Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Premier
[1]Historique! (Note de Beyle.)
[2]Berryer.
* * *
En sortant, il vit son pantalon terni sans ressources; mais ce petit malheur était peut-être un mérite, et il affecta de marcher lentement, et de façon à ne pas dépasser les groupes des dévotes qui s'avançaient au petit pas dans la rue solitaire.
«—Je suis curieux de savoir ce que le colonel pourra trouver à reprendre à ceci?»
Le docteur le rejoignit, et, comme dissimuler n'était pas le fort de Lucien, il laissa entrevoir quelque chose de cette idée à son nouvel ami.
«—Votre colonel n'est qu'un plat juste milieu, un pauvre hère toujours tremblant de trouver sa destitution dans le Moniteur, répondit le docteur. Mais je ne vois pas ici le manchot libéral et décoré à Brienne, qui lui sert d'espion.»
Vers la fin de la rue qu'il avait parcourue fort lentement, Lucien, qui prêtait l'oreille aux propos qu'on tenait sur son compte, craignit que sa joie ne se trahît; il fit un demi-salut, très grave aux dames dévotes près desquelles il marchait, et serra la main avec affection an docteur.
Il monta à cheval et, passant devant le cabinet littéraire de Schmidt, il remarqua l'officier libéral manchot qui, placé derrière la vitre, lisait la Tribune et l'épiait du coin de l'œil.
Le lendemain, il n'était question dans la haute société de Nancy, que de la présence d'un uniforme dans la chapelle des Pénitents; ce fut un jour de triomphe pour Lucien. Il n'osa hasarder la messe basse de huit heures.
«—Cela aurait des conséquences, pensait-il; il faudrait m'y trouver toutes les fois que je ne suis pas de service.»
Vers les dix heures, il alla en grande pompe acheter un eucologe, ou livre de prières, magnifiquement relié par Müller. Il eut soin de choisir le libraire de Mgr l'évêque, et il admira longtemps le portrait de ce prélat. Il ne voulut point permettre que le livre saint fût enveloppé dans du papier de soie: il trouva plus profitable de le porter fièrement sous son bras gauche.
Il alla ainsi porter lui-même quarante francs à M. Dupoirier; il obtint de lire la liste des souscripteurs pour M. Cochin, et remarqua que le haut des pages était toujours tenu par les noms précédés d'un de, et, par un hasard sans doute arrangé, le seul nom de Lucien Leuwen fit exception. En le reconduisant, Dupoirier lui dit d'un air profond:
«—Soyez assuré, cher monsieur, que votre colonel ne vous laissera plus debout quand il aura à vous parler chez lui.»
Jamais prédiction ne sembla destinée à s'accomplir avec plus de rapidité. Quelques heures plus tard, le colonel, que Lucien salua de loin à la promenade, lui fit signe d'approcher et l'invita à dîner d'une façon embarrassée et trop polie.
Comme il allait s'éloigner:
«—Votre cheval a des épaules admirables, lui dit le colonel, deux lieues ne sont rien pour de tels jarrets. Je vous autorise à pousser os promenades jusqu'à Darney.»
C'était un bourg à quatre lieues de Nancy.
L'après-dînée fut encore plus triomphante pour Lucien. Dupoirier voulut absolument le présenter chez Mme la comtesse de Commercy, la dame qui, la veille, avait prêté pour lui le magnifique livre de prières.
Cette dame, d'un âge avancé, le reçut avec une distinction marquée.
Sa maison, située au fond d'une grande cour garnie de tilleuls taillés en mur, était, il est vrai, d'un aspect fort triste, mais, du côté opposé à la cour, Lucien aperçut un jardin charmant et où il eût été heureux de se promener.
Malgré ses bonnes dispositions, il ne put découvrir, dans ce que lui disait la comtesse de Commercy, rien absolument dont il pût se moquer. Elle ne parlait pas trop haut, elle ne gesticulait pas comme tous les jeunes gens de bonne compagnie de Nancy qu'il avait aperçus dans les rues. Il fut reçu dans un grand salon, tendu en damas rouge un peu éraillé, garni de baguettes d'or et de portraits de famille.
D'immenses fauteuils, dont les bois contournés offraient une dorure brillante, firent peur à Lucien quand il entendit Mme de Commercy dire au laquais les paroles sacramentelles: «Un fauteuil pour monsieur.»
Heureusement, l'usage de la maison n'était pas de déplacer ces vénérables machines; on lui avança un fauteuil moderne.
La conversation, comme l'ameublement, fut noble, monotone, lente, mais sans ridicule.
Au total, Lucien aurait pu se croire dans une maison de gens âgés, du faubourg Saint-Germain.
Quand il se leva pour prendre congé, Mme de Commercy put lui dire, sans sortir du ton général de la visite:
«—Je vous avouerai, monsieur, que c'est pour la première fois que je vois dans mon salon la cocarde que vous portez; mais je vous prie de l'y rapporter souvent. Je me ferai toujours un plaisir de recevoir un homme qui a des manières aussi distinguées, et qui, d'ailleurs, pense aussi bien, quoiqu'il soit encore dans la première jeunesse.»
Et tout cela pour être allé aux Pénitents! Il avait tellement envie de rire que ce fut à grand'peine qu'il ne suivit pas l'idée folle qui lui vint, de distribuer des pièces de cinq francs aux laquais de la maison qu'il trouva dans l'antichambre, rangés en haie sur son passage.
Il lut son devoir dans cette rangée de laquais.
«—Pour un homme qui commence à penser aussi bien que moi, c'est une inconséquence grave de n'avoir qu'un seul domestique.»
Il pria M. Dupoirier de lui trouver trois garçons sûrs et surtout pensant bien.
En rentrant chez lui, il était un peu comme le barbier du roi Midas: il mourait d'envie de raconter son bonheur. Il écrivit huit ou dix pages à sa mère et lui demanda des livrées brillantes pour cinq ou six domestiques.
«—Mon père verra bien, en les payant, que je ne suis pas encore un saint-simonien bien pur.»
Quelques jours après, Mme de Commercy invita Lucien à dîner. Il trouva dans le salon, où il eut soin de se rendre à trois heures et demie bien précises, M. et Mme de Serpierre, avec une seule de leurs six filles, M. Dupoirier et deux ou trois femmes âgées avec leurs maris, la plupart chevaliers de Saint-Louis.
On attendait évidemment quelqu'un.
Bientôt un laquais annonça M. et Mme de Sauves d'Hocquincourt.
Lucien fut frappé: il était impossible d'être plus jolie et, pour la première fois, la renommée n'avait pas menti. Il y avait dans ces yeux un velouté, une gaieté, un naturel, qui faisaient presque un bonheur du plaisir de les regarder. En cherchant bien, il trouva cependant un défaut à cette femme charmante: quoique à peine âgée de vingt-cinq ou vingt-six ans, elle avait quelque tendance à l'embonpoint.
Un grand jeune homme blond, à moustaches presque diaphanes, fort pâle et à l'air hautain et taciturne, marchait après elle. C'était son mari.
M. d'Antin, son amant, était venu avec eux. À table, on le plaça à sa droite. Elle lui parlait bas assez souvent, et puis riait.
«—Ce rire de franche gaîté fait un étrange contraste, pensait Lucien, avec l'air morose et antique de toute la compagnie. Voilà ce que nous appellerions à Paris une gaieté bien hasardée. Que d'ennemis n'aurait pas cette jolie femme! Les sages mêmes la blâmeraient de s'exposer à tous les terribles inconvénients de la calomnie, faute d'un peu de gêne. La province offre donc des dédommagements. Au milieu de toutes ces figures nées pour l'ennui, l'essentiel n'est-il pas que la jeune première soit aimable? et, ma foi, celle-ci est charmante. Pour un dîner comme celui-ci, j'irai vingt fois aux Pénitents.»
Lucien, en homme habile, chercha à être poli pour M. de Sauves d'Hocquincourt, car celui-ci tenait à porter les deux noms, illustrés, le premier sous Charles IX, et le second sous Louis XIV. Tout en écoutant la parole lente, élégante et monotone de M. d'Hocquincourt, Lucien examinait sa femme.
Elle était blonde, avec de grands yeux bleus, point langoureux et d'une vivacité charmante, quelquefois languissants quand on l'ennuyait, bientôt après fous de bonheur à la première apparition d'une idée gaie, ou seulement singulière. Une bouche délicieuse de fraîcheur, avec des contours fins, bien arrêtés, qui donnaient à toute la tête une noblesse admirable. Un nez, légèrement aquilin, complétait le charme de cette tête noble à la fois et cependant variant à chaque instant, comme les nuances de passions qui l'agitaient.
Mme d'Hocquincourt eût passé à Paris pour une beauté de premier ordre; à Nancy, c'est tout au plus si on convenait qu'elle était belle.
Lucien reconnut toute la haine qu'on lui portait, en voyant Mme de Serpierre lui adresser la parole.
Il trouva un peu trop marqués la haine des dévotes et le que m'importe de la jeune femme.
Vers la fin du dîner, il se sentit une véritable bienveillance pour elle et pour le marquis d'Antin, son amant.
Le docteur Dupoirier eut le temps d'expliquer un peu Mme d'Hocquincourt à Lucien qu'il voyait charmé de cette gaieté naturelle et simple au milieu de tant de figures ennemies.
«—Elle adore sincèrement son ami et commet pour lui les plus grandes imprudences. Son malheur, ou plutôt celui de sa gloire, est de lui trouver des ridicules au bout de deux ou trois ans. Alors, en six semaines, il lui inspire un ennui mortel, que rien ne peut vaincre, et cet ennui met sa bonté à la torture. Car c'est le meilleur cœur du monde et qui abhorre le plus de faire à quelqu'un une peine sérieuse. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que les deux derniers de ses amants sont devenus amoureux d'elle au tragique, juste au moment où ils ont commencé à l'ennuyer. Elle en était désolée, et ne savait comment se défaire d'eux avec humanité.
«—Depuis combien de temps dure M. d'Antin? reprit Lucien avec un intérêt qui n'échappa pas au docteur.
«—Depuis trente grands mois; tout le monde s'en étonne, mais il est aussi fou qu'elle. Cela le soutient.
«—Et le mari?
«—Amoureux fou de sa femme, et amoureux au point de ne pouvoir devenir jaloux! C'est elle qui ouvre toutes les lettres anonymes qu'on lui écrit.»
Après dîner, Mme de Commercy présenta formellement Lucien à Mme de Serpierre, grande femme sèche et dévote qui avait une fortune très bornée et six filles à marier. Celle qui l'accompagnait avait des cheveux d'un blond hasardé, près de cinq pieds et une ceinture verte de six doigts de hauteur. Ce vert sur blanc, qui marquait admirablement un corps plat, parut horriblement laid à Lucien.
«—Les cinq autres sœurs sont-elles aussi séduisantes?»
Le docteur prit tout à coup un air de gravité qui parut ridicule à son interlocuteur. Il parla longuement de la haute naissance et de la haute vertu de ces demoiselles, choses fort respectables auxquelles Lucien ne songeait pas. Le docteur alla jusqu'à dire:
«—À quoi bon mal parler de femmes qui ne sont pas jolies?
«—Ah! je vous y prends, monsieur. Voici une parole imprudente. Je vous répondrai que, si je voulais mentir constamment et sur tout, j'irais dîner chez un ministre; au moins il peut me donner de l'avancement. Mais ne pas ouvrir la bouche sans mentir, au fond d'une province, dans un dîner où il n'y a qu'une jolie femme! C'est trop héroïque pour votre serviteur.»
Notre héros agissait mieux qu'il ne parlait. Car il se mit à faire une cour assidue à Mme de Serpierre et à sa fille, et il abandonna d'une façon marquée la brillante Mme d'Hocquincourt.
Mlle de Serpierre, malgré ses cheveux rouges, se trouva simple, raisonnable, et même pas méchante: ce qui étonna fort Lucien.
Après une demi-heure de conversation avec la mère et la fille, il trouva celle-ci infiniment moins choquante.
«—Tant mieux, se dit-il, mon rôle sera moins pénible. Je ne puis me tirer d'affaire qu'en suivant les conseils du docteur et en cultivant les autels abandonnés.»
Mme de Serpierre fut si édifiée de la contenance de ce sous-lieutenant, qu'elle le présenta à trois ou quatre femmes de la première qualité qui vinrent après le dîner.
Avant chaque présentation, elle expliquait l'antiquité de la maison, et la personne que l'on illustrait ainsi entendait tous ses détails.
«—Ceci est bouffon, se disait Lucien, et adressé à moi qui évidemment ne suis pas noble et qu'on voit pour la première fois. À Paris ce serait une maladresse. Autant de visites à faire. Il faut que j'écrive ces détails héraldiques et historiques sur les maisons de ces dames, et je leur demanderai, pour la lire, l'histoire de cette province. C'est ce qu'on appelle vivre dans le passé.»
Dès le lendemain, Lucien, en tilbury, suivi de deux laquais à cheval, alla faire ses visites aux dames auxquelles il avait eu l'honneur d'être présenté la veille. Il fut parfaitement convenable, aussi arriva-t-il excédé d'ennui chez Mme de Serpierre. Il se consolait un peu en songeant qu'il allait trouver Mlle Théodelinde, la grande jeune fille.
Un laquais, vêtu d'une livrée verte trop longue de six pouces, l'introduisit dans un salon immense, assez bien meublé, mais mal éclairé.
Toute la famille se leva à son arrivée, et quoique d'une taille assez honnête, il se trouva, à la lettre, le plus petit.
Le père, vieillard en cheveux blancs, étonna Lucien. C'était absolument un père noble d'une troupe de comédie de province.
Il portait la croix de Saint-Louis, avec le liséré blanc de l'ordre du Lys.
Il parlait fort bien et avec une sorte de grâce, celle qui convient à un gentilhomme de soixante ans.
Tout alla fort bien jusqu'au moment où il dit à Lucien qu'il avait été lieutenant du roi, à Colmar.
À ce mot, notre héros éprouva un sentiment d'horreur que sa physionomie simple et bonne dut trahir à son insu, car le vieil officier se hâta de faire entendre d'un ton honnête, qu'il était resté tout à fait étranger à l'affaire du colonel Caron.
Cette émotion vive fit oublier à Lucien tous ses projets; il était venu fort disposé à se moquer de ces sœurs aux cheveux rouges et à la taille de cinq pieds quatre pouces. Le mot honnête du vieillard sur Colmar sanctifia toute la maison et, dès ce moment, il n'y eut plus là de ridicule à ses yeux.
Le lecteur bénévole est prié de considérer que notre héros est fort jeune, fort neuf et dénué de toute expérience; tout cela ne l'empêchera pas d'éprouver un sentiment pénible en nous voyant forcé d'avouer qu'il avait encore la faiblesse de s'indigner pour des choses politiques. C'était, à cette époque, une âme naïve et s'imposant elle-même; ce n'était pas du tout une tête forte, ou un homme d'esprit se hâtant de tout juger d'une façon très tranchante. Le salon de sa mère, où l'on se moquait de tout, lui avait appris à persifler l'hypocrisie et à la deviner assez bien. Du reste, il ne savait pas ce qu'il serait un jour. Lorsque, à quinze ans, il commença à lire les journaux, la mystification qui finit par la mort du colonel Caron, était la dernière grande action du gouvernement d'alors; elle servait de texte à tous les journaux de l'opposition. Cette coquinerie célèbre était, de plus, fort intelligible pour un enfant, et il en possédait tous les détails comme s'il se fut agi d'une démonstration géométrique. Revenu du saisissement causé par le mot Colmar, Lucien observa avec intérêt M. de Serpierre. C'était un beau vieillard de cinq pieds huit pouces, et se tenant fort droit: de beaux cheveux blancs lui donnaient une mine tout à fait patriarcale. Il portait, en intimité, dans sa famille, un ancien habit bleu-de-roi, à collet droit et de coupe toute militaire.
«—C'est apparemment pour l'user,» se dit Lucien, et cette réflexion le toucha profondément. Il était accoutumé aux vieillards coquets de Paris.
L'absence d'affectation et la conversation sage et nourrie de faits de M. de Serpierre achevèrent sa conquête; cette absence d'affectation surtout lui sembla chose incroyable en province.
Pendant une grande partie de la visite, notre héros avait prêté beaucoup plus d'attention à ce brave militaire qui lui contait longuement ses campagnes de l'émigration et les injustices des généraux autrichiens cherchant à faire écraser les corps d'émigrés, qu'aux six grandes filles qui l'entouraient.
«—Il faut cependant s'occuper d'elles,» se dit-il enfin.
Ces demoiselles travaillaient autour d'une lampe unique, car cette année-là l'huile était chère.
Leur manière de parler était simple. Elles ne penchaient point la tête sur l'épaule aux moments intéressants de leurs discours; on ne les voyait point constamment occupées de l'effet produit sur les assistants: elles ne donnaient pas de détails étendus sur la rareté ou le lieu de fabrique de l'étoffe dont leur robe était faite; elles n'appelaient point un tableau une grande page historique, etc. En un mot, sans la figure sèche et méchante de Mme de Serpierre, la mère, Lucien eût été complètement heureux ce soir-là, et encore il oublia vite ses remarques; ce fut avec un vrai plaisir qu'il en parlait avec Mlle Théodelinde.
Pendant cette visite qui devait être de vingt minutes et qui dura deux heures, Lucien n'entendit d'autres propos désagréables que quelques mots haineux de Mme de Serpierre. Ses grands yeux ternes et impassibles suivaient tous les mouvements de Lucien et le glaçaient.
«—Dieu! quel être!» se disait-il.
Par politesse, il abandonnait de temps à autre le cercle formé par les demoiselles de Serpierre autour de la lampe, pour causer avec l'ancien lieutenant du roi. Celui-ci aimait à expliquer qu'il n'y avait de repos et de tranquillité pour la France, qu'à la condition de remettre précisément toutes choses au point où elles se trouvaient en 1789.
«—Ce fut le commencement de notre décadence, répéta plusieurs fois le bon vieillard: inde mali labes.»
Rien n'était plus plaisant, aux yeux de Lucien, qui croyait précisément que c'était à compter de 1789 que la France avait commencé à sortir un peu de la barbarie où elle est encore à demi plongée.
Quatre ou cinq jeunes gens, sans doute nobles, parurent successivement dans le salon. Lucien remarqua qu'ils prenaient des poses et s'appuyaient élégamment d'un bras à la cheminée de marbre noir ou à une console dorée placée entre deux croisées. Quand ils abandonnaient une de ces poses gracieuses pour en prendre une autre non moins gracieuse, ils se mouvaient rapidement et presque avec violence, comme s'ils eussent obéi à un commandement militaire.
«—Ces mouvements sont peut-être nécessaires pour plaire aux demoiselles de province», se dit-il, lorsqu'il fût arraché aux considérations philosophiques par la nécessité de s'apercevoir que ces beaux messieurs à poses académiques cherchaient à lui témoigner beaucoup d'éloignement, ce qu'il essaya de leur rendre au centuple.
«—Est-ce que vous seriez fâché?» lui dit Mlle Théodelinde en passant près de lui.
Il y avait tant de simplicité et de bon naturel dans cette question, qu'il répondit avec la même candeur:
«—Si peu fâché, que je vais vous prier de me dire les noms de ces beaux messieurs qui, si je ne me trompe, cherchent à vous plaire. Ainsi, c'est peut-être à vos beaux yeux que je dois les marques d'éloignement dont ils m'honorent en ce moment.
«—Ce jeune homme qui parle à ma mère est M. de Lanfort.
«—Il est fort bien et a l'air civilisé; mais ce monsieur qui s'appuie à la cheminée d'un air si terrible?
«—C'est M. Ludwig Roller, ancien officier de cavalerie. Les deux voisins sont ses frères, également officiers démissionnaires après la révolution de 1830. Ces messieurs n'ont pas de fortune; leurs appointements leur étaient nécessaires. Maintenant ils ont un cheval pour eux trois, et, d'ailleurs, leur conversation est singulièrement appauvrie. Ils ne peuvent plus parler de ce que vous appelez, vous autres messieurs les militaires, le harnachement, la masse de linge et chaussure, et autres choses amusantes. Ils n'ont plus l'espoir de devenir maréchaux de France, comme le maréchal de Larnac, qui fut le trisaïeul d'une de leurs grand'mères.
«—Votre description les rend aimables à mes yeux. Et ce gros garçon, court et épais, qui me regarde de temps en temps d'un air si supérieur, et en soufflant dans ses joues comme un sanglier?
«—Comment? Vous ne le connaissez pas? C'est M. le marquis de Sanréal, le gentilhomme le plus riche de la province.»
La conversation de Lucien avec Mlle Théodelinde était fort animée; c'est pourquoi elle fut interrompue par M. de Sanréal, qui, contrarié de l'air heureux de Lucien, s'approcha de Mlle Théodelinde et lui parla à demi-voix, sans faire la moindre attention à lui. En province, tout est permis à un homme riche et non marié. Notre héros fut rappelé aux convenances par cet acte d'hostilité. L'antique pendule attachée au mur, à huit pieds de hauteur, avait un cadran d'étain tellement découpé, qu'on ne pouvait voir ni l'heure, ni les aiguilles; elle sonna, et Lucien vit qu'il était depuis deux grandes heures chez les Serpierre. Il sortit.
«—Voyons, se dit-il, si j'ai ces préjugés aristocratiques dont mon père se moque tant tous les jours.»
Et il alla chez Mme Berchu, où il trouva le préfet qui achevait sa partie de boston.
En le voyant entrer, M. Berchu père dit à sa femme, personne énorme de cinquante à soixante ans:
«—Ma petite, offre une tasse de thé à M. Leuwen.»
Comme Mme Berchu n'écoutait pas, M. Berchu répéta deux fois sa phrase avec ma petite.
La tasse de thé prise, Lucien alla admirer une robe vraiment jolie que Mlle Sylviane portait ce soir-là. C'était une étoffe d'Alger, qui avait des raies fort larges, marron, je crois, et jaune pâle; à la lumière ces couleurs faisaient fort bien.
La belle Sylviane répondit à l'admiration de Lucien par une histoire fort détaillée de cette robe singulière: elle venait d'Alger, il y avait longtemps qu'elle l'avait dans son armoire, etc., etc. Et, ne se souvenant plus de sa taille un peu colossale, elle penchait la tête aux endroits les plus intéressants de cette histoire touchante.
«—Les belles formes! se dit Lucien pour prendre patience. Sans doute elle aurait pu figurer comme une de ces déesses de la Raison de 1793, dont M. de Serpierre vient de nous faire aussi la longue histoire. Mlle Sylviane aurait été toute fière de se voir ainsi promener sur un brancard, portée par huit ou dix hommes, dans les rues de la ville.»
L'histoire de la robe rayée terminée, Lucien ne se sentit plus le courage de parler. Il écouta M. le préfet qui répétait avec une fatuité bien lourde un article des Débats de la veille.
«—Ces gens-là professent, et ne font jamais de conversation, pensait Lucien. Si je m'assieds, je m'endors; il faut fuir pendant que j'en ai encore la force.»
Il regarda à sa montre dans l'antichambre: il n'était resté que vingt minutes chez Mme Berchu.
Afin de n'oublier aucune de ses nouvelles connaissances et surtout pour ne pas les confondre entre elles, ce qui eût été déplorable, avec des amours-propres de province, il prit le parti de faire une liste de ses amis de fraîche date. Il la divisa d'après les rangs, comme celle que les journaux anglais donnent au public, pour les bals d'Almack.
Voici cette liste:
«Mme la comtesse de Commercy, maison de Lorraine.
«M. le marquis et Mme la marquise de Puy-Laurens.
«M. de Lanfort, citant Voltaire et répétant les raisonnements de Dupoirier sur le code civil et les partages.
«M. le marquis et Mme la marquise de Sauves d'Hocquincourt; M. d'Antin, ami de madame. Le marquis, homme très brave, mourant habituellement de peur.
«Le marquis de Sanréal, court, épais, incroyable de fatuité, et cent mille livres de rente.
«Le marquis de Pointcarré et sa fille, Mme de Chasteller, le meilleur parti de la province, des millions et l'objet des vœux de MM. de Blancet, de Goëllo, etc., etc. On m'avertit que Mme de Chasteller ne voudra jamais me recevoir à cause de ma cocarde: il faudrait pouvoir y aller en habit bourgeois.
«La comtesse de Marcilly, veuve d'un cordon rouge; un bisaïeul maréchal de France.
«Les trois comtes Roller: Ludwig, Sigismond et André, braves officiers, chasseurs déterminés et mécontents. Les trois frères disent exactement les mêmes choses; Ludwig a l'air terrible, et me regarde de travers.
«Comte de Wassignies, ancien lieutenant-colonel, homme de sens et d'esprit; tacher de me lier avec lui. Ameublement de bon goût, valets bien tenus.
«Comte Génévray, petit bonhomme de dix-neuf ans, gros et trop serré dans un habit trop étroit; moustaches noires, répétant tous les soirs deux fois que, sans légitimité, il n'y a pas de bonheur pour la France; bon diable au fond; beaux chevaux.
«Êtres que je connais, mais avec lesquels il faut éviter toute conversation particulière, car une première oblige à vingt autres et ils parlent comme le journal de la veille:
«M. et Mme de Louvalle; Mme de Saint-Cyran; M. de Bernheim; MM. de Jaurey, de Vaupoil, de Serdan, de Pouly, de Saint-Vincent, de Pelletier, Luzy, de Vincent, de Charlemont, etc.»
C'est au milieu de tout cela que Lucien vivait. Il était bien rare qu'il passât une journée sans voir le docteur, et, même dans le monde, ce terrible homme lui adressait souvent ses improvisations passionnées. Lucien était si neuf, qu'il ne s'étonnait ni de l'excellente réception que lui faisait la bonne compagnie de Nancy, à l'exception des jeunes gens, ni de la constance de Dupoirier à le cultiver et à le protéger. Au milieu de son éloquence si insolente, celui-ci était un homme d'une timidité singulière; il ne connaissait pas Paris et se faisait un monstre de la vie qu'on y menait, et cependant il brûlait d'y aller. Ses correspondants lui avaient appris, depuis longtemps, bien des choses sur M. Leuwen père.
«—Dans cette maison, se disait-il, je trouverai un excellent dîner gratis, des hommes considérables à qui je pourrai parler et qui me protégeront en cas de malheur. Au moyen des Leuwen je ne serai pas isolé dans cette Babylone. Ce petit jeune homme écrit tout à ses parents; ils savent sans doute déjà que je le protège ici.»
Mmes de Marcilly et de Commercy, âgées l'une et l'autre de plus de soixante ans et chez lesquelles Lucien eut le bon esprit de se laisser souvent inviter à dîner, l'avaient présenté à toute la ville. Lucien suivait à la lettre les conseils que lui donnait Mlle Théodelinde. Il n'eut pas passé huit jours dans la bonne compagnie qu'il s'aperçut qu'elle était déchirée par un schisme violent.
D'abord on eut honte de cette division et on voulut la cacher à un étranger; mais l'animosité et la passion remportèrent, car c'est là un des bonheurs de la province: on y a encore de la passion.
M. de Wassignies et les gens raisonnables croyaient vivre sous le règne de Henri V; tandis que Sanréal, Ludwig Roller et les plus ardents, n'admettaient pas les abdications de Rambouillet et attendaient le règne de Louis XIX après la fin de celui de Charles X.—Lucien allait souvent dans ce qu'on appelait l'hôtel de Puy-Laurens; c'était une grande maison, située à l'extrémité d'un faubourg occupé par des tanneurs, et dans le voisinage d'une rivière de douze pieds de large et fort odoriférante. Au-dessus de petites fenêtres carrées, éclairant des remises et des écuries, on voyait régner une longue file de grandes croisées avec de petits toits en tuile au-dessus de chacune d'elles; ces petits toits destinés à garantir les verres de Bohême. Préservés ainsi de la pluie depuis vingt ans, ils n'avaient peut-être pas été lavés et donnaient à l'intérieur une lumière jaune.
Dans la plus triste des chambres éclairées par ces vitres sales, on trouvait, devant un ancien bureau de Boule, un grand homme sec, portant, par principe politique, de la poudre et une queue; car il avouait souvent, et avec plaisir, que les cheveux courts et sans poudre étaient bien plus commodes. Ce martyr des bons principes était fort âgé et s'appelait le marquis de Puy-Laurens. Durant l'émigration, il avait été le compagnon fidèle d'un illustre personnage; quand ce personnage fut tout-puissant, on lui fit honte de ne rien faire pour un homme que ses courtisans appelaient un ami de trente ans. Enfin, après bien des sollicitations, que M. de Puy-Laurens trouva souvent fort humiliantes, il fut nommé receveur général des finances à...
Depuis l'époque de ces sollicitations désagréables et aboutissant à un emploi de finances, M. de Puy-Laurens, outré contre la famille à laquelle il avait consacré sa vie, voyait tout en noir. Mais ses principes étaient restés purs, et il eût, comme devant, sacrifié sa vie pour eux.
«—Ce n'est pas parce qu'il est homme aimable, répétait-il souvent, que Charles X est notre roi. Aimable ou non, il est fils du Dauphin, qui était fils de Louis XV; il suffit.»
Il ajoutait, en petit comité:
«—Est-ce la faute de la légitimité si le légitime est un imbécile? Est-ce que mon fermier sera dégagé du devoir de me payer le prix de sa ferme, par la raison que je suis un sot ou un ingrat?»
M. de Puy-Laurens abhorrait Louis XVIII.
«—Cet égoïste énorme a donné une sorte de légitimité à la révolution. Par lui, la révolte a un argument plausible, ridicule pour nous, ajoutait-il, mais qui peut entraîner les faibles. Oui, monsieur, disait-il à Lucien le lendemain du jour où celui-ci lui avait été présenté, la couronne étant un bien et une jouissance viagère, rien de ce que fait le détenteur actuel ne peut obliger le successeur, pas même le serment! car ce serment, quand il le prêta, il était sujet et ne pouvait rien refusera son roi.»
Lucien écoutait toutes ces choses et d'autres encore, d'un air fort attentif et même respectueux, comme il convient à un jeune homme; mais il avait grand soin que son air poli n'allât point jusqu'à l'approbation.
«—Moi, plébéien et libéral, je ne puis être quelque chose, au milieu de toutes ces variétés, que par la résistance.»
Quand Dupoirier était présent, il enlevait, sans façon, la parole au marquis.
«—La suite de toutes ces belles choses, disait-il, c'est que l'on en viendra à partager toutes les propriétés d'une commune également entre tous les habitants. En attendant ce but final de tous les libéraux, le code civil se charge de faire des petits bourgeois de tous nos enfants. Quelle noble fortune pourrait se soutenir avec ce partage continu à la mort de chaque père de famille? Ce n'est pas tout; l'armée nous restait pour nos cadets; mais, comme ce code civil, que j'appellerai, moi, infernal, prêche l'égalité dans les fortunes, la conscription porte le principe de l'égalité dans l'armée. L'avancement est platement donné par une loi; rien ne dépend plus de la faveur du monarque. Donc, à quoi bon plaire au roi? Or, monsieur, du moment où l'on fait cette question, il n'y a plus de monarchie. Il ne nous reste plus que la religion chez le paysan; car point de religion, point de respect pour l'homme riche et noble; un esprit d'examen infernal; et, au lieu du respect, de l'envie, et, à la moindre prétendue injustice, de la révolte.»
Le marquis de Puy-Laurens reprenait alors:
«—Donc, il n'y a plus de ressource que dans l'appel des Jésuites, auxquels, pendant quarante ans, l'on donnera, par une loi, la dictature de l'éducation.»
Le plaisant, c'est qu'en soutenant ces opinions, le marquis se disait et se croyait patriote, en cela bien supérieur au vieux coquin de Dupoirier qui, en sortant un jour de chez M. de Puy-Laurens, dit à Lucien:
«—Un homme naît duc, millionnaire, pair de France; ce n'est pas à lui à examiner si sa condition est conforme ou non à la vertu, au bonheur général, et autres belles choses. Elle est bonne, cette condition, donc, il faut tout faire pour la soutenir et l'améliorer, autrement l'opinion le méprise comme un lâche ou un sot.»
«—Mon sort est-il donc de passer ma vie entre des légitimistes fort égoïstes et polis, adorant le passé, et des républicains, fous généreux et ennuyeux, adorant l'avenir? Maintenant, je comprends mon père, quand il s'écrie: «Que ne suis-je né en 1710, avec cinquante mille livres de rente!»
Les beaux raisonnements que Lucien endurait tous les soirs et que le lecteur n'a endurés qu'une fois, étaient la profession de foi de tout ce qui, dans la noblesse de Nancy et de la province, s'élevait un peu au-dessus des innocentes répétitions des articles de la Quotidienne, de la Gazette de France, etc. Après un mois de patience, Lucien arriva à trouver réellement intolérable la société de ces grands et nobles propriétaires, parlant comme si eux seuls étaient au monde, et ne parlant jamais que de haute politique, des avoines.
Cet ennui n'avait qu'une seule exception: il était tout joyeux quand, arrivant à l'hôtel de Puy-Laurens, il était reçu par la marquise. C'était une grande femme de trente-quatre ou trente-cinq ans, peut-être davantage, qui avait des yeux superbes, une peau magnifique, et, de plus, l'air de se moquer fort de toutes les théories du monde. Elle contait à ravir, donnait des ridicules à pleines mains et presque sans distinction de parti. Elle frappait juste en général, et l'on riait toujours dans le groupe où elle était. Volontiers Lucien en eût été amoureux; mais la place était prise, et la grande occupation de Mme de Puy-Laurens était de se moquer d'un fort aimable jeune homme, M. de Lanfort.
Les plaisanteries étaient sur le ton de l'intimité la plus tendre, mais personne ne s'en scandalisait.
«—Voici encore un des avantages de la province,» se disait Lucien.
Du reste, il aimait beaucoup à rencontrer M. de Lanfort; c'était presque le seul de tous les natifs qui ne parlât point trop haut. Lucien s'attacha à la marquise, et, au bout de quinze jours, elle lui sembla jolie. On trouvait chez elle un mélange piquant de la vivacité des sensations de la province et de l'urbanité de Paris. C'était, en effet, à la cour de Charles X qu'elle avait achevé son éducation, pendant que son mari était receveur général dans un département assez éloigné. Pour plaire à son mari et à son parti, Mme de Puy-Laurens allait à l'église deux ou trois fois le jour; mais, dès qu'elle y était entrée, le temple du Seigneur devenait un salon. Lucien plaçait sa chaise le plus près possible de Mme de Puy-Laurens, et trouvait ainsi le secret de faire la cour aux exigences de la bonne compagnie avec le moins d'ennui possible.
Un jour que la marquise riait trop haut, depuis dix minutes, avec ses voisins, un prêtre s'approcha et voulut hasarder des représentations:
«—Il me semblerait, madame la marquise, que la maison de Dieu...
«—Est-ce à moi, par hasard, que s'adresse ce madame? Je vous trouve plaisant, mon petit abbé! Votre office est de sauver nos âmes, et vous êtes tous si éloquents que, si nous ne venions chez vous par principes, vous n'auriez pas un chat. Vous pouvez parler tant qu'il vous plaira dans votre chaire; mais souvenez-vous que votre devoir est de répondre quand je vous interroge. Monsieur votre père, qui était laquais de ma belle-mère, aurait dû mieux vous instruire.»
Un rire général, quoique contenu, suivit cet avis charitable. Ce fut plaisant, et Lucien ne perdit pas une nuance de cette petite scène. Mais, par compensation, il l'entendit au moins raconter cent fois.
Il en arriva une grande brouille entre Mme de Puy-Laurens et M. de Lanfort; Lucien redoubla d'assiduité. Rien n'était plus amusant que les sorties des deux parties belligérantes. Elles continuaient à se voir chaque jour; leur manière d'être faisait la nouvelle de Nancy. Lucien sortait souvent de l'hôtel de Puy-Laurens avec M. de Lanfort; il s'établit entre eux une sorte d'intimité. M. de Lanfort était heureusement né, et, d'ailleurs, ne regrettait rien. Il se trouvait capitaine de cavalerie à la révolution de 1830, et avait été ravi de quitter un métier qui l'ennuyait. Un matin qu'il sortait, avec Lucien, de chez Mme de Puy-Laurens, où il venait d'être fort maltraité et publiquement:
«—Pour rien au monde, disait-il, je ne m'exposerais à égorger des tisserands ou des tanneurs, comme c'est votre affaire, par le temps qui court.
«—Il faut avouer que le service ne vaut rien depuis Napoléon, répondait Lucien. Sous Charles X vous étiez obligés de faire les agents provocateurs, comme à Colmar, dans l'affaire Caron, ou d'aller en Espagne prendre le général Riego, pour le laisser pendre par le roi Ferdinand. Il faut convenir que ces belles choses ne conviennent guère à des gens tels que vous et moi.
«—Il fallait vivre sous Louis XIV; on passait son temps à la cour dans la meilleure compagnie du monde, avec Mme de Sévigné, M. le duc de Villeroy, M. le duc de Saint-Simon et l'on n'était avec les soldats que pour les conduire au feu et accrocher de la gloire, s'il y en avait.
«—Oui, fort bien pour vous, monsieur le marquis, mais, moi, sous Louis XIV, je n'eusse été qu'un marchand, tout au plus un Samuel Bernard au petit pied.»
Le marquis de Sanréal les accosta, à leur grand regret, et la conversation prit un cours tout différent. On parla de la sécheresse qui allait ruiner les propriétaires des prairies non arrosées; on se jeta dans la discussion de la nécessité d'un canal qui irait prendre les eaux dans le bois de Baccarat. Lucien n'avait d'autre consolation que d'examiner de près le Sanréal; c'était à ses yeux, le vrai type du grand propriétaire de province. Sanréal était un petit homme de trente-trois ans, avec des cheveux d'un noir sale et une taille épaisse. Il affectait toutes sortes de choses, et, par-dessus tout, la bonhomie et le sans-façon, mais sans renoncer pour cela, tant s'en faut, à la finesse et à l'esprit. Ce mélange de prétentions opposées, mis en lumière par une fortune énorme pour la province, et une assurance correspondante, en faisait un sot singulier. Il n'était pas précisément sans idées, mais vain et prétentieux au possible, à se faire jeter parla fenêtre, surtout quand il visait particulièrement à l'esprit. S'il vous prenait la main, une de ses gentillesses était de la serrer à vous faire crier; il criait lui-même à tue-tête par plaisanterie, quand il n'avait rien à dire. Il outrait avec soin toutes les modes qui montrent la bonhomie et le laisser aller, et l'on voyait qu'il se répétait cent fois le jour:
«—Je suis le plus grand propriétaire de la province, et, partant, je dois être autrement qu'un autre.»
Si un portefaix faisait une difficulté à un de ses gens dans la rue, il s'élançait en courant pour aller vider la querelle, et il eût, volontiers, tué le portefaix. Son grand titre de gloire, ce qui le plaçait à la tête des hommes énergiques et bien pensants de la province, c'était d'avoir arrêté de sa main un des malheureux paysans, fusillés sans savoir pourquoi, par ordre des Bourbons, à la suite d'une des conspirations ou plutôt des émeutes qui éclatèrent sous leur règne. Lucien n'apprit ce détail que beaucoup plus tard. Le parti du marquis de Sanréal en avait honte pour lui, et lui-même, étonné de ce qu'il avait fait, commençait à douter qu'un gentilhomme, grand propriétaire, dût remplir l'office de gendarme, et, pire encore, choisir un malheureux paysan au milieu d'une foule, pour le faire fusiller en quelque sorte sans jugement et après une simple comparution devant une commission militaire. Le marquis, en cela seulement semblable aux aimables marquis de la Régence, était à peu près complètement ivre tous les jours, dès midi ou une heure; or, il était deux heures quand il accosta M. de Lanfort. Dans cette position, il parlait continuellement, et était le héros de tout conte.
«—Celui-ci ne manque pas d'énergie et ne tendrait pas le cou à la hache de 93, comme les d'Hocquincourt, ces moutons dévots,» se dit Lucien.
Le marquis de Sanréal tenait table ouverte soir et matin, et, en parlant politique, ne descendait jamais des hauteurs de la plus emphatique énergie. Il avait ses raisons pour cela; il savait par cœur une vingtaine de phrases de M. de Chateaubriand, celle, entre autres, sur le bourreau et les six autres personnes nécessaires pour gouverner le département. Pour se soutenir à ce degré d'éloquence, il avait toujours, sur une petite table d'acajou placée à côté de son fauteuil, une bouteille de cognac, quelques lettres d'outre-Rhin, et un numéro de la France, journal qui combat les abdications de Rambouillet, en 1830. Personne n'entrait chez Sanréal sans boire à la santé du roi et de son héritier légitime, Louis XIX.
«—Parbleu, monsieur, s'écria-t-il en se tournant vers Lucien, peut-être un jour ferons-nous le coup de fusil ensemble, si jamais les grands légitimistes de Paris ont l'esprit de secouer le joug des avocats.»
Lucien répondit d'une façon qui eut le bonheur de plaire an marquis, plus qu'à demi ivre, et, à partir de cette matinée, qui se termina par du vin brûlé, dans le café ultra de la ville, Sanréal s'accoutuma tout à fait à Lucien. Mais cet héroïque marquis avait des inconvénients: il n'entendait jamais nommer Louis-Philippe sans lancer d'une voix singulière et glapissante, ce simple mot: voleur. C'était là son trait d'esprit qui, à chaque fois, faisait rire à gorge déployée la plupart des nobles dames de Nancy, et cela dix fois dans une soirée. Lucien fut choqué de l'éternelle répétition et de l'éternelle gaieté.
C'est après avoir observé soixante ou cent fois l'effet électrique de cette ingénieuse plaisanterie que Lucien se dit:
«—Je serais bien dupe de dire un mot de ce que je pense, à ces comédiens de campagne; tout, chez eux, même le rire, est une affectation; jusque dans les moments les plus gais, ils songent à 93.»
Cette observation fut décisive pour le succès de notre héros. Quelques mots trop sincères avaient déjà nui à l'engouement dont il commençait à être l'objet. Dès qu'il mentit à tout venant, comme chantait la cigale, l'engouement reprit de plus belle; mais aussi, avec le naturel, le plaisir s'envola. Par une triste compensation, avec la prudence, l'ennui commença pour Lucien. À la vue de chacun des nobles amis de la comtesse de Commercy, il savait d'avance ce qu'il fallait dire et les réponses qui allaient suivre. Les plus aimables de ces messieurs n'avaient guère que huit ou dix plaisanteries à leur usage, et l'on peut juger de leur agrément par le mot du marquis de Sanréal qui passait pour l'un des plus gais. Au reste, l'ennui est si douloureux, même en province, même aux gens chargés de le distribuer le plus abondamment, que les vaniteux gentilshommes de Nancy aimaient assez à parler à Lucien et à s'arrêter dans la rue avec lui. Ce bourgeois, qui pensait assez bien malgré les millions de son père, faisait nouveauté.
D'ailleurs, Mme de Puy-Laurens avait déclaré qu'il avait beaucoup d'esprit. Ce fut le premier succès de Lucien dans le fait, il était un peu moins neuf qu'à son départ de Paris.
Parmi les personnes qui s'attachèrent à lui, celle qu'il distinguait le plus était, sans comparaison, le colonel comte de Wassignies. C'était un grand homme blond, jeune encore, quoique fort ridé, qui avait l'air sage et non pas froid. Il avait été blessé en juillet 1830, et n'abusait pas trop de cet immense avantage. Rentré à Nancy, il avait eu le malheur d'inspirer une grande passion à la petite Mme de Villebelle, remplie d'esprit appris, et avec des yeux fort beaux, mais où brillait une ardeur désagréable et de mauvaise compagnie. Elle dominait M. de Wassignies, le vexait, l'empêchait d'aller à Paris, pays que sa curiosité brûlait de revoir, el surtout voulait qu'il fît de Lucien son ami intime.
M. de Wassignies venait chercher celui-ci chez lui. Il l'accablait de questions auxquelles Lucien tâchait de répondre en Normand, pour s'amuser un peu, pendant ces visites si longues; car le temps semble ne pas marcher à ces provinciaux; même aux plus polis, une visite de deux heures est chose commune.
Un jour, Lucien vit Mme d'Hocquincourt excédée de M. d'Antin. Ce bon jeune homme, si Français, si insouciant de l'avenir, si disposé à plaire, si enclin à la gaieté, était, ce jour-là, fou d'amour et de tendre mélancolie; il avait perdu la tête au point de chercher à être plus aimable qu'à l'ordinaire. Au lieu de comprendre les invitations polies d'aller se promener quelques instants et de revenir plus tard, que Mme d'Hocquincourt lui adressait, M. d'Antin se bornait à arpenter le salon.
«—J'ai grande envie, madame, lui dit Lucien, de vous faire cadeau d'une petite gravure anglaise, arrangée dans un cadre gothique délicieux; je vous demanderai la permission de la placer dans votre salon, et, le jour où je ne la verrai plus à sa place ordinaire, pour vous marquer tout mon dépit d'une action aussi noire, je ne mettrai plus les pieds chez vous.
«—C'est que vous êtes un homme d'esprit, vous, lui répondit-elle en riant. Vous n'êtes pas assez bête pour devenir amoureux... Grand Dieu, peut-on voir rien de plus ennuyeux que l'amour?...»
Mais de tels mots étaient rares pour le pauvre Lucien; sa vie redevenait bien terne et bien monotone. Il avait pénétré dans les salons de Nancy; il avait des domestiques avec des livrées charmantes; son tilbury et sa calèche, que sa mère avait fait venir de Londres, pouvaient le disputer, par leur fraîcheur, aux équipages de M. de Sanréal et des plus riches propriétaires du pays; il avait eu l'agrément d'adresser à son père des anecdotes sur les premières maisons de Nancy. Et, avec tout cela, il était aussi ennuyé, pour le moins, que lorsqu'il passait ses soirées dans les rues de Nancy, sans connaître personne. Souvent, au moment de monter dans une maison, il s'arrêtait dans la rue avant de s'exposer au supplice de ces cris qui allaient lui percer l'oreille. «Monterai-je?» se disait-il. Quelquefois même, de la rue, il entendait ces cris. Le provincial dissertant est terrible dans sa détresse; quand il n'a plus rien à dire, il a recours à la force de ses poumons; il en paraît fier, et avec raison, car, par là, fort souvent, il l'emporte sur son adversaire et le réduit au silence.
«—L'ultra de Paris est apprivoisé, se disait Lucien. Mais ici, je le trouve à l'état de nature: c'est une espèce terrible, bruyante, injuriante, accoutumée à n'être jamais contredite, parlant pendant trois quarts d'heure avec la même phrase. Les ultras les plus insupportables de Paris, ceux qui font déserter les salons du faubourg, feraient ici des gens de bonne compagnie, modérés, parlant d'un ton de voix convenable.»
L'inconvénient de parler haut était le pire pour Lucien; il ne pouvait s'y faire.
«—Je devrais les étudier comme on étudie l'histoire naturelle. M. Cuvier nous disait, au Jardin des plantes, qu'étudier avec méthode, en notant avec soin les différences et les ressemblances, était un moyen sûr de se guérir du dégoût qu'inspirent les vers, les insectes, les crabes hideux de la mer, etc.»
Quand il rencontrait un de ses nouveaux amis, il ne pouvait guère se dispenser de s'arrêter avec lui dans la rue. Là, on se regardait, on ne savait que dire, on parlait de la chaleur ou du froid; car le provincial ne lit guère que les journaux, et, passé l'heure de la discussion sur le journal, il ne sait que dire.
«—Vraiment, ici, c'est un malheur que d'avoir de la fortune, pensait Lucien, les riches sont plus inoccupés que les autres, et par là, en apparence, plus méchants. Ils passent leur vie à examiner avec un microscope les actions de leurs voisins; ils ne connaissent d'autres remèdes à l'ennui que d'être ainsi les espions les uns des autres, et c'est ce qui, pendant les premiers mois, dérobe un peu à l'étranger la stérilité de leur esprit. Quand le mari s'apprête à faire à cet étranger une histoire connue de sa femme et de ses enfants, on voit ceux-ci brûlant de prendre la parole et de la voler à leur père, pour narrer eux-mêmes le conte; et souvent, sous prétexte d'ajouter une nouvelle circonstance oubliée, ils recommencent l'histoire.»
Quelquefois, de guerre lasse, au lieu de faire sa toilette en descendant de cheval et d'aller dans la noble société, Lucien restait à boire un verre de bière avec son hôte M. Bonnard.
«—J'irai offrir cent louis à M. le préfet lui-même, disait un jour à Lucien ce brave industriel, fort peu respectueux envers le pouvoir; j'irai offrir cent louis pour obtenir la permission de faire entrer deux mille sacs de blé venant de l'étranger; et cependant son père a vingt mille francs d'appointements!»
Bonnard n'avait pas plus de respect pour la noblesse du pays que pour les magistrats.
«—Sans le docteur Dupoirier, ces b...-là ne seraient pas trop méchants. Vous le recevez bien souvent, monsieur, prenez garde à vous! Les nobles de ce pays-ci, ajoutait-il, crèvent de peur quand le courrier de Paris retarde de quatre heures; alors ils viennent me vendre d'avance leur récolte de blé; ils sont à mes genoux pour avoir de l'or, et le lendemain, rassurés par le courrier qui, enfin, est arrivé, ils ne me rendent qu'à peine mon salut dans la rue. Moi, je ne crois pas manquer à la probité en tenant note de chaque impolitesse et en la leur faisant payer un louis. Je m'arrange pour cela avec le valet de chambre qu'ils envoient me livrer leur grain; car, quoique fort avares, croiriez-vous, monsieur, qu'ils n'ont pas même le cœur de venir voir mesurer leur blé? Au quatrième ou cinquième décalitre, le gros M. de Sanréal prétend que la poussière lui fait mal à la poitrine. Drôle de particulier pour rétablir les corvées, les jésuites et l'ancien régime contre nous!»
Un soir, comme les officiers se promenaient sur la place d'armes, après l'ordre, le colonel Malher de Saint-Mégrin céda à un mouvement de haine contre notre héros.
«—Qu'est-ce que ces quatre ou cinq livrées de couleur éclatante et avec des galons énormes que vous étalez dans les rues? Cela fait un mauvais effet au régiment.
«—Ma foi, mon colonel, aucun article du règlement ne défend de dépenser son argent, quand on en a.
«—Êtes-vous fou de parler ainsi au colonel? lui dit tout bas son ami Filloteau en le prenant à part. Il vous fera un mauvais parti.
«—Et quel mauvais parti voulez-vous qu'il me fasse? Je pense qu'il me hait autant qu'on peut haïr un homme qu'on voit aussi rarement; mais certainement, je ne reculerai pas d'un pouce devant un homme qui me hait sans que je lui en aie donné aucune raison. Mon idée est pour les livrées, dans le présent quart d'heure, et j'ai fait venir de Paris, par la même occasion, douze paires de fleurets.
«—Ah! mauvaise tête!
«—Pas le moins du monde, mon colonel je vous donne ma parole d'honneur que vous n'avez pas un officier moins fat et plus pacifique. Je désire que personne ne me cherche et n'avoir personne à chercher. Je serai parfaitement poli, parfaitement sage avec tout le monde. Mais, si l'on me taquine, on me trouvera.»
Deux jours après le colonel Malher fit venir Lucien, et lui défendit, mais d'un air embarrassé et faux d'avoir plus de deux domestiques en livrée. Lucien fit habiller ses gens en bourgeois, et avec la dernière élégance, ce qui contrastait plaisamment avec leur air gauche et commun. Il se servit, pour ces vêtements nouveaux, d'un tailleur du pays. Cette circonstance, à laquelle il n'avait pas songé, fil le succès de sa plaisanterie; elle lui fit beaucoup d'honneur dans la société, et Mme de Commercy lui en adressa des compliments. Pour Mmes d'Hocquincourt et de Puy-Laurens, elles étaient folles de lui.
Lucien écrivit l'histoire des livrées à sa mère. Le colonel, de son côté, l'avait dénoncé au ministre: Lucien s'y attendait. Il crut remarquer, vers cette époque, que l'on prenait son mérite beaucoup plus au sérieux dans les salons de Nancy; c'est que le docteur Dupoirier montrait les réponses de ses amis de Paris aux lettres par lesquelles il demandait des renseignements sur la position sociale et sur la fortune de la maison Leuwen, Van Peters et Cie. Ces réponses avaient été on ne peut plus favorables.
«—Cette maison, lui disait-on, est du petit nombre de celles qui achètent, à l'occasion, des nouvelles aux ministres, ou les exploitent de compte à demi avec eux.»
C'était particulièrement M. Leuwen père qui se livrait à ce mauvais genre d'affaires, qui ruinent à la longue, mais qui donnent des relations agréables et de l'importance. Il était au mieux avec les bureaux, et fut prévenu en temps utile de la dénonciation envoyée par le colonel Malher contre son fils. Cette affaire l'amusa beaucoup; il s'en occupa, et, un mois après, le colonel Malher de Saint-Mégrin reçut à ce sujet une lettre ministérielle extrêmement désagréable. Il eut bonne envie d'envoyer Lucien en détachement, à une ville manufacturière dont les ouvriers commençaient à se former en sociétés de secours mutuels. Mais enfin, comme, quand on est chef de corps, il faut savoir se mortifier, le colonel, rencontrant Lucien, lui dit avec le sourire faux d'un homme du commun qui veut faire de la finesse.
«—Jeune homme, on m'a rendu compte de votre obéissance relativement aux livrées. Je suis content de vous; ayez autant d'hommes en livrées qu'il vous plaira, mais gare la bourse de papa!
«—Colonel, j'ai l'honneur de vous remercier, répondit Lucien avec lenteur. Mon papa m'a écrit à ce sujet: je parierais même qu'il a vu le ministre.»
Le sourire qui accompagna ce dernier mot choqua profondément le colonel.
«—Ah! si je n'étais pas colonel, avec envie de devenir maréchal de camp, pensa Malher, quel bon coup d'épée te vaudrait ce dernier mot, fichu insolent!»
Et il salua le sous-lieutenant avec l'air franc et brusque d'un vieux soldat.
Ce fut ainsi, par un mélange de force et de prudence, comme on dit dans les livres graves, que Lucien laissa redoubler, à la vérité, la haine qu'on avait pour lui au régiment; mais aucun mauvais propos ne fut entendu officiellement par lui. Plusieurs de ses camarades étaient aimables, mais il avait pris la mauvaise habitude de parler à ces camarades aussi peu que le pouvait admettre la politesse la plus exacte. Par cet aimable plan de vie, il s'ennuyait mortellement et ne contribuait en rien aux plaisirs des jeunes officiers de son âge. Il avait les défauts de son siècle.
Vers ce temps, l'effet de nouveauté de la société de Nancy sur l'âme de notre héros était tout à fait anéanti. Lucien connaissait par cœur tous les personnages. Il était réduit à philosopher. Il trouvait qu'il y avait plus de naturel qu'à Paris, mais, par une conséquence naturelle, les sots étaient plus incommodes à Nancy.
«—Ce qui manque tout à fait à ces gens-ci, se disait-il, c'est l'imprévu.»
Cet imprévu, Lucien l'entrevoyait quelquefois auprès du docteur Dupoirier et de Mme de Puy-Laurens.
Il n'avait jamais rencontré dans la société cette Mme de Chasteller qui, autrefois, l'avait vu tomber de cheval à son arrivée à Nancy. Il l'avait oubliée, mais, par habitude, il passait presque tous les jours dans la rue de la Pompe. Il est vrai qu'il regardait plus souvent l'officier libéral, espion attaché au cabinet littéraire de Schmidt, que les persiennes vert perroquet. Une après-midi, les persiennes étaient ouvertes; Lucien vit un joli petit rideau de croisée en mousseline brodée, et il se mit aussitôt, sans presque y songer, à faire briller son cheval. Ce n'était point le cheval anglais du préfet, mais un petit bidet hongrois, qui prit fort mal la chose. Le hongrois se mit tellement en colère et fit des sauts si extraordinaires que, deux ou trois fois, Lucien fut sur le point d'être désarçonné.
«—Quoi! à la même place!» se disait-il en rugissant de colère. Et pour comble de misère, dans les moments les plus critiques, il vit le petit rideau s'écarter un peu du bois de la croisée. Il était évident que quelqu'un le regardait. C'était, en effet, Mme de Chasteller, qui se disait:
«—Ah! voilà mon jeune officier qui va encore tomber!»
Elle le remarquait souvent, comme il passait: sa toilette était parfaitement élégante et pourtant il n'avait rien de gourmé.
Enfin, Lucien eut cette mystification extrême que son petit cheval hongrois le jeta par terre, à dix pas peut-être de l'endroit où il était tombé le jour de l'arrivée de son régiment.
«—On dirait que c'est un sort! se dit-il en remontant à cheval, ivre de colère; je suis prédestiné à être ridicule aux yeux de cette jeune femme!»
Le soir chez Mme de Commercy, il raconta son malheur, qui devint la nouvelle du jour, et il eut le plaisir de l'entendre raconter à chaque nouvel arrivant. Vers la fin de la soirée, il entendit nommer Mme de Chasteller; il demanda à Mme de Serpierre pourquoi on ne la voyait jamais dans le monde.
«—Son père, le marquis de Pointcarré, vient d'avoir un accès de goutte; il a été du devoir de sa fille, quoique élevée à Paris, de lui faire compagnie. D'ailleurs, nous n'avons pas le bonheur de lui plaire.»
Une dame, placée à côté de Mme de Serpierre, ajouta des paroles amères, sur lesquelles Mme de Serpierre renchérit encore.
«—Mais se disait Lucien, ceci est de l'envie toute pure. Ou la conduite de Mme de Chasteller leur fournit-elle un heureux prétexte?»
Et il se rappela ce que M. Bouchard, le maître de poste lui avait dit, le jour de son arrivée, an sujet de M. Busant de Sicile, lieutenant-colonel au régiment de hussards.
Le lendemain matin, pendant toute la manœuvre, il ne put penser à autre chose qu'à son malheur de la veille...
«—Pourtant monter à cheval est peut-être la seule chose au monde dont je m'acquitte bien! Je danse fort mal, je ne brille guère dans un salon. C'est clair, la Providence a voulu m'humilier. Parbleu! si je rencontre jamais cette jeune femme, il faut que je la salue; mes chutes nous ont fait faire connaissance, et, si elle prend mon salut pour une impertinence, tant mieux, ce souvenir mettra quelque chose entre le moment présent et l'image de mes chutes ridicules.»
Quatre on cinq jours après, allant à pied à la caserne pour le pansement du soir, il vit à dix pas devant lui, au tournant d'une rue, une femme assez grande, en chapeau fort simple. Il lui sembla reconnaître ces cheveux singuliers par leur quantité et par la beauté de la couleur, comme lustrés, qui l'avaient frappé trois mois auparavant. C'était, en effet, Mme de Chasteller. Il fut surpris de revoir la démarche jeune et légère de Paris.
«—Si elle me reconnaît, elle ne pourra pas s'empêcher de me rire au nez.»
Et il regarda ses yeux; mais la simplicité et le sérieux de leur expression annonçaient une rêverie un peu triste, et pas du tout l'idée de se moquer. Il ne se souvint de son projet de saluer Mme de Chasteller que longtemps après qu'elle lut passée; son regard modeste et même timide avait été si noble que, lorsqu'elle contrepassa Lucien, malgré lui, il avait baissé les yeux. Les trois grandes heures que la manœuvre prit ce matin-là à notre héros, lui semblèrent moins longues qu'à l'ordinaire; il se figurait constamment ce regard si peu provincial qui était tombé en plein dans ses yeux. Le soir, il redoubla de prévenance et d'attention envers Mme de Serpierre et cinq ou six de ses bonnes amies, réunies autour d'elle. Il écouta, avec des regards fort animés, une diatribe infinie et remplie d'aigreur contre la cour de Louis-Philippe, laquelle se termina par une critique amère de Mme de Sauves-d'Hocquincourt. Sa précaution constante lui permit de se rapprocher, au bout d'une heure, de la petite table auprès de laquelle travaillait Mlle Théodelinde. Il donna, à elle et à ses amies, de nouveaux détails sur sa chute.
«—Ce qu'il y a de pis, ajouta-t-il, c'est qu'elle a eu des spectateurs, et pour qui un tel événement n'était point une nouveauté.
«—Et quels sont-ils? dit Mlle Théodelinde.
«—Une jeune femme qui occupe le premier étage de l'hôtel de Pontlevé.
«—Eh! c'est Mme de Chasteller!
«—Cela me console un peu. On en dit beaucoup de mal.
«—Le fait est qu'elle est haute comme les nues; elle n'est pas aimée à Nancy. Nous ne la connaissons pourtant que par quelques visites de société, ou plutôt nous ne la connaissons pas du tout. Elle met beaucoup de lenteur à rendre les visites. Je croirais volontiers qu'elle a de la nonchalance dans le caractère, et qu'elle se déplaît loin de Paris.
«—Souvent, dit une des jeunes amies de Mlle de Serpierre, elle fait mettre les chevaux à sa voiture, et, après une heure ou deux d'attente, on dételle. On la dit bizarre, et sauvage...
«—C'est une chose contrariante, pour une âme un peu délicate, reprit Théodelinde, de ne pouvoir pas danser une seule fois avec un homme, sans qu'il forme le projet d'épouser.
«—C'est tout le contraire qui nous arrive, à nous autres pauvres filles sans dot, reprit l'amie. Dame, c'est la veuve la plus riche de la province!»
On parla du caractère excessivement impérieux de M. de Pointcarré. Lucien attendait toujours un mot sur M. de Busant.
«—Mais je suis bien distrait, se dit-il enfin. Est-ce que des jeunes filles peuvent s'apercevoir de ces choses-là?»
Un jeune homme blond à l'air fade, entra dans le salon.
«—Tenez, dit Mlle Théodelinde, voici probablement l'homme qui ennuie le plus Mme de Chasteller. C'est M. de Blancet, son cousin, qui l'aime depuis quinze ou vingt ans, qui parle souvent et avec attendrissement de cet amour, né dans l'enfance, amour qui a redoublé depuis que Mme de Chasteller est une veuve fort riche. Les prétentions de M. de Blancet sont protégées par M. de Pointcarré, dont il est le très humble serviteur, et qui le fait dîner trois fois la semaine avec la chère cousine.
«—Et pourtant, mon père prétend, dit l'amie de Mlle Théodelinde, que M. de Pointcarré ne redoute qu'une chose au monde: c'est le mariage de sa fille. Il se sert de M. de Blancet pour éloigner les autres prétendants; mais M. de Blancet ne se verra jamais possesseur de cette belle fortune dont M. de Pointcarré est l'administrateur. C'est pour cela qu'il ne veut point qu'elle retourne à Paris.
«—M. de Pointcarré a fait une scène terrible l'autre jour, à sa fille, parce qu'elle ne voulait pas renvoyer son cocher. «Je ne sortirai pas de longtemps le soir, «disait M. de Pointcarré, et mon cocher peut fort bien vous servir; à quoi bon garder un mauvais sujet qui ne va presque jamais?»
La scène a été presque aussi forte que celle qu'il fit à sa fille lorsqu'il voulut la brouiller avec son amie intime, Mme de Constantin.
«—Cette femme d'esprit dont M. de Lanfort racontait des reparties si drôles l'autre jour?
«—Précisément. M. de Pointcarré est surtout avare et trembleur, et il redoute l'influence du caractère décidé de Mme de Constantin. Il a des projets d'émigration en cas de chute de Louis-Philippe et de proclamation de la République. Dans la première émigration, il a été réduit aux plus fâcheuses extrémités. Il a de grandes terres, mais peu d'argent comptant, dit-on, et, s'il passe le Rhin de nouveau, il compte beaucoup sur l'argent de sa fille.»
La conversation continuait ainsi, agréablement, entre Lucien, Théodelinde et son amie, lorsque Mme de Serpierre crut convenable à son rôle de mère de rompre un peu cet aparté que, d'ailleurs, elle voyait avec beaucoup de plaisir.
«—Et de quoi parlez-vous donc là, vous autres? dit-elle en s'approchant avec une sorte de gaieté. Vous avez l'air bien animés!
«—Nous parlons de Mme de Chasteller,» dit l'amie.
Aussitôt la physionomie de Mme de Serpierre changea entièrement et prit l'expression de la plus haute sévérité.
«—Les aventures de cette dame, dit-elle, ne doivent pas faire l'entretien de jeunes filles; elle nous a apporté de Paris des manières bien dangereuses pour votre bonheur futur, et pour votre considération dans le monde. Malheureusement, sa fortune, et le vain éclat dont elle l'environne, peuvent faire illusion sur la gravité de ses fautes, et vous m'obligerez beaucoup, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Lucien, en ne parlant jamais avec mes filles des aventures de Mme de Chasteller.
«—L'exécrable femme! pensa Lucien. Nous nous amusions un peu, par hasard, et elle vient tout déranger. Et moi qui ai écouté tous ses contes tristes pendant une heure et avec tant de patience!»
Il s'éloigna avec l'air le plus hautain et le plus sec qu'il put trouver dans sa mémoire. Il rentra chez lui, et fut tout content d'y rencontrer son hôte, le bon M. Bonnard, le marchand de blé.
Peu à peu, par ennui, et sans songer le moins du monde à l'amour, Lucien prit les soins d'un amoureux ordinaire, ce qui lui sembla fort plaisant.
Le dimanche matin, il plaça un de ses domestiques en faction vis-à-vis la porte de l'hôtel de Pontlevé. Lorsque ce domestique vint lui dire que Mme de Chasteller venait d'entrer à la Propagation, petite église du pays, il y courut. Mais cette église était si exiguë, et les chevaux de Lucien, sans lesquels il s'était fait une loi de ne jamais sortir, menaient tant de bruit sur le pavé de la rue, et sa présence en uniforme était si remarquée, qu'il eut honte de ce manque de délicatesse. Il ne put pas bien voir Mme de Chasteller qui s'était placée au fond d'une chapelle assez obscure. Il crut remarquer beaucoup de simplicité chez elle. Le dimanche suivant, il vint à pied à la Propagation; mais, même ainsi, il était mal à son aise; il faisait trop d'effet.
Il eût été difficile d'avoir l'air plus distingué que Mme de Chasteller; seulement, Lucien, qui s'était placé de façon à la bien voir comme elle sortait, remarqua que, lorsqu'elle ne tenait pas les yeux strictement baissés, ils étaient d'une beauté si singulière que, malgré elle, ils trahissaient sa façon de sentir actuelle.
«—Voilà des yeux, pensa-t-il, qui doivent souvent donner de l'humeur à leur maîtresse. Quoi qu'elle fasse, elle ne peut pas les rendre insignifiants.»
Ce jour-là, ils exprimaient une attention et une mélancolie profondes.
«—Est-ce encore à M. de Busant de Sicile qu'il faut faire l'honneur de ces regards touchés?»
Cette question qu'il se fit gâta tout son plaisir.
«—Je ne croyais pas les amours de garnison sujettes à ces inconvénients.»
Cette idée raisonnable, mais vulgaire, mit un peu de sérieux dans l'âme de Lucien; et il tomba dans une rêverie profonde.
«—Eh bien, facile ou non, se dit-il après un long silence, il serait charmant de pouvoir causer de bonne amitié avec un pareil être. Je ne puis pas me dissimuler qu'il y a une cruelle distance d'un lieutenant-colonel à un simple sous-lieutenant; et une distance, alarmante encore, du noble nom de M. de Busant de Sicile, compagnon de Charles d'Anjou, frère de Saint-Louis, à ce petit nom bourgeois de Leuwen. D'un autre côté, mes livrées si fraîches et mes chevaux anglais doivent me donner une demi-noblesse auprès de cette âme de province. Peut-être même, ajouta-t-il en riant, une noblesse tout entière... Non, reprit-il en se levant avec une sorte de fureur, des pensées basses ne sauraient exister avec une physionomie si noble. Et quand elle les aurait, ces idées seraient celles de sa caste. Elles ne sont point ridicules chez elle, parce qu'elle les a adoptées en étudiant son catéchisme, à six ans; ce ne sont pas des idées, ce sont des sentiments. La noblesse de province fait grande attention aux livrées et au vernis des voitures. Mais pourquoi ces vaines délicatesses? Il faut avouer que je suis bien ridicule. Ai-je le droit de m'enquérir de qualités si intimes? Je voudrais passer quelques soirées dans le monde où elle va le soir.... Mon père m'a porté le défi de m'ouvrir les salons de Nancy! J'y suis admis. Cela était assez difficile, mais il est temps d'avoir quelque chose à faire au milieu de ces salons. J'y meurs d'ennui, et l'excès d'ennui pourrait me rendre inattentif, ce que la vanité de ces hobereaux, même les meilleurs, ne me pardonnerait jamais. Pourquoi ne me proposerais-je pas, afin d'avoir un but dans la vie, comme dit Mme Sylviane, de parvenir à passer quelques soirées avec cette jeune femme? J'étais bien bon de penser à l'amour et de me faire des reproches! Ce passe-temps ne m'empêchera pas d'être un homme estimable et de servir la patrie, si l'occasion s'en présentait. D'ailleurs, fit-il en souriant avec mélancolie, ses propos aimables m'auront bien vite guéri du plaisir que je suppose trouver à la voir; avec des façons un peu plus nobles, avec les propos convenus d'une autre position dans le monde, ce sera le second tome de Mlle Sylviane Berchu. Elle sera aigre et dévote comme Mme de Serpierre, ou ivre de gentilhommerie en me parlant des titres de ses aïeux, comme Mme de Commercy qui me racontait hier en brouillant toutes les dates, et, qui plus est, bien longuement, comme quoi un de ses ancêtres, nommé Enguerrand, suivit François Ier à la guerre contre les Albigeois et fut connétable d'Auvergne... Tout cela sera vrai; mais elle est jolie. Que faut-il de plus pour passer une heure agréable? Il sera même curieux d'observer philosophiquement comment des pensées ridicules ou basses peuvent ne pas gâter une telle physionomie. C'est qu'au fait, rien n'est ridicule comme la science de Lavater.»
Ce qui répondit à tout, dans la tête de Lucien, ce fut la pensée qu'il y aurait de la gaucherie à ne pas pénétrer dans les salons où allait Mme de Chasteller, ou dans le sien, si elle n'allait nulle part.
«—Cela exigera quelques soins. Ce sera comme la prise d'assaut des salons de Nancy.»
Par tous ces raisonnements philosophiques, le mot fatal d'amour fut éloigné, et il ne se fit plus de reproche. Il s'était moqué si souvent de l'étal piteux où il avait vu Edgar, un de ses cousins! Faire dépendre l'estime qu'on se doit à soi-même de l'opinion d'une femme qui s'estime, elle, parce que son bisaïeul a tué des Albigeois à la suite de François Ier, quelle complication de ridicule! Dans ce conflit, l'homme est plus ridicule que la femme. Malgré toute cette belle logique, M. de Busant de Sicile occupait l'âme de notre héros tout autant, pour le moins, que Mme de Chasteller. Il mettait une adresse prodigieuse à faire des questions indirectes au sujet de M. de Busant et de l'accueil dont il avait été l'objet. M. Gauthier, M. Bonnard et leurs amis, et toute la société de second ordre, exagérant tout, comme à l'ordinaire, ne savaient rien de M. de Busant, sinon qu'il était de la plus haute noblesse et qu'il avait été l'amant de Mme de Chasteller. On était loin de dire les choses aussi clairement que dans les salons de Mmes de Commercy et de Puy-Laurens. Quand Lucien faisait des questions sur M. de Busant, on semblait se souvenir que lui, Lucien, était du camp ennemi, et jamais il ne put arriver à une réponse nette. Il ne pouvait aborder un tel sujet avec son amie Théodelinde, et c'était, en vérité, le seul être qui semblait ne pas désirer le tromper. Lucien n'arriva jamais à savoir la vérité. Le fait est que c'était un fort brave et fort honnête gentilhomme, mais sans aucune sorte d'esprit. À son arrivée à Nancy, se méprenant sur l'accueil dont il était l'objet, et, oubliant sa taille épaisse, son regard commun et ses quarante ans, il s'était porté amoureux de Mme de Chasteller. Il avait constamment ennuyé elle et son père de ses visites, et jamais elle n'avait pu parvenir à rendre ces visites moins fréquentes. Son père, M. de Pointcarré, tenait à être bien avec la force armée de Nancy. Si ses correspondances, bien innocentes, avec Charles X, étaient découvertes, qui serait chargé de l'arrêter? Qui pourrait protéger sa fuite? Et si, tout à coup, l'on apprenait que la république était proclamée à Paris, qui pourrait le protéger contre le peuple du pays? Mais le pauvre Lucien était bien loin de pénétrer tout ceci. Il voyait constamment M. Dupoirier éluder ses questions avec une adresse admirable. Dans la bonne compagnie on lui répétait sans cesse: «Cet officier supérieur descend d'un des aides de camp du duc d'Anjou, frère de Saint-Louis, qu'il a aidé à conquérir la Sicile.» Il sut quelque chose de plus par M. d'Antin, qui lui dit un jour:
«—Vous avez fort bien fait d'occuper son logement; c'est un des plus passables de la ville. Ce pauvre M. de Busant était fort brave, pas une idée, d'excellentes manières, donnant aux dames de fort jolis déjeuners dans les bois de Burviller, au Chasseur Vert, à un quart de lieue d'ici; et presque tous les jours, sur le minuit, il se croyait gai, parce qu'il était ivre.»
À force de s'occuper des moyens de rencontrer Mme de Chasteller dans un salon, le désir de briller aux yeux des habitants de Nancy, que Lucien commençait à mépriser plus peut-être qu'il ne fallait, fut remplacé, comme mobile d'action, par l'envie d'occuper l'esprit, si ce n'est l'âme, de ce joli joujou.
«—Cela doit avoir de singulières idées, pensait-il, une jeune ultra de province, passant du Sacré-Cœur à la cour de Charles X, et chassée de Paris, dans les journées de juillet 1830.»
Telle était, en effet, l'histoire de Mme de Chasteller. En 1814, après la première Restauration, M. le marquis de Pointcarré fut au désespoir de se voir à Nancy et de n'être pas de la cour.
«—Je vois se rétablir, disait-il, la ligne de séparation entre la noblesse de cour et nous autres. Mon cousin, de même nom que moi, parce qu'il est de la cour, viendra à vingt-deux ans commander, comme colonel, le régiment où, par grâce, je serai capitaine à quarante.»
C'était là le principal chagrin de M. de Pointcarré, et il n'en faisait mystère à personne. Bientôt il en eut un second. Il se présenta aux élections de 1816, pour la Chambre des députés, et il eut six voix, en comptant la sienne. Il s'enfuit à Paris, déclarant qu'il quittait à jamais la province après cet affront, et emmenait sa fille, âgée de cinq ou six ans. Pour se donner une position à Paris, il sollicita la pairie. M. de Puy-Laurens, alors fort bien en cour, lui conseilla de placer sa fille au couvent du Sacré-Cœur; M. de Pointcarré suivit le conseil et en sentit toute la portée. Il se jeta dans la haute dévotion, et parvint ainsi, en 1828, à marier sa fille à un des maréchaux de camp attachés à la cour de Charles X. Ce mariage fut considéré comme très avantageux: M. de Chasteller avait de la fortune. Il paraissait plus âgé qu'il ne l'était, parce qu'il manquait tout à fait de cheveux, mais il avait une vivacité étonnante et portait la grâce dans les manières jusqu'au genre doucereux. Ses ennemis à la cour lui appliquèrent le vers de Boileau sur les romans de son époque:
Et, jusqu'à je vous hais, tout s'y dit tendrement.
Mme de Chasteller, bien dirigée par un mari idolâtre des petits moyens qui font tant d'effet à la cour, fut bien reçue des princesses, et jouit d'une position fort agréable: elle avait les loges de la cour aux Bouffes et à l'Opéra, et, l'été, deux appartements, l'un à Meudon, et l'autre à Rambouillet. Elle avait le bonheur de ne s'occuper jamais de politique et de ne pas lire les journaux. Elle ne connaissait de la politique que les séances publiques de l'Académie française, auxquelles son mari exigeait qu'elle assistât parce qu'il avait de grandes prétentions au fauteuil; il était grand admirateur de Millevoye et de la prose de M. de Fontanes.
Les coups de fusil de 1830 vinrent troubler ses innocentes pensées. En voyant le peuple dans la rue,—c'était son mot—il se rappela les meurtres de MM. Foulon et Berthier, aux premiers jours de la Révolution. Il pensa que le voisinage du Rhin était ce qu'il y avait de plus sûr, et vint se cacher dans une terre de sa femme, près de Nancy. M. de Chasteller, homme peut-être un peu affecté, mais fort agréable et même amusant dans les positions ordinaires de la vie, n'avait jamais eu la tête bien forte: il ne put jamais se consoler de cette troisième fuite de la famille qu'il adorait.
«—Je vois là le doigt de Dieu!» disait-il en pleurant, dans les salons de Nancy; et il mourut bientôt, laissant à sa veuve vingt-cinq mille livres de rente dans les fonds publics. Cette fortune lui avait été faite par le roi, à l'époque des emprunts de 1817, et les salons de Nancy, qui en étaient jaloux, la portaient sans façon à dix-huit cent mille francs ou deux millions. Lucien eut toutes les peines du monde à réunir ces faits si simples. Quant à la conduite de Mme de Chasteller, la haine dont on l'honorait dans le salon de Mme de Serpierre et le bon sens de Mlle Théodelinde, rendirent plus facile la tâche de Lucien. Dix-huit mois après la mort de son mari, Mme de Chasteller osa prononcer ces mots: retour à Paris.
«—Quoi, ma fille! lui dit le grand M. de Pointcarré, avec le ton et les gestes d'Alceste indigné dans la comédie; vos princes sont à Prague et l'on vous verrait à Paris? Que diraient les mânes de M. de Chasteller? Ah! si nous quittons nos pénates, ce n'est pas de ce côté qu'il faut tourner la tête des chevaux. Soignez votre vieux père à Nancy, ou, si nous pouvons mettre un pied devant l'autre, allons à Prague; etc.»
M. de Pointcarré avait ce parler long et figuré des gens diserts du temps de Louis XVI, qui passait alors pour de l'esprit.
Mme de Chasteller avait dû renoncer à l'idée de Paris. À ce seul mot, son père lui parlait avec aigreur et lui faisait une scène. Mais, par compensation, Mme de Chasteller avait de beaux chevaux, une jolie calèche et des gens tenus avec élégance. Tout cela paraissait moins dans Nancy que sur les grandes routes du voisinage. Elle allait voir, le plus souvent qu'elle le pouvait, une amie du Sacré-Cœur, Mme de Constantin, qui habitait une petite ville à quelques lieues de Nancy; mais M. de Pointcarré en était mortellement jaloux, et avait tout fait pour les brouiller. Deux ou trois fois, dans ses grandes promenades, Lucien avait rencontré la calèche de Mme de Chasteller à plusieurs lieues de Nancy. Le jour d'une de ces rencontres, sur le minuit, il était aller fumer ses petits cigares de papier de réglisse dans la rue de la Pompe. Là, il continuait à se réjouir de la faveur que les uniformes brillants trouvaient auprès de Mme de Chasteller. Il s'efforçait de bâtir quelque espérance sur l'élégance de ses chevaux et de ses gens. Il combattait cet espoir par le souvenir de la simplicité de son nom bourgeois; mais, en se disant toutes ces belles choses, il pensait à d'autres. Il ne s'était pas aperçu que, depuis quinze jours à peu près qu'il l'avait vue à la messe, Mme de Chasteller, qui pour lui cependant n'avait qu'une existence en quelque sorte idéale, avait changé de manière à son égard. D'abord il s'était dit, après s'être fait conter son histoire:
«—Cette jeune femme est vexée par son père; elle doit être blessée de l'attachement que celui-ci affiche pour sa fortune. La province l'ennuie; il est tout simple qu'elle cherche une distraction dans un peu de galanterie honnête.»
Ensuite sa physionomie franche et chaste avait fait naître des doutes, même sur la galanterie.
Enfin, le soir dont nous parlons:
«—Mais, que diable, se dit-il, je suis un vrai nigaud; je devrais me réjouir de ce bon vouloir pour l'uniforme.»
Plus il insistait sur ce motif d'espérer, plus il devenait sombre.
«—Aurais-je la sottise d'être amoureux!» se dit-il enfin à demi-haut; et il s'arrêta, frappé de la foudre, au milieu de la rue. Heureusement, à minuit, il n'y avait là personne pour observer sa mine et se moquer de lui.
Le soupçon d'aimer l'avait pénétré de honte; il se sentit dégradé.
«—Je serais donc comme Edgar, se dit-il. Il faut que j'aie l'âme naturellement bien petite et bien faible! Quoi! pendant que toute la jeunesse de France prend parti pour de si grands intérêts, toute ma vie se passera à regarder deux beaux yeux, comme les héros ridicules de Corneille! Voilà le résultat de cette vie sage et raisonnable que je mène ici.
Qui n'a pas l'esprit de son âge,
De son âge a tout le malheur.
Il valait bien mieux, comme j'en avais l'idée, aller enlever une petite danseuse à Metz! Il valait bien mieux, du moins, faire une cour sérieuse à Mme de Puy-Laurens ou à Mme d'Hocquincourt. Je n'avais pas à craindre, auprès de ces dames, d'être entraîné au delà d'un petit amour de société. Si cela continue, je vais devenir fou et plat. C'est bien autre chose que le saint-simonisme dont m'accusait mon père! Qui est-ce qui s'occupe des femmes aujourd'hui? Quelque homme comme le duc de..., l'ami de ma mère, qui, au déclin d'une vie honorable, après avoir payé sa dette sur les champs de bataille et à la Chambre des pairs en refusant son vote, s'amuse à faire la fortune d'une petite danseuse. Mais moi! à mon âge! Quel est le jeune homme qui ose seulement parler d'un attachement sérieux pour une femme? Si ceci est un amusement, bien; si c'est un attachement sérieux, je suis sans excuse; et la preuve que je mets du sérieux dans tout ceci, que cette folie n'est pas un simple amusement, c'est ce que je viens de découvrir: le faible de Mme de Chasteller pour les brillants uniformes, loin de me plaire, m'attriste. Je me crois des devoirs envers la patrie! Jusqu'ici je me suis principalement estimé parce que je n'étais pas un égoïste uniquement occupé à bien jouir du gros lot qu'il a reçu du hasard; je me suis estimé parce que je sentais avant tout l'existence de ces devoirs envers la patrie, et le besoin de l'estime des grandes âmes. Je suis dans l'âge d'agir; d'un moment à l'autre la voix de la patrie peut se faire entendre: je puis être appelé. Je devrais occuper tout mon esprit à découvrir les intérêts véritables de la France, que des fripons cherchent à embrouiller. Une seule tête, une seule âme, ne suffisent point pour y voir clair, au milieu de devoirs si compliqués. Et c'est le moment que je choisis pour me faire l'esclave d'une petite ultra de province! Le diable l'emporte, elle et sa rue!»
Lucien rentra précipitamment chez lui; mais le sentiment d'une honte vive lui ôta le sommeil. Le jour le trouva se promenant devant la caserne; il attendait avec impatience l'heure de l'appel. L'appel fini, il accompagna pendant quelques centaines de pas deux de ses camarades; pour la première fois, leur société lui était agréable. Rendu enfin à lui-même:
«—J'ai beau faire, se dit-il, je ne puis voir dans ces yeux si pénétrants, mais si chastes, le pendant d'une danseuse de l'Opéra, moins les grâces.»
De toute la journée, il ne put arriver à prendre son parti sur Mme de Chasteller. Quoi qu'il fît, il ne pouvait voir en elle la maîtresse obligée de tous les lieutenants-colonels qui viendraient tenir garnison à Nancy.
«—Mais cependant, disait le parti de la raison, elle doit s'ennuyer beaucoup. Son père la force à bouder Paris; il veut la brouiller avec une amie intime; un peu de galanterie est la seule consolation pour cette pauvre âme.»
Cette excuse si raisonnable ne faisait que redoubler la tristesse de notre héros. Au fond, il entrevoyait le ridicule de sa position: il aimait, sans doute avec l'envie de réussir, et cependant il était malheureux et prêt à mépriser sa maîtresse, précisément à cause de cette possibilité de réussir. La journée fut cruelle pour lui; tout le monde semblait d'accord pour lui parler de M. Thomas de Busant et de la vie agréable qu'il avait su mener à Nancy. On comparait cette existence avec la vie de café et de cabaret que menaient le lieutenant-colonel Filloteau et les trois chefs d'escadron.
La lumière lui arrivait de toutes parts; car le nom de Mme de Chasteller était sur toutes les lèvres, à propos de M. de Busant; et cependant son cœur s'obstinait à la lui montrer comme un ange de pureté. Il ne trouva plus aucun plaisir à faire admirer dans les rues de Nancy ses livrées élégantes, ses beaux chevaux, sa calèche qui ébranlait en passant toutes les maisons de bois du pays. Il se méprisait presque pour s'être amusé de ces pauvretés; il oubliait l'excès d'ennui dont elle l'avait distrait. Pendant les jours qui suivirent, il fut extrêmement agité. Ce n'était plus cet être léger et distrait par la moindre bagatelle. Il y avait des moments où il se méprisait de tout son cœur; mais, malgré ses remords, il ne pouvait s'empêcher de passer plusieurs fois le jour dans la rue de la Pompe.
Huit jours après que Lucien eut fait dans son cœur une découverte si humiliante, comme il entrait chez Mme de Commercy, il y trouva établie, en visite, Mme de Chasteller. Il ne put dire un mot, il devint de toutes les couleurs, et, se trouvant le seul homme dans le salon, il n'eut pas l'esprit d'offrir son bras à Mme de Chasteller pour la reconduire à sa voiture. Il sortit de cette maison se méprisant un peu plus soi-même. Ce républicain, cet homme d'action, qui aimait l'exercice du cheval comme une préparation au combat, n'avait jamais songé à l'amour que comme à un précipice dangereux et méprisé, où il était sûr de ne pas tomber. D'ailleurs, il croyait la passion extrêmement rare, partout ailleurs qu'au théâtre. Il s'était étonné de tout ce qui lui arrivait, comme l'oiseau sauvage qui s'engage dans un filet et que l'on met en cage; ainsi que ce captif effrayé, il ne savait que se heurter la tête avec furie contre les barreaux de sa cage.
«—Quoi! ne pas savoir dire un seul mot; quoi! oublier même les usages les plus simples! Ainsi ma faible conscience cède à l'attrait d'une faute, et je n'ai même pas le courage de la commettre!»
Le lendemain, il n'était pas de service; il profita de la permission donnée par le colonel et s'enfonça fort loin dans le bois de Burviller... Vers le soir, un paysan lui apprit qu'il était à sept lieues de Nancy.
«—Il faut convenir que je suis encore plus sot que je ne me l'imaginais! Est-ce en courant les bois que je pourrai trouver la chance de rencontrer Mme de Chasteller et de réparer ma sottise?»
Il revint précipitamment à la ville; il alla chez les Serpierre. Mlle Théodelinde était son amie, et cette âme, qui se croyait si ferme, avait besoin ce jour-là d'un regard ami. Il était bien loin d'oser lui parler de sa faiblesse; mais, auprès d'elle, son cœur trouvait quelque repos. M. Gauthier avait toute son estime, mais il était prêtre de la République, et tout ce qui ne tendait pas au bonheur de la France, se gouvernant elle-même, lui semblait indigne d'attention et puéril. Dupoirier eût fait un conseiller parfait. Outre ses connaissances générales des hommes et des choses de Nancy, il dînait une fois la semaine avec la personne que Lucien avait tant d'intérêt à connaître. Mais Lucien n'était attentif qu'à ne pas lui donner l'occasion de le trahir. Comme il racontait à Théodelinde ce qu'il avait fait dans sa longue promenade, on annonça Mme de Chasteller. À l'instant il devint emprunté dans tous ses mouvements; il essaya vainement de parler. Le peu qu'il dit était à peu près inintelligible.
Il n'eût pas été plus surpris si, en allant au feu avec le régiment, au lieu de galoper en avant sur l'ennemi, il se fût mis à fuir. Cette idée le plongea dans le trouble le plus violent; il ne pouvait donc répondre de rien sur son propre compte! quelle leçon de modestie! Quel besoin d'agir pour être enfin sûr de soi-même, non plus par une vaine probabilité, mais d'après des faits!
Il fut tiré de sa rêverie profonde par un événement bien étonnant. Mme de Serpierre le présentait à Mme de Chasteller, et accompagnait cette cérémonie des louanges les plus excessives.
Lucien était rouge comme un coq, et cherchait en vain à trouver un mot poli, tandis qu'on exaltait surtout son esprit aimable, admirable d'à-propos et d'élégance parisienne. Enfin Mme de Serpierre elle-même s'aperçut de l'état où il se trouvait. Mme de Chasteller eut recours à un prétexte pour faire sa visite excessivement courte.
Quand elle se leva, Lucien eut bien l'idée de lui offrir son bras jusqu'à sa voiture, mais il se sentit trembler de telle sorte, qu'il trouva imprudent d'essayer de quitter sa chaise, il craignait de donner une scène publique. Mme de Chasteller eût pu lui dire:
«—C'est à moi, monsieur, à vous offrir le bras.»
«—Je ne vous croyais pas si sensible au ridicule, lui dit Mlle Théodelinde, comme Mme de Chasteller quittait le salon. Est-ce parce qu'elle vous a vu dans la situation peu brillante de saint Paul, lorsqu'il eut sa vision du troisième ciel, que sa présence vous a interdit à tel point?»
Lucien accepta cette interprétation; il craignait de se trahir en entreprenant la moindre discussion, et, quand il put espérer que sa sortie n'aurait rien d'étrange, il se hâta de fuir. Une fois seul, l'excès de ridicule de ce qui venait de lui arriver, le consola un peu.
«—Est-ce que j'aurais la peste? se dit-il. Puisque l'effet physique est si fort, je ne suis donc pas si blâmable moralement. Si j'avais la jambe cassée, je ne pourrais pas non plus marcher avec mon régiment!»
Il y eut un dîner chez les Serpierre, fort simple, car ils n'étaient rien moins que riches; mais grâce aux préjugés de la noblesse, si vivaces en province et qui seuls pouvaient marier les six filles du vieux lieutenant du roi, ce n'était pas un petit honneur que d'être invité dans cette maison. Aussi Mme de Serpierre balança-t-elle longtemps avant d'inviter Lucien: son nom était bien bourgeois. Mais enfin l'utilité l'emporta, comme il est d'usage au XIXe siècle. Lucien était un jeune homme à marier. La bonne et simple Théodelinde n'approuvait pas du tout cette politique, mais il fallait obéir. La place de Lucien fut indiquée à côté de la sienne, par de petits billets placés sur les serviettes. Le vieux lieutenant du roi avait écrit: «M. le Chevalier Leuwen.» Théodelinde comprit que Lucien serait choqué de cet anoblissement impromptu. On avait engagé Mme de Chasteller, parce qu'elle n'avait pu venir à un autre dîner deux mois auparavant, quand M. de Pointcarré avait la goutte. Théodelinde, toute honteuse de la haute politique de sa mère, obtint avec beaucoup de peine, au moment où les autres allaient arriver, que la place de Mme de Chasteller fût marquée à droite de M. le Chevalier Leuwen, tandis qu'elle occuperait la gauche.
Lorsque Lucien arriva, Mme de Serpierre le prit à part et lui dit, avec toute la fausseté d'une mère qui a six filles à marier:
«—Je vous ai placé à côté de la belle Mme de Chasteller; c'est le meilleur parti de la province, elle ne passe pas pour haïr les uniformes. Vous aurez ainsi une occasion de cultiver la connaissance que je vous ai fait faire.»
Au dîner, Théodelinde trouva Lucien assez maussade; il parlait peu, et ce qu'il disait, en vérité, ne valait pas la peine d'être dit. Mme de Chasteller parla à notre héros de ce qui faisait alors le sujet de toutes les conversations à Nancy: Mme Grandet, la femme du receveur général, allait arriver de Paris, et, sans doute, donnerait des fêtes superbes. Son mari était fort riche, elle passait pour être une des plus jolies femmes de Paris. Lucien se rappela le propos qui le faisait parent de Robespierre, et il eut le courage de dire qu'il voyait souvent Mme Grandet chez sa mère, Mme Leuwen. Ce sujet de conversation ne fut que pauvrement suivi par notre sous-lieutenant; il prétendait parler avec vivacité et, comme son esprit ne fournissait rien, il arrivait presque à faire des questions sèches à sa voisine.
Après dîner, on proposa une grande promenade et Lucien eut l'honneur de conduire Mlle Théodelinde et Mme de Chasteller dans une excursion sur l'étang qui est décoré du nom de lac de la Commanderie. Il s'était chargé de manœuvrer la barque, et lui, qui avait mené cinq ou six fois, et fort bien, les demoiselles de Serpierre, fut sur le point de faire chavirer, dans les quatre pieds d'eau de ce lac, Mlle Théodelinde et Mme de Chasteller.
Le surlendemain était le jour de fête d'un auguste personnage, maintenant hors de France. Mme la marquise de Marcilly, veuve d'un cordon rouge, se crut obligée de donner un bal; mais le motif de la fête ne fut point exprimé dans le billet d'invitation, ce qui parut une timidité coupable à sept ou huit dames pensant supérieurement, et qui, pour cette raison, n'honorèrent point le bal de leur présence.
De tout le 27e de lanciers, il n'y eut d'invité que le colonel, Lucien et le petit Riquebourg. Mais, une fois dans les salons de la marquise, l'esprit de parti fit oublier les plus simples convenances à des gens d'ailleurs si polis, polis même jusqu'à fatiguer. Le colonel Malher de Saint-Mégrin fut traité en intrus et presque en homme de police; Lucien, comme l'enfant de la maison. Il y avait réellement de l'engouement pour ce joli sous-lieutenant.
La société réunie, on passa dans la salle de bal. Au milieu d'un jardin planté jadis par le roi Stanislas, beau-père de Louis XV, et représentant, suivant le goût du temps, un labyrinthe de charmilles, s'élevait un kiosque fort élégant, mais très négligé depuis la mort de l'ami de Charles XII. Pour dissimuler les ravages du temps, on l'avait transformé en tente magnifique. Le commandant de la place, très fâché de ne pouvoir pas venir au bal et célébrer la fête de l'auguste personnage, avait prêté, des magasins de la place, deux de ces grandes tentes, nommées marquises. On les avait dressées à côté du kiosque, avec lequel elles communiquaient par de grandes portes ornées de trophées indiens, mais où la couleur blanche dominait. On n'eût pas mieux fait, même à Paris; c'étaient MM. Roller qui s'étaient chargés de toute la partie des décorations.
Le soir, grâce à ees jolies tentes, à l'aspect animé du bal et aussi sans doute à l'accueil vraiment flatteur dont il était l'objet, Lucien fut complètement distrait de sa tristesse et de ses remords. La beauté de la salle et du jardin où l'on dansait, le charma comme un enfant. Ces premières sensations en firent un autre homme. Ce grave républicain se donna un plaisir d'écolier: celui de passer souvent devant le colonel Malher sans lui parler, ni même daigner le regarder. En cela il suivait l'exemple général: pas une parole ne fut adressée à ce colonel, si fier de son crédit. Il restait isolé comme une brebis galeuse, c'était le mot dont on se servait généralement, dans le bal, pour désigner sa position fâcheuse. Et il n'eut pas l'esprit de quitter le bal et de se soustraire à une impolitesse si unanime.
«—Ici, c'est lui qui ne pense pas bien, se disait Lucien, et je lui rends la monnaie de la scène qu'il me fit jadis, au sujet du cabinet littéraire. Avec ces êtres grossiers, il ne faut pas perdre l'occasion de placer une marque de mépris. Quand les honnêtes gens les dédaignent, ils se figurent qu'on les redoute.»
Lucien remarqua, en entrant, que toutes les femmes étaient parées de rubans rouges et blancs, ce qui ne l'offensa pas le moins du monde:
«—Cette insulte s'adresse au chef de l'État, et à un chef...[1]. La nation est trop haut placée pour qu'une famille quelconque, fût-elle de héros, puisse l'insulter.»
Au fond d'une des tentes adjacentes, était comme un petit réduit qui resplendissait de lumière; il y avait peut-être quarante bougies allumées, et Lucien fut attiré par leur éclat.
«—Cela a l'air d'un reposoir des processions de la Fête-Dieu!» pensa-t-il.
Au milieu des bougies, dans le lieu le plus noble, était placé, comme une sorte d'ostensoir, le portrait d'un jeune Écossais. Dans la physionomie de cetenfant, le peintre, qui pensait mieux, sans doute, qu'il ne dessinait, avait cherché à réunir, aux sourires aimables du premier âge, un front chargé des hautes pensées du génie. Le peintre était ainsi parvenu à faire une caricature étonnante et qui tenait du monstre. Toutes les femmes qui entraient dans la salle du bal, la traversaient rapidement pour aller se placer devant le portrait du jeune Écossais.
Là, on restait un instant en silence, et l'on affectait un air sérieux. Puis, en s'en allant, on reprenait la physionomie plus gaie du bal, et on allait saluer la maîtresse de la maison. Deux ou trois dames, qui s'approchèrent de Mme de Marcilly avant d'avoir salué le portrait, en furent reçues fort sèchement et parurent tellement ridicules, que l'une d'elles jugea à propos de se trouver mal. Après une revue générale du bal, qui était fort beau, la reconnaissance marqua la place de Lucien sur une chaise, à côté du boston de Mme la comtesse de Commercy, la cousine de l'empereur. Pendant une mortelle demi-heure, Lucien entendit lui donner ce titre cinq ou six fois, en parlant d'elle et à elle-même.
«—Vous êtes admirable, monsieur, lui dit la cousine de l'empereur, et, certainement, je ne voudrais pas me séparer d'un aussi aimable cavalier; mais je vois d'ici des demoiselles qui ont bonne envie de danser; elles me regarderaient avec des yeux ennemis si je vous gardais plus longtemps.»
Et Mme de Commercy lui indiqua plusieurs demoiselles de la première qualité. Notre héros prit son parti en brave; non seulement il dansa, mais il parla; il trouva quelques petites idées à la portée de ces intelligences non cultivées, exprès, des jeunes filles de la noblesse de province. Son courage fut récompensé par les louanges unanimes de Mmes de Commercy, de Marcilly, de Serpierre, etc. Il se sentit à la mode.
On aime les uniformes dans l'Est de la France, pays profondément militaire; et c'est en grande partie à cause de son uniforme, porté avec grâce, et presque unique dans cette société, que Lucien pouvait passer pour le personnage le plus brillant du bal. Enfin, il obtint une contredanse de Mme d'Hocquincourt: il eut de l'à-propos, du brillant, de l'esprit. Mme d'Hocquincourt lui faisait des compliments fort vifs:
«—Je vous ai toujours vu fort aimable; mais, ce soir, vous êtes un autre homme!» lui dit-elle.
Ce propos fut entendu par M. de Sanréal, et Lucien commença à déplaire aux jeunes gens de la société.
«—Vos succès donnent de l'humeur à ces messieurs, dit Mme d'Hocquincourt;» et comme MM. Roller et d'Antin s'approchaient d'elle, elle rappela Lucien qui s'éloignait.
«—Monsieur Leuwen, lui fit-elle de loin, je vous demande de danser avec moi la première contredanse.
«—C'est charmant, pensa Lucien. Voilà ce qu'on n'oserait pas se permettre à Paris. Réellement, ces pays étrangers ont du bon: ces gens-ci sont moins timides que nous.»
Pendant qu'il dansait avec Mme d'Hocquincourt, M. d'Antin s'approcha d'elle. Elle feignit alors d'avoir oublié un engagement pris avec lui, et se mit à lui en faire des excuses en ternies si plaisants et si piquants, que Lucien, toujours dansant avec elle, eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Mme d'Hocquincourt cherchait évidemment à mettre en colère M. d'Antin, qui protestait en vain que jamais il n'avait compté sur cette contredanse.
«—Comment un homme peut-il se laisser traiter ainsi? pensait Lucien. Que de bassesses fait faire l'amour!»
Il alla à l'autre bout du salon et dansa des valses avec Mme de Puy-Laurens qui, elle aussi, fut charmante pour lui. Il était l'homme à la mode de ce bal, lui qui dansait fort mal. Il le savait fort bien, et c'était pour la première fois de sa vie qu'il goûtait ce plaisir. Il dansait une galope avec Mlle Théodelinde, lorsque, dans un angle de la salle, il aperçut Mme de Chasteller.
Tout le brillant courage, tout l'esprit de Lucien disparurent en un clin d'œil. Elle avait une simple robe blanche, et sa toilette montrait une simplicité qui eut semblé bien ridicule aux jeunes gens de ce bal, si elle entêté sans fortune. Les bals sont des jours de bataille, dans ces pays de puérile vanité, et négliger un avantage passe pour une affectation marquée. On eût voulu que Mme de Chasteller portât des diamants; la robe modeste et peu chère qu'elle avait choisie était un acte de singularité qui fut blâmé avec affectation de douleur profonde par M. de Pointcarré, et désapprouvé, en secret, même par le timide M. de Blancet, qui lui donnait le bras avec une dignité plaisante. Ces messieurs n'avaient pas tout à fait tort: le trait le plus marquant du caractère de Mme de Chasteller était une nonchalance profonde. Sous l'aspect d'un sérieux complet et que sa beauté rendait imposant, elle avait un caractère heureux et même gai. Rêver était son plaisir suprême. On eût dit qu'elle ne faisait aucune attention aux petits événements qui l'entouraient: aucun ne lui échappait, au contraire. Et c'étaient même ces petits événements qui servaient d'aliment à cette rêverie, qui passait pour de la hauteur.
Par exemple, le matin même du bal, M. de Pointcarré lui avait fait une scène pour l'indifférence avec laquelle elle avait lu une lettre lui annonçant une banqueroute. Et, peu d'instants après, la rencontre, dans la rue, d'une femme fort petite, vieille, marchant à peine, mal vêtue, au point de laisser voir une chemise déchirée, et sous cette chemise, une peau noircie par le soleil, l'avait émue jusqu'aux larmes. Personne, à Nancy, n'avait deviné ce caractère. Une amie intime, Mme de Constantin, recevait seule quelquefois ses confidences, et s'en moquait. Avec tout le reste du monde, Mme de Chasteller parlait assez pour fournir son contingent à la conversation; mais se mettre à parler était toujours pour elle une fatigue. Elle ne regrettait qu'une chose de Paris: la musique italienne, qui avait le pouvoir d'augmenter d'une façon surprenante l'intensité de ses accès de rêverie. Elle pensait fort peu à elle-même, et même le bal que nous décrivons n'avait pu la rappeler assez au rôle qu'elle devait jouer, pour lui donner la quantité d'honnête coquetterie que le vulgaire croit inhérente au caractère de toutes les femmes.
Comme Lucien ramenait Mlle Théodelinde à sa mère:
«—Que veut dire cette petite robe blanche de mousseline? criait tout haut Mme de Serpierre. Est-ce ainsi qu'on se présente un jour tel que celui-ci? Elle est veuve d'un officier général, attaché à la propre personne du roi; elle jouit d'une fortune triplée et quadruplée par la bienveillance de nos Bourbons, Mme de Chasteller eût dû comprendre que venir chez Mme de Marcilly, le jour de la fête de notre adorable prince, c'est se présenter aux Tuileries. Que diront les républicains en nous voyant traiter avec légèreté les choses les plus sacrées? Et n'est-ce pas quand le flot de tout le vulgaire vient attaquer les choses saintes, que chaque être, selon la position, doit avoir du courage et faire strictement son devoir? Et, elle encore, ajoutait-elle, fille unique de M. de Pointcarré, qui, à tort ou à raison, se voit à la tête de la noblesse de la province, ou, du moins, nous donne des instructions comme commissaire du roi! Cette petite tête n'a rien vu de tout cela!»
Mme de Serpierre avait raison. Mme de Chasteller était blâmable, mais pas autant qu'elle fut blâmée.
«—Que vont dire les républicains?» s'écriaient toutes les nobles dames; et elles songeaient au numéro de l'Aurore qui devait paraître le surlendemain.
Mme de Chasteller se rapprocha du groupe de Mme de Serpierre, comme celle-ci continuait, à très haute voix, ses réflexions critiques et monarchiques. Cette critique amère fut brusquement coupée par les compliments fades et exaspérés qui passent pour du savoir-vivre vivre en province. Lucien fut heureux de trouver Mme de Serpierre bien ridicule. Un quart d'heure plus tôt, il eût ri de grand cœur; maintenant cette femme méchante lui fit l'effet d'une pierre de Prusse que l'on trouve dans les mauvais chemins de montagnes. Pendant toutes ces politesses infinies, auxquelles Mme de Chasteller fut bien obligée de répondre, Lucien eut tout le loisir de la regarder. Son teint avait cette fraîcheur inimitable qui semble annoncer une âme trop haut placée, pour être troublée par les minuties vaniteuses et les petites haines d'un bal de province. Il lui sut gré de cette expression toute de son invention. Il était absorbé dans son admiration lorsque les yeux de cette beauté pâle se tournèrent sur lui; il ne put soutenir leur éclat. Ils étaient tellement beaux et simples dans leurs mouvements! Pour y songer, il restait immobile, à trois pas de Mme de Chasteller, à la place où son regard l'avait surpris. Il n'y avait plus rien chez lui de l'enjouement et de l'assurance brillante de l'homme à la mode; il ne songeait plus à plaire au public, et, s'il se souvenait de l'existence de ce monstre, ce n'était que pour craindre ses réflexions. N'était-ce pas ce public qui lui avait nommé sans cesse M. Thomas de Busant? Au lieu de soutenir son courage par l'action, Lucien, en ce moment critique, avait la faiblesse de réfléchir, de philosopher. Pour se justifier de la faiblesse et du malheur d'aimer, il se disait qu'il n'avait jamais rencontré une physionomie aussi céleste. Il se livrait au plaisir de détailler cette beauté, et sa gaucherie s'en augmentait.
Sous ses yeux, Mme de Chasteller promit une contredanse à M. d'Antin, et, depuis un quart d'heure, il avait pourtant décidé de solliciter cette contredanse.
«—Jusqu'ici, se dit-il en se voyant enlever Mme de Chasteller, l'affectation ridicule, pour moi, des jolies femmes que j'ai rencontrées, m'a servi de bouclier contre leurs charmes. Cette froideur parfaite de Mme de Chasteller se change, lorsqu'elle est obligée de parler ou d'agir, en une grâce dont je n'avais pas même l'idée.
Nous avouerons que, pendant ces raisonnements admiratifs, Lucien, immobile et droit comme un piquet, avait tout l'air d'un niais. Mme de Chasteller avait la main fort bien. Comme ses yeux faisaient peur à Lucien, les yeux de notre héros s'attachaient à cette main, qu'ils suivaient constamment. Toute cette timidité fut remarquée par Mme de Chasteller, chez laquelle tous les jours on parlait de Lucien. Notre sous-lieutenant fut réveillé de son bonheur par l'idée cruelle que tout ce qui ne dansait pas l'observait avec des yeux ennemis et lui cherchait des ridicules. Son uniforme seul et sa brillante cocarde suffisaient pour indisposer contre lui, et jusqu'à la violence, tout ce qui, dans ce bal, n'appartenait pas à la très haute société. C'était pour lui une remarque déjà ancienne que, moins il y a d'esprit dans l'ultracisme, plus il est furibond. Mais toutes ces réflexions prudentes furent bien vite oubliées; il trouvait trop de plaisir à chercher à deviner le caractère de Mme de Chasteller.
«—Quelle honte! dit tout à coup le parti contraire à l'amour. Quelle honte pour un homme qui a aimé le devoir et la patrie avec un dévouement qu'il pouvait croire sincère! Il n'a plus d'yeux que pour les grâces d'une petite légitimiste de province, garnie d'une âme qui préfère bassement les intérêts particuliers de sa caste à ceux de la France entière. Bientôt, sans doute, à son exemple, je placerai le bonheur de deux cent mille nobles ou....[2] avant celui des autres trente millions de Français. Ma grande raison sera que ces deux cent mille privilégié ont les salons les plus élégants, des salons qui semblent m'offrir des jouissances délicates, que je chercherais vainement ailleurs; en un mot, des salons qui sont utiles à mon bonheur privé. Le plus vil des courtisans ne raisonne pas autrement!»
Ce moment fut cruel, et la physionomie de Lucien n'était rien moins que riante, tandis qu'il cherchait à réfuter, à repousser cette terrible vision. Il était alors debout et immobile, près de la contredanse où figurait Mme de Chasteller. Aussitôt le parti de l'amour, pour réfuter la raison, le porta à prier Mme de Chasteller à danser. Elle le regarda; mais, pour cette fois, Lucien fut incapable de juger ce regard: il en fut comme brûlé, enflammé. Ce regard, pourtant, ne voulait rien dire autre chose que le plaisir de curiosité de voir de près un jeune homme qui avait des passions extrêmes, qui, tous les jours, avait un duel, dont on parlait beaucoup, et qui passait fort souvent sous ses fenêtres. Et le cheval de ce jeune officier devenait ombrageux, précisément quand elle pouvait l'apercevoir! Il était clair que le maître du cheval voulait faire croire qu'il était occupé d'elle, au moins lorsqu'il passait dans la rue de la Pompe, et elle n'en était point scandalisée; elle ne le trouvait point impertinent! Il est vrai que, placé à côté d'elle au dîner de Mme de Serpierre, il avait paru absolument dénué d'esprit, et même gauche dans ses manières. Il avait été brave en conduisant la barque sur le Iac de la Commanderie, mais c'était de cette bravoure froide que pouvait avoir un homme de cinquante ans. De tout cet ensemble d'idées, il résultait qu'en dansant avec Lucien, sans le regarder et sans s'écarter du sérieux le plus convenable, Mme de Chasteller était fort occupée de lui. Bientôt elle s'aperçut qu'il était timide jusqu'à la gaucherie.
«—Son amour-propre se rappelle, sans doute, pensa-t-elle, que je l'ai vu tomber de cheval le jour de son arrivée à Nancy.»
Ainsi Mme de Chasteller ne faisait aucune difficulté d'admettre que Lucien était timide à cause d'elle. Cette défiance de soi-même avait de la grâce dans un homme jeune et placé au milieu de tous ces provinciaux, si sûrs de leur mérite, et qui ne perdaient pas un pouce de leur taille en dansant. Ce jeune officier, du moins, n'était pas timide à cheval; chaque jour il la faisait trembler par sa hardiesse, «et une hardiesse si souvent malheureuse,» ajoutait-elle presque en riant.
Lucien était tourmenté du silence qu'il gardait; à la fin il se fit violence, il osa adresser un mot à Mme de Chasteller, et n'arriva qu'avec beaucoup de peine à exprimer des idées fort communes, juste châtiment de qui n'exerce pas sa mémoire. Mme de Chasteller évita quelques invitations des jeunes gens de la société, dont elle savait par cœur les mots les plus jolis, et, après un moment, par une de ces adresses de femme que nous ne devinons que lorsque nous n'avons plus d'intérêt à les deviner, elle se trouva à danser à la même contredanse que Lucien. Mais, après cette contredanse, elle décida que réellement il n'avait aucune distinction dans l'esprit, et elle cessa presque de penser à lui.
«—Ce ne sera qu'un homme de cheval, comme tous les autres; seulement il monte avec plus de grâce et il a plus de physionomie.»
Ce n'était plus ce jeune homme vif, leste, à l'air insouciant et supérieur à tout, qui passait souvent sous sa croisée. Contrariée de cette découverte, qui augmentait pour elle l'ennui de Nancy, Mme de Chasteller adressa la parole à Lucien et fut presque coquette avec lui. Elle le regardait passer depuis si longtemps que, quoique à elle présenté depuis huit jours seulement, il lui faisait presque l'effet d'une vieille connaissance.
Lucien, qui n'osait que rarement regarder la figure parfaitement froide de la belle personne qui lui parlait, était bien loin de se douter des bontés qu'on avait pour lui. Il dansait et, même en dansant, faisait trop de mouvements, et ces mouvements manquaient de grâce.
«—Décidément, ce joli Parisien n'est bien qu'à cheval; en se mettant à danser, il perd son mérite tout entier. Il n'a pas d'esprit, c'est dommage! Sa physionomie annonçait tant de finesse et de naturel! Ce sera le naturel du manque d'idées!»
Tout à fait rassurée sur les moyens de plaire de Lucien, et peu touchée de l'unique avantage de bien monter à cheval:
«—Ce jeune homme, se dit-elle, veut faire l'homme ébahi de mes grâces, comme les autres.»
Et elle songea librement à ces autres qui l'environnaient et cherchaient à lui plaire. M. d'Antin y réussissait quelquefois. Tout en lui rendant justice, Mme de Chasteller fut impatientée de ce qu'au lieu de lui adresser la parole, Lucien se bornait à sourire des mots aimables de M. d'Antin. Pour comble de déplaisance, il la regardait avec des yeux dont l'expression était exagérée, et pouvait être remarquée. Notre pauvre héros était trop profondément occupé, et de ses remords d'aimer, et de l'impossibilité de trouver un mot aimable à dire, pour surveiller ses yeux. Depuis qu'il avait quitté Paris, il n'avait rien vu, au moral, que de contourné, de sec et de désagréable pour lui. Je ménage les termes: la platitude des désirs, les prétentions puériles, et, plus que tout, la gauche hypocrisie de la province, allaient jusqu'à produire le dégoût chez cet être accoutumé à toute l'élégance des vices de Paris. Au lieu de cette disposition satirique et malheureuse, depuis une heure Lucien n'avait pas assez d'yeux pour voir, pas assez d'âme pour admirer. Les remords d'aimer étaient battus en brèche et détruits avec une rapidité délicieuse. Sa vanité de jeune homme l'avertissait bien, de temps à autre, que le silence continu dans lequel il se renfermait avec délice, n'était pas fait pour augmenter sa réputation d'homme aimable. Mais il était si étonné, si transporté, qu'il n'avait pas le courage de donner une audience sérieuse au soin de sa gloire. Par un charmant contraste avec tout ce qui offensait ses yeux depuis si longtemps, il voyait, à six pas de lui, une femme adorable par une beauté céleste; mais cette beauté était presque son moindre charme. Au lieu de cette politesse empressée, incommode, empreinte de fausseté, puante de mensonge, qui faisait la gloire de la maison de Serpierre; au lieu de cette fureur de faire de l'esprit à tout propos de Mme de Puy-Laurens, Mme de Chasteller était simple et froide, mais de cette simplicité qui charme parce qu'elle daigne ne pas cacher une âme faite pour les émotions les plus nobles; mais de cette froideur voisine des flammes, qui semble prête à se changer en bienveillance et même en transports, si vous savez les inspirer.
Mme de Chasteller s'était éloignée pour faire un tour dans la salle. M. de Blancet avait repris son poste et lui donnait le bras d'un air entrepris; on voyait qu'il songeait au bonheur de lui donner le bras comme son mari. Le hasard amena Mme de Chasteller du côté où se trouvait Lucien. En le retrouvant sous ses yeux, elle eut un mouvement d'impatience contre elle-même. Quoi! elle s'était donné la peine de regarder si souvent un être aussi vulgaire, et dont le sublime mérite consistait, comme celui des héros de l'Arioste, à être un bon homme de cheval! Elle lui adressa la parole, et chercha à l'émoustiller, à le faire parler. Au mot que lui adressa Mme de Chasteller, Lucien devint un autre homme. Par le noble regard qui daignait s'arrêter sur lui, il se crut affranchi de tous les lieux communs qui l'ennuyaient à dire, qu'il disait mal, et qui, à Nancy, font encore l'élément essentiel de la conversation entre gens qui se voient pour la huitième ou dixième fois. Tout à coup, il osa parler, et beaucoup. Il parlait de tout ce qui pouvait intéresser ou amuser la jolie femme qui, tout en donnant le bras à son grand cousin, daignait l'écouter avec des yeux étonnés. Sans perdre rien de sa douceur et de son accent respectueux, la voix de Lucien s'éclaircit et prit de l'éclat. Les idées nettes et plaisantes ne lui manquèrent pas plus que les paroles vives et pittoresques pour les peindre. Dans la simplicité noble du ton qu'il osa prendre spontanément avec Mme de Chasteller, il sut faire apparaître, sans se permettre assurément rien qui pût choquer la délicatesse la plus scrupuleuse, cette nuance de familiarité délicate qui convient à deux âmes de même portée, lorsqu'elles se rencontrent et se reconnaissent au milieu des masques de cet ignoble bal masqué qu'on appelle le monde. Ainsi des anges se parleraient qui, partis du ciel pour quelque mission, se rencontreraient, par hasard, ici-bas. Cette simplicité noble, n'est pas, il est vrai, sans quelque rapport avec la simplicité de langage autorisée par une ancienne connaissance, mais, comme correctif, chaque mot semble dire:
«Pardonnez-moi pour un moment; dès qu'il vous plaira reprendre le masque, nous redeviendrons complètement étrangers l'un à l'autre, ainsi qu'il convient. Ne craignez de ma part, pour demain, aucune prétention à la connaissance, et daignez vous amuser un instant sans tirer à conséquence!»
Les femmes sont un peu effrayées de l'ensemble de ce genre de conversation; mais, en détail, elles ne savent où l'arrêter. Car, à chaque instant, l'homme qui a l'air si heureux de leur parler, semble dire:
«Une âme de notre portée doit négliger les considérations qui ne sont laites que pour le vulgaire, et sans doute vous pensez avec moi que.....»
Mais, au milieu de cette brillante faconde, il faut rendre justice à l'inexpérience de Lucien. Ce n'était point par un effort de génie qu'il s'était élevé tout à coup à ce ton si convenable pour son ambition; il pensait tout ce que ce ton semblait dire; et ainsi, par une cause peu honorable pour son habileté, sa façon de dire était parfaite. C'était l'illusion d'un cœur naïf. Il y avait toujours chez lui une certaine horreur instinctive pour les choses basses qui s'élevaient, comme un mur d'airain, entre l'expérience et lui. Il détournait les yeux de tout ce qui lui semblait trop laid, et il se trouvait, à vingt-trois ans, d'une naïveté qu'un jeune Parisien de bonne maison trouve déjà bien humiliante à seize, à sa dernière année de collège. C'était par un pur hasard qu'il avait pris le ton d'un homme habile. Certainement, il n'était pas expert dans l'art de disposer d'un cœur de femme et de faire naître des sensations. Ce ton si singulier, si attrayant, si dangereux, n'était que choquant et à peu près inintelligible pour M. de Blancet, qui, toutefois, tenait à mêler son mot dans la conversation. Lucien s'était emparé d'autorité de toute l'attention de Mme de Chasteller. Quelque effrayée qu'elle fût, elle ne pouvait se défendre d'approuver beaucoup les idées de Lucien, et quelquefois répondait presque sur le même ton; mais sans cesser précisément d'écouter avec plaisir, elle finit par tomber dans un étonnement profond. Elle se disait, pour justifier ses sourires un peu approbateurs:
«—Il parle de tout ce qui se passe au bal, et jamais de lui.»
Mais, dans le fait, dans la manière dont Lucien osait l'entretenir de toutes ces choses si indifférentes, c'était usurper un rang qui n'était pas peu de chose auprès d'une femme de l'âge de Mme de Chasteller, et surtout accoutumée à autant de retenue: ce rang était unique, rien de moins. D'abord, Mme de Chasteller fut étonnée et amusée du changement dont elle était témoin; mais bientôt elle ne sourit plus, elle eut peur à son tour.
«—De quelle façon de parler il ose se servir avec moi! Et je n'en suis pas choquée, je ne me sens pas offensée!... Grand Dieu! Ce n'est point un jeune homme simple et bon! Que j'étais sotte de le penser. J'ai affaire ici à un de ces hommes adroits, aimables et profondément dissimulés que l'on voit dans les romans. Ils savent plaire, mais précisément parce qu'ils sont incapables d'aimer. M. Leuwen est là, devant moi, heureux et gai, occupé à me réciter un rôle aimable, sans doute; mais il est heureux uniquement parce qu'il sent qu'il parle bien... Apparemment qu'il avait résolu de débuter par une heure de ravissement profond et allant jusqu'à l'air stupide. Mais je saurai bien rompre toute relation avec cet homme dangereux, si habile comédien!»
Et, tout en faisant cette belle réflexion, tout en formant cette magnifique résolution, son cœur était déjà occupé de lui. Elle l'aimait déjà! On peut attribuer à ce moment la naissance d'un sentiment de distinction et de faveur pour Lucien.
Tout à coup elle se repentit vivement d'être restée si longtemps à causer avec lui, assise sur une chaise, éloignée de toutes les femmes, et n'ayant pour tout chaperon que le bon M. de Blancet, qui pouvait fort bien ne rien comprendre à tout ce qu'il entendait. Pour sortir de cette position embarrassante, elle accepta une contredanse que Lucien la pria de danser avec lui. Après la contredanse et pendant la valse qui suivit, Mme d'Hocquincourt appela Mme de Chasteller à une place à coté d'elle, où il y avait de l'air et où l'on était un peu à l'abri de l'extrême chaleur qui commençait à s'emparer de la salle de bal. Lucien, fort lié avec Mme d'Hocquincourt, ne quitta pas ces dames. Là, Mme de Chasteller put se convaincre qu'il était à la mode ce soir-là.
«—Et, en vérité, on a raison, se disait-elle; car, indépendamment de ce joli uniforme qu'il porte si bien, il est source de joie et de gaieté pour tout ce qui l'environne.»
On se prépara à passer dans une tente voisine, où le souper était préparé. Lucien arrangea les choses de façon à ce qu'il pût offrir le bras à Mme de Chasteller. Il semblait à celle-ci être séparée par des journées entières de l'état où se trouvait son âme au commencement de la soirée. Elle avait oublié jusqu'au souvenir de l'ennui qui éteignait sa voix après la première heure passée au bal.
Il était minuit; le souper était préparé dans une charmante salle, formée par des murs de charmille de douze ou quinze pieds de hauteur. Pour mettre le souper à l'abri de la rosée du soir, s'il en survenait, ces murs de verdure supportaient une tente à larges bandes rouges et blanches. C'étaient les couleurs de la personne exilée dont on célébrait la fête. Au travers des murs de charmille, on apercevait, çà et là, par les trouées du feuillage, une belle lune éclairant un paysage étendu et tranquille. Cette nature ravissante était d'accord avec les nouveaux sentiments qui cherchaient à s'emparer du cœur de Mme de Chasteller, et contribuait puissamment à éloigner et à affaiblir les objections de la raison. Lucien avait pris son poste; non pas précisément à côté de Mme de Chasteller: il fallait avoir des ménagements pour les anciens amis de sa nouvelle connaissance. Un regard plus amical qu'il n'eût osé l'espérer, lui avait appris cette nécessité; mais il se plaça de façon à pouvoir fort bien la voir et l'entendre. Il ent l'idée d'exprimer ses sentiments réels par des mots qu'il adresserait, en apparence, aux dames assises auprès de lui. Pour cela il fallait beaucoup parler, et il y réussit, sans trop dire d'extravagances. Il domina bien tôt la conversation; bientôt, tout en amusant les dames assises auprès de Mme de Chasteller, il osa faire entendre de loin des choses qui pouvaient avoir une application fort tendre, ce qu'il n'aurait jamais pensé pouvoir tenter de sitôt. Il est sûr que Mme de Chasteller pouvait fort bien feindre de ne pas comprendre ces mots indirects. Il parvint à amuser même les hommes placés près de ces dames, et qui ne regardaient pas encore ses succès avec le sérieux de l'envie.
Tout le monde parlait et riait fort souvent du côté de la table où Mme de Chasteller était assise. Les personnes placées aux autres parties de la salle firent silence, pour tâcher de prendre pari à ce qui amusait si fort les voisines de Mme de Chasteller. Celle-ci était très occupée, et de ce qu'elle entendait, ce qui la faisait rire quelquefois, et de ses réflexions fort sérieuses, qui formaient un étrange contraste avec le ton si gai de cette soirée.
«—C'est donc là cet homme timide et que je croyais sans idées? Quel être effrayant!»
C'était la première fois, peut-être, de sa vie, que Lucien avait de l'esprit et du plus brillant. Vers la fin du souper, il vit que le succès passait ses espérances. Il était heureux, extrêmement animé, et pourtant, par miracle, il ne dit rien d'inconvenant. Là, cependant, parmi ces fiers Lorrains, il se trouvait en présence de trois ou quatre préjugés féroces, dont nous n'avons, à Paris, que la pale copie: Henri V, la noblesse, la duperie et la sottise, et presque le crime de l'humanité envers le petit peuple. Aucune de ces grandes vérités, fondement du credo du faubourg Saint-Germain, et qui ne se laissent pas offenser impunément, ne reçut la plus petite égratignure de la gaieté de Lucien. C'est que son âme noble avait, au fond, un respect infini pour la situation malheureuse de tous ces pauvres jeunes gens qui l'entouraient. Ils s'étaient privés, quatre ans auparavant, par fidélité à leurs croyances politiques et aux sentiments de toute leur vie, d'une petite part au budget, utile, si ce n'est nécessaire, à leur subsistance. Ils avaient perdu bien plus encore: l'unique occupation au monde qui pût les sauver de l'ennui et par laquelle ils ne crussent pas déroger.
Les femmes jugèrent que Lucien était parfaitement bien. Ce fut Mme de Commercy qui prononça le mot sacramentel dans la partie de la salle qui était réservée à la plus haute noblesse. Car il y avait une réunion de sept à huit dames méprisant toute cette société qui, à son tour, méprisait tout le reste de la ville, à peu près comme la garde impériale de Napoléon eût fait peur, en cas de révolte, à cette armée de 1810, qui faisait peur à toute l'Europe.
Au mot si décisif de Mme de Commercy, la jeunesse dorée de Nancy se révolta presque. Ces messieurs, qui savaient être élégants et se bien placer sur la porte d'un café, se taisaient ordinairement au bal, et ne savaient montrer que le mérite de danseurs infatigables et vigoureux. Lorsqu'ils virent que Lucien parlait beaucoup, contre son ordinaire, et que, de plus, il était écouté, ils commencèrent à dire qu'il ôtait fort déplaisant et fort bruyant; que cette amabilité criarde pouvait être à la mode parmi les bourgeois de Paris et dans les arrière-boutiques de la rue Saint-Honoré, mais ne prendrait jamais dans la bonne société de Nancy. Pendant cette déclaration de ces messieurs, les mots plaisants de Lucien prenaient fort bien, et leur donnaient un démenti. Ils furent réduits à répéter entre eux, d'un air tristement satisfait:
«—Après tout, ce n'est qu'un bourgeois, né on ne sait où, et qui ne peut jouir que de la noblesse personnelle que lui confère son épaulette de sous-lieutenant.»
Ces mots de nos officiers lorrains démissionnaires résument la grande dispute qui attriste le dix-neuvième siècle: c'est la colère du rang contre le mérite.
Mais aucune des dames ne songeait à ces idées tristes. Elles échappaient complètement, en ce moment, à la triste civilisation qui pèse sur les cerveaux mâles de la province. Le souper finissait, tout brillant de vin de Champagne; il avait porté plus de gaieté et de liberté sans conséquence dans les manières de tous. Pour notre héros, il était exalté par les choses assez tendres que, sous le masque de la gaieté, il avait osé adresser de loin à la dame de ses pensées. C'était la première fois de sa vie que le succès le jetait dans une telle ivresse. En revenant dans la salle de bal, Mme de Chasteller dansa une valse avec M. de Blancet, auquel Lucien succéda, suivant l'usage allemand, après quelques tours. Tout en dansant, et avec une adresse sans adresse, fille du hasard et de la passion, il sut reprendre la conversation sur un ton fort respectueux, mais qui était cependant, sous plus d'un rapport, celui d'une ancienne connaissance. Profitant d'un grand cotillon que ni lui, ni Mme de Chasteller ne voulurent danser, il put lui dire en riant et sans trop faire tache sur le ton général de l'entretien:
«—Pour me rapprocher de ces beaux yeux, je me suis lié avec le docteur Dupoirier!»
Les traits forts pâles en ce moment de Mme de Chasteller, ses yeux étonnés, exprimaient une surprise profonde et presque de la terreur. Au nom de Dupoirier, elle répondit à mi-voix et comme hors d'état de prononcer complètement les mots:
«—C'est un homme bien dangereux!»
Lucien fut ivre de joie: on ne se fâchait donc pas des motifs qu'il donnait à sa conduite à Nancy! Mais oserait-il croire ce qu'il semblait voir? Il y eut un silence expressif de deux ou trois secondes; les yeux de Lucien étaient fixés sur ceux de Mme de Chasteller. Après quoi il osa répondre:
«—Il est adorable à mes yeux; sans lui je ne serais pas ici... D'ailleurs, j'ai un affreux soupçon...» ajouta sa naïveté imprudente.
«—Lequel? et quoi donc?» dit Mme de Chasteller.
Elle sentit aussitôt qu'une réplique aussi directe, aussi vive de sa part, était une haute inconvenance; mais elle avait parlé avant de réfléchir. Elle rougit profondément. Lucien fut troublé en remarquant que la rougeur s'étendait jusqu'aux épaules. Mais il se trouva qu'il ne pouvait répondre à cette question si simple.
«—Quelle idée va-t-elle prendre de moi?» se dit-il.
À l'instant sa figure changea d'expression; il pâlit, comme s'il eut éprouvé une attaque de quelque mal vif et soudain. Ses traits trahissaient l'affreuse douleur que lui causait le souvenir de M. de Busant de Sicile, qui, après plusieurs heures d'oubli, se présentait à sa mémoire.
Quoi! ce qu'il obtenait n'était donc qu'une faveur banale, tout acquise à l'uniforme, par quelque personne qu'il fût porté. La soif qu'il avait d'arriver à la vérité et l'impossibilité de trouver des termes présentables pour exprimer une idée si offensante, le jetaient dans le dernier embarras.
«—Un mot peut me perdre à jamais,» se dit-il.
L'émotion imprévue qui semblait le glacer, passa en un instant à Mme de Chasteller. Elle pâlit de la peine si cruelle, et sans doute à elle relative, qui se manifestait subitement dans la physionomie si ouverte et si jeune de Lucien; ses traits étaient comme flétris; ses yeux, si brillants naguère, semblaient ternis et ne plus voir.
Il y eut entre eux un échange de deux ou trois mots insignifiants.
«—Mais qu'est-ce donc? dit Mme de Chasteller.
«—Je ne sais, répondit machinalement Lucien.
«—Mais, comment, monsieur, vous ne savez pas?
«—Non, madame!... Mon respect pour vous...»
Le lecteur pourra-t-il croire que Mme de Chasteller, de plus en plus émue, eut l'affreuse imprudence d'ajouter:
«—Ce soupçon aurait-il quelque rapport à moi?
«—Est-ce que je m'y serais arrêté un centième de seconde, reprit Lucien avec tout le feu du premier malheur vivement senti; est-ce que je m'y serais arrêté, s'il n'était relatif à vous, à vous uniquement au monde? À qui puis-je penser si ce n'est à vous? Et ce soupçon ne me perce-t-il pas le cœur vingt fois le jour depuis que je suis à Nancy?»
Il ne manquait, à l'intérêt naissant de Mme de Chasteller, que de voir son honneur soupçonné. Elle n'eut pas même idée de masquer son étonnement du ton que Lucien avait pris dans sa réponse. Le feu avec lequel il venait de lui parler, l'évidence de l'extrême sincérité dans les propos de ce jeune homme, la firent passer d'une pâleur mortelle à une rougeur imprudente; ses yeux mêmes rougirent. Mais, oserais-je bien le dire, en ce siècle gourmé et qui semble avoir contracté mariage avec l'hypocrisie, ce fut d'abord de bonheur que rougit Mme de Chasteller, et non à cause des conjectures que pouvaient former les danseurs qui, en suivant les diverses figures du cotillon, passaient sans cesse devant eux. Elle pouvait choisir de répondre ou de ne pas répondre à cet amour; mais combien il était sincère! avec quel dévouement elle était aimée!
«—Peut-être même, probablement même, se dit-elle, ce transport ne durera-il pas! Mais comme il est vrai, comme il est exempt d'exagération et d'emphase! C'est sans doute là la vraie passion; c'est sans doute ainsi qu'il est doux d'être aimée. Mais être soupçonnée par lui et au point que son amour en soit arrêté! L'imputation est donc infâme?»
Elle restait pensive, la tête appuyée sur son éventail. De temps en temps, son regard se dirigeait vers Lucien, qui était immobile, pale comme un spectre, tout à fait tourné vers elle. Ses yeux étaient d'une indiscrétion qui l'eût fait frémir, si elle y eut pensé.
Une incertitude bien autrement inquiétante était venue agiter son cœur, au commencement de la soirée, quand il ne parlait pas.
«—Ce n'était donc pas faute d'idées, comme j'avais la simplicité de le penser; c'était peut-être le soupçon, cet affreux soupçon qui l'arrêtait dans son estime pour moi... Et le soupçon de quoi?... Quelle calomnie peut être assez noire pour produire un tel effet chez un être si jeune et si bon?»
Mme de Chasteller était tellement agitée que sans songer à ce qu'elle osait dire, et entraînée à son insu par le ton de gaieté que la conversation avait pris au souper, cette étrange question arriva aux oreilles de Lucien:
«—Mais quoi? vous ne trouviez que des mots... peu significatifs à me dire au commencement de la soirée! était-ce un sentiment de politesse exagérée? était-ce la retenue si naturelle quand on se connaît si peu? (Ici la voix baissa malgré elle.) Ou était-ce l'effet de ce soupçon?» dit-elle enfin.
Et sa voix, pour ces deux derniers mots, reprit subitement un timbre contenu, mais fort marqué.
«—C'était l'effet d'une extrême timidité: je n'ai point d'expérience de la vie. Je n'avais jamais aimé; vos yeux, vus de si près, m'effrayaient; je ne vous avais vue jusqu'ici qu'à une grande distance!»
Ce mot fut dit avec un accent si vrai, avec une intimité si tendre, il montrait tant d'amour, qu'avant qu'elle y songeât les yeux de Mme de Chasteller, ces yeux dont l'expression était profonde et vraie, avaient répondu: «J'aime comme vous!»
Elle revint comme d'une extase et, après une demi-seconde, elle se hâta de détourner ses yeux; mais ceux de Lucien avaient recueilli en plein ce regard décisif. Il devint rouge à en être ridicule. Il n'osait presque pas croire à tout son bonheur. Mme de Chasteller, de son côté, sentait que ses joues se couvraient d'une ardeur brûlante.
«—Grand Dieu! je me compromets d'une manière affreuse; tous les regards doivent être dirigés sur cet étranger, auquel je parle depuis si longtemps et avec un tel air d'intérêt!»
Elle appela M. de Blancet, qui dansait le cotillon.
«—Conduisez-moi jusqu'à la terrasse du jardin; je lutte depuis cinq minutes contre un accès de chaleur qui me suffoque... J'ai pris un demi-verre de champagne, et je crois en vérité que je me suis enivrée!...»
Mais ce qu'il y eut de terrible pour Mme de Chasteller, c'est qu'au lieu de prendre le ton de l'intérêt, M. le vicomte de Blancet ricanait en écoutant ces mensonges. Il était jaloux jusqu'à la folie de l'air d'intimité, de plaisir, avec lequel on parlait à Lucien depuis si longtemps. On lui avait dit au régiment qu'il ne fallait pas croire aux indispositions des belles dames. Il avait offert son bras à Mme de Chasteller et la conduisait hors de la salle de bal, lorsqu'une autre idée, tout aussi lumineuse, vint s'emparer de son attention. Mme de Chasteller marchait en s'appuyant sur son bras avec un abandon bien étrange.
«—Ma belle cousine voudrait-elle, enfin, me faire entendre qu'elle me paye de retour, ou, du moins, qu'elle a pour moi quelque sentiment tendre?» se dit-il.
Mais dans la soirée, dont il passa en revue tous les petits événements, rien n'avait semblé présager un aussi heureux événement. Était-il imprévu ou Mme de Chasteller voulait-elle dissimuler avec lui? Il la conduisit de l'autre côté du parterre de fleurs. Il trouva une table de marbre, placée devant un grand banc de jardin à dossier et à marchepied. Il eut quelque peine à y établir Mme de Chasteller qui semblait presque hors d'état de se mouvoir. Pendant que le vicomte de Blancet, au lieu de voir ce qui se passait autour de lui, discutait des chimères, Mme de Chasteller était au désespoir.
«—Ma conduite est affreuse! se disait-elle. Je me suis compromise aux yeux de toutes ces dames, et, en ce moment, je sers de texte aux remarques les plus désobligeantes et les plus humiliantes. J'ai agi, pendant je ne sais combien de temps, comme si personne ne m'eût regardée. Ce public ne me passe rien!... Et M. Leuwen?»
Ce nom, prononcé mentalement, la fit frémir.
«Et je me suis compromise aux yeux de M. Leuwen!»
Ce fut là le véritable chagrin qui, à l'instant, fit oublier tous les autres; il ne put être diminué par aucune des réflexions qui se présentaient en foule sur ce qui venait de se passer. Bientôt un autre soupçon vint augmenter son malheur.
«—Si M. Leuwen a tant d'assurance, c'est qu'il aura su que je passe des heures entières, cachée par la persienne de ma fenêtre et attendant son passage dans la rue!»
On prie le lecteur de ne pas trouver trop ridicule Mme de Chasteller. Elle n'avait aucune expérience des fausses démarches dans lesquelles peut entraîner un cœur aimant. Jamais elle n'avait éprouvé rien de semblable à ce qui venait de lui arriver, pendant cette cruelle soirée. Elle ne trouvait guère de raison dans sa tête pour venir à son secours et n'avait aucune expérience réelle. Jamais elle n'avait été troublée par un sentiment autre que celui de la timidité, en étant présentée à quelque grande princesse, ou celui d'une indignation profonde contre les Jacobins, qui cherchaient à ébranler le trône des Bourbons. Au delà de toutes ces théories, qui étaient un sentiment pour elle et ne parvenaient à troubler son cœur que pour un instant, Mme de Chasteller avait un caractère sérieux et tendre qui, dans ce moment, n'était propre qu'à augmenter son malheur. Malheureusement pour sa prudence, les petits intérêts journaliers de la vie ne pouvaient l'émouvoir. Elle avait toujours vécu ainsi dans une sécurité trompeuse; car les caractères qui ont le malheur d'être au-dessus des misères faisant l'occupation de la plupart des hommes, n'en sont que plus disposés à s'occuper uniquement des choses qui, une fois, ont pu parvenir à les toucher.
Après le bal, et malgré l'heure avancée, Lucien monta à cheval. À peine hors de la ville, il s'aperçut qu'il n'avait pas la force de mener sa monture. Il la rendit ail domestique et se promena à pied. À quelques minutes de là, comme trois heures sonnaient, il était assis sur une pierre vis-à-vis de la fenêtre de Mme de Chasteller.
Son arrivée la combla de joie. Elle s'était dit en sortant de chez Mme de Commercy: «Il doit être si mécontent de lui et de moi, qu'il prendra le parti de m'oublier. Si je le revois encore, ce ne sera que dans quelques jours.»
Dans l'obscurité profonde, elle distinguait le feu du cigare de Lucien.
Elle l'aimait à la folie à ce moment.
Si, dans ce silence profond et universel, Lucien eût eu le génie de s'avancer sous sa fenêtre et de lui dire à voix basse quelques mots:
«—Bonsoir, madame! Daigneriez-vous me montrer que je suis entendu?»
Très probablement elle lui eût dit: «Adieu, monsieur Leuwen», et l'intonation de ces trois mots n'eût rien laissé à désirer à l'amant le plus exigeant.
Après avoir fait le sot, comme il se le disait à lui-même, Lucien alla chercher un certain café où il était, sûr de trouver quelques lieutenants du régiment.
Il était si à plaindre que les rencontrer lui fut un vrai bonheur.
Les jeunes gens furent bons enfants cette nuit-là, sauf à reprendre le lendemain une froideur de bon ton.
Après avoir joué, il fut décidé que l'on n'emporterait pas les quelques napoléons que l'on s'était gagnés; on fit venir du vin de Champagne, et Lucien s'enivra au point que le garçon de café et un voisin qu'il appela le reconduisirent chez lui.
Le lendemain de sa première rencontre avec cette femme de laquelle il se croyait si sûr, Lucien fut absolument hors de lui. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, pas plus aux sentiments qu'il voyait naître dans son cœur, qu'aux actions des autres avec lui.
Il lui semblait qu'on faisait allusion à ses sentiments pour Mme de Chasteller, et il avait besoin de toute sa raison pour ne pas se fâcher.
«—J'agirai au jour le jour, se dit-il enfin, me livrant à chaque moment à l'action qui me fera le plus de plaisir. Pourvu que je ne fasse de confidence à qui que ce soit au monde, et que je n'écrive à personne sur ma folie, personne ne pourra me dire un jour: «Tu as été fou.»
»Si cette maladie ne m'emporte pas, du moins elle ne pourra me faire rougir.
«Une folie bien cachée perd la moitié de ses mauvais effets; l'essentiel est qu'on ne devine pas ce que je sens.»
Et en peu de jours, il s'opéra chez lui un changement complet.
Dans le monde, on fut émerveillé de sa gaieté et de son esprit.
«—Il a de mauvais principes, il est immoral, mais il est vraiment éloquent,» disait-on chez Mme de Puy-Laurens.
«—Mon ami, vous vous gâtez», lui dit un jour cette femme d'esprit.
Il parlait pour parler, il soutenait le pour et le contre, il exagérait et chargeait les circonstances de tout ce qu'il racontait, et il racontait beaucoup et longuement.
En un mot, il parlait comme un homme d'esprit de province; aussi son succès fut-il immense.
Les habitants de Nancy reconnaissaient ce qu'ils avaient l'habitude d'admirer; auparavant on le trouvait singulier, original, affecté, souvent obscur.
Le fait est qu'il avait une frayeur mortelle de laisser deviner ce qui se passait dans son cœur; il se voyait espionné et surveillé de près par le docteur Dupoirier, qu'il commençait de soupçonner d'avoir fait son marché avec M........ un homme d'esprit, ministre de la police de Louis-Philippe.
Rompre avec lui eût été fort ridicule et de plus embarrassant; ne rompant pas avec un homme aussi actif, aussi facile à se piquer, il fallait donc le traiter en ami intime, en père.
«—On ne saurait trop charger un rôle avec ces gens-ci!» et il se mit à parler comme un véritable comédien.
Toujours il récitait un rôle et le plus bouffon qui lui venait à l'esprit; il se servait après d'expressions ridicules.
Il aimait à se trouver avec quelqu'un: la solitude lui était devenue impossible. Plus la thèse qu'il soutenait était saugrenue, plus il était distrait de la partie sérieuse de sa vie, qui n'était pas suffisante. Son esprit était le bouffon de son âme.
Ce n'était pas un don Juan, bien loin de là; il ne savait pas ce qu'il serait un jour, mais, pour le moment, il n'avait pas la moindre habitude d'agir avec les femmes, en tête-à-tête, contrairement à ce qu'il sentait. Il avait honoré jusqu'ici du plus profond mépris ce genre de mérite dont il commençait à regretter l'absence.
Du moins il ne se faisait pas la moindre illusion à cet égard. Son esprit se croyait fondé à mépriser Mme de Chasteller, et son cœur avait de nouvelles raisons chaque jour de l'adorer, comme l'être le plus pur, le plus céleste, le plus au-dessus des considérations de vanité et d'argent, qui sont comme la seconde religion de la province.
Le combat de son âme et de son esprit le rendait presque fou à la lettre, et certainement un des hommes les plus malheureux.
C'était justement à l'époque où ses chevaux, son tilbury, ses tigres en livrée, faisaient de lui l'objet de l'envie des lieutenants du régiment et de tous les jeunes gens de Nancy et des environs qui, le voyant riche, brave, assez bien, le regardaient sans doute comme l'être le plus heureux qu'ils eussent encore rencontré. Sa mine mélancolique, lorsqu'il était seul dans les rues, ses distractions, ses mouvements d'impatience avec apparence de méchanceté, passaient pour de la fatuité de l'ordre le plus relevé et le plus noble. Les plus éclairés y voyaient une imitation savante de lord Byron, dont on parlait encore beaucoup à cette époque.
Cette visite au café ne fut pas la seule; la renommée s'en empara. Nancy porta à douze ou quinze les quatre habits de livrée que Mme Leuwen avait envoyés de Paris à son fils. Tout le monde dit que chaque soir depuis un mois, on rapportait Lucien ivre-mort à son logis.
Les indifférents en étaient étonnés, les officiers démissionnaires carlistes charmés, un seul cœur en était percé jusqu'au vif.
«—Me serais-je trompée sur son compte?»
Cette ressource de perdre la raison pour oublier son chagrin n'était pas belle, mais elle était la seule dont Lucien eût pu s'aviser. Il y avait été plutôt entraîné; la vie de garnison s'était offerte à lui et il y avait cédé.
Les excès du soir au café vinrent ébranler un peu sa considération, mais peu de jours avant que sa mauvaise conduite éclatât, il avait acheté une calèche immense, très propre à recevoir les familles nombreuses dont Nancy abondait. C'était en effet à cet usage qu'il la destinait.
Les six demoiselles de Serpierre et leur mère étrennèrent cette voiture, comme on dit dans le pays. Plusieurs autres familles, aussi nombreuses, vinrent la demander et l'obtinrent à l'instant.
«—Ce M. Leuwen est bien bon enfant, disait-on de toutes parts: il est vrai que cela lui coûte si peu. Son père joue à la rente avec le ministre de l'Intérieur. C'est le pauvre rentier qui paye tout.»
Lucien était sur que tout le monde disait du bien de lui à Mme de Chasteller, mais la maison du marquis de Pointcarré était la seule de Nancy où il semblait faire des pas rétrogrades.
En vain avait-il essayé d'y faire des visites; Mme de Chasteller, plutôt que de le recevoir, avait fermé sa porte sous prétexte de maladie. Elle avait trompé le docteur Dupoirier lui-même.
À quelques jours de là, il était à peine arrivé chez Mme de Marcilly, que Mme de Chasteller fut annoncée.
L'indifférence qu'on lui marqua fut si excessive que, vers la fin de la visite, il se révolta.
Pour la première fois il profita de la position qu'il avait prise dans le monde; il donna la main à Mme de Chasteller pour la conduire à sa voiture, quoiqu'il fût évident que cette prétendue politesse la contrariait beaucoup.
«—Pardonnez-moi, madame, si je suis peu discret... Je suis si malheureux!
«—Ce n'est pas ce qu'on dit, monsieur, répondit-elle avec une aisance qui n'était rien moins que naturelle, et en prenant le pas pour gagner sa voiture.
«—Je me fais le flatteur des habitants de Nancy dans l'espoir que peut-être ils vous diront du bien de moi, et le soir, pour vous oublier, je cherche à perdre la raison.
«—Je ne crois pas, monsieur, vous avoir donné lieu...»
À ce moment, le laquais s'avança pour fermer la portière et les chevaux l'emportèrent, plus morte que vive.
Pour qu'aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvre Lucien, encouragé comme on vient de le voir, eut l'idée d'écrire. Il fit une fort belle lettre, qu'il alla mettre à la poste lui-même, à Darney, bourg à six lieues de Nancy, sur la route de Paris. Une seconde lettre n'obtint pas plus de réponse que la première. Heureusement, dans la troisième, il glissa par hasard, et non par adresse, le mot soupçon. Ce mot fut précieux pour le parti de l'amour, qui soutenait des combats continus dans le cœur de Mme de Chasteller. Le fait est qu'au milieu des reproches cruels qu'elle s'adressait sans cesse, elle aimait Lucien de toutes les forces de son âme. Les journées ne marquaient pour elle, n'avaient du prix à ses yeux, que par les heures qu'elle passait le soir auprès de la persienne de sa chambre à épier les pas de Lucien qui, bien loin de se douter de tout le succès de sa démarche, venait passer des heures entières dans la rue de la Pompe.
Enfin, arriva sa troisième lettre; les premières avaient causé un vif plaisir, mais on n'avait pas eu la moindre tentation d'y répondre. Après avoir lu cette dernière, Bathilde[3] courut chercher une écritoire, la plaça sur une table, l'ouvrit, et commença à écrire sans se permettre de raison avec elle-même.
«—C'est envoyer une lettre, et non l'écrire, qui fait une démarche condamnable.»
La lettre terminée et après une heure de réflexion, elle demanda sa voiture, et, en passant devant le bureau de poste de Nancy, elle tira le cordon.
«—À propos, dit-elle, au domestique, jetez cette lettre à la boîte... Vite.»
Le bureau était à trois pas, elle suivit cet homme de l'œil: il ne lut pas l'adresse où une écriture, un peu différente de celle qu'elle avait d'ordinaire, avait écrit:
À M. Pierre Lafond.
Poste restante.
Darney.
C'était le nom d'un domestique de Leuwen et l'adresse indiquée par lui avec toute la modestie et le manque d'espoir convenables.
Rien ne saurait exprimer la surprise de Lucien et presque sa terreur quand, le lendemain, étant allé, comme par manière d'acquit, jusqu'à un quart de lieue de Darney avec son domestique Lafond, il vit celui-ci à son retour tirer une lettre de sa poche.
Il tomba de son cheval plutôt qu'il n'en descendit, et s'enfonça sans l'ouvrir dans un petit bois voisin. Quand il se fut assuré qu'un taillis de châtaigniers, au centre duquel il se trouvait, le cachait bien de tous les côtés, il s'assit et se plaça bien à son aise, comme un homme qui s'apprête à recevoir un coup de hache qui doit le dépêcher dans l'autre monde, et qui veut le savourer. Il fut effrayé de la sévérité du langage et du ton de persuasion profonde avec lesquels elle l'exhortait à ne plus parler de sentiments de cette nature, tout en lui intimant l'ordre, au nom de l'honneur, au nom de ce que les honnêtes gens réputent le plus sacré dans leurs relations réciproques, d'abandonner les idées singulières avec lesquelles il avait voulu sans doute sonder son cœur.
«—C'est un congé bien en règle, s'écria-t-il après avoir relu cette lettre terrible au moins cinq ou six fois. Je ne suis guère en état de faire une réponse quelconque, cependant le courrier de Paris passe demain matin à Darney et si ma lettre n'est pas ce soir à la poste, Mme de Chasteller ne la lira que dans quatre jours.»
Cette raison le décida. Là, au milieu du bois, avec un crayon qu'il trouva par hasard et en appuyant sur le liant du shako la troisième page de la lettre qui était restée en blanc, il fabriqua une réponse avec la même sagacité qui dirigeait toutes ses pensées depuis une heure. Il la jugea fort mauvaise. Elle lui déplaisait surtout, parce qu'elle n'indiquait aucune espérance, aucun moyen de retour à l'attaque—tant il y a toujours du fat dans le cœur d'un enfant de Paris! Il revint sur la route pour envoyer son domestique à Darney chercher un cahier de papier et ce qu'il faut pour écrire. Il écrivit sa réponse, et après qu'il eut envoyé Lafond la porter au bureau de la poste, il fut deux ou trois fois sur le point de galoper après lui pour la reprendre, tant elle lui semblait maladroite et peu propre à assurer le succès. Il passa la nuit à composer une troisième lettre qui, mise au net convenablement et écrite en caractères lisibles, se trouva avoir atteint la formidable longueur de sept pages. Par bonheur pour lui, le courrier de Paris avait passé quand cette seconde lettre arriva à Darney, et Mme de Chasteller ne reçut que la première. Sa simplicité, presque enfantine, le dévouement parlait, simple, sans effort, sans espoir, qu'elle respirait, firent un contraste charmant à ses yeux avec la prétendue fatuité de l'élégant sous-lieutenant. Elle s'était repentie bien souvent d'avoir écrit; la réponse qu'elle pouvait recevoir lui inspirait une sorte de terreur. Toutes ses craintes se trouvaient démenties de la manière la plus aimable.