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Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Second

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The Project Gutenberg eBook of Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Second

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Title: Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Second

Author: Stendhal

Editor: Jean de Mitty

Illustrator: Maximilien Vox

Release date: August 1, 2019 [eBook #60033]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues in memoriam of of Marc
D'Hooghe (Images generously made available by Internet
Archive.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LUCIEN LEUWEN; OU, L'AMARANTE ET LE NOIR. TOME SECOND ***

"Mes Livres"

STENDHAL

LUCIEN LEUWEN

OU

L'AMARANTE ET LE NOIR

Oeuvre posthume reconstituée par

Jean de Mitty

Ornée de bois dessinés et gravés par

Maximilien Vox

TOME SECOND

À PARIS

"LE LIVRE"

9, RUE COETLOGON

1923


770

DEUXIÈME PARTIE

470

Lecteur bénévole.

En arrivant à Paris, il me faut faire grands efforts pour ne pas tomber dans quelques personnalités. Ce n'est pas que je n'aime beaucoup la satire, mais en fixant l'œil du lecteur sur la figure grotesque de quelque ministre, le cœur de ce lecteur fait banqueroute à l'intérêt que je veux lui inspirer pour les autres personnages.

Cette chose si amusante: la satire personnelle, ne convient donc point, par malheur, à la narration de l'histoire.

Les personnalités sont charmantes quand elles sont vraies et point exagérées, et c'est une tentation que ce que nous voyons depuis vingt ans est bien fait pour nous ôter.

«Quelle duperie, dit Montesquieu, que de calomnier l'inquisition!»

Il eût dit de nos jours: «Comment ajouter à l'amour de l'argent, à la crainte de perdre sa place, et an désir de tout faire pour deviner la fantaisie du maître, qui font l'âme de tous les discours hypocrites, de tout ce qui mange plus de 50.000 francs au budget?»

Je professe qu'au-dessus de 50.000 francs la vie privée doit cesser d'être murée.

Mais la satire de cet heureux du budget n'entre point dans mon plan. Le vinaigre est en lui-même une chose excellente, mais mélangé avec une crème, il gâte tout.

J'ai donc fait tout ce que j'ai pu pour que vous ne puissiez reconnaître, ô lecteur bénévole, un ministre de ces derniers temps qui voulut jouer un mauvais tour à Leuwen.

Quel plaisir auriez-vous à voir en détail que ce ministre était voleur, insolent, de peur de perdre sa place, et ne se permettait pas un mot qui ne fut une fausseté? Comme rien d'un peu élevé n'est jamais entré dans son âme, la vue seulement de cette âme vous donnerait du dégoût, ô lecteur bénévole, et bien plus encore si j'avais le malheur de vous faire deviner les traits doucereux et ignobles qui recouvraient cette âme plate.

C'est bien assez de voir ces gens-là quand on va les solliciter le matin.

«Non raziona di loro, ma guarda e passa.»

H. B.

360

PARIS

«Je ne veux point abuser de mon titre de père pour vous contrarier; soyez libre, mon fils!»

Ainsi, établi dans un fauteuil admirable, devant un bon feu, parlait M. Leuwen père à Lucien, son fils et notre héros. Le cabinet où avait lieu la conférence entre le père et le fils, venait d'être arrangé avec le plus grand luxe sur les dessins de M. Leuwen lui-même. Il avait placé dans ce nouvel ameublement les trois ou quatre bonnes gravures qui avaient paru dans l'année, en France et en Italie, et un admirable tableau de l'École romaine, dont il venait de faire l'acquisition. La cheminée de marbre blanc contre laquelle s'appuyait Lucien avait été sculptée dans l'atelier de T..., et la glace de huit pieds de haut sur six de large, placée au-dessus, avait figuré dans l'exposition de 1834 comme absolument sans défaut.

Il y avait loin de là au misérable salon dans lequel, à Nancy, Lucien promenait ses inquiétudes. En dépit de sa douleur profonde, la partie parisienne et vaniteuse de son âme était sensible à cette différence. Il n'était plus dans des pays barbares; il se trouvait de nouveau au sein de sa patrie.

«—Mon ami, dit M. Leuwen père, le thermomètre monte trop vite; faites-moi le plaisir de pousser le bouton de ce ventilateur numéro 2..., là..., derrière la cheminée...; fort bien. Donc, je ne prétends nullement abuser de mon titre pour abréger votre liberté. Faites absolument ce qui vous conviendra.»

Lucien, devant la cheminée, avait l'air sombre, agité, tragique; l'air, en un mot, que nous devrions trouver à un jeune premier de tragédie malheureux par l'amour. Il cherchait avec un effort pénible à quitter cet air farouche, pour prendre l'apparence du respect et de l'amour filial le plus sincère, sentiments très vivants dans son cœur.

Mais l'horreur de sa situation, depuis la dernière soirée passée à Nancy, lui avait ôté l'emploi de sa physionomie.

«—Votre mère prétend, continua M. Leuwen, que vous ne voulez plus retourner à Nancy. Ne retournez pas en province; à Dieu ne plaise que je m'érige en tyran. Pourquoi ne feriez-vous pas des folies, et même des sottises? Il y en a une pourtant, mais une seule, à laquelle je ne consentirai pas, parce qu'elle a des suites: c'est le mariage. Mais vous avez la ressource des sommations respectueuses..., et, pour cela, je ne me brouillerai pas avec vous. Nous plaiderons, mon ami, en dînant ensemble.

«—Mais, mon père, répondit Lucien comme revenant de bien loin, il n'est nullement question de mariage.

«—Eh bien, si vous ne songez pas au mariage, moi j'y songerai. Réfléchissez à ceci: je puis vous marier à une fille riche et pas plus sotte qu'une pauvre, car il est fort possible qu'après moi vous ne soyez pas riche. Ce peuple-ci est si fou, qu'avec une épaulette, une fortune bornée est très supportable pour l'amour-propre. La pauvreté n'est que la pauvreté, ce n'est pas grand'chose; il n'y a pas le mépris. Mais tu croiras ces choses-là, dit M. Leuwen en changeant de ton, quand tu les auras vues toi-même... Je dois te sembler un radoteur. Donc, brave sous-lieutenant, vous ne voulez plus de l'état militaire?

«—Puisque vous êtes si bon que de raisonner avec moi, au lieu de commander, non, je ne veux plus de l'état militaire en temps de paix, c'est-à-dire passer ma soirée à jouer au billard et à m'enivrer au café, et encore avec défense de prendre, sur la table de marbre mal essuyée, d'autre journal que le Journal de Paris.

«Dès que nous sommes trois officiers à nous promener ensemble, un au moins peut passer pour espion dans l'esprit des deux autres.

«Le colonel, autrefois intrépide soldat, s'est transformé, sous la baguette du juste-milieu, en commissaire de police.»

M. Leuwen père sourit comme malgré lui.

Lucien comprit et ajouta avec empressement:

«—Je ne prétends point tromper un homme aussi clairvoyant; je ne l'ai jamais prétendu, croyez-le bien, mon père. Mais enfin il fallait bien commencer mon conte par un bout.

«Ce n'est donc point pour des motifs raisonnables que, si vous le permettez, je quitterai l'état militaire, mais cependant c'est une démarche raisonnable. Je sais donner un coup de lance et commander à cinquante hommes qui donnent des coups de lance; je sais vivre convenablement avec trente-cinq camarades, dont cinq ou six font des rapports de police. Je sais donc le métier. Si la guerre survient, mais une vraie guerre, dans laquelle le général en chef ne trahisse pas son armée, je demanderai la permission de faire une campagne ou deux. La guerre, suivant moi, ne peut pas durer davantage, si le général en chef ressemble un peu à Washington. Si ce n'est qu'un pillard habile et brave, comme..., je me retirerai une seconde fois.

«—Ah! c'est là votre politique, reprit son père avec ironie. Diable! c'est de la haute vertu! Mais la politique, c'est bien long! Que voulez-vous, pour vous, personnellement?

«—Vivre à Paris ou faire de grands voyages: l'Amérique, la Chine.

«—Vu mon âge et celui de votre mère, tenons-nous-en à Paris. Si j'étais l'enchanteur Merlin et que vous n'eussiez qu'un mot à dire pour arranger le matériel de votre destinée, que demanderiez-vous? Voudriez-vous être commis dans mon comptoir, ou employé dans le bureau particulier d'un ministre qui va se trouver en possession d'une grande influence sur la destinée de la France? M. de Vaize, en un mot. Demain, il peut être ministre de l'Intérieur.

«—M. de Vaize! ce pair de France qui a tant de goût pour l'administration, ce grand travailleur?

«—Précisément! répondit M. Leuwen en riant et admirant la haute vertu des intentions et la bêtise des perceptions de son fils.

«—Je n'aime pas assez l'argent pour entrer au comptoir.

«—Mais si après moi vous êtes pauvre?

«—Du moins à la dépense que j'ai faite à Nancy, maintenant je suis riche; et pourquoi cela ne durerait-il pas bien longtemps?

«—Parce que 65 n'est pas égal à 24.

«—Mais cette différence...»

La voix de Lucien s'attendrissait.

«—Pas de phrases, monsieur, je vous rappelle à l'ordre. La politique et le sentiment nous écartent également de l'objet à l'ordre du jour:

Sera-t-il Dieu,
Table ou cuvette?

«C'est de vous qu'il s'agit et c'est à quoi nous cherchons une réponse. Le comptoir vous ennuie et vous aimez mieux le bureau particulier du comte de Vaize?

«—Oui, mon père.

«—Maintenant, paraît une grande difficulté: serez-vous assez coquin pour cet emploi?»

Lucien tressaillit; son père le regarda avec le même air gai et sérieux tout à la fois.

Après un silence, M. Leuwen reprit:

«—Oui, monsieur le sous-lieutenant, serez-vous assez coquin?

«Vous serez à même de voir une foule de petites manœuvres; voulez-vous, vous subalterne, aider le ministre dans ces choses ou le contrecarrer? That is the question? et c'est là-dessus que vous répondrez ce soir, après l'Opéra, car ceci est un secret: pourquoi n'y aurait-il pas crise ministérielle en ce moment? La finance et la guerre ne se sont-elles pas dit des gros mots pour la vingtième fois? Je suis fourré là dedans: je puis ce soir, je puis demain, je ne pourrai plus après-demain vous nicher d'une façon brillante.

«Je ne vous dissimule pas que les mères jetteront les yeux sur vous, pour vous faire épouser leurs filles; en un mot, la position la plus honorable, comme disent les sots; mais serez-vous assez coquin pour la remplir? Réfléchissez donc à ceci: jusqu'à quel point vous sentez-vous la force d'être un coquin, c'est-à-dire d'aider à faire une petite coquinerie? Car depuis quatre ans il n'est plus question de verser du sang...

«—Tout au plus de voler l'argent, interrompit Lucien.

«—Du pauvre peuple, interrompit à son tour M. Leuwen d'un air piteux. Mais il est un peu bête et ses députés un peu sots et pas mal intéressés...

«—Et que désirez-vous que je sois? demanda Lucien d'un air simple.

«—Un coquin! reprit le père, je veux dire un homme politique, un Martignac, je n'irai pas jusqu'à dire un Talleyrand. À votre âge et dans vos journaux, on appelle ça être un coquin. Dans dix ans, vous saurez que Colbert, que Sully, que le cardinal de Richelieu, en un mot que tout ce qui a été homme politique, c'est-à-dire dirigeant les hommes, s'est élevé au moins à ce premier degré de coquinerie que je désire vous voir. N'allez pas faire comme N... qui, nommé secrétaire général de la police, au bout de quinze jours donna sa démission parce que cela était trop sale. Il est vrai que, dans le temps, on faisait fusiller Frotté par des gendarmes chargés de le conduire de sa maison en prison. Les gendarmes savaient qu'il tenterait de s'échapper en route et les obligerait à le tuer.

«—Diable! dit Lucien.

«—Oui. Le préfet Cafarelli, ce brave homme, préfet à Troyes et mon ami, dont vous vous souvenez peut-être, un homme de cinq pieds six pouces, grand, à cheveux gris...

«—Oui, je m'en souviens très bien. Ma mère lui donnait la belle chambre à damas rouge, à l'angle du château, quand nous habitions Plancy...

«—C'est ça; il perdit sa préfecture parce qu'il ne voulut pas être assez coquin.

«Ah! diable, mon jeune ami, comme disent les pères nobles, vous êtes étonné?

«—On le serait à moins, répond souvent le jeune premier, dit Lucien. Je croyais que les Jésuites seuls et la Restauration...

«—Ne croyez rien, mon ami, que ce que vous aurez vu, et vous serez plus sage.

«Maintenant, à cause de cette maudite liberté de la presse, dit M. Leuwen en riant, il n'y a plus moyen de traiter les gens à la Frotté. Les ombres les plus noires du tableau actuel ne sont plus fournies que par des pertes d'argent ou de place.

«Et ce soir votre réponse, claire, nette, sans phrases sentimentales, surtout. Demain, peut-être, je ne pourrai plus rien pour mon fils.»

Ces mots furent dits d'une façon à la fois noble et sentimentale, comme eût fait Monvel, le grand acteur.

«—À propos, dit-il en revenant, vous savez sans doute que sans votre père vous seriez à l'Abbaye. J'ai écrit au général D...; j'ai dit que je vous avais envoyé un courrier parce que votre mère était fort malade. Je vais passer à la Guerre pour que votre congé antidaté arrive au colonel; de votre coté, écrivez-lui et lâchez de le séduire.

«—Je voulais vous parler de l'Abbaye. Je pensais à deux jours de prison, et à remédier à tout par ma démission...

«—Pas de démission, mon ami; il n'y a que les sots qui donnent leur démission. Je prétends bien que vous serez toute votre vie un jeune militaire de la plus haute distinction attiré par la politique. Une véritable perte pour l'armée, comme disent les Débats..»

* * *

La distraction violente causée par la réponse catégorique, décisive, demandée par son père, fut une première consolation pour Lucien. Pendant le voyage de Nancy à Paris il n'avait pas réfléchi; il fuyait la douleur. Le mouvement physique lui tenait lieu de mouvement moral. Depuis son arrivée, il était dégoûté de lui-même et de la vie. Parler avec quelqu'un lui était un supplice; à peine pouvait-il prendre sur lui de parler une heure avec sa mère.

«—Je suis un grand sot, je suis un grand fou! J'ai estimé ce qui n'est pas estimable: le cœur d'une femme, et, la désirant avec passion, je n'ai pas su l'obtenir. Il faut ou quitter la vie, ou me corriger profondément.»

Le plaisant, c'est que tous les amis de Mme Leuwen lui faisaient compliment sur l'excellente tenue que son fils avait acquise. «C'est maintenant l'homme sage, disait-on de toutes parts, l'homme fait pour satisfaire l'ambition d'une mère.»

Tourmenté par la nécessité de donner le soir même une réponse décisive, il alla dîner seul, car il fallait parler et être aimable à la maison, ou bien il pleuvrait des épigrammes, et l'usage était de n'épargner personne.

Après dîner, il erra sur les boulevards et ensuite dans les rues; il craignait de rencontrer des amis sur le boulevard et chaque minute était précieuse et pouvait lui donner l'idée d'une réponse. En passant sur la place Beauvau, il entra machinalement dans un cabinet de lecture, mal éclairé, et ou il espérait trouver peu de monde.

Il ouvrit un livre au hasard; c'était un ennuyeux moraliste qui avait divisé sa drogue par portraits détachés, comme Vauvenargues:

Edgar ou le Parisien de vingt ans.

«—Qu'est-ce qu'un jeune homme qui ne connaît pas les hommes? Qui n'a vécu qu'avec des gens polis ou avec des subordonnés, ou des êtres dont il ne choquait pas les intérêts? Edgar n'a pour garant de son mérite que les magnifiques promesses qu'il se fait à lui-même. Ce n'est tout au plus qu'un brillant Peut-être...»

Lucien relisait chaque phrase de cette morale deux et même trois fois: il en examinait le sens et la vérité.

Sa rêverie sombre fit lever le nez aux lecteurs du Journal du soir; il s'en aperçut, paya avec humeur, et sortit. Il se promenait sur la place Beauvau, devant le cabinet littéraire.

«—Je serai un coquin!» s'écria-t-il tout à coup.

Il passa encore un quart d'heure à bien tâter son courage, puis appela un cabriolet et courut à l'Opéra.

«—Je vous cherchais,» lui dit son père qu'il trouva errant dans le foyer.

Ils montèrent rapidement dans la loge de M. Leuwen; ils y trouvèrent trois demoiselles en costume de sylphides.

«—Elles ne comprendront pas un mot de ce que nous dirons; aussi ne nous gênons pas.

«—Messieurs, nous lisons dans vos yeux, dit l'une d'elles, des choses beaucoup trop sérieuses pour nous. Nous allons sur le théâtre... Soyeux heureux, si vous le pouvez, sans nous.

«—Eh bien, vous sentez-vous l'âme assez scélérate pour entrer dans la carrière des honneurs?

«—Je serai sincère avec vous, mon père. L'excès de votre indulgence m'étonne et augmente ma reconnaissance et mon respect. Par suite de malheurs sur lesquels je ne puis m'expliquer, même avec mon père, je me trouve dégoûté de moi-même et de la vie. Comment choisir telle ou telle carrière?

«Tout m'est également indifférent, je puis dire odieux.

«Le seul état qui me conviendrait serait celui d'un mourant à l'Hôtel-Dieu, et ensuite peut-être celui d'un sauvage qui est obligé de chasser ou de pêcher pour sa subsistance de chaque jour. Cela n'est ni beau ni honorable pour un jeune homme de vingt-quatre ans..., aussi personne n'aura jamais cette confidence...

«—Quoi? pas même votre mère...?

«—Ses consolations augmenteraient mon martyre: elle souffrirait trop de me voir dans ce malheureux état.»

L'égoïsme de M. Leuwen eut une jouissance qui l'attacha un peu à son fils. «Il a, se dit-il, des secrets pour sa mère qui n'en sont pas pour moi.»

«—Si je reviens à la sensibilité pour les choses extérieures, il se peut que je me trouve étrangement choqué des exigences de l'état que j'aurais choisi. Une place dans votre comptoir pouvant se quitter sans scandaliser personne, je devrais peut-être la choisir.

«—Je dois vous communiquer une donnée importante de plus: vous serez plus utile à mes intérêts comme secrétaire du ministre de l'Intérieur que comme chef de correspondance dans mon bureau; vos qualités comme homme du monde me seraient inutiles dans mon bureau.»

Lucien fut adroit pour la première fois depuis son cocuage.

C'était le mot qu'il employait avec une amère ironie, car pour torturer davantage son âme, il se regardait comme un mari trompé et s'appliquait la masse de ridicule et d'antipathie dont le théâtre et le monde affublent cet état. Comme s'il y avait encore des caractères d'état!

Il allait conclure pour la place au ministère, principalement par curiosité; il connaissait le comptoir et n'avait pas la moindre idée de l'intérieur intime d'un ministre. Il se faisait une fête d'approcher M. le comte de Vaize, travailleur infatigable et le premier administrateur de France, disaient les journaux; un homme qu'on comparait au comte Daru de l'empereur.

À peine son père eut-il cessé de parler.

«—Ce mot me décide, s'écria-t-il avec une fausseté naïve qui pouvait donner de l'espoir pour l'avenir. Je penchais pour le comptoir, mais je m'engage au ministère sous la condition que je ne contribuerai à aucun assassinat comme ceux du maréchal Ney, du colonel Caron, de Frotté, etc. Je m'engage tout au plus pour des friponneries d'argent, et, enfin, peu sur de moi-même, je ne m'engage que pour un an.

«—C'est bien peu pour le monde; on dira: il ne peut pas tenir en place plus de six mois. Peut-être aurez-vous du dégoût dans les commencements, et de l'indulgence pour les faiblesses des hommes six mois plus tard.

Pouvez-vous, par amitié pour moi, me sacrifier six mois de plus, et me promettre de ne pas quitter les bureaux de la rue de Grenelle avant dix-huit mois?

«—Je vous donne ma parole pour dix-huit mois, toujours à moins d'assassinat: par exemple si mon ministre engageait quatre ou cinq officiers à se battre en duel successivement contre un député trop éloquent, incommode pour le budget.

«—Ah! monsieur, dit M. Leuwen en riant de tout son cœur, d'où sortez-vous? Il n'y aura jamais de ces crimes-là, et pour cause!

«—Ce serait-là un cas rédhibitoire, continua son fils sérieusement. Je partirais à l'instant pour l'Angleterre.

«—Mais qui sera juge des crimes, homme vertueux?

«—Vous, mon père.

«—Les friponneries, les mensonges, les manœuvres, ne rompront pas notre marché?

«—Je ne ferai pas les pamphlets menteurs...

«—Fi donc! Cela regarde les gens de lettres. Dans le genre sale, vous dirigez; vous ne faites jamais. Voici le principe: tout gouvernement, même celui des États-Unis, ment toujours et en tout; quand il ne peut pas mentir sur le fond, il ment sur le détail. Ensuite, il y a les bons mensonges et les mauvais. Les bons sont ceux que croit le petit public de cinquante louis de rente à douze ou quinze mille francs. Les excellents attrapent quelques gens à voiture. Les excécrables sont ceux que personne ne croit et qui ne sont répétés que par les ministériels éhontés. Ceci est bien entendu. Voilà une première maxime d'État; elle ne doit jamais sortir de votre mémoire ni de votre bouche.

«—J'entre dans une caverne de voleurs, mais tous leurs secrets, petits et grands, sont confiés à mon honneur.

«—Le gouvernement escamote les droits et l'argent des populations tout en jurant, tous les matins, de les respecter. Vous souvenez-vous du fil rouge que l'on trouve au centre de tous les cordages, gros ou petits, appartenant à la marine royale d'Angleterre? Ou plutôt vous souvenez-vous de Werther, où j'ai lu je crois cette belle chose?

«—Très bien.

«—Voilà l'image d'une corporation ou d'un homme qui a un mensonge de fond à soutenir. Jamais de vérité pure et simple: voyez les doctrinaires.

«—Les mensonges de Napoléon n'étaient pas aussi grossiers à beaucoup près.

«—Il n'y a que deux choses sur lesquelles on n'ait pas encore trouvé moyen d'être hypocrite: amuser quelqu'un dans la conversation et gagner une bataille. Du reste ne parlons pas de Napoléon. Laissez le sens moral à la porte en entrant au ministère, comme de son temps on laissait l'amour de la patrie en entrant dans sa garde.

«Voulez-vous être un joueur d'échecs pendant dix-huit mois, et n'être rebuté par aucune affaire d'argent? Le sang seul vous arrêterait?

«—Oui, mon père.

«—Eh bien, n'en parlons plus.»

Et M. Leuwen s'enfuit de sa loge. Lucien remarqua qu'il marchait comme un jeune homme de vingt ans.

C'est que cette conversation avec un niais l'avait mortellement excédé.

* * *

Dans le fait, Lucien était moins malheureux. Dix fois par jour, la pensée de Nancy était remplacée par celle-ci:

«—À quel genre de besogne est-ce qu'ils vont me mettre?»

Il lisait tous les journaux avec un intérêt bien nouveau pour lui.

Sa mère lui dit:

«—Tu écris bien mal; tu ne formes pas tes lettres.

«—Ce n'est que trop vrai.

«—Eh bien, si tu vas rue de Grenelle, écris encore plus mal. Que jamais ton écriture ne puisse passer sous les yeux du roi sans être recopiée. Cela t'évitera l'ennui de transcrire des pièces secrètes, et, ce qui vaut mieux, ton écriture ne restera pas attachée à des choses qui peuvent être déshonorantes, ou à des souvenirs pénibles dans dix ans.

«Vois les changements qui ont eu lieu en France depuis trente-huit ans. Pourquoi l'avenir ne ressemblerait-il pas au passé?

«La révolution est faite dans les choses, dit toujours ton père pour me tranquilliser; mais une ambition effrénée n'est-elle pas descendue dans les plus bas rangs, dans les rangs les plus infimes? Un garçon cordonnier veut devenir un Napoléon.

«—Je ne vois que ce moyen pour acquérir de l'expérience et me colleter avec la nécessité; mais une plaisanterie comme celle sur Caron ou le duc d'Enghien me ferait fuir au bout du monde...»

Une idée bien lâche qu'il avail déjà repoussée plusieurs lois, se présenta avec une vivacité à laquelle il ne put résister:

«—Si je campais là le ministère et retournais à Nancy et au régiment; si je lui demandais pardon du mal qu'elle m'a fait, ou plutôt si je ne lui parlais pas de ce que j'ai vu, ce qui est plus juste; pourquoi ne me recevrait-elle pas comme la veille de ce jour fatal? En quoi puis-je être offensé, raisonnablement, moi, qui ne suis point son amant, de rencontrer la preuve qu'elle a eu un autre amant avant de me connaître?»

Huit jours après l'entretien à l'Opéra, le Moniteur portait l'acceptation de la démission de M. C..., ministre de l'Intérieur; la nomination à cette place de M. le comte de Vaize, pair de France; des ordonnances analogues pour quatre autres ministres, et, beaucoup plus bas, dans un coin obscur: «Par ordonnance du..., MM. R..., N..., et Lucien Leuwen, ont été nommés maîtres des requêtes. M. Lucien Leuwen est chargé du bureau particulier de M. le comte de Vaize, ministre de l'Intérieur.»

Pendant que Lucien recevait de son père les premières leçons de sens commun, voici ce qui se passait à Nancy. Quand, le surlendemain du brusque départ de Lucien, cet événement fut connu de M. de Sanréal, du comte Roller et des autres conspirateurs qui avaient dîné ensemble pour arranger un duel contre lui, ils pensèrent tomber de leur haut.

Leur admiration pour M. Dupoirier fut sans bornes; ils ne pouvaient deviner ses moyens de succès.

Suivant un premier mouvement, toujours généreux et dangereux, ces messieurs oublièrent leur répugnance pour ce bourgeois de mauvais ton, et allèrent en corps lui faire une visite.

Et comme le provincial est avide de tout ce qui peut prendre un air officiel et le tirer de la monotonie de sa vie habituelle, ces messieurs montèrent avec gravité au troisième étage du docteur. Ils entrèrent en saluant, sans mot dire, et, s'étant rangés, en baie contre la muraille, M. de Sanréal porta la parole. Parmi beaucoup de lieux communs, la phrase suivante frappa M. Dupoirier.

«—Si vous songez à la Chambre des députés de Louis-Philippe et qu'il vous convienne de paraître aux élections, nous vous promettons nos voix et toutes celles dont chacun de nous peut disposer.»

Le discours fini, M. Ludwig Roller s'avança d'un air gauche. Sa figure sèche se couvrit d'un nombre infini de rides nouvelles; il fit une grimace et enfin dit d'un air piqué:

«—Moi seul, peut-être, je ne dois pas de remerciements à M. Dupoirier: il m'a privé du plaisir de punir cet insolent, ou du moins d'essayer d'y faire mon possible. Mais je devais ce sacrifice aux ordres de Sa Majesté Charles X, et, quoique partie lésée dans cette circonstance, je n'en fais pas moins à M. Dupoirier les mêmes offres de service que ces messieurs.»

L'orgueil de Dupoirier, et sa manie de parler en public, triomphaient.

Il faut avouer qu'il parla admirablement, mais il se garda bien d'expliquer pourquoi et comment Lucien était parti.

Il sut attendrir ses auditeurs: Sanréal pleurait tout à fait, Ludwig Roller lui-même serra la main du docteur avec cordialité en quittant le cabinet.

La porte fermée, Dupoirier éclata de rire: il venait de parler pendant quarante minutes, il avait eu beaucoup de succès et il se moquait parfaitement des gens qui l'avaient écouté.

C'était là, pour ce coquin singulier, les trois éléments de plaisir les plus vifs.

Un autre chef de parti, aussi honnête que Dupoirier l'était peu, Gauthier, le républicain, était resté fort étonné et encore plus effrayé du départ de Lucien:

«—Ne m'avoir rien dit, à moi qui l'aimais tant! Ah! cœurs parisiens: politesse infinie et sentiment nul! Je le croyais un peu différent des autres; il me semblait qu'il y avait de la chaleur et de l'enthousiasme au fond de cette âme!...»

Les mêmes sentiments, mais poussés à un bien autre degré d'énergie, agitaient le cœur de Mme de Chasteller:

«—Ne m'avoir pas écrit, à moi qu'il jurait de tant aimer! À moi, hélas! dont il voyait la faiblesse!»

Cette idée lui était trop horrible; elle finit par se persuader que la lettre de Lucien avait été interceptée.

«—Est-ce que je reçois une réponse de Mme de Constantin? Et je lui ai écrit au moins six fois depuis que je suis malade!...»

Le lecteur doit savoir que la directrice de la poste aux lettres de Nancy pensait bien. À peine M. le marquis de Pointcarré vit-il sa fille malade et dans l'impossibilité de sortir, qu'il se transporta chez Mme Cunier, petite dévote de trois pieds et demi de haut. Après les premiers compliments:

«—Vous êtes trop bonne chrétienne, madame, et trop bonne royaliste, lui dit-il avec onction, pour n'avoir pas une idée juste de ce que doit être l'autorité du roi et des commissaires établis par lui, durant son absence...»

Après l'hypocrisie élégante de ce père qui voulait hériter de sa fille, et la fausseté plus plate et moins déguisée d'une dévote de profession, après la promesse d'une bonne place dans le cas où Charles X ou Henry V remonteraient sur le trône de leurs pères; après avoir parlé de franchise, de cordialité, de vertu, pendant sept quarts d'heure, ces deux aimables personnes tombèrent d'accord sur les articles suivants:

1° Aucune lettre du préfet, du maire, du lieutenant de gendarmerie ne sera jamais livrée à M. le marquis. Mme Cunier lui montrera seulement, sans s'en dessaisir, les lettres écrites par M. le grand vicaire Rey, l'abbé Olivier, etc.

Toute la conversation de M. de Pointcarré avait porté sur ce premier article. En cédant il obtint un triomphe complet sur le second:

2° Toutes les lettres adressées à Mme de Chasteller seront remises à M. le marquis, qui se charge de les donnera madame sa fille, retenue au lit par la maladie.

3° Toutes les lettres écrites par Mme de Chasteller seront montrées à M. le marquis.

Il fut tacitement convenu que le marquis pourrait s'en saisir pour les faire parvenir par une voie plus économique que la poste. Mais, dans ce cas, qui entraînait une perte de deniers pour l'État, Mme Cunier, sa représentante dans la présente affaire, pourrait naturellement s'attendre à un cadeau d'un panier de bon vin du Rhin de seconde qualité.

Dès le surlendemain de cette conversation, Mme Cunier remit un paquet, fermé par elle, au vieux Saint-Jean, valet de chambre du marquis.

Ce paquet contenait, une toute petite lettre de Mme de Constantin. Son ton était doux et tendre.

«—Bavardage insignifiant,» se dit le marquis en la serrant dans son bureau, et, un quart d'heure après, on vit le vieux valet de chambre portant à Mme Cunier un panier de seize bouteilles de vin du Rhin.

Le caractère de Mme de Chasteller était la douceur et la nonchalance. Rien ne parvenait à agiter cette âme douce et noble, amante de ses pensées et de la solitude. Mais, placée par le malheur hors de son état habituel, les décisions ne lui coûtaient rien; elle envoya son valet de chambre jeter à la poste au bourg de Darney, une lettre adressée à Mme de Constantin.

Une heure après le départ du valet de chambre, quelle ne fut pas la surprise de Mme de Chasteller en voyant Mme de Constantin entrer dans sa chambre.

Ce moment fut bien doux pour les deux amies.

«—Quoi, ma chère Bathilde, dit enfin Mme de Constantin, quand on put parler après les premiers transports; six semaines sans un mot de toi! Et c'est par hasard que j'apprends d'un des agents que M. le préfet emploie pour les élections, que tu es malade et que ton état donne des inquiétudes...

«—Je t'ai écrit huit lettres au moins.

«—Ma chère, ceci est trop fort; il est un point où la bonté devient duperie...

«—Il croit bien faire...»

Ceci voulait dire «mon père croit bien faire,» car l'indulgence de Mme de Chasteller n'allait pas sans voir ce qui se passait autour d'elle; mais le dégoût inspiré parles petites manœuvres dont elle suivait le développement n'avait d'autre effet que de redoubler son amour pour l'isolement.

Ce qui lui convenait de la société, c'étaient les plaisirs des beaux-arts, le spectacle, une promenade brillante, un bal très nombreux. Quand elle voyait un salon avec six personnes, elle frémissait, elle était sûre que quelque chose de bas allait la blesser vivement.

C'était un caractère tout opposé qui faisait compter pour beaucoup dans la société, Mme de Constantin. Une humeur vive, entreprenante, s'attaquant aux difficultés et aimant à se moquer de tous les ridicules, faisait considérer Mme de Constantin comme l'une des femmes du département qu'il était le plus dangereux d'offenser. Son mari, très bel homme, et assez riche, s'occupait avec passion de tout ce qu'elle lui indiquait. Depuis deux ans, par exemple, il ne songeait qu'à un moulin à vent, en pierre, qu'il ferait construire sur une vieille tour, voisine de son château, et qui devait lui rapporter 40 pour 100. Depuis trois mois il négligeait le moulin et ne songeait qu'à la Chambre des députés. Comme il n'avait point d'esprit, n'avait jamais offensé personne et passait pour s'acquitter avec complaisance et exactitude des petites commissions qu'on lui donnait, il avait des chances.

«—Nous croyons être assurés de l'élection de M. de Constantin. Le préfet le porte en seconde ligne, par la peur qu'il a du marquis de Croisans, notre rival, ma chère.»

Mme de Constantin dit ce mot en riant.

«—Le candidat ministériel sera perdu. C'est un friponneau assez méprisé; et, la veille de l'élection, on fera courir trois lettres de lui qui prouvent clairement qu'il s'adonne au noble métier d'espion. Si nous réussissons, le lendemain du grand jour nous partons pour Paris, où nous restons au moins six grands mois, et tu viens avec nous.»

Ce mot fit rougir Mme de Chasteller.

«—Eh! bon Dieu! ma chère, fit Mme de Constantin en s'interrompant, que se passe-t-il donc?»

Mme de Chasteller était pourpre. Elle aurait été heureuse en ce moment que son amie eût reçu la lettre que le valet de chambre portait à Darney. Là se trouvait le mot fatal: «Une personne que tu aimes a donné son cœur.»

Elle dit enfin avec une honte infinie:

«—Hélas! mon amie, il y a un homme qui doit croire que je l'aime, et, ajouta-t-elle en baissant tout à fait la tête, il ne se trompe guère.

«—Que tu es folle, s'écria Mme de Constantin. Réellement, si je te laisse encore un an ou deux à Nancy, tu vas prendre toutes les manières de sentir d'une religieuse. Et où est le mal, grand Dieu! qu'une jeune veuve de vingt-quatre ans, qui n'a pour unique soutien qu'un père de soixante et onze ans, lequel, par excès de tendresse, intercepte toutes ses lettres, songeât à choisir un mari, un appui, un soutien...?

«—Hélas! ce ne sont pas toutes ces bonnes raisons; je mentirais si j'acceptais tes louanges. Il se trouve par hasard qu'il est riche et assez né, mais il aurait été pauvre et fils d'un fermier qu'il en eût été de même, que tout se serait passé exactement de même.»

Mme de Constantin exigea une histoire suivie; rien ne l'intéressait comme les histoires d'amours sincères, et elle avait une amitié passionnée pour Mme de Chasteller.

«—Il commença par tomber de cheval deux fois sous mes fenêtres...»

