez-vous!

Mais des voix suppliantes s'élevaient, des misérables sanglotaient, les bras tendus, les lèvres tendues, avec le désir fou qu'on les laissât s'approcher et s'agenouiller aux pieds du prêtre. Quelle grâce, d'être jeté à terre, d'être foulé, piétiné par toute la procession! Un infirme montrait sa main desséchée, convaincu qu'elle allait refleurir au bout de son bras, si on lui permettait de toucher l'ostensoir. Une muette poussait de ses fortes épaules, rageusement, pour délier sa langue dans un baiser. D'autres, d'autres encore criaient, imploraient, finissaient par serrer les poings, contre les cruels qui refusaient la guérison aux souffrances de leur corps, aux misères de leur âme. La consigne était absolue, on redoutait les accidents les plus graves.

—Personne, personne! répétait Berthaud, ne laissez passer personne!

Cependant, il y avait là une femme, dont la vue touchait tous les cœurs. Misérablement vêtue, elle était nu-tête, le visage en larmes, et elle tenait sur les bras un petit garçon d'une dizaine d'années, dont les deux jambes, paralysées et molles, pendaient. C'était un poids trop lourd pour sa faiblesse; mais elle ne paraissait pas le sentir. Elle avait apporté son garçon, elle conjurait les brancardiers, avec un entêtement sourd, dont ni les paroles ni les bousculades ne triomphaient.

D'un signe, enfin, l'abbé Judaine, très ému, l'appela. Obéissant à cette pitié de l'officiant, malgré le danger d'ouvrir une brèche, deux des brancardiers s'écartèrent; et la femme se précipita, avec son fardeau, s'abattit devant le prêtre. Celui-ci, un instant, posa le pied du Saint-Sacrement sur la tête du petit garçon. La mère elle-même y colla ses lèvres avides. Puis, comme on se remettait en marche, elle voulut rester derrière le dais, elle suivit la procession, les cheveux au vent, haletante, chancelante sous le poids trop lourd qui lui cassait les épaules.

À grand'peine, on acheva de traverser ainsi la place du Rosaire. Et la montée alors commença, la montée glorieuse par la rampe monumentale; tandis que, très haut, au bord du ciel, la Basilique dressait sa flèche mince, d'où s'envolait un carillon de cloches, sonnant le triomphe de Notre-Dame de Lourdes. C'était, maintenant, vers cette apothéose que le dais lentement s'élevait, vers cette porte haute du sanctuaire, qui semblait ouverte sur l'infini, au-dessus de la foule immense, dont la mer, en bas, par les places et par les avenues, continuait à gronder. Déjà, le suisse magnifique, bleu et argent, arrivait avec la croix processionnelle à la hauteur de la coupole du Rosaire, sur la vaste esplanade des toitures. Les délégations du pèlerinage s'y déroulaient, les bannières de soie et de velours, aux couleurs vives, flottaient dans l'incendie du couchant. Puis, le clergé resplendissait, les prêtres en surplis de neige, les prêtres en chasubles d'or, pareils à un défilé d'astres. Et les encensoirs se balançaient, et le dais montait toujours, sans qu'on distinguât les porteurs, comme si une force mystérieuse, des anges invisibles l'eussent emporté, dans cette ascension de gloire, vers la porte du ciel grande ouverte.

Des chants avaient éclaté, les voix ne réclamaient plus la guérison des malades, à présent qu'on s'était dégagé de la foule. Le miracle s'était produit, on le célébrait à pleine gorge, dans le branle des cloches, dans la gaieté vibrante de l'air.

Magnificat anima mea Dominum...

C'était le cantique de gratitude, déjà chanté à la Grotte, qui, de nouveau, sortait des cœurs.

Et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo...

Et cette montée rayonnante, cette ascension par les rampes colossales, vers la Basilique de lumière, Marie la faisait avec un débordement de croissante allégresse. À mesure qu'elle s'élevait, il lui semblait qu'elle devenait plus forte, plus solide sur ses jambes ressuscitées, mortes si longtemps. Ce chariot qu'elle traînait victorieusement, c'était comme la dépouille de son mal, l'enfer d'où la sainte Vierge l'avait tirée; et, bien que le timon lui en meurtrît les mains, elle voulait le mener là-haut avec elle, pour le jeter aux pieds de Dieu. Aucun obstacle ne l'arrêtait, elle riait au milieu de grosses larmes, la poitrine haute, l'allure guerrière. Dans sa course, une de ses pantoufles s'était détachée, tandis que la dentelle avait glissé de ses cheveux sur ses épaules. Mais elle marchait quand même, elle allait toujours, casquée de son admirable chevelure blonde, la face éclatante, dans un tel réveil de volonté et de force, qu'on entendait, derrière elle, le lourd chariot bondir en gravissant la pente rude des dalles, ainsi qu'un petit chariot d'enfant.

Pierre, près de Marie, restait au bras du père Massias, qui ne l'avait point lâché. Il était incapable de réfléchir, perdu dans cette émotion énorme. La voix de son compagnon, sonore, l'assourdissait.

Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles...

De l'autre côté, à sa droite, Berthaud suivait aussi le dais, rassuré maintenant. Il avait donné l'ordre à ses brancardiers de cesser la chaîne, il considérait d'un air ravi cette mer humaine, que venait de traverser la procession. Plus on montait le long des rampes, et plus la place du Rosaire, les avenues, les allées des jardins s'élargissaient en dessous, se développaient aux regards, noires de monde. C'était tout un peuple à vol d'oiseau, une fourmilière de plus en plus étalée et lointaine.

—Regardez donc! finit-il par dire à Pierre. Est-ce grand! est-ce beau!... Allons, l'année ne sera pas mauvaise.

Lui, pour qui Lourdes était surtout un foyer de propagande, où il contentait ses rancunes politiques, se réjouissait des pèlerinages nombreux, qu'il croyait être désagréables au gouvernement. Ah! si l'on avait pu amener les ouvriers des villes, créer une démocratie catholique!

—L'année dernière, continua-t-il, on est à peine arrivé à deux cent mille pèlerins. Cette année, j'espère qu'on dépassera ce chiffre.

Et, de son air gai de bon vivant, malgré sa passion de sectaire:

—Ma foi, tout à l'heure, quand on s'écrasait, j'étais content... Je me disais: Ça marche, ça marche!

Mais Pierre n'écoutait pas, était frappé par la grandeur du spectacle. Cette foule qui s'étendait davantage à mesure qu'il s'élevait au-dessus d'elle, cette vallée magnifique qui se creusait sous lui, qui s'agrandissait sans cesse, déroulant l'horizon fastueux des montagnes, l'emplissaient d'une admiration frémissante. Son trouble en était accru, il chercha le regard de Marie, il lui indiqua le cirque immense d'un geste large. Et ce geste la trompa, elle ne vit pas la matérialité du spectacle, dans l'exaltation toute spirituelle où elle se trouvait; elle crut qu'il prenait la terre à témoin des faveurs prodigieuses dont la sainte Vierge venait de les combler tous les deux; car elle s'imaginait qu'il avait eu sa part du miracle, que dans le coup de grâce qui l'avait mise debout, la chair guérie, lui, si voisin d'elle, cœur à cœur, s'était senti enveloppé, soulevé par la même force divine, l'âme sauvée du doute, reconquise par la foi. Comment aurait-il pu assister à son extraordinaire guérison, sans être convaincu? Elle avait tant prié, d'ailleurs, la nuit précédente, devant la Grotte! Elle l'apercevait, à travers l'excès de sa joie, transfiguré lui aussi, pleurant et riant, rendu à Dieu. Et cela fouettait sa fièvre heureuse, elle traînait son chariot d'une main qui ne se lassait pas, elle aurait voulu le traîner pendant des lieues, des lieues encore, toujours plus haut, jusqu'à des sommets inaccessibles, jusque dans l'éblouissement du paradis, comme si elle eût porté leur double croix sur cette montée retentissante, son propre rachat et le rachat de son ami.

—Oh! Pierre, Pierre, balbutia-t-elle, que cela est bon d'avoir eu ce grand bonheur ensemble, ensemble! Je le lui avais si ardemment demandé, et elle a bien voulu, et elle vous a sauvé en me sauvant!... Oui, j'ai senti votre âme qui se fondait dans mon âme. Dites-moi que nos mutuelles prières ont été exaucées, que j'ai obtenu votre salut comme vous avez obtenu le mien!

Il comprit son erreur, il frémit.

—Si vous saviez, continua-t-elle, quel serait mon mortel chagrin, de monter ainsi toute seule dans la clarté. Oh! être élue sans vous, m'en aller là-haut sans vous! Mais, avec vous, Pierre, c'est un ravissement... Sauvés ensemble, heureux à jamais! Je me sens des forces pour être heureuse, oh! des forces à soulever le monde!

Et il dut pourtant lui répondre, il mentit, révolté à l'idée de gâter, de ternir cette grande félicité si pure.

—Oui, oui! soyez heureuse, Marie, car je suis bien heureux moi-même, et toutes nos peines sont rachetées.

Mais il se fit en son être une déchirure profonde, comme si, brusquement, il avait senti qu'un brutal coup de hache les séparait l'un de l'autre. Jusque-là, dans leurs souffrances communes, elle était demeurée la petite amie d'enfance, la première femme ingénument désirée, qu'il savait toujours sienne, puisqu'elle ne pouvait être à personne. Et elle était guérie, et il restait seul, dans son enfer, à se dire qu'elle ne serait jamais plus à lui. Cette pensée soudaine le bouleversa tellement, qu'il détourna les yeux, désespéré de souffrir ainsi du bonheur prodigieux dont elle exultait.

Le chant continuait, le père Massias, sans rien entendre, sans rien voir, tout à la brûlante gratitude envers Dieu, lançait le dernier verset d'une voix tonnante:

Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini ejus in sæcula.

Encore cette rampe à gravir, encore un effort à faire sur cette montée rude, aux larges dalles glissantes! Et la procession s'élevait encore, et l'ascension s'achevait, en pleine lumière vive. Il y avait là un dernier détour, les roues du chariot sonnèrent contre la bordure de granit. Toujours plus haut, toujours plus haut! Il roulait plus haut, il débouchait au bord du ciel.

Alors, tout d'un coup, le dais apparut au sommet des rampes géantes, devant la porte de la Basilique, sur le balcon de pierre qui dominait l'étendue. L'abbé Judaine s'avança, tenant à deux mains, en l'air, le Saint-Sacrement. Près de lui, Marie avait hissé le chariot, le cœur battant de la course, la face enflammée, dans l'or dénoué de ses cheveux. Puis, derrière, tout le clergé s'était rangé, les surplis neigeux, les chasubles éclatantes; tandis que les bannières flottaient, ainsi que des drapeaux, pavoisant la blancheur des balustrades. Et il y eut une minute solennelle.

De là-haut, rien n'était plus grand. D'abord, en bas, c'était la foule, la mer humaine au flot sombre, à la houle sans cesse mouvante, immobilisée un instant, où l'on ne distinguait que les petites taches pâles des visages, levés vers la Basilique, dans l'attente de la bénédiction; et aussi loin que le regard s'étendait, de la place du Rosaire au Gave, par les allées, par les avenues, par les carrefours, jusqu'à la vieille ville lointaine, les petits visages pâles se multipliaient, innombrables, sans fin, tous béants, les yeux fixés sur l'auguste seuil, où le ciel allait s'ouvrir. Puis, l'immense amphithéâtre de coteaux, de collines et de montagnes surgissait, montait de toutes parts, des cimes à l'infini, qui se perdaient dans l'air bleu. Au nord, au delà du torrent, sur les premières pentes, parmi les arbres, les nombreux couvents, les Carmélites, les Assomptionnistes, les Dominicaines, les Sœurs de Nevers, se doraient d'un reflet rose, sous l'incendie du couchant. Des masses boisées s'étageaient ensuite, gagnaient les hauteurs du Buala, que dépassait la serre de Julos, dominée elle-même par le Miramont. Au sud, s'ouvraient d'autres vallées profondes, des gorges étroites entre des entassements de rocs géants, dont la base trempait déjà dans des mares d'ombre bleuâtre, lorsque les sommets étincelaient de l'adieu souriant du soleil. De ce côté, les collines de Visens étaient de pourpre, un promontoire de corail qui barrait le lac dormant de l'éther, d'une transparence de saphir. Mais à l'est, en face, l'horizon s'élargissait encore, au carrefour même des sept vallées. Le Château, qui les avait gardées autrefois, restait debout sur le rocher que baignait le Gave, avec son donjon, ses hautes murailles, son profil noir d'antique forteresse farouche. En deçà, la ville nouvelle était toute gaie au milieu de ses jardins, un pullulement de façades blanches, les grands hôtels, les maisons garnies, les beaux magasins, dont les vitres s'allumaient, pareilles à des braises; pendant que, derrière le Château, le vieux Lourdes étalait confusément ses toitures décolorées dans un poudroiement de lumière rousse. À cette heure tardive, le petit Gers et le grand Gers, les deux croupes énormes de roche nue, tachetée d'herbe rase, derrière lesquelles descendait royalement l'astre à son déclin, n'étaient plus qu'un fond neutre, violâtre, deux rideaux sévères tirés au bord de l'horizon.

Et l'abbé Judaine, en face de cette immensité, éleva de ses deux mains, plus haut, plus haut encore, le Saint-Sacrement. Il le promena lentement d'un bout de l'horizon à l'autre, il lui fit décrire un grand signe de croix, en plein ciel. À gauche, il salua les couvents, les hauteurs du Buala, la serre de Julos, le Miramont; à droite, il salua les grands blocs foudroyés des vallées obscures, les collines empourprées de Visens; en face, il salua les deux villes, le Château baigné par le Gave, le petit Gers et le grand Gers, déjà ensommeillés; et il salua les bois, les torrents, les monts, les chaînes indéterminées des pics lointains, la terre entière, par delà l'horizon visible. Paix à la terre, espérance et consolation aux hommes! En bas, la foule avait frémi, sous ce grand signe de croix qui l'enveloppait toute. Il sembla qu'un souffle divin passait, roulant la houle des petits visages pâles, aussi nombreux que les flots d'un océan. Une rumeur d'adoration monta, toutes les bouches ouvertes clamèrent la gloire de Dieu, lorsque l'ostensoir, que le soleil couchant frappait en plein, apparut de nouveau comme un autre soleil, un pur soleil d'or traçant le signe de la croix en traits de flamme, au seuil de l'infini.

Déjà, les bannières, le clergé, l'abbé Judaine sous le dais, rentraient dans la Basilique, lorsque Marie, au moment où elle y pénétrait, elle aussi, sans lâcher le timon de son chariot, fut arrêtée un instant par deux dames, qui l'embrassèrent en pleurant. C'étaient madame de Jonquière et sa fille Raymonde, montées là pour assister à la bénédiction, et qui avaient appris le miracle.

—Ah! chère enfant, quelle joie! répétait la dame hospitalière, et combien je suis fière de vous avoir dans ma salle! C'est, pour nous toutes, une faveur si précieuse, que la sainte Vierge vous ait choisie.

La jeune fille avait gardé entre les siennes une main de la miraculée.

—Me permettez-vous de vous appeler mon amie, mademoiselle? Je vous plaignais tant, j'ai tant de plaisir à vous voir marcher, si forte, si belle déjà!... Laissez-moi vous embrasser encore. Ça me portera bonheur.

Marie balbutiait de ravissement.

—Merci, merci bien, de tout mon cœur... Je suis si heureuse, si heureuse!

—Oh! nous ne vous quittons plus! reprit madame de Jonquière. Tu entends, Raymonde? suivons-la, allons nous agenouiller avec elle. Et c'est nous qui la ramènerons, après la cérémonie.

En effet, ces dames se joignirent au cortège, marchèrent à côté de Pierre et du père Massias, derrière le dais, jusqu'au milieu du chœur, entre les rangées de chaises, déjà occupées par les délégations. Seules, les bannières furent admises, aux deux côtés du maître autel. Et Marie aussi s'avança, ne s'arrêta qu'en bas des marches, avec son chariot, dont les fortes roues sonnaient sur les dalles. Elle l'avait amené où la sainte folie de son désir rêvait de le monter, lui si douloureux et si pauvre, dans la splendeur de la maison de Dieu, pour qu'il y fût la preuve du miracle. Dès l'entrée, les orgues avaient éclaté en un chant triomphal, une acclamation tonitruante de peuple heureux, d'où se dégagea bientôt une céleste voix d'ange, d'une allégresse aiguë, pure comme le cristal. L'abbé Judaine venait de poser le Saint-Sacrement sur l'autel, la foule achevait d'emplir la nef, chacun prenait sa place, se tassait, en attendant que la cérémonie commençât. Tout de suite, Marie était tombée à genoux, entre madame de Jonquière et Raymonde, dont les yeux restaient humides d'attendrissement; pendant que le père Massias, à bout de force, après la crise d'extraordinaire tension nerveuse qui le soulevait depuis la Grotte, sanglotait, effondré à terre, la face dans les mains. Derrière, Pierre et Berthaud demeuraient debout, ce dernier toujours en surveillance, l'œil aux aguets, veillant au bon ordre, même au milieu des plus fortes émotions.

Alors, dans son trouble, étourdi par le chant des orgues, Pierre leva la tête, regarda l'intérieur de la Basilique. C'était une nef étroite, haute, bariolée de couleurs vives, que des baies nombreuses inondaient de lumière. Les bas côtés existaient à peine, se trouvaient réduits à un simple couloir filant entre les faisceaux des piliers et les chapelles latérales; ce qui semblait augmenter encore l'élancement de la nef, cet envolement de la pierre en lignes minces, d'une gracilité enfantine. Une grille toute dorée, transparente comme une dentelle, fermait le chœur, où le maître autel, de marbre blanc, couvert de sculptures, avait une somptuosité de candeur virginale. Mais ce qui étonnait, c'était l'extraordinaire ornementation dont l'amas transformait l'église entière en un étalage débordant de broderies et de joailleries, des bannières, des ex-voto innombrables, tout un fleuve de dons, de cadeaux, qui avait coulé et s'était amassé sur les murs, tout un ruissellement d'or, d'argent, de velours, de soie, qui la tapissait du haut en bas. Elle était le sanctuaire sans cesse embrasé de la reconnaissance, elle chantait par ses mille richesses un continuel cantique de foi et de gratitude.

Les bannières, surtout, foisonnaient, se multipliaient comme les feuilles des arbres, sans nombre. Une trentaine étaient suspendues à la voûte. En haut, garnissant tout le pourtour du triforium, d'autres faisaient tableau, encadrées dans des colonnettes. Elles s'étalaient le long des murailles, elles flottaient au fond des chapelles, elles entouraient le chœur d'un ciel de soie, de satin et de velours. On en comptait des centaines, le regard se fatiguait à les admirer. Beaucoup étaient célèbres, d'un travail si habile, que de grandes brodeuses se dérangeaient pour les voir: celle de Notre-Dame de Fourvières, aux armes de la ville de Lyon; celle de l'Alsace, en velours noir, brodé d'or; celle de la Lorraine, où l'on remarquait une Vierge couvrant deux enfants de son manteau; celle de la Bretagne, bleue et blanche, où saignait un Sacré-Cœur au sein d'une gloire. Tous les empires, tous les royaumes de la terre se trouvaient représentés. Les pays les plus lointains, le Canada, le Brésil, le Chili, Haïti, avaient là leur drapeau, dont ils étaient venus dévotement faire hommage à la Reine du ciel.

Puis, après les bannières, il y avait encore une merveille, les milliers et les milliers de cœurs d'or et d'argent, accrochés partout, luisant aux murs comme les étoiles au firmament. Ils dessinaient des roses mystiques, ils traçaient des festons, des guirlandes, qui montaient le long des piliers, entouraient les fenêtres, constellaient les chapelles profondes. Au-dessous du triforium, on avait eu l'idée ingénieuse d'écrire, en lettres hautes, à l'aide de ces cœurs, les diverses paroles que la sainte Vierge avait adressées à Bernadette; et une longue frise se déroulait ainsi, autour de la nef, qui faisait la joie des âmes enfantines, très occupées à en épeler les mots. C'était un pullulement, un braisillement de cœurs prodigieux, dont le nombre infini accablait, quand on songeait à toutes les mains tremblantes de reconnaissance, qui les avaient donnés. D'ailleurs, beaucoup d'autres ex-voto, et des plus imprévus, entraient aussi dans la décoration. On voyait, encadrés sous verre, des bouquets de mariées, des croix d'honneur, des bijoux, des photographies, des chapelets, jusqu'à des éperons. Et il y avait des épaulettes d'officier, ainsi que des épées, parmi lesquelles un superbe sabre, laissé là en souvenir d'une conversion miraculeuse.

Mais ce n'était point assez, d'autres richesses, des richesses de toutes sortes rayonnaient de toutes parts: des statues de marbre, des diadèmes enrichis de diamants, un tapis merveilleux, dessiné à Blois, brodé par les Dames de la France entière, une palme d'or, ornée d'émaux, envoyée par le Souverain Pontife. Les lampes qui descendaient des voûtes étaient également des cadeaux, quelques-unes d'or massif, du travail le plus délicat. Elles ne se comptaient plus, elles étoilaient la nef, comme des astres précieux. Devant le tabernacle, il y en avait une, offerte par l'Irlande, un chef-d'œuvre de ciselure. D'autres, celle de Valence, celle de Lille, celle de Macao, envoyée celle-ci du fond de la Chine, étaient de véritables joyaux, étincelants de pierreries. Et quel resplendissement, lorsque les vingt lustres du chœur étaient allumés, lorsque les centaines de lampes, les centaines de cierges brûlaient à la fois, aux grandes cérémonies du soir! Alors, l'église entière s'embrasait, toutes ces petites flammes de chapelle ardente se reflétaient en mille feux dans les milliers de cœurs d'or et d'argent. C'était un brasier extraordinaire, les murs ruisselaient de flammèches vives, on entrait dans la gloire aveuglante du paradis; tandis que les bannières sans nombre déroulaient de tous côtés leur soie, leur satin et leur velours, brodés de Cœurs saignants, de Saints victorieux, de Vierges dont le bon sourire enfantait des miracles.

Ah! cette Basilique, que de cérémonies déjà y avaient développé leur pompe! Jamais le culte, jamais la prière et les chants n'y cessaient. D'un bout de l'année à l'autre, l'encens fumait, les orgues grondaient, les foules agenouillées priaient de toute leur âme. C'étaient les messes continuelles, c'étaient les vêpres, et les prônes, et les bénédictions, et les exercices journellement recommencés, et les fêtes célébrées avec une magnificence sans égale. Les moindres anniversaires devenaient des prétextes à solennités fastueuses. Chaque pèlerinage devait avoir sa part d'éblouissement. Ces souffrants et ces humbles venus de si loin, il fallait bien les renvoyer consolés, ravis, emportant la vision du paradis entr'ouvert. Ils avaient vu le luxe de Dieu, ils en garderaient l'éternelle extase. Au fond de pauvres chambres nues, en face de grabats douloureux, dans la chrétienté entière, la Basilique s'évoquait avec son flamboiement de richesses, comme un rêve de promesse et de compensation, comme la fortune même, le trésor de la vie future, où les pauvres entreraient certainement un jour, après leur longue misère d'ici-bas.

Et Pierre n'avait aucune joie, regardait ces splendeurs sans consolation ni espérance. Son malaise affreux augmentait, il faisait noir en lui, un de ces noirs de tempête, lorsque les idées et les sentiments soufflent et hurlent. Depuis que Marie s'était levée de son chariot, criant qu'elle était guérie, depuis qu'elle marchait, si forte, si vivante, il sentait monter en lui une immense désolation. Cependant, il l'aimait en frère passionné, il avait éprouvé un bonheur sans bornes, à voir qu'elle ne souffrait plus. Pourquoi donc agonisait-il ainsi de sa félicité, à elle? Il ne pouvait plus la regarder, maintenant, agenouillée, rayonnante au milieu de ses larmes, d'une beauté reconquise et grandie, sans que son pauvre cœur saignât, comme sous une mortelle blessure. Il voulait rester pourtant, il détournait les yeux, tâchait de s'intéresser au père Massias, toujours secoué de sanglots sur les dalles, et dont il enviait l'anéantissement, dans la dévorante illusion de l'amour divin. Un instant même, il questionna Berthaud, parut admirer une bannière, sur laquelle il demanda des explications.

—Laquelle? cette bannière de dentelle, là-bas?

—Oui, à gauche.

—C'est une bannière offerte par le Puy. Les armoiries sont celles du Puy et de Lourdes, liées par le Rosaire... La dentelle en est si fine, qu'elle tiendrait dans le creux de la main.

Mais l'abbé Judaine s'avançait, la cérémonie allait commencer. Les orgues de nouveau grondèrent, un cantique fut chanté, pendant que, sur l'autel, le Saint-Sacrement était comme l'astre-roi, parmi le scintillement des cœurs d'or et d'argent, aussi nombreux que les étoiles. Et Pierre n'eut pas la force de rester davantage. Puisque Marie avait avec elle madame de Jonquière et Raymonde, qui l'accompagneraient, il pouvait s'en aller, disparaître en un coin d'ombre, où il pleurerait enfin. D'un mot, il s'excusa, prétexta son rendez-vous avec le docteur Chassaigne. Puis, il eut une crainte encore, celle de ne savoir comment sortir, tellement le flot pressé des fidèles barrait la porte. Une inspiration lui vint, il traversa la sacristie, descendit dans la Crypte, par l'étroit escalier intérieur.

Brusquement, ce fut un silence profond, une ombre sépulcrale, succédant aux voix d'allégresse, au prodigieux éclat de là-haut. La Crypte, taillée dans le roc, était faite de deux couloirs étroits, séparés par le massif portant la nef, et qui conduisaient, sous l'abside, à une chapelle souterraine, que de petites lampes éclairaient nuit et jour. Une forêt obscure de piliers s'entre-croisait, il régnait là une mystique terreur, dans les demi-ténèbres, où frissonnait le mystère. Les murs restaient nus, c'était la pierre même du tombeau, au fond duquel tout homme doit dormir son dernier sommeil. Le long des couloirs, contre les parois que recouvraient du haut en bas les plaques de marbre des ex-voto, on ne voyait qu'une double rangée de confessionnaux; car l'on confessait dans cette paix morte de la terre, il y avait des prêtres parlant toutes les langues, pour remettre leurs fautes aux pécheurs venus là, des quatre coins du monde.

À cette heure, pendant que la foule s'écrasait en haut, la Crypte se trouvait absolument déserte, pas une âme n'y mettait son petit frémissement; et Pierre, dans ce grand silence, dans cette ombre, dans cette fraîcheur de la tombe, s'abattit sur les deux genoux. Ce n'était point par un besoin de prière et d'adoration, c'était que tout son être défaillait, sous la tourmente morale qui venait de le briser. Il avait la soif torturante de voir clair en lui. Ah! que ne pouvait-il s'enfoncer plus profondément encore dans le néant des choses, réfléchir, comprendre, se calmer enfin!

Et il vécut une agonie affreuse. Il tâchait de recommencer les minutes, depuis que Marie, tout d'un coup soulevée de sa couche de misère, avait jeté son cri de résurrection. Pourquoi donc, malgré sa joie fraternelle à la revoir debout, avait-il dès lors éprouvé un atroce malaise, comme si le plus mortel malheur le frappait? Était-il donc jaloux de la grâce divine? Souffrait-il de ce que la Vierge, en la guérissant, l'avait oublié, lui dont l'âme était si malade? Il se souvenait du dernier délai qu'il s'était donné, du rendez-vous suprême qu'il avait fixé à la foi, au moment où le Saint-Sacrement passerait, si Marie était guérie; et elle était guérie, et il ne croyait toujours pas, et désormais il n'avait plus d'espérance, car il ne croirait jamais plus. Là saignait la plaie vive. Cela éclatait avec une cruauté, une certitude aveuglante: elle était sauvée, il était perdu. Ce prétendu miracle qui la réveillait à la vie, venait d'achever en lui la ruine de toute croyance au surnaturel. Ce qu'il avait rêvé un instant de chercher encore et de retrouver peut-être à Lourdes, la foi naïve, la foi heureuse du petit enfant, n'était plus possible, ne refleurirait pas, après cet écroulement du prodige, cette guérison que Beauclair lui avait annoncée, qui s'était réalisée ensuite de point en point. Jaloux, oh! non, mais dévasté, mortellement triste, de rester ainsi tout seul, dans le désert glacé de son intelligence, à regretter l'illusion, le mensonge, le divin amour des simples d'esprit, dont son cœur n'était plus capable.

Un flot d'amertume étouffa Pierre, des larmes jaillirent de ses yeux. Il avait glissé sur les dalles, anéanti d'angoisse. Et il se rappela cette délicieuse histoire, depuis le jour où Marie, qui avait deviné la torture de son doute, s'était passionnée pour sa conversion, lui prenant la main dans l'ombre, la gardant entre les siennes, en balbutiant qu'elle prierait pour lui, oh! de toute son âme. Elle s'oubliait, elle suppliait la sainte Vierge de sauver son ami plutôt qu'elle, si elle n'avait qu'une grâce à obtenir de son divin Fils. Puis, ce fut un autre souvenir, les heures adorables qu'ils avaient passées ensemble sous l'épaisse nuit des arbres, pendant le défilé de la procession aux flambeaux. Là encore, ils avaient prié l'un pour l'autre, ils s'étaient perdus l'un dans l'autre, avec un si ardent désir de leur bonheur mutuel, qu'ils avaient touché un instant le fond de l'amour qui se donne et qui s'immole. Et leur longue tendresse trempée de larmes, la pure idylle de leur souffrance aboutissait à cette brutale séparation, elle sauvée, radieuse au milieu des chants de la Basilique triomphante, lui perdu, sanglotant de misère, écrasé au fond des ténèbres de la Crypte, dans une solitude glacée de tombe. C'était comme s'il venait de la perdre une seconde fois, pour toujours.

Brusquement, Pierre sentit le coup de couteau que cette pensée lui donnait en plein cœur. Il comprit enfin son mal, ce fut une clarté subite qui éclaira la crise terrible où il se débattait. Une première fois, il avait perdu Marie, le jour où il s'était fait prêtre, en se disant qu'il pouvait bien n'être plus un homme, puisqu'elle-même ne serait jamais femme, frappée dans son sexe d'une maladie incurable. Et voilà qu'elle était guérie, qu'elle redevenait femme, voilà qu'il l'avait tout d'un coup revue très forte, très belle, et vivante, et désirable, et féconde! Lui était mort, ne pouvait redevenir un homme. Jamais plus il ne soulèverait la pierre tombale qui écrasait, qui scellait sa chair. Elle s'échappait seule, elle le laissait dans la terre froide. C'était le vaste monde qui se rouvrait devant elle, le bonheur souriant, l'amour qui rit sur les routes ensoleillées, un mari, des enfants sans doute. Tandis que lui, comme enseveli jusqu'aux épaules, ne gardait de libre que son cerveau, pour souffrir davantage. Elle était encore à lui, lorsqu'elle n'était à aucun autre, et il n'agonisait si abominablement, depuis une heure, que de cet arrachement définitif, qui la séparait de lui, cette fois, à jamais.

Alors, une rage secoua Pierre. Il fut tenté de remonter, de crier la vérité à Marie. Le miracle, mensonge! la bonté secourable d'un Dieu tout-puissant, illusion pure! La nature seule avait agi, la vie encore une fois venait de vaincre. Et il aurait donné des preuves, il lui aurait montré la vie unique souveraine, refaisant de la santé avec toutes les souffrances d'ici-bas. Puis, ils seraient partis ensemble, ils seraient allés très loin, très loin, pour être heureux. Mais une terreur soudaine l'envahissait. Eh quoi? toucher à cette petite âme blanche, tuer en elle la croyance, l'emplir de ces ruines de la foi, dont lui-même était ravagé! Cela lui apparut soudain comme un odieux sacrilège. Ensuite, il se serait fait horreur, il aurait cru l'avoir assassinée, s'il se reconnaissait un jour incapable de lui rendre un bonheur égal. Peut-être ne le croirait-elle pas. D'ailleurs, épouserait-elle jamais un prêtre parjure, elle qui garderait l'inoubliable douceur d'avoir été guérie dans l'extase? Tout cela lui apparut fou, monstrueux, salissant. Déjà, sa révolte s'apaisait, il ne gardait qu'une infinie lassitude, une sensation brûlante de plaie inguérissable, son pauvre cœur meurtri et arraché.

Puis, dans son abandon, dans le vide où il roulait, une lutte suprême l'angoissa. Qu'allait-il faire? Il aurait voulu fuir, ne plus revoir Marie, devenu lâche devant la souffrance. Car il comprenait bien qu'il lui faudrait mentir maintenant, puisqu'elle le croyait sauvé avec elle, converti, guéri de son âme, comme elle était guérie de son corps. Elle lui en avait dit sa joie, en traînant son chariot par les rampes colossales. Oh! avoir eu ce grand bonheur ensemble, ensemble! avoir senti leurs âmes se fondre l'une dans l'autre! Et il avait menti déjà, il serait obligé de mentir toujours, pour ne pas lui gâter cette belle illusion si pure. Il laissa s'éteindre les derniers battements de ses veines, il jura d'avoir la sublime charité de feindre la paix, le ravissement du salut. Il la voulait complètement heureuse, sans un regret, sans un doute, en pleine sérénité de la foi, convaincue que la sainte Vierge avait consenti à leur union toute mystique. Qu'importait sa torture, à lui! Plus tard peut-être, il se reprendrait. Au milieu de la solitude désolée de son intelligence, n'était-ce pas un peu de joie qui le soutiendrait, toute cette joie dont il allait lui laisser le mensonge consolateur?

Des minutes encore s'écoulèrent, et Pierre anéanti restait sur les dalles, à calmer sa fièvre. Il ne pensait plus, il n'existait plus, dans l'accablement de tout l'être qui suit les grandes crises. Mais il crut entendre un bruit de pas, il se releva péniblement, il affecta de lire les ex-voto, les inscriptions gravées sur les plaques de marbre, le long des murs. D'ailleurs, il s'était trompé, personne n'était là; et il n'en continua pas moins sa lecture, d'abord machinalement, cherchant une distraction, ensuite gagné peu à peu par une émotion nouvelle.

C'était inimaginable. La foi, l'adoration, la gratitude s'étalaient sur ces plaques de marbre, gravées en lettres d'or, par centaines, par milliers d'exemplaires. Il y en avait d'ingénus qui prêtaient à sourire. Un colonel avait fait sculpter son pied, avec ces mots: «Vous me l'avez conservé, faites qu'il vous serve.» Plus loin, on lisait: «Que sa protection s'étende sur la verrerie!» Ou c'était encore l'étrangeté des demandes que l'on devinait, à l'innocente franchise des remerciements: «À Marie Immaculée, un père de famille, santé rendue, procès gagné, avancement obtenu.» Mais cela se perdait dans le concert des cris brûlants qui montaient. Le cri des amants: «Paul et Anna demandent la bénédiction de Notre-Dame de Lourdes sur leur union.» Le cri des mères: «Reconnaissance à Marie, trois fois elle m'a guéri mon enfant.—Reconnaissance pour la naissance de Marie-Antoinette, que je lui confie, ainsi que les miens et moi.—P. D. âgé de trois ans, a été conservé à l'amour des siens.» Le cri des épouses, le cri des malades soulagés, le cri des âmes rendues au bonheur: «Protégez mon mari, faites que mon mari se porte bien.—J'étais infirme des deux jambes, je suis guérie.—Nous sommes venus et nous espérons.—J'ai prié, j'ai pleuré, et elle m'a exaucée.» Et des cris encore, des cris d'une discrétion ardente faisaient rêver de longs romans: «Vous nous avez unis, protégez-nous.—À Marie, pour le plus grand des bienfaits.» Et toujours les mêmes cris, les mêmes mots revenaient, avec une ferveur passionnée: gratitude, reconnaissance, hommage, actions de grâce, remerciements. Ah! ces centaines, ces milliers de cris, à jamais fixés dans le marbre, qui, du fond de la Crypte, clamaient à la Vierge l'éternelle dévotion des misérables humains qu'elle avait secourus!

Pierre ne se lassait pas de lire, la bouche amère, envahi d'une désolation croissante. Lui seul n'avait donc à attendre aucun secours? Lorsque tant d'êtres souffrants étaient exaucés, lui seul n'avait pas su se faire entendre? Et il songeait maintenant à l'extraordinaire quantité des prières qui devaient être dites à Lourdes, d'un bout de l'année à l'autre. Il tâchait d'en évaluer le nombre: les journées vécues devant la Grotte, les nuits passées dans l'église du Rosaire, et les cérémonies à la Basilique, et les processions sous le soleil et sous les étoiles. C'était incalculable, cette continuelle supplication de toutes les secondes. La volonté des fidèles était d'en fatiguer les oreilles de Dieu, de lui arracher des grâces, des pardons, par la masse même, la masse énorme des prières. Les prêtres disaient qu'il fallait donner à Dieu les expiations exigées par les péchés de la France, et que lorsque la somme de ces expiations serait assez forte, la France cesserait d'être frappée. Quelle croyance dure à la nécessité du châtiment! Quelle féroce imagination du pessimisme le plus noir! Comme la vie devait être mauvaise, pour qu'une pareille imploration, un tel cri de misère, physique et morale, montât vers le ciel!

Mais, au milieu de cette tristesse sans bornes, Pierre sentit une pitié profonde le gagner. Ah! cette humanité misérable, elle le bouleversait, réduite à cet excès de malheur, si nue, si faible, si abandonnée, qu'elle renonçait à sa raison, pour ne plus mettre le bonheur possible que dans l'ivresse hallucinée du rêve. Des larmes de nouveau emplirent ses yeux, il pleurait sur lui-même, sur les autres, sur tous les pauvres êtres torturés, qui ont le besoin de stupéfier leur mal, de l'endormir, afin d'échapper aux réalités de ce monde. Il lui semblait encore entendre la foule entassée, agenouillée devant la Grotte, jetant au ciel la supplication enflammée de sa prière, des foules de vingt et trente mille âmes d'où montait une ferveur de désir qu'on voyait fumer sous le soleil, comme un encens. Puis, en dessous de la Crypte même, dans l'église du Rosaire, s'embrasait une autre exaltation de la foi, les nuits entières passées au paradis de l'extase, les délices muettes des communions, les ardents appels sans paroles, où toute la créature se consume, brûle et s'envole. Puis, comme si les cris jetés devant la Grotte, comme si l'adoration perpétuelle au Rosaire ne devaient pas suffire, cette clameur d'ardente requête recommençait autour de lui, sur les murs de la Crypte; mais, là, elle s'éternisait dans le marbre, elle ne cesserait plus de crier la souffrance humaine, jusqu'au lointain des âges; c'était le marbre, c'étaient les murs qui priaient, envahis du frisson d'universelle pitié qui gagnait jusqu'aux pierres. Et, enfin, les prières montaient plus haut, toujours plus haut, s'élançaient de la Basilique rayonnante, bourdonnante au-dessus de lui, pleine en ce moment d'un peuple frénétique, dont il croyait sentir, au travers des dalles de la nef, le souffle énorme éclatant en un cantique d'espoir. Il finissait par être emporté, comme s'il s'était trouvé au milieu du frémissement même de ce flot immense de prières, qui, parti de la poussière du sol, gravissait les étages des églises superposées, s'élargissait de tabernacle en tabernacle, apitoyait les murailles au point qu'elles sanglotaient, elles aussi, et que le cri suprême de misère allait percer le ciel, avec l'aiguille blanche, la haute croix dorée, au bout de la flèche. Ô Dieu tout-puissant, ô Divinité, Force secourable, qui que tu sois, prends en pitié les pauvres hommes, fais cesser la souffrance humaine!

Soudainement, Pierre fut ébloui. Il avait suivi le couloir de gauche, il débouchait au plein jour, en haut des rampes. Et, tout de suite, deux bras tendres le saisirent, l'enveloppèrent. C'était le docteur Chassaigne, dont il oubliait le rendez-vous, qui l'attendait là, pour le mener visiter la chambre de Bernadette et l'église du curé Peyramale.

—Oh! mon enfant, quelle joie doit être la vôtre!... Je viens d'apprendre la grande nouvelle, la grâce extraordinaire dont Notre-Dame de Lourdes a comblé votre amie... Souvenez-vous de ce que je vous disais, avant-hier! Maintenant, je suis tranquille, vous-même êtes sauvé.

Le prêtre, très pâle, eut une dernière amertume. Mais il put sourire, il répondit avec douceur:

—Oui, nous sommes sauvés, je suis bien heureux.

C'était le mensonge qui commençait, la divine illusion qu'il voulait donner aux autres, par charité.

Et Pierre eut encore un spectacle. La grand'porte de la Basilique était ouverte à deux battants, la nappe rouge du soleil enfilait la nef d'un bout à l'autre. Tout flambait dans un faste d'incendie, la grille dorée du chœur, les ex-voto d'or et d'argent, les lampes enrichies de pierreries, les bannières aux broderies de lumière, les encensoirs balancés, pareils à des joyaux qui volaient. Là-bas, au fond de cette splendeur brûlante, parmi les surplis de neige et les chasubles d'or, il reconnaissait Marie, avec ses cheveux dénoués, des cheveux d'or aussi, dont le flot la vêtait d'un manteau d'or. Et les orgues éclataient en un chant royal, et le peuple délirant acclamait Dieu, et l'abbé Judaine qui venait de reprendre sur l'autel le Saint-Sacrement, le présentait une dernière fois, très grand, très haut, resplendissant comme une gloire, dans ce ruissellement d'or de la Basilique, dont toutes les cloches, à la volée, sonnaient le prodigieux triomphe.

V

Tout de suite, comme ils descendaient les rampes, le docteur Chassaigne dit à Pierre:

—Vous venez de voir le triomphe, je vais vous montrer maintenant deux grandes injustices.

Et il le mena, rue des Petits-Fossés, visiter la chambre de Bernadette, cette chambre basse et obscure, d'où elle était sortie, le jour où la sainte Vierge lui apparut.

La rue des Petits-Fossés part de l'ancienne rue du Bois, aujourd'hui rue de la Grotte, et va couper la rue du Tribunal. C'est une ruelle tortueuse, légèrement en pente, d'une grande tristesse. Les passants y sont rares, elle n'est bordée que de longs murs, de maisons misérables, de façades mornes, où pas une fenêtre ne s'ouvre. Un arbre, dans une cour, en est toute la gaieté.

—Nous y sommes, dit le docteur.

La rue, à cet endroit, s'étranglait, très resserrée, et la maison se trouvait en face d'une haute muraille grise, la muraille nue d'une grange. Tous deux, levant la tête, regardaient la petite maison qui semblait morte, avec ses croisées étroites, son crépi grossier, violâtre, d'une laideur honteuse de pauvre. En bas, l'allée s'enfonçait toute noire, une mince grille ancienne seule la fermait; et il y avait une marche à monter, que le ruisseau, par les orages, baignait.

Le docteur reprit:

—Entrez, mon ami, entrez. Vous n'avez qu'à pousser la grille.

L'allée était profonde, Pierre suivait de la main le mur humide, par crainte de quelque faux pas. Il lui semblait descendre dans une cave, en pleine obscurité, avec la sensation, sous lui, d'un sol glissant, toujours trempé d'eau. Puis, au bout, sur une nouvelle indication du docteur, il tourna à droite.

—Baissez-vous, car vous pourriez vous cogner, la porte est basse... Là, nous y sommes.

Comme celle de la rue, cette porte de la chambre était grande ouverte, dans une insouciance d'abandon. Et Pierre, qui s'était arrêté au milieu de la pièce, hésitant, les yeux emplis de la vive clarté du dehors, ne distinguait absolument rien, tombé là en pleine nuit. Une fraîcheur glacée, pareille à la sensation d'un linge mouillé, l'avait saisi aux épaules.

Mais, peu à peu, ses yeux s'habituèrent. Les deux fenêtres, de grandeur inégale, prenaient jour sur une étroite cour intérieure, où ne descendait qu'une lumière verdâtre, comme au fond d'un puits; et, pour lire dans la chambre, en plein midi, il aurait fallu une chandelle. Cette chambre, grande de quatre mètres sur trois mètres cinquante environ, était dallée de grosses pierres raboteuses; tandis que la maîtresse poutre et les solives du plafond, apparentes, avaient noirci à la longue, d'un ton sale de suie. En face de la porte, se trouvait la cheminée, une pauvre cheminée de plâtre, dont une vieille planche vermoulue formait la tablette. Un évier était là, entre la cheminée et l'une des fenêtres. Les murs, dont un ancien badigeon s'en allait par écailles, tachés d'humidité, couturés de cicatrices, tournaient, comme le plafond, à une saleté noire. Et il n'y avait plus de meubles, la pièce paraissait abandonnée, on n'y entrevoyait que des objets confus et extraordinaires, méconnaissables dans l'ombre lourde qui en noyait les coins.

Après un silence, le docteur parla.

—Oui, c'est la chambre, tout est parti d'ici... Rien n'a été changé, seuls les meubles n'y sont plus. J'ai essayé de les replacer, les lits se trouvaient sûrement contre ce mur, en face des fenêtres; les trois lits au moins, car les Soubirous étaient sept, le père, la mère, deux garçons, trois filles... Songez-vous à cela! trois lits emplissant cette pièce! et sept personnes vivant dans ces quelques mètres carrés! et ce tas de monde enterré vif, sans air, sans lumière, presque sans pain! Quelle misère basse, quelle humilité de pauvres êtres pitoyables!

Mais il fut interrompu. Une ombre, que Pierre prit d'abord pour une vieille femme, entra. C'était un prêtre, le vicaire de la paroisse, qui justement occupait aujourd'hui la maison. Il connaissait le docteur.

—J'ai entendu votre voix, monsieur Chassaigne, et je suis descendu... Alors, voilà que vous faites encore visiter la chambre?

—En effet, monsieur l'abbé, je me suis permis... Cela ne vous dérange pas?

—Oh! du tout, du tout!... Venez tant qu'il vous plaira, amenez du monde.

Il riait d'un air engageant, il salua Pierre, qui, étonné de sa tranquille insouciance, lui demanda:

—Pourtant, les gens qui viennent doivent parfois vous importuner?

À son tour, le vicaire parut surpris.

—Ma foi, non! il ne vient personne... Vous comprenez, ce n'est guère connu, ici. Tout le monde reste là-bas, à la Grotte... Je laisse la porte ouverte, pour qu'on ne me tracasse pas. Mais des journées se passent, sans que j'entende seulement le petit bruit d'une souris.

Les yeux de Pierre, de plus en plus, s'accoutumaient à l'obscurité; et, dans les objets vagues, inquiétants, qui emplissaient les coins, il finissait par reconnaître de vieux tonneaux, des débris de cages à poule, des outils cassés, toutes les loques qu'on balaye, qu'on jette au fond des caves. Puis, pendues aux solives, il aperçut des provisions, un panier à salade plein d'œufs, des liasses de gros oignons roses.

—Et, à ce que je vois, reprit-il, avec un léger frémissement, vous avez cru devoir utiliser la chambre?

Le vicaire commençait à être gêné.

—Sans doute, c'est cela même... Que voulez-vous! la maison est petite, j'ai si peu de place! Et puis, vous n'avez pas idée comme cette pièce est humide, il est radicalement impossible de l'habiter... Alors, mon Dieu! petit à petit, tout cela s'y est entassé de soi-même, sans qu'on l'ait voulu.

—Une pièce de débarras, conclut Pierre.

—Oh! non, pourtant!... Une pièce inoccupée, et ma foi, oui! si vous y tenez, une pièce de débarras!

Sa gêne augmentait, mêlée d'un peu de honte. Le docteur Chassaigne restait silencieux, n'intervenait pas; mais il souriait, il était visiblement ravi de la révolte de son compagnon contre l'ingratitude humaine.

Celui-ci, ne pouvant se maîtriser, continua:

—Vraiment, monsieur le vicaire, excusez-moi si j'insiste. Mais songez donc que vous devez tout à Bernadette, que sans elle Lourdes serait encore une des villes les plus ignorées de France... Et, en vérité, il me semble que la reconnaissance de la paroisse aurait dû transformer cette misérable chambre en une chapelle...

—Oh! une chapelle! interrompit le vicaire, il ne s'agit que d'une créature, l'Église ne saurait lui rendre un culte.

—Eh bien! ne disons pas une chapelle, disons qu'il devrait y avoir ici des lumières, des fleurs, des gerbes de roses, toujours renouvelées par la piété des habitants et des pèlerins... Enfin, je voudrais un peu de tendresse, un souvenir ému, une image de Bernadette, quelque chose qui témoignât délicatement de la place qu'elle doit occuper dans tous les cœurs... C'est monstrueux, cet oubli, cet abandon, la saleté où l'on a laissé tomber cette pièce!

Du coup, le vicaire, un pauvre homme inconscient et inquiet, se rangea de son avis.

—Au fond, vous avez mille fois raison. Mais je n'ai aucun pouvoir, je ne puis rien, moi!... Le jour où l'on viendrait me demander la pièce pour l'arranger, je la donnerais tout de même, j'enlèverais mes tonneaux, bien que je ne sache vraiment pas où les mettre... Seulement, je le répète, ça ne dépend pas de moi, je ne puis rien, rien du tout!

Et, sous le prétexte qu'il avait à sortir, il se hâta de prendre congé, il se sauva, en disant de nouveau au docteur Chassaigne:

—Restez, restez tant qu'il vous plaira. Vous ne me gênez jamais.

Lorsqu'il se retrouva seul avec Pierre, le docteur lui saisit les mains, débordant d'une effusion heureuse.

—Ah! mon cher enfant, que vous venez de me faire plaisir! Comme vous lui avez bien dit ce qui bouillonne dans mon cœur depuis longtemps!... J'ai eu, moi, cette idée, d'apporter ici chaque matin des roses. J'aurais fait simplement nettoyer la pièce, je me serais contenté de mettre sur la cheminée deux grosses gerbes de roses; car vous savez que j'ai voué à Bernadette une infinie tendresse, et il me semblait que ces roses seraient ici la floraison même, l'éclat et le parfum de sa mémoire... Seulement, seulement...

Il eut un geste désespéré.

—Le courage m'a manqué toujours... Oui, je dis le courage, personne n'ayant osé encore se déclarer ouvertement contre les pères de la Grotte... On hésite, on recule devant un scandale religieux. Songez au tapage déplorable que cela soulèverait; et ceux qui s'indignent comme moi, en sont réduits à se taire, à mieux aimer faire le silence.

Et il ajouta, il conclut:

—C'est une grande tristesse, mon cher enfant, que l'ingratitude et la rapacité des hommes. Chaque fois que je viens ici, dans cette misère noire, j'ai le cœur si gros, que je ne peux retenir mes larmes.

Puis, il cessa de parler, ni l'un ni l'autre ne prononça plus un mot, envahis tous deux par la mélancolie poignante qui se dégageait de la pièce. Les ténèbres les baignaient, l'humidité leur donnait un frisson, au milieu du délabrement des murs, de la poussière des vieilles loques entassées. Et l'idée leur était revenue que, sans Bernadette, rien n'aurait existé des prodiges qui avaient fait de Lourdes une ville unique au monde. C'était à sa voix que la source miraculeuse avait jailli, que la Grotte s'était ouverte, flamboyante de cierges. Des travaux immenses s'exécutaient, des églises nouvelles poussaient du sol, des rampes colossales menaient jusqu'à Dieu, toute une cité neuve se bâtissait comme par prodige, avec ses jardins, ses promenades, ses quais, ses ponts, ses boutiques, ses hôtels. Et les peuples les plus lointains de la terre accouraient en foule, et la pluie des millions tombait si drue, si abondante, que la jeune cité semblait devoir grandir indéfiniment, emplir toute la vallée, d'un bout à l'autre des montagnes. Si l'on supprimait Bernadette, plus rien n'existait, l'extraordinaire aventure rentrait dans le néant, le vieux Lourdes inconnu dormait encore son sommeil séculaire, au pied du Château. Bernadette était l'ouvrière unique, la créatrice, et cette chambre d'où elle était partie, le jour où elle avait vu la Vierge, ce berceau même du miracle, de la merveilleuse fortune future, se trouvait dédaigné, laissé en proie à la vermine, bon seulement à faire une pièce de débarras, où l'on serrait les oignons et les tonneaux vides.

Alors, l'opposition, dans l'esprit de Pierre, s'évoqua avec une intensité telle, qu'il revit le triomphe auquel il venait d'assister, l'exaltation de la Grotte et de la Basilique, tandis que Marie, traînant son chariot, montait derrière le Saint-Sacrement, au milieu des clameurs de la foule. Mais, surtout, la Grotte rayonnait; non plus l'ancien creux de roche sauvage, devant lequel l'enfant s'était agenouillée autrefois, sur le bord désert du torrent; mais la chapelle arrangée, enrichie, la chapelle ardente, où les nations défilaient. Tout le bruit, toute la clarté, toute l'adoration, tout l'argent éclataient là-bas, en une splendeur de continuelle victoire. Ici, au berceau, dans ce trou glacé et sombre, pas une âme, pas un cierge, pas un chant, pas une fleur. Personne ne venait, personne ne s'agenouillait ni ne priait. Seuls, quelques visiteurs tendres avaient, pour emporter un souvenir, émietté sous leurs doigts la planche à demi pourrie qui servait de tablette à la cheminée. Le clergé ignorait ce lieu de misère, où les processions auraient dû se rendre, comme à une station de gloire. C'était là que l'enfant pauvre avait commencé son rêve, par une nuit froide, couchée entre ses deux sœurs, prise d'un accès de son mal, pendant que toute la famille dormait lourdement; c'était de là qu'elle était partie, emportant ce rêve inconscient, qui allait renaître en elle sous le plein jour, pour fleurir si joliment en une vision de légende. Et personne ne refaisait le chemin, la crèche était oubliée, on laissait aux ténèbres cette crèche où avait germé la petite semence si humble, qui poussait aujourd'hui, là-bas, en des moissons prodigieuses, que récoltaient les ouvriers de la dernière heure, au milieu de la pompe souveraine des cérémonies.

Pierre, que la grande émotion humaine de toute cette histoire attendrissait aux larmes, reprit enfin à demi-voix, résumant en un mot ses pensées:

—C'est Bethléem.

—Oui, dit le docteur Chassaigne à son tour, c'est le logis misérable, l'asile de rencontre, où naissent les religions nouvelles de la souffrance et de la pitié... Et, parfois, je me demande si tout ne va pas mieux ainsi, s'il n'est pas préférable que cette chambre reste dans cette indigence et dans cet abandon. Il me semble que Bernadette n'a rien à y perdre, car je l'aime davantage, lorsque je viens ici passer une heure.

Il se tut de nouveau, puis il eut un geste de révolte.

—Non, non! je ne peux pardonner, l'ingratitude me jette hors de moi... Je vous l'ai dit, je suis convaincu que Bernadette est allée se cloîtrer librement à Nevers. Mais, si personne ne l'a fait disparaître, quel soulagement pour ceux qu'elle commençait à gêner, ici!... Et ce sont les mêmes hommes, si désireux d'être les maîtres absolus, qui aujourd'hui s'efforcent par tous les moyens de faire le silence sur sa mémoire... Ah! mon cher enfant, si je vous disais tout!

Peu à peu, il parla, il se soulagea. Cette Bernadette, dont les pères de la Grotte exploitaient l'œuvre si âprement, ils la redoutaient plus encore morte que vivante. Tant qu'elle avait vécu, leur grande terreur était sûrement qu'elle ne revînt à Lourdes partager la proie; et son humilité seule les rassurait, car elle n'était point une dominatrice, elle-même avait choisi l'ombre de renoncement où elle devait s'éteindre. Mais, à présent, ils tremblaient davantage, à l'idée qu'une volonté autre que la leur pouvait ramener les reliques de la voyante. Dès le lendemain de la mort, cette idée était bien venue au conseil municipal: la ville voulait élever un tombeau, on parlait d'ouvrir une souscription. Nettement, les sœurs de Nevers se refusèrent à livrer le corps, qui leur appartenait, disaient-elles. Derrière les sœurs, tout le monde avait alors senti les pères, très inquiets, qui agissaient, qui s'opposaient secrètement à ce retour de cendres vénérées, dans lesquelles ils flairaient une concurrence possible à la Grotte elle-même. Imaginait-on cette chose menaçante? une tombe monumentale au cimetière, les pèlerins s'y rendant en procession, les malades allant baiser fiévreusement le marbre, des miracles s'y produisant au milieu d'une sainte ferveur! C'était la concurrence certaine, désastreuse, le déplacement de la dévotion et du prodige. Et la grande, l'unique peur revenait toujours, celle d'avoir à partager, de voir l'argent se porter ailleurs, si la ville, instruite maintenant, savait tirer parti du tombeau.

On prêtait même aux pères un projet plein d'une astuce profonde. Ils auraient eu l'idée secrète de réserver pour eux le corps de Bernadette, que les sœurs de Nevers se seraient simplement engagées à leur garder, dans la paix de leur chapelle. Seulement, ils attendaient, ils ne voulaient le ramener que le jour où l'affluence des pèlerins commencerait à décroître. À quoi bon, maintenant, ce retour solennel, puisque les foules accouraient sans cesse plus nombreuses; tandis que, lorsque l'extraordinaire succès de Notre-Dame de Lourdes déclinerait, comme toutes les choses de ce monde, on devinait quel réveil de la foi pourrait être la cérémonie solennelle et retentissante, dans laquelle la chrétienté verrait les reliques de l'élue reprendre possession de la terre sacrée où elle avait fait pousser tant de merveilles. Et les miracles recommenceraient, sur le marbre de son tombeau, devant la Grotte ou dans le chœur de la Basilique.

—Vous pouvez chercher, continua le docteur Chassaigne, vous ne trouverez pas à Lourdes, officiellement, une seule image de Bernadette. On vend son portrait, mais il n'est nulle part, dans aucun sanctuaire... C'est l'oubli systématique, c'est le même sentiment de sourde inquiétude qui a fait le silence et l'abandon, dans cette triste chambre où nous sommes. De même qu'on a peur d'un culte possible sur sa tombe, on a peur que les foules ne viennent s'agenouiller ici, le jour où deux cierges brûleraient, où deux bouquets de roses fleuriraient cette cheminée. Et si une paralytique se levait en criant qu'elle est guérie, quel scandale, quel trouble dans les âmes des bons commerçants de la Grotte, qui verraient leur monopole compromis gravement!... Ils sont les maîtres, ils entendent rester les maîtres, ils ne veulent rien lâcher de la ferme magnifique qu'ils ont conquise et qu'ils exploitent. Mais ils tremblent pourtant, oui! ils tremblent devant la mémoire des ouvriers de la première heure, de cette petite fille qui est une si grande morte, dont l'héritage énorme les brûle de convoitise, à un tel point, qu'après l'avoir envoyée vivre à Nevers, ils n'osent même pas ramener son corps, laissé en prison sous la dalle d'un couvent!

Ah! cette destinée pitoyable de pauvre être retranché des vivants, dont le cadavre à son tour était frappé d'exil! Et comme Pierre la plaignait, cette créature de misère qui semblait n'avoir été choisie que pour souffrir, dans sa vie et dans sa mort! Même en admettant qu'une volonté unique, persistante, ne l'eût pas fait disparaître, puis gardée jusque dans la tombe, quelle étrange suite de circonstances, comme il semblait que quelqu'un, inquiet du pouvoir immense qu'elle pouvait prendre, se fût toujours jalousement efforcé de la tenir à l'écart! Elle restait à ses yeux l'élue, la martyre; et, s'il ne pouvait plus croire, si l'histoire de cette malheureuse suffisait pour achever de ruiner en lui la croyance, elle ne l'en bouleversait pas moins dans toute sa fraternité, en lui révélant une religion nouvelle, la seule dont son cœur fût encore plein, la religion de la vie, de la douleur humaine.

Le docteur Chassaigne, justement, avant de quitter la chambre, s'écriait:

—Et c'est ici qu'il faut croire, mon cher enfant. Voyez-vous ce trou obscur, songez-vous à la Grotte resplendissante, à la Basilique triomphante, à toute la ville bâtie, à ce monde créé, à ces foules accourues! Mais si Bernadette n'était qu'une halluciné, une folle, est-ce que l'aventure ne serait pas plus étonnante, plus inexplicable encore? Comment! le rêve d'une folle aurait suffi pour remuer ainsi les nations!... Non, non! un souffle divin a passé, qui seul peut expliquer le prodige.

Vivement, Pierre allait répondre. Oui! c'était vrai, un souffle avait passé, le sanglot de la douleur, le désir inextinguible vers l'infini de l'espoir. Si le rêve d'une enfant souffrante avait suffi pour amener les peuples, pour faire pleuvoir les millions et pousser du sol une cité nouvelle, n'était-ce pas que ce rêve venait apaiser un peu la faim des pauvres hommes, l'insatiable besoin qu'ils ont d'être trompés et consolés? Elle avait rouvert l'inconnu, sans doute à un moment social et historique favorable; et les foules s'y étaient précipitées. Oh! se réfugier dans le mystère, quand la réalité est si dure, s'en remettre au miracle, puisque la nature cruelle semble une longue injustice! Mais on a beau organiser l'inconnu, le réduire en dogmes, en faire des religions révélées, il n'y a toujours au fond que cet appel de la souffrance, ce cri de la vie, exigeant la santé, la joie, le bonheur fraternel, jusqu'à l'accepter dans un autre monde, s'il ne peut être sur cette terre. À quoi bon croire aux dogmes? Ne suffit-il pas de pleurer et d'aimer?

Et Pierre, cependant, ne discuta point. Il retint la réponse qui lui montait aux lèvres, convaincu d'ailleurs que l'éternel besoin du surnaturel ferait vivre chez l'homme douloureux l'éternelle foi. Le miracle, qu'on ne pouvait constater, devait être un pain nécessaire à la désespérance humaine. Puis, ne s'était-il pas juré, charitablement, de ne plus affliger personne de son doute?

—Quel prodige, n'est-ce pas? insista le docteur.

—Certes! finit-il par dire. Tout le drame humain s'est joué, toutes les forces inconnues ont agi, dans cette pauvre chambre, si humide et si noire.

Silencieux, ils restèrent quelques minutes encore. Ils refirent le tour des murs, levèrent les yeux vers le plafond enfumé, jetèrent un dernier coup d'œil vers l'étroite cour verdâtre. C'était en vérité navrant, cette indigence tombée aux toiles d'araignée, cette saleté des vieux tonneaux, des outils hors d'usage, des débris de toutes sortes, qui se pourrissaient dans les coins, en tas. Et, sans ajouter une parole, lentement ils s'en allèrent enfin, la gorge serrée de tristesse.

Dans la rue seulement, le docteur Chassaigne parut se réveiller. Il eut un petit frisson, il pressa le pas, en disant:

—Ce n'est pas fini, mon cher enfant, suivez-moi... Nous allons voir, maintenant, l'autre grande iniquité.

C'était de l'abbé Peyramale et de son église qu'il parlait. Ils traversèrent la place du Porche, tournèrent dans la rue Saint-Pierre; quelques minutes devaient suffire. Mais la conversation était retombée sur les pères de la Grotte, sur la guerre terrible, sans merci, faite par le père Sempé à l'ancien curé de Lourdes. Celui-ci, vaincu, en était mort, dans une affreuse amertume; et, après l'avoir ainsi tué de chagrin, on avait achevé de tuer son église, qu'il laissait inachevée, sans toiture, ouverte au vent et à la pluie. Cette église monumentale, de quel rêve glorieux elle avait empli les dernières années de son existence! Depuis qu'on l'avait dépossédé de la Grotte, chassé de cette œuvre de Notre-Dame de Lourdes dont il était, avec Bernadette, le premier ouvrier, son église devenait sa revanche, sa protestation, sa part de gloire à lui, la maison de Dieu où il triompherait en habits sacrés, d'où il emmènerait d'interminables processions, pour réaliser le vœu formel de la sainte Vierge. L'homme d'autorité et de domination qui était au fond de son être, le pasteur de foules, le constructeur de temples, goûtait une impatiente joie à hâter les travaux, avec une imprévoyance d'homme passionné qui ne s'inquiétait pas de la dette, se laissait voler par les entrepreneurs, pourvu qu'il y eût toujours un peuple d'ouvriers sur les échafaudages. Et il la voyait grandir, son église, et il la voyait finie, par un beau matin d'été, toute neuve dans le soleil levant.

Ah! cette vision sans cesse évoquée, elle lui donnait le courage de la lutte, au milieu du meurtre sourd dont il se sentait enveloppé. Son église, dominant la vaste place, se dressait enfin dans sa majesté colossale. Il l'avait voulue de style roman, très grande, très simple, la nef longue de quatre-vingt-dix mètres, la flèche haute de cent quarante. Elle resplendissait au clair soleil, débarrassée la veille du dernier échafaudage, encore toute fraîche de jeunesse, avec ses larges assises de pierre, montées par rangs égaux. Et, en pensée, il tournait autour d'elle, ravi de sa nudité, de sa chasteté de vierge enfant, d'une candeur géante, sans une sculpture, sans un ornement qui l'aurait inutilement chargée. Les toitures de la nef, du transept et de l'abside régnaient à la même hauteur, au-dessus de l'entablement, fait de moulures sévères. De même, les baies des bas côtés et de la nef n'avaient d'autre décoration que des archivoltes moulurées, continuant les pieds-droits. Il s'arrêtait devant les grandes verrières du transept, dont les rosaces étincelaient; il faisait le tour, en passant derrière l'abside ronde, contre laquelle le bâtiment de la sacristie alignait deux étages de petites fenêtres; et il revenait, et il ne pouvait se lasser devant cette royale ordonnance, ces grandes lignes qui se découpaient sur le bleu, ces toits superposés, cette masse énorme dont la solidité défiait les siècles. Mais, lorsqu'il fermait les yeux, il évoquait surtout la façade, le clocher, dans un ravissement d'orgueil: en bas, le porche à trois travées, la travée de droite et la travée de gauche, dont les toitures de pierre formaient terrasse, tandis que le clocher, naissant de la travée centrale, s'élançait au milieu, d'un jet puissant. Là aussi, les colonnes engagées dans les pieds-droits supportaient des archivoltes simplement moulurées. Contre le pignon, à la pointe d'un pinacle, une statue de Notre-Dame de Lourdes se trouvait sous un dais, entre les deux baies hautes de la nef. Au-dessus, d'autres baies s'ouvraient encore, que garnissaient les abat-son, fraîchement peints. Les contreforts partaient du sol, aux quatre angles, s'amincissaient en montant, d'une légèreté forte, jusqu'à la flèche, une hardie flèche de pierre, flanquée de quatre clochetons, ornée également de pinacles, envolée et perdue en plein ciel. Et il lui semblait que c'était son âme de prêtre fervent qui avait grandi, qui s'était élancée avec cette flèche, pour témoigner de sa foi au travers des âges, là-haut, tout près de Dieu.

D'autres fois, une vision l'enchantait davantage encore. Il croyait voir l'intérieur de son église, le jour de la première messe solennelle qu'il y célébrerait. Les vitraux jetaient des feux comme des pierreries, les douze chapelles des bas côtés rayonnaient de cierges. Et il était au maître autel de marbre et d'or, et les quatorze colonnes de la nef, en marbre des Pyrénées d'un seul bloc, dons magnifiques venus des quatre coins de la chrétienté, se dressaient, supportant la voûte, que les voix grondantes des orgues emplissaient d'un chant d'allégresse. Un peuple de fidèles se pressait là, agenouillé sur les dalles, en face du chœur entouré d'une grille légère ainsi qu'une dentelle, revêtu d'une admirable boiserie sculptée. La chaire à prêcher, royal cadeau d'une grande dame, était une merveille d'art, fouillée en plein chêne. Les fonts baptismaux avaient été taillés dans la pierre dure par un artiste de grand talent. Des tableaux de maître ornaient les murailles, des croix, des ciboires, des ostensoirs précieux, des vêtements sacrés, pareils à des soleils, s'entassaient au fond des armoires de la sacristie. Et quel rêve d'être le pontife d'un tel temple, d'y régner après l'avoir bâti avec passion, d'y bénir les foules accourues de toute la terre, pendant que les sonneries volantes du clocher iraient dire à la Grotte et à la Basilique qu'elles avaient là-bas, dans le vieux Lourdes, une rivale, une sœur victorieuse, chez laquelle Dieu triomphait aussi!

Après avoir suivi un instant la rue Saint-Pierre, le docteur Chassaigne et son compagnon tournèrent dans la petite rue de Langelle.

—Nous arrivons, dit le docteur.

Mais Pierre regardait, ne voyait pas d'église. Il n'y avait là que des masures misérables, tout un quartier de faubourg pauvre, obstrué de constructions lépreuses. Enfin, il aperçut, au fond d'une impasse, un pan de la vieille palissade, à demi pourrie, qui entourait encore le vaste terrain carré, compris entre les rues Saint-Pierre, de Bagnères, de Langelle et des Jardins.

—Il faut tourner à gauche, reprit le docteur, qui s'était engagé dans un couloir étroit, parmi des décombres. Nous y voilà!

Et la ruine, brusquement, apparut, au milieu des laideurs et des misères qui la masquaient.

Toute la puissante carcasse de la nef et des bas côtés, du transept et de l'abside, était debout. Les murs, partout, s'élevaient jusqu'à la naissance des voûtes. On pénétrait là comme dans une église véritable, on pouvait s'y promener à l'aise, en reconnaître les parties accoutumées. Seulement, lorsqu'on levait les yeux, on voyait le ciel: les toitures manquaient, la pluie tombait, le vent soufflait librement. Depuis quinze ans bientôt, les travaux étaient abandonnés, les choses restaient dans l'état où le dernier maçon les avait laissées. Ce qui frappait d'abord, c'étaient les dix piliers de la nef, les quatre piliers du chœur, ces piliers magnifiques en marbre des Pyrénées d'un seul bloc, qu'on avait recouverts d'une chemise de planches, pour les protéger contre tout dégât. Les bases et les chapiteaux, encore bruts, attendaient les sculpteurs. Et ces colonnes isolées, ainsi vêtues de bois, avaient une grande tristesse. Puis, une mélancolie montait de l'enceinte béante, de l'herbe qui envahissait le sol ravagé, bossué, des bas côtés et de la nef, une herbe drue de cimetière, au travers de laquelle les femmes du voisinage avaient fini par tracer des sentiers. Elles entraient y étendre leurs lessives. Tout un blanchissage de pauvre, des draps épais, des chemises en loques, des langes d'enfant, achevaient justement d'y sécher, aux derniers rayons du soleil qui se glissaient là, par les larges baies vides.

Lentement, sans parler, Pierre et le docteur Chassaigne firent le tour, à l'intérieur. Les dix chapelles des bas côtés formaient des sortes de compartiments, pleins de gravats et de débris. On avait cimenté le sol du chœur, sans doute pour protéger la crypte des infiltrations, en dessous; malheureusement, les voûtes devaient se tasser, il existait là une dépression que l'orage de la nuit précédente avait transformée en un petit lac. Du reste, c'étaient ces parties du transept et de l'abside qui avaient le moins souffert. Pas une pierre ne bougeait; les grandes rosaces centrales, au-dessus du triforium, semblaient attendre leurs verrières; tandis que des madriers, oubliés en haut des murs de l'abside, auraient pu faire croire qu'on allait commencer à la couvrir, le lendemain. Mais, quand ils furent revenus sur leurs pas, et qu'ils sortirent, pour voir la façade, la détresse lamentable de cette jeune ruine se montra. De ce côté, on avait beaucoup moins poussé les travaux, le porche à triple travée était seul construit; et quinze années d'abandon avaient suffi aux hivers pour en ronger les sculptures, les colonnettes, les archivoltes, dans un travail de destruction vraiment singulier, comme si la pierre, entamée profondément, détruite, s'était fondue sous des larmes. Le cœur se serrait, à la vue de cette destruction qui s'attaquait à l'œuvre, avant même qu'elle fût finie. Ne pas être encore, et déjà s'émietter ainsi sous le ciel! s'immobiliser dans sa croissance de colosse géant, pour semer l'herbe de décombres!

Ils rentrèrent dans la nef, ils y retrouvèrent l'affreuse tristesse de cet assassinat d'un monument. Le vaste terrain vague, à l'intérieur, était obstrué par les débris des échafaudages, qu'il avait fallu abattre, pourris à moitié, dans la crainte que leur chute n'écrasât le monde; et c'étaient partout, au milieu des herbes hautes, des plats-bords, des boulins, des cintres, mêlés à des paquets de vieilles cordes, que l'humidité achevait de manger. Il y avait aussi la carcasse efflanquée d'un treuil, se dressant comme une potence. Des manches de pelle, des morceaux cassés de brouettes, traînaient encore parmi des matériaux oubliés, des tas de briques verdâtres, tachées de mousse, où fleurissaient des liserons. Sous les nappes d'orties, on revoyait, par places, les rails du petit chemin de fer, installé pour les charrois, et dont un wagonnet renversé gisait dans un coin. Mais la grande mélancolie de cette mort des choses était surtout la locomobile, restée sous le toit du hangar qui l'abritait. Depuis quinze ans, elle était là, refroidie, morte. Le hangar avait fini par s'effondrer sur elle, de larges trous laissaient la pluie la tremper, à chaque averse. Un bout de la courroie de transmission qui actionnait le treuil, pendait, semblait la lier, pareil à un fil d'araignée géant. Et ses aciers, ses cuivres se pourrissaient eux aussi, comme rouilles de lichens, recouverts d'une végétation de vieillesse, dont les plaques jaunâtres faisaient d'elle une sorte de machine très ancienne, herbue, que les hivers avaient décharnée. Cette machine morte, cette machine froide, au foyer éteint, à la chaudière muette, c'était l'âme même du travail qui s'en était allée, dans la vaine attente du grand cœur charitable, dont la venue, à travers les églantiers et les ronces, devait réveiller l'Église-au-Bois-dormant de son lourd sommeil de ruine.

Le docteur Chassaigne, enfin, parla.

—Ah! dit-il, quand on pense que cinquante mille francs auraient suffi pour empêcher un tel désastre! avec cinquante mille francs, on pouvait couvrir, le gros œuvre était sauvé, et l'on avait tout le temps d'attendre... Mais ils voulaient tuer l'œuvre, comme ils avaient tué l'homme.

D'un geste, il désigna, là-bas, les pères de la Grotte, qu'il évitait de nommer.

—Et dire qu'ils ont des recettes annuelles de neuf cent mille francs! Ils préfèrent envoyer des cadeaux à Rome, pour entretenir des amitiés puissantes.

Malgré lui, il repartait en campagne contre les adversaires du curé Peyramale. Toute cette histoire le hantait d'une sainte colère de justice. En face de la ruine lamentable, il reprenait les faits, le curé enthousiaste se lançant dans la construction de son église, s'endettant, se laissant voler, tandis que le père Sempé aux aguets profitait de chacune de ses fautes, le discréditait près de l'évêque, finissait par tarir les aumônes et par faire arrêter les travaux. Puis, après la mort du vaincu, venaient les procès interminables, quinze années de procès qui avaient donné aux hivers le temps de manger l'œuvre. Maintenant, elle était dans un si pitoyable état, la dette montait à un chiffre si gros, que tout paraissait bien fini. La mort lente, la mort des pierres s'achevait. Sous son hangar effondré, la locomobile allait tomber en loques, battue par la pluie, rongée par la mousse.

—Je le sais bien, ils chantent victoire, il n'y a plus qu'eux. C'était ce qu'ils désiraient, être les maîtres absolus, garder pour eux seuls toute la puissance, tout l'argent... Si je vous disais que leur terreur de la concurrence les a poussés jusqu'à écarter de Lourdes les ordres religieux qui ont tenté d'y venir. Des jésuites, des dominicains, des bénédictins, des capucins, des carmes ont fait des demandes; toujours, les pères de la Grotte sont parvenus à les évincer. Ils ne tolèrent que les ordres de femmes, ils ne veulent qu'un troupeau... Et la ville leur appartient, et ils y tiennent boutique, ils y vendent Dieu, en gros et en détail!

À pas lents, il était revenu au milieu de la nef, parmi les décombres. D'un grand geste, il montra la dévastation qui l'entourait.

—Voyez cette tristesse, cette misère affreuse... Là-bas, le Rosaire et la Basilique leur ont coûté plus de trois millions.

Pierre, alors, comme dans la noire et froide chambre de Bernadette, vit se dresser la Basilique, radieuse en son triomphe. Ce n'était point ici que se réalisait le rêve du curé Peyramale, officiant, bénissant les foules à genoux, pendant que les orgues grondaient d'allégresse. La Basilique, là-bas, s'évoquait, toute sonnante de la volée des cloches, toute clamante de la joie surhumaine d'un miracle, toute braisillante de flammes, avec ses bannières, ses lampes, ses cœurs d'argent et d'or, son clergé vêtu d'or, son ostensoir pareil à un astre d'or. Elle flambait dans le soleil couchant, elle touchait le ciel de sa flèche, dans l'envolement des milliards de prières dont ses murs frémissaient. Ici, l'église morte avant de naître, l'église interdite par un mandement de l'évêque, tombait en poudre, ouverte aux quatre vents. Chaque orage emportait un peu des pierres, de grosses mouches bourdonnaient seules dans les orties qui avaient envahi la nef; et il n'y avait d'autres dévotes que les femmes du voisinage, venant retourner leur pauvre linge, étendu sur l'herbe. Au milieu du morne silence, une voix sourde semblait sangloter, la voix des colonnes de marbre peut-être, pleurant leur luxe inutile, sous leur chemise de planches. Parfois, des oiseaux traversaient l'abside déserte, en jetant un petit cri. Des bandes de rats énormes, réfugiés sous les pièces des échafaudages abattus, se mordaient, bondissaient hors de leurs trous, dans un galop d'effroi. Et rien n'était d'une angoisse plus désespérée que cette ruine voulue, ne face de sa triomphante rivale, la Basilique rayonnante d'or.

De nouveau, le docteur Chassaigne dit simplement:

—Venez.

Ils sortirent de l'église, ils longèrent le bas côté de gauche, arrivèrent devant une porte, faite grossièrement de quelques planches clouées; et, quand ils eurent descendu un escalier de bois à demi rompu, dont les marches branlaient sous leurs pieds, ils se trouvèrent dans la crypte.

C'était une salle basse, aux voûtes écrasées, qui reproduisait exactement les dispositions du chœur. Les colonnes trapues, laissées à l'état brut, attendaient elles aussi leurs sculptures. Des matériaux traînaient, des bois achevaient de pourrir sur la terre battue, toute la vaste salle restait blanche de plâtre, dans le fruste abandon des bâtisses qu'on ne finit pas. Au fond, trois baies, autrefois vitrées, et dont il ne restait plus un carreau, éclairaient d'un grand jour froid la nudité désolée des murs.

Et, là, au milieu, dormait le corps du curé Peyramale. Des amis fervents avaient eu l'idée touchante de l'ensevelir ainsi dans la crypte de son église inachevée. Sur une large marche, le tombeau était tout en marbre. Les inscriptions, en lettres d'or, disaient la pensée des souscripteurs, le cri de vérité et de réparation qui sortait du monument. On lisait sur la face: «De pieuses oboles venues de tout l'univers ont élevé ce tombeau à la mémoire bénie du grand serviteur de Notre-Dame de Lourdes.» On lisait à droite ces mots d'un bref de Pie IX: «Vous vous êtes dévoué tout entier à édifier un temple à la Mère de Dieu.» On lisait à gauche cette parole de l'Évangile: «Heureux ceux qui souffrent de persécution pour la justice.» N'était-ce point la plainte véridique, l'espoir légitime du vaincu, qui avait combattu si longtemps, dans l'unique désir d'exécuter strictement les ordres de la Vierge, que Bernadette lui avait transmis? Elle se trouvait là, Notre-Dame de Lourdes, une statuette mince, placée au-dessus de l'inscription funéraire, contre la grande muraille nue, que décoraient seulement quelques couronnes de perles, pendues à des clous. Et, devant le tombeau, cinq ou six bancs étaient alignés, comme devant la Grotte, pour les fidèles qui voulaient s'asseoir.

Mais, d'un nouveau geste de pitié émue, le docteur Chassaigne, silencieusement, avait montré à Pierre une tache énorme d'humidité qui verdissait le mur du fond. Pierre se rappela le petit lac qu'il avait remarqué en haut, sur le ciment disjoint du chœur, un amas d'eau considérable laissé par l'orage de la nuit précédente. Évidemment, des infiltrations se produisaient, une source véritable coulait en bas, envahissait la crypte, par les temps de forte pluie. Tous deux eurent le cœur serré, lorsqu'ils s'aperçurent que l'eau suivait la voûte par minces filets et retombait en grosses gouttes régulières, cadencées, sur le tombeau.

Le docteur ne put retenir un gémissement.

—Il pleut maintenant, il pleut sur lui!

Pierre demeurait immobile, dans une sorte de terreur sacrée. Sous cette eau qui tombait, sous les coups de vent qui devaient entrer l'hiver, par les carreaux brisés des fenêtres, ce mort lui apparut lamentable et tragique. Il prenait une grandeur farouche, tout seul dans son riche tombeau de marbre, au milieu des gravats, au fond des ruines croulantes de son église. Il en était le gardien solitaire, le mort endormi et rêveur qui en gardait les espaces vides, ouverts à tous les oiseaux de nuit. Il y était la protestation muette, obstinée, éternelle, et il y était l'attente. Couché dans sa bière, ayant l'éternité pour prendre patience, il y attendait sans lassitude les ouvriers qui reviendraient peut-être, par un beau matin d'avril. S'ils mettaient dix ans, il serait là, et s'ils mettaient un siècle, il serait là encore. Il attendait que les échafaudages pourris, là-haut, parmi l'herbe de la nef, fussent ressuscités ainsi que des morts, dans un prodige, de nouveau debout le long des murs. Il attendait que la locomobile, sous la mousse, tout d'un coup brûlante, retrouvât son haleine, pour monter les charpentes de la toiture. Son œuvre aimée, la géante construction croulait sur sa tête, et les mains jointes, les yeux clos, il en gardait les décombres, il attendait.

À demi-voix, le docteur acheva la cruelle histoire, comment après avoir persécuté le curé Peyramale et son œuvre, on persécutait son tombeau. Anciennement, un buste du curé était là, des mains dévotes entretenaient devant lui la petite flamme d'une lampe. Mais une femme étant tombée la face contre terre, en disant qu'elle voyait l'âme du défunt, les pères de la Grotte s'émurent. Est-ce que des miracles allaient se produire? Déjà des malades passaient les journées entières, assis sur les bancs, devant le tombeau. D'autres s'agenouillaient, baisaient le marbre, imploraient leur guérison. Et ce fut une terreur: s'ils guérissaient, si la Grotte avait un concurrent dans ce martyr, couché tout seul, au milieu des vieux outils laissés par les maçons! L'évêque de Tarbes, prévenu, travaillé, publia le mandement qui interdisait l'église, en défendant tout culte, tout pèlerinage et procession au tombeau de l'ancien curé de Lourdes. Comme pour Bernadette, son souvenir était proscrit, son image ne se trouvait officiellement nulle part. De même qu'ils s'étaient acharnés contre l'homme vivant, les pères s'acharnaient contre la mémoire du grand mort. Ils le poursuivaient jusque dans la tombe. Eux seuls, aujourd'hui encore, empêchaient que les travaux de l'église ne fussent repris, créant de continuels obstacles, refusant de partager leur riche moisson d'aumônes. Et ils attendaient que la pluie des hivers tombât, achevât l'œuvre de destruction, que la voûte, les murs, toute la construction géante croulât sur le tombeau de marbre, sur le corps du vaincu, et qu'il fût enseveli, et qu'il fût broyé!

—Ah! murmura le docteur, moi qui l'ai connu si vaillant, si enthousiaste des nobles besognes! Maintenant, vous le voyez, il pleut, il pleut sur lui!

Péniblement, il se mit à genoux, il s'apaisa dans une longue prière.

Pierre, qui ne pouvait prier, restait debout. Une humanité émue débordait de son cœur. Il écoutait les pesantes gouttes de la voûte s'écraser une à une sur le tombeau, dans un rythme lent, qui semblait compter les secondes de l'éternité, au milieu du profond silence. Et il songeait à l'éternelle misère de ce monde, à cette élection de la souffrance frappant toujours les meilleurs. Les deux grands ouvriers de Notre-Dame de Lourdes, Bernadette, le curé Peyramale, revivaient devant lui, ainsi que des victimes pitoyables, torturées pendant leur vie, exilées après leur mort. Certes, cela aurait achevé de tuer en lui la foi; car la Bernadette qu'il venait de trouver, au bout de son enquête, n'était qu'une sœur humaine, chargée de toutes les douleurs. Mais il n'en gardait pas moins pour elle un culte de fraternelle tendresse, et deux larmes lentes roulèrent sur ses joues.

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