Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Premier
The Project Gutenberg eBook of Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Premier
Title: Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Premier
Author: Stendhal
Editor: Jean de Mitty
Illustrator: Maximilien Vox
Release date: August 1, 2019 [eBook #60030]
                Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues in memoriam of of Marc
        D'Hooghe (Images generously made available by Internet
        Archive.)
"Mes Livres"
STENDHAL
LUCIEN LEUWEN
OU
L'AMARANTE ET LE NOIR
Oeuvre posthume reconstituée par
Jean de Mitty
Ornée de bois dessinés et gravés par
Maximilien Vox
TOME PREMIER
À PARIS
"LE LIVRE"
9, RUE COETLOGON
1923
Rien a faire! inscrivit Mérimée en tête du premier feuillet, lorsque Colomb lui porta les volumes manuscrits de Lucien Leuwen. Et Colomb les envoya chez Crozet à Grenoble, où celui-ci les déposa à la bibliothèque de la ville. Ils y étaient depuis cinquante ans (1812-1892), lorsque les récentes exhumations de M. Casimir Striyenski—qu'il faut louer hautement pour ses nobles et littéraires efforts—comme aussi—pourquoi ne pas l'avouer?—l'idée d'apporter à M. Maurice Barrés quelques éléments nouveaux d'une sensibilité qu'il a si merveilleusement définie—et qu'il est le seul, du reste, à avoir définie—nous amenèrent à tenter cette entreprise dont Mérimée et Colomb avaient reconnu l'impossibilité. C'était assurément téméraire. Mais il est certain que si, dès les premières pages, nous avions pu prévoir les difficultés sans nombre survenues au cours du travail de restitution, nous eussions peut-être, malgré notre piété stendhalienne, volontiers laissé à d'autres, plus dévoués, le soin de déchiffrer les cinq gros volumes manuscrits dont se compose Lucien Leuwen. Non seulement à cette époque de sa vie—1834—l'écriture de Beyle devient matériellement illisible, mais encore, à la difficulté de lire le texte, s'ajoutent les ratures, les surcharges—survenant à chaque ligne—les renvois, les annotations jetées en travers des pages; les phrases disposées les unes sur les autres; les réflexions étrangères à l'objet du livre: notes sur l'état de sa santé, sur le prix des médicaments, sur les résultats de telles liaisons contractées la veille, etc.; les dates interverties à plaisir, les noms propres défigurés; le numérotage défectueux des feuillets, éparpillés à l'aventure des cahiers, et dû, sans doute, à l'ignorance du relieur chargé de les réunir, etc. Et à tout cela, à toutes ces entraves nécessitant déjà une patience et un effort incessants, venait s'ajouter une nouvelle difficulté, plus grande encore et d'un genre différent, il est vrai, mais aussi caractéristique du labeur auquel Stendhal voulait condamner son exécuteur testamentaire. La majeure partie du roman est consignée dans un vocabulaire secret, dans une sorte d'alphabet conventionnel, dont il serait peut-être curieux de donner le détail, si Beyle—alors diplomate—n'avait pris le soin d'en changer souvent la clef, c'est-à-dire la manière de disposer les lettres, les phrases, les dates, de désigner les localités et les personnages.
Nous avons insisté à dessein sur cette obscurité matérielle du texte manuscrit: elle explique pourquoi l'œuvre que nous présentons aujourd'hui au public est restée si longtemps ignorée, et pourquoi les différents bibliographes de Stendhal—en exceptant M. Striyenski qui, lui, a fait besogne utile—se sont bornés à citer l'appréciation de Mérimée.
«Lucien Leuwen» fut commencé en 1831 à Civita-Vecchia, et terminé à Rome, en 1836. Il prend date entre: Le Rouge et le Noir (1831) et La Chartreuse de Parme (1839). Le premier des testaments de Beyle—publié plus loin—et une note inscrite en marge du dernier volume, indiquent qu'une troisième partie, dont l'action eût été placée en Espagne ou en Italie, devait terminer le roman. Si cette partie a existé et si elle n'a pas été perdue, comme ce fameux Journal de la Campagne de Russie, il faut espérer que le hasard nous la rendra un jour. L'auteur y avait ajouté, ou devait y ajouter, certaines observations dont il parle souvent, et qui portaient sur le Vatican, sur les dessous de la vie pontificale et les intrigues du monde diplomatique à Rome. Mais fort probablement ne s'agit-il là que d'un projet, comme Stendhal en avait tant formulé dans sa vie.
Primitivement, «Lucien Leuwen» s'appelait: L'Orange de Malte; ensuite: L'Amarante et le Noir, Les Bois de Prémol, Le Chasseur Vert, Leuwen et Cie, Van Peters et Cie et finalement Lucien Leuwen, le titre définitif, indiqué dans les testaments de 1835, et en tête du premier chapitre du roman. Par un scrupule de conscience littéraire, facile à comprendre, nous avons religieusement respecté le texte original et reproduit jusqu'aux phrases et aux passages que l'auteur, en marge, qualifie de longueurs et que, certainement, il eût supprimées lors d'un travail de révision. Il ne nous appartenait pas de modifier, en quoi que ce soit, les moindres détails d'une pensée qui, dans ce livre, justement et à cause môme des quelques légers défauts de réalisation matérielle—compréhensibles en des pages consignées d'un seul jet—apparaît comme une des plus puissantes et des plus pénétrantes de ce siècle.
Ceux-là—très rares—que sollicitent les manifestations intimes et familières du génie de Stendhal, nous comprendront, et nous excuseront d'avoir passé outre à la lettre du testament, en publiant l'œuvre entière, complète, compacte, telle qu'elle figure dans les cartons dont nous l'avons extraite.
Jean de Mitty.
TESTAMENTS
Si la mort, ou la paresse, me surprennent avant la fin de ce roman qui s'appelle l'Orange de Malte et doit avoir trois volumes: Nancy, Paris et Madrid (Omar)[1], je le lègue à Mme Pauline Périer Lagrange, ma sœur. Si Mme Périer n'en fait pas commencer l'impression dans les six mois qui suivront mon trépas, je lègue ce manuscrit à M. R. Colomb (rue Godot-de-Mauroy n° 35, Paris). Si, dans les 400 jours qui suivront mon décès, M. R. Colomb n'a pas fait commencer l'impression de ce roman, je le lègue à M. A. Levasseur, libraire, place Vendôme, 16, qui a imprimé Le Rouge et le Noir.
J'ai suivi l'usage des peintres que je trouve amusant, et travaillé d'après les modèles.
Il faudra ôter soigneusement toute allusion trop claire qui ferait de la satire. Le vinaigre est bon, mais mêlé à une crème, il fait un plat détestable.
Je voudrais que ce livre fût écrit comme le Code civil. C'est dans ce sens qu'il faut arranger les phrases obscures ou incorrectes.
Civita Vecchia, le 25 décembre 1834.
Henri Beyle.
[1]Rome.
Rome, le 17 février 1835
Je lègue ce roman en cinq volumes reliés, intitulé Lucien Leuwen, à Mme Pauline Périer Lagrange (chez M. R. Colomb, rue Godot-de-Mauroy, 35), avec prière de le faire imprimer par quelque homme raisonnable. Si Mme P. P. Lagrange est devenue dévote, je la prie de remettre ces volumes reliés à M. Levasseur, libraire, place Vendôme, ou à la Bibliothèque de la Chambre des députés, si toutefois cette Bibliothèque veut recevoir une telle infamie.
Si elle n'en veut pas, à la Bibliothèque de Grenoble.
Henri Beyle.
Rome, le 8 mars 1835.
Je donne et lègue les volumes reliés, et intitulés Leuwen à Mme Pauline Beyle, veuve Périer Lagrange, et si je lui survis, à M. R. Colomb, rue Godot-de-Mauroy, à Paris.
H. Beyle.
Rome, le 12 avril 1835.
Je donne les volumes intitulés Leuwen, à Mme Pauline Périer Lagrange, et après elle, à M. R. Colomb mon cousin.
H. Beyle.
AU LECTEUR
Lecteur bénévole!
Écoutez le titre que je vous donne.
En vérité, si vous n étiez pas bénévole et disposé à prendre en bonne part les paroles, ainsi que les actions des graves personnages que je vais vous présenter; si vous ne vouliez pas pardonner à l'auteur le manque d'emphase, le manque de but moral, etc., etc., je ne vous conseillerais pas d'aller plus loin.
Ce conte fut écrit en songeant à un petit nombre de lecteurs, que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai point, ce dont bien me fâche.
J'eusse trouvé tant de plaisir à passer les soirées avec eux!
Dans l'espoir d'être entendu par ces lecteurs, je ne me suis pas astreint, je l'avoue, à garder les avenues contre une critique de mauvaise foi, ni même contre une critique de mauvaise humeur.
Pour être élégant, académique, disert, il fallait un talent qui manque, et ensuite ajouter à ceci 150 pages de périphrases: et encore, ces 150 pages n'auraient plu qu'aux gens graves, prédestinés à haïr les écrivains tels que celui qui se présente à vous en toute humilité.
Ces respectables personnages ont assez pesé sur mon sort, dans la vie réelle, pour qu'ils viennent encore gâter mon plaisir, quand j'écris pour la bibliothèque bleue.
Songez, ami lecteur, à ne pas passer votre vie à haïr et à avoir peur.
H. Beyle.
NANCY
Lucien Leuwen avait été chassé de l'École polytechnique pour s'être allé promener mal à propos, un jour qu'il était consigné, ainsi que tous ses camarades.
C'était à l'époque d'une des célèbres journées de juin, avril ou février 1832 ou 34. Quelques jeunes gens, assez fous, mais doués d'un grand courage, prétendaient détrôner le roi, et l'École polytechnique, pépinière de mauvaises têtes, avait été sévèrement consignée dans ses quartiers.
Le lendemain de sa promenade, Lucien fut renvoyé comme républicain.
Tout affligé d'abord, depuis deux ans il se consolait du malheur de ne plus avoir à travailler douze heures par jour. Il passait très bien son temps chez son père, homme de plaisir et riche banquier, lequel avait à Paris une maison fort agréable.
M. Leuwen père, l'un des associés de la célèbre maison Van Peters, Leuwen et Cie, ne redoutait au monde que deux choses: les ennuyeux et l'air humide. Il n'avait jamais d'humeur, et ne prenait jamais le ton sérieux avec son fils. Il lui avait proposé, à sa sortie de l'École, de travailler au comptoir, un seul jour de la semaine, le jeudi, jour du grand courrier de Hollande. Pour chaque jeudi de travail, le caissier comptait à Lucien deux cents francs, et, de temps à autre, payait aussi quelques petites dettes. Sur quoi, M. Leuwen disait: «Un fils est un créancier donné par la nature.» Quelquefois il plaisantait ce créancier.
«—Savez-vous, lui disait-il un jour, ce qu'on mettrait sur votre tombe, au Père-Lachaise, si nous avions le malheur de vous perdre:
Siste viator!
Ici repose Lucien Leuwen
Républicain
Qui pendant deux années
Fit une guerre acharnée
Aux cigares
Et aux bottes neuves.
Au moment où nous le prenons, cet ennemi des cigares ne pensait guère plus à la République, qui tardait trop à venir.
«—Et d'ailleurs, se disait-il, si les Français ont du plaisir à être menés monarchiquement et tambour battant, pourquoi les déranger?
La majorité aime apparemment cet ensemble doucereux d'hypocrisie et de mensonges qu'on appelle le gouvernement représentatif.»
Comme ses parents ne cherchaient point à le trop diriger, Lucien passait sa vie dans le salon de sa mère.
Encore jeune et assez jolie, Mme Leuwen jouissait de la plus haute considération. La société lui accordait infiniment d'esprit, et pourtant un juge sévère aurait pu lui reprocher une délicatesse excessive et un mépris trop absolu pour le parler haut et l'impudence de nos jeunes hommes à succès.
Cet esprit fier et singulier ne daignait pas même exprimer son mépris, et, à la moindre apparence de vulgarité ou d'affectation, tombait dans un silence invincible.
Mme Leuwen était sujette à prendre en grippe des choses fort innocentes, uniquement parce qu'elle les avait rencontrées pour la première fois chez des êtres faisant trop de bruit.
Les dîners que donnait M. Leuwen étaient célèbres dans tout Paris; souvent ils étaient parfaits. Il y avait les jours où il recevait les gens à argent ou à ambition, mais ces messieurs ne faisaient point partie de la société de madame, et ainsi cette société n'était point gâtée par le métier de M. Leuwen; l'argent n'y était pas le mérite unique, et même, chose incroyable, il n'y passait pas pour le plus grand des avantages.
Dans les salons de Mme Leuwen, l'un des plus enviés de Paris, on trouvait que Lucien avait une tournure élégante, de la simplicité, et quelque chose de fort distingué dans les manières. Mais là se bornaient les louanges; il ne passait pas pour homme d'esprit. Sa passion pour le travail, l'éducation presque militaire et le franc parler de l'École polytechnique, lui avaient valu une absence totale d'affectation, ce qui lui donnait de l'originalité, mais le privait d'esprit et de brillant aux yeux du monde. Il regrettait l'épée de l'École, parce que Mme Grandet, une femme fort jolie et qui avait des succès à la nouvelle cour, lui avait dit qu'il la portait bien. Il était assez grand et montait parfaitement bien à cheval.
De charmants cheveux d'un blond foncé prévenaient en faveur de sa figure; il avait de grands traits assez irréguliers qui exprimaient la franchise et la vivacité, et rien de plus.
Mme Grandet lui disait qu'il dansait comme un géomètre, et ce reproche ne le rendait point sémillant.
Les amis de sa mère ne lui trouvaient pas la physionomie à la mode, la mine sombre et poétique, qu'il fallait avoir, surtout parmi les républicains. Enfin, chose impardonnable, dans ce siècle empesé et hypocrite, et pour un jeune homme riche, il avait plutôt l'air innocent et étourdi.
«—Comme tu gaspilles une admirable position! lui disait un jour Ernest Déverloy, son cousin, jeune savant qui brillait déjà dans la Revue de X...,—et avait eu trois voix pour l'Académie des sciences morales,—comme tu gaspilles une belle position!»
Ernest parlait ainsi dans le cabriolet de Lucien, en se faisant mènera la soirée de M. N..., ce libéral si célèbre avant 1830 et qui maintenant réunit pour quarante mille francs de places, et appelle les républicains «l'opprobre de l'espèce humaine.»
«—Si tu avais un peu de sérieux, si tu ne riais pas de la moindre sottise, tu pourrais être dans le salon de ton père, et ailleurs, un des meilleurs élèves de l'École polytechnique exclu pour opinion.
Vois ton camarade d'École, M. Cotty, chassé comme toi, pauvre comme Job, admis par grâce, d'abord, dans le salon de ta mère, et cependant de quelle considération ne jouit-il pas parmi ces millionnaires et ces pairs de France!
Son succès est bien simple, tout le monde peut le lui prendre: il a la mine grave et ne dit mot. Donne-toi donc quelquefois l'air un peu sombre; tous les hommes de ton âge cherchent l'importance. Tu y étais en vingt-quatre heures, sans qu'il y eût de ta faute, pauvre garçon! et tu la répudies de gaieté de cœur.
À te voir, on dirait un enfant, et, qui pis est, un enfant content. On commence à te prendre au mot, je t'en avertis, et, malgré les millions de ton père, tu ne comptes dans rien, tu n'as pas de consistance, tu n'es qu'un écolier gentil. À vingt-trois ans, cela est presque ridicule.
Et pour t'achever, tu passes des heures entières à ta toilette, et on le sait.
«—Pour te plaire, il faudrait jouer, n'est-ce pas, un rôle... et celui d'un homme triste? Et qu'est-ce que la société me donnera pour ma peine? Il faudrait écouter, sans sourciller, les longues tartines de M. le marquis D..., sur l'économie politique et le partage entre frères, prescrit par le code civil? Je craindrais qu'en moins de huit jours le rôle triste ne devienne une réalité!
Pour moi, qu'ai-je à faire des suffrages du monde? Je ne lui demande rien. Je ne donnerais pas trois louis pour être de ton Académie; ne venons-nous pas de voir comment M. B... a été élu?
«—Mais le monde te demandera compte, tôt ou tard, de la place qu'il t'accorde sur parole, à cause des millions de ton père. Si tu lui donnes de l'humeur, il saura bien trouver quelque prétexte, un beau jour, pour le percer le cœur et te jeter au dernier rang. Alors tu sentiras la nécessité d'appartenir à un corps qui te soutienne au besoin, et tu deviendras amateur de courses de chevaux, Moi je trouve moins bête d'être académicien.»
Ernest descendit à la porte du renégat aux vingt places, et le sermon finit.
«—Il est drôle, mon cousin, pensa Lucien; c'est absolument comme Mme Grandet qui prétend qu'il est important pour moi d'aller à la cour. Cela est indispensable quand on est destiné à avoir cent cinquante mille livres de rente et qu'on ne porte pas un beau nom!
Parbleu! je serais bien fou de faire des choses ennuyeuses! Qui prend garde à moi dans Paris?»
Notre héros était un jeune homme extrêmement neuf, comme on voit, et singulier en ceci, qu'il ne cherchait point à paraître homme d'esprit, on à jouer avec grâce le rôle de jeune fou. En choses permises, il faisait à chaque moment ce qui lui causait le plus de plaisir à ce moment même. Souvent, il était occupé huit jours de suite à lire un beau mémoire d'Euler ou de Lagrange, et alors il oubliait tout, jusqu'à son cheval même.
Une seule chose peut-être annonçait chez Lucien un esprit distingué: il avait horreur du vulgaire, et pour lui ce mot s'étendait loin.
«—Les propos de ces gens-là, disait-il à sa mère, me dessèchent l'âme pour toute une journée.»
Peu de semaines après le sermon d'Ernest Déverloy, Lucien se promenait dans sa chambre; il suivait avec une attention scrupuleuse les compartiments d'un riche tapis de Turquie que Mme Leuwen avait fait poser dans sa chambre, un jour qu'il était enrhumé. À la même occasion, Lucien avait été revêtu d'une magnifique robe de chambre et d'un pantalon bien chaud de cachemire. Dans ce costume, il avait l'air heureux, les traits souriants.
À chaque tour, il détournait un peu les yeux, sans s'arrêter pourtant, et regardait une ottomane; sur cette ottomane était jeté un habit vert avec passepoils amarante et des épaulettes de sous-lieutenant.
C'était là le bonheur.
* * *
Comme M. Leuwen, le banquier célèbre, donnait des dîners de la plus haute distinction, et cependant n'était ni moral, ni ennuyeux, ni ambitieux, mais seulement fantasque et singulier, il avait beaucoup d'amis.
Toutefois, pur une grave erreur, ces amis n'étaient pas choisis de façon à augmenter la considération dont il jouissait et son ampleur dans le monde.
C'étaient, avant tout, de ces hommes d'esprit et de plaisir qui peut-être le matin s'occupent sérieusement de leur fortune, mais le soir se moquent de tout au monde, vont à l'Opéra, et surtout ne chicanent pas le pouvoir sur son origine, car pour cela il faudrait se fâcher, blâmer, être triste. Ces amis avaient dit au ministre que Lucien n'était point un Hampden, un fanatique de liberté américaine, capable de refuser l'impôt s'il n'y avait pas de budget, mais tout simplement un jeune homme de vingt-trois ans pensant comme tout le monde. En conséquence, depuis trente-six heures, Lucien était sous-lieutenant au 27e régiment de lanciers, lequel a des passepoils amarante.
«—Dois-je regretter le 9e où il y avait aussi une place vacante? se disait Lucien en allumant gravement un petit cigare qu'il venait de construire avec du papier de réglisse venant de Barcelone.
Le 9e a des passepoils jaune jonquille, cela est plus gai! Oui, mais c'est moins noble, moins sévère, moins militaire. Bah! militaire! jamais on ne se battra avec ces régiments, payés par une Chambre des communes.
L'essentiel pour un uniforme, c'est d'être joli au bal, et le jaune jonquille est plus gai.
Quelle différence! Autrefois, lorsque je pris mon premier uniforme en entrant à l'École, peu m'importait sa couleur. Je pensais à de belles batteries rapidement élevées sous le feu tonnant de l'artillerie prussienne. Qui sait? Peut-être mon 27e de lanciers chargera-t-il un jour ces beaux hussards de la Mort, dont Napoléon dit du bien dans le bulletin d'Iéna.»
Loin de songer à la République et aux moyens philosophiques de faire brouter paisiblement, à côté les uns des autres, des hommes hargneux, ennuyés et presque méchants, tels que les ont faits les médiocres plus ou moins habiles qui occupent les Tuileries depuis quarante ans, Leuwen rêvait à de brillantes charges à la tête de son peloton de lanciers.
«—Mais pour se battre avec plaisir, se dit-il tout pensif, il faudrait que la patrie fût réellement intéressée au combat, car s'il s'agit seulement de plaire à ce juste-milieu, à cette halte dans la boue qui a fait les généraux si insolents, ma foi! ce n'est pas la peine.»
Et tout le plaisir de se battre en héros fut flétri à ses yeux; pendant quelques minutes, il essaya de songer aux avantages du métier.
«—Avoir de l'avancement... du moins de l'argent... Allons, tout de suite pourquoi pas piller l'Allemand ou l'Espagnol, comme N... ou S... N...!»
Sa lèvre, en exprimant un dégoût profond, laissa tomber le petit cigare de papier de réglisse sur le beau tapis turc donné par sa mère; il le releva précipitamment. C'était déjà un autre homme; le dégoût pour la guerre avait disparu.
«—Bah! se dit-il, jamais la Russie ni les autres despotismes ne pardonneront aux Trois Journées. Alors, il sera bon de se battre!»
Une fois rassuré, ses regards reprirent avec un nouveau plaisir la direction de l'ottomane où le tailleur militaire le plus renommé venait d'exposer l'uniforme de sous-lieutenant.
Il se figurait la guerre d'après ses exercices de canon au bois de Vincennes.
«—Peut-être une blessure!»
Mais ici apparaît l'enfant préservé par l'amour de l'étude de la corruption du boulevard. Peut-être une blessure!... et il se voyait dans une chaumière de Souabe ou d'Italie. Une jeune fille charmante dont il n'entendait pas la langue, lui donnait des soins d'abord par humanité, et ensuite...
Quand Lucien était las des soins d'une naïve et fraîche paysanne, c'était une jeune femme de la cour, exilée par un mari bourru dans un château voisin.
D'abord elle envoyait un valet de chambre qui apportait de la charpie au jeune blessé, et, quelques jours après, elle paraissait elle-même, donnant le bras à un respectable curé.
«—Mais non, reprenait Lucien en fronçant le sourcil et songeant aux plaisanteries dont son père l'accablait depuis son grade, je ne ferai la guerre qu'aux cigares. Je deviendrai un pilier de quelque sale café, dans la triste garnison d'une petite ville mal pavée. J'aurai, pour mes plaisirs du soir, des parties de billard et des bouteilles de bière, et quelquefois, le matin, la guerre aux trognons de choux contre de pauvres ouvriers mourant de faim.
«—Nos gouvernants sont trop mal en selle pour hasarder la guerre véritable; un caporal comme Hoche sortirait des rangs un beau matin, et dirait aux soldats:
«Mes amis, marchons sur Paris et faisons un premier consul qui ne se laisse pas bafouer par Nicolas.»
Mais je veux que le caporal réussisse, continua-t-il philosophiquement, en rallumant son cigare; une fois la nation en colère et amoureuse de la gloire, adieu la liberté! Le journaliste qui élèvera des doutes sur le bulletin de la dernière bataille, sera traité comme un traître; on criera à l'allié de l'ennemi; il sera massacré, comme l'ont les républicains d'Amérique.
Encore une fois, nous serons distraits de la liberté, par l'amour de la gloire. Cercle vicieux..., et ainsi à l'infini.»
On voit que notre héros n'était pas tout à fait exempt de cette maladie de trop raisonner qui coupe bras et jambes à la jeunesse de Paris et lui donne le caractère d'une vieille femme.
«—Quoi qu'il en soit, se dit-il tout à coup, ils prétendent tous qu'il faut être quelque chose. Eh bien! je serai lancier.
Quand je saurai le métier, j'aurai rempli mon but, et alors comme alors...»
Le soir, revêtu d'épaulettes pour la première fois de sa vie, les sentinelles des Tuileries lui présentèrent les armes: il fut ivre de joie.
Ernest Déverloy, véritable intrigant et qui connaissait tout le monde, le menait chez le lieutenant-colonel du 27e de lanciers, M. Filloteau, qui se trouvait à Paris.
Lucien vit un homme à la taille épaisse et à l'œil cauteleux, qui portait de longs favoris blonds peignés et appliqués contre la joue; en un mot, une tournure de procureur de basse Normandie.
À chaque mot de la conversation, ce héros trouvait l'art de placer: ma fidélité au roi, ou la nécessité de réprimer les factieux.
Après dix minutes qui lui parurent un siècle, Lucien prit la fuite; il courait de telle sorte dans la rue que Déverloy avait peine à le suivre.
«—Grand Dieu! Est-ce là un héros? s'écria-t-il enfin en s'arrêtant. C'est un officier de maréchaussée, c'est le satellite d'un tyran, payé pour tuer ses concitoyens, et qui s'en fait gloire.»
Le futur académicien prenait les choses de moins haut.
«—Que veut dire cette mine de dégoût, comme si on t'avait servi du pâté de Strasbourg trop avancé? Veux-tu ou ne veux-tu pas être quelque chose dans le monde?
«—Grand Dieu! quelle canaille!
«—Ce lieutenant-colonel vaut cent fois mieux que toi. C'est un paysan qui à force de sabrer pour qui le paye, a accroché les épaulettes à graines d'épinards.
«—Mais si grossier, si dégoûtant!
«—Il n'en a que plus de mérite; c'est en donnant des nausées à ses chefs, s'ils valaient mieux que lui, qu'il lésa forcés à demander cet avancement dont il jouit aujourd'hui.
Et toi, monsieur le républicain, qu'as-tu gagné en ta vie? Tu as pris la peine de naître, exactement comme le fils d'un prince. Ton père fournit à ta dépense, te donne de quoi vivre. Sans cela, où en serais-tu?
N'as-tu pas de vergogne, à ton âge, de n'être pas en état de gagner la valeur d'un cigare?
«—Mais un être si vil...
«—Vil ou non, il t'est mille fois supérieur. Ne le méprise qu'après l'avoir égalé. Il est fort, et il compte dans la vie. Toi, tu n'es qu'un enfant qui ne compte pour rien; tu as lu de belles phrases et les répètes avec agrément, comme un bon acteur pénétré de son rôle. Mais pour de l'action, néant! Avant de mépriser un Auvergnat grossier qui, en dépit d'une physionomie repoussante, n'est plus commissionnaire au coin de la rue, mais reçoit la visite de respect de M. Lucien Leuwen, beau jeune homme de Paris et fils d'un millionnaire, songe un peu à la différence de valeur entre toi et lui.
Peut-être M. Filloteau fait vivre son père, un vieux paysan, et toi, ton père te fait vivre.
«—Ah! tu seras bientôt, au premier jour, membre de l'Institut, s'écria Lucien avec l'accent de l'angoisse. Pour moi, je ne suis qu'un sot; tu as mille fois raison, je le vois; mais je suis bien à plaindre. J'ai horreur de la porte par laquelle il faut passer; il y a, sous cette porte, trop de fumier. Adieu!»
Et Lucien prit la fuite. Il vit avec plaisir qu'Ernest ne le suivait point, il monta chez lui en courant et jeta l'habit avec fureur sur le tapis.
Quelques minutes après il descendit chez son père qu'il embrassa les larmes aux yeux.
«—Ah! je vois ce que c'est, dit M. Leuwen tout étonné. Tu as perdu au jeu cent louis, je vais t'en donner deux cents. Mais je n'aime pas cette façon de demander. J'aimerais mieux surtout ne pas voir de larmes dans les yeux d'un fier sous-lieutenant. Est-ce qu'avant tout un brave militaire ne doit pas songer à l'effet que sa mine produit sur les voisins?
«—Notre habile cousin Déverloy m'a fait de la morale. Il vient de me prouver que je n'ai d'autre mérite au monde que d'avoir pris la peine de naître fils d'un homme d'esprit. Je n'ai jamais gagné par mon savoir-faire le prix d'un cigare. Sans vous je serais à l'hôpital.
«—Ainsi tu ne veux pas deux cents louis? dit M. Leuwen.
«—Je tiens déjà de vos bontés bien plus qu'il ne me faut. Que serais-je sans vous?
«—Eh bien, le diable t'emporte. Est-ce que tu deviendrais saint-simonien, par hasard? Comme tu vas être ennuyeux!»
L'émotion de Lucien, qui ne pouvait se taire, finit par amuser son père.
«—J'exige, dit-il en l'interrompant tout à coup, comme neuf heures sonnaient, que tu ailles sur le champ, de ce pas, occuper ma loge à l'Opéra.
Tu y trouveras des demoiselles qui valent trois ou quatre cents fois mieux que toi, car d'abord elles ne se sont pas donné la peine de naître, et les jours où elles dansent elles gagnent quinze ou vingt francs.
J'exige que tu leur donnes à souper en mon nom, comme mon député, entends-tu?
Tu les conduiras au Rocher de Cancale, où tu dépenseras au moins deux cents francs, sinon, je te répudie, je te déclare un saint-simonien perfide, et je te défends de me voir pendant six mois.»
Quel supplice pour un fils aussi tendre! Lucien avait eu simplement un accès de tendresse pour son père.
«—Est-ce que je passe pour un ennuyeux parmi vos amis? répondit-il avec assez de bon sens. Je vous jure de dépenser fort bien vos deux cents francs.
«—Dieu soit loué! Et rappelle-toi qu'il n'y a rien d'impoli comme de venir de but en blanc parler de choses sérieuses à un pauvre homme de soixante-cinq ans, qui n'a que faire d'émotions, et qui ne t'a donné aucun prétexte pour l'aimer ainsi avec fureur.
Tu ne seras jamais qu'un plat républicain. Je suis étonné de ne pas te voir les cheveux gras et une barbe sale.»
Lucien, piqué, fut aimable avec les daines qu'il trouva dans la loge de son père. Il leur servit du vin de Champagne avec grâce, parla beaucoup et, après les avoir reconduites chez elles, il s'étonnait, en revenant seul dans un fiacre, à une heure après minuit, de l'accès de sensibilité où il était tombé au milieu de la soirée.
«—Il faut me méfier de mes premiers mouvements, car je ne suis sur de rien sur mon compte. Ma tendresse a choqué mon père. Je ne......[1] fils dévoué, j'ai besoin d'agir beaucoup.»
Le lendemain, dès sept heures du matin, il alla faire tout seul, et en uniforme, une visite au colonel Filloteau. Pendant deux heures il lui fit la cour, et chercha à s'habituer aux façons d'agir militaires.
Le colonel Filloteau, le plus brave des hommes, avait eu sa première épaulette en Égypte, mais son caractère, brisé par quinze ans de servitude, ne se révoltait plus en voyant un muscadin de Paris arriver d'emblée sous-lieutenant au régiment. Et comme à mesure que l'héroïsme s'en allait, la spéculation était entrée dans cette tête, il songeait au parti qu'il pourrait tirer de ce jeune homme. Le colonel ne voulut point accepter l'invitation à dîner de Mme Leuwen dont Lucien était porteur; les dames le gênaient; mais dès le lendemain il accepta fort bien une pipe superbe en écume et en argent ciselé. Filloteau la prit comme une dette, sans remercier.
«—Cela veut dire, pensa-t-il en refermant la porte de sa chambre sur Lucien, que Monsieur, une fois au régiment, demandera souvent des permissions pour aller fricasser de l'argent dans la ville voisine;» et, en soupesant dans sa main l'argent qui formait le fourneau de la pipe:
«—Vous les obtiendrez, ces permissions, Monsieur Leuwen, et vous les obtiendrez par mon canal.
Je ne céderai pas une telle clientèle.
Ça a peut-être cinq cents francs par mois à dépenser: le père sera quelque ancien commissaire des guerres ou quelque fournisseur.
Cet argent-là a été volé au pauvre soldat. Confisqué!» dit-il en prenant la clef du tiroir de sa commode et en cachant la pipe dans ses chemises.
[1]Illisible dans le manuscrit.
* * *
Housard en 1794, à dix-huit ans, Tonnère Filloteau avait fait toutes les campagnes de la Révolution.
Pendant les dix premières années, il s'était battu avec enthousiasme et en chantant la Marseillaise; aussi il était resté longtemps simple brigadier. Mais Bonaparte devint consul, et bientôt l'esprit retors du futur colonel s'aperçut qu'il était maladroit de tant chanter la Marseillaise.
Aussi fut-il le premier lieutenant du régiment qui obtint la croix.
Sous les Bourbons, il fit sa première communion, et fut fait officier de la Légion d'honneur.
Maintenant il était venu passer trois jours à Paris, se rappeler au souvenir de quelques amis, commissaires de la guerre, pendant que le 27e de lanciers était en marche pour se rendre en Lorraine, des environs de Nantes où il avait sabré les chouans avec un peu trop de zèle, peut-être.
Pour bien commencer le métier et faire pénitence de sa vie jusqu'ici peu productive, Lucien lui demanda la permission de voyager en sa compagnie.
Il fit décharger sa voiture et porter toutes ses malles à la diligence.
Dès la première dinée, le colonel le réprimanda sèchement en lui voyant prendre un journal.
«—Au 27e, il y a un ordre du jour qui défend à MM. les officiers de lire les journaux dans les lieux publics; il n'y a d'exception que pour le Journal ministériel.
«—Au diable le journal, s'écria Lucien gaîment, et jouons aux dominos le punch de ce soir, si toutefois les chevaux ne sont pas encore à la diligence.»
Quelque jeune que fût Lucien, il eut pourtant l'esprit de perdre six parties de suite.
En remontant en voiture, le bon Filloteau était tout à fait gagné.
Il trouvait que ce muscadin avait du bon et se mit à lui expliquer la façon de se comporter au régiment, pour ne pas avoir l'air d'un blanc-bec.
Cette façon était à peu près le contraire de la politesse exquise à laquelle Lucien était accoutumé. Pendant que notre héros écoutait avec tristesse et grande attention, Filloteau s'endormit profondément, et Lucien put rêver à son aise. Au total, il était heureux d'agir et de voir du nouveau.
Le surlendemain, vers les six heures du matin, ces messieurs trouvèrent le régiment en marche à trois lieues en deçà de Nancy; ils firent arrêter, et la diligence les déposa sur la grande route, avec leurs effets. Lucien, qui était tout yeux, fut frappé de l'air d'importance morose et grossière qui s'établit sur le gros visage du lieutenant-colonel au moment où son lancier ouvrit un portemanteau et lui présenta son habit garni de grosses épaulettes. M. Filloteau fit donner un cheval à Lucien, et ces messieurs rejoignirent le régiment qui, pendant leur toilette, avait filé. Sept à huit officiers s'étaient placés tout à fait à l'arrière-garde pour faire honneur au lieutenant-colonel; c'est à ceux-là d'abord que Lucien fut présenté. Il les trouva très froids. Rien n'était moins encourageant que ces physionomies.
«—Voilà donc les gens avec lesquels il faudra vivre, se dit-il, le cœur serré comme un enfant. Cela est un peu différent, quant à la forme, de ces figures douces et gaies qui remplissaient le salon de ma mère.»
Depuis une heure, il marchait, sans mot dire, à la gauche du capitaine commandant l'escadron auquel il devait appartenir. Sa mine était froide, du moins il l'espérait, mais son cœur était vivement ému. Il regardait les lanciers tout transporté de joie et d'étonnement.
«—Voilà les compagnons de Napoléon. Voilà le soldat français!»
Il considérait les moindres détails avec un intérêt ridicule et passionné.
Revenu un peu de ses premiers transports, il songea à sa position.
«—Me voici enfin pourvu d'un état, celui de tous qui passe pour le plus noble et le plus amusant. L'École polytechnique m'eût mis à cheval avec des artilleurs, m'y voici avec des lanciers; la seule différence, ajouta-t-il en souriant, c'est qu'au lieu de savoir le métier supérieurement bien, je l'ignore tout à fait.»
Le capitaine, son voisin, qui vit ce sourire, plus tendre que moqueur, en fut piqué.
«Bah! continua Lucien, c'est ainsi que Desaix et Saint-Cyr ont commencé; ces héros n'ont pas été salis par le Duché[1].»
Les propos des lanciers entre eux vinrent distraire Lucien. Ces propos étaient communs au fond, et relatifs aux besoins les plus simples de gens fort pauvres: la qualité du pain de troupe, le prix du vin, etc.; mais la franchise du ton de voix, le caractère ferme et vrai des interlocuteurs, perçaient à chaque mot, et retrempaient son âme comme l'air des hautes montagnes.
Il y avait là quelque chose de simple et de bien différent de l'atmosphère de serre chaude, où il avait vécu jusqu'alors.
Au lieu d'une civilité fort agréable, mais fort prudente et méticuleuse au fond, le ton de chacun de ces propos disait avec gaîté: «Je me moque de tout le monde, et je compte sur moi.»
«—Voici les plus francs et les plus sincères des hommes, et peut-être les plus heureux? Et pourquoi un de leurs chefs ne serait-il point comme eux? Comme eux je suis sincère, je n'ai point d'arrière-pensée; je n'aurai d'autres idées que de contribuer à leur bien-être.
Au fond, je me moque de tout, excepté de ma propre estime. Quant à ces personnages importants, de ton dur et suffisant, qui s'intitulent mes camarades, je n'ai de commun avec eux que l'épaulette.»
Il regardait du coin de l'œil le capitaine qui était à sa droite.
«—Ils passent leur vie à jouer la comédie; ils redoutent tout peut-être, excepté la mort. Ce sont des gens comme mon cousin Déverloy.»
Lucien se remit à écouter les lanciers, et bientôt, avec délices, son âme fut dans les pays imaginaires: il jouissait vivement de sa liberté et de sa générosité; il ne voyait que de grandes choses à faire et de beaux faits. Les propos plus que simples de ces soldats faisaient sur lui reflet, d'une excellente musique. La vie se peignait en couleur de rose.
Tout à coup, au milieu de ces deux lignes de lanciers, marchant négligemment et au pas, arriva au grand trot, par le milieu de la route qui était restée libre, l'adjudant sous-officier.
Il adressait certains mots à demi-voix aux officiers, et Lucien vit les hommes se redresser sur leurs chevaux.
«—Ce mouvement leur donne tout à fait bonne mine,» se dit-il.
Sa figure jeune et naïve ne put résister à cette tentation vive; elle peignait le contentement et la bonté, et peut-être un peu de curiosité. Ce fut un tort. Il eut dû rester impassible, ou mieux encore, donner à ses traits une expression contraire à celle qu'on s'attendait à y lire.
Le capitaine se dit aussitôt: «Ce beau jeune homme va me faire une question, et je vais le remettre à sa place pour une réponse bien ficelée.»
Mais Lucien, pour tout au monde, n'eût pas fait une question à un de ses camarades, si peu camarades; il chercha à deviner par lui-même le mot qui tout à coup donnait l'air si alerte à tous les lanciers, et remplaçait le laisser aller d'une longue route par toutes les grâces militaires.
Le capitaine attendait une question; à la fin il ne put supporter le silence continu du jeune Parisien.
«—C'est l'inspecteur général que nous attendons: le général comte N..., pair de France,» dit-il enfin d'un air sec et hautain, et sans avoir l'air d'adresser précisément la parole à Lucien.
Celui-ci regarda le capitaine froidement et comme simplement excité par le bruit; la bouche de ce héros faisait une moue effroyable, son front était plissé avec une haute importance. Il ajouta après une minute de silence, en fronçant de plus en plus le sourcil:
«—C'est le fameux comte N... qui fit cette belle charge à Austerlitz. Sa voiture va passer. Le colonel, qui n'est pas gauche, a laissé le mot aux postillons de la dernière poste. L'un d'eux vient d'arriver au galop prévenir. Les lanciers ne doivent pas fermer les rangs; ça aurait l'air d'être prévenu. Mais voyez comme ils sont bien à cheval, et la bonne idée que le vieux N... va prendre de l'instruction du régiment. Voilà des hommes qui semblent nés à cheval, quoi!»
Lucien eut honte de la façon dont marchait la rosse qu'on lui avait donnée; il lui fit sentir l'éperon; elle fit un écart, et fut sur le point de tomber. Cinq minutes après on entendit le bruit d'une voiture. C'était le fameux comte N..., chargé cette année de l'inspection de la 25e division militaire, qui passait au milieu de la route entre les deux files de lanciers.
Au moment où sa voiture passait sur le pont-levis de Nancy, chef-lieu de cette division, sept coups de canon annoncèrent au public ce grand événement.
Les coups de canon remontèrent dans les cieux l'âme de Lucien.
Deux sentinelles furent placées à la porte de l'inspecteur, et le lieutenant général Thérance, commandant la division, lui fit demander s'il voulait le recevoir sur-le-champ ou le lendemain.
«—Sur-le-champ, parbleu; est-ce qu'il croit que je couillonne?» dit le vieux général.
Le comte N... avait encore, pour les petites choses, les habitudes de l'armée de Sambre-et-Meuse, où jadis il avait commencé sa réputation. Ces habitudes étaient d'autant plus vivement présentes en ce moment que, plus d'une fois, pendant les cinq ou six dernières postes, il avait reconnu les positions occupées jadis par cette armée, d'une gloire si pure. Quoique ce ne fut rien moins qu'un homme à imagination et à illusions, il se surprenait avec des souvenirs très vifs de 1794.
«—Quelle différence de 94 à 183...! Grand Dieu! comme alors nous jurions haine à la royauté! Et de quel cœur! Les jeunes sous-officiers que S...[2] m'a tant recommandé de surveiller, c'était alors nous-mêmes! On se battait tous les jours, le métier était agréable.»
Le général comte N... était assez bel homme. De soixante-cinq à soixante-six ans, élancé, maigre, droit, de fort bonne tenue.
Il avait encore une très belle taille et quelques boucles bien soignées; des cheveux entre le blond et le gris donnaient de la grâce à une tête presque entièrement chauve.
La physionomie annonçait un courage ferme et une grande résolution à obéir, mais la pensée était étrangère à ses traits.
Cette tête plaisait moins au second regard, et semblait presque commune au troisième; on y entrevoyait comme un nuage de fausseté et, en cherchant bien, on discernait que l'Empire et sa servilité avaient passé par là.
Heureux les héros morts avant 1804!
Ces vieilles figures de l'armée de Sambre-et-Meuse s'étaient assouplies dans les antichambres des Tuileries et aux cérémonies de l'église Notre-Dame.
Le comte X... avait vu le général Delmas exilé après ce dialogue célèbre:
«—La belle cérémonie, Delmas! C'est vraiment superbe, dit l'Empereur, revenant de Notre-Dame.
«—Oui, sire! il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez.»
Le lendemain, Delmas lui exilé, avec l'ordre de ne jamais approcher de Paris à moins de quarante lieues.
Lorsque le valet de chambre annonça le baron Thérance, le général N..., qui avait mis son grand uniforme, se promenait dans sa chambre.
En faveur du lecteur, comme disent les gens qui crient les discours du roi à l'ouverture de la session, nous allons donner quelques passages du dialogue des deux vieux généraux.
Le baron Thérance entra en saluant gauchement. Il avait prés de six pieds, et la tournure d'un paysan franc-comtois.
De plus, à la bataille de Hanau, où Napoléon dut percer les rangs de ses fidèles amis les Bavarois, pour rentrer en France, le colonel Thérance, qui couvrait avec son bataillon la célèbre batterie du général Drouot, reçut un coup de sabre qui lui partagea les deux joues et coupa une petite partie du nez.
Tout cela avait été réparé tant bien que mal, mais il y paraissait beaucoup.
Cette cicatrice énorme, sur une figure à l'état de mécontentement habituel, donnait au général une apparence fort militaire.
À la guerre il avait été d'une bravoure admirable, mais avec le règne de Napoléon, son assurance avait pris fin.
Sur le pavé de Nancy, il avait peur de tout, et des journaux plus que de toute autre chose; aussi parlait-il souvent de faire fusiller des avocats.
Son cauchemar continuel était l'idée d'être exposé à la risée publique. Une plaisanterie plate dans un journal obscur qui complaît cent lecteurs, mettait hors de lui ce militaire si brave.
Il avait un autre chagrin. À Nancy, personne ne faisait attention à ses épaulettes, si ce n'est les jeunes gens, pour les siffler.
Il avait frotté ferme la jeunesse du pays lors de l'émeute de 183... et se voyait abhorré.
Cet homme, autrefois si heureux, déploya sur une table les états de situation des troupes et des hôpitaux de sa division.
Une bonne heure se passa en détails militaires. Le général interrogea le baron sur l'opinion des troupes, sur les sous-officiers. De là, à l'esprit public, il n'y avait qu'un pas. Mais il faut l'avouer, les réponses du digne commandant de la 25e division paraîtraient longues, si nous leur laissions toutes les grâces du style militaire. Nous nous contenterons de placer ici les conclusions que le comte, pair de France, tirait des propos pleins d'humeur du général de province.
«—Voilà un homme qui est l'honneur même, se disait-il; il ne craint pas la mort, il se plaint même, et de tout son cœur, de l'absence du danger. Mais il est démoralisé, et, s'il avait à se battre contre une émeute, la peur des journaux du lendemain le rendrait fou.
«—On me fait avaler des couleuvres toute la journée, répétait le baron.
«—Ne dites pas cela trop haut, mon cher général; vingt officiers généraux, vos anciens, sollicitent votre place, et le maréchal veut qu'on soit content. Je vous rapporterai franchement, en bon camarade, un mot trop vif peut-être. Il y a huit jours, quand j'ai pris congé du ministre: il n'y a qu'un nigaud, m'a-t-il dit, qui ne sache pas faire son nid dans un pays.
«—Je voudrais y voir M. le maréchal, reprit le baron avec impatience, entre une noblesse riche, bien unie, qui nous méprise ouvertement et se moque de nous toute la journée, et des bourgeois menés par des prêtres, fins comme l'ambre, qui dirigent toutes les femmes un peu riches.
De l'autre côté, tous les jeunes gens, non nobles, républicains enragés. Si mes yeux s'arrêtent par hasard sur l'un d'eux, il me présente une poire ou quelque autre emblème séditieux; jusqu'aux gamins même du collège.
Si les jeunes gens m'aperçoivent à deux cents pas de mes sentinelles, ils me sifflent à outrance et puis ensuite, par lettre anonyme, ils m'offrent satisfaction avec des injures infamantes, si je n'accepte pas.
Et la lettre anonyme contient un petit chiffon de papier avec le nom et l'adresse de celui qui écrit. Avez-vous ces choses-là à Paris? Pas plus tard qu'avant-hier, M. Ludovic Roller, un ex-officier très brave, dont le domestique a été tué par hasard lors des affaires du 3 avril, m'a offert de venir tirer le pistolet hors des limites de la division. Eh bien, cette insolence était hier l'entretien de toute la ville.
«—On transmet la lettre au procureur du roi. Votre procureur du roi n'est-il pas énergique?
«—Il a le diable au corps. C'est un parent du ministre, sûr de son avancement.
J'ai eu la gaucherie d'aller lui montrer une lettre anonyme atroce que j'ai reçue il y a trois mois. Que voulez-vous que je fasse de ça? me dit-il avec insolence. C'est moi qui demanderais protection à mon général, si j'étais insulté ainsi, ou bien je me ferais justice.
Quelquefois je suis tenté d'appliquer un coup de sabre à quelqu'un de ces pékins insolents.
«—Adieu la place!
«—Ah! si je pouvais les mitrailler! dit le général avec un gros soupir et en levant les yeux au ciel.
«—Pour cela, à la bonne heure, répliqua le pair de France. Et votre préfet, M. Féron, ne fait-il pas connaître l'esprit public au ministre de l'Intérieur?
«—Il écrivaille toute la journée, mais il crève de vanité et il est peureux comme une femme. J'ai beau lui dire: renvoyez la rivalité de préfet à général à des temps plus heureux; vous et moi sommes vilipendés toute la journée et par tout le monde. L'évêque se garde bien de vous rendre vos visites, la noblesse ne vient jamais à vos bals et ne vous engage pas aux siens. Si, d'après nos instructions, nous profitons de quelques relations d'affaires pour saluer un noble, il ne nous rend le salut que la première fois, jamais la seconde. La jeunesse républicaine nous siffle. Là-dessus, il me dit tout piqué: «Parlez pour vous, jamais on ne m'a «sifflé,» et il ne se passe pas de semaine où, s'il ose paraître dans la rue, à la nuit tombante, on ne le siffle à trois pas de distance.
«—Mais êtes-vous sûr de cela, mon cher général? Le ministre, M. le comte de Vaize, m'a fait lire des lettres du préfet dans lesquelles il se présente comme à la veille d'être tout à fait réconcilié avec la noblesse. M. G..., le préfet de X..., chez lequel j'ai dîné avant-hier, l'est passablement avec la sienne.
«—Parbleu, je le crois bien. G... est prêtre. C'est un homme adroit, habile, un excellent préfet qui vole 30 ou 40.000 francs par an, et cela le fait estimer dans son département.
Quant à notre ministre, permettez que je fasse appeler le capitaine Blessin, vous savez?
«—C'est, si je ne me trompe, l'observateur envoyé dans le 107e pour rendre raison de l'esprit la garnison.
«—Précisément, pour ne pas le brûler dans son régiment, je ne le reçois jamais.»
Le capitaine Blessin fut appelé. En le voyant entrer, aussitôt le baron Thérance passa dans une autre pièce.
Le capitaine confirma par vingt faits particuliers les doléances du pauvre baron.
«—Dans cette maudite ville, dévots comme jeunesse, tout le monde enfin, se moque du préfet et du général. Si l'on écrit là-dessus un peu nettement au maréchal, il répond qu'on manque de zèle. Les prêtres mènent la noblesse comme les servantes, comme tout ce qui n'est pas républicain.
Il y a le café Mouton, où se rassemblent les jeunes gens; c'est un véritable club.
Si quatre ou cinq soldats passent devant, on crie: «Vive la ligne!» si un sous-officier paraît, on le salue, on lui parle, on veut le régaler.
Si c'est, au contraire, un officier attaché au gouvernement, moi, par exemple, il n'y a pas d'insultes indirectes qu'il ne faille subir.
Et dire que c'est un officier blessé à Brienne et à Waterloo qui est obligé d'éviter les pékins.
«—Depuis les Glorieuses, il n'y a plus de pékins, dit le comte V... avec amertume. Faisons trêve à tout ce qui est personnel.»
Il rappela le baron Thérance el ordonna au capitaine Blessin de rester.
«Quels sont les meneurs ici?» demanda-t-il.
Le général répondit:
«—MM. de Pointcarré et de Puy-Laurens sont les chefs apparents, et une espèce d'intrigant qu'on appelle le docteur Dupoirier; c'est le premier médecin de la ville. Le prêtre Olive mène toutes les femmes pieuses, depuis la plus jolie jusqu'à la plus laide. Cela est réglé comme un papier de musique. Voyez si, au dîner que le préfet nous donnera, il y aura un seul invité hors des administrateurs payés. Informez-vous si un seul de ceux qui ne sont pas nobles est admis chez Mme d'Hocquincourt ou chez Mme de Puy-Laurens.
«—Quelles sont ces dames?
«—C'est de la noblesse riche. Mme d'Hocquincourt est la plus jolie femme de la ville. Il y a aussi les maisons de Puy-Laurens, de Marcilly, où M. l'évêque est reçu comme un général en chef; et du diable si jamais un seul d'entre nous y met le nez.
Savez-vous où M. le Préfet passe ses soirées? Chez une épicière, Mme Berchu; le salon est dans l'arrière-boutique. Ah! voilà ce qu'il n'écrit pas au ministre.
Enfin, il n'est pas jusqu'à Mme Grandet...
«—Quelle Mme Grandet?
«—La receveuse générale. Une femme riche et fort jolie.
«—Comment? Serait-ce Mme Grandet, de Paris. Mme Grandet de la place de la Madeleine?
«—Précisément. Elle passe ici plusieurs mois et mène le plus grand train. Elle nous reçoit bien le dimanche, mais en nous invitant chaque fois.»
La physionomie du général N... avait changé depuis qu'il était question de Mme Grandet.
«—Et quel est l'amant de Mme Grandet? dit-il.
«—Aucun, mon général, aucun. Pas le plus petit soupçon sur sa vertu. Elle aussi se confesse au grand vicaire Olive. Cent vingt mille livres de rente et pas encore vingt-six ans!»
Le comte N... eut beaucoup de peine à renvoyer le baron Thérance qui trouvait du soulagement à ouvrir son cœur. Il se promit bien de ne lui jamais parler que de choses militaires.
[1]C'est un républicain qui parle. (Note de Beyle).
[2]Soult, le maréchal. Le nom est biffé dans le texte.
* * *
Ce fut sur les huit heures et demie du matin, le 24 de mars 183..., et par un temps sombre et froid, que le 27e régiment de lanciers fit son entrée à Nancy. Il était précédé par un corps de musique magnifique et qui eut le plus grand succès auprès des bourgeois et des grisettes de l'endroit. Trente-deux trompettes, vêtus de rouge et montés sur des chevaux blancs, sonnaient à tout rompre. Bien plus, les six trompettes formant le premier rang, étaient des nègres, et le trompette-major avait près de sept pieds. Nancy parut atroce à Lucien. La saleté, la pauvreté, la mesquinerie semblaient y avoir élu domicile. Les rues étroites, mal pavées, formées d'angles et de recoins, n'avaient de remarquable qu'un sale ruisseau, où coulait avec peine une eau boueuse qui semblait une décoction d'ordures. Le cheval du lancier qui marchait à la droite de Lucien fit un écart qui couvrit de cette eau noire et puante la rosse que le lieutenant-colonel lui avait fait donner. Notre héros remarqua que ce petit accident était un grand sujet de joie pour ceux de ses nouveaux camarades qui avaient été à portée de le voir.
La vue de ces sourires qui voulaient être malins, coupa les ailes à l'imagination de Lucien.
«—Il faudra avoir un duel et il vaut mieux l'engager tout de suite pour avoir plus vite la paix. Où trouver un témoin?»
En levant les yeux, il vit une vaste maison moins disgracieuse que celles devant lesquelles le régiment avait passé jusque-là. Au milieu d'un grand mur blanc, il y avait une persienne peinte en vert perroquet.
«—Quel choix de couleurs voyantes ont ces marauds de provinciaux!»
Il se confirmait dans cette idée, lorsque la persienne vert perroquet s'entr'ouvrit, et une jeune femme blonde, à l'air simple et un peu dédaigneux, parut. Elle venait voir passer le régiment.
L'arrivée d'un régiment est un grand événement en province.
Les maisons de Nancy, la boue noire, les duels, le lieutenant-colonel, le mauvais pavé qui faisait glisser la rosse qu'on lui avait donnée, peut-être exprès, tout disparut.
Lucien, cherchant à deviner quelque chose sur cette jeune femme qui regardait, à demi cachée par le rideau, ne put arriver à une autre conclusion, sinon qu'elle avait vingt-quatre à vingt-cinq ans, et des yeux trop grands.
Du reste, était-ce de l'ironie, ou une certaine disposition à ne rien voir avec sang-froid, qui donnait à ces yeux une physionomie si particulière? Le second escadron se remit en mouvement tout à coup; Lucien, tout en regardant la dame, donna un coup d'éperon à son cheval qui glissa et le jeta par terre. Il se releva, donna un grand coup du fourreau de son sabre à la rosse, et sauta en selle. L'éclat de rire fut général. La dame aux cheveux cendrés souriait encore quand déjà il était remonté.
«—Quoique ça, c'est un bon lapin,» dit un vieux maréchal des logis à moustache blanche.
«—Jamais cette rosse n'a été mieux montée,» dit un lancier.
Lucien était rouge et affectait une mine simple.
À peine le régiment fut-il à la caserne, et le service réglé, que Lucien courut à la poste aux chevaux au grand trot.
«—Monsieur, dit-il au maître de poste, je suis officier, comme vous voyez, et je n'ai pas de cheval; cette rosse qu'on m'a prêtée au régiment, peut-être pour se moquer de moi, m'a déjà jeté par terre, comme vous voyez encore, ajouta-t-il en soupirant et regardant des vestiges de boue qui, ayant séché, blanchissaient son uniforme au-dessus du bras gauche. En un mot, monsieur, avez-vous un cheval passable, ou connaissez-vous un cheval passable à vendre dans la ville? Il me le faut à l'instant.
«—Parbleu, monsieur, voilà une belle occasion pour vous mettre dedans. C'est pourtant ce que je ne ferai pas» dit M. Bouchard, le maître de poste: et il regardait ce jeune monsieur élégant pourvoir de combien de louis il pourrait surcharger le prix du cheval à vendre.
«—Vous êtes officier, monsieur; je me permettrai de vous demander si vous avez fait la guerre?»
À cette question qui pouvait être une plaisanterie, la physionomie ouverte de Lucien changea rapidement.
«—Il ne s'agit pas de savoir si j'ai fait la guerre, monsieur le maître de poste, mais si vous avez un cheval à vendre.» Cela fut dit d'un ton ferme et hautain.
«—Monsieur, reprit Bouchard d'un ton mielleux et comme si rien ne s'était passé entre eux, j'ai été plusieurs années brigadier et ensuite maréchal des logis aux cuirassiers, blessé à Waterloo dans l'exercice de ces fonctions; c'est pourquoi je parlais guerre.
Quant aux chevaux, les miens sont des bidets de dix ou douze louis, peu dignes d'un officier bien mis et requinqué comme vous; bons tout au plus à faire une course. De vrais bidets, quoi!
Mais si vous savez manier un cheval, notre jeune préfet, M. Féron, a votre affaire. Cheval anglais, vendu par un vieillard qui habile le pays et bien connu des amateurs; jarret superbe, épaules admirables, valeur trois mille francs, lequel n'a jeté par terre M. Féron que quatre fois, par la grande raison que ledit préfet n'a osé le monter que quatre fois. La dernière chute eut lieu en passant la revue de la garde nationale, composée en partie de vieux troupiers; moi, par exemple, maréchal des logis.......
«—Marchons, monsieur, reprit Lucien avec humeur. Je l'achète à l'instant.»
Le ton décidé de Lucien sur le prix de trois mille francs et sa fermeté à lui couper la parole, enlevèrent l'ancien sous-officier.
«—Marchons, mon lieutenant,» dit-il avec tout le respect désirable, et il se mit à suivre à pied la rosse dont Lucien n'était pas descendu.
Il faillit aller chercher la préfecture. Elle était dans un coin reculé de la ville, vers le magasin à poudre, à cinq minutes de la partie habitée.
C'était un ancien couvent, fort bien arrangé par un des derniers préfets de l'Empire.
Le pavillon habité par le préfet était entouré d'un jardin anglais.
Ces messieurs arrivèrent à une porte en fer.
Des entresols où étaient les bureaux, on les renvoya à une autre porte à colonnes et conduisant à un premier étage magnifique où logeait M. Féron.
M. Bouchard sonna; on fut longtemps sans répondre.
À la fin, un valet de chambre fort affairé et très élégant parut et les fit entrer dans un salon mal en ordre; il est vrai qu'il n'était qu'une heure.
Le valet de chambre répétait les phrases habituelles, d'une insolence administrative, sur les difficultés de voir M. le préfet, et Lucien allait se fâcher, lorsque M. Bouchard en vint aux mots sacramentels:
«—Nous venons pour une affaire d'argent qui intéresse M. le préfet.»
L'importance du valet parut se scandaliser, mais il ne remuait pas.
«—Hé, pardieu, c'est pour vous faire vendre votre Lara qui jette si bien par terre votre M. le préfet,» ajouta l'ancien maréchal des logis.
À ce mot, le valet de chambre prit la fuite, en priant ces messieurs d'attendre.
Après dix minutes, Lucien vit s'avancer gravement un jeune homme de quatre pieds et demi de haut, l'air à la fois timide et pédant. Il semblait porter avec respect une belle chevelure tellement blonde, qu'elle en était sans couleur.
Ces cheveux, d'une finesse extrême et tenus beaucoup trop longs, étaient partagés au sommet du front par une raie parfaitement tracée et qui divisait la tête en deux parties égales, à l'allemande.
À l'aspect de cette figure qui prétendait à la fois à la grâce et à la majesté, la colère de Lucien disparut, une envie de rire folle la remplaça et sa grande affaire fut de ne pas éclater.
Il y eut un silence.
M. Féron, flatté de l'effet produit, et sur un militaire encore, demanda à Lucien ce qu'il y avait pour son service; mais ce mot fut lancé en grasseyant et d'un ton à se faire répondre une impertinence.
«—Monsieur, dit-il en regardant la robe de chambre unique dans laquelle le jeune préfet se drapait, on dit que vous avez un cheval à vendre; je désire le voir, je l'essaie un quart d'heure et je le paye comptant.
«—Les affaires urgentes et graves dont je suis accablé, répondit le préfet, comme récitant une leçon apprise par cœur, m'ont, je le crains bien, rendu coupable d'impolitesse. J'ai lieu de craindre que vous n'ayez attendu. Ce serait bien coupable à moi,—et il se confondit en excuses.
«—Je respecte, comme je le dois, les occupations nombreuses de Monsieur le préfet. Je désire voir seulement le cheval et l'essayer en présence du «groom» de Monsieur le préfet.»
La supposition polie qui lui donnait un groom, fit beaucoup de plaisir au jeune magistrat.
«—La bête est anglaise, lion demi-sang bien prouvé, mais je dois avouer qu'elle n'est soignée dans ce moment que par un domestique français.»
Les ordres donnés, le jeune magistrat salua Lucien en grasseyant, et rentra dans ses appartements.
«—Et dire qu'un gringalet de ce calibre-là nous passera en revue dimanche, s'écria Bouchard comme se parlant à lui-même. Cela ne fait-il pas suer?»
À peine le cheval anglais fut-il hors de l'écurie, d'où la pauvre bête ne sortait que trop rarement à son gré, qu'il se mit à galoper, à faire les sauts les plus singuliers, s'élançant de terre les quatre pieds à la fois, la tête en l'air, comme pour grimper sur les platanes qui entouraient la cour de la préfecture.
«—La bête n'est pas mal, dit Bouchard en se rapprochant d'un air sournois, mais depuis huit jours M. le préfet ni son valet de chambre ne l'ont fait sortir, et peut-être il ne serait pas prudent...»
Lucien fut frappé de la joie contenue qui brillait dans le regard du maître de poste. Il eut toutes les peines du monde à monter à cheval, puis à le maîtriser.
Il partit an galop, mais sut bientôt le radoucir au trot. Emporté par la beauté et la vigueur de ses allures, il ne se fit pas scrupule de faire attendre le maître de poste goguenard. Il ne revint qu'une demi-heure après et trouva le domestique tout effrayé de ce retard. Quant à M. Bouchard, il s'attendait bien avoir revenir le cheval tout seul; il examina de près l'uniforme de Lucien, mais ne put y découvrir aucun mauvais symptôme de chute. Le marché fut bientôt conclu.
«—Vous voyez que je ne me laisse jeter par terre qu'une fois par jour, dit Lucien; ce qui me désole, c'est que ma première chute a eu lieu précisément sous ces fenêtres aux persiennes vertes que vous voyez là-bas... à cette espèce d'hôtel.
«—Ah! dans la rue de la Pompe, répondit Bouchard. Il y avait une jolie dame à l'une de ces fenêtres.
«—Oui, monsieur, elle a ri de mon malheur. Il est fort désagréable de débuter ainsi dans une garnison, et dans une première garnison, encore. Vous qui avez été militaire, vous comprenez cela. Connaissez-vous cette dame?
«—C'est Mme de Chasteller, une veuve qui a des millions; la fille de M. le marquis de Pointcarré, un de nos ultra. Ils sont venus bouder ici depuis les journées de Juillet, et, ajouta Bouchard en baissant la voix, il est en grande correspondance avec Charles X. Le fameux docteur Dupoirier, le médecin du pays, est son bras droit, ou plutôt, M. Dupoirier, qui est une fine mouche, mène en laisse tant M. de Pointcarré que M. de Puy-Laurens, l'autre commissaire, au nom de Prague... Car l'on conspire ici, et ouvertement encore. Il y a aussi l'abbé Olive, qui est un espion.
«—Mais, mon cher monsieur, dit Lucien en riant, je ne m'oppose pas à ce que M. l'abbé Olive soit un espion; tant d'autres le sont bien. Dites-moi un peu ce que c'est que cette jolie femme, Mme de Chasteller?
«—Ah! cette jolie femme qui a ri quand vous êtes tombé de cheval? Elle en a vu bien d'autres monter et tomber de cheval! Elle est veuve d'un des généraux de brigade, attachés à la personne de Charles X. Il était grand chambellan ou aide de camp, un grand seigneur enfin, qui, après les Journées, est venu mourir ici de peur. Il croyait toujours que le peuple était dans les rues. Mais bon enfant, quoique ça, point insolent, au contraire. Quand il arrivait de certains courriers de Paris, il voulait qu'il y eut toujours des chevaux réservés pour lui à la poste, et il payait bien. Il faut que vous sachiez qu'il n'y a que dix-neuf lieues d'ici au Rhin. Il avait de fières peurs...
«—Et sa veuve? dit Lucien.
«—Elle avait un hôtel dans le faubourg Saint-Germain, dans une rue qui s'appelle de Babylone. Quel nom! Vous devez connaître ça, vous, monsieur. Elle a quatre-vingt mille livres de rentes en 3 p. 100. C'est la plus jolie de ces dames du haut ton, c'est-à-dire avec Mme d'Hocquincourt, qui est aussi jolie qu'elle. Mme de Chasteller est toujours triste, elle se meurt d'ennui...
Mme d'Hocquincourt est bien plus gaie et a beaucoup plus d'esprit. Elle mène son mari par le bout du nez, et change d'amants sans se gêner.
Maintenant, c'est M. d'Antin qui se ruine avec elle; sans cesse je lui fournis des chevaux pour des parties de plaisir dans les bois de Bureviller que vous voyez là-bas, au bout de la plaine. Un joli endroit. Là se trouve le café du Chasseur vert. C'est le Tivoli de l'endroit.»
Lucien fit faire un mouvement à son cheval qui alarma le bavard. Il lui sembla voir échapper sa victime, et quelle victime encore, un beau jeune homme de Paris, riche et généreux!
«—Chaque semaine, cette jolie femme aux cheveux blonds, qui a ri un peu en vous voyant tomber de cheval, on plutôt quand votre cheval est tombé, ce qui est bien différent, cette dame, chaque semaine, pour ainsi dire, refuse une proposition de mariage.
M. de Blancet, son cousin, le comte Ludwig Roller, M. de Goëllo, s'y sont cassé le nez. Pas si bête de se marier en province.
Pour se désennuyer, elle a pris bravement M. Thomas de Busant de Sicile, le lieutenant-colonel du 20e régiment de hussards que vous venez remplacer dans notre garnison. Celui-là lui faisait une cour serrée. Il ne bougeait pas de chez elle; il est vrai qu'il était de fort bonne maison.
Car les dames de notre ville n'aiment pas déroger; elles sont sévères en diable sur ce point, et, il faut que je vous le dise, mon cher monsieur, avec tout le respect que je vous dois, moi qui n'ai été que sous-officier de cuirassiers, quoique, à la vérité, j'aie fait dix campagnes en dix ans, je doute que cette veuve de M. de Chasteller, un général de brigade, et qui vient d'avoir pour amant un lieutenant-colonel, voulût agréer les hommages d'un simple sous-lieutenant—si aimable qu'il fût. Le mérite n'est pas grand'chose dans ce pays-ci; c'est le rang qu'on a et la noblesse, qui font tout.
«—En ce cas, je suis frais, pensa Lucien. Adieu, monsieur, dit-il à Bouchard en mettant son cheval au trot. J'enverrai un lancier prendre la rosse dans votre écurie.»
* * *
Lucien alla voir le colonel Filloteau et s'informa des petits devoirs de convenance que devait remplir, un premier jour, un sous-lieutenant arrivant au régiment. Il alla faire deux ou trois visites, et ce signe d'une éducation parfaite eut tout le succès désirable.
À peine libre, il revint passer sous les fenêtres de Mme de Chasteller, dans la rue de la Pompe. Quelques appels de bride invisibles donnèrent au cheval du préfet, étonné de l'insolence de son cavalier, des petits mouvements d'impatience charmants pour les connaisseurs. Mais en vain Lucien se tenait immobile en selle, et même un peu raide, les persiennes restèrent fermées. Il reconnut parfaitement la fenêtre d'où l'on avait ri en le voyant tomber. Elle était assez petite et appartenait au premier étage d'une assez grande maison qui avait une porte avec grille de fer donnant sur une rue voisine nommée des Vieux-Jésuites.
Au-dessus de la porte de cette sorte d'hôtel il lut en lettres d'or, sur un marbre noirâtre:
Hôtel de Pointcarré
«—Au diable la provinciale! se dit Lucien. Où est la promenade de cette sotte ville?»
En moins de trois quarts d'heure, grâce au trot de son cheval, il fit le tour de Nancy et de ses chefs-d'œuvre.
Il n'aperçut d'autre promenade qu'une longue place traversée aux deux bouts de fossés puants, charriant les immondices de la ville, et où végétait mal une centaine de petits tilleuls rabougris et soigneusement taillés en éventail.
«—Peut-on se figurer rien au monde de plus maussade!», pensait Lucien, le cœur serré par tant de laideur.
Il y avait pourtant de l'ingratitude dans ce sentiment de dégoût profond; car pendant sa promenade il avait été remarqué par Mmes d'Hocquincourt, de Puy-Laurens, et même Mlle Berchu, la reine des beautés bourgeoises.
«—Maman, maman, s'était-elle écriée en apercevant le cheval du préfet, célèbre dans toute la ville, c'est Lara, à M. le préfet. Mais cette fois le cavalier n'a pas peur.
«—Il faut que ce soit un jeune homme bien riche,» avait dit Mme Berchu, et cette idée avait bientôt absorbé l'attention de la mère et de la fille.
Ce même jour, toute la société noble de Nancy se trouvait à dîner chez Mme d'Hocquincourt: on célébrait la fête d'une des princesses exilées.
À côté d'une dizaine d'imbéciles, amoureux du passé et craignant l'avenir, il y avait sept ou huit anciens officiers de la garde de Charles X, licenciés après les journées de Juillet.
Ces jeunes gens, pleins de feu, aimant la guerre par-dessus tout, se croyaient obligés de bouder et ne s'amusaient guère. Ce genre de vie ne les rendait pas bien indulgents pour les jeunes officiers de l'armée, et cette envie se trahissait par un mépris affecté.
Sans s'en douter, Lucien, passant deux fois devant l'hôtel d'Hocquincourt, fut examiné et jugé de pied en cap par tout ce qu'il y avait de plus pur à Nancy, soit du côté de la naissance, soit par les bons principes.
«—Le cheval de ce pauvre petit préfet doit être bien étonné de se voir monter avec hardiesse, dit M. d'Antin, l'ami de Mme d'Hocquincourt.
«—Ce petit jeune homme n'est pas... élégant à cheval, mais il monte bien, dit M. de Wassignies.
«—C'est apparemment un de ces garçons tapissiers ou fabricants de chandelles, qui s'appellent des héros de Juillet, dit M. de Goëllo, un grand jeune homme blond, mais sec et pincé, et déjà couvert de rides.
«—Que vous êtes arriéré, mon pauvre Goëllo, dit Mme de Puy-Laurens, l'esprit du pays. Les pauvres Juillet ne sont plus à la mode depuis longtemps; ce sera le fils de quelque député ventru et vendu.
«—D'un de ces éloquents personnages qui, placés en droite ligne derrière le dos du ministre, crient chut! ou éclatent de rire à propos d'un amendement sur les vivres des forçats, au signal que leur donne le dos du ministre.»
C'était l'élégant M. de Lanfort, l'ami de Mme de Puy-Laurens, qui, par cette belle phrase, développait la pensée de son amie.
«—Il aura loué pour quinze jours le cheval du préfet, avec la haute paye que le papa reçoit du château, dit M. de Sanréal.
«—Il est raide et affecté. Que son cheval fasse une pointe un peu sèche, et il est par terre, observa quelqu'un.
«—Et ce serait pour la seconde fois de la journée, cria M. de Sanréal, de l'air triomphant d'un sot peu accoutumé à être écouté et qui a un fait curieux à dire.»
C'était le gentilhomme le plus riche et le plus épais du pays. Il eut le plaisir rare pour lui de voir tous les yeux se tourner vers les siens, et ne manqua pas de se faire longtemps prier avant de raconter l'histoire de la chute de Lucien.
«—Vous aurez beau dire, s'écria Mme d'Hocquincourt, comme Lucien passait une troisième fois sous ses fenêtres, c'est un homme charmant, et, si je n'étais pas en puissance de mari, je l'enverrais inviter prendre du café chez moi.»
M. d'Hocquincourt crut cette idée sérieuse, et sa figure douce et pieuse en pâlit d'effroi.
«—Mais, ma chère, un homme sans naissance! dit-il à sa belle moitié.
«—Allons, je vous en fais le sacrifice, répondit-elle en se moquant et lui serrant la main tendrement. Et vous, homme puissant et savant,—en se tournant vers Sanréal,—de qui tenez-vous cette histoire de chute?
«—Rien que du docteur Dupoirier, dit Sanréal, piqué de cette plaisanterie sur l'épaisseur de sa taille; rien que du docteur Dupoirier qui se trouvait chez Mme de Chasteller, précisément à l'instant où ce héros de votre imagination a pris par terre la mesure d'un pot.
«—Vous n'êtes pas envieux du tout. Est-ce sa faute s'il n'est pas fait sur le modèle de Bacchus revenant des Indes? Attendez qu'il ait vingt ans de plus, et vous pourrez lutter de grâces avec lui.»
Le lendemain, le régiment fut réuni et le colonel Malher fit reconnaître Leuwen et sa qualité de sous-lieutenant.
À la fin de la parade, à peine rentré chez lui, les trente-six trompettes vinrent sous ses fenêtres lui donner une aubade. Lucien se tira fort bien de toutes ces cérémonies, plus nécessaires qu'amusantes. Par exemple, le colonel Malher, en lui donnant l'accolade devant le front du régiment, avança mal son cheval qui, au moment de l'embrassade, s'éloigna un peu de celui de Leuwen.
Lucien montait le fameux cheval anglais et, par un mouvement léger de la bride et des jambes, fit suivre à sa monture le meme mouvement.
«—Et ils disent que ces anglais n'ont point de bouche, dit le maréchal des logis La Rose; ce blanc-bec sait au moins se tenir; on voit qu'il s'est préparé à entrer au régiment.»
Mais, en manœuvrant pour suivre le cheval du colonel, la lèvre de Lucien trahit à son insu un peu d'ironie.
«—Fichu républicain de malheur, je te revaudrai cela!» pensa le colonel. Et, sans s'en douter, Leuwen eut un ennemi placé de façon à lui faire beaucoup de mal.
* * *
Le lendemain matin, Lucien prit un appartement sur la Grande Place, chez M. Bonnard, le marchand de blé, et, le soir, il sut par celui-ci, qui le tenait de la cantinière elle-même, laquelle fournissait l'eau-de-vie de la table des sous-officiers, que le colonel Filloteau s'était déclaré son protecteur, et l'avait défendu contre certaines insinuations peu bienveillantes du colonel Mailler de Saint-Mégrin.
L'âme de Lucien était aigrie; tout y contribuait.
La laideur de la ville, l'aspect des cafés sales et remplis d'officiers portant le même uniforme que lui, et, parmi tant de figures, pas une seule qui montrât, non pas de la bienveillance, mais tout simplement celle urbanité que l'on voit à Paris, chez tout le monde.
Il alla voir le colonel Filloteau, mais ce n'était plus l'homme avec lequel il avait voyagé; Filloteau l'avait défendu, et pour le lui faire sentir, prit avec lui un ton d'importance et de protection grossière qui mit le comble à la mauvaise humeur de notre héros.
«—Quoi! se disait-il, être protégé par cet homme dont je ne voudrais pas pour domestique!»
Le logement qu'il avait choisi avait été occupé, avant lui, par M. Thomas de Busant de Sicile, lieutenant-colonel du régiment de hussards qui venait de quitter Nancy. Sans s'en douter, Lucien commit en cela une inconvenance grave qui choqua beaucoup de ses nouveaux camarades: un sous-lieutenant prendre ainsi d'emblée l'appartement d'un colonel!
M. Bonnard lui conseilla d'aller faire sa provision de liqueurs chez Mme Berchu; sans le digne marchand de blé, jamais il n'eût eu cette idée si simple, qu'un sous-lieutenant qui passe pour être riche et qui débute au régiment, doit briller par sa provision de liqueurs.
«—C'est Mme Berchu, monsieur, qui a une si jolie fille, Mlle Sylviane; c'est chez elle que le colonel de Busant se fournissait.
C'est cette belle boutique que vous voyez là-bas, auprès des cafés. Cherchez un prétexte, en marchandant, pour parler à Mlle Sylviane.
C'est notre beauté, à nous autres, ajouta-t-il d'un ton sérieux qui allait bien mal à sa grosse figure.
À l'honnêteté près qu'elle possède, et que les autres n'ont pas, elle peut fort bien soutenir la comparaison avec Mme d'Hocquincourt, de Chasteller, de Puy-Laurens.»
M. Bonnard était l'oncle de M. Gauthier, chef des républicains du pays, sans quoi il n'eût pas donné dans ces réflexions méchantes.
Les jeunes rédacteurs de l'Aurore, le journal républicain de la Lorraine, venaient bavarder chez lui autour d'un bol de punch.
Éclairé par M. Bonnard, Lucien reprit son sabre et son colback, et alla chez Mme Berchu où il acheta une caisse de kirschwasser, puis une caisse d'eau-de-vie de Cognac, puis une caisse de rhum portant la date de 1810.
Tout cela avec un air de nonchalance et d'indifférence pour les prix, destiné à frapper Mlle Sylviane.
Il vit avec plaisir que ces grâces, dignes d'un colonel du Gymnase, ne manquaient pas absolument leur effet.
La vertueuse Sylviane Berchu était accourue; elle avait vu par le vasistas pratiqué au plancher de sa chambre, située au-dessus de la boutique, que cet acheteur qui faisait remuer tout le magasin, n'était autre que le jeune officier qui, la veille, s'était montré sur Lara, à M. le Préfet.
Cette reine des beautés bourgeoises daigna écouter quelques mots polis que lui adressa Lucien.
«—Elle est belle, à la vérité, mais pas pour moi, se dit-il. C'est une statue de Junon, copiée d'après l'antique, par un artiste moderne; les finesses et la simplicité y manquent, les formes sont massives, mais il y a de la fraîcheur allemande.
De grosses mains, de gros pieds, des traits réguliers, et force minauderie; tout cela cache mal une fierté trop visible. Et ces gens-là sont outrés de la fierté des dames de bonne compagnie!»
Tel fut le genre d'admiration que lui inspira Mlle Sylviane, la beauté de Nancy, et, en sortant de chez elle, la petite ville lui sembla encore plus maussade.
Il suivait tout pensif ces trois caisses de spiritueux, comme disait Mlle Berchu, et cherchait un prétexte honnête pour en faire porter une ou deux chez le colonel Filloteau.
La soirée fut terrible; le temps était couvert, et il faisait un petit vent du nord froid et perçant.
Lucien était en uniforme, car il avait appris, parmi tant de devoirs à remplir, qu'il ne fallait pas se permettre une redingote bourgeoise sans une permission spéciale du colonel.
Sa ressource fut d'aller se promener à pied dans les rues sales de cette ville, et de s'entendre crier. «Qui vive!» avec insolence à tous les cent pas. Il chercha une boutique de librairie, mais ne put en trouver.
Il n'aperçut des livres que dans un seul magasin, et se hâta d'y entrer; c'était la Journée du chrétien exposée en vente chez un marchand de fromages, vers une des portes de la ville. Il regardait les cafés à travers les vitres ternies par la vapeur des respirations, mais il ne put prendre sur lui d'y entrer; il se figurait une odeur intolérable.
Il entendait rire, et pour la première fois de sa vie, il fut envieux.
Il lit, durant cette soirée, de profondes réflexions sur les formes de gouvernement, sur les avantages qui étaient à désirer dans la vie.
«—Si au moins il y avait un spectacle, je ferais la cour à une chanteuse, de la trouverais peut-être d'une amabilité moins lourde que Mlle Sylviane, et au moins elle ne chercherait pas à m'épouser.»
Jamais il ne s'était autant ennuyé et n'avait vu l'avenir sous d'aussi noirs aspects.
Le lendemain matin, le colonel Filloteau passa devant son logement et vit, à la porte, Nicolas, le lancier qu'il lui avait donné pour soigner son cheval.
«—Eh bien! qu'est-ce que tu dis du lieutenant? lui demanda-t-il.
«—Bon garçon, colonel, mais pas gai.»
Filloteau monta.
«—Je viens pour l'inspection de votre quartier, mon cher camarade, car je vous sers d'oncle, comme on disait dans Berchiny, quand j'y étais brigadier, avant l'Egypte, ma foi, car je fus maréchal des logis à Aboukir, sous Murat, et sous-lieutenant quinze jours après.»
Au mot d'oncle, Lucien avait tressailli; il se remit bientôt.
«—Eh bien, mon cher oncle, reprit-il avec gaîté, trop honoré du titre. J'ai ici en visite trois respectables parentes que je veux avoir l'honneur de vous présenter. Ce sont ces trois caisses, la veuve kirschwasser, de la Forêt-Noire...
«—Je la retiens pour moi, dit le Filloteau avec un gros rire, et, s'approchant de la caisse ouverte, il y prit un cruchon.
«—Je n'ai pas eu de peine à amener le prétexte, pensa Lucien. Mais, colonel, cette respectable parente a juré de ne se séparer jamais de sa sœur, Mlle Cognac, de 1810, entendez-vous?
«—Parbleu, vous êtes un bon garçon, s'écria Filloteau, comme attendri, et je dois remercier mon ami Déverloy de m'avoir fait faire votre connaissance.
Mais parlons d'affaires; je suis venu ici pour ça, ajouta-t-il avec une sorte de mystère et en se jetant pesamment sur un canapé qui gémit. Vous faites de la dépense. Trois chevaux en trois jours! Je ne critique pas cela. Bien, très bien. Mais que vont dire ceux de vos camarades qui n'en ont qu'un, de cheval, et encore celui-là sur trois jambes!
Savez-vous ce qu'ils diront?
Ils vous appelleront républicain, et c'est par là, fit-il finement, que le bât vous blesse!
Voulez-vous la réponse? Un beau portrait de Louis-Philippe, à cheval, dans un beau cadre d'or, que vous placerez là, au-dessus de la commode, à la place d'honneur.
Sur quoi, bien du plaisir, honneur.»
Il se leva avec peine du canapé.
«—À bon entendeur, un mot suffit, et vous ne m'avez pas l'air gauche. Nicolas! Nicolas! appelle un de ces pékins qui sont là, dans la rue, à ne rien faire, et fais escorter jusque chez moi, tu sais, rue de Metz, numéro 4, ces deux caisses de liqueur. Et f..., ne va pas me conter qu'un des cruchons s'est cassé en route; pas de ça, camarade!
«—Mais, j'y pense, dit Filloteau à Leuwen, ceci est du bon bien de Dieu; le cruchon cassé serait toujours cassé. Je vais suivre les caisses à vingt pas, sans faire semblant de rien. Adieu, mon cher camarade,» et, montrant, avec son poing ganté, la place au-dessus de la commode: «Vous m'entendez, un beau Louis-Philippe, là-dessus!»
Lucien croyait être débarrassé du personnage; Filloteau reparut à la porte.
«—Ah çà, pas de ces bougres de livres dans vos malles, pas de mauvais journaux, pas de brochures surtout; rien de la mauvaise presse, comme dit Blessin.—À ce mot, Filloteau fit quatre pas dans la chambre et ajouta à mi-voix:—Ce grand lieutenant grêlé qui nous est arrivé de la Garde municipale de Paris,—et plaçant sa main, les doigts serrés en mur sur le coin de la bouche,—il fait peur au colonel lui-même. Enfin suffit! Tout le monde n'a pas des oreilles pour des prunes, n'est-ce pas?»
«—Il est bon homme au fond, pensa Lucien. Ma caisse de kirsch m'a bien servi.»
Et il sortit pour acheter le plus grand portrait possible de Sa Majesté le roi Louis-Philippe.
Un quart d'heure après, il rentrait suivi d'un ouvrier chargé d'un énorme portrait qu'il avait trouvé tout encadré et préparé pour un commissaire de police, récemment nommé par le crédit de M. Féron père, député.
Il regardait tout pensif placer le clou et attacher le tableau.
«—Mon père me l'a souvent dit, et je comprends maintenant son mot si sage: «On dirait que tu n'es pas né gamin de Paris, parmi ce peuple bien appris, dont l'esprit fin se trouve toujours au niveau de toutes les inventions utiles. Toi, tu crois les affaires plus grandes qu'elles ne le sont; tu tends tes filets trop haut. Le public de Paris, en entendant parler d'une bassesse ou d'une trahison adroite, s'écrie toujours: «Bon, voilà un bon tour à la Talleyrand.»! Et il admire.»
Et moi qui songeais à des actions plus ou moins délicates, à des actions difficiles pour écarter ce vernis de républicanisme et ce mot fatal d'élève chassé de l'École polytechnique! Cinquante francs de cadre, et cinq francs de lithographie ont fait l'affaire! Voilà ce qu'il faut pour ces gens-ci. Filloteau en sait plus que moi. C'est là la vraie supériorité du génie sur le vulgaire: au lieu d'une foule de petites démarches, une seule action, claire, simple, frappante, et qui réponde à tout.
Et j'ai grand'peur d'arriver bien tard lieutenant-colonel!» ajouta-t-il avec un soupir.
Le soir, en rentrant, la servante de M. Bonnard lui remit deux lettres. L'une était écrite sur du gros papier d'écolier et fort mal cachetée. Il l'ouvrit et lut:
Nancy. Département de......
le...... Mars, 183.....
«Monsieur le sous-lieutenant blanc-bec,
«De braves lanciers, connus dans vingt batailles, ne sont pas faits pour être commandés par un petit muscadin de Paris. Attends-toi à des malheurs; tu trouveras partout Martin-Bâton. Plie bagage au plus vite et décampe. Nous te le conseillons pour ton avantage. Tremble!
«FOUS-MOI-LE-CAMP. CHASSE-BAUDET. DURELAME».
Lucien était rouge comme un coq et tremblait de colère.
«—L'autre est une lettre de femme,» paraît-il.
Elle était écrite sur le plus beau papier et d'un caractère fort soigné.
«Monsieur,
«Plaignez d'honnêtes gens qui rougissent du moyen auquel ils sont obligés d'avoir recours.
«Le régiment est pavé de dénonciateurs et d'espions. Le noble métier de la guerre réduit à être une école d'espionnage! tant il est vrai qu'un grand parjure amène forcément après lui mille mauvaises actions de détail. Nous vous engageons, monsieur, à vérifier par vos propres observations le fait suivant: Cinq lieutenants ou sous-lieutenants: MM. D..., R..., B. L..., V... et B. I..., fort élégants et appartenant aux classes distinguées de la société, ce qui nous fait craindre leurs séductions pour vous, ne sont-ils pas des espions à la recherche des idées républicaines? Nous les professons au fond du cœur, ces opinions; nous leur donnerons un jour notre sang, et nous osons croire que vous êtes prêt à leur faire, en temps et lieu, le même sacrifice.
«Quand le jour du réveil arrivera, comptez, monsieur, sur des amis qui ne sont vos égaux que par leurs sentiments de tendre pitié pour la malheureuse France.
«Martius-Publius-Julius-Marcus-Vindex, qui tuera Blessin,—pour tous ces Messieurs.»
Cette lettre effaça presque tout à fait la sensation d'ignoble et de laideur, si vivement provoquée par la première.
«—Cette lettre sur mauvais papier, se dit-il, c'est la lettre anonyme de 1780; les soldats étaient des mauvais sujets et des laquais chassés et recrutés sur les quais de Paris; celle-ci est la lettre anonyme de 183...
Publius! Vindex! Pauvres amis. Vous auriez raison si vous étiez cent mille; mais vous êtes deux mille, tout au plus, répandus dans toute la France, et les Filloteau, les Malher, les Déverloy même, vous feront fusiller légalement et seront approuvés par l'immense majorité.
Il vaut mieux s'embarquer tous ensemble pour l'Amérique... M'embarquerai-je avec eux?»
Sur cette question, Lucien se promena longtemps d'un air agité.
«—Non, se dit-il enfin, à quoi bon se flatter? Cela est d'un sot. Je n'ai pas assez de vertu farouche pour penser comme Vindex. Je m'ennuierai en Amérique, au milieu d'hommes parfaitement justes et raisonnables, mais grossiers, et ne songeant qu'à leurs dollars. J'ai horreur du bon sens bête d'un Américain. Je respecte Washington, mais il m'ennuie; tandis que le jeune général Bonaparte, vainqueur au Pont d'Arcole, me transporte bien autrement que les plus belles pages d'Homère et du Tasse.
Je ne suis pas républicain, mais je méprise les bassesses des Malher, des Blessin. One suis-je donc? Peu de chose! Déverloy saurait bien me crier: «Tu es un homme fort heureux que ton père t'ait donné une lettre de crédit sur le receveur général de la Meurthe.»
Il est de fait que sous le rapport économique, je suis au-dessus de mes domestiques.
Je souffre horriblement depuis que je gagne quatre-vingt-dix-neuf francs par mois.
Mais qu'est-ce qu'on estime dans le monde que j'ai entrevu? L'homme qui a réuni quelques millions, ou qui achète un journal et se fait prôner pendant huit ou dix ans de suite. N'est-ce pas là le mérite de M. de Chateaubriand?
Le bonheur suprême quand on a de la fortune comme moi, n'est-il pas de passer pour homme d'esprit auprès des femmes?
M. de Talleyrand n'a-t-il pas commencé sa carrière en sachant tenir tête par un mot heureux à l'orgueil outrecuidant de Mme la duchesse de Gramont?
Excepté mes pauvres républicains, je ne vois rien d'estimable dans le monde.
Mon mérite dépendra donc du jugement d'une femme ou de cent femmes du bon ton! Quoi de plus ridicule? Que de mépris n'ai-je pas pour un homme amoureux, pour Edgar, mon cousin, qui fait dépendre son bonheur et, bien plus, son estime pour lui-même, des opinions d'une jeune femme qui a passé la matinée à discuter chez Victorine le mérite d'une robe, ou à se moquer d'un homme comme Monge parce qu'il a l'air commun.
Mais d'un autre côté, faire la cour aux hommes du peuple comme il est de nécessité en Amérique, est au-dessus de mes forces. Il me faut les mœurs élégantes, fruits du gouvernement corrompu de Louis XV; et cependant..., quel est l'homme marquant, dans un tel état de la société? Un duc de Richelieu, un Lauzun, dont les mémoires peignent la vie.»
Ces réflexions plongèrent Lucien dans une agitation extrême. Il s'agissait de sa religion: la vertu et l'honneur, et suivant cette religion, sans vertu point de bonheur!
«—Sous le rapport de la valeur réelle de l'homme, quelle est ma place? Suis-je au milieu de la liste, ou tout à fait le dernier? Qui pourrais-je consulter?»
Peu de jours après les lettres anonymes, comme Lucien passait dans une rue déserte, il rencontra deux sous-officiers à la taille svelte et bien prise. Ils étaient vêtus avec un soin remarquable et le saluèrent d'une façon singulière. Il les regarda de loin et les vit revenir sur leurs pas, avec une sorte d'affectation.
«—Ou je me trompe, se dit-il, ou ces messieurs pourraient bien être Vindex et Julius; ils se seront placés là par honneur, comme pour signer leur lettre anonyme.
C'est moi qui ai honte aujourd'hui, je voudrais les détromper. J'ai de l'estime pour leurs opinions, leur ambition est honnête, mais je ne puis préférer l'Amérique à la France. L'argent n'est pas tout pour moi, et la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir.»
* * *
Ces réflexions sur la république empoisonnèrent plusieurs semaines de la vie intime de Lucien.
Sa vanité, fruit amer de l'éducation de la meilleure compagnie, était son bourreau.
Jeune, riche, heureux en apparence, il ne se livrait pas au plaisir avec feu; on eût dit un jeune protestant. L'abandon était rare chez lui, il se croyait obligé à beaucoup de prudence.
«—Si tu te jettes à la tête d'une femme, jamais elle n'aura de considération pour toi,» lui avait dit son père.
En un mot, la société lui faisait peur à chaque instant, et, comme chez la plupart de ses contemporains du balcon des Bouffes, une vanité puérile, une crainte extrême et continue de manquer aux mille petites règles établies par notre civilisation, occupaient la place de tous les goûts impétueux qui distinguaient les Français sous Charles IX.
Lucien était né à Paris, et devait à l'influence du climat une vanité excessive. Mais il faut avouer aussi que cette vanité était réveillée à chaque instant, au milieu d'hommes qui en savaient plus que lui sur la chose unique dont il se permettait de parler avec eux.
Ses camarades lui faisaient sentir à chaque instant leur supériorité, avec l'aigreur polie de l'amour-propre qui se venge.
Ces gens-là croyaient deviner que Lucien les prenait pour des sots; aussi fallait-il voir leurs airs quand il se trompait sur la durée que doit avoir, selon les ordonnances, le porte-carabine ou le sous-pied d'un soldat de cavalerie légère.
Il restait immobile et froid au milieu de ces gestes affectés et de tous ces faux sourires.
«—Ces gens ne peuvent avoir prise sur moi, se disait-il, qu'autant que je parlerai ou agirai trop. M'abstenir est le mot d'ordre; agir le moins possible, le plan de campagne.»
Lucien riait et faisait usage avec emphase de ces termes de son nouveau métier.
Pendant les huit ou dix heures qu'occupait chaque jour sa vie d'homme public, impossible pour lui de parler d'autre chose que de manœuvres, de comptabilité de régiment, du prix des chevaux, de la grande question de savoir s'il valait mieux que les corps les achetassent directement des éleveurs, ou s'il était plus avantageux que le gouvernement leur donnât la première éducation dans les dépôts de remonte.
Le colonel Filloteau lui avait donné un vieux lieutenant pour lui apprendre la grande guerre. Mais ce brave homme se crut obligé de faire des phrases, et Lucien, pour le remercier, se mit à lire avec lui la rapsodie intitulée Victoires et Conquêtes des Français, et les excellents mémoires de Gouvion Saint-Cyr. Il choisissait les récits des combats auxquels le vieux lieutenant avait assisté, et celui-ci, enchanté, les reprenait et les racontait à sa manière.
Ces leçons furent trouvées ridicules par les camarades de Lucien: «Un homme de vingt-trois ans, se mettre à étudier comme un enfant!»
Mais sa réserve et son sérieux glacial éloignèrent de lui toute expression directe de cette opinion générale.
Il s'attendait à cet accueil ennemi; il eut repoussé comme un leurre tout témoignage de bienveillance; mais néanmoins, cette haine contenue mais unanime, qu'il voyait dans tous les yeux, lui serrait le cœur.
Quatre ou cinq jeunes officiers aux manières polies, et dont les noms ne se trouvaient pas sur la liste des espions, fournie par les jeunes républicains, avaient plus de politesse, mais peut-être un éloignement plus profond, ou du moins témoigné d'une façon plus piquante.
Lucien ne retrouvait de sympathie que chez quelques sous-officiers, qui le saluaient avec empressement et comme avec des manières particulières, surtout lorsqu'ils le rencontraient dans une rue écartée.
Outre le vieux lieutenant, le colonel Filloteau lui avait encore procuré un maréchal des logis pour lui apprendre les manœuvres.
«—Vous ne pouvez pas offrir à ce vieux brave moins de quarante francs par mois,» et Lucien, dont le cœur flétri se serait résigné à l'amitié de Filloteau, qui, après tout, avait vu Desaix et Kléber, s'aperçut bientôt que ce brave s'appropriait la moitié de la paye de quarante francs indiquée pour le maréchal des logis.
Son seul plaisir consistait en un jeu d'enfant: il avait fait faire une immense table de sapin, et sur cette table des petits morceaux de bois de noyer, gros comme deux dés à jouer, représentant les cavaliers d'un régiment, et placés l'un à côté de l'autre.
C'étaient là ses soldats, qu'il faisait manœuvrer deux heures par jour: un de ses meilleurs moments!
Il avait refusé longtemps d'aller dîner le dimanche à la campagne avec son hôte, M. Bonnard, le marchand de blé.
Un jour enfin il accepta, et il revint en ville en compagnie de M. Gauthier, le chef des républicains, et le principal rédacteur du journal l'Aurore. Ce M. Gauthier était un gros jeune homme, taillé en hercule; il avait de beaux cheveux blonds qu'il portait trop longs, mais c'était là sa seule affectation.
Des gestes simples, une énergie extrême qu'il mettait en tout, une bonne foi évidente, le sauvaient de l'air vulgaire.
C'était un fanatique de bonne foi, mais à travers sa passion pour le gouvernement de la France par elle-même, on apercevait une belle âme. Lucien se fit un plaisir, pendant la route, de comparer cet être à M. Féron; Gauthier, le chef du parti contraire, loin de voler, vivait tout juste de son métier d'arpenteur attaché au cadastre. Quant à son journal, l'Aurore, il lui coûtait cinq à six mille francs par an, outre les mois de prison.
Au bout de quelques jours, cet homme fit exception à tout ce que Lucien voyait à Nancy.
«—Pourquoi ne vous appelez-vous pas Ludovic? Ce serait plus distingué.
«—Nous ne sommes pas à Paris, ici tout le monde se connaît. C'est comme si, au-dessus de ma porte, sur l'écriteau: Gauthier, arpenteur breveté, je mettais Gauthier, professeur d'analyse sublime.»
Il se trouva qu'en effet il était parfaitement en état de discourir sur les découvertes les plus récentes en analyser et cette découverte fut un trésor pour Lucien, qui aimait cette science avec passion.
Il passait des heures entières à discuter avec Gauthier les idées de Fourier sur la chaleur de la terre.
«—Prenez garde. Je ne suis pas seulement géomètre, lui disait l'arpenteur, je suis de plus républicain, et l'un des rédacteurs de l'Aurore. Si le général Thérance ou votre colonel Malher découvrent nos conversations, ils ne me feront rien de neuf, car ils m'ont déjà fait tout le mal qu'ils pouvaient, mais ils vous destitueront, ou vous enverront à Alger.
«—En vérité, ce serait peut-être un bonheur pour moi, ou, pour parler avec l'exactitude mathématique que nous aimons, rien ne peut aggraver mon malheur; je crois, sans vanité, être parvenu au comble de l'ennui.»
La malveillance du colonel Malher pour Lucien n'était plus un secret dans le régiment; peut-être ce brave homme désirait-il qu'un duel le débarrassât de ce jeune républicain, trop protégé pour le vexer en grand.
Un matin le colonel le fit appeler, et Lucien ne fut introduit devant ce dignitaire qu'après avoir attendu trois grands quarts d'heure dans une antichambre malpropre, au milieu de la poussière des bottes que ciraient trois lanciers.
«—Ceci est fait exprès, se dit-il, et je ne puis déjouer cette mauvaise volonté qu'en ne m'apercevant de rien.
«—On m'a fait rapport, monsieur, dit le colonel en serrant les lèvres et d'un ton de pédanterie marqué, on m'a fait rapport que vous mangiez avec luxe chez vous. C'est ce que je ne puis souffrir. Riche ou non riche, vous devez manger à la pension de cinquante-deux francs avec MM. les lieutenants vos camarades. Adieu, monsieur, n'ayant autre chose à vous dire.»
Le cœur de Lucien bondissait de rage; il n'était pas habitué à ce ton.
«—Me voilà donc obligé de dîner avec des lieutenants qui me font la mine! Ma foi, je pourrai dire comme Beaumarchais: «Ma vie est un combat.» Eh bien, je supporterai cela en riant. Déverloy n'aura pas la satisfaction de pouvoir répéter que je me suis donné la peine de naître; je lui répondrai que je me donne aussi la peine de vivre.»
Le surlendemain du jour où le colonel Malher lui avait donné l'ordre relatif au dîner, il vit arriver chez lui l'adjudant sous-officier du régiment, qui passait pour le confident et l'âme damnée du colonel.
La seule distraction de notre héros était de faire de grandes promenades sur le cheval vendu par le préfet. Lara avait un trot magnifique et faisait trois lieues à l'heure.
«—Monsieur, j'ai l'honneur de vous faire savoir, dit l'adjudant, que la promenade de MM. les sous-lieutenants et lieutenants a été fixée à un rayon de deux lieues.»
Il prit un ton rogue et offrit de laisser par écrit la note des accidents de terrain qui, sur les différentes routes marquaient le rayon de deux lieues. La plaine stérile, exécrable et sèche où le génie de Vauban a placé Nancy ne se change en collines un peu passables qu'à trois lieues de distance.
Lucien eût tout donné au monde en ce moment pour pouvoir jeter l'adjudant par la fenêtre.
«—Monsieur, lui dit-il d'un air doux, les lieutenants et sous-lieutenants, quand ils montent à cheval dans le rayon voulu par la loi, peuvent-ils aller au trot ou seulement au pas?
«—Monsieur, je rendrai compte de votre question au colonel.»
Un quart d'heure après, une ordonnance au galop lui apporta une lettre:
«Le sous-lieutenant Leuwen gardera les arrêts vingt-quatre heures pour avoir déversé le ridicule sur un ordre du colonel Malher.»
Pendant que Lucien conjuguait tous les temps du verbe je m'ennuie, les officiers supérieurs du régiment eurent la naïveté d'essayer une visite à Mmes d'Hocquincourt, de Puy-Laurens, de Marcilly, de Commercy, chez lesquelles allaient les officiers du 20e de hussards.
Mmes de Marcilly et de Commercy, qui étaient fort âgées, affectèrent, en voyant les officiers supérieurs du 27e de lanciers, une terreur, comme si, revenues en 93, elles eussent reçu la visite du savetier du coin, revêtu de l'écharpe d'officier municipal.
Les gens de Mmes d'Hocquincourt et de Puy-Laurens avaient ordre apparemment de se moquer de ces messieurs; leur passage dans l'antichambre fut le signal d'éclats de rire scandaleux et excessifs. Elles choisirent leurs propos de façon à pousser l'impertinence jusqu'au point précis où elle devient grossièreté et peut déposer contre le savoir-vivre de la personne qui l'emploie.
«—Eh bien, le colonel avalait tout ça comme de l'eau, disait Filloteau qui racontait l'aventure à Lucien.
N'a-t-il pas voulu nous persuader, en sortant de chez cette Mme d'Hocquincourt, qui n'a pas cessé de rire en nous regardant, qu'au fond nous avions été reçus avec bonté et gaîté, sans façons, comme des amis.
Morbleu! Dans le bon temps, quand nous traversions la France, de Mayence à Bayonne, pour entrer en Espagne, comme nous eussions fait voler les vitres d'une pisseuse comme celle-là!
Une damnée vieille, la comtesse de Marcilly, je crois, nous a offert à boire du vin, comme on le ferait à des charretiers.»
Lucien apprit bien d'autres détails quand il put sortir.
M. Bonnard l'avait présenté dans cinq ou six maisons de la bonne bourgeoisie. Il y trouva la même affectation que chez Mlle Berchu et les mêmes prétentions à la bonhomie.
Il s'aperçut, à son grand chagrin, que les maris bourgeois font réciproquement la police sur leurs femmes, et sans doute, sans en être convenus, uniquement par envie et méchanceté.
Deux ou trois de leurs dames, pour employer leur langage, avaient de fort beaux yeux, et ces yeux avaient daigné parler à Lucien.
Mais comment arriver à leur parler en tête-à-tête?
Le récit et la colère du bon Filloteau, la déconvenue des officiers supérieurs, avaient réveillé chez lui l'esprit de contradiction.
«—Il y a ici une société qui ne veut pas recevoir les gens portant mon habit; essayons d'y pénétrer. Peut-être au fond sont-ils aussi ennuyeux que les bourgeois, mais enfin il faut voir. Il me restera du moins le plaisir d'avoir triomphé d'une difficulté. Il faudra que je demande des lettres d'introduction à mon père.»
Mais écrire à ce père sur un ton sérieux n'était pas chose facile; hors de son comptoir, M. Leuwen avait l'habitude de ne pas lire jusqu'au bout les lettres qui n'étaient pas amusantes.
«—Plus la chose lui est facile, se disait Lucien, plus facilement l'idée lui viendra de me faire quelque niche. Il fait les affaires de bourse de M. Bonpain, le notaire du noble faubourg, qui dirige toutes les quêtes faites en province par les fidèles du parti atteints par la vision de Sainte-Pélagie. Ce M. Bonpain peut, sans difficulté, m'assurer une réception brillante dans toutes les maisons de Nancy.»
Il écrivit donc à son père.
Au lieu du paquet énorme qu'il attendait avec impatience, il ne reçut de la sollicitude paternelle qu'une toute petite lettre écrite sur le papier le plus exigu possible.
«Très aimable sous-lieutenant,
«Vous êtes jeune, vous passez pour riche, vous vous croyez beau sans doute, vous avez du moins un beau cheval, puisqu'il coûte deux cent quarante louis, et, dans les pays où vous êtes, le cheval fait plus de la moitié de l'homme. Il faut que vous soyez encore plus piètre qu'un saint-simonien ordinaire, pour ne pas avoir su vous ouvrir les maisons des noblaillons de Nancy.
«Je parie que Melin, votre domestique, est plus avancé que vous, et n'a que l'embarras du choix pour ses soirées.
«Mon cher Lucien, studiate la matematica, et devenez profond. Votre mère se porte bien, ainsi que votre dévoué serviteur.
«FRANÇOIS LEUWEN.»
Lucien se serait donné au diable après une pareille lecture. Pour l'achever, le soir, en rentrant de cette promenade qui ne pouvait se prolonger au delà de deux lieues, il vit son domestique Mélin, assis dans la rue devant une boutique, an milieu d'un cercle de femmes où l'on riait beaucoup.
«—Mon père est un sage, et moi je ne suis qu'un sot,» se dit-il.
Il remarqua presque au moment même, un cabinet littéraire situé dans la rue de la Pompe; il renvoya son cheval et entra dans la boutique pour changer de pensées et essayer de se dépiquer un peu.
Le lendemain, dès sept heures du matin, le colonel le fit appeler.
«—Monsieur, lui dit-il d'un air hautain, mais contraint au fond, il peut y avoir des républicains, c'est un malheur pour la France; mais j'aimerais autant qu'ils ne fussent pas dans le régiment que le roi m'a confié.»
Et comme Lucien le regardait d'un air étonné:
«—Il est inutile de nier, monsieur, vous passez votre vie au cabinet littéraire de Schmidt, rue de la Pompe, vis-à-vis de l'hôtel de Pontlevé. Ce lieu est signalé comme l'antre de l'anarchie où vont les plus effrontés jacobins de Nancy. Vous n'avez pas eu honte de vous lier avec les va-nu-pieds qui s'y donnent rendez-vous!
Sans cesse on vous voit passer devant cette boutique et vous échangez des signes avec ces gens-là. Je vais jusqu'à croire que c'est vous qui êtes l'anonyme de Nancy, signalé par le ministre à M. le général baron Thérance comme ayant envoyé quatre-vingts francs pour la souscription à l'amende de la Tribune...
Ne dites rien, monsieur, s'écria le colonel en colère, comme Lucien semblait vouloir prendre la parole. Si vous aviez le malheur d'avouer une telle sottise, je serais obligé de vous envoyer au quartier général, à Metz, et je ne veux pas perdre un jeune homme qui déjà une fois a manqué son état.»
Lucien était furieux. Pendant que le colonel parlait, il eut deux ou trois fois la tentation de prendre une plume sur une large table de sapin, tachée d'encre, qui le séparait de ce despote de mauvais goût, et d'écrire sa démission.
La perspective des plaisanteries de son père l'arrêta. Quelques minutes plus tard, il trouva plus digne d'un homme de forcer le colonel à reconnaître qu'on l'avait trompé ou qu'il voulait tromper.
«—Colonel, dit-il d'une voix tremblante de colère, mais du reste se contenant assez bien, j'ai été renvoyé de l'École polytechnique, il est vrai; on m'a appelé républicain, je n'étais qu'étourdi. Excepté la chimie et les mathématiques, je ne sais rien; je n'ai point étudié la politique. Si j'entrevois les plus graves objections à toutes les formes de gouvernement, je ne puis avoir d'avis sur celui qui convient à la France.
«—Comment, monsieur, vous osez avouer que vous ne comprenez pas que le seul gouvernement du roi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .»
Nous supprimons trois pages du discours que le brave colonel répétait tout d'entrain d'après le journal de Paris, reçu la veille.
«—Je l'ai pris de trop haut avec ce troupier,» se dit Lucien pendant ce long sermon, et il chercha une phrase qui dit beaucoup en peu de mots.
«—Je suis entré hier pour la première fois dans ce cabinet littéraire. Je donnerai cinquante louis à qui prouvera le contraire.
«—Il ne s'agit pas ici d'argent, répliqua le colonel avec amertume; on sait que vous en avez beaucoup et il paraît que vous le savez mieux que personne. Hier, monsieur, vous avez lu le National, et vous n'avez ouvert ni le Journal de Paris, ni les Débats qui tenaient le milieu de la table.
«—Il y avait là un observateur exact,» pensa Lucien, et il se mit à raconter tout ce qu'il avait l'ait dans ce cabinet.
À force de petits détails terre à terre, il parvint pourtant à convaincre le colonel Malher: 1°, que réellement il avait lu le journal la veille pour la première fois depuis son arrivée au régiment; 2°, qu'il n'avait passé que quarante minutes au cabinet littéraire Schmidt; 3°, qu'il y avait été retenu tout ce temps uniquement par un grand feuilleton de six colonnes sur Don Juan de Mozart.
Ce qu'il offrit de prouver en répétant les principales idées (y en avait-il?) du feuilleton.
Après une séance de deux heures et le contre-examen le plus vétilleux de la part du colonel, Lucien sortit, pale de colère. La mauvaise foi de Malher était évidente, mais il avait eu le plaisir de le réduire au silence sur tous les points de l'accusation.
«—J'aimerais mieux vivre avec les laquais de mon père! se dit-il dans la journée; mais toute ma vie je passerais pour un sot aux yeux de nos amis si, à vingt-trois ans et avec un cheval de deux cent quarante louis, je faisais fiasco dans un régiment juste milieu.
Pour qu'au moins, en cas de démission, on ait quelque action de moi à citer à Paris, il faut que je me batte. Cela est d'usage en entrant dans un régiment. Du moins, on le croit dans les salons, et, ma foi! si je perds la vie, je ne perdrai pas grand'chose.»
Deux heures plus tard, après le pansement du soir, dans la cour de la caserne, il dit à quelques officiers qui sortaient en même temps que lui:
«—Des espions m'ont accusé, auprès du colonel, du plus plat de tous les péchés: on veut que je sois républicain et pilier du cabinet littéraire. Je voudrais connaître l'accusateur pour d'abord me justifier à ses yeux, et ensuite lui faire deux ou trois petites caresses avec ma cravache.»
Il y eut un moment de silence complet, et ensuite on parla d'autre chose.
Le soir, le domestique de Lucien lui remit une jolie lettre, fort bien pliée; il n'y vit qu'un seul mot: Renégat.
En ce moment, il était l'homme le plus malheureux de tous les régiments de lanciers de l'armée.
«—Voilà comme ils font toutes leurs affaires. Qui avait dit à ces pauvres républicains que je pensais comme eux? Sais-je moi-même ce que je pense?»
Le lendemain, comme il parlait encore de républicanisme à deux ou trois officiers:
«—Mon cher, lui dit l'un d'eux, vous nous ennuyez toujours de la même chanson. Que diable cela nous fait-il, à nous, que vous ayez été à l'École polytechnique, qu'on vous ait calomnié, qu'on vous ait chassé, etc...
«—Je suis déterminé à ne pas me laisser accuser de républicanisme. Je désire marquer ma déclaration par un coup d'épée, et je vous serais fort obligé, monsieur, si vous vouliez bien en donner un à un ennuyeux.»
Ce mot sembla rendre la vie à tous ces pauvres jeunes gens. Lucien vit bientôt vingt officiers autour de lui.
Ce duel fut une bonne fortune pour tout le régiment; il eut lieu le soir même dans un coin de rempart bien triste et bien sale.
On se battit à l'épée, et les deux adversaires furent blessés, mais sans que l'État fût menacé de perdre aucun des deux.
Lucien avait un grand coup d'épée dans le haut du bras droit.
* * *
Le chirurgien-major du régiment, le chevalier Billars, comme il se faisait appeler, sorte de charlatan assez bon homme, natif des Hautes-Alpes, passait chez Lucien des journées entières.
«La bibliothèque du sous-lieutenant, comme disait le chevalier, se trouvant fournie des meilleures éditions, telles que cognac de 1810, kirschwasser de dix ans, vin du Rhin de trente ans, etc.»
Lucien apprit par ce chirurgien qu'il y avait à Nancy un médecin célèbre par son talent, et fort bien venu de tout le monde, à cause de son éloquence et de son ostracisme.
De tout ce que disait le chevalier Billars, Lucien comprit que ce docteur pourrait bien être le factotum de la ville, et, dans tous les cas, un intrigant amusant à voir.
«—Il faut absolument, mon cher docteur, que vous m'ameniez demain ce M. Dupoirier. Dites-lui que je suis en danger.
«—Mais vous n'êtes pas en danger.
«—Mais n'est-il pas amusant de commencer par un mensonge les relations avec un fameux intrigant? Une fois qu'il sera ici, ne me contredites en rien; laissez-moi dire, nous en entendrons de belles sur Henri V et peut-être nous amuserons-nous un peu.
«—Votre blessure est tout à fait chirurgicale et je ne vois pas ce qu'un docteur en médecine...»
Dès le lendemain, le docteur Dupoirier parut, conduit par le chevalier Billars.
Il ne fut pas deux minutes avec Lucien qu'il se mit à lui frapper familièrement sur le ventre en lui parlant, chose d'autant plus singulière que celui-ci était couché.
Ce docteur Dupoirier était un homme de cinquante ans, énergique, maigre, assez bien fait; une contenance vulgaire, un grand nez, et une bouche qui n'en finissait plus.
Cette physionomie était animée par des petits yeux gris presque cachés par des sourcils épais et grisonnants. Ces petits yeux brillaient d'une vivacité d'hyène ou de bête féroce.
Notre héros s'était figuré assez légèrement qu'il s'amuserait sans peine aux dépens d'une sorte de bel esprit de province, hâbleur de son métier. Il trouva que la logique de la province vaut mieux que ses petits travers.
Loin de mystifier Dupoirier, il eut toutes les peines du monde à ne pas tomber lui-même dans quelque ridicule.
«—Quoi? lui disait le docteur, vous, homme bien né, avec des mœurs élégantes, de la fortune, une jolie position dans le monde, une éducation délicate, vous vous jetez dans l'ignoble juste milieu; non pas dans la guerre véritable dont même les misères ont tant de noblesse et de charme pour les cœurs généreux, mais dans la guerre de maréchaussée, dans la guerre dont l'expédition de la rue Transnonain est la bataille de Marengo!
«—Mon cher chevalier, dit Lucien au docteur Billars, qui se scandalisait et se croyait obligé à une défense du juste milieu, mon cher chevalier, je vais raconter à M. Dupoirier quelques petits écarts de jeunesse que je vous confierai plus tard, mais que je préfère ne confier qu'à une personne à la fois.»
Malgré une déclaration aussi vive, il eut toutes les peines du monde à se défaire de M. Billars qui se sentait l'envie de parler politique.
Dupoirier continua comme s'il avait connu notre héros depuis des mois.
«—Vous allez végéter dans l'ennui et la petitesse d'une garnison. Un tel rôle n'est pas fait pour un homme comme vous. Quittez-le au plus vite.
«Le jour où on tirera le canon, le canon national, celui qui fera palpiter tous les cœurs français—le mien, monsieur, tout comme le vôtre—vous distribuerez quelques centaines de louis dans les bureaux, et vous serez sous-lieutenant, puisque déjà vous l'avez été une fois.
«Qu'importe à quelqu'un de votre trempe de faire la guerre comme sous-lieutenant ou comme capitaine? Laissez la petite vanité de l'épaulette aux demi-sots; la votre est de payer noblement sa dette à la patrie.
«L'essentiel, dans ce siècle douteux, est de l'aire preuve du seul genre de mérite qui ne soit pas susceptible d'hypocrisie.»
Ces choses d'une nature si personnelle et qui pouvaient paraître offensantes, perdent tout à être écrites. Il fallait les entendre raconter par un fanatique plein de fougue comme le docteur. Il savait donner aux choses les plus personnelles, aux conseils intimes les moins demandés, un tour si vif, si amusant, tellement éloigné de l'apparence de vouloir prendre un ton de supériorité, et les manières qui accompagnaient ces étranges paroles étaient si burlesques, les gestes d'une vulgarité si plaisante, que Lucien manqua tout à fait du courage nécessaire pour remettre le docteur à sa place, et c'est sur quoi le docteur comptait. Délivré tout à coup et d'une façon si imprévue, par un vieux médecin de province, de l'ennui qui l'accablait depuis six semaines:
«Je serais ridicule, se disait-il en pleurant presque à force de rire intérieur et contenu, si je faisais entendre à ce bouffon prêchant la croisade, que ses façons ne sont pas précisément celles qui conviennent à une première visite. Et, d'ailleurs, que gagnerais-je à l'effaroucher et à m'en priver?»
Tout ce qu'il put faire, ce fut de frustrer l'attente de ce fougueux partisan des prêtres et de Henri V, qui voulait le confesser, et qui ne parvint tout au plus qu'à lui adresser, sans en être interrompu, une foule de phrases inconvenantes.
Mais, comme un véritable apôtre, Dupoirier semblait accoutumé à cette absence de réponses, et n'en eut l'air nullement déferré.
Lucien ne put tromper ce savant médecin que sur l'état de sa santé. Il ne voulut pas que le docteur pût deviner qu'il avait été appelé en sa qualité d'homme singulier, et il se prétendit fort tourmenté par la goutte volante, maladie qu'avait son père et dont il savait par cœur tous les symptômes.
Le docteur l'interrogea avec attention et ensuite lui donna des avis sérieux. Il restait debout, mais ne s'en allait point, et redoublait de flatteries brusques, incisives, dans le but de faire parler Lucien.
Notre héros se sentit tout à coup le courage de parler sans rire.
«—Je ne prétends pas le nier, monsieur, je ne me regarde pas comme né sous un chou; j'entre dans la vie avec certains avantages. Je trouve en France deux ou trois maisons de commerce qui se disputent le monopole des avantages sociaux. Dois-je m'enrôler dans la maison Henri V et Cie, ou dans la maison Carel et Cie? En attendant que je puisse faire un choix, j'ai accepté un petit intérêt dans la maison Philippe, la seule qui soit à même de faire des offres réelles, car moi, je vous l'avoue, je ne crois qu'au positif. J'ai l'avantage d'apprendre mon métier, quelque respectables et considérables que soient le parti de la république et celui de Henri V; ni l'un ni l'autre ne peuvent me donner le moyen d'apprendre à faire agir un escadron dans la plaine. Quand je saurai mon métier, dans le but d'arriver à une belle position, je m'attacherai définitivement à celle de ces trois maisons de commerce qui me fera les meilleures conditions.»
À cette sortie imprévue et dite d'une voix humble, le docteur eut l'air intimidé.
«—Mais vous respectez, monsieur, tout ce qui est respectable, dit-il avec onction et en changeant le ton satanique qu'il avait eu jusque-là.
«—Je respecte toutou rien, mon cher docteur, répliqua Lucien,—et comme le docteur semblait étonné:
«Je respecte tout ce que respectent mes amis; mais quels seront mes amis?»
Le docteur tomba tout à coup dans le genre plat; il fut réduit à parler devoir, dévouement, idées antérieures à toute expérience dans la conscience, de l'honneur, etc.
«—Tout cela est vrai ou tout cela est faux, peu m'importe, continua Lucien de l'air le plus indifférent; je n'ai pas étudié la théologie, nous ne sommes encore que dans la région des intérêts positifs. Si jamais nous avons du loisir, nous pourrons nous enfoncer ensemble dans les profondeurs de la philosophie allemande. Elle explique fort bien, par un appel à la foi, ce dont elle ne peut rendre compte par le raisonnement. Et comme j'avais l'honneur de vous le dire, monsieur, je n'ai pas encore décidé si, par la suite, je prendrai de l'emploi dans la maison de commerce qui place la foi connue chose nécessaire dans sa mise de fonds.
«—Adieu, monsieur, je vois que vous serez des nôtres, reprit le docteur de l'air le plus satisfait; nous sommes tout à fait d'accord,» ajouta-t-il en tapant sur le ventre de Lucien.
«—Je vais chasser pour quelque temps, j'espère, les attaques de votre goutte volante.»
Le docteur écrivit une ordonnance et disparut.
«—Il est aussi niais, se dit-il, que tous ces petits Parisiens qui passent ici, chaque année, pour aller voir le camp de Lunéville. Il récite avec intelligence une leçon qu'il aura apprise à Paris de quelques-uns de ces athées de l'Institut.
«Tout ce machiavélisme si joli n'est que du bavardage, et l'ironie qui est dans ses discours n'est pas encore dans son âme; mais nous en viendrons à bout.»
* * *
Le lendemain, de fort bonne heure, le docteur Dupoirier frappait à la porte de Lucien.
Il entrait dans ses projets d'éviter la présence du Dr Billars, car il comptait employer des arguments qu'il était bien aise de ne communiquer qu'à une personne à la fois, et il fallait être maître de les nier au besoin. Il voulut étaler devant ce jeune homme de vingt-trois ans, privé de société, les noms des maisons de bonne compagnie et des jolies femmes de Nancy.
«—Ah! infâme coquin, se dit Lucien, je le devine. Ce qui m'intéresse surtout, mon cher docteur, fit-il d'un air froid, c'est ce projet de réforme du Code civil. Le partage peut avoir des conséquences pour mon intérêt, car je ne suis pas sans avoir quelques arpents au soleil...
«—Vous voudriez donc qu'à la mort du père de famille, il n'y eût pas de partage égal entre les frères?
«—Certainement, monsieur, ou alors nous tombons dans les horreurs de la démocratie; nos familles nobles, l'espoir de la France, s'ennuient, elles vivent à la campagne et font beaucoup d'enfants.
Que ferons-nous dans vingt ans, quand il faudra pourvoir tous ces enfants?
Que ferons-nous des fils cadets et comment les placer sous-lieutenants à l'armée, après le vol qu'on a laissé prendre à ces maudits sous-officiers? Mais c'est une question à traiter plus tard, une question secondaire. Je placerai dans l'Église au moins un des fils de tout bon gentilhomme, comme l'Angleterre nous en donne l'exemple.
Je dis que même parmi la canaille, le partage ne doit pas être égal. Si vous n'arrêtez le mal, bientôt tous vos paysans sauront lire. Il faut donc commencer par établir, sous prétexte de convenance de la bonne culture, que jamais la terre ne sera divisée en morceaux de moins d'un arpent... Prenons pour exemple ce que nous connaissons, car c'est là toujours la marche la plus sûre. Voyons de près les intérêts des familles nobles de Nancy....»
Bientôt le docteur en fut à répéter que Mme d'Hocquincourt était la femme la plus séduisante de la ville, qu'elle avait plus d'esprit que Mme de Puy-Laurens, enfin, que Mme de Chasteller était un fort bon parti.
«—Mon cher docteur, répondit Lucien, si j'étais d'humeur à me marier, mon père a mieux que cela pour moi. Il est tel parti, à Paris, qui est aussi riche que toutes ces dames prises ensemble.
«—Mais vous oubliez une petite circonstance, dit le docteur avec emphase, la naissance...
«—Certainement, cela a son poids. Une jeune personne qui porte le nom de Montmorency, de La Trémoille, dans ma position, cela peut bien équivaloir à cent mille francs, même deux cent mille. Mais, mon cher docteur, votre noblesse de province est inconnue à trente lieues.
«—Comment, monsieur, reprit Dupoirier indigné, Mme de Commercy, cousine de l'empereur d'Autriche, qui descend des maisons de Lorraine...?
«—Absolument, cher docteur, Paris ne connaît la noblesse de province que par les discours ridicules des trois cents députés de M. de Villèle.
Si je tenais absolument au mariage, mon père me déterrerait quelque banquière (?) hollandaise, enchantée de régner dans le salon de ma mère, et fort empressée d'acheter cet avantage avec un million.»
Au son de ce mot de million, un changement parut sur la physionomie du docteur.
Il crut Lucien absolument sans cœur et commença à estimer notre héros.
«—Si ce garçon-là avait passé quatre ans au régiment et fait deux voyages à Prague, il vaudrait mieux que nos d'Antin et nos Roller. Du moins, quand nous sommes entre nous, il ne fait pas de pathos.»
Après trois semaines de retraite forcée, rendue moins ennuyeuse par la présence presque continue du docteur, Lucien fit sa première sortie, et ce fut pour aller chez la directrice de la poste, la bonne Mlle Prichard, dévote célèbre. Là, il s'assit sous prétexte de fatigue, il entra en conversation d'un air sage et discret, et enfin s'abonna à la Quotidienne, à la Mode, et au Journal de Paris, alors le plus éhonté des ministériels.
La maîtresse de poste regardait avec vénération ce jeune homme en uniforme et fort élégant, qui prenait un si grand nombre d'abonnements et à de tels journaux.
Lucien avait compris que, dans un régiment juste milieu, tous les rôles valaient mieux que celui de républicain, c'est-à-dire d'homme qui se bat pour un gouvernement qui n'a point d'argent à donner. Plusieurs honorables députés ne comprennent pas à la lettre un tel degré d'absurdité, et trouvent cela immoral[1].
«—Il est évident que si je reste homme raisonnable, je ne trouverai pas ici un pauvre petit salon où passer la soirée avec deux femmes. Ces gens-ci m'ont l'air à la fois trop fiers et trop bêtes pour comprendre la raison.
Républicain, je viens de me battre pour prouver que je ne le suis pas; il ne me reste d'autre mascarade dans cette triste garnison que celle d'ami des privilèges et de la religion qui les soutient.
On m'objectera la simplicité de mon nom bourgeois; je répondrai en montrant que j'ai de l'argent; le colonel Malher me pourchasse, parbleu! je vais essayer de le battre à coups de bonne compagnie. Ce docteur Dupoirier me sera fort utile; il m'a tout l'air de ces gens qui s'attachent aux privilégiés avec l'office de penser pour eux. Ce fut jadis le rôle de Cicéron auprès des praticiens de Rome, amollis et amoindris par un siècle d'aristocratie heureuse et tranquille.»
Le soir du jour où Lucien s'était permis une première sortie, le docteur était chez lui; il prêchait sur les ouvriers dont la misère devait renverser Louis-Philippe. Comme cinq heures sonnaient, il s'arrêta tout à coup au milieu d'une phrase commencée et se leva.
«—Qu'avez-vous donc, docteur? dit Lucien.
«—C'est le moment du salut!» Et le docteur lui expliqua cette cérémonie religieuse avec une voix pieuse, contrite, à peine articulée, qui faisait un étrange contraste avec la voix criarde, hardie, perçante, qui lui était si naturelle.
«—Que dirait-on de moi, cher docteur, si je vous accompagnais?
«—Bien ne vous ferait plus d'honneur, répondit celui-ci sans se fâcher le moins du monde du rire de Lucien, sans même s'en apercevoir; mais je dois en conscience m'opposer à cette seconde sortie comme je l'ai fait à la première. L'air frais du soir peut ramener l'inflammation, et si nous arrivons à offenser l'artère, bonsoir à la compagnie.
«—N'avez-vous pas d'autres objections?
«—Vous vous exposerez à des plaisanteries voltairiennes et ironiques de la part de vos camarades.
«—Bah! ils sont trop courtisans pour cela. Le colonel nous a dit à l'ordre, le premier samedi après notre arrivée, et d'un air significatif, qu'il allait à la messe.
«—Et toutefois neuf de vos camarades ont manqué à ce devoir dimanche dernier. Mais, au fait, que vous importent les plaisanteries? On sait dans Nancy comment vous les réprimez. Et d'ailleurs, votre sage conduite a déjà porté ses fruits.
Pas plus tard qu'hier, comme on racontait chez M. le marquis de Pointcarré que vous étiez un pilier du cabinet littéraire de ce polisson de Schmidt, Mme de Chasteller a répondu que sa femme de chambre, qui passe sa vie aux fenêtres sur la rue de la Pompe, lui avait dit que c'était bien à tort que le colonel Malher vous avait fait une scène sur cet article. Jamais elle ne vous avait vu entrer dans cette boutique, et qu'à vous voir passer sur votre beau cheval, avec votre air élégant et soigné, vous n'aviez pas l'air du tout... excusez les propos plus justes qu'élégants d'une femme de chambre,—et le docteur hésitait.
«—Allons, allons, cher docteur, je ne m'offense que de ce qui peut me nuire.
«—... Vous n'aviez pas l'air du tout d'un manant de républicain.
«—Je vous avouerai, monsieur, reprit Lucien avec un grand sérieux, que je ne puis me faire à l'idée d'aller lire dans une boutique.—Ce dernier mot fut lancé avec bonheur.—D'ici à peu de jours je pourrai vous offrir le petit nombre de journaux dont un honnête homme peut avouer la lecture.
«—Je le sais, je le sais... dit le docteur avec un petit air de satisfaction provinciale; Mlle la directrice de la poste, qui pense bien, nous a dit ce matin que nous posséderions bientôt une cinquième Quotidienne dans Nancy.
«—Ceci est trop fort, pensa Lucien. Cette figure hétéroclite se moquerait-elle de moi?»
Ce mot de cinquième Quotidienne avait été dit avec un accent contrit bien fait pour inquiéter la vanité de notre héros.
«—Nous allons bientôt voir»; il passa un habit et suivit le docteur au salut.
Cette cérémonie pieuse avait lieu aux Pénitents, jolie petite église très proprement blanchie à la chaux et sans autre ornement que des confessionnaux en bois de noyer bien luisant. Lucien s'aperçut bien vite qu'il n'y avait là que la très bonne compagnie du pays. (Toute la bourgeoisie de l'Est de la France est croyante.)
Il vit le bedeau offrir un sou à une femme du peuple, point mal mise, qui, voyant une église ouverte, fit mine d'y entrer.
«—Passez, la mère, ceci est une chapelle particulière.»
L'offre était évidemment une insulte; la petite bourgeoise rougit jusqu'au blanc des yeux et laissa tomber le sou. Le bedeau regarda s'il n'était pas vu et remit le sou dans sa poche.
«—Toutes ces femmes qui m'entourent et le peu d'hommes qui les accompagnent, ont une physionomie parfaitement convenable. Le docteur ne se moque pas plus de moi que tout le monde; c'est tout ce que je puis prétendre.»
Une fois sa vanité rassurée, Lucien s'amusa infiniment.
«—C'est comme à Paris, se dit-il. La noblesse se figure que la religion rend les hommes plus faciles à gouverner, et mon père dit que c'est la haine pour les prêtres qui a fait tomber Charles X. Ce n'est pas tout d'être venu ici. Il faut y être comme tout le monde,» et il eut recours au docteur.
Aussitôt celui-ci quitta sa place et alla demander un livre à Mme la comtesse de Commercy, qui en avait plusieurs, portés dans un sac de velours par sa demoiselle de compagnie. Le docteur revint avec un petit in-quarto superbe, et expliqua à Lucien les armes qui chamarraient cette reliure magnifique.
Un coin de l'écusson était occupé par l'aigle de la maison de Habsbourg. Mme la comtesse de Commercy appartenait, en effet, à la maison de Lorraine, mais à une branche aînée, injustement dépossédée, et, par une conséquence peu claire, se croyait plus noble que l'empereur d'Autriche.
En écoutant ces belles choses, Lucien, persuadé qu'on le regardait, et craignant par-dessus tout de rire, étudiait attentivement les alérions de Lorraine, frappés sur la couverture avec des fers à froid. Vers la fin du salut, Lucien, dont la chaise touchait presque celle du docteur, s'aperçut que, sans être indiscret, il pouvait faire voir qu'il entendait la conversation qu'avaient avec lui cinq ou six dames d'un âge mûr.
Ces dames s'adressaient au bon docteur, comme elles l'appelaient, mais il était plus qu'évident que le but de ces dialogues était en l'honneur du brillant uniforme dont la présence dans la chapelle des Pénitents faisait événement ce soir-là.
«—C'est ce jeune officier millionnaire qui s'est battu il y a quinze jours, disait une dame placée à côté du docteur.
«—Mais on le disait blessé à mort, répliqua sa voisine.
«—Le bon docteur l'a sauvé, ajouta une troisième, des portes du tombeau.
«—Mais ne le disait-on pas républicain?
«—Vous voyez bien que non: il est des nôtres.
«—Vous aurez beau dire, ma chère, on m'a juré qu'il est proche parent de Robespierre, qui était d'Amiens. Leuwen est un nom du Nord.»
Lucien se voyait le sujet des conversations; il y avait plusieurs mois que rien de semblable ne lui était arrivé.
«—J'occupe trop ces provinciaux, se dit-il, pour que tôt on tard, le docteur ne me présente pas à ces dames qui me font l'honneur de me croire de la famille de feu M. de Robespierre. Je passerai mes soirées à entendre les mêmes choses que je viens d'entendre ici, et on aura de la considération pour moi.»
À ce moment, il était question d'une souscription en faveur du célèbre M. Cochin[2], avocat du plus grand mérite, le Cicéron de la légitimité, qui, deux ou trois fois par an, à la Chambre des députés, montrait un talent de premier ordre et sauvait le parti du ridicule.
Comme tous les hommes occupés d'une grande pensée et qui ont l'âme éloquente, M. Cochin pouvait être obligé de vendre ses terres.
«—Je donnerais bien la pièce d'or, mais ce M. Cochin, après tout, n'est pas né, dit la marquise de Marcilly. Je ne porte avec moi que de l'or, et je prie le bon docteur d'envoyer sa servante chez moi, demain, après la messe de sept heures et demie, je remettrai quelque argent.
«—Votre nom, madame la marquise, répondit le docteur, commencera justement la page 14 de mon grand registre à dos élastique, que j'ai reçu ou plutôt que nous avons reçu de nos amis de Paris.
«—Et moi, dit Lucien tout haut, j'oserai prier M. Dupoirier de m'inscrire pour quarante francs. Mais j'aurai l'ambition de voir mon nom figurer immédiatement après celui de madame; cela me portera bonheur.
«—Bien, fort bien, jeune homme, s'écria Dupoirier d'un air paternel et sacerdotal.
«—Si mes camarades savent ceci, se dit Lucien, les épithètes de cafard vont pleuvoir, et gare au second duel. Mais comment le sauraient-ils? Ils ne voient pas ce monde-ci. Tout au plus le colonel, par ses espions, et ma foi, tant mieux! Cafard pour le gouvernement, vaut mieux que républicain.»
Vers la fin du service, le cœur de Lucien eut un grand sacrifice à faire; malgré un pantalon blanc, de la plus exquise fraîcheur, il fallut se mettre à deux genoux sur la pierre sale de la chapelle des Pénitents.