Mme de Constantin fut saisie d'un rire fou. Les yeux remplis de larmes, elle put dire, en s'interrompant vingt fois:

«—Ainsi, ma chère Bathilde... tu ne peux pas appliquer... à ce puissant vainqueur... le mot obligé de la province... c'est un beau cavalier.»

L'injustice faite à Lucien ne fit que redoubler l'intérêt avec lequel Mme de Chasteller raconta à son amie ce qui s'était passé depuis six mois.

Mais toute la partie tendre ne toucha guère Mme de Constantin: elle ne croyait pas aux grandes passions.

Cependant, sur la fin du récit, qui fut infini, elle devint pensive.

«—Ton M. Leuwen est-il un don Juan terrible pour nous autres pauvres femmes, ou est-ce un enfant sans expérience? Sa conduite n'a rien de naturel...

«—Dis qu'elle n'a rien de commun, rien de convenu d'avance,» reprit Mme de Chasteller avec une vivacité bien rare chez elle, et elle ajouta avec une sorte d'enthousiasme: «C'est pour cela qu'il m'est cher. Ce n'est point un nigaud qui a lu des romans...»

Le discours des deux amies fut infini sur ce point.

Mme de Constantin garda ses méfiances; elles furent même augmentées par le profond intérêt, qu'à son grand chagrin, elle découvrait chez son amie.

Elle avait espéré d'abord un petit amour bien convenable, pouvant conduire à un mariage avantageux si toutes les convenances se rencontraient; sinon un voyage en Italie, ou les distractions d'un hiver à Paris, effaceraient le ravage produit par trois mois de visites journalières. Au lieu de cela, cette femme douce, timide, indolente, que rien ne pouvait émouvoir, elle la trouvait absolument folle et prête à prendre tous les partis.

«—Mon cœur me dit, disait de temps en temps Mme de Chasteller, qu'il m'a lâchement abandonnée. Quoi! ne pas m'écrire!

«—Mais de toutes les lettres que je t'ai écrites, pas une seule n'est arrivée, disait Mme de Constantin.

«—Comment n'a-t-il pas dit à un postillon, reprenait Mme de Chasteller avec un feu bien singulier, comment n'a-t-il pas dit à un postillon, à dix lieues d'ici: «Mon ami, voilà cent francs, allez vous-même remettre cette lettre à Mme de Chasteller, à Nancy, rue de la Pompe. Donnez-la à elle-même et non à une autre.»

«—Il aura écrit en partant... écrit de nouveau en arrivant à Paris.

«—Et voilà neuf jours qu'il est parti. Jamais je ne lui ai avoué tout à fait mes soupçons sur le sort de mes lettres, mais il sait ce que je pense sur toutes choses...»

* * *

Les soupçons de Mme de Chasteller lui fournirent une objection décisive à la proposition de suivre Mme de Constantin à Paris, si son mari était nommé député.

«—N'aurais-je pas l'air, lui dit-elle, de courir après M. Leuwen?»

Pendant les quinze jours qui suivirent, cette objection occupa seule les moments les plus intimes de la conversation des deux amies.

Trois jours après l'arrivée de Mme de Constantin, Mlle Bérard fut payée magnifiquement et renvoyée. Avec son activité ordinaire, Mme de Constantin interrogea la bonne Mlle Beaulieu et congédia Anne-Marie.

M. le marquis de Pointcarré, extrêmement attentif à ces petits événements domestiques, comprit qu'il avait une rivale invincible dans l'âme de sa fille.

C'était un peu l'espoir de Mme de Constantin; son activité continue rendit la santé à Mme de Chasteller. Elle voulut être menée dans le monde et, sous ce prétexte, elle força son amie à paraître presque chaque soir chez Mmes de Puy-Laurens, d'Hocquincourt, de Marcilly, de Serpierre, de Commercy, etc.

Elle voulait bien établir que Mme de Chasteller n'était pas au désespoir du départ de M. Leuwen.

En voiture, un soir, en allant chez Mme de Puy-Laurens:

«—Quel est l'homme le plus actif, le plus impertinent, le plus influent de toute votre jeunesse? demanda Mme de Constantin.

«—C'est M. de Sanréal, sans doute répondit Mme de Chasteller en souriant.

«—Eh bien, je vais attaquer ce grand cœur dans ton intérêt. Dans le mien, dis-moi, dispose-t-il de quelques voix?

«—Il a des notaires, un agent, des fermiers... Cet homme est aimable parce qu'il a 40.000 livres de rente au moins.

«—Et qu'en fait-il?

«—Il s'enivre soir et matin, et il a deux chevaux.

«—C'est-à-dire qu'il s'ennuie. Je vais le séduire. Est-ce que jamais une femme un peu bien a voulu le séduire?

«—J'en doute; il faut d'abord trouver le secret de ne pas mourir d'ennui en l'écoutant.»

En peu de jours, Mme de Constantin devina, sous une écorce grossière, l'esprit supérieur du Dr Dupoirier, et se lia tout à fait avec lui.

Cet ours n'avait jamais vu une jolie femme non malade lui adresser la parole deux fois de suite. En province, les médecins n'ont pas encore succédé aux confesseurs.

«—Vous serez notre collègue, cher docteur, lui disait-elle; nous voterons ensemble, nous ferons et déferons les ministères. Nos dîners vaudront bien les leurs, et vous me donnerez votre voix, n'est-ce pas? Mais j'oubliais... Vous êtes légitimiste furibond, et nous... antirépublicains modérés...»

Au bout de quelques jours, Mme de Constantin fit une découverte bien utile: Mme d'Hocquincourt était au désespoir du départ de Leuwen. Le silence farouche de cette femme si gaie, si parlante, qui autrefois était l'âme de la société, sauvait Mme de Chasteller; personne presque ne songeait à dire qu'elle avait perdu son attentif.

Mme d'Hocquincourt n'ouvrait la bouche que pour parler de Paris et de ses projets de voyage aussitôt après les élections.

Un jour Mme de Serpierre lui dit méchamment:

«—Vous y retrouverez M. d'Antin...»

Elle la regarda avec un étonnement profond qui fut bien amusant pour Mme de Constantin. Mme d'Hocquincourt avait oublié jusqu'à l'existence de M. d'Antin!

Mme de Constantin ne trouva de propos réellement dangereux pour son amie que dans le salon de Mme de Serpierre.

«—Mais, lui disait-elle, comment peut-on avoir la prétention de marier une fille aussi cruellement, aussi ridiculement laide, à un jeune homme riche, de Paris, et sans que ce jeune homme ait jamais dit un mot encourageant? Cela est fou réellement. Il faudrait des millions pour qu'un Parisien osât entrer dans un salon avec une telle figure...

«—M. Leuwen n'est pas ainsi, tu ne le connais pas. S'il l'aimait, le blâme de la société serait méprisé par lui, ou plutôt il ne le verrait pas.»

Et elle expliqua pendant cinq minutes le caractère de Lucien. Ces explications avaient le pouvoir de rendre son amie très pensive.

Mais à peine Mme de Constantin eut-elle vu cinq ou six fois la bonne Théodelinde, qu'elle fut touchée de la tendre amitié qu'elle avait pour Leuwen. Ce n'était pas de l'amour, la pauvre fille n'osait pas. Elle s'exagérait peut-être les désavantages de sa taille et de sa figure. C'était sa mère qui avait des prétentions fondées sur ce que sa haute noblesse lorraine honorait trop un petit roturier.

«—Mais que fait-on à Paris de ce lustre-là?» lui disait un jour Théodelinde.

Le vieux M. de Serpierre plut aussi beaucoup à Mme de Constantin; il avait un cœur admirable de bonté et passait son temps à soutenir des doctrines atroces.

Mme de Constantin, avec sa jolie figure un peu commune, mais si appétissante à regarder, avec son activité, sa politesse parfaite et son adresse insinuante, eut bientôt fait la paix de son amie avec la maison Serpierre.

«—Je garde ma pensée, dit d'un air mutin Mme de Serpierre la dernière fois qu'on traita cette question délicate.

«—À la bonne heure, ma chère amie, dit le bon lieutenant du roi à Colmar; mais ne parlons plus de cela, autrement les méchants diraient que nous allons à la chasse aux maris.»

Il y avait bien dix ans que M. de Serpierre n'avait trouvé un mot aussi dur; celui-ci fit époque dans sa famille, et la réputation de Leuwen, jusque-là séducteur de Mlle Théodelinde, fut rétablie.

Tous les jours, pour fuir le malheur d'être rencontrées par des électeurs auxquels il eût fallu faire bon accueil, les deux amies faisaient de grandes promenades au Chasseur vert.

Mme de Chasteller aimait à revoir ce charmant Café Haus.

Ce fut là que l'ultimatum du voyage de Paris fut arrêté.

«—Ta conscience elle-même, si timorée, ne pourra t'appliquer ce mot humiliant et vulgaire: courir après un amant, si tu te jures à toi-même de ne jamais lui parler.

«—Eh bien, soit! dit Mme de Chasteller saisissant cette idée. À ces conditions je consens, et mes scrupules s'évanouissent. Si je le rencontrais au bois de Boulogne et s'il s'approchait de moi en m'adressant la parole, je ne lui répondrais pas un seul mot, avant d'avoir revu le Chasseur vert.»

Mme de Constantin la regardait étonnée.

«—Si je voulais lui parler, je partirais pour Nancy, et ce n'est qu'après avoir touché barre ici que je me permettrais de lui répondre.»

Il y eut un silence.

«—Ceci est un vœu!» reprit Mme de Chasteller avec un sérieux qui fit sourire son amie.

Le lendemain, en revenant au Chasseur vert, Mme de Constantin remarqua un cadre dans la voiture. C'était une belle Sainte-Cécile, gravée par Perfetti, offerte jadis par Leuwen. Mme de Chasteller pria le maître du cale de placer cette gravure au-dessus de son comptoir.

«—Je vous la redemanderai peut-être un jour. Et jamais, ajouta-t-elle tout bas en s'éloignant, je n'aurai la faiblesse d'adresser même un seul mot à M. Leuwen tant que cette gravure sera ici. C'est ici qu'a commencé cette préoccupation fatale!

«—Halte-là! sur ce mot fatal. Grâce au ciel, l'amour n'est point un devoir comme c'est un plaisir; ne le prenons donc point au tragique. Quand ton âge, réuni au mien, fera cinquante ans, nous serons tristes, raisonnables, lugubres, tant qu'il te plaira; nous ferons ce beau raisonnement de mon beau-père: «Il pleut, tant pis! Il fait beau, tant pis encore!» Tu t'ennuyais à périr, jouant la colère contre Paris sans être en colère, arrive un beau jeune homme...

«—Mais il n'est pas très bien...

«—Arrive un beau jeune homme, sans épithète, tu l'aimes, tu es occupée, l'ennui s'envole bien loin, el tu appelles cet amour-là fatal?»

Le départ arrêté, il y eut de grandes scènes à ce sujet avec M. de Pointcarré. Heureusement Mme de Constantin soutint la plus grande part du dialogue, et le marquis avait une peur mortelle de sa gaieté quelquefois ironique.

«—Cette femme-là dit tout. Il n'est pas difficile d'être aimable quand on ne se refuse rien, répétait-il un soir fort piqué, à Mme de Puy-Laurens; il n'est pas difficile d'avoir de l'esprit quand on se permet tout.

—Eh bien, mon cher marquis, engagez Mme de Serpierre, que voilà là-bas, à ne se rien refuser, et nous allons voir si nous serons amusés.

«—Des propos toujours ironiques, disait le marquis avec humeur; rien n'est sacré aux yeux de cette femme-là.

«—Jamais personne au monde n'eut l'esprit de Mme de Constantin, dit M. de Sanréal, prenant la parole d'un air imposant; et si elle se moque des prétentions ridicules, à qui la faute?

«—Aux prétentions, dit Mme de Puy-Laurens, curieuse de voir ces deux êtres se gourmer.

«—Oui, ajouta Sanréal, aux prétentions, aux tyrannies.»

Heureux d'avoir une idée, plus heureux d'être approuvé par Mme de Puy-Laurens, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé, M. de Sanréal tint la parole pendant un gros quart d'heure, et retourna sa pauvre idée dans tous les sens.

Mme de Constantin accepta deux ou trois dîners magnifiques qui réunirent toute la bonne compagnie de Nancy. Quand M. de Sanréal, faisant sa cour, ne trouvait rien absolument à lui dire, elle lui demandait sa voix électorale pour la centième fois. Elle était sûre de quelque protestation bizarre. Il lui jurait qu'il lui était dévoué, lui, son homme d'affaires, son notaire et ses fermiers.

«—Et de plus, madame, j'irai vous voir à Paris.

«—À Paris, je ne vous recevrai qu'une fois par semaine, disait-elle en regardant Mme de Puy-Laurens. Ici nous nous connaissons tous, là, vous me compromettriez. Un jeune homme! Votre fortune, vos chevaux, votre état dans le monde! Une fois la semaine, je dis trop..., deux visites par mois, tout au plus...»

Jamais Sanréal ne s'était trouvé à pareille fête. Il eût volontiers pris acte, par-devant notaire, des choses aimables que lui adressait Mme de Constantin, une femme d'esprit.

Il lui donnait ce titre au moins vingt fois par jour et avec une voix de stentor, ce qui faisait beaucoup d'effet.

À cause de ses beaux yeux, il eut une grande querelle avec M. de Pointcarré, auquel il déclara tout net qu'il prétendait aller au collège électoral, sauf à prêter serment à Louis-Philippe.

«—Qui croit aux serments en France aujourd'hui? Louis-Philippe même croit-il aux siens? Des voleurs m'arrêtent au coin d'un bois, ils sont trois contre un, et me demandent un serment. Irais-je le refuser? Ici le gouvernement est le voleur, qui prétend me voler ce droit d'élire un député qu'a tout Français. Le gouvernement a ses préfets, ses gendarmes; irai-je le combattre? Non, ma foi! je le paierai en monnaie de singe, comme lui-même paie les partis.»

Dans quel pamphlet M. de Sanréal avait-il pris ces trois phrases? Car personne ne le soupçonnait jamais de les avoir inventées.

Mme de Constantin qui lui donnait des idées tous les soirs, se serait bien gardée de répandra des raisonnements qui eussent pu choquer le préfet du département.

* * *

Le soir du jour où le nom de Leuwen avait paru si glorieux dans le Moniteur, ce maître des requêtes, outré de fatigue et de dégoût, était assis chez sa mère dans un petit coin sombre du salon, comme un misanthrope. Accablé des compliments auxquels il avait été en butte toute la journée, les mots de carrière superbe, de bel avenir, de premier pas brillant, papillotaient devant ses yeux et lui faisaient mal à la tête. Il était fatigué des réponses, la plupart de mauvaise grâce et mal tournées, qu'il avait faites à tant de compliments, tous fort bien faits et encore mieux dits: c'est là le talent de l'habitant de Paris.

«—Maman, voilà donc le bonheur! dit-il à sa mère quand ils furent seuls.

«—Mon fils, il n'y a point de bonheur avec l'extrême fatigue, à moins que l'esprit ne soit amusé ou que l'imagination ne se charge de peindre vivement le bonheur à venir. Des compliments trop répétés sont fort ennuyeux, et vous n'ôtes ni assez enfant, ni assez vieux, ni assez ambitieux, ni assez vaniteux pour rester ébahi devant un uniforme de maître des requêtes.»

M. Leuwen ne parut qu'une heure après la fin de l'Opéra.

«—Demain, à huit heures, dit-il à son fils, je vous présente à votre ministre, si vous n'avez rien de mieux à faire.»

Le lendemain, à huit heures moins cinq minutes, Lucien était dans la petite antichambre de l'appartement de son père.

Huit heures sonnèrent.

«—Pour rien au monde, monsieur, dit à Lucien, Anselme, le vieux valet de chambre, je n'entrerais chez monsieur avant qu'il sonne.»

Enfin la sonnette se fit entendre à dix heures et demie.

«—Je suis fâché de t'avoir fait attendre, mon ami, dit M. Leuwen avec bonté.

«—Moi, peu importe..., mais le ministre?

«—Le ministre est fait pour attendre, quand il le faut. Il a, ma foi, plus besoin de moi, que moi de lui; il a besoin de ma banque et peur de mon salon.

«Mais te donner deux heures d'ennui, à toi, mon fils, un homme que j'aime et que j'estime, ajouta-t-il en riant, c'est fort différent. J'ai bien entendu sonner huit heures, mais je sentais un peu de transpiration, j'ai voulu attendre qu'elle fût bien passée. À soixante-cinq ans la vie est un problème..., et il ne faut pas l'embrouiller par des difficultés imaginaires. Mais comme te voilà fait, dit-il en s'interrompant. Tu as l'air bien jeune! Va prendre un habit moins frais, un gilet noir... arrange mal tes cheveux... tousse quelquefois... tâche de te donner vingt-huit ou trente ans... La première impression fait beaucoup avec un imbécile: il n'a pas le temps de penser. Rappelle-toi: n'être jamais très bien vêtu tant que tu seras dans les affaires.»

On partit après une grande heure de toilette; le comte de Vaize n'était point sorti. L'huissier accueillit avec empressement le nom de MM. Leuwen, et les annonça sans délai.

«—Son Excellence nous attendait, dit M. Leuwen, à son fils, en traversant trois salons où les solliciteurs étaient étagés selon leur mérite de leur rang dans le monde.

MM. Leuwen trouvèrent Son Excellence fort occupée à mettre en ordre, sur un bureau de citronnier chargé de ciselures de mauvais goût, trois ou quatre cents lettres.

«—Vous me trouvez occupé de ma circulaire, mon cher Leuwen. Il faut que je fasse une circulaire qui sera déchiquetée par le National, par la Gazette, etc..., et messieurs mes commis me font attendre depuis deux heures la collection des circulaires de mes prédécesseurs. Je suis curieux de savoir comment ils ont franchi le pas... Je suis fâché de ne l'avoir pas faite..., un homme d'esprit comme vous m'avertirait des phrases qui peuvent donner prise.»

Son Excellence continua ainsi pendant vingt minutes. Pendant ce temps, Lucien l'examinait.

M. de Vaize annonçait une cinquantaine d'années; il était grand et assez bien fait. De beaux cheveux grisonnants, des traits fort réguliers, une tête haute, prévenaient en sa faveur. Mais cette impression ne durait pas.

Au second regard, on remarquait un front bas, couvert de rides, excluant toute idée de pensée. Lucien fut étonné et fâché de trouver à ce grand administrateur l'air plus que commun, l'air valet de chambre. Il avait de grands bras dont il ne savait que faire, et ce qui est pis, Lucien crut entrevoir que Son Excellence cherchait à se donner des grâces imposantes. Il parlait trop haut et s'écoutait parler.

M. Leuwen père, presque en interrompant l'éloquence du ministre, trouva le moment de dire les paroles sacramentales:

«—J'ai l'honneur de présenter mon fils à Votre Excellence.

«—J'en veux faire un ami; il sera mon premier aide de camp. Nous aurons bien de la besogne... mon prédécesseur a tout laissé dans un désordre complet. Les commis qu'il a fourrés ici, au lieu de me répondre par des faits et des notions exactes, me font des phrases.

«Vous me voyez ici devant le bureau de ce pauvre Corbière! Qui m'eût dit, quand je le combattais à la Chambre des pairs et qu'il me répondait avec sa petite voix de chat qu'on écorche, que je m'assoierais dans son fauteuil un jour? C'était une tête étroite, sa vue était courte, mais il ne manquait pas de sens dans les choses qu'il apercevait. Il avait de la sagacité, mais c'était bien l'antipode de l'éloquence, outre que sa mine de chat fâché donnait aux plus indifférents l'envie de le contredire. M. de Villèle eût mieux fait de s'adjoindre un homme éloquent, Martignac, par exemple...»

Ici, dissertation sur le système de M. de Villèle. Ensuite M. de Vaize prouva que la justice est le premier besoin des sociétés. De là, il passa à expliquer comment la bonne foi est la hase du crédit, et dit à ces messieurs qu'un gouvernement partial et injuste se suicide de ses propres mains.

La présence de M. Leuwen père avait semblé lui en imposer d'abord, mais bientôt, enivré de ses paroles, il oublia qu'il parlait devant un homme dont Paris répétait les épigrammes. Il prit des airs imposants et finit par l'éloge de son prédécesseur, qui passait généralement pour avoir économisé 800.000 francs pendant son ministère d'une année.

«—Ceci est trop magnanime pour moi, mon cher comte,» lui dit M. Leuwen, et il s'évada.

Mais le ministre était en train de parler; il prouva à son secrétaire intime que, sans probité, l'on ne peut pas être un grand ministre.

Enfin Son Excellence installa Lucien dans un magnifique bureau, à vingt pas de son cabinet particulier.

Celui-ci fut surpris par la vue d'un jardin charmant dans lequel donnaient ses croisées; c'était un contraste piquant avec la sécheresse de toutes les sensations dont il était assailli.

Il se mit à considérer les arbres avec attendrissement.

En s'asseyant, il remarqua de la poudre sur le dossier de son fauteuil.

«—Mon prédécesseur n'avait pas de ces idées-là,» se dit-il en riant.

Bientôt, en voyant l'écriture sage, très grosse et très bien formée de ce prédécesseur, il eut le sentiment de la vieillerie au suprême degré.

«—Il me semble que ce cabinet sue l'éloquence vide et l'emphase plate.»

Il décrocha deux ou trois gravures de l'École française: Ulysse arrêtant le char de Pénélope, par Fragonard, Le Barbier, etc., et les envoya dans les bureaux.

Il les remplaça plus tard par des gravures d'Anderloni et de Morghen.

Le ministre revint une heure après et lui remit une liste de vingt-cinq personnes qu'il fallait inviter pour le lendemain.

«—J'ai décidé qu'au moment où l'horloge du ministère sonne l'heure, le portier vous apportera toutes les lettres arrivées à mon adresse.

Vous me donnerez sans délai ce qui viendra des Tuileries ou des ministères, vous ouvrirez tout le reste et m'en ferez un extrait en une ligne ou deux tout au plus; mon temps est précieux.»

À peine fut-il sorti, huit ou dix commis vinrent faire connaissance avec le maître des requêtes dont l'air déterminé et froid leur parut de bien mauvais augure.

Pendant toute cette journée, remplie d'un cérémonial faux à couper au couteau, Lucien fut plus froid encore et plus ironique qu'au régiment. Il lui semblait être séparé par dix années d'expérience impitoyable de ce moment de premier début à Nancy.

Il trouva, en rentrant à la maison, son père d'une gaieté parfaite.

«—Voici deux petites assignations, lui dit-il, qui sont les suites naturelles de vos dignités du matin.»

C'étaient deux cartes d'abonnement à l'Opéra et aux Bouffes.

«—Ah! mon père, ces plaisirs me font peur.

«—Vous m'avez accordé dix-huit mois au lieu d'un an, pour une certaine position dans le monde. Pour rendre la grâce complète, promettez-moi de passer une demi-heure chaque soir dans ces temples du plaisir, particulièrement vers la fin des plaisirs, à onze heures.

«—Je le promets. Ainsi je n'aurai pas une pauvre petite heure de tranquillité dans toute la journée!

«—Et le dimanche donc!»

Le second jour, le ministre dit à Lucien:

«—Je vous charge d'accorder des rendez-vous à cette foule de figures qui afflue chez un ministre nouvellement nommé. Éloignez l'intrigant de Paris, faufilé avec des femmes de moyenne vertu; ces gens-là sont capables de tout, même de ce qu'il y a de plus noir. Faites accueil au pauvre diable de provincial entêté de quelque idée folle. Le solliciteur portant avec une élégance parfaite un habit râpé, est un fripon, il habite à Paris. S'il valait quelque chose, je le rencontrerais dans un salon, il trouverait quelqu'un pour me le présenter et répondre de lui.»

Peu de jours après, Lucien invita à dîner un peintre, La Croix, homme de beaucoup d'esprit, qui portait le nom d'un préfet destitué par M. de Polignac. Justement, ce jour-là, le ministre n'avait que des préfets.

Le soir, quand le comte de Vaize se trouva seul dans son salon, avec sa femme et Leuwen, il rit beaucoup de la mine attentive des préfets qui, voyant dans le peintre un candidat à préfecture, destiné à les remplacer, l'observaient d'un œil jaloux.

«—Et pour fortifier le quiproquo, disait le ministre, j'ai adressé dix fois la parole à La Croix, et toujours sur de graves sujets d'administration.

«—C'est donc pour cela qu'il avait l'air si ennuyé et si ennuyeux, dit la petite comtesse de Vaize, de sa voix douce et timide.

«C'était à ne pas le reconnaître: je voyais sa petite figure spirituelle par-dessus un des bouquets du plateau. Je ne pouvais deviner ce qui lui arrivait... Il maudissait votre dîner.

«—On ne maudit point un dîner chez un ministre, dit le comte de Vaize, à demi sérieux.

«—Voilà la griffe du lion», pensa Leuwen.

Mme de Vaize, fort sensible à ces coups de boutoir, avait pris un air morne.

«—Ce petit Lucien va me faire jouer un sot rôle chez son père, pensa le ministre.

«Il veut avoir des commandes, reprit-il d'un air gai, et, parbleu, à votre recommandation, je lui en donnerai. Je remarque que, de façon ou d'autre, il vient ici deux fois la semaine.

«—Dites-vous vrai? Me promettez-vous des tableaux pour lui? Et cela sans qu'il soit besoin de vous solliciter?

«—Ma parole!

«—En ce cas j'en fais un ami de la maison.

«—Ainsi, madame, vous aurez deux hommes d'esprit: M. La Croix et M. Leuwen.»

Le ministre partit de ce propos pour plaisanter Lucien un peu trop rudement sur la méprise qui l'avait fait inviter à dîner M. La Croix, peintre d'histoire.

Lucien réveillé, répondit à Son Excellence sur le ton de la parfaite égalité, ce qui choqua beaucoup le ministre.

Lucien le vit, et continua à parler avec une aisance qui l'étonna et l'amusa.

Il aimait à se retrouver avec Mme de Vaize, jolie, très timide, bonne, et qui, en lui parlant, oubliait parfaitement qu'elle était une jeune femme et lui un jeune homme. Cet arrangement convenait beaucoup à notre héros.

«—Ainsi me voilà, se disait-il, sur le ton de l'intimité avec deux êtres dont je ne connaissais pas la figure il y a huit jours, et dont l'un m'amuse, surtout quand il m'attaque, et dont l'autre m'intéresse.»

Il mit beaucoup d'attention à sa besogne; il lui sembla que le ministre voulait prendre avantage de l'erreur de nom dans l'invitation à dîner, pour lui attribuer l'aimable légèreté de la première jeunesse.

«—Vous êtes un grand administrateur, monsieur le comte, en ce sens je vous respecte; mais l'épigramme à la main, je suis votre homme, et, vu vos honneurs, j'aime mieux risquer d'être un peu trop ferme que vous laisser empiéter sur ma dignité. Cela vous indiquera d'ailleurs que je me moque parfaitement de ma place, tandis que vous adorez la votre.»

Au bout de huit jours de cette vie-là, Lucien fut de retour sur la terre; il avait surmonté l'ébranlement produit par la dernière soirée à Nancy. Son premier remords fut de n'avoir pas écrit à M. Gauthier; il lui fit une lettre infinie, et, il faut l'avouer, assez imprudente. Il signa d'un nom en l'air et chargea le préfet de Strasbourg de la mettre à la poste.

«—Venant de Strasbourg, elle échappera peut-être à Mlle Cunier.»

Telle était la vie de Lucien: six heures au bureau de la rue de Grenelle le matin, une heure au moins à l'Opéra, le soir. Son père, sans le lui dire, l'avait précipité dans un travail de toutes les minutes.

«—C'est l'unique moyen, disait-il à Mme Leuwen, de parer au coup de pistolet, si toutefois nous en sommes là, ce que je suis loin de croire. Sa vertu si ennuyeuse l'empêcherait de nous laisser seuls, et outre cela, il y a l'amour de la vie et la curiosité de lutter avec le monde.»

Par amitié pour sa femme, M. Leuwen s'est entièrement appliqué à résoudre ce problème.

«—Vous ne pouvez vivre sans votre fils, et moi sans vous, et je vous avouerai que depuis que je le suis de près, il ne me semble plus aussi plat. Il répond quelquefois aux épigrammes de son ministre, et le ministre l'admire. Et à tout prendre, les jeunes reparties un peu impétueuses de Lucien valent mieux que les vieilles épigrammes sans pointes du comte de Vaize... Reste à voir comment il prendra la première friponnerie de Son Excellence.

«—Lucien a toujours la plus haute idée des talents de M. de Vaize.

«—C'est là notre seule ressource. C'est une admiration qu'il faut soigneusement entretenir. Mon unique moyen, après avoir nié tant que je pourrai le coup de canif donné à la probité, sera de dire: un ministre de ce talent est-il trop payé à 400.000 francs par an?

«Là-dessus je lui prouverai que Sully a été un voleur. Trois ou quatre jours après, je paraîtrai avec ma réserve, qui est superbe: le général Bonaparte, en 1796, en Italie, volait. Auriez-vous préféré un honnête homme comme Moreau, se laissant battre en 1798 à Cassano, à Novi, etc...? Moreau coûtait au trésor 200.000 francs peut-être, et Bonaparte trois millions... J'espère que Lucien ne trouvera pas de réponse, et je vous réponds de son séjour à Paris, tant qu'il admirera M. de Vaize.

«—Si vous pouvez gagner le bout de l'année, dit Mme Leuwen il aura oublié sa Mme de Chasteller.

«—Je ne sais, vous lui avez fait un cœur si constant! Vous n'avez jamais pu vous déprendre de moi..., vous m'avez toujours aimé malgré ma conduite abominable. Pour un cœur tout d'une pièce, tel que celui que vous avez fait à votre fils, il faudrait un nouveau goût. J'attends une occasion favorable pour le présenter à Mme Grandet.

«—Elle est bien jolie, bien jeune, bien brillante.

«—Et de plus veut absolument avoir une grande passion.

«—Si Lucien devine l'affectation, il prendra la fuite, etc...»

Un jour de grand soleil, vers les deux heures et demie, le ministre entra dans le bureau de Leuwen, la figure fort rouge, les yeux hors de la tête et comme hors de lui.

«—Courez auprès de M. votre père..., mais d'abord copiez cette dépêche télégraphique... Veuillez prendre copie aussi de cette note que j'envoie au Journal de Paris... Vous sentez toute l'importance et le secret de la chose?...»

Il ajouta, pendant que Lucien copiait:

«—Je ne vous engage pas à prendre le cabriolet du ministère et pour cause. Prenez un cabriolet sous la porte cochère en face, donnez-lui six francs d'avance, et, pour Dieu, trouvez M. votre père avant la clôture de la Bourse. Elle ferme à trois heures et demie, comme vous le savez...»

Lucien, prêt à partir et son chapeau à la main regardait le ministre haletant et ayant peine à parler. En le voyant entrer, il l'avait cru destitué, mais le télégramme l'avait mis sur la voie. Le ministre s'enfuit, puis rentra, et dit d'un ton impérieux:

«—Vous me remettrez à moi, à moi, monsieur, les deux copies que vous venez de faire et, sur votre vie, vous ne les montrerez qu'à M. votre père.»

Cela dit, il s'enfuit de nouveau.

«—Voilà qui est bien grossier et bien ridicule, se dit Lucien. Il n'est propre qu'à suggérer l'idée d'une vengeance trop facile.

«Voilà donc tous mes soupçons avérés... Son Excellence joue à la Bourse et je suis bel et bien complice d'une friponnerie.»

Il eut beaucoup de peine à trouver son père; enfin, comme il faisait un beau froid et encore un peu de soleil, il eut l'idée d'aller le chercher sur le boulevard, et il le trouva en contemplation devant un énorme poisson, exposé au coin de la rue de Choiseul.

M. Leuwen le reçut assez mal et ne voulut point monter dans son cabriolet.

«—Au diable ton casse-cou, je ne monte que dans ma voiture, quand toutes les Bourses du monde devraient fermer sans moi.»

Lucien courut chercher cette voiture au coin de la rue de la Paix, où elle attendait. Enfin, à trois heures et quart, au moment, où la Bourse allait fermer, M. Leuwen y entra. Il ne reparut chez lui qu'à six heures.

«—Va chez ton ministre, donne lui ce mot et attends-toi à être mal reçu.

«—Eh bien, tout ministre qu'il est, je vais lui répondre ferme,» dit Lucien, piqué de jouer un rôle dans une friponnerie.

Il trouva M. de Vaize an milieu de vingt généraux, on venait d'annoncer le dîner. Déjà le maréchal N... donnait le bras à Mme de Vaize. Le ministre debout au milieu du salon, faisait de l'éloquence, mais en voyant Lucien il n'acheva pas sa phrase. Il partit comme un trait en lui faisant signe de le suivre; arrivé dans son cabinet, il ferma la porte à clef et enfin se jeta sur le billet. Il faillit devenir fou de joie, il serra Lucien dans ses longs bras vivement et à plusieurs reprises. Celui-ci, debout, son habit noir boutonné jusqu'au menton, le regardait avec dégoût.

«—Voilà donc un voleur, se disait-il, et un voleur en action! Dans sa joie comme dans son anxiété, il a des gestes de laquais...»

Le ministre avait oublié son dîner; c'était la première affaire qu'il faisait à la Bourse, et il était hors de lui de ce gain de quelques milliers de francs. Le plaisant, c'est qu'il en avait une sorte d'orgueil: il se sentait ministre dans toute l'étendue du mot.

«—Cela est divin, mon ami, dit-il à Lucien, en revenant avec lui vers la salle à manger. Au reste... il faudra voir demain à la revente.»

Tout le monde était à table, mais par respect pour Son Excellence on n'avait pas osé commencer. La pauvre Mme de Vaize était rouge et transpirait d'anxiété. Les vingt-cinq convives, assis en silence, voyaient bien qu'il fallait parler, mais ne trouvaient rien à dire et faisaient la plus sotte figure. Ce silence était interrompu de temps à autre par les mots timides et à peine articulés de Mme de Vaize, qui offrait une assiette de soupe au maréchal, son voisin, et les gestes de refus de ce dernier faisaient le centre d'attention le plus comique.

Le ministre était tellement ému qu'il avait perdu cette assurance si vantée dans ses journaux; l'air ahuri, il balbutia quelques mots en prenant place.

Le silence était si complet et tout le monde tellement mal à son aise, que Lucien put entendre ces mots:

«—Il est bien troublé, disait à voix basse son voisin, un colonel. Serait-il chassé?

«—La joie surnage,» répondit sur le même ton un vieux général en cheveux blancs.

Le soir, à l'Opéra, toute l'attention de Lucien était pour cette triste pensée.

«—Mon père participe à cette manœuvre... On peut répondre qu'il fait son métier de banquier... Il sait une nouvelle, il en profite..., il ne trahit aucun serment, mais sans le receleur il n'y aurait pas de voleur.»

Cette réponse ne lui rendait point la paix de l'âme.

Toutes les grâces de Mme Raymonde, qui vint le trouver dans la loge dès qu'elle le vit, ne purent en tirer un mot. L'ancien homme prenait le dessus.

«—Le matin avec des voleurs, le soir avec des catins!» se disait-il amèrement.

Le lendemain, le comte de Vaize entra en courant dans le bureau de Lucien; il ferma la porte à clef. L'expression de ses yeux était étrange.

«—Mon cher ami, courez chez M. votre père, dit-il d'une voix entrecoupée. Il faut que je lui parle, absolument. Faites tout au monde pour l'amener au ministère, puisque enfin, moi je ne puis pas me montrer dans le comptoir de MM. Leuwen et Cie

Lucien le regardait attentivement.

«—Il n'a pas la moindre vergogne en me parlant de son vol!»

M. Leuwen reçut en riant la communication que son fils était chargé de lui faire.

«—Ah! parce qu'il est ministre, il voudrait me faire courir! Dis-lui de ma part que je n'irai pas à son ministère, et que je le prie instamment de ne pas venir chez moi. L'affaire d'hier est terminée; j'en fais d'autres aujourd'hui.»

Comme Lucien se hâtait de partir:

«—Reste donc un peu...! Il ne faut pas gâter les grands hommes, autrement ils se négligent. Tu me dis qu'il prend un ton familier et grossier avec toi. Avec toi est de trop. Dès que cet homme ne déclame pas au milieu de son salon, domine un préfet accoutumé à parler tout seul, il est grossier avec tout le monde. C'est que toute sa vie s'est passée à réfléchir sur l'art de gouverner les hommes et les conduire au bonheur par la vertu.»

M. Leuwen regardait son fils pour voir si cette phrase passerait. Lucien ne fit, pas attention au ridicule des mots.

«—Comme il est encore loin d'écouter son interlocuteur et de savoir profiter de ses fautes!» pensa M. Leuwen.

«—C'est un artiste, mon fils. Son art exige un habit brodé et un carrosse, comme l'art d'Ingres et de Prud'hon exige un chevalet et des pinceaux. Aimerais-tu mieux un artiste parfaitement poli, gracieux, d'un ton parfait, faisant des croûtes, ou un homme au ton grossier, occupé du fond des choses et non des formes, et produisant des chefs-d'œuvre? Si, après deux ans de ministère, M. de Vaize te présente vingt départements où l'agriculture aura fait un pas, trente autres dans lesquels la moralité publique se soit augmentée, ne lui pardonneras-tu pas une réflexion négligée ou même grossière en parlant à son premier aide de camp, jeune homme qu'il aime et estime et qui d'ailleurs lui est nécessaire?»

M. Leuwen parla longtemps, sans pouvoir engager la conversation avec son fils. Il n'aima pas cet air rêveur.

«—J'ai vu trois ou quatre agents de change attendre dans le premier salon,» dit Lucien, et il se levait pour retourner à la rue de Grenelle.

«—Mon ami, lui dit son père, toi qui as de bons yeux, lis-moi un peu les Débats, la Quotidienne et le National.»

Lucien se mit à lire tout haut, et, malgré lui, ne put s'empêcher de sourire.

M. de Vaize était comme hors de lui quand Lucien rentra.

Il le trouva dans son bureau, «où il était venu plus de dix fois», lui dit le garçon de bureau, parlant à mi-voix et de l'air du plus profond respect.

«—Eh bien, monsieur? lui dit le ministre d'un air hagard.

«—Rien de nouveau, répondit Lucien avec la plus belle tranquillité; je quitte mon père par ordre duquel j'ai attendu. Il ne viendra pas et vous prie instamment de ne pas aller chez lui. L'affaire d'hier est terminée et il en fait d'autres aujourd'hui.»

M. de Vaize devint pourpre et se hâta de quitter le bureau de son secrétaire.

«—Je vois l'argument sur lequel se fonde l'insolence de cet homme, se disait-il en se promenant à grands pas dans son cabinet. Une ordonnance du roi fait un ministre, une ordonnance ne peut faire un homme comme M. Leuwen. Voilà à quoi en arrive le gouvernement en ne vous laissant en place qu'un an ou deux. Est-ce qu'un banquier eut refusé à Colbert de passer chez lui?»

Après cette comparaison judicieuse, le colérique ministre tomba dans une rêverie profonde.

«—Ne pourrais-je pas me passer de cet insolent? Mais sa probité est célèbre presque autant que sa méchanceté. C'est un homme de plaisir, un viveur, qui depuis vingt ans se moque de tout ce qu'il y a de plus respectable... C'est le Talleyrand de la Bourse...; ses épigrammes font loi dans ce monde-là depuis la révolte de Juillet. Et ce monde-là se rapproche tous les jours davantage du grand monde. Son salon réunit tout ce qu'il y a d'hommes d'esprit parmi les gens d'affaires. Il s'est faufilé avec tous les diplomates qui vont à l'Opéra... Villèle le consultait...»

M. Leuwen avait prévu tous ces mouvements. Le soir, il dit à son fils:

«—Ton ministre m'a écrit comme un amant à sa maîtresse. J'ai été obligé de lui répondre, et cela me pèse. Je suis comme toi, je n'aime pas assez le métal pour me beaucoup gêner. Apprends à faire l'opération de Bourse; rien n'est plus simple pour un grand géomètre, élève de l'École polytechnique. M. Métral, mon commis, te donnera des leçons. Tu me rendras un service personnel si tu te rends capable d'être l'intermédiaire entre M. de Vaize et moi. Il tourne autour de moi, mais depuis notre dernière opération je n'ai voulu lui livrer que des mots gais. D'ici à huit jours, s'il ne peut le mater, il te fera la cour. Comment vas-tu recevoir un ministre te faisant la cour? Sens-tu l'avantage d'avoir un père? C'est une chose fort utile à Paris.

«—J'aurais trop à dire sur ce dernier article et vous n'aimez pas le provincial tendre.

«Quant à Son Excellence, pourquoi ne serais-je pas naturel avec lui, comme je le suis avec tout le monde?

«—Ressource de paresseux, fi donc!

«—Je veux dire que je serai froid, respectueux, et laissant toujours paraître, même fort clairement, le désir de voir se terminer la communication sérieuse avec un si grand personnage.

«—Serais-tu de force à hasarder le propos léger et un peu moqueur? Il dirait: digne fils d'un tel père!

«—L'idée plaisante qui vous vient en une seconde ne se présente à moi qu'au bout de deux minutes.

«—Bravo! Tu vois les choses par le côté utile et, ce qui est pis encore, par le côté honnête. Tout cela est déplacé et ridicule en France. Vois ton saint-simonisme! Il avait du bon et pourtant il est resté odieux et inintelligible au premier étage, au deuxième et même au troisième; on ne s'en occupe un peu que dans la mansarde. Ce peuple-ci ne sera à la hauteur de la raison que vers l'an 1900. Jusque-là, il faut voir d'instinct les choses par le côté plaisant, et n'apercevoir l'utile et l'honnête que par un effort de volonté. Je me serais gardé d'entrer dans ces détails avant ton voyage à Nancy; maintenant je trouve du plaisir à parler avec toi. Connais-tu cette plante de laquelle on dit que plus on la foule aux pieds, plus elle prospère? Je voudrais en avoir, si elle existe; j'en demanderai à mon ami Thouin, et je t'en enverrai un bouquet. Cette plante est l'image de la conduite envers M. de Vaize.

«—Mais, mon père, la reconnaissance...

«—Mais, mon fils, c'est un animal. Est-ce sa faute si le hasard l'a jeté dans l'administration? Ce n'est, pas un homme comme nous, sensible aux bons procédés, à l'amitié continue. Les procédés délicats, il les prendrait pour de la faiblesse. C'est un préfet insolent après dîner qui, pendant vingt années de sa vie, a tremblé tous les matins de trouver sa destitution dans le Moniteur. Les écailles ne sont pas encore tombées de tes yeux; ne crois aveuglément personne, pas même moi! Tu verras tout cela dans un an. Quant à la reconnaissance, je le conseille de rayer ce mot de tes papiers. Il y a eu convention, contrat bilatéral avec le comte de Vaize, aussitôt après ton retour à Paris. Il s'est engagé: 1°, à arranger ta désertion avec son collègue de la guerre; 2°, à te faire maître des requêtes, secrétaire particulier, avec la croix au bout de l'année. Par contre, mon salon et moi sommes engagés à vanter son crédit, ses talents, ses vertus, sa probité surtout. J'ai fait réussir sa nomination à la Bourse, aussi je me charge de faire de compte à demi toutes les affaires de Bourse basées sur des dépêches télégraphiques. Maintenant il prétend que je me suis engagé pour les affaires de Bourse basées sur les délibérations du conseil des ministres,—mais cela n'est point. J'ai M. N..., le ministre des Finances qui ne sait rien administrer, mais qui sait deviner et lire sur les physionomies. Il voit l'intention du roi huit jours à l'avance; le pauvre de Vaize ne sait pas la voir à une heure de distance. Il a été déjà battu à plate couture, dans deux conseils, depuis un mois à peine qu'il est au ministère. Mets-toi bien dans la tête que M. de Vaize ne peut se passer de mon fils. Si je devenais un imbécile, si je fermais mon salon, si je n'allais plus à l'Opéra, il pourrait peut-être songera s'arranger avec une autre maison; encore je ne le crois pas de cette force de tête-là. Il va te battre froid cinq ou six jours, après quoi il y aura explosion de confiance. C'est le moment que je crains. Si tu as l'air comblé, reconnaissant, d'un commis à cent louis, ces sentiments louables joints à ton air si jeune te classent à jamais parmi les dupes que l'on peut accabler de travail, compromettre, humilier à merci et à miséricorde, comme jadis on taillait le tiers état. Aurais-tu l'esprit de suivre ce programme?»

Pendant les jours qui suivirent cette leçon paternelle, le ministre parlait à Lucien d'un air abstrait, comme un homme accablé de hautes affaires, Lucien répondait le moins possible et faisait la cour à Mme la comtesse de Vaize.

Un matin, le ministre entra dans son bureau, suivi d'un garçon qui portait un énorme portefeuille: le garçon sorti, il poussa lui-même le verrou de la porte et, s'asseyant familièrement à côté de Lucien:

«—Ce pauvre C..., mon prédécesseur, était sans doute un fort honnête garçon, lui dit-il; mais le public a d'étranges idées sur son compte. On prétend qu'il faisait des affaires.

«Voici, par exemple, un portefeuille de l'administration des Enfants trouvés. C'est un objet, de sept ou huit millions. Puis-je de bonne foi demander au chef de bureau qui conduit tout cela depuis dix ans, s'il y a eu des abus?

«Je ne puis qu'essayer de deviner; M. Coitat, le chef de la police du ministère, me dit bien que Mme M..., la femme du chef de bureau susdit, dépense quinze ou vingt mille francs. Les appointements du mari sont de douze mille et ils ont deux ou trois petites propriétés sur lesquelles j'attends des renseignements. Mais tout cela est bien éloigné, bien vague, bien peu concluant, et, à moi, il me faut des faits. Donc pour lier M. M..., je lui ai demandé un rapport général et approfondi: le voici avec les pièces à l'appui. Enfermez-vous, cher ami, comparez les pièces au rapport, et dites-moi votre avis.»

Lucien admira la physionomie du ministre; elle était convenable, sans morgue. Il se mit aussitôt au travail et, trois heures après, il écrivit au ministre: «Ce rapport n'est pas approfondi, ce sont des phrases. M. M.... ne convient franchement d'aucun fait; je n'ai pas trouvé une seule assertion sans quelque faux-fuyant. M. M... _ne se lie_ nullement. C'est une dissertation bien écrite, redondante d'humanité, c'est un article de journal, mais l'auteur semble brouillé avec Barrème.»

Quelques minutes après, le ministre accourut; ce fut une explosion de tendresse. Il serrait Lucien dans ses bras:

«—Que je suis heureux d'avoir un tel capitaine dans mon régiment! etc...»

Lucien s'attendait à avoir beaucoup de peine à être hypocrite.

Ce fut sans la moindre hésitation qu'il prit l'air d'un homme qui désire voir finir l'accès de confiance. À cette seconde entrée. M. de Vaize lui parut un comédien de campagne qui charge trop. Il le trouva manquant de noblesse presque autant que le colonel Malher mais l'air faux était bien plus visible chez le ministre.

La froideur de Lucien, écoutant les éloges de son talent, était tellement glaciale, que le ministre tout déconcerté se mit à dire du mal du chef de bureau M...

Une chose frappa Lucien: le ministre n'avait pas lu le travail de M. M...

«—Votre Excellence est tellement accablée par les grandes discussions du conseil et par la préparation du budget de son département, qu'elle n'a pas eu le temps de lire ce rapport de M. M... qu'elle censure et avec raison!...»

Le ministre eut un mouvement de vive colère. Attaquer son aptitude au travail, douter des quatorze heures que, de jour et de nuit, disait-il, il passait devant son bureau!

«—Parbleu, monsieur, prouvez-moi cela, dit-il en rougissant.

«—À mon tour,» pensa Lucien.

Il triompha parla modération, par la clarté, par la respectueuse politesse. Il démontra clairement au ministre qu'il n'avait pas lu le rapport du pauvre M. M... si injurié.

Deux ou trois fois, M. de Vaize voulut tout terminer en embrouillant les questions.

Son Excellence sortit du cabinet en fureur et Lucien l'entendit maltraiter le pauvre chef de division que l'huissier avait introduit dans son cabinet. La voix redoutable du ministre passa jusqu'à l'anti-chambre correspondant à la porte dérobée par laquelle on entrait dans le bureau de Leuwen. Un ancien domestique, placé la par le crédit du ministre, et que Lucien soupçonnait fort d'être un espion, entra sans être appelé.

«—Est-ce que Son Excellence a besoin de quelque chose?

«—Non pas Son Excellence, mais moi; j'ai à vous prier fort sérieusement de ne pas entrer ici quand je ne sonne pas.»

* * *

Un des bonheurs de Lucien avait été de ne pas trouver à Paris son cousin Ernest Déverloy, futur membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Un des académiciens moraux, qui donnait quelques mauvais dîners et disposait de trois voix, outre la sienne, avait eu besoin d'aller aux eaux de Vichy, et Déverloy s'était donné le rôle de garde-malade. Cette abnégation de deux ou trois mois avait produit le meilleur effet à l'Académie morale.

«—C'est un homme à coté duquel il est bien agréable de s'asseoir», disait M. Boneau, un des meneurs de cette société.

«—La campagne d'Ernest aux eaux de Vichy, ajoutait M. Leuwen, avance de quatre ans son entrée à l'Institut.

«—Ne vaudrait-il pas mieux pour vous, mon père, avoir un tel fils? répliquait Lucien presque attendri.

«—Je t'aime encore mieux avec ta vertu. Je ne suis pas en peine de l'avancement d'Ernest, il aura bientôt pour 30.000 francs de places, comme le philosophe Cousin.»

Il y avait dans les bureaux du comte de Vaize un M. Desbacs, dont la position sociale avait quelques points de rapport avec celle de Lucien.

Il avait de la fortune, et M. de Vaize l'appelait son cousin; mais il n'avait pas un salon accrédité et un dîner renommé toutes les semaines, pour le soutenir dans le monde. Il sentait vivement cette différence et tâchait de s'accrocher à Lucien.

M. Desbacs était d'un caractère sournois et c'est ce qui malheureusement se lisait trop sur sa figure, extrêmement pâle et fort marquée par la petite vérole. Cette figure n'avait guère d'autre expression que celle d'une politesse feinte et d'une bonhomie qui rappelait celle de Tartufe. Des cheveux absolument noirs, sur cette face blême, fixaient trop les regards.

Avec ce désavantage, qui était grand, comme M. Desbacs disait toujours tout ce qui est convenable et jamais rien au delà, il avait fait des progrès rapides dans les salons de Paris. Il avait été sous-préfet, destitué par M. de Martignac, comme trop jésuite, et c'était un des commis les plus habiles qu'eut le ministère de l'Intérieur.

Lucien était, comme toutes les âmes tendres, au désespoir: tout lui semblait indifférent; il ne choisissait pas les hommes et se liait avec ce qui se présentait. Il ne s'aperçut même pas que M. Desbacs lui faisait la cour. Celui-ci vit que Lucien désirait réellement s'instruire et travailler, et il se donnait à lui comme chercheur de renseignements, non seulement dans les bureaux du ministère de l'Intérieur, mais dans tous les bureaux de Paris. Rien n'est plus commode et n'abrège plus les travaux. En revanche, M. Desbacs ne manquait jamais au dîner que Mme Leuwen avait fondé, une fois la semaine, pour les employés du ministère de l'Intérieur qui se liaient avec son fils.

«—Vous vous liez là avec d'étranges figures, disait son mari; des espions subalternes, peut-être.

«—Ou bien des gens de mérite inconnus. Béranger a été commis à dix-huit cents francs.

«Mais quoi qu'il en soit, on voit trop dans les façons de Lucien que la présence des hommes l'importune et l'irrite. C'est le genre de misanthropie que l'on pardonne le moins.»

Le but de M. Leuwen était de ne pas laisser un quart d'heure de solitude à son fils. Il trouvait qu'avec son heure à l'Opéra tous les soirs, le pauvre garçon n'était pas assez... bouclé.

Il le rencontra au foyer des Bouffes.

«—Voulez-vous que je vous mène chez Mme Grandet? Elle est éblouissante ce soir; c'est sans contredit la plus jolie femme de la salle. Et je ne veux pas vous vendre chat en poche. Je vous mène d'abord chez Dufresnoy dont la loge est à côté de celle de Mme Grandet.

«—Je serais si heureux, mon père, de n'adresser la parole qu'à vous ce soir.

«—Il faut que le monde connaisse votre figure du vivant de mon salon.»

Déjà plusieurs fois, M. Leuwen avait voulu le conduire dans vingt maisons du juste-milieu, fort convenables pour le chef de bureau particulier du ministre de l'Intérieur. Lucien avait toujours trouvé des prétextes pour refuser.

Il disait:

«—Je suis encore trop sot. Laissez-moi me guérir de ma distraction; je tomberais dans quelque gaucherie qui s'attacherait à mon nom et me discréditerait, me déshonorerait à jamais... C'est une grande chose que de débuter.»

Mais comme une âme au désespoir n'a de force pour rien, ce soir-là il se laissa entraîner dans la loge de M. Dufresnoy, receveur général, et ensuite, une heure plus tard, dans le salon de M. Grandet, ancien fabricant fort riche, et juste-milieu furibond. L'hôtel parut charmant à Lucien, le salon magnifique, mais M. Grandet d'un ridicule trop noir.

Le soir du dîner qui suivit la présentation de Lucien, M. Grandet exprima, tout haut, devant trente personnes au moins, le désir que M. N..., de l'opposition, mourût d'une blessure qu'il venait de recevoir dans un duel célèbre.

La beauté éblouissante de Mme Grandet, ne put faire oublier à Lucien le dégoût profond inspiré par son mari.

C'était une femme de vingt-trois à vingt-quatre ans au plus: il était impossible d'imaginer des traits plus réguliers, une beauté plus délicate et plus parfaite. On eût dit une figure d'ivoire. Elle chantait fort bien; c'était une élève de Rubini. Son mérite pour les aquarelles était célèbre, et son mari lui faisait quelquefois le compliment de lui en voler une qu'il envoyait vendre et qu'on payait 300 francs.

Mais elle ne se contentait pas du mérite d'être un excellent peintre: c'était encore une bavarde effrénée. Malheur à la conversation, si quelqu'un venait à prononcer les mots terribles de bonheur, religion, civilisation, pouvoir légitime, mariage, etc...

«—Je crois, Dieu me pardonne, qu'elle tient à imiter Mme de Staël, se dit Lucien en écoulant une de ses tartines. Elle ne laisse rien passer sans y clouer son mot. Le mot est juste, mais il est d'un plat à mourir, quoique exprimé avec noblesse et délicatesse. Je parierais qu'elle fait provision d'esprit dans les manuels à trois francs.»

Malgré son dégoût parfait pour la beauté aristocratique et les grâces imitatives de Mme Grandet. Lucien était fidèle à sa promesse et, deux fois par semaine, il paraissait dans le salon le plus aimable du juste-milieu.

Un soir qu'il rentrait à minuit et qu'il répondait à sa mère avoir été chez les Grandet:

«—Qu'as-lu fait pour le tirer de pair aux yeux de Mme Grandet? lui demanda son père.

«—J'ai imité les talents qui la font si séduisante: j'ai fait une aquarelle.

«—Et quel sujet a choisi la galanterie, lui dit Mme Leuwen?

«—Un moine espagnol monté sur un âne, et que Rodil envoie pendre.

«—Quelle horreur! Quel caractère vous vous donnez dans cette maison! s'écria Mme Leuwen; et encore ce caractère n'est pas le vôtre. Vous en avez tous les inconvénients, sans les avantages. Mon fils, un bourreau!

«—Votre fils, un héros! voilà ce que Mme Grandet voit dans les supplices décernés sans ménagement à qui ne pense pas connue elle. Une jeune femme qui aurait de la délicatesse, de l'esprit, qui verrait les choses comme elles sont, enfin, qui aurait le bonheur de vous ressembler un peu, me prendrait pour un vilain être, par exemple pour un séide des ministres, qui veut devenir préfet et chercher en France des rues Transnonain. Mais Mme Grandet vise au génie, à la grande passion, à l'esprit brillant. Pour une pauvre petite femme qui n'a que du bonheur, et encore des plus communs, un moine envoyé à la mort, dans un pays superstitieux, et par un général juste-milieu, c'est sublime.

«—Ainsi, tu vas prendre le triste caractère d'un don Juan,» dit Mme Leuwen avec un profond soupir.

M. Leuwen éclata de rire.

«—Ah! que cela est bon. Lucien un don Juan! Mais, mon ange, il faut que vous l'aimiez avec bien de la passion pour déraisonner ainsi. Heureux qui bat la campagne par l'effet d'une passion! Et mille fois heureux qui déraisonne par amour, dans ce siècle où l'on ne déraisonne que par impuissance ou médiocrité d'esprit. Le pauvre Lucien sera toujours dupe de toutes les femmes qu'il aimera. Je vois dans ce cœur-là du fonds pour être dupé jusqu'à cinquante ans. As-tu deviné quel est l'amant de la dame?

«—Ce cœur est si sec, que je la croyais sage.

«—Mais sans amant il manquerait quelque chose a son état de maison. Le choix est tombé sur M. Crapart.

«—Quoi? le chef de la police de mon ministère?

«—The same, et par lequel vous pourriez faire espionner votre maîtresse aux frais de l'État.»

Sur ce mot, Lucien devint taciturne. Sa mère devina son secret.

«—Je le trouve pâle, mon ami. Prends ton bougeoir, et, de grâce, sois toujours dans ton lit avant l'heure.

«—Si j'avais eu M. Crapart à Nancy, se disait Lucien, j'aurais su, autrement qu'en le voyant, ce qu'il arrivait à Mme de Chasteller. Et que serait-il arrivé si je l'eusse connu un mois plus tôt? J'aurais perdu un peu plus tôt les plus beaux jours de ma vie. J'aurais été condamné un mois plus tôt à vivre le matin avec un fripon Excellence, et le soir avec une coquine, la femme la plus considérée de Paris.»

On voit combien l'âme de Lucien souffrait encore.

* * *

Un soir vers les cinq heures, en revenant des Tuileries, le ministre fit appeler Lucien dans son cabinet. Notre héros le trouva pâle comme un mort.

«Voici une affaire, mon cher Leuwen. Il s'agit, pour vous, de la mission la plus délicate...»

À son insu, Lucien prit l'air altier du refus, et le ministre se hâta d'ajouter:

«—...Et la plus honorable.»

Après ce mot, l'air hautain de Lucien ne se radoucit pas beaucoup. Il n'avait pas grande idée de l'honneur que l'on peut acquérir en servant Son Excellence.

Sur quoi, celle-ci continua:

«—Vous savez que nous avons le bonheur de vivre sous cinq polices... Mais vous le savez comme le public et non comme il faut le savoir, pour agir avec sûreté. Oubliez donc, de grâce, tout ce que vous croyez savoir là-dessus. Pour être lus, les journaux de l'opposition enveniment toutes les choses. Gardez-vous de confondre ce que le public croit vrai, avec ce que je vous apprendrai. Autrement, vous vous tromperez en agissant. N'oubliez pas, surtout, mon cher Leuwen, que le plus coquin a de la vanité et de l'honneur, à sa manière. Aperçoit-il le mépris chez vous, il devient intraitable.

«Pardonnez ces détails, mon ami; je désire vivement vos succès...»

Le ministre était tout à sa douleur. Son œil hagard se détachait sur des joues d'une pâleur mortelle. Il continua:

«—Ce diable de général B... ne pense qu'à une chose: devenir lieutenant-général. Il est, comme vous le savez, chef de la police du château. Mais ce n'est pas tout; il veut être ministre de la Guerre, et comme tel, se montre habile dans la partie la plus difficile et, à vrai dire, la seule difficile de ce pauvre ministère, ajouta avec mépris le grand administrateur. «Veiller à ce que trop d'intimité ne s'établisse pas entre les soldats et les citoyens, et maintenir entre eux les duels suivis de mort à six par mois. C'est le chiffre arrêté par le conseil des ministres.» Le général N... s'était contenté jusqu'ici de faire courir, dans les casernes, des bruits d'attaques et de guets-apens, commis par dus gens du bas peuple, par des ouvriers, contre des militaires isolés. Ces classes sont sans cesse rapprochées par la douce égalité; elles s'estiment; il faut donc, pour les désunir, un soin continu dans la police militaire. Le général B... me tourmente sans cesse pour que je fasse insérer dans nos journaux des récits exacts de toutes les querelles de cabaret, de toutes les grossièretés de corps de garde, de toutes les rixes d'ivrognes qu'il reçoit de ses agents déguisés. Ces messieurs sont chargés d'observer l'ivresse sans jamais y succomber. Toutes ces choses font le supplice de nos gens de lettres.

«—Comment espérer, disent-ils, quelque effet d'une phrase délicate, d'un trait d'ironie, après ces saletés?»

«—Qu'importe à la bonne compagnie des scènes de cabaret, toujours les mêmes? À l'exposé de ces vilenies, le lecteur un peu littéraire jette le journal, et, non sans raison, ajoute quelque mot de mépris sur les gens de lettres salariés.

«Quelque adresse qu'y mettent ces messieurs de la littérature, le public ne lit plus ces querelles dans lesquelles deux pauvres ouvriers maçons auraient assommé trois grenadiers armés de leurs sabres, sans l'intervention miraculeuse du poste voisin.

«Les soldats mêmes, dans les casernes, se moquent de cette partie de nos journaux que je fais jeter dans les corridors. Dans cet état de choses, ce diable de B..., tourmenté par les deux étoiles qui sont sur ses épaulettes, a entrepris d'avoir des faits. Or, mon ami, ajouta le Ministre en baissant la voix, l'affaire du pont Royal, si vertement démentie dans nos journaux d'hier matin, n'est que trop vraie.

«L'homme le plus dévoué du général B..., employé à trois cents francs par mois, a entrepris, mercredi passé, de désarmer un conscrit bien niais qu'il guettait depuis huit jours. Ce conscrit fut mis en sentinelle, au beau milieu du pont Royal, à minuit. Une demi-heure après, le mouchard s'avance en imitant l'ivrogne, tout à coup se jette sur lui et veut lui arracher son fusil. Ce diable de conscrit, si niais en apparence et choisi sur sa mine, recule d'un pas et campe au mouchard un coup de fusil dans le ventre. Le conscrit s'est trouvé être un chasseur des montagnes du Dauphiné.

«Voilà donc le policier blessé mortellement. L'ennuyeux c'est qu'il n'est pas mort.

«C'est là l'affaire. Maintenant, le problème à résoudre: cet homme sait qu'il n'a que trois ou quatre jours à vivre; qui nous répond de sa discrétion?

«Le roi vient de faire une scène épouvantable au général B... Malheureusement je me suis trouvé là, sous la main, et le roi a prétendu que moi seul avais tout le tact nécessaire pour faire finir cette cruelle affaire comme il faut. Si j'étais moins connu, j'irais voir le blessé qui est à l'Hôtel-Dieu, et étudier les personnes qui approchent son lit. Mais ma présence seule centuplerait le venin de cette affaire. Le général B... paye mieux ses employés de police que moi les miens. De plus, il doit être furieux de la scène de ce matin et des éloges dont j'ai été l'objet en sa présence et presque à ses dépens. Un homme d'esprit connue vous devine la vérité. Si mes agents font quelque chose qui vaille auprès du lit de douleur de cet homme, ils auront soin de remettre leur rapport dans mon cabinet cinq minutes après qu'ils m'auront vu sortir de l'hôtel de la rue de Grenelle, et une heure auparavant le général B... les aura interrogés tout à son aise. Maintenant, mon cher Lucien, voulez-vous me tirer d'un grand embarras?»

Après un petit silence, Lucien répondit:

«—Oui, monsieur.»

Mais l'expression de ses traits était infiniment moins rassurante que sa réponse.

Lucien continua d'un air glacial:

«—Je suppose que je n'aurai pas à parler au chirurgien.

«—Très bien, mon ami, très bien. Vous devinez tout le poids de la question, se hâta de répondre le ministre. Le général B... a déjà agi et trop agi. Ce chirurgien est un colosse dénommé Monod, qui ne lit que le Courrier Fronçais au café de l'Hôpital.»

Lucien était violemment agité; après un silence inquiétant, il finit par dire au ministre:

«—Je ne veux pas être inutile. Si j'accepte de Votre Excellence de me conduire envers le blessé comme le ferait l'homme le plus tendre, j'accepte la mission.

«—Cette condition me fait injure,» s'écria le ministre d'un ton affectueux.

Et réellement les idées d'empoisonnement ou seulement d'opium lui faisaient horreur. Lorsqu'il avait été question, dans le conseil, d'opium pour calmer les douleurs du malheureux policier, il avait pâli.

«—Rappelons-nous, ajouta-t-il avec effusion, l'opium tant reproché au général Bonaparte sous les murs de Jaffa.

«Ne nous exposons pas à être en butte pour toute la vie aux calomnies des journaux républicains, et ce qui est bien pis, des journaux légitimistes qui pénètrent dans les salons.»

Ce mouvement vrai et vertueux diminua l'angoisse horrible de Lucien. Il se disait:

«—Ceci est bien pis que tout ce que j'aurais pu rencontrer au régiment. Là, sabrer ou fusiller un pauvre ouvrier égaré ou même innocent; ici, se trouver mêlé toute la vie à un ignoble récit d'empoisonnement. Si j'ai du courage, qu'importe la forme du danger?»

Et il dit d'un ton résolu:

«—Je vous seconderai, monsieur le comte. Je me repentirai peut-être toujours de ne pas tomber malade à l'instant, garder le lit huit jours et ensuite revenir au bureau, et, si je vous trouvais trop changé, donner ma démission.

«Le ministre est trop honnête homme (et il pensait: trop engagé avec mon père) pour me persécuter avec les grands bras du pouvoir. Mais je suis las de reculer devant le danger. Puisque la vie au XIXe siècle est si pénible, je ne changerai pas d'état pour la troisième fois. Je vois fort bien à quelles affreuses calomnies j'expose tout le reste de mes jours. Je vais donc agir avec l'inquiétude continue à chaque démarche de la possibilité de la justifier dans un mémoire imprimé.

«Peut-être, monsieur le comte, eût-il été mieux, même pour vous, de laisser ces démarches à des agents couverts par l'épaulette. Le Français pardonne beaucoup à l'uniforme.»

Le ministre fit un mouvement.

«—Je ne veux, monsieur le comte, ni vous donner des conseils, non demandés et d'ailleurs tardifs, ni encore moins vous insulter. Je n'ai pas voulu vous demander une heure pour réfléchir, et, naturellement, j'ai pensé tout haut...»

Cela fut dit d'un ton si simple, mais en même temps si mâle, que la figure morale de Lucien changea aux yeux du ministre.

«—C'est un homme, et un homme ferme, pensa-t-il. Tant mieux. Je maudirai moins l'effroyable pouvoir de son père.

«Mes affaires du télégraphe sont enterrées à jamais; et je puis, en conscience, fermer la bouche à celui-ci par une préfecture; ce sera une façon fort honnête de m'acquitter avec le père, s'il ne meurt pas d'ici là d'une indigestion—et en même temps de lier son salon.»

«—Voici, dit-il, une lettre qui place sous vos ordres tout ce que vous rencontrerez dans les hôpitaux, et voici de l'or.»

Lucien s'approcha d'une table pour écrire un mot de reçu.

«—Que faites-vous là, mon cher, un reçu entre nous? dit le ministre avec une légèreté guindée.

«—Monsieur le comte, tout ce que nous faisons ici peut être un jour imprimé! répondit Lucien avec le sérieux d'un homme qui dispute sa tête à l'échafaud.

«—Attendez-vous à trouver auprès du lit de Kortis,—c'est le nom du policier,—un agent du National ou de la Tribune; surtout pas d'emportement, pas de duel avec ces messieurs. Vous sentez quel immense avantage pour eux, et comme le général B... triompherait de mon pauvre ministère?

«—Je vous réponds que je n'aurai pas de duel, ou du moins du vivant de Kortis.

«—C'est la grande affaire du jour. Dès que vous aurez fait ce qui est possible, cherchez-moi partout. Voici mon itinéraire. Vous m'obligeriez infiniment en me tenant au courant de tout ce que vous ferez.

«—Votre Excellence m'a-t-elle mis au courant de tout? dit Lucien d'un air significatif.

«—D'honneur! répondit le ministre. Je n'en ai pas dit un mot à personne, et, de mon côté, je vous livre l'affaire vierge.

«—Votre Excellence me permettra de lui dire, avec tout le respect que je lui dois, que dans le cas où j'apercevrais quelqu'un de la police, je me retirerais. Un tel voisinage n'est pas fait pour moi.

«—De ma police, oui, mon cher aide de camp. Mais puis-je être responsable envers vous des sottises que peuvent faire les autres polices? Je ne veux ni ne puis rien vous cacher. Oui me répond qu'aussitôt après mon départ, on n'a pas donné la même commission à un autre ministre? L'inquiétude est grande au château.

«L'article du National est abominable de modération... Il y a une finesse, une hauteur de mépris...! On le lira jusqu'au bout dans les salons. Ce n'est point le ton de la Tribune. Ah! ce roi qui n'a pas fait Carrel conseiller d'État!

«Mais Carrel aurait refusé, et avec raison. Il vaut mieux être candidat à la présidence de la République française, que conseiller d'État. Un conseiller d'État a douze mille francs, et lui reçoit trente-six mille pour dire ce qu'il pense. D'ailleurs, son nom est dans toutes les bouches.

«Adieu, adieu, mon cher; bonne chance, je vous ouvre un crédit illimité. Tenez-moi au courant. Si je ne suis pas ici, soyez assez bon pour me chercher.»

Lucien retourna à son cabinet avec le pas assuré d'un homme qui marche à l'assaut d'une batterie.

Il trouva Desbacs dans son bureau.

«—La femme de Kortis a écrit. Voici la lettre.» Lucien la prit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Mon malheureux époux n'est pas entouré de soins suffisants à l'hôpital. Pour que mon cœur puisse lui prodiguer les soins que je lui dois, il faut de toute nécessité que je me fasse remplacer auprès de ces malheureux enfants qui vont être orphelins.

«Mon mari est frappé à mort sur les marches du trône et de l'autel. Je réclame de la justice de Votre Excellence...»

«—Au diable l'Excellence, pensa Lucien. Quelle heure? dit-il en s'adressant à Desbacs, voulant ainsi s'assurer un témoin irrécusable.

«—Six heures moins un quart. Il n'y a plus un chat dans les bureaux.»

Lucien marqua cette heure sur une feuille de papier, et appela le garçon de bureau espion.

«—Si l'on vient me demander dans la soirée, dites que je suis sorti à six heures.»

Il remarqua encore que l'œil de Desbacs, ordinairement si calme, était étincelant de curiosité et d'envie de savoir.

«—Vous pourriez bien n'être qu'u coquin, mon ami, pensait Lucien, ou peut-être même un espion du général B...»

«—C'est que, tel que vous me voyez, reprit-il d'un air indifférent, j'ai promis d'aller dîner à la campagne. On va croire que je me fais attendre comme un grand seigneur.»

Et il regarda l'œil de Desbacs qui, à l'instant, perdit son feu.

Lucien vola à l'Hôtel-Dieu et se fit conduire par le portier au chirurgien de garde. Dans les cours de l'hôpital, il rencontra deux médecins, déclina ses noms et qualités, et pria ces messieurs de l'accompagner à l'instant. Et il mit tant de politesse dans ses manières, que ces messieurs n'eurent pas l'idée de le refuser.

«—Quelle heure est-il? demanda-t-il au portier qui marchait devant eux.

«—Six heures et demie.

«—Ainsi je n'aurai mis que dix-huit, minutes du ministère ici, et je puis le prouver.»

En arrivant auprès du chirurgien de garde, il le pria de prendre communication de la lettre du ministre.

«—Messieurs, dit-il aux trois médecins qu'il avait auprès de lui, on a calomnié l'administration du ministère de l'intérieur, à propos d'un blessé, Kortis, qui appartient, dit-on, au parti républicain... Le mot d'opium a été prononcé. Il convient à l'honneur de votre hôpital et à votre responsabilité comme employés du gouvernement, d'entourer de la plus grande publicité tout ce qui se passera autour du lit de ce blessé. Il ne faut pas que les journaux de l'opposition puissent nous calomnier. Peut-être enverront-ils des agents. Ne trouveriez-vous pas convenable, messieurs, d'appeler M. le médecin ou M. le chirurgien en chef, et d'expédier des élèves internes à ces messieurs. Et ne serait-il pas à propos de mettre, dès cet instant, auprès du lit de Kortis, deux infirmiers, gens sages et incapables de mensonges?»

Ces mots furent compris par le plus âgé des médecins présents, dans le sens qu'on leur eût donné quatre ans plus tôt. Il désigna deux infirmiers, ayant jadis appartenu à la Congrégation, et coquins consommés. L'un des chirurgiens se détacha pour aller les installer sur-le-champ.

Les médecins et les chirurgiens affluèrent vite dans la salle de garde, mais il régnait un grand silence et tous avaient l'air morne.

«—Je me propose, messieurs, leur dit Lucien, au nom de M. le ministre de l'Intérieur, dont j'ai l'ordre dans ma poche, de traiter Kortis comme s'il appartenait à la classe la plus riche. Il me semble que cette marche convient à tous.»

Il y eut un assentiment méfiant, mais général.

«—Ne conviendrait-il pas, messieurs, de nous rendre tous autour du lit du blessé, et ensuite de faire une consultation? Je ferai un bout de procès-verbal de ce qui sera dit, et je le porterai à M. le ministre de l'Intérieur.»

L'air résolu de Lucien en imposa à ces messieurs, dont la plupart avaient disposé de leur soirée et comptaient la passer d'une façon plus profitable ou plus gaie.

«—Mais, monsieur, j'ai vu Kortis ce matin, dit d'un air pointu une petite figure sèche; c'est un homme mort. À quoi bon une consultation?

«—Monsieur, je placerai votre observation au commencement du procès-verbal.

«—Mais, je ne parlais pas dans l'intention que mon observation fût répétée.

«—Répétée! monsieur, vous vous oubliez. J'ai l'honneur de vous donner ma parole que tout ce qui est dit ici sera fidèlement reproduit dans le procès-verbal; votre dire, monsieur, comme ma réponse.»

Les paroles de Lucien n'étaient pas mal, mais il devint fort rouge en les prononçant, ce qui pouvait envenimer la chose.

«—Nous ne voulons tous, certainement, que la guérison du blessé,» se dit le plus âgé des médecins, pour mettre le holà.

Il ouvrit la porte et l'on se mit en marche. Trois ou quatre passants se joignirent au cortège dans les cours de l'hôpital. Enfin le chirurgien en chef arriva comme on ouvrait la porte de la salle où était Kortis. On entra chez un portier voisin.

Lucien pria le chirurgien de s'approcher avec lui d'un quinquet, lui fit lire la lettre du ministre, et raconta ce qui avait été fait depuis son arrivée à l'hôpital.

Ce chirurgien en chef était un fort honnête homme, et malgré un ton d'emphase bourgeoise, ne manquait pas de tact. Il comprit que l'affaire pouvait être importante.

«—Ne faisons rien sans M. Monod, dit-il à Lucien. Il loge à deux pas de l'hôpital.

«—Ah! pensa Lucien, c'est le chirurgien qui a repoussé par un coup de poing l'idée de l'opium.»

Au bout de quelques minutes, M. Monod arriva en grommelant; on avait interrompu son dîner et il songeait aussi un peu aux suites de son coup de poing. Quand il sut de quoi il s'agissait:

«—Eh bien, messieurs, dit-il à Lucien et au chirurgien en chef—c'est un homme mort. Voilà tout. C'est un miracle qu'il vive encore avec une balle dans le ventre, et non seulement la balle, mais encore des lambeaux de drap, la bourre du fusil, que sais-je moi? Vous songez bien que je ne suis pas allé sonder une telle blessure. La peau a été brûlée par la chemise, qui a pris feu.»

En parlant ainsi, on arriva au malade. Lucien lui trouva la physionomie résolue et l'air pas trop coquin—moins coquin que Desbacs.

«—Monsieur, lui dit-il, en rentrant chez moi, j'ai trouvé cette lettre de Mme Kortis...

«—Madame... madame... Une drôle de madame! qui mendiera son pain dans huit jours...

«—Monsieur, à quelque parti que vous apparteniez, res sacra miser, le ministre ne veut voir en vous qu'un homme qui souffre.

«On dit que vous ôtes un ancien militaire; je suis lieutenant au 27e de lanciers. En qualité de camarade, permettez-moi de vous offrir quelques petits secours temporaires...

«—Voilà qui s'appelle parler! dit le blessé. Ce matin il est encore venu un monsieur avec l'espérance d'une pension... Eau bénite de cour, rien de comptant. Mais vous, mon lieutenant, c'est bien différent, et je vous parlerai...»

Lucien se hâta d'interrompre et, se tournant vers les médecins ou chirurgiens qui l'entouraient:

«—Monsieur, dit-il au chirurgien en chef, je suppose que la présidence de la consultation vous appartient.

«—Je le pense aussi, répondit le chirurgien, si ces messieurs n'ont pas d'objections...

«—En ce cas, comme mon devoir est de prier celui de ces messieurs que vous aurez la bonté de désigner, de dresser un procès-verbal fort circonstancié de tout ce que nous faisons, il serait peut-être bon que vous fissiez la désignation de la personne qui voudra bien écrire...»

Et comme il entendait une conversation peu agréable pour le pouvoir qui commençait à s'établir à voix basse, il ajouta:

«—Il faudrait que chacun de nous parlât à son tour...»

Cette gravité ferme en imposa enfin. Le blessé fut examiné et interrogé régulièrement.

M. Monod, chirurgien de la salle, fit un rapport succinct. Ensuite on quitta le lit du malade, et dans une salle à part se fit la consultation que M. Monod écrivit pendant qu'un jeune médecin, portant un nom bien connu dans les sciences, écrivait le procès-verbal sous la dictée de Leuwen.

Sur sept médecins ou chirurgiens, cinq conclurent à la mort possible à chaque instant, et certaine—avant deux ou trois jours. Un des sept proposa l'opium.

«—Ah! voilà le coquin gagné par le général B...» pensa Lucien.

C'était un monsieur fort élégant, avec des cheveux blonds, et portant à sa boutonnière deux énormes rubans.

Lucien lut sa pensée dans les yeux de l'assistance. On fit justice de cette proposition en deux mots. Un autre proposa une saignée abondante au pied, pour prévenir l'hémorragie dans les entrailles.

Lucien ne voyait rien de politique dans cette nouvelle proposition, mais M. Monod lui fit changer d'avis en disant de sa grosse voix et d'un ton significatif:

«—Cette saignée n'aurait qu'un effet hors de doute, celui d'ôter la parole au blessé.

«—Je la repousse de toutes mes forces, dit un chirurgien honnête homme.

«—Et moi!

«—Et moi!

«—Et moi!

«—Il y a majorité, ce me semble,» dit Lucien d'un ton fort animé.

La consultation et le procès-verbal furent signés à dix heures un quart. MM. les médecins et chirurgiens parlaient tous de malades à voir et se sauvaient à mesure qu'ils avaient signé.

Lucien resta seul avec le chirurgien Monod.

«—Je vais revoir le blessé, dit-il.

«—Et moi achever de dîner. Vous le trouverez peut-être mort. Il peut passer comme un poulet. Au revoir.»

Et Lucien rentra dans la salle des blessés. Il fut choqué de l'obscurité et de l'odeur. De temps en temps, s'entendaient des gémissements faibles. Notre héros n'avait jamais rien vu de semblable. La mort était pour lui quelque chose de terrible, sans doute, mais propre et de bon ton.

Il s'approcha du lit du blessé.

Les deux infirmiers étaient à demi couchés sur leurs chaises, les pieds étendus sur une chaise percée. Ils dormaient et semblaient ivres.

Le blessé avait les yeux bien ouverts.

«—Les parties nobles ne sont pas offensées, ou bien vous seriez mort dans la première nuit. Vous êtes bien moins dangereusement blessé que vous ne le croyez.

«—Bah! dit Kortis avec impatience, comme se moquant de cet espoir.

«—Mon cher camarade, ou vous mourrez, ou vous vivrez, dit Lucien d'un ton mâle, résolu et même affectueux.

«—Il n'y a pas de ou, mon lieutenant. Je suis un homme frit.

«—Dans tous les cas, regardez-moi comme votre ministre des Finances...

«—Comment? Le ministre des Finances me donnerait une pension? Quand je dis moi, c'est à ma pauvre femme?»

Lucien regarda les deux infirmiers; ils ne jouaient pas l'ivresse et étaient hors d'état d'entendre ou du moins de comprendre.

«—Oui, mon camarade, si vous ne jasez pas.»

Les yeux du mourant s'éclaircirent et se fixèrent sur Leuwen avec une expression étonnante.

«—Vous m'entendez, mon camarade?

«Oui, mais à condition que je ne serai pas empoisonné. Je vais mourir, je m'en f..., mais voyez-vous, j'ai l'idée que dans ce que l'on me donne...

«—Vous vous trompez. D'ailleurs, n'avalez rien de ce que fournit l'hôpital. Vous avez de l'argent.

«—Dès que j'aurai tapé de l'œil, ces bougres vont le voler.

«—Voulez-vous, mon camarade, que je vous envoie votre femme?

«—F...! mon lieutenant, vous êtes un brave homme. Je donnerai vos dix napoléons à ma pauvre femme.

«—N'avalez que ce que votre femme vous présentera. J'espère que c'est parlé, cela?... D'ailleurs, je vous donne ma parole d'honneur qu'il n'y a rien de suspect...

«—Voulez-vous approcher votre oreille, mon lieutenant! Sans vous commander... mais quoi! le moindre mouvement me tue...

«—Eh bien, comptez sur moi, dit Lucien en s'approchant.

«—Comment vous appelez-vous?

«—Lucien Leuwen, sous-lieutenant au 27e de lanciers.

«—Pourquoi n'êtes-vous pas en uniforme?

—Je suis en permission à Paris, et détaché près le ministre de l'Intérieur.

«—Où logez-vous? Pardon, excuse... voyez-vous...

«—Rue de Londres, 43...

«—Ah! le fils de ce riche banquier Van Peters et Leuwen...

Après un petit silence:

«—Précisément.

«—Enfin, quoi! je vous crois. Ce matin, pendant que j'étais examiné après le pansement, j'ai entendu qu'on proposait de me donner de l'opium, à ce grand chirurgien si puissant. Il a juré, et puis ils se sont éloignés. J'ai ouvert les yeux, mais j'avais la vue trouble; la perte de sang... Enfin, suffit! Le chirurgien a-t-il consenti à la proposition ou n'a-t-il pas voulu?

«—Êtes-vous bien sur de cela? dit Lucien fort embarrassé! Je ne croyais pas le parti républicain si alerte...

Le blessé le regarda.

«—Mon lieutenant, sauf votre respect, vous le savez aussi bien que moi d'où ça vient.

«—Je déteste ces horreurs; j'abhorre et je méprise les hommes qui se les permettent. Comptez sur moi. Je vous ai amené sept médecins, comme on le ferait pour un général. Comment voulez-vous que tant de gens s'entendent pour une manigance? Vous avez de l'argent, appelez votre femme ou un parent, et ne buvez que ce qu'ils vous auront acheté.

«—Enfin, quoi! dit le malade, j'ai été caporal au 3e de ligne, à Montmirail. Je sais bien qu'il faut sauter le pas, mais je n'aime pas à être empoisonné. Je ne suis pas honteux, et, ajouta-t-il en changeant de physionomie, dans mon métier il ne faut pas être honteux. S'il avait du sang dans les veines, après ce que j'ai fait pour lui et à sa demande, vingt fois répétée, le général B... devrait être là, à votre place. Êtes-vous son aide de camp?

«—Je ne l'ai jamais vu.

«—L'aide de camp s'appelle Saint-Vincent, et non pas Leuwen, dit le blessé comme en se parlant à lui-même. Il y a une chose que j'aimerais mieux que votre argent.

«—Dites.

«—Si c'était un effet de votre bonté, je ne me laisserai panser que lorsque vous serez là. Car voyez-vous, mon lieutenant, quand ils verront que je ne veux pas boire leur opium... en me pansant... crac, un coup de lancette est bien vite donné, là, dans le ventre. Et y a me brûle... ça me brûle... Ça ne durera pas; ça ne peut pas durer. Pour demain, voulez-vous ordonner, car vous commandez ici... Et pourquoi commandez-vous? Et sans uniforme encore!... Enfin, au moins, pansé sous vos yeux. Et le grand chirurgien puissant, a-t-il dit oui ou non? Voilà le fait...»

La tête s'embarrassait.

«—Ne jasez pas, dit Lucien. Je vous prends sous ma protection et je vais vous envoyer votre femme.

«—Vous êtes un bien brave homme. Le riche banquier Leuwen, qui entretient Mlle de Brions de l'Opéra, ça ne triche pas comme le général B...

«—Certainement je ne triche pas. Tenez, ne me parlez jamais du général B..., ni de personne, voilà encore dix napoléons.

«—Comptez-les-moi dans la main. Lever la tête me fait trop mal au ventre.»

Lucien compta les napoléons à voix basse, et en les faisant sentir comme il les mettait dans la main du blessé.

«—Motus! dit celui-ci.

«—Motus. Si vous parlez, on vous vole votre argent. Ne parlez qu'à moi et quand nous sommes seuls. Je viendrai vous voir tous les jours, jusqu'à ce que vous soyez en convalescence.»

Lucien passa encore quelques instants auprès du blessé, dont la tête semblait se perdre. Il courut ensuite dans la rue de Braque, où logeait Kortis, et trouva la femme de celui-ci entourée de commères qu'il eut assez de peine à faire retirer.

«—Je côtoie le mépris et la mort, se répétait-il en s'en allant, mais j'ai bien mené ma barque.»

Enfin, comme onze heures sonnaient à Saint-Eustache, Lucien remonta dans son cabriolet. Il s'aperçut qu'il mourait de faim, n'ayant pas dîné et presque toujours parlé.

«—Actuellement, il faut chercher le ministre...»

Mais il ne le trouva pas à l'hôtel de la rue de Grenelle. Il écrivit un mot, fit changer le cheval du cabriolet et le domestique, et alla au ministère des Finances. M. de Vaize en était sorti depuis longtemps.

«—C'est assez de zèle comme cela,» pensa-t-il, et il s'arrêta dans un café pour dîner. Puis il remonta en voiture après quelques minutes, fit deux courses inutiles dans la chaussée d'Antin, et comme il passait devant le ministère des Affaires étrangères l'idée lui vint d'y faire frapper. Le portier répondit que M. le ministre de l'Intérieur était chez son Excellence. Mais l'huissier ne voulut pas l'annoncer et interrompre ainsi la conférence de Leurs Excellences. Lucien, qui savait qu'il y avait une porte dérobée, eut peur que son ministre lui échappât; il était las de courir et n'avait pas envie de retourner rue de Grenelle.

Il insista encore, et l'huissier refusa avec hauteur.

«—Parbleu, j'ai l'honneur de vous répéter que je suis porteur d'un ordre auprès de M. le ministre de l'Intérieur. J'entrerai. Appelez la garde, si vous voulez, mais j'entrerai de force. Je vous répète que je suis M. Lucien Leuwen, maître des requêtes.»

Quatre ou cinq domestiques étaient accourus pour défendre la porte.

Voyant qu'il allait avoir à combattre cette canaille, Lucien eut l'idée d'arracher les cordons des deux sonnettes à force de sonner.

Au mouvement de respect que firent les laquais, il s'aperçut que M. le comte de Beauséant, ministre des Affaires étrangères, entrait dans le salon.

Il ne l'avait jamais vu.

«—Monsieur le comte, je me nomme Lucien Leuwen, maître des requêtes. J'ai un million d'excuses à demander à Votre Excellence. Mais je cherche M. le comte de Vaize, depuis deux heures, et par son ordre exprès; il faut que je lui parle pour une affaire importante et pressée.

«—Quelle affaire... pressée? dit le ministre avec une fatuité rare et en redressant sa petite personne.

«—Parbleu, je vais te faire changer de ton, pensa Lucien, et il ajouta de grand sang-froid et avec une prononciation marquée:

«—L'affaire Kortis, monsieur le comte; cet homme blessé sur le pont d'Austerlitz par un soldat qu'il voulait désarmer.

«—Sortez!» dit le ministre aux valets.

Et comme l'huissier restait:

«—Mais sortez donc!...»

L'huissier sorti, il dit à Leuwen:

«—Monsieur, le mot Kortis eût suffi, sans les explications.»

L'empressement du ton de voix et des gestes était rare.

«—Monsieur le comte, je suis nouveau dans les affaires. Dans la société de mon père, M. Leuwen, je n'ai pas été accoutumé à être reçu avec l'accueil que Votre Excellence m'a fait. J'ai interrompu aussi rapidement que possible un état de choses désagréable et peu convenable.

«—Comment, monsieur, peu convenable, dit le ministre en prononçant du nez, en relevant la tête et en redoublant d'impertinence. Mesurez vos paroles.

—Si vous en ajoutez une seule, sur ce ton, monsieur le comte, je donne ma démission, et nous mesurerons nos épées. La fatuité, monsieur, ne m'en a jamais imposé.»

M. de Vaize venait d'un cabinet éloigné pour savoir ce qui se passait; il entendit les derniers mots de Lucien, et vit, que lui, de Vaize, pouvait en être la cause indirecte.

«—De grâce, mon ami, de grâce, dit-il à Leuwen. Mon cher collègue, c'est le jeune officier dont je vous parlais. N'allons pas plus loin.

«—Il n'y a qu'une façon de ne pas aller plus loin, dit Lucien avec un sang-froid qui cloua les ministres dans le silence. Il n'y a absolument qu'une façon, répéta-t-il d'un air glacial. C'est de ne pas ajouter un seul petit mot sur cet incident, et de supposer que l'huissier m'a annoncé à Vos Excellences.

«—Mais, monsieur! dit le ministre des Affaires étrangères en se redressant vivement.

«—J'ai un million de pardons à demander à Votre Excellence. Mais si Votre Excellence ajoute encore un mot, je donne ma démission à M. de Vaize, que voilà, et je vous insulte de façon à rendre une réparation nécessaire.

«—Allons-nous-en, allons-nous-en!» s'écria M. de Vaize fort troublé, entraînant Lucien.

Celui-ci prêta l'oreille pour entendre ce que disait le ministre...; il n'entendit rien.

Une fois en voiture, il pria M. de Vaize, qui commençait un discours paternel, de lui permettre d'abord de lui rendre compte de l'affaire Kortis. Comme on arrivait dans la rue de Grenelle, et comme Lucien finissait de rendre compte de sa mission, M. de Vaize essaya de reprendre son discours onctueux.

«—Monsieur le comte, je travaille pour Votre Excellence depuis cinq heures du soir. Il est une heure. Souffrez que je monte dans mon cabriolet qui suit votre voiture. Je suis mort de fatigue.»

Le ministre se laissa quitter, Lucien monta dans son cabriolet et dit à son domestique de conduire. Il était réellement exténué.

En passant sur le pont Louis XV, le domestique lui dit:

«—Voilà le ministre.»

Il retournait chez son collègue, malgré l'heure avancée.

Chez lui, Lucien trouva son père, un bougeoir à la main qui montait se coucher.

Malgré l'envie passionnée d'avoir l'avis d'un homme de tant d'esprit sur cette affaire:

«—Il est vieux, et il ne faut pas l'empêcher de dormir. À demain les affaires.»

Effectivement, le lendemain à dix heures, il conta tout à son père qui se mit à rire.

«—M. de Vaize te mènera demain dîner chez son collègue, aux Affaires étrangères. Mais voilà assez de duels dans ta vie; maintenant ils seraient de mauvais ton pour toi. Ces messieurs se seront promis de te destituer dans deux mois, ou de te faire nommer préfet à Briançon ou à Pondichéry. Mais si cette place éloignée ne te convient pas plus qu'à moi, je leur ferai peur et j'empêcherai cette disgrâce. Du moins, je le tenterai avec quelques chances de succès.»

Le dîner du ministère des Affaires étrangères se fit attendre jusqu'au surlendemain, et dans l'intervalle, Lucien, toujours occupé de l'affaire Kortis, ne permit pas que M. de Vaize lui reparlât de l'incident.

Quelques jours après, M. Leuwen raconta l'anecdote à trois ou quatre diplomates. Il ne cacha que le nom de Kortis et le genre de l'affaire importante qui obligeait Lucien à chercher son ministre à une heure du matin.

Après des démarches au ministère des Affaires étrangères et une audience au château, M. Leuwen pria Lucien de le suivre.

«—Viens ici, que je répète pour la deuxième fois la conversation que j'ai eu l'honneur d'avoir avec ton ministre. Mais pour ne pas m'exposer à une troisième répétition, allons chez ta mère.»

À la fin de la conférence chez Mme Leuwen, Lucien crut pouvoir accorder un mot de remerciement à son père.

«—Tu deviens commun, mon ami, sans t'en douter. Tu ne m'as jamais tant amusé que depuis un mois. Enfin je t'aime, et la mère te dira que jusqu'ici, pour employer un mot des livres ascétiques, je l'aimais en toi. Mais il faut payer mon amitié d'un peu de gêne.

«—De quoi s'agit-il?

«—Suis-moi.»

Arrivé dans sa chambre:

«—Il est capital que tu te laves de la calomnie d'être saint-simonien. Ton air sérieux et même important peut lui donner cours.

«—Rien de plus simple, un coup d'épée...

«—Oui, pour le donner la réputation de duelliste, presque aussi triste que celle de saint-simonien. Je t'en prie, plus de duel sous aucun prétexte.

«—Et que faut-il donc?

«—Aimer. Rien de moins. Il faut séduire Mme Grandet.

«—Mais, mon père, est-ce que je n'ai pas l'honneur d'être amoureux, déjà, de Mlle Raymonde?»

Lucien demanda au ministre un congé de quatre jours pour terminer quelques affaires d'intérêt à Nancy. Il se sentait depuis quelque temps une envie folle de revoir la petite fenêtre de Mme de Chasteller. Après avoir obtenu le congé du ministre, Lucien en parla à ses parents qui ne trouvèrent pas d'inconvénient à un petit voyage à Strasbourg. Là-dessus, un beau jour, arriva Mme d'Hocquincourt qui débuta par la folie de venir le trouver au ministère.

«—Prenons Mme d'Hocquincourt, se dit Lucien; je ne l'aurai jamais, mais elle va faire mille folies; je m'en tiendrai pour les besoins physiques à Mlle Raymonde.

«—J'ai gagné bien de l'argent par ton télégraphe, dit M. Leuwen à son fils, et jamais ta présence n'a été aussi nécessaire.»

Le soir même, Lucien trouva à dîner, chez son père, son cousin Ernest Déverloy. Celui-ci était fort triste. Son savant, qui lui avait promis quatre voix à l'Académie des sciences politiques, était mort aux eaux de Vichy, et après l'a voir dûment enterré, Ernest s'aperçut qu'il venait de perdre quatre mois de soins ennuyeux et de gagner un ridicule.

«—Car il faut réussir, disait-il à Lucien, et si jamais je me dévoue à un membre de l'Institut, je le prendrai de meilleure santé. Tu as une grande passion et parbleu! tu es bien heureux. On s'occupe de toi! Il ne s'agit que d'en deviner l'objet. Je le dirai bientôt quels sont les beaux yeux qui t'ont enlevé ta gaieté. Heureux Lucien! tu occupes le public. Qu'on est chançard d'être né d'un père qui donne à dîner et qui reçoit Pozzo di Borgo et la haute diplomatie. Si j'avais été le fils d'un tel père, je serais pour tout cet hiver le héros de Paris, et la mort de mon savant m'eût été plus utile que sa vie. Faute d'un père tel que le tien, je fais des miracles et cela ne compte pas, ou ne compte que pour me faire appeler intrigant.»

Lucien trouva les mêmes bruits sur son compte chez quelques anciennes amies de sa mère, qui avaient des salons de second ordre où il était reçu avec amitié.

Le petit Desbacs, auquel il donna quelque liberté de parler de choses étrangères aux affaires, lui avoua que les personnes les mieux instruites parlaient de lui comme d'un jeune homme destiné aux plus grandes choses, mais arrêté tout court par une grande passion.

«—Ah! mon cher, que vous êtes heureux, surtout si vous n'aviez pas cette passion.»

Lucien se détendait du mieux qu'il le pouvait.

Mais il était loin de deviner qu'il devait sa réputation à son père, lequel, réellement, depuis l'aventure du ministère des Affaires étrangères, avait pris de l'amitié pour lui jusqu'au point d'aller à la Bourse, par ces jours froids et humides, chose à laquelle, depuis le jour où il avait eu 60 ans, rien n'avait pu le décider. M. Leuwen songeait à Mme de Thémines, vieille amie de 20 ans et fort liée avec Mme Grandet. Depuis bien des années il prenait soin de sa fortune, et c'est un grand service à Paris et pour lequel la reconnaissance est sans bornes, car, dans la déroute des dignités et de la noblesse d'origine, l'argent est resté la seule chose essentielle, et l'argent sans inquiétudes est la belle chose des belles choses. M. Leuwen alla lui demander des nouvelles de Mme Grandet.

Il voyait Mme de Thémines une fois la semaine, ou chez lui ou chez elle, parce qu'il habitait auprès d'elle. Il prit son rôle au sérieux.

Même il alla plus loin, et jugea qu'à son âge il pouvait entreprendre de la tromper net et de supprimer dans l'histoire de son fils le nom de Mme de Chasteller. Des aventures de son fils il fit une histoire fort jolie, et après avoir amusé Mme de Thémines pendant toute la fin d'une soirée, finit par lui avouer des inquiétudes sérieuses sur son fils qui, depuis trois mois qu'il était admis dans les salons de Mme Grandet, était d'une tristesse mortelle. Il craignait un amour sérieux qui dérangerait ses projets de mariage pour son Lucien.

«—Ce qu'il y a de singulier, lui dit Mme de Thémines, c'est que depuis son retour d'Angleterre, Mme Grandet est fort changée. Il y a aussi du chagrin dans cette tête-là.»

Pour prendre les choses par ordre, voici ce que M. Leuwen apprit de Mme de Thémines et de ses amies, qu'il vit séparément, et nous y ajouterons aussi ce que des mémoires particuliers nous ont fait savoir sur cette femme célèbre.

Mme Grandet se voyait à peu près la plus jolie femme de Paris, ou du moins, on ne pouvait citer les dix plus jolies sans la mettre du nombre. Ce qui brillait surtout en elle, c'était une taille élancée, souple, charmante. Elle avait les plus beaux cheveux blonds du monde. C'était une beauté dans le genre des jeunes Vénitiennes de Paul Véronèse. Les traits étaient jolis, mais pas très distingués. Pour son cœur, il était à peu près l'opposé de ce que l'on se figure comme étant le cœur italien. Le sien était parfaitement étranger à tout ce qu'on appelle émotions tendres et enthousiasme, et cependant elle passait sa vie à jouer ces sentiments. Lucien l'avait trouvée dix fois s'apitoyant sur les infortunes de quelques prêtres prêchant l'évangile en Chine ou sur la misère d'une famille appartenant dans sa province à tout ce qu'il y a de mieux. Mais dans le secret de son cœur, rien ne lui paraissait plus ridicule, plus bourgeois en un mot, que d'être attendrie. Elle voyait en cela la marque la plus sûre d'une âme faible. Elle lisait souvent les Mémoires du cardinal de Retz; ils avaient pour elle le charme qu'elle cherchait vainement dans les romans. Le rôle politique de mesdames de Longueville et de Chevreuse était pour elle ce que sont les aventures de tendresse et de danger pour un jeune homme de dix-huit ans.

«—Quelles positions superbes, se disait Mme Grandet, si elles eussent su se garantir de ces erreurs de conduite qui donnent tant de prise sur nous!»

L'amour même, dans ce qu'il y a de plus réel, ne lui semblait, qu'une corvée, qu'un ennui. C'est peut-être à cette tranquillité d'âme qu'elle devait son étonnante fraîcheur, ce teint admirable qui eût pu lutter avec celui des plus belles Allemandes; cet air de fraîcheur qui était comme une fête pour les yeux. Aussi aimait-elle à se laisser voir à neuf heures du matin, au sortir du lit. C'est alors surtout qu'elle était incomparable: il fallait songer au ridicule du mot, pour résister au plaisir de la comparer à l'aurore. Aucune de ses rivales ne pouvait approcher d'elle sous le rapport de la fraîcheur du teint. Aussi son bonheur était-il de prolonger jusqu'au grand jour les bals qu'elle donnait, et de faire déjeuner les danseurs au soleil, les volets ouverts. Si quelque femme, sans se douter de ce coup de Jarnac, était restée à l'étourdie, entraînée par le plaisir de la danse, Mme Grandet triomphait. C'était le seul moment dans la vie où son âme perdit terre, et ces humiliations de ses rivales étaient l'unique chose à quoi sa beauté lui semblait bonne. La musique, la peinture, l'amour lui semblaient des niaiseries inventées par et pour les petites âmes. Et elle passait sa vie à goûter un plaisir sérieux, disait-elle, dans sa loge aux Bouffes; car, avait-elle soin d'ajouter, les chanteurs italiens ne sont pas excommuniés.

Le matin, elle peignait des aquarelles avec un talent vraiment fort distingué. Cela lui semblait aussi nécessaire à une femme du grand monde qu'un métier à broder, et bien moins ennuyeux. Une chose marquait qu'elle n'avait pas l'âme noble: c'était l'habitude et presque la nécessité de se comparer aux grandes dames du faubourg Saint-Germain. Elle avait engagé son mari à la conduire en Angleterre, pour voir si elle trouverait une blonde qui eût plus de fraîcheur, et pour savoir si elle aurait peur à cheval. Elle avait rencontré dans les élégants Country-Seats où elle avait été invitée, l'ennui, mais non le sentiment de la moindre crainte.

Quand Lucien lui fut présenté, elle revenait d'Angleterre, et ce séjour en ce pays avait envenimé l'admiration, voisine de l'envie, qu'elle éprouvait pour la noblesse d'origine. Mme Grandet n'avait été en Angleterre que la femme d'un des juste-milieu de Juillet les plus distingués par la faveur du roi, mais à chaque instant elle s'était sentie la femme d'un marchand. Ses cent mille livres de rente qui la tiraient si fort du pair à Paris, en Angleterre n'étaient presque qu'une vulgarité de plus.

Elle vivait donc avec ce grand souci:

«—Il faut n'être plus femme de marchand; devenir une Montmorency!»

Son mari était un gros et grand homme de quarante ans, fort bien portant. Il n'y avait pas de veuvage à espérer. Mais elle ne s'arrêta pas longtemps à cette idée: sa grande fortune l'avait éloignée de bonne heure, et par orgueil, des voies obliques. Elle méprisait tout ce qui était crime. Il s'agissait de devenir une Montmorency sans rien se permettre qu'elle n'eût pu avouer. C'était comme la diplomatie de Louis XIV quand il était heureux.

Son mari, colonel de la garde nationale, avait bien remplacé les Rohan et les Montmorency, politiquement parlant, mais quant à elle, personnellement, sa fortune était encore à faire.

Qu'est-ce qu'une Montmorency, à peine âgée de vingt-trois ans et avec une immense fortune, ferait de son bonheur? Et ce n'était pas encore là toute la question. Ne fallait-il pas faire encore autre chose, pour arriver à être regardée dans le monde à peu près comme cette Montmorency le serait?

Une haute et sublime dévotion, ou bien de l'esprit comme Mme de Staël, ou bien une illustre amitié. Devenir l'amie intime de la reine ou de Mme Adélaïde, ou une sorte de Mme de Polignac de 1785; être à la tête de la cour et donner des soupers à la reine. Ou encore, à défaut de tout cela, une amitié dans le faubourg Saint-Germain.

Toutes ces possibilités occupaient tour à tour son esprit, et l'accablaient, car elle avait plus de persévérance et de courage que d'esprit. Elle ne savait pas se faire aider, elle avait bien deux amies, Mmes de Thémines et de Travel, mais elle n'accordait sa confiance que pour une partie seulement des projets qui l'empêchaient de dormir.

Un peu avant le voyage de Lucien à Nancy, Mme Grandet ne voyant rien se réaliser de ses ambitions, s'était dit ceci:

«—Ne serait-ce pas négliger un avantage actuel et perdre une grande chance de distinction, que de ne pas inspirer un grand amour, célèbre par le malheur de l'amoureuse? Ne serait-il pas admirable, dans toutes les suppositions, qu'un homme distingué allât voyager en Amérique pour m'oublier, moi qui ne lui accordais jamais un moment d'attention?»

Ce fut dans ces circonstances intimes et tout à fait inconnues de M. Leuwen le père, que Mme de Thémines, un matin, vint passer une heure avec sa jeune amie pour savoir si dans ce cœur il y avait quelque chose pour Lucien. Après avoir ménagé l'état de sa vanité et de son ambition, Mme de Thémines lui dit:

«—Vous faites des malheureux, ma belle, et vous les choisissez bien.

«—Je suis si éloignée de choisir, répondit sérieusement Mme Grandet, que j'ignore jusqu'au nom du malheureux chevalier. Est-ce un homme de naissance?

«—La naissance ne lui manque pas.

«—Trouve-t-on vraiment de bonnes manières sans naissance? fit Mme Grandet avec découragement.

«—Que j'aime le ton parfait qui vous distingue! s'écria Mme de Thémines. Malgré la plate adoration qu'on a pour l'esprit, cet acide de vitriol qui ronge tout, vous ne l'admettez pas comme compensation des bonnes manières. Ah! que vous êtes bien des nôtres!

«Mais je croirais assez que votre victime nouvelle a des manières distinguées. Il est vrai qu'il est habituellement si triste depuis qu'il vient ici, qu'il n'est pas bien facile d'en juger. C'est la gaieté d'un homme, c'est le genre de ses plaisanteries et sa manière de les dire, qui marquent sa place dans la société. Si celui que vous rendez malheureux appartenait à une famille de noblