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Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Premier

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[1]Le mot est rayé dans le manuscrit.

[2]Mot illisible.

[3]Mme de Chasteller.

* * *

La seule chose adroite que Lucien avait mise dans sa lettre était de supplier pour une réponse.

«—Accordez-moi mon pardon, madame, et je vous jure un silence éternel.»

«—Dois-je faire cette réponse, se disait Mme de Chasteller; ne serait-ce pas commencer une correspondance? Résister toujours au bonheur qui se présente, même le plus innocent, quel supplice! Quel vie triste! Ne suis-je déjà pas assez ennuyée par deux années de bouderie contre Paris?»

Cette réponse, si méditée, partit enfin; c'étaient des conseils sages donnés sous le nom de l'amitié. On l'exhortait à se garantir ou à se guérir d'une velléité que l'on ne croyait tout au plus qu'une fantaisie sans conséquence. Le ton de la lettre n'était pas tragique; Mme de Chasteller avait même voulu prendre celui d'une correspondance ordinaire, et sortir tout à fait des grandes phrases de la vertu outragée. Cette lettre était à peine à la poste, qu'elle reçut celle de sept pages écrites par Lucien avec tant de sens. Elle fut outrée de colère, et se repentit amèrement du ton de bonté qu'elle avait pris. Elle écrivit aussitôt quatre lignes pour prier M. Leuwen de ne pas continuer une correspondance sans objet; dans le cas contraire elle serait forcée de renvoyer les lettres sans les ouvrir. Forte de cette belle résolution, elle demanda ses chevaux et voulut se débarrasser de quelques visites. Elle débuta par les Serpierre; il lui sembla recevoir comme un coup dans la poitrine, près du cœur, en trouvant Lucien comme établi dans le salon de ces dames, et jouant avec les demoiselles en présence du père et de la mère, comme s'il eut été un véritable enfant.

«—Eh bien! la présence de Mme de Chasteller vous déconcerte? Est-ce qu'elle vous intimide? Vous n'êtes plus bon enfant! lui dit après un moment Mlle Théodelinde.

«—Eh bien, oui! puisqu'il faut que je l'avoue,» répondit Lucien.

Mme de Chasteller ne put se défendre de prendre la parole; le ton général de cette famille l'entraîna à son insu: elle parla sans s'affecter. Lucien put répondre pour la seconde fois de sa vie; les idées lui vinrent en foule en s'adressant à Mme de Chasteller, et il sut les exprimer. La gaieté gagna si bien tout le monde et l'on se trouva si bien ensemble, que Mlle Théodelinde, songeant à la grande calèche de M. Leuwen, de laquelle on se servait sans façon, alla parler bas à sa mère.

«—Allons au Chasseur Vert!» dit-elle tout haut.

Cette idée fut approuvée par tous. On alla à un joli café, établi à une lieue et demie de la ville, au milieu des grands arbres de la foret de Burviller. Ces sortes de cafés dans les bois, où l'on trouve ordinairement le soir de la musique, sont d'un usage allemand qui heureusement commence à pénétrer dans plusieurs villes de l'Est de la France.

La gaieté douce et la bonhomie de la conversation furent extrêmes.

Pour la première fois, pendant un aussi long temps, Lucien osait parler devant Mme de Chasteller; elle-même, à plusieurs reprises, ne put se défendre de sourire en le regardant et ensuite de lui donner le bras. Il était parfaitement heureux.

Il dit à Mme de Chasteller, comme entraîné par un mouvement involontaire:

«—Mais, madame, pouvez-vous douter de la sincérité et de la pureté du sentiment qui m'anime? ne voyez-vous pas que je vous aime de toute mon âme? Depuis le jour de mon arrivée, lorsque mon cheval tomba sous vos fenêtres, je n'ai pensé qu'à vous, et bien malgré moi, car vous ne m'avez pas gâté par vos bontés. Je puis vous jurer, quoique cela soit bien enfant et peut-être ridicule à vos yeux, que les moments les plus doux de ma vie sont, ceux que je passe sous vos fenêtres, quelquefois, le soir.»

Mme de Chasteller, qui lui donnait le bras, le laissait dire et s'appuyait presque sur lui; elle le regardait avec des yeux attentifs, si ce n'est attendris.

Lucien le lui reprocha presque.

«—Quand nous serons de retour à Nancy, quand les vanités de la vie nous auront saisis de nouveau, vous ne verrez en moi qu'un petit sous-lieutenant. Vous serez sévère et j'ose dire méchante pour moi. Vous n'avez pas beaucoup à faire pour me rendre malheureux: la seule peur de vous avoir déplu suffit pour m'ôter toute tranquillité.»

Ce mot fut dit avec une vérité et une simplicité si touchantes, que Mme de Chasteller répondit aussitôt.

«—Ne croyez pas la lettre que vous recevrez de moi.»

S'il n'avait pas été dans une clairière du bois, à cent pas des demoiselles de Serpierre qui pouvaient les voir, Lucien l'eût embrassée, et, en vérité, elle l'eût laissé faire.

Tel est le danger de la musique et des grands bois.

«—Permettez-moi de vous voir demain chez vous.

«—Grand Dieu! répondit-elle avec terreur.

«—De grâce!

«—Eh bien! je vous recevrai demain.»

À peine fut-elle rendue à la solitude et au raisonnement, qu'elle eut des remords effroyables de la visite qu'elle venait de permettre. Elle eut recours à une demoiselle Bérard, bourgeoise que nous avons rencontrée, fourrée parmi les grandes dames, dans la chapelle des Pénitents. C'était une fort petite personne, sèche, de quarante-cinq à cinquante ans, au nez pointu, au regard faux, et toujours mise avec beaucoup de soin, coutume qu'elle avait rapportée d'Angleterre où elle avait été vingt ans dame de compagnie de milady Reatown, riche pairesse catholique.

* * *

Le pauvre sous-lieutenant était loin de prévoir l'étrange société qu'on lui préparait. Il avait pensé, avec beaucoup de finesse, qu'il ne devait se présenter chez Mme de Chasteller qu'a près avoir demandé M. le marquis de Pointcarré, et, pour être sûr de ne pas trouver le vieux marquis, il attendit qu'il quittât son hôtel vers les trois heures, pour se rendre au club Henri V.

À peine le vit-il passer sur la Place d'armes, que son cœur commença à battre avec force. Il vint frapper à la porte de l'hôtel; il était tellement déconcerté qu'il parla avec respect à la vieille portière paralytique, et put à peine trouver assez de voix pour s'en faire entendre. En montant au premier étage, ce fut avec une sorte de terreur qu'il regarda le grand escalier en pierre grise, avec sa rampe de fer à dessins vernissés en noir et dorés dans les endroits qui représentaient des fleurs. Il arriva à la porte de l'appartement et, en étendant la main vers la sonnette de laiton anglais, il désira presque qu'on lui annonçât qu'elle était sortie. De sa vie il n'avait été à ce point dominé par la peur. Il sonna. Le bruit lui lit mal; on ouvrit enfin.

Un domestique alla l'annoncer, en le priant d'attendre dans le second salon, où il trouva Mlle Bérard. Il remarqua qu'elle n'était, pas en visite, mais établie comme pour rester. Cette vision acheva de le déconcerter; il salua profondément et alla à l'autre extrémité du salon regarder attentivement une gravure.

Mme de Chasteller parut après quelques minutes. Son teint était animé, sa contenance agitée; elle alla prendre place sur un canapé, tout près de Mlle Bérard, et engagea Leuwen à s'asseoir. Jamais homme ne trouva moins de facilité à prendre place et à parcourir les formules ordinaires de politesse. Pendant qu'il prononçait peu nettement des paroles assez vulgaires, Mme de Chasteller était devenue excessivement pâle. Sur quoi Mlle Bérard mit ses lunettes pour les considérer. Lucien promenait des yeux incertains de la charmante figure de Mme de Chasteller à ce petit visage jaune et luisant, dont le nez pointu surchargé de lunettes d'or était tourné vers lui. Même dans les moments les plus désagréables, telle qu'était cette première entrevue de deux êtres, de deux amants, le lendemain du jour où ils s'étaient presque avoué qu'ils s'aimaient, il y avait au fond des traits de Mme de Chasteller une expression de bonheur si simple et si noble, qu'elle fit un peu oublier à Lucien Mlle Bérard.

Il goûtait avec délices le vif plaisir de découvrir une nouvelle perfection dans la femme qu'il aimait. Ce sentiment rendit un peu de vie à son cœur. Il restait toujours une grande difficulté à vaincre: que dire? Et il fallait parler, le silence en se prolongeant devenait une imprudence en présence de cette dévote si méchante.

«—Il fait un temps magnifique, madame, dit-il enfin—la respiration lui manqua après cette terrible phrase... Vous avez là une magnifique gravure de Morghen.

«—Mon père l'aime beaucoup, monsieur. Il l'a rapportée de Paris à son dernier voyage.» Et ses yeux troublés cherchaient à ne pas voir ceux de Lucien.

Le comique de cette entrevue et ce qui la rendait humiliante pour l'intime conscience de Lucien, c'est qu'il avait employé une nuit sans sommeil à préparer une douzaine de phrases charmantes, touchantes, peignant admirablement et avec esprit l'état de son cœur. Il avait surtout songé à donner à l'expression de la simplicité et de la grâce, et à éviter avec soin ce qui aurait pu impliquer le moindre rayon d'espérance.

Il lui vint enfin une pauvre idée.

«—Je serais bien heureux, madame, si je puis parvenir à être un bon officier de cavalerie, car il paraît que le ciel ne m'a pas destiné à être un orateur éloquent dans la Chambre des députés.»

Il vit que Mlle Bérard ouvrait ses petits yeux autant qu'il est possible. «Bien, se dit-il, elle croit que je parle politique et songe à faire son rapport.»

«—Je ne saurais plaider à la Chambre les causes dont je serais plus profondément pénétré. Loin de la tribune, je serais tourmenté par la vivacité des sentiments qui enflammeraient mon âme, mais en ouvrant la bouche devant ce juge suprême et sévère auquel je tremblerais de déplaire, je ne pourrais que lui dire:

«Voyez mon trouble, vous remplissez tellement tout mon cœur qu'il ne lui reste même pas la force de se représenter lui-même à vos yeux.»

Mme de Chasteller avait écouté d'abord avec plaisir, mais, vers la fin de ce discours, elle eut peur de Mlle Bérard; les phrases de Lucien lui semblèrent beaucoup trop transparentes. Elle se hâta de l'interrompre:

«—Avez-vous, en effet, monsieur, quelque espérance de vous faire élire à la Chambre des députés?»

Lucien cherchait à répondre avec modestie sur ses espérances, lorsqu'une idée lui vint: «Voilà donc l'entrevue que j'avais considérée comme le bonheur suprême!» Cette idée le glaça. Il ajouta quelques phrases dont la platitude lui fit pitié. Tout à coup il se leva et se hâta de sortir.

À peine arrivé dans la rue, il se retrouva bien étonné et comme stupide.

«—Je suis guéri, s'écria-t-il après avoir fait quelques pas. Mon cœur n'est pas fait pour l'amour! Quoi! c'est là la première entrevue, le premier rendez-vous avec une femme que l'on aime? Comme j'avais tort de mépriser les petites danseuses de l'Opéra! Leurs pauvres petits rendez-vous me faisaient seulement penser à ce que serait un tel bonheur, avec une femme que l'on aimerait d'amour. Quel ridicule!»

Il y avait, fort près de la rue de la Pompe, une petite chapelle gothique, fondée par un René, duc de Lorraine, que les habitants admiraient avec des transports d'artiste, depuis trois ans qu'ils avaient lu dans une revue de Paris que c'était une belle chose. Avant cette époque, un marchand de fer s'en servait pour y appuyer sa marchandise. Le hasard, en ce moment, le plaça en face de ce monument, grand comme l'une des plus petites chapelles de Saint-Germain l'Auxerrois.

Il s'y arrêta longtemps et avec plaisir; son attention pénétra dans les moindres détails. En examinant les petites têtes de saints et d'animaux, il était étonné à la fois et de ce qu'il sentait et de ce qu'il ne sentait plus. Il se souvint tout à coup, avec une vraie joie, que ce soir-là il y avait poule et concours pour une queue d'honneur au café Charpentier. Dans l'aridité de son cœur, il attendit l'heure du billard avec impatience et y arriva le premier. Il joua avec un plaisir vif, n'eut pas de distractions, et par hasard gagna. Mais il n'eut garde de boire. Faire des excès ce soir-là lui parut un fort sot plaisir; seulement, par un reste d'habitude, il cherchait à ne pas se trouver seul avec lui-même. Tout en plaisantant avec ses camarades, il lui vint des idées philosophiques et sombres:

«—Ces pauvres femmes, se disait-il, qui sacrifient toute leur destinée à nos fantaisies! qui comptent sur notre amour! Et comment n'y compteraient-elles pas? ne sommes-nous pas sincères quand nous le leur jurons?

«—Mais sur quelle herbe avez-vous marché, lui dit un de ses camarades; vous êtes gai et bon enfant ce soir!...

«—Point bizarre, point hautain! reprit un autre.

«—Les autres jours, ajouta un troisième, le poète du régiment, vous étiez comme une ombre envieuse qui revient sur la terre pour se moquer des plaisirs des vivants. Aujourd'hui les jeux et les ris semblent voler sur vos traces!...»

Le lendemain, cette aubade de trompettes que l'on appelle la diane dans les régiments, le réveilla à cinq heures. Il était plongé dans un tourment profond. Ne plus penser uniquement à Mme de Chasteller lui laissait un vide immense; son esprit se mit à détailler ses qualités, mais il en était moins sûr que de sa céleste beauté.

«—Quels cheveux magnifiques! avec le brillant de la plus belle soie, longs, abondants! Quelle admirable couleur ils avaient hier, sous l'ombre de ces grands arbres! Quel blond charmant! Ce ne sont point ces cheveux couleur d'or, chantés par Ovide, ni ces cheveux couleur d'acajou que Raphaël et Carlo Dolce ont donnés à leurs plus belles têtes. Le nom que je donnerais à ceux-ci peut n'être pas fort élégant, mais, réellement, sous le brillant de la plus belle soie, ils ont la couleur de la noisette. Quant aux yeux, qui en vit jamais de pareils?»

À ce moment, son domestique, arrivant de Darney, lui remit la réponse de Mme de Chasteller. C'était, comme on sait, quatre lignes fort sèches. Il savait bien que son premier mot, au Chasseur Vert, avait été un désaveu de cette lettre; cependant elle était si courte et si vive! Il en resta frappé, et frappé au point qu'il oublia la manœuvre.

Son chasseur Nicolas vint le chercher au galop.

«—Ah! lieutenant, vous allez en avoir une fameuse du colonel!»

Lucien, sans mot dire, sauta à cheval et galopa.

Dans le courant de la manœuvre, le colonel vint se placer derrière le septième escadron, où il était en serre-file.

«—À mon tour, maintenant,» pensa-t-il.

Et, à son grand étonnement, aucun mot grossier ne lui fut adressé.

«—Mon père aura fait écrire à cet animal-là.»

Cependant la crainte de mériter quelque blâme le rendit fort attentif ce matin-là, et, peut-être par malice, le colonel fit recommencer plusieurs fois les mouvements où le septième escadron se trouvait toujours en tête.

Une fois chez lui, il demanda sa calèche à quatre heures; il était mal à son aise; il alla voir atteler les chevaux et trouva vingt choses à reprendre dans l'écurie; enfin, ce fut avec un plaisir sensible qu'en sortant, il se trouva au milieu des demoiselles de Serpierre.

Leur conversation rendit le mouvement à son âme; il le leur dit avec grâce.

Mme de Chasteller entra. On ne l'attendait pas ce jour-là.

Jamais il ne l'avait vue si jolie; elle était pâle et un peu timide.

«—Et malgré cette timidité, se dit Lucien, elle se livre à des lieutenants-colonels!»

Ces mots grossiers semblèrent lui rendre toute sa passion.

Les demoiselles de Serpierre étaient fort gaies; un domestique de Lucien venait de leur apporter des bouquets magnifiques qu'il avait fait prendre dans les serres de Darney, pays célèbre pour les fleurs. Il se trouva qu'il n'y avait point de bouquet pour Mme de Chasteller; on fut obligé de diviser en deux le plus beau.

«—C'est d'un triste augure!» pensa-t-elle.

Elle en fut un peu interdite. Ce qu'il y avait de brusque et de peu gracieux dans le regard de Lucien l'étonnait.

Elle se demandait si, pour conserver son estime, et ne pas manquer à cette délicatesse sans laquelle une femme ne saurait être aimée sincèrement d'un homme lui-même un peu délicat, elle ne devait pas quitter cette maison ou du moins paraître offensée.

«—Il n'y a plus rien de vrai pour moi au monde, se dit-elle tout à coup, si M. Leuwen n'est pas un être sincère et bon.»

Un peu avant son arrivée, Lucien, pour excuser l'heure prématurée de sa visite, avait proposé aux dames de Serpierre une promenade au Chasseur Vert. Après quelques mots de politesse à Mme de Chasteller et le récit de la proposition faite et acceptée, ces demoiselles quittèrent le jardin en courant pour aller prendre leurs chapeaux. Mme de Serpierre les suivait d'un pas plus sage.

Alors ils restèrent seuls dans une grande allée d'acacias assez large; ils se promenaient silencieusement, mais aux deux bords opposés de l'allée.

«—Convient-il, se dit-elle, de suivre ces demoiselles dans cette partie de campagne, ce qui a l'air d'admettre M. Leuwen dans mon intimité?»

* * *

Il n'y avait qu'un instant pour se décider; l'amour tira parti de ce surcroît de trouble.

Tout à coup, au lieu de continuer à marcher en silence et les yeux baissés, pour éviter les regards de Lucien, Mme de Chasteller se tourna vers lui:

«—Monsieur Leuwen a-t-il eu quelque sujet de chagrin à son régiment? Il semble plongé dans les ombres de la mélancolie!

«—Il est vrai, madame, je suis profondément tourmenté depuis hier. Je ne conçois rien à ce qui m'arrive. Je suis honteux de ce que j'ai à dire, mais enfin mon devoir d'homme d'honneur veut que je parle.»

À ce préambule si sérieux, les yeux de Mme de Chasteller rougirent.

«—La forme même de mon discours, les mots que je dois employer, sont aussi ridicules que le fond même de ce que j'ai à dire est bizarre, et même sot.»

Il y eut un petit silence; enfin, comme dominant péniblement beaucoup de mauvaise honte, il dit en hésitant et d'une voix faible et mal articulée:

«—Le croiriez-vous, madame? Pourrez-vous l'entendre sans vous moquer de moi et sans me croire le dernier des hommes?

«Je ne puis chasser de ma pensée la personne que j'ai rencontrée hier chez vous. La vue de cette figure atroce, de ce nez pointu, avec des lunettes, semble avoir empoisonné mon âme.»

Mme de Chasteller eut envie de sourire.

«—Non, madame, jamais depuis mon arrivée à Nancy, je n'ai éprouvé ce que j'ai senti à la vision de ce monstre; mon cœur en a été glacé. Je vous parle, madame, d'une façon un peu emphatique, mais, en vérité, je ne sais comment expliquer en d'autres mots ce qui m'arrive depuis la vue de votre demoiselle de compagnie. Le signe fatal en est que, pour vous parler un peu le langage de l'amour, il faut que je fasse effort sur moi-même.»

Mme de Chasteller semblait atterrée.

«—C'est clair, ce n'est qu'un fat. Y a-t-il moyen, se disait-elle, de prendre ceci au sérieux? Dois-je croire que c'est l'aveu naïf d'une âme tendre?»

Les façons de parler de Lucien étaient si simples quand il s'adressait à Mme de Chasteller, qu'elle penchait pour ce dernier avis.

D'un autre côté, ses manières, l'accent de ses paroles étaient changés à un tel point, la fin de cette harangue avait l'air si vraie, qu'elle ne voyait pas comment faire pour ne pas y croire.

Mme de Chasteller entendait les demoiselles de Serpierre qui revenaient au jardin en courant.

M. et Mme de Serpierre étaient déjà dans la grande calèche de Lucien.

Elle ne voulut pas se donner le temps d'écouter la raison.

«—Si je ne vais pas au Chasseur Vert, deux de ces pauvres petites perdront cette partie de plaisir.»

Et elle monta en voiture avec les plus jeunes.

Quand on descendit à l'entrée du bois de Burviller, Lucien était un autre homme.

Mme de Chasteller le vit du premier coup d'œil. Son front avait repris la sérénité de son âge; ses manières avaient de l'aisance.

Il se trouva qu'au bout de quelques instants il lui donna le bras; deux des demoiselles de Serpierre marchaient à leurs côtés, le reste de la famille suivait à dix pas. Il prit un ton très gai pour ne pas attirer l'attention de ces dames.

«—Depuis que j'ai osé dire la vérité à la personne que j'estime le plus au monde, je suis un autre homme. Avant de me livrer au bonheur inspiré par ces beaux yeux, j'aurais besoin, madame, d'avoir votre opinion sur le ridicule de cette harangue, où il y avait des chaînes, du poison, et autres mots tragiques.

«—Je vous avouerai, monsieur, que je n'ai pas d'opinion bien arrêtée. Mais en général, ajouta-t-elle après un petit silence et d'un air sévère, je crois voir de la sincérité; si on se trompe, du moins l'on ne veut pas tromper. Et la vérité fait tout passer, même les chaînes et le poison.»

Elle trouvait un plaisir extrême à rêver, et ne parlait que juste assez pour ne pas se donner en spectacle à la famille de Serpierre qui s'était réunie. Enfin, heureusement pour Leuwen, les cors allemands arrivèrent et se mirent à jouer des valses de Mozart et des duos tirés de Don Juan et des Nozze di Figaro. Lucien était tout à fait transporté dans le roman de la vie; l'espérance du bonheur lui semblait une certitude. Il osa lui dire dans ces courts instants de demi-liberté qu'ils pouvaient avoir:

«—Il ne faut pas tromper le Dieu qu'on adore. J'ai été sincère, c'était la plus grande marque de respect que je puisse donner; m'en punira-t-on?

«—Vous êtes un homme étrange!

«—Il serait plus poli de vous dire oui. Mais, en vérité, je ne sais pas ce que je suis et je donnerais beaucoup à qui pourrait me le dire. Je n'ai commencé à vivre et à chercher à me connaître, que le jour où mon cheval est tombé sous des fenêtres qui ont des persiennes vertes.»

Ces paroles furent dites comme par quelqu'un qui les trouve à mesure qu'il les prononce.

Mme de Chasteller ne put s'empêcher d'être profondément touchée de cet air à la fois sincère et noble: Lucien avait senti une certaine pudeur à parler de son amour plus ouvertement, et on l'en remercia par un tendre sourire.

«—Oserais-je me présenter demain? ajouta-t-il. Mais je demanderai une autre faveur, presque aussi grande: celle de n'être pas reçu en présence de cette demoiselle.

«—Vous n'y gagnerez rien, lui répondit-elle avec tristesse, j'ai une trop grande répugnance à vous entendre traiter, en tête-à-tête, un sujet qui semble être le seul dont vous puissiez me parler. Venez, si vous êtes assez honnête homme pour me promettre de me parler de toute autre chose.»

Lucien promit.

Leur bonheur de se trouver ensemble était intime et profond; il avait presque les larmes aux yeux. Plusieurs fois, dans le courant de la promenade, Mme de Chasteller avait évité de lui donner le bras, mais sans affectation aux yeux des Serpierre ni dureté pour lui.

Comme il était déjà nuit tombante, on quitta le Café Haus pour revenir aux voitures qu'on avait laissées à l'entrée du bois. Mme de Chasteller lui dit:

«—Donnez-moi le bras, Monsieur Leuwen.

Lucien serra le bras qu'on lui offrait et le mouvement fut presque rendu.

Les cors étaient délicieux à entendre dans le lointain; il s'établit un profond silence.

Par bonheur, lorsqu'on arriva aux voitures, il se trouva qu'une des demoiselles de Serpierre avait oublié son mouchoir dans le jardin du Chasseur Vert; on proposa d'envoyer un domestique.

Lucien, revenant de bien loin à la conversation, fit observer à Mme de Serpierre que la soirée était superbe, que Mlles de Serpierre avaient moins couru que l'avant-veille, que les voitures pouvaient suivre, etc... Enfin, par une foule de bonnes raisons, il concluait qu'il serait peut-être plus agréable de retourner à pied.

On renvoya la décision à Mme de Chasteller.

«—À la bonne heure, dit-elle, mais à condition que les voitures ne suivent pas; ce bruit de roues qui s'arrêtent quand vous arrêtez, est désagréable.»

Lucien pensa que les musiciens étant payés, allaient quitter le jardin; il envoya un domestique les engager à recommencer les morceaux de Don Juan et des Nozze.

Il revint auprès de ces dames, et reprit sans difficulté le bras de Mme de Chasteller.

On marchait tous ensemble; la conversation générale était aimable et gaie. Lucien parlait pour la soutenir et ne pas faire remarquer son silence.

Mme de Chasteller et lui n'avaient garde de rien se dire; ils étaient trop heureux ainsi.

Bientôt on entendit les cors recommencer. En arrivant au jardin, Lucien prétendit que M. de Serpierre et lui avaient grande envie de prendre du punch, et qu'on en ferait un très doux pour les dames. Comme l'on se trouvait bien ensemble, la motion du punch passa malgré l'opposition de Mme de Serpierre prétendant que rien n'était plus nuisible au teint des jeunes filles.

On ne rentra à Nancy qu'à neuf heures et demie du soir.

* * *

Lucien avait manqué à un devoir de caserne: l'appel du soir avait eu lieu sans lui, et il était de semaine. Il courut bien vite chez l'adjudant qui lui conseilla de s'aller dénoncer au colonel.

Ce colonel était ce qu'on appelait, en 1834, un juste-milieu forcené et commun, et fort jaloux de l'accueil que Lucien recevait dans la bonne compagnie.

Le manque de succès dans ce quartier, comme disent les Anglais, pouvait retarder le moment où ce colonel si dévoué serait fait général, aide de camp du roi, etc... Il ne répondit à la démarche du sous-lieutenant que par quelques mots forts secs qui le mettaient aux arrêts pour vingt-quatre heures.

Cette idée l'occupa toute la nuit.

C'était tout ce que celui-ci craignait. Il rentra chez lui pour écrire à Mme de Chasteller.

Après mille incertitudes, il envoya tout simplement un domestique porter à l'hôtel Pointcarré une lettre qui pouvait être lue de tous.

Il n'osait en vérité écrire à Mme de Chasteller. Tout son amour était revenu et, avec lui, l'extrême terreur qu'elle lui inspirait.

Le surlendemain, à quatre heures du matin, il fut réveillé par l'ordre de monter à cheval.

Il trouva tout en émoi à la caserne.

Un sous-officier d'artillerie était fort affairé à distribuer des cartouches aux lanciers.

Les ouvriers d'une ville, à huit ou dix lieues de là, venaient, dit-on, de s'organiser et de se confédérer.

Le colonel Malher parcourait la caserne en disant aux officiers, de façon à être entendu des lanciers:

«—Il s'agit de leur donner une leçon qui compte au piquet. Pas de pitié pour ces b...-là. Il y aura des croix à gagner.»

En passant sous les fenêtres de Mme de Chasteller, Lucien regarda beaucoup; mais il ne put rien apercevoir derrière les rideaux de mousseline brodée, parfaitement fermés. Il ne put pas la blâmer; le moindre signe pouvait être aperçu et commenté par les officiers du régiment.

Le fait est que toutes les dames de la ville occupaient les fenêtres de la rue de la Pompe et de la suivante, que le régiment avait à parcourir pour sortir de la ville. Les roues des pièces et des caissons ébranlaient les maisons de bois de Nancy et causaient à ces dames une terreur pleine de plaisir.

Lucien salua Mmes d'Hocquincourt, de Puy-Laurens, de Serpierre, de Marcilly.

«—Me voilà allant sabrer les tisserands, comme dit élégamment M. de Wassignies. Si l'affaire est chaude, le colonel sera fait commandeur de la Légion d'honneur, et moi je gagnerai un remords.»

Le 23e de lanciers employa six heures pour faire les huit lieues qui séparent Nancy de N... Le régiment était retardé par la dernière batterie d'artillerie.

Le colonel Malher reçut trois estafettes et, à chaque fois, il fit changer les chevaux des pièces de canon. On mettait à pied les lanciers dont les chevaux paraissaient les plus propres à être attelés.

À moitié chemin, M. Féron, le préfet, rejoignit le régiment au grand trot; il le longea de la queue à la tête pour parler au colonel et eut l'agrément d'être hué par les lanciers.

Il avait un sabre que sa taille exiguë faisait paraître immense. Le murmure sourd se changea en éclats de rire, qu'il chercha à éviter en mettant son cheval au galop, etle rire redoubla avec les cris ordinaires: «Il tombera, il ne tombera pas!!!»

Mais le préfet eut bientôt sa revanche. À peine engagés dans les rues étroites et sales de N..., les lanciers furent hués par les femmes et les enfants des ouvriers placés aux fenêtres des pauvres maisons, et par les ouvriers eux-mêmes qui, de temps en temps, paraissaient aux coins des ruelles les plus étroites.

On entendait les boutiques se fermer rapidement de toutes parts.

On arriva sur une place irrégulière et fort longue, garnie de cinq ou six mûriers rabougris, et traversée dans toute sa longueur par un ruisseau infect, chargé de toutes les immondices de la ville.

L'eau en était bleue, servant aussi d'égout à plusieurs ateliers de teinture.

Le colonel mit son régiment en bataille le long de ce ruisseau; là, les malheureux lanciers, accablés de soif et de fatigue, passèrent sept heures, exposés à un soleil brillant du mois d'août.

Comme nous l'avons dit, à l'arrivée du régiment toutes les boutiques s'étaient fermées, et les cabarets plus vite que le reste.

«—Nous sommes frais, criait un lancier.

«—Nous voici en bonne odeur, répondait une autre voix.

«—Silence, f....e!» glapissait quelque lieutenant juste-milieu.

Lucien remarqua que tous les officiers qui se respectaient, gardaient un silence profond et avaient l'air fort sérieux.

Il s'observait lui-même, et se trouvait de sang-froid, comme à une expérience de chimie à l'École polytechnique. Ce sentiment égoïste diminuait beaucoup de son horreur pour ce genre de service.

Le grand lieutenant grêlé, dont le lieutenant-colonel Filloteau lui avait parlé, vint lui causer des ouvriers en jurant.

Lucien ne répondit pas un mot et le regarda avec un mépris inexplicable.

Comme le lieutenant s'éloignait, quatre ou cinq voix prononcèrent assez haut: «Espion! espion!!»

Lucien eut l'idée d'envoyer ses domestiques à deux heures de là, dans un village qui devait être paisible, pour acheter à tout prix une centaine de pains et du fourrage.

Les domestiques réussirent et, vers les quatre heures, on vit arriver avec plaisir quatre chevaux chargés de pain, et deux autres chargés de foin.

À l'instant il se fit un profond silence. Les paysans vinrent parler à Lucien qui les paya bien. Il en fit faire la distribution aux soldats de sa compagnie.

«—Voilà le républicain qui commence ses menées,» dirent plusieurs officiers qui ne l'aimaient pas.

Le colonel Filloteau vint plus simplement lui demander deux ou trois pains pour lui, et du foin pour ses chevaux.

Un instant plus tard, Lucien entendit le préfet qui disait au colonel:

«—Quoi! nous ne pourrons pas appliquer un coup de sabre à ces gredins-là?»

La distribution faite par lui avait révélé cette idée ingénieuse, qu'il y avait des villages dans les environs de la ville, et vers les cinq heures, on distribua une livre de pain à chaque lancier, et un peu de viande aux officiers.

À la nuit tombante, on tira un coup de pistolet, mais personne ne fut atteint.

Sur les dix heures, on s'aperçut que les ouvriers avaient disparu. À onze heures il arriva de l'infanterie à laquelle on remit les canons et l'obusier, et, à une heure du matin, le régiment, mourant de faim, hommes et chevaux, repartit pour Nancy.

Pour les détails militaires, stratégiques et politiques de cette grande affaire, voir les journaux du temps:

«Le régiment s'était couvert de gloire, et les ouvriers avaient fait preuve d'une insigne lâcheté.»

Telle fut la première campagne de Lucien. En revenant, il se disait:

«—En supposant que nous arrivions de jour, oserai-je me présenter à l'hôtel de Pointcarré?»

Il osa, mais il mourait de peur en frappant à la porte cochère.

Le cœur lui battait tellement en ouvrant la porte de l'appartement de Mme de Chasteller, qu'il se demanda s'il cesserait encore de l'aimer.

Elle était seule, sans Mlle Bérard.

Avec de l'audace, il aurait pu se jeter dans ses bras et n'en être pas repoussé; il pouvait du moins établir un traité de paix fort avantageux pour les intérêts de sa passion.

Bientôt elle eut peur; elle comprenait la situation et se sentait attendrie.

«—Il faut que je vous renvoie,» lui dit-elle d'un air triste qui voulait être sévère.

Lucien eut peur de la fâcher et céda.

«—Ai-je l'espoir, madame, de vous revoir chez Mme d'Hocquincourt, c'est son jour?

«—Peut-être bien, et vous n'y manquerez pas; je sais que vous ne haïssez point de vous trouver avec cette jeune femme si jolie.»

Une heure après, il était chez Mme d'Hocquincourt, Mme de Chasteller n'y parut que fort tard.

* * *

Nous prendrons la liberté de sauter à pieds joints sur les deux mois qui suivirent. Cela nous sera d'autant plus facile que Lucien, au bout de ces deux mois, n'était pas plus avancé que le premier jour.

Quoique bien traité en général, et se croyant aimé quand il était de sang-froid, il n'abordait cependant Mme de Chasteller qu'avec une sorte de terreur. Il n'avait jamais pu se guérir d'un certain sentiment de trouble en sonnant à sa porte, et il n'était jamais sûr de la façon dont il allait être reçu.

La vieille portière de l'hôtel de Pointcarré était pour lui un être fatal, auquel il ne pouvait parler sans que la respiration lui manquât.

Un soir Mme de Chasteller eut à écrire une lettre pressée.

«—Voilà un journal pour amuser vos loisirs,» dit-elle en riant et en jetant à Lucien un numéro des Débats, et elle alla en sautant prendre un pupitre fermé qu'elle vint poser sur la table.

Comme elle ouvrait le pupitre en se penchant, avec une petite clef attachée à la chaîne de sa montre, Lucien se baissa un peu sur la table et lui baisa la main. Mme de Chasteller releva la tête: ce n'était plus la même femme.

«—Je ne pourrai donc jamais avoir la moindre confiance en vous?» et ses yeux exprimaient la plus vive colère.

«Quoi! je veux bien vous recevoir, quand j'aurais dû fermer ma porte pour vous comme pour tout le monde.

«Je vous admets à une intimité dangereuse pour ma réputation,—ici sa physionomie comme sa voix prirent l'air le plus altier,—je vous traite en frère, et vous profitez de mon peu de défiance pour vous permettre un geste aussi humiliant, à le bien prendre, pour vous comme pour moi.

«Allez, monsieur, je me suis trompée en vous admettant à mon intimité.»

Lucien aurait dû se lever, la saluer froidement et lui dire:

«—Vous exagérez, madame. D'une petite imprudence sans conséquence et peut-être sotte chez moi, vous faites un crime in-folio. J'aimais une femme supérieure par l'esprit et par la beauté, et, en vérité, je ne vous trouve que jolie en ce moment.»

En disant ces paroles, il fallait prendre son sabre, l'attacher tranquillement et sortir.

Bien loin de là, sans songer à ce parti, qu'il eût trouvé trop cruel et trop dangereux, Lucien se bornait à se désoler d'être renvoyé. Il s'était bien levé, mais ne partait pas; il cherchait évidemment un prétexte pour rester.

«—Je vous céderai la place, monsieur,» reprit Mme de Chasteller avec une politesse parfaite, au travers de laquelle perçait bien de la hauteur et comme le mépris de ne point le voir partir.

Comme elle repliait son pupitre pour le transporter ailleurs, Lucien, tout à lait en colère, lui dit:

«—Pardon, madame, je m'oubliais.» Et il sortit, outré de dépit contre lui-même et contre elle.

Il n'y avait eu de bon dans toute sa conduite que le ton de ces deux derniers mots.

«—Que je suis un bien petit garçon de me laisser traiter ainsi! Je n'ai absolument que ce que je mérite. Quand je suis auprès d'elle, au lieu de chercher à me faire une position un peu convenable, je ne songe qu'à la regarder comme un enfant.»

Il eut l'idée heureuse de monter chez Mme d'Hocquincourt. De toutes les provinciales qui existèrent jamais, c'était celle qui avait le plus de naturel.

«—Ah! vous me décidez, monsieur! s'écria-t-elle en le voyant paraître. Que je suis heureuse de vous voir! Je n'irai pas chez Mme de Marcilly.»

Et elle rappela le domestique qui sortait pour dire de faire atteler les chevaux.

«—Mais comment faites-vous pour n'être pas aux pieds de la sublime Chasteller? Est-ce qu'il y aurait brouille dans le ménage?»

Mme d'Hocquincourt examinait Lucien d'un air riant et malin.

«—Ah! c'est clair, s'écria-t-elle. Cet air contrit m'a tout dit. Mon malheur est écrit dans ces traits altérés, dans ce sourire forcé; je ne suis qu'un pis aller. Allons, contez-moi vos chagrins. Sous quel prétexte vous a-t-on chassé? Vous chasse-t-on pour recevoir un homme plus aimable, ou vous chasse-t-on parce que vous l'avez mérité? Mais d'abord soyez sincère si vous voulez être consolé.»

Lucien eut beaucoup de peine à se bien tirer des questions de Mme d'Hocquincourt. Elle ne manquait pas d'esprit, et cet esprit, se trouvant tous les jours au service d'une volonté ferme et d'une passion vive, avait acquis toutes les habitudes du bon sens. Dans un moment où, tout en répondant, il pensait malgré lui à ce qui lui arrivait avec Mme de Chasteller, il se surprit adressant des propos galants, presque des choses aimables et personnelles, à la jeune femme qui, dans un négligé élégant et dans une attitude de l'intérêt le plus vif, se trouvait à demi couchée sur un canapé à deux pas devant lui.

Dans la bouche de Lucien, le langage avait pour Mme d'Hocquincourt tout l'attrait de la nouveauté: elle allait sur son compte de découvertes en découvertes et commençait à le trouver l'homme le plus charmant de Nancy.

Cela était d'autant plus dangereux, qu'il y avait déjà plus de dix-huit mois que durait M. d'Antin; c'était un règne bien long et qui étonnait tout le monde.

Le tête-à-tête fut interrompu par l'arrivée de M. Murcé.

C'était un pauvre jeune homme maigre, qui portait avec fierté une petite tête surmontée de cheveux très noirs. Fort taciturne au commencement d'une visite, son mérite consistait en une gaieté parfaitement naturelle et fort drôle, à cause de sa naïveté, mais qui ne le prenait que lorsque depuis une heure ou deux, il se trouvait avec des gens gais. Bientôt après, survint un autre habitué de la maison, M. de Goëllo, un gros homme blond et pâle, de beaucoup d'instruction et d'un peu d'esprit, qui s'écoutait parler et disait une fois au moins par jour qu'il n'avait pas encore quarante ans. Du reste, c'était un être prudent: répondre oui à la question la plus simple, ou avancer à l'occasion une chaise à quelqu'un, était un sujet de délibération qui l'occupait un quart d'heure.

Depuis cinq ou six ans il était amoureux de Mme d'Hocquincourt; il espérait toujours que son tour viendrait, et quelquefois cherchait à faire croire aux nouveaux arrivants que son tour était déjà venu et passé.

M. de Goëllo fut suivi à intervalles pressés par quatre ou cinq jeunes gens.

«—C'est, en vérité, ce qu'il y a de mieux et de plus gai dans la ville, se disait Lucien en les voyant arriver.

«—Je sors de chez Mme de Marcilly, dit l'un d'eux; ils sont tous tristes et affectent encore d'être plus tristes qu'ils ne sont.

«—C'est ce qui est arrivé à X... qui les rend si aimables.

«—Moi, disait un autre, choqué de la façon dont Mme d'Hocquincourt regardait Lucien, quand j'ai vu que nous n'avions ni Mme d'Hocquincourt, ni Mme de Puy-Laurens, ni Mme de Chasteller, j'ai pensé que je n'avais d'autre ressource que d'enterrer ma soirée dans une bouteille de champagne, et c'était le parti que j'allais prendre si j'avais trouvé la porte de Mme d'Hocquincourt fermée au vulgaire.

«—Mais, mon pauvre Téran, reprit Mme d'Hocquincourt à cette allusion à la réputation de Lucien, on ne menace pas de s'enivrer, on s'enivre. Il faut avoir l'esprit de voir cette différence.

«—Rien de plus difficile, en effet, que de savoir boire,» s'écria le pédant Goëllo.

On craignit une anecdote.

«—Qu'allons-nous faire, qu'allons-nous faire?» s'écrièrent à la fois Murcé et un des comtes Roller.

C'était la question que tout le monde se faisait, sans que personne trouvât la réponse, quand parut M. d'Antin.

Son air riant éclaircit tous les fronts.

Il n'avait pas le sens commun, mais le meilleur cœur du monde et un fond de gaieté incroyable: il achevait de manger une grande fortune, qu'un père fort avare lui avait laissée depuis trois ou quatre ans. Il avait quitté Paris où on l'avait pourchassé pour des plaisanteries sur un personnage auguste.

C'était un homme unique pour organiser les parties de plaisir; rien ne pouvait languir dans les lieux où il se trouvait.

Mme d'Hocquincourt connaissait toutes ces grâces, et la surprise, élément si essentiel de son bonheur, était impossible.

Goëllo, qui avait appris ce mot, plaisantait lourdement M. d'Antin sur ce qu'il ne faisait plus rien de neuf, lorsque le comte de Wassignies entra.

«—Vous n'avez qu'un moyen de durer, dit-il, devenez raisonnable!

«—Je m'ennuierai moi-même, répondit d'Antin. Je n'ai pas votre courage, moi! J'aurai bien le temps d'être sérieux quand je serai ruiné et, alors, pour m'ennuyer d'une manière utile, je compte me jeter dans la politique et dans les sociétés secrètes en l'honneur de Henri V, qui est mon roi à moi. En attendant, messieurs, comme vous êtes fort sérieux et encore tout endormis de l'amabilité de l'hôtel de Marcilly, jouons à ce jeu italien que je vous ai appris l'autre jour, le pharaon. M. de Wassignies qui ne le sait pas, taillera; Goëllo ne pourra pas dire que j'arrange les règles du jeu pour gagner toujours. Qui sait le pharaon ici?

«—Moi, dit Lucien.

«—Eh bien, soyez assez bon pour surveiller M. de Wassignies et lui faire suivre les règles du jeu. Vous, Roller, vous serez le croupier.

«—Je ne serai rien, dit Roller d'un ton sec, car je file.

«—Après le jeu, à minuit, reprit d'Antin, quand vous serez ruinés comme de braves jeunes gens bien rangés, nous irons souper à la Grande Chaumière.» C'était le meilleur cabaret de Nancy, établi dans le jardin d'un ancien couvent de Chartreux.

«—J'y consens, dit Mme d'Hocquincourt, si c'est un pique-nique.

«—Sans doute, et comme M. Lafiteau, qui a un excellent vin de Champagne, pourrait se coucher, je vais m'occuper du vin et le faire frapper. En attendant, monsieur Leuwen, voilà cent francs; faites-moi l'honneur de jouer pour moi et tâchez de ne pas séduire Mme d'Hocquincourt, ou je me venge et je passe à l'hôtel de Pointcarré pour vous dénoncer.»

Tout le monde obéit à ce qu'avait décidé d'Antin, même le politique Wassignies.

Après un quart d'heure, le jeu était fort animé.

«—Je jette les cartes par la fenêtre, dit Mme d'Hocquincourt, si quelqu'un porte plus de cinq francs. Est-ce que vous voulez faire de moi une marquise Brelandière!»

D'Antin revint, et à minuit et demi, on partit pour le jardin de la Grande Chaumière. Un petit oranger en fleur, l'unique qui fût dans Nancy, se trouvait placé au milieu de la table. Le souper fut fort gai, personne ne s'enivra, et l'on se sépara les meilleurs amis du monde à trois heures du matin.

C'est ainsi qu'une femme se perd de réputation en province, et c'est ce dont Mme d'Hocquincourt se moquait parfaitement. En se levant, le lendemain matin, elle alla voir son mari qui lui dit en l'embrassant:

«—Tu fais bien de t'amuser, ma pauvre petite, puisque tu en as le courage.»

Lucien sortit avec les derniers de ses compagnons de soirée; il s'attachait à leur petite troupe qui s'en allait diminuant à chaque coin de rue, à mesure que chacun prenait le chemin de sa maison. Enfin il accompagna fidèlement celui de ces messieurs qui demeurait le plus loin. Il avait une peine mortelle à se trouver seul avec lui-même.

Le lendemain, il retourna chez Mme d'Hocquincourt, que ses amis de Nancy appelaient familièrement Mme d'Hocquin.

Il y trouva le bon M. de Serpierre et le comte de Wassignies. On parlait de l'éternelle politique.

M. de Serpierre expliquait longuement, et malheureusement avec preuves, comment les choses allaient mieux avant la révolution, à l'intendance de Metz, sous M. de Calonne, depuis ministre si célèbre.

«—Ce courageux magistrat, disait-il, ce malheureux La Châlotais, le premier des Jacobins... on était alors en 1779...»

Lucien se pencha vers Mme d'Hocquincourt et lui dit gravement:

«—Quel langage, madame, et pour vous et pour moi.»

Elle éclata de rire; M. de Serpierre s'en aperçut:

«—Savez-vous bien, monsieur, reprit-il d'un air piqué, en s'adressant à M. Leuwen...

«—Ah! mon Dieu! me voici en scène, pensa celui-ci... Il était écrit que je tomberais de Dupoirier dans le Serpierre.

«—Savez-vous bien, monsieur, continuait le marquis d'une voix tonnante, que les gentilshommes un peu titrés ou parents de titrés, faisaient modérer les tailles et les capitations de leurs protégés, ainsi que leurs propres vingtièmes? Savez-vous que, quand j'allais à Metz, je n'avais d'autre auberge, moi qui vous parle, ainsi que tout ce qu'il y avait de comme il faut en Lorraine, que l'hôtel de l'Intendance de M. Calonne? Là, table somptueuse, des femmes charmantes, les premiers officiers de la garnison, des tables de jeu, un ton parfait! Ah! c'était le beau temps. Au lieu de cela, vous avez un petit préfet morne et sombre, en habit râpé, qui dîne tout seul et fort mal, en supposant qu'il dîne.»

Lucien se pencha vers Mme d'Hocquincourt et lui dit tout bas:

«—Ce qu'il pense de M. de Calonne qu'il regrette tant, je le pense, moi, de notre joli tête-à-tête de l'autre jour; je fus bien gauche de ne pas profiter de l'attention sérieuse que je lisais dans vos yeux, pour essayer de deviner si vous vouliez de moi pour ami de cœur.

«—Tâchez de me rendre folle, je ne m'y oppose pas,» dit-elle d'un air simple et froid.

Elle le regardait en silence, avec beaucoup d'attention et une petite moue philosophique charmante. Sa beauté en ce moment était relevée par un petit air de grave impartialité, délicieux.

«—Mais, ajouta-t-elle, comme ce que vous me demandez n'est pas un devoir, au contraire, tant que je ne serai pas folle de vos beaux yeux, mais folle à lier, n'attendez rien de moi.»

À la fin, M. de Serpierre vit bien aux sourires de Mme d'Hocquincourt que l'attention que lui prêtait Lucien ne devait être que de la politesse. Le vénérable vieillard prit le parti de se rabattre complètement sur M. de Wassignies.

Ces messieurs se mirent à se promener dans le salon. Lucien était du plus beau sang froid et cherchait à s'enivrer de la peau si blanche et si fraîche et des formes si voluptueuses qui étaient devant ses yeux.

«—Quelle différence entre cet air riant, poli, plein de considération, avec lequel on m'écoute, et celui que je rencontre ailleurs. Et ces bras potelés qui brillent sous cette gorge si transparente! ces jolies épaules dont la molle blancheur flatte l'œil! Rien de tout cela auprès de l'autre. Un air hautain, un regard sévère, et une robe qui monte jusqu'au cou.»

Sa vanité blessée rendait bien vif le plaisir de réussir.

MM. de Serpierre et de Wassignies, dans le feu de leur discussion, s'arrêtaient souvent à l'autre bout du salon.

Lucien sut profiter de ces instants de liberté complète, et on l'écoutait, avec une admiration tendre.

Ces messieurs étaient au fond du salon depuis plusieurs moments, arrêtés apparemment par quelque raisonnement frappant de M. de Wassignies en faveur des vastes terres et de la culture en grand, si favorables à la noblesse, quand arriva tout à coup jusqu'à deux pas de Mme d'Hocquincourt, Mme de Chasteller, suivant de près, avec sa démarche légère et jeune, le laquais qui l'annonçait et que l'on n'avait pas écouté. Il lui fut impossible de ne pas voir dans les yeux de Mme d'Hocquincourt et même dans ceux de Lucien, combien elle arrivait peu à propos. Elle se mit à parler beaucoup, avec gaieté et à voix liante, de ce qu'elle avait remarqué dans ses visites de la soirée.

MM. de Serpierre et de Wassignies avaient quitté leur politique et s'étaient, rapprochés. Lucien parlait assez souvent.

«—Il ne faut pas qu'elle s'imagine que je suis absolument au désespoir parce qu'elle m'a fermé sa porte.»

Mais en parlant et en tâchant d'être aimable, il oublia jusqu'à la présence de Mme d'Hocquincourt; sa grande affaire, au milieu de son air riant et occupé, était d'observer du coin de l'œil si ses beaux propos avaient quelque succès auprès de Mme de Chasteller. L'unique souci de celle-ci était, de son côté, de voir si Lucien s'apercevait de la vive peine qu'elle avait eue, le trouvant ainsi établi d'un air d'intimité auprès de Mme d'Hocquincourt.

«—Il faudrait savoir s'il s'est présenté chez moi avant de venir ici,» pensait-elle.

Peu à peu, il vint beaucoup de monde: MM. Murcé, de Sanréal, Roller, de Lanfort et quelques autres inconnus au lecteur, et dont, en vérité, il ne vaut pas la peine de lui faire faire connaissance; Mmes de Puy-Laurens, de Saint-Cyran, etc., enfin M. d'Antin lui-même. Mme de Chasteller regardait toujours les yeux de sa brillante rivale. Après avoir répondu à tout le monde et fait rapidement le tour du salon, ses yeux qui, ce soir-là, avaient presque le feu de la passion, revenaient toujours à Lucien et semblaient le contempler avec une curiosité vive.

Quand la conversation fut bien animée et que Mme de Chasteller put se taire sans inconvénient, sa physionomie devint sombre.

Lucien se trouva si approché de la table sur laquelle elle était un peu penchée, que ne pas lui parler du tout eut été une chose remarquée.

«—Ce serait du dépit, se dit-il, et c'est ce qu'il ne faut pas.»

Il rougit.

Mme de Chasteller, en éloignant une gravure pour en prendre une autre, leva un peu les yeux et vit bien cette rougeur qui ne fut pas sans influence sur elle.

Mme d'Hocquincourt voyait fort bien aussi, de loin, ce qui se passait près de la table, et M. d'Antin, qui cherchait à l'amuser dans ce moment par une histoire plaisante, lui parut un conteur infini dans ses développements.

Lucien osa lever les yeux sur Mme de Chasteller, mais il tremblait de rencontrer les siens, ce qui l'eût forcé de parler à l'instant. Elle regardait une gravure, mais d'un air hautain et presque en colère. La pauvre femme avait eu la pensée de prendre la main de Lucien qu'il appuyait sur la table et de la porter à ses lèvres. Cette idée lui avait fait horreur, et l'avait mise dans une véritable colère contre elle-même.

«—Il faut en finir, se dit Leuwen, choqué de cet air hautain, et puis n'y plus songer.»

«—Quoi, madame, serais-je assez malheureux pour vous inspirer encore de la colère? S'il en est ainsi, je m'éloigne à l'instant.»

Elle leva les yeux et ne put s'empêcher de lui sourire avec une extrême tendresse.

«—Non, monsieur, lui dit-elle quand elle put parler, j'avais de l'humeur contre moi-même pour une sotte idée qui m'était venue.»

Elle devint si excessivement rouge que Mme d'Hocquincourt, dont le regard ne les avait pas quittés, se dit:

«—Les voilà réconciliés et mieux que jamais; en vérité, s'ils l'osaient, ils se jetteraient dans les bras l'un de l'autre.»

Lucien allait s'éloigner. Mme de Chasteller le vit.

«—Restez auprès de moi, là, lui dit-elle, mais je ne saurais vous parler en ce moment.»

Et ses yeux se remplirent de larmes; elle se baissa beaucoup et regarda une gravure. Lucien était tout interdit.

«—Est-ce amour, est-ce haine? mais il me semble que ce n'est pas de l'indifférence. Raison de plus pour m'éclairer et en finir.»

«—Vous me faites tellement peur que je n'ose vous répondre, lui dit-il d'un air en effet fort troublé.

«—Et que pourriez-vous me dire? reprit-elle avec hauteur.

«—Que vous m'aimez, mon ange. Dites-le-moi, je n'en abuserai jamais.»

Mme de Chasteller allait dire: «Eh bien, oui! mais ayez pitié de moi,» lorsque Mme d'Hocquincourt, qui s'approchait rapidement, frôla la table avec sa robe de toile anglaise toute raide d'apprêt, et ce fut par ce bruit seulement que Mme de Chasteller s'aperçut de sa présence. Un dixième de seconde de plus et elle répondait à Lucien devant Mme d'Hocquincourt.

«—Dieu! quelle horreur, pensa-t-elle, et à quelle infamie suis-je donc réservée ce soir? Si je lève les yeux, Mme d'Hocquincourt, lui-même, tout le monde, verront que je l'aime. Ah! quelle imprudence j'ai commise en venant ici ce soir. Je n'ai plus qu'un parti à prendre: dussé-je périr en cette place, je vais rester immobile et en silence.»

Mme d'Hocquincourt attendit un instant que Mme de Chasteller relevât les yeux, mais sa méchanceté n'alla pas plus loin. Elle n'eut point l'idée de lui adresser quelque parole piquante qui, tout en augmentant son trouble, l'eût forcée à relever la tête et à se donner en spectacle. Elle oublia Mme de Chasteller et n'eut plus d'yeux que pour Lucien. Elle le trouva ravissant en ce moment, Il avait des yeux tendres et cependant un petit air mutin. Lorsqu'elle ne pouvait pas s'eu moquer chez un homme, cet air mutin décidait de la victoire.

* * *

Mme de Chasteller avait oublié son amour pour être uniquement attentive au soin de sa gloire. Elle prêta l'oreille à la conversation générale: le camp de Lunéville et ses suites probables, qui n'étaient rien moins que la chute immédiate du pouvoir qui avait l'imprudence d'en ordonner la formation, occupaient encore toutes les attentions. Mais on en était à répéter des idées et des faits déjà dits plusieurs fois: on était beaucoup plus sûr de la cavalerie que de l'infanterie, etc., etc.

«—Ce rabâchage, pensa Mme de Chasteller, va bientôt impatienter Mme de Puy-Laurens. Elle va prendre un parti pour ne pas s'ennuyer; placée auprès d'elle et dans les rayons de sa gloire, je pourrai écouter et me taire, et surtout M. Leuwen ne pourra plus me parler.»

Réfugiée dans ce port, Mme de Chasteller qui se sentait presque les larmes aux yeux et qui était hors d'état de regarder Lucien, rit beaucoup des ridicules que Mme de Puy-Laurens donnait à tout ce qui l'entourait.

Comme Lucien ne s'approcha pas une seule fois de Mme de Chasteller, Mme d'Hocquincourt en conclut aisément que tout était fini entre eux. D'ailleurs elle devait à son heureux caractère, à son génie naturel, ce point de dissemblance marqué avec la province: elle s'occupait infiniment peu des affaires des autres, et poursuivait, en revanche, avec une activité incroyable, les projets qui se présentaient à sa tête folle. Les siens sur Lucien furent facilités par une circonstance grave: c'était vendredi le lendemain, et, pour ne pas participer à la profanation de cette journée de pénitence, M. d'Hocquincourt s'était allé coucher longtemps avant minuit. À l'instant de son départ, Mme d'Hocquincourt avait fait servir du vin de Champagne et du punch.

«—On dit, pensait-elle, que mon bel officier aime à s'enivrer; il doit être bien joli dans cet état-là. Voyons-le.»

Mais Lucien ne se départit pas d'une fatuité digne de Paris; pendant toute la fin de cette soirée il ne daigna pas dire trois mots de suite. Ce fut là tout le spectacle qu'il présenta à Mme d'Hocquincourt. Elle en fut étonnée au dernier point et à la fin ravie:

«—Quel être étonnant! Et à vingt-trois ans! Quelle différence avec les autres!»

L'autre partie du duetto pensé par Leuwen était celle-ci:

«—Grand Dieu! que ces gens sont bêtes! Dans quelle plate compagnie le hasard m'a-t-il jeté? Comment faire pour être plus sot et plus mesquinement bourgeois? Quel attachement farouche au plus petit intérêt d'orgueil! Et ce sont là les descendants des vainqueurs de Charles le Téméraire!»

Telles étaient ses pensées en buvant avec gravité les verres de vin de Champagne que Mme d'Hocquincourt lui versait avec ravissement. Et il ajoutait:

«—Les domestiques de ces gens-là, après deux ans de guerre dans un régiment commandé par un colonel juste, vaudraient cent fois mieux que leurs maîtres. On trouverait chez ces domestiques un dévouement sincère à quelque chose. Et, pour comble de ridicule, ces gens-là parlent sans cesse de dévouement, c'est-à-dire justement de la chose au monde dont ils sont le plus incapables.»

Ces pensées égoïstes, philosophiques, politiques, très fausses peut-être, étaient la seule ressource de Lucien quand Mme de Chasteller le rendait malheureux. Ce qui faisait de lui un sous-lieutenant philosophique, c'est-à-dire triste et assez plat sous l'effet d'un vin de Champagne admirablement frappé, c'était une idée fatale qui commençait à poindre dans son esprit.

«—Après ce que j'ai osé dire à Mme de Chasteller, après ce mot de mon ange, d'une familiarité si crue (en vérité, quand je lui parle, je n'ai pas le sens commun, je devrais écrire ce que je veux lui dire) où est la femme, quelque indulgente qu'elle soit, qui ne s'offenserait pas d'être appelée mon ange? Après ce mot si cruellement imprudent, le premier qu'elle m'adressera à notre prochaine entrevue va décider de mon sort. Elle me chassera... je ne la verrai plus si ce mot est: «Je ne serai pas chez moi avant le 15 du mois prochain!» Cette idée fit tressaillir Lucien.

«—Sauvons du moins la gloire. Il faut redoubler de fatuité atroce envers ces noblaillons; leur haine pour moi ne peut pas être augmentée, ces âmes basses me respecteront en raison directe de mon insolence!»

À ce moment, un des comtes Roller disait à M. de Sanréal, déjà fort animé par le punch:

«—Suis-moi. Il faut que je m'approche de ce fat-là, et lui dire deux mots fermes sur son roi.»

Mais alors précisément l'horloge allemande sonnait avec tous ses carillons, une heure du matin. Mme la marquise de Puy-Laurens elle-même, malgré son amour pour les heures avancées, se leva et tout le monde la suivit. Ainsi notre héros n'eut point à montrer sa bravoure ce soir-là.

«—Si j'offre mon bras à Mme de Chasteller, elle peut me dire un mot décisif,» et il se tint immobile à la porte; il la vit passer devant lui, les yeux baissés et fort pâle, donnant le bras à M. de Blancet.

«—Et c'est là le premier peuple de l'univers! pensait Lucien en traversant les rues solitaires et puantes de Nancy, pour revenir à son logement. Grand Dieu! que doit-il se passer dans les soirées des petites villes de Russie, d'Allemagne, d'Angleterre? Que de bassesses, que de cruautés froidement atroces! Là, règne ouvertement cette classe privilégiée que je trouve ici, à demi engourdie et matée par son exil du budget. Mon père a raison, il faut vivre à Paris et uniquement avec les gens qui mènent joyeuse vie. Ils sont heureux et par là moins méchants. L'âme de l'homme est comme un marais infect, si l'on ne passe pas vite, on enfonce.»

Le lendemain, le régiment eut beaucoup d'affaires: il fallait préparer le livret de chaque lancier pour l'inspection qui devait avoir lieu avant le départ pour le camp de Lunéville; on devait inspecter leur habillement pièce par pièce.

«—Ne dirait-on pas, se disaient les vieilles moustaches, que nous allons passer la revue de Napoléon!»

«—C'est plus qu'il n'en faut, disaient les jeunes sous-officiers, pour la guerre dégradante à laquelle nous sommes appelés... Quel dégoût! Mais si jamais il y a la guerre... il faut se trouver ici, et savoir le métier.»

Après le travail d'inspection dans les chambres de la caserne, le colonel donna une heure pour la soupe, fit sonner à cheval, et tint le régiment quatre heures à la manœuvre. Lucien apporta clans ces diverses occupations un sentiment de bienveillance pour les soldats; il se sentit une tendre pitié des faibles et, au bout de quelques heures, n'était plus qu'un amant passionné. Il avait oublié Mme d'Hocquincourt, ou, s'il s'en souvenait, ce n'était que comme d'un pis aller qui sauverait sa gloire, mais en l'accablant d'ennuis. Son affaire sérieuse, à laquelle il revenait dès que la manœuvre ne s'emparait pas de force de toute son attention, c'était le problème: «comment Mme de Chasteller le recevra-t-elle ce soir?»

Dès qu'il fut seul, l'incertitude à cet égard alla jusqu'à l'anxiété. Après la pension, il tira sa montre et monta à cheval:

«—Il est cinq heures, je serai de retour à sept heures et demie et, à huit, mon sort sera décidé. Cette façon de parler: mon ange, est peut-être de mauvais goût avec tout le monde. Envers une femme légère, comme Mme d'Hocquincourt, elle pourrait passer; mais avec Mme de Chasteller! Pour quelle imprudence ce mot si cru a-t-il été mérité par cette femme sérieuse, raisonnable et sage!... oui, sage, car enfin je n'ai pas vu son intrigue avec le lieutenant-colonel de chasseurs. Et ces gens-ci sont si menteurs, si calomniateurs! Quelle foi peut-on ajouter à ce qu'ils disent? Enfin, je ne l'ai pas vu et désormais je ne veux croire ce que j'aurai vu.»

À Darney, cette petite ville où autrefois il était allé chercher ses lettres, il tira sa montre, il était huit heures.

«—Impossible de voir ce soir Mme de Chasteller,» se dit-il en respirant plus librement.

C'était un malheureux condamné qui vient d'obtenir un sursis.

Le lendemain soir, après la journée la plus occupée de sa vie, et pendant laquelle il changea deux ou trois fois de projets, il fut cependant forcé de se présenter chez Mme de Chasteller. Elle le reçut avec ce qui lui sembla une froideur extrême: c'était de la colère contre elle-même et de la gêne avec Lucien. S'il se fût présenté la veille, elle avait pris son parti, s'était décidée; elle l'eût prié de ne venir chez elle à l'avenir qu'une fois la semaine. Elle était encore sous l'empire de la terreur causée par le mot que, la veille, Mme d'Hocquincourt avait été sur le point d'entendre, et elle de prononcer. Mais à peine ce parti pris, elle en sentit toute l'amertume. Jusqu'à l'apparition de Lucien à Nancy, elle avait été en proie à l'ennui, mais cet ennui eût été maintenant pour elle un état délicieux, comparé au malheur de voir rarement cet être qui était l'objet unique de sa pensée. La veille, elle l'avait attendu avec impatience. Mais l'absence de Lucien dérangea tous ses plans; son courage avait été mis aux plus rudes épreuves. Vingt fois pendant trois mortelles heures, elle avait été sur le point de changer de résolution. Quand enfin dix heures sonnèrent, ce qui est, à Nancy, le moment après lequel il n'est plus permis de se présenter dans une maison non ouverte:

«—C'en est fait, se dit-elle, il est chez Mme d'Hocquincourt. Puisqu'il ne vient plus, ajouta-t-elle avec un soupir, en perdant toute occasion de le voir, il est inutile de tant m'interroger moi-même pour savoir si j'aurai le courage de lui parler sur la fréquence de ses visites. Peut-être ce sera lui qui, sans effort de ma part, et tout naturellement, cessera de venir ici tous les jours.»

Lorsque Lucien parut enfin le lendemain, elle aussi, deux ou trois fois depuis la veille, avait entièrement changé dépensée à son égard. Après les salutations d'usage, une fois assis l'un vis-à-vis de l'autre, ils étaient pâles, ils se regardaient, ils ne trouvaient rien à se dire.

«—Vous étiez hier, monsieur, chez Mme d'Hocquincourt?

«—Non, madame, dit Lucien, honteux de son embarras et reprenant la résolution héroïque d'en finir et faire décider son sort une fois pour toutes. Je me trouvais à Darney lorsque a sonné l'heure à laquelle j'aurais pu avoir l'honneur de me présenter chez vous. Au lieu de revenir, j'ai poussé mon cheval comme un fou pour me mettre dans l'impossibilité de vous voir. Je manquais de courage..., il était au-dessus de mes forces de m'exposer à votre sévérité habituelle pour moi.»

Il se tut, puis ajouta d'une voix mal articulée et qui feignait la timidité la plus complète:

«—La dernière fois que je vous ai vue... auprès de la petite table verte, je l'avouerai... j'ai osé me servir d'un mot qui, depuis, m'a causé bien des remords. Je crains d'être puni par vous d'une façon sévère, car vous n'avez pas d'indulgence pour moi.

«—Oh! monsieur, puisque vous avez le repentir, je vous pardonne ce mot, dit Mme de Chasteller en essayant de prendre une manière d'être gaie et sans conséquence. Mais j'ai à vous parler, monsieur, d'objets bien plus importants pour moi;» et son œil, incapable de soutenir plus longtemps l'apparence de la gaieté, prit un sérieux profond.

Lucien frémit; il n'avait point assez de vanité pour que le dépit d'avoir peur lui donnât le courage de vivre séparé de Mme de Chasteller. Que deviendrait-il les jours où il ne lui serait pas permis de la voir?

«—Monsieur, reprit-elle avec gravité, je n'ai point de mère pour me donner de sages avis. Une femme qui vit seule ou à peu près, dans une ville de province, doit être attentive aux moindres apparences. Vous venez souvent chez moi!...

«—Eh bien?» dit Leuwen, respirant à peine.

Ce simple mot changea tout. Il y avait tant de malheur, tant d'assurance d'obéir ponctuellement, que Mme de Chasteller en fut comme désarmée. Elle avait rassemblé tout son courage pour combattre un être fort, et elle trouvait l'extrême faiblesse.

D'une voix éteinte et avec des lèvres pâles et comprimées avec effort, pour tâcher d'avoir l'air de la fermeté, elle expliqua à notre héros les raisons qui la faisaient désirer de le voir moins souvent et moins longtemps, tous les deux jours, par exemple. Il s'agissait d'éviter de faire naître des idées bien peu fondées, sans doute, au public qui commençait à s'occuper de ces visites, et à Mlle Bérard surtout, qui était un témoin bien dangereux.

Mme de Chasteller eut à peine la force d'achever ces deux ou trois phrases. La moindre objection, le moindre mot de Lucien, renversaient tous ces projets. Elle avait une vive pitié du malheur où elle le voyait; elle ne voyait plus que lui dans tout l'univers. Si Lucien eût eu moins d'amour ou plus d'esprit, il eût agi tout autrement. Figurez-vous un lâche qui adore la vie et qui entend son arrêt de mort! Mme de Chasteller voyait clairement l'état de Lucien, de son cœur; elle était elle-même sur le point de fondre en larmes.

«—Mais, se dit-elle tout à coup, s'il voit une larme, me voici plus engagée que jamais. Il faut à tout prix mettre fin à cette visite pleine de dangers.

«—D'après le vœu que je vous ai exprimé... monsieur... il y a déjà longtemps que je puis supposer Mlle Bérard comptant les minutes que vous passez avec moi... Il serait plus prudent d'abréger.»

Lucien se leva; il ne pouvait parler, à peine si sa voix put articuler:

«—Je serais au désespoir... madame.»

Il ouvrit une porte de la bibliothèque, qui donnait sur un petit escalier intérieur qu'il prenait souvent, pour éviter de passer dans le salon et sous les yeux de Mlle Bérard.

Mme de Chasteller l'accompagna, comme pour adoucir, par cette politesse, ce qu'il pouvait y avoir de blessant dans la prière qu'elle venait de lui adresser; sur le palier de ce petit escalier, elle lui dit:

«—Adieu, monsieur... à après-demain...»

Il appuyait la main droite sur la rampe d'acajou; il chancelait évidemment.

Mme de Chasteller eut pitié de lui; elle eut l'idée de lui prendre la main à l'anglaise, en signe de bonne amitié. Lucien, voyant la main de Mme de Chasteller s'approcher de la sienne, la prit et la porta lentement à ses lèvres. En faisant ce mouvement, sa figure se trouva tout près de celle de Mme de Chasteller; il quitta sa main et la serra dans ses bras, en collant ses lèvres sur sa joue. Elle n'eut pas la force de s'éloigner et resta immobile et presque abandonnée dans les bras de Lucien. Il la serrait avec extase et redoublait ses baisers. À la fin, elle s'éloigna doucement, mais ses yeux baignés de larmes exprimaient franchement la plus vive tendresse. Elle parvint à lui dire pourtant:

«—Adieu, monsieur!»

Et, comme il la regardait éperdu, elle se reprit:

«—Adieu, mon ami, à demain... mais laissez-moi.»

Et il la laissa, et il descendit l'escalier, en se retournant, il est vrai pour la regarder.

Il fut ivre de bonheur, ce qui l'empêcha de voir qu'il était bien jeune, bien sot.

Quinze jours ou trois semaines se passèrent; ce fut peut-être le plus beau moment de la vie de Lucien, mais jamais il ne retrouva un tel instant d'abandon et de faiblesse. Il va sans dire qu'il était incapable de le faire naître.

Il voyait Mme de Chasteller tous les jours; ses visites duraient quelquefois deux ou trois heures, au grand scandale de Mlle Bérard. Elle exigeait qu'il ne lui parlât pas ouvertement de son amour, mais, en revanche, souvent elle plaçait la main sur son épaulette et jouait avec sa frange d'argent. Quand elle était tranquille sur ses entreprises, elle était avec lui d'une gaieté douce et intime qui, pour cette pauvre femme, était le bonheur parfait.

Ils se parlaient de tout avec une sincérité parfaite qui quelquefois eût semblé bien impolie à un indifférent, et toujours trop naïve. Il fallait l'intérêt de cette franchise sans bornes, pour faire oublier un peu le sacrifice qu'on faisait en ne parlant pas d'amour. Souvent un petit mot indiscret amené par la conversation les faisait rougir,—alors il y avait un petit silence. C'était lorsqu'il se prolongeait trop que Mme de Chasteller avait recours aux échecs. Elle aimait surtout que Lucien lui confiât ses idées sur elle-même, à diverses époques: dans le premier mois de leur connaissance, à cette heure... Cette confidence tendait à affaiblir une des suggestions de ce grand ennemi de notre bonheur, nommé la prudence. Elle disait, cette prudence:

«—Ceci est un jeune homme d'infiniment d'esprit et fort adroit, qui joue la comédie avec vous.»

Jamais Lucien n'osa lui confier les propos de Bouchard sur le lieutenant-colonel de chasseurs, et l'absence de toute feinte était si complète entre eux que, deux fois, ce sujet approché par hasard, fut sur le point de les brouiller.

Mme de Chasteller vit dans ses yeux qu'il lui cachait quelque chose.

«—Et c'est ce que je ne pardonnerai jamais,» lui dit-elle avec fermeté.

Elle lui cachait, elle, que presque tous les jours son père lui faisait une scène à ce sujet.

«—Quoi? ma fille passer deux heures tous les jours avec un homme de ce parti! et dont la naissance ne permet pas d'aspirer à sa main!»

Venaient ensuite les paroles attendrissantes sur un vieux père presque octogénaire, abandonné par sa fille, par son unique appui...

Le fait est que M. de Pointcarré avait peur du père de Lucien. Le docteur Dupoirier lui avait dit que c'était un homme de plaisir et d'esprit, dominé par ce penchant infernal, le plus grand ennemi du trône et de l'autel: l'ironie.

Ce banquier pouvait être assez méchant pour deviner quel était le motif de son attachement passionné pour l'argent comptant de sa fille et, qui plus est, le dire.

Pendant que la pauvre Mme de Chasteller oubliait le monde et croyait en être oubliée, tout Nancy s'occupait d'elle. Grâce aux plaintes de son père, elle était devenue, pour les habitants de cette ville, le remède qui les guérissait de l'ennui. À qui peut comprendre l'ennui profond d'une ville de second ordre, c'est tout dire.

* * *

Mme de Chasteller était aussi maladroite que Lucien: lui, ne savait pas s'en faire aimer tout à fait; elle, comme la société de Nancy était tous les jours moins amusante pour une femme occupée avec passion d'une seule idée, on ne la voyait presque plus chez Mmes de Commercy, de Marcilly, de Puy-Laurens, de Serpierre, etc., etc. Cet oubli passa pour du mépris et donna des ailes à la calomnie.

On s'était flatté, je ne sais à propos de quoi, dans la famille de Serpierre, que Lucien épouserait Mlle Théodelinde; car, en province, une mère ne rencontre jamais un homme jeune ou noble sans voir en lui un mari pour sa fille.

Quand toute la société retentit des plaintes que M. de Pointcarré faisait à tout venant de l'assiduité de Lucien chez sa fille, Mme de Serpierre en fut choquée infiniment plus que ne le comportait même sa vertu si sérieuse.

Lucien fut reçu dans cette maison avec cette rigueur de l'espoir de mariage trompé qui sait se présenter avec tant de variété et sous des formes si aimables, dans une famille composée de six demoiselles peu jolies.

Mme de Commercy, fidèle à la politesse de la cour de Louis XVI, traita toujours Lucien élégamment bien. Il n'en était pas de même du salon de Mme de Marcilly. Depuis la réponse indiscrète, faite à propos de l'enterrement d'un cordonnier, à M. le grand vicaire Rey, ce digne et prudent ecclésiastique avait entrepris de miner la position que le sous-lieutenant avait obtenue à Nancy. En moins de quinze jours, M. Rey eut l'art de faire pénétrer de toutes parts et d'établir dans le salon de Mme de Marcilly, que le ministre avait une peur particulière de l'opinion publique de Nancy, ville voisine de la frontière, ville considérable, centre de la noblesse de Lorraine, et surtout, en particulier, de l'opinion telle qu'elle se manifestait dans le salon de Mme de Marcilly. Cela passé, le ministre avait expédié à Nancy un jeune homme, évidemment d'un autre bois que ses camarades, pour bien voir la manière d'être de cette société et en pénétrer les secrets: y avait-il du mécontentement simple, ou était-il question d'agir? La preuve de tout ceci, c'est que Leuwen entend sans sourciller des choses sur le dos de Louis-Philippe qui compromettraient tout autre qu'un observateur. Il avait été précédé à son régiment d'une réputation de légitimisme que rien ne justifiait et dont il semblait faire bon marché devant le portrait de Henri V.

Lucien était donc un espion du juste-milieu.

M. Rey avait trop de sens pour croire à une telle sottise, et comme il se pouvait faire qu'il eût besoin de quelque histoire mieux bâtie pour détruire la position de Lucien dans les salons de Mmes de Puy-Laurens ou d'Hocquincourt, il avait écrit à M., chanoine de..., à Paris. Cette lettre avait été renvoyée à un vicaire de la paroisse sur laquelle résidait la famille de Lucien, et M. Rey attendait chaque jour une réponse détaillée.

Par les soins du même M. Rey, Lucien vit tomber son crédit dans la plupart des salons où il se présentait. Il y fut peu sensible, et ne s'arrêta même pas trop à cette idée, car le salon de Mme d'Hocquincourt faisait exception, et une brillante exception. Depuis le départ de M. d'Antin, Mme d'Hocquincourt avait si bien fait, que son tranquille mari avait pris Lucien en amitié particulière.

À dix heures ou dix heures et demie au plus tard, la décence et la peur de Mlle Bérard forçaient Lucien à quitter Mme de Chasteller.

Il était peu accoutumé à se coucher à cette heure, et allait chez Mme d'Hocquincourt.

Sur quoi il arriva deux choses: M. d'Antin, homme d'esprit, qui ne tenait pas infiniment à une femme plutôt qu'à une autre, voyant le rôle que Mme d'Hocquincourt lui préparait, reçut une lettre de Paris qui le forçait à un petit voyage. Le jour du départ, Mme d'Hocquincourt le trouva bien aimable; mais, à partir du même moment, Lucien le devint beaucoup moins. En vain le souvenir des conseils d'Ernest Déverloy lui disait: «Puisque Mme de Chasteller est une vertu, pourquoi ne pas avoir une maîtresse en deux volumes? Mme de Chasteller pour les plaisirs du cœur, et Mme d'Hocquincourt pour les instants moins métaphysiques.»

Il lui semblait qu'il mériterait d'être trompé par Mme de Chasteller s'il la trompait lui-même. La vraie raison de la vertu héroïque de notre héros, c'est que Mme de Chasteller, elle seule au monde, semblait une femme à ses yeux. Mme d'Hocquincourt n'était qu'importune pour lui, et il redoutait mortellement les tête-à-tête avec cette jeune femme, la plus jolie de la province. La froideur subite de ses discours après le départ de d'Antin, porta presque jusqu'à la passion le caprice de Mme d'Hocquincourt. Elle lui disait, même devant sa société, les choses les plus tendres.

Lucien avait l'air de les recevoir avec un sérieux glacial que rien ne pouvait dérider.

Cette folie de Mme d'Hocquincourt fut peut-être ce qui le fit le plus haïr parmi les hommes prétendus raisonnables de Nancy. M. de Wassignies, lui-même, homme de mérite, M. de Puy-Laurens, personnages d'une tout autre force de tête que de MM. de Pointcarré, de Sanréal, Roller, et parfaitement inaccessibles aux idées adroitement semées par M. Rey, commencèrent à trouver fort incommode ce petit étranger.

Telle commençait à être sa position, même dans le salon de Mme d'Hocquincourt, et il n'avait plus pour lui que l'amitié de M. de Lanfort et le cas que Mme de Puy-Laurens, inexorable sur l'esprit, faisait de son esprit.

Lorsqu'on sut que Mme Malibran, allant ramasser des thalers en Allemagne, allait passer à deux lieues de Nancy, M. de Sanréal eut l'idée d'organiser un concert. Ce fut une grande affaire qui lui coûta cher.

Mme de Chasteller n'y vint pas; Mme d'Hocquincourt y parut environnée de tous ses amis.

On arriva à parler d'amis de cœur, et on fit sur ce thème de la morale de concert.

«—Vivre sans un ami de cœur, disait Mme de Sanréal, plus qu'à demi ivre de gloire et de punch, serait la plus grande des sottises si ce n'était pas une impossibilité.

«—Il faut se hâter de choisir,» dit M. de Wassignies.

Mme d'Hocquincourt se pencha vers Lucien qui était devant elle.

«—Et si celui qu'on a choisi, lui dit-elle à voix basse, porte un cœur de marbre, que faut-il faire?»

Lucien se retourna en riant et fut bien surpris de voir qu'il y avait des larmes dans les yeux qui étaient fixés sur les siens.

Ce miracle lui ôta l'esprit, et il songea au miracle, au lieu de songer à la réponse.

Elle se borna de sa part à un sourire banal.

En quittant le concert, on revint à pied, et Mme d'Hocquincourt prit son bras. Elle ne parlait guère.

Au moment où tout le monde la saluait dans la cour de son hôtel, elle serra le bras de Lucien; il la quitta avec les autres.

Elle monta chez elle et fondit en larmes, mais ne le haït point, et, le lendemain, à une visite, comme Mme de Serpierre blâmait avec la dernière aigreur la conduite de Mme de Chasteller, elle se tut et ne dit pas un mot contre sa rivale.

Le lendemain du concert, Mme de Chasteller sut, par les plaisanteries fort claires de son cousin de Blancet, que, la veille, Mme d'Hocquincourt s'était donnée en spectacle; le goût qu'elle commençait à prendre pour Lucien était une vraie fureur, disait le cousin. Le soir, Lucien la trouva fort sombre; elle le traita mal. Cette humeur sombre ne fit que s'accroître les jours suivants, et il régna entre eux des moments de silence d'un quart d'heure ou vingt minutes.

Mais ce n'était plus ce silence délicieux d'autrefois, qui forçait Mme de Chasteller à avoir recours à une partie d'échecs. Étaient-ce là les memes êtres qui, huit jours auparavant, n'avaient pas assez de toutes les minutes de deux longues heures pour s'apprendre tout ce qu'ils avaient à se dire?

Le surlendemain, Mme de Chasteller fut saisie d'une fièvre violente. Elle avait des remords affreux, elle voyait sa situation perdue; mais tout cela n'était rien: elle doutait du cœur de Lucien.

Sa dignité de femme était effrayée par la nouveauté du sentiment qu'elle éprouvait et surtout par la violence de ses transports.

Dans un cas d'extrême danger, un voyage à Paris, où Lucien ne pourrait la suivre, la mettrait à l'abri de tous les périls tout en la séparant violemment du seul lieu de la terre où elle crût le bonheur possible.

Depuis quelques jours, la possibilité de ce remède l'avait rassurée, et lui avait rendu en quelque sorte une vie tranquille. Une lettre envoyée, à l'insu du marquis et par un exprès, à Mme de Constantin, son amie intime, pour lui demander conseil, avait rapporté une réponse favorable, et approuvé le voyage de Paris en ce cas extrême. Ses remords une fois adoucis, Mme de Chasteller était heureuse.

Tout à coup, le lendemain du concert de Mme Malibran, aux plaisanteries grossières, quoique exprimées en bons termes, de M. de Blancet sur ce qui s'était passé la veille, elle fut surprise d'une douleur atroce dont elle était victime. Le second jour, la fièvre fut terrible et les chimères qui déchiraient son cœur encore plus sombres. Le docteur Dupoirier la soignait avec l'activité et la suite qu'il mettait à tout ce qu'il entreprenait; il venait trois fois le jour à l'hôtel de Pointcarré. Ce qui frappa surtout Mme de Chasteller dans les soins qu'il lui donnait, c'est qu'il lui défendit absolument de se lever. Dès lors, elle ne put plus espérer de voir Lucien; elle n'osait prononcer son nom et demander à sa femme de chambre s'il venait prendre de ses nouvelles. Sa fièvre était augmentée par l'attention continue et impatiente avec laquelle elle prêtait l'oreille pour chercher à entendre le bruit de son tilbury qu'elle connaissait si bien.

Lucien se permettait de venir tous les matins; le troisième jour de la maladie, il quittait l'hôtel de Pointcarré fort inquiet des réponses ambiguës de M. Dupoirier. En montant en tilbury il lança son cheval avec trop de rapidité et, sur la place, garnie de tilleuls taillés en parasol, qu'on appelait «promenade publique,» passa fort près de M. de Sanréal. Celui-ci sortait de déjeuner et, en attendant le dîner s'appuyant sur le bras du comte Ludwig Roller, promenait son oisiveté dans les rues de Nancy.

Ce couple formait un contraste burlesque.

Sanréal, quoique fort jeune, était énorme, haut en couleur, n'avait pas cinq pieds de haut et portait d'énormes favoris d'un blond hasardé: Ludwig Roller long, blême, malheureux.

Au haut d'un grand corps, une petite tête recouverte de cheveux noirs retombant sur les oreilles en couronne, comme ceux d'un moine; des traits maigres et immobiles entouraient un œil éteint et insignifiant. Un habit noir serré et râpé achevait le contraste entre l'ex-lieutenant de cuirassiers, pour qui sa solde était une fortune, et l'heureux Sanréal dont, depuis de longues années, l'habit ne pouvait plus se boutonner et qui jouissait de 40.000 livres de rente, au moins.

Comme il n'était que midi quand le tilbury de Lucien fit trembler le pavé sous les pas de l'énorme Sanréal, il n'était encore entré dans aucun café et ne se trouvait pas tout à fait gris.

Soutenu par Roller, il s'amusait à prendre sous le menton les jeunes paysannes qui passaient à sa portée. Il donnait des coups de cravache aux tentes placées devant la porte des cafés et aux chaises rangées sous ces tentes; il effeuillait aussi les branches des tilleuls de la promenade publique qui pendaient trop bas.

Le passage du tilbury le tirade ces aimables passe-temps.

«—Crois-tu qu'il ait voulu nous braver? dit-il à Ludwig Roller, en le regardant avec un sérieux de matamore.

«—Écoute, lui dit le comte Ludwig en pâlissant, ce fat-là est assez poli et je ne crois pas qu'il ait voulu nous offenser avec son tilbury; mais je ne l'en déteste que plus à cause de sa politesse. Il sort de l'hôtel de Pointcarré; il prétend nous enlever en toute douceur, et sans nous lâcher, la plus jolie femme de Nancy et la plus riche héritière, du moins dans la classe où toi et moi pouvons choisir une héritière. Et cela, ajouta Roller d'un ton ferme, je ne le souffrirai pas!

«—Dis-tu vrai? répondit Sanréal enchanté.

«—Dans ces choses-là, mon cher, répliqua Roller d'un ton sec et piqué, tu dois savoir que je ne dis jamais faux.

«—Est-ce que tu vas me faire des phrases à moi? répondit Sanréal d'un air de spadassin; nous nous connaissons. L'essentiel est qu'il ne nous échappe pas; l'animal est futé et s'est bien tiré des deux duels qu'il a eus à son régiment.

«—Des duels à l'épée! C'est une belle affaire! On a appliqué deux sangsues à la blessure qu'il a faite au capitaine Robé. Mais avec moi, morbleu, ce sera un bon duel au pistolet et à dix pas, et s'il ne me tue pas, je te réponds qu'il lui faudra plus de deux sangsues.

«—Allons, cher ami, il ne faut pas parler de ces choses devant les espions du juste-milieu qui remplissent notre promenade. J'ai reçu hier une cassette de kirschwasser de Fribourg-en-Brisgau. Envoyons prévenir les frères et Lanfort.

«—Ai-je besoin de tant de monde, moi? Une demi-feuille de papier va faire l'affaire!—et le comte Ludwig marchait vivement vers un café.

«—Si tu veux faire le brutal avec moi, je te plante là... Il s'agit d'empêcher, par quelque tour de passe-passe, ce maudit Parisien de nous mettre dans notre tort, et par suite de se moquer de nous. Qui l'empêche de répandre dans son régiment que nous avons formé entre nous, jeune noblesse lorraine, une société d'assurance pour ne pas nous laisser enlever les veuves qui ont de bonnes dots?»

Les trois Roller, Murcé et Goëllo que le garçon de café trouva à dix pas de là faisant une poule au billard, furent bientôt rassemblés dans le bel hôtel de M. de Sanréal, enchantés d'avoir à parler de quelque chose; aussi parlaient-ils tous ensemble. Le conseil se tenait autour d'une superbe table d'acajou massif. Il n'y avait pas de nappe, mais sur l'acajou circulaient de magnifiques flacons de cristal de la manufacture voisine de Baccarat. Un kirschwasser limpide comme de l'eau de roche, une eau-de-vie d'un jaune ardent comme du madère, brillaient dans ces flacons. Il se trouva bientôt que chacun des trois frères Roller voulait se battre avec Lucien. De Goëllo, fat de trente-six ans, sec et ridé, qui dans sa vie avait prétendu à tout, même à la main de Mme de Chasteller, plaidait sa cause avec poids et mesure et voulait se battre le premier, car enfin il se trouvait lésé plus qu'aucun.

«—Est-ce qu'avant son arrivée je ne prêtais pas à la dame des romans anglais de Baudry?

«—Baudry toi-même, dit M. de Lanfort qui était survenu. Ce beau monsieur nous a tous offensés et personne plus que le pauvre d'Antin, mon ami, qui est allé se dépiquer à Paris; s'il était ici, il se battrait avec vous tous, plutôt que de n'avoir pas affaire le premier à cet aimable vainqueur. Et pour toutes ces raisons, moi aussi je veux me battre.»

Le courage de Sanréal se trouvait depuis dix minutes dans une situation pénible. Il voyait fort bien que tout le monde voulait se battre, lui seul n'avait point annoncé de prétention. Celle de Lanfort, être doux, aimable, élégant par excellence, le poussa à bout.

«—Dans tous les cas, messieurs, dit-il enfin d'une voix contrainte et criarde, je me trouve le second sur la liste: c'est Roller et moi qui avons fait le projet dans la promenade sous les tilleuls.

«—Il a raison, dit M. de Goëllo, tirons au sort à qui défera le pays de cette pute publique,—et il se rengorgea, fier de la beauté de sa phrase.

«—À la bonne heure, dit M. de Lanfort; mais, messieurs, qu'on ne se batte qu'une fois. Si M. Leuwen doit avoir affaire à quatre ou cinq d'entre nous, l'Aurore s'emparera de cette histoire, je vous en avertis, et vous vous verrez dans les journaux de Paris.

«—Et s'il tue un de nos amis? répondit Sanréal; faudra-t-il donc laisser le mort sans vengeance?»

La discussion se prolongea jusqu'au dîner, que Sanréal avait fait préparer abondant et excellent. On se donna parole d'honneur en se quittant, à six heures, de ne parler de cette affaire à qui que ce soit, et, avant huit heures, M. Dupoirier savait tout.

Or, il y avait ordre précis de Prague d'éviter toute querelle entre la noblesse et les régiments du camp de Lunéville ou des villes voisines.

Le soir, M. Dupoirier s'approcha de Sanréal avec la grâce d'un bouledogue en colère; ses petits yeux avaient le brillant d'un chat en colère.

«—Demain vous me donnez à déjeuner à dix heures. Invitez MM. Roller, de Lanfort, Goëllo et tous ceux qui sont du projet. Il faut qu'ils m'entendent.»

Sanréal eût bien voulu se fâcher, mais il craignait un mot piquant de Dupoirier qui serait répété par tout Nancy, et accepta d'un signe de tête presque aussi gracieux que la figure du docteur.

Le lendemain, tous les convives du déjeuner firent la mine, quand ils apprirent à qui ils avaient affaire. Il arriva d'un air affairé.

«—Messieurs, dit-il aussitôt et sans saluer personne, la religion et la noblesse ont bien des ennemis, les journaux entre autres, qui racontent tout à la France et enveniment tout ce que nous faisons. S'il ne s'agissait ici que de bravoure chevaleresque, je me contenterais d'admirer et je me garderais d'ouvrir la bouche, moi, pauvre plébéien, fils d'un petit marchand, et qui ai l'honneur de m'adresser aux représentants de ce qu'il y a de plus illustre parmi la noblesse lorraine. Mais, messieurs, il me semble que vous êtes un peu en colère; la colère seule, sans doute, vous a empêchés de faire une réflexion qui est de mon domaine à moi. Vous ne voulez pas qu'un petit officier vous enlève Mme de Chasteller? Eh bien, quelle force au monde peut empêcher Mme de Chasteller de quitter Nancy et de s'établir à Paris? Là, environnée de ses amies qui lui donneront de la force, elle adressera les lettres les plus touchantes du monde à M. de Pointcarré. «Je ne puis être heureuse «qu'avec M. Leuwen,» dira-t-elle, et elle le dira bien, parce que, d'après ce que vous avez observé, elle le pense. M. de Pointcarré refusera-t-il? C'est douteux, car sa fille parle sérieusement, et il ne voudra pas rompre avec une personne qui a 400.000 francs dans les fonds publics. Êtes-vous sûrs de tuer M. Leuwen raide? En ce cas je n'ai rien à dire; Mme de Chasteller ne l'épouse pas. Mais, croyez-moi, elle n'épousera pour cela aucun de vous. C'est, selon moi, une femme d'un caractère sérieux, tendre, obstiné. Une heure après la mort de M. Leuwen, elle fera mettre ses chevaux, s'en ira en prendre d'autres à la poste prochaine, et Dieu sait où elle s'arrêtera. À Bruxelles, à Vienne peut-être, si son père a des objections invincibles contre Paris. Quoi qu'il en soit, tenez-vous-en à ceci: Si Leuwen est mort, vous la perdrez pour toujours; s'il est blessé, tout le département saura la cause du duel. Avec sa timidité, elle se croira déshonorée et, le jour où Leuwen sera hors de danger, elle s'enfuira à Paris où, un mois après, il la rejoindra.

«En tuant Leuwen, vous satisferez un bel accès de colère et, à vous sept, vous le tuerez sans doute. Mais les beaux yeux et la dot de Mme de Chasteller s'éloigneront de vous à jamais.»

Ici l'on murmura, mais l'audace de Dupoirier en fut doublée.

«—Deux ou trois d'entre vous, reprit-il avec énergie et en élevant la voix, se battront successivement contre Leuwen; vous passerez pour des assassins, et le régiment tout entier prendra parti contre vous.

«—C'est justement ce que nous demandons, s'écria Ludwig Roller, avec toute la fureur d'une colère longtemps contenue.

«—C'est cela, dirent ses frères...

«—Et c'est justement ce que je vous défends, messieurs, au nom de M. le commissaire du roi en Alsace, Franche-Comté et Lorraine.»

Tout le monde se leva à la fois; on s'insurgea contre l'audace de ce petit bourgeois qui prenait ce ton avec la fleur de la noblesse du pays. C'était précisément dans ces occasions que jouissait la vanité de Dupoirier; son génie fougueux aimait ces sortes de batailles.

Il n'était pas sans sentir vivement les marques de mépris et avait besoin, dans l'occasion, d'écraser l'orgueil de ces gentilshommes. Après tant de torrents de phrases insensées, dictées par la vanité puérile qu'on appelle orgueil de la naissance, la présente bataille tourna tout à fait à l'avantage du tacticien Dupoirier.

«—Voulez-vous désobéir, non à moi, qui suis un ver de terre, mais à notre roi légitime Charles X?» leur dit-il quand il vit que chacun à son tour s'était donné le plaisir de parler de ses aïeux, de sa bravoure, et de la place qu'il avait occupée dans l'armée avant les fatales journées de 1830.

«—... Le roi ne veut pas se brouiller avec ses régiments. Rien de plus impolitique qu'une querelle entre son corps de noblesse et ses régiments.»

Dupoirier répéta cette vérité si souvent et avec tant de termes différents, qu'elle finit par pénétrer dans ces têtes peu habituées à comprendre le nouveau. Les amours propres capitulèrent au moyen d'un bavardage dont il calcula la durée à trois quarts d'heure ou une heure. Pour tâcher de perdre moins de temps, Dupoirier, dont l'âpre vanité commençait à être calmée par l'ennui, prit sur soi d'adresser un mot agréable à tout le monde.

«—Voulez-vous réellement, messieurs, éloigner M. Leuwen de Nancy, et ne pas perdre Mme de Chasteller?

«—Sans doute, répondit-on avec humeur.

«—Eh bien, je sais un moyen assuré... vous le devinerez probablement en y songeant...»

Et son œil malin jouissait de leur air attentif.

«—Demain, à pareille heure, je vous dirai quel est ce moyen. Il n'y a rien de plus simple, mais il a un défaut: il exige un secret profond pendant un mois. Je demande à ne m'ouvrir qu'à deux commissaires, désignés par vous, messieurs.»

En disant ces mots, il sortit brusquement, et, à peine parti, Ludwig Roller le chargea d'injures atroces. Tous suivirent cet exemple, à l'exception de Lanfort, qui dit:

«—Il a un fichu physique, il est laid, malpropre, son chapeau a bien dix-huit mois de date, il est familier jusqu'à la grossièreté. La plupart de ses défauts tiennent à sa naissance; son père était marchand comme il nous l'a dit, mais les plus grands rois se sont servis d'ignobles conseillers. Dupoirier est plus fin que moi, car du diable si je devine son moyen infaillible. Et toi, Ludwig, qui parle tant, le devineras-tu?»

Tout le monde rit, excepté Ludwig, et Sanréal, enchanté de la tournure que prenaient les affaires, les engagea à déjeuner pour le lendemain.

Mais avant de se séparer, quelque piqué que l'on fût contre Dupoirier, on désigna les deux commissaires qui devaient s'aboucher avec lui, et naturellement, le choix tomba sur les deux personnes qui auraient le plus crié de n'être pas nommées, MM. de Sanréal et Ludwig Roller.

En quittant ces fougueux gentilshommes, Dupoirier alla d'un pas pressé chercher, au fond d'une rue étroite, un petit prêtre que le préfet croyait son espion dans la bonne compagnie, et qui, comme tel, accrochait un assez bon lot de fonds secrets.

«—Vous allez dire à M. Féron, mon cher Olive, que nous avons reçu une dépêche de Prague, sur laquelle nous avons délibéré cinq heures, en séance, chez M. de Sanréal; mais cette dépêche est d'une telle importance que demain, à dix heures et demie, nous nous réunissons de nouveau au même lieu.»

L'abbé Olive avait la permission de Mgr l'évêque de porter un habit bleu extrêmement râpé et des bas gris de fer. Ce fut dans ce costume qu'il alla trahir M. Dupoirier et annoncer à M. l'abbé Rey, grand vicaire, la commission qu'il venait de recevoir du docteur. Ensuite il se glissa chez le préfet qui, sur cette grande nouvelle, ne dormit pas de la nuit.

Le lendemain, celui-ci fit dire de grand matin à l'abbé Olive qu'il paierait cinquante écus une copie fidèle de la dépêche de Prague, et, en même temps, écrivit directement au ministre de l'Intérieur.

* * *

«—Quoi! se dit Dupoirier, en apprenant le choix des deux commissaires qu'on lui avait donnés, ces animaux-là ne sauront pas même nommer deux commissaires! Du diable si je leur raconte mon projet.»

À la réunion du lendemain, Dupoirier, plus grave et plus rogue que jamais, prit par le bras MM. Ludwig Roller et de Sanréal, et les conduisit dans le cabinet du dernier qu'il ferma à clef. Il fut avant tout fidèle aux formes; il savait que c'était la seule chose que Sanréal comprendrait dans cette affaire.

Une fois placés dans trois fauteuils, Dupoirier dit après un petit silence:

«—Messieurs, nous sommes ici réunis pour le service de S. M. Charles X, notre roi légitime. Vous me jurez un secret absolu, meme sur le peu qu'il m'est permis de vous révéler aujourd'hui?

«—Parole d'honneur! dit Sanréal ahuri de respect et de curiosité.

«—Hé! f...! dit Roller impatienté.

«—Messieurs, vos domestiques sont payés par les républicains; cette secte se glisse partout, et, sans un secret absolu, même envers nos meilleurs amis, le bon parti ne pourrait parvenir à rien, et vous, messieurs, ainsi que moi, pauvre plébéien, nous nous verrions vilipendés dans l'Aurore.»

En faveur du lecteur, j'abrège infiniment le discours que Dupoirier se vit dans la nécessité de débiter. Comme il ne voulait leur rien dire, il l'allongea encore plus qu'il n'était nécessaire.

«—Le secret que j'espérais pouvoir vous confier, dit-il enfin, n'est plus à moi. Pour le moment, je ne suis chargé que de demander à votre bravoure, ajouta-t-il en s'adressant surtout à Sanréal, une trêve qui lui coûtera beaucoup.

«—Certes, dit Sanréal, mais quand on est membre d'un grand parti, il faut savoir faire des sacrifices à la volonté générale, eût-elle tort. Autrement, on n'est rien, on ne parvient à rien.

«—Il faut, messieurs, que personne d'entre vous ne provoque M. Leuwen avant quinze grands jours.

«—Il faut! il faut! répéta Roller avec amertume.

«—Vers cette époque M. Leuwen quittera Nancy ou du moins il n'ira plus chez Mme de Chasteller. C'est, ce me semble, ce que vous désiriez, et, ce que je vous ai montré que vous n'obtiendriez pas par le duel.»

Il fallut répéter cela en termes différents pendant une heure. Les deux commissaires prétendaient que leur droit, comme leur devoir, étaient de savoir ce secret.

«—Quel rôle jouerons-nous, disait Sanréal, si ces messieurs qui nous attendent dans mon salon, apprennent que nous sommes restés ici une heure entière pour ne rien savoir?

«—Eh bien, laissez croire que vous savez, dit froidement Dupoirier; je vous seconderai.»

Il fallut encore une bonne heure pour faire accepter ce mezzo termine à la vanité de ces messieurs.

Le docteur Dupoirier se tira bien de cette épreuve de patience, au milieu de laquelle son orgueil jouissait.

Il aimait surtout à parler et à convaincre des personnes ennemies.

C'était un homme d'un extérieur repoussant, mais d'un esprit ferme, vif, entreprenant. Depuis qu'il se mêlait d'intrigues politiques, l'art de guérir, où il avait obtenu l'une des premières places, l'ennuyait. Le service de Charles X,—ou ce qu'il appelait la politique,—donnait un aliment à son envie de faire, de travailler, d'être compté.

Ses flatteurs lui disaient:

«—Si des bataillons prussiens ou russes ramènent Charles X, vous serez député, ministre, etc.; vous serez le Villèle de cette nouvelle position.

«—Alors comme alors!» répondait Dupoirier.

En attendant, il avait tous les plaisirs de l'ambition conquérante.

Voici comment:

MM. de Puy-Laurens et de Pointcarré avaient reçu des pouvoirs, de «qui de droit», pour diriger les efforts des royalistes dans la province dont Nancy était le chef-lieu; Dupoirier ne devait être que l'humble secrétaire de cette commission ou plutôt de ce pouvoir occulte, lequel n'avait qu'une chose de raisonnable: il ne se divisait pas. Il était confié à M. de Puy-Laurens, en son absence à M. de Pointcarré, et, en l'absence de ce dernier, à M. Dupoirier, et cependant depuis un mois Dupoirier faisait tout. Il rendait des comptes fort légers aux deux titulaires de l'emploi, et ceux-ci ne se lâchaient pas trop. C'est qu'il avait l'art de leur faire entrevoir la guillotine, ou tout au moins le château de Ham, au bout de leurs menées, et ces messieurs qui n'avaient ni zèle, ni fanatisme, ni dévouement, étaient bien aises de laisser se compromettre ce bourgeois hardi et grossier, sauf à se brouiller avec lui et à tâcher de le jeter au bas de l'échelle, s'il y avait succès quelconque ou troisième restauration.

Dupoirier n'avait nulle haine contre Leuwen, mais dans son ardeur d'agir, puisqu'il s'était chargé de le faire déguerpir, il voulait fermement en venir à bout.

Lorsqu'il se débarrassa de la curiosité inquiète des deux commissaires, il n'avait encore aucun plan bien arrêté. Celui qu'il suivit ne se présenta en lui que par parties successives et à mesure qu'il se persuada que laisser avoir lieu un duel qu'il avait défendu au nom du roi serait une défaite marquée, un fiasco pour sa réputation et son influence en Lorraine, dans la moitié jeune du parti.

Il commença par confier sous le sceau du secret à Mmes de Serpierre, de Marcilly et de Puy-Laurens que Mme de Chasteller était plus malade qu'on ne le pensait, ou que sa maladie serait longue tout au moins. Il engagea Mme de Chasteller à souffrir un vésicatoire à la jambe, et l'empêcha ainsi de marcher pendant un mois.

Peu de jours après, il arriva chez elle d'un air sérieux qui devint sombre en lui tâtant le pouls, et il l'engagea à toutes les cérémonies religieuses qui en province sont comprises dans ce seul mot: se faire administrer. Tout Nancy retentit de ce grand événement et l'on peut juger de l'impression qu'il fit sur Leuwen: Mme de Chasteller était donc en danger de mort?

«—Mourir n'est-ce donc que cela? se disait Mme de Chasteller, qui était loin de se douter qu'elle n'avait qu'une fièvre fort ordinaire. La mort ne serait rien absolument si j'avais M. Leuwen, là, auprès de moi! Il me donnerait du courage, si je venais à en manquer. Au fait, la vie sans lui aurait eu peu de charme pour moi; on me fait bouder au fond de cette province ou avant lui j'étais si triste... Mais il n'est pas noble, mais il est soldat du juste-milieu, et, ce qui est encore pis, de la République!...»

Lucien, dans son désespoir, était allé mettre trois lettres à la poste de Darney, heureusement fort prudentes, lesquelles avaient été interceptées par Mlle Bérard, maintenant parfaitement d'accord avec le docteur Dupoirier. Leuwen ne quittait plus celui-ci.

Ce fut une fausse démarche; il était loin d'être assez savant en hypocrisie pour pouvoir se permettre la société intime d'un intrigant sans moralité.

Sans s'en douter, il l'offensa mortellement.

Le docteur, piqué de la naïveté du mépris de Lucien pour les fripons et les hypocrisies, parvint à le haïr.

Étonné de la chaleur de son bon sens, lorsqu'il était question entre eux du peu d'apparence de retour des Bourbons:

«—Mais à ce compte, moi, lui dit un jour Dupoirier, poussé à bout, je ne suis donc qu'un imbécile!»

Il continua tout bas:

«—Moi, homme de mauvaise manière à tes yeux, je vais t'infliger la douleur la plus cruelle, à toi, beau, jeune, riche, doué par la nature de manières nobles, et en tout si différent de moi, Dupoirier! J'ai usé les trente premières années de ma vie à mourir de froid dans un cinquième étage, en tête-à-tête avec un squelette; toi, tu t'es donné la peine de naître, et tu prétends en secret que, quand ton gouvernement raisonnable sera établi, on ne punira que par le mépris les hommes forts, tels que moi. Cela serait bête à ton parti; en attendant c'est bête à toi de ne pas deviner que je vais te faire du mal, et beaucoup. Souffre! jeune bambin!»

Et le docteur se mit à parler à Lucien de la maladie de Mme de Chasteller dans les termes les plus inquiétants.

S'il voyait le sourire effleurer ses lèvres, il lui disait:

«—Tenez! c'est dans cette église qu'est le caveau de la famille de Pointcarré. Je crains bien, ajoutait-il, que bientôt il ne soit rouvert.»

Il attendait depuis plusieurs jours que Lucien, fou comme le sont tous les amants, entreprît de voir en secret Mme de Chasteller.

Depuis la conférence avec les jeunes gens du parti, chez M. de Sanréal, Dupoirier, qui méprisait assez la méchanceté plate et sans but de Mlle Bérard, s'était rapprochée d'elle.

Il cherchait à lui faire jouer un rôle dans la famille; c'était à elle de préférence et non pas à M. de Pointcarré, ni à M. de Blancet, ni aux autres parents qu'il s'ouvrait sur le prétendu danger de Mme de Chasteller.

Il y avait une grande difficulté dans le projet qui peu à peu se débrouillait dans la tête du docteur: c'était Mlle Beaulieu, la femme de chambre, qui adorait sa maîtresse.

Il la gagna en lui témoignant toute confiance, et fit consentir Mlle Bérard à ce que, souvent, en sa présence, il s'entretînt de préférence avec Mlle Beaulieu, sur les soins nécessaires à la malade, jusqu'à sa prochaine visite.

Cette bonne femme de chambre, comme la très peu bonne Mlle Bérard, croyaient également Mme de Chasteller fort dangereusement malade.

Le docteur confia à Mlle Beaulieu qu'il suffirait d'un chagrin de cœur pour augmenter la maladie de sa maîtresse. Il insinua qu'il trouverait naturel que M. Leuwen cherchât à voir une fois Mme de Chasteller.

«—Hélas! monsieur le docteur, il y a quinze jours que M. Leuwen me tourmente pour le laisser venir ici pendant cinq minutes. Mais que dirait le monde? J'ai refusé absolument.»

Dupoirier répondit par une quantité de phrases arrangées de façon à ce que l'intelligence de la femme de chambre fût hors d'état de jamais les répéter; mais dans le fait, ces phrases engageaient indirectement cette bonne fille à permettre l'entrevue demandée.

Enfin, il arriva qu'un soir, M. de Pointcarré, d'après l'ordre du docteur, alla faire sa partie de whist chez Mme de Marcilly, partie interrompue par deux atroces accès de larmes. Justement le vicomte de Blancet n'avait pu résister à une partie de chasse pour le passage des bécasses, et Lucien vit à la fenêtre de Mlle Beaulieu le signal dont l'espérance donnait encore à la vie quelque intérêt pour lui. Il vola chez lui, revint habillé en bourgeois et enfin, annoncé, avec des précautions infinies, par la bonne femme de chambre qui ne quitta pas le voisinage du lit, il put passer dix minutes avec Mme de Chasteller.

* * *

Le lendemain, le docteur trouva Mme de Chasteller sans fièvre et tellement bien, qu'il eut peur d'avoir perdu tous les soins qu'il se donnait depuis trois semaines.

Il affecta l'air très inquiet devant Mlle Beaulieu. Il partit comme un homme pressé et revint une heure après, à une heure insolite.

«—Beaulieu, lui dit-il, votre maîtresse tombe dans le marasme.

«—Oh! mon Dieu, monsieur!»

Ici le docteur expliqua longuement ce que c'est que le marasme.

«—Votre maîtresse a besoin de lait de femme; si quelque chose peut lui sauver la vie, c'est l'usage du lait d'une jeune et fraîche paysanne. Je viens de faire courir dans tout Nancy; je ne trouve que des femmes d'ouvriers dont le lait ferait plus de mal que de bien à Mme de Chasteller. Il faut une jeune personne...»

Le docteur remarqua que Beaulieu regardait attentivement la pendule.

«—Mon village, Chefmont, n'est qu'à cinq lieues d'ici. J'arriverai la nuit, mais qu'importe...

«—Bien, très bien, brave et excellente Beaulieu. Mais si vous trouvez une jeune nourrice, ne lui faites pas faire les cinq lieues tout d'une traite. N'arrivez qu'après demain matin; le lait échauffé serait un poison pour votre pauvre maîtresse.

«—Croyez-vous, monsieur le docteur, que voir encore une fois M. Leuwen puisse faire du mal à madame? Elle vient en quelque sorte de m'ordonner de le faire entrer ce soir s'il se présente. Elle lui est si attachée...»

Le docteur croyait à peine au bonheur qui lui arrivait.

«—Bien de plus naturel, Beaulieu.»

Il insistait sur le mot naturel.

«—Qui est-ce qui vous remplace?

«—Anne-Marie, cette brave fille si dévote.

«—Eh bien, donnez vos instructions à Anne-Marie. Où M. Leuwen se place-t-il en attendant le moment où vous pouvez l'annoncer?

«—Dans la soupente où couchait Joseph autrefois. Dans l'antichambre de madame.

«—Dans l'état où est votre pauvre maîtresse, elle n'a pas besoin de trop d'émotion à la fois. Si vous m'en croyez, vous ferez défendre la porte pour tout le monde, même pour M. de Blancet.»

Ce détail et beaucoup d'autres furent convenus entre le docteur et Mlle Beaulieu. Cette bonne fille quitta Nancy à cinq heures, laissant ses fonctions à Anne-Marie.

Or, depuis longtemps, Anne-Marie, que Mme de Chasteller ne gardait que par bonté et qu'elle avait été sur le point de renvoyer une ou deux fois, était entièrement dévouée à Mlle Bérard, et son espion auprès de Mlle Beaulieu.

Voici ce qui arriva:

À huit heures et demie, dans un moment où Mlle Bérard parlait à la vieille portière, Anne-Marie fit passer dans la cour Leuwen qui, deux minutes après, fut placé dans un retranchement en bois peint qui occupait la moitié de l'antichambre de Mme de Chasteller. De là, Lucien voyait fort bien ce qui se passait dans la pièce voisine et entendait presque tout ce qui se disait dans l'appartement entier.

Tout à coup il entendit les vagissements d'un enfant à peine né; il vit arriver dans l'antichambre le docteur essoufflé portant l'enfant dans un linge qui lui parut taché de sang.

«—Votre pauvre maîtresse, dit-il en toute hâte à Anne-Marie, est enfin sauvée. L'accouchement a eu lieu sans accident. M. le marquis est-il hors de la maison?

«—Oui, monsieur.

«—Cette maudite Beaulieu n'y est pas?

«—Elle est en route pour son village.

«—Sous un prétexte, je l'ai envoyé chercher une nourrice, puisque celle que j'ai retenue au faubourg ne veut pas d'un enfant clandestin.

«—Et M. de Blancet?

«—Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que votre maîtresse ne veut plus le voir.

«—Je le crois pardieu bien! dit Anne-Marie. Après un tel cadeau!

«—Après tout, peut-être l'enfant n'est pas de lui.

«—Ma foi! ces grandes dames, ça ne va pas souvent à l'église, mais en revanche ça a plus d'un amoureux.

«—Je crois entendre gémir Mme de Chasteller. Je rentre, dit le docteur; je vais vous envoyer Mlle Bérard.»

Mlle Bérard arriva. Elle exécrait Lucien, et dans une conversation d'un quart d'heure, eut l'art, en disant les mêmes choses que le docteur, d'être bien plus méchante. Elle était d'avis que ce gros poupon, comme elle l'appelait, appartenait à M. de Blancet ou au lieutenant-colonel de chasseurs.

«—Ou à M. de Goëllo, dit naturellement Anne-Marie.

«—Non pas de M. de Goëllo; madame ne peut plus le souffrir. C'était de lui la fausse couche qui faillit, dans le temps, la brouiller avec ce pauvre M. de Chasteller...»

On peut juger de l'état où se trouvait Lucien.

Il fut sur le point de sortir de sa cachette et de s'enfuir, même en présence de Mlle Bérard.

«—Non, se dit-il, elle s'est moquée de moi, comme d'un vrai blanc-bec que je suis. Mais il serait indigne de la compromettre.»

À ce moment, le docteur, craignant de la part de Mlle Bérard quelque raffinement de méchanceté peu vraisemblable, vint à la porte de l'antichambre.

«—Mademoiselle Bérard! Mademoiselle Bérard! dit-il d'un air alarmé, il y a une hémorragie. Vite, vite, le seau de glace que j'ai apporté sous mon manteau.»

Dès que Anne-Marie fut seule, Lucien sortit en lui remettant sa bourse; en le faisant il vit, bien malgré lui, l'enfant qu'elle portait avec ostentation et qui, au lieu de quelques minutes de vie, avait bien un mois ou deux.

C'est ce que Lucien ne remarqua pas.

Il dit avec beaucoup de tranquillité apparente à Anne-Marie:

«—Je me sens un peu indisposé. Je ne verrai Mme de Chasteller que demain. Voulez-vous venir parler à la portière pendant que je sortirai.»

Anne-Marie le regardait avec des yeux extrêmement ouverts: «Est-ce qu'il est d'accord, lui aussi,» pensait-elle? Heureusement pour le succès des projets du docteur, comme le geste de Lucien la pressait fort, elle n'eut pas le temps de commettre une indiscrétion; elle alla déposer l'enfant sur un lit, dans la chambre voisine, et descendit chez la portière.

«—Cette bourse si pesante, se disait-elle, est-elle remplie d'argent ou de jaunets?»

Elle conduisit la portière au fond de sa loge, et Lucien put sortir inaperçu.

Il courut chez lui et s'enferma à clef. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il se permit de considérer son malheur. Il était trop amoureux dans le premier moment pour être furieux contre Mme de Chasteller.

«—M'a-t-elle jamais dit qu'elle n'eût aimé personne avant moi? D'ailleurs, vivant avec moi comme avec un frère, par ma sottise et ma très grande sottise, me devait-elle une telle confidence?

«Ma chère Mathilde, je ne puis donc plus t'aimer?» s'écria-t-il tout à coup en fondant en larmes.

«Il serait digne d'un homme, pensa-t-il au bout d'une heure, d'aller chez Mme d'Hocquincourt que j'abandonne sottement depuis un mois, et de chercher à prendre une revanche.»

Il s'habilla en se faisant une violence mortelle, et comme il allait sortir, il tomba évanoui dans le salon.

Il revint à lui quelques heures après; un domestique le heurta du pied en allant voir à trois heures du matin s'il était rentré.

«—Ah! le voilà encore ivre-mort! Quelle saleté pour un maître!» dit cet homme.

Lucien entendit fort bien ces paroles; il se crut d'abord dans cet état, mais tout à coup l'affreuse vérité lui apparut et il fut bien plus malheureux que dans la soirée.

Le reste de la nuit se passa dans une sorte de délire. Il eut un instant l'ignoble idée d'aller faire des reproches à Mme de Chasteller; mais il eut horreur de cette tentative.

Il écrivit au lieutenant-colonel Filloteau, qui, par bonheur, commandait le régiment, qu'il était malade, et sortit de Nancy fort matin, espérant ne pas être vu.

Ce fut dans cette promenade solitaire qu'il sentit en plein toute l'étendue de son malheur.

À neuf heures du matin, comme il se trouvait à six lieues de Nancy, l'idée d'y rentrer lui parut horrible.

«—Il faut que j'aille à Paris à franc-étrier, voir ma mère.»

Ses devoirs comme militaire avaient disparu à ses yeux; il se sentait comme un homme à l'agonie qui approche des derniers moments.

Toutes choses du monde avaient perdu leur importance à ses yeux; deux objets seuls surnageaient: sa mère et Mme de Chasteller.

Pour cette âme épuisée par la douleur, l'idée folle de ce voyage fut comme une consolation, la seule qu'il entrevît.

Il renvoya son cheval à Nancy et écrivit au colonel Filloteau pour le prier de ne pas parler de son absence.

«—Je suis mandé par le ministre de la Guerre»; ce mensonge se trouva sous sa plume parce qu'il eut la crainte d'être poursuivi.

Il demanda un cheval à une poste; comme, sur son air égaré, on lui faisait quelques objections, il se dit envoyé par le colonel Filloteau, du 23e de lanciers, à une compagnie du régiment qui était détachée à Reims, pour faire la guerre aux ouvriers. Les difficultés qu'il eut pour obtenir son premier cheval ne se renouvelèrent plus, et trente-deux heures après il était à Paris.

Près d'entrer chez sa mère, il pensa qu'il lui ferait peur; il alla descendre à un hôtel garni voisin, et ne revint chez lui que quelques heures plus tard.

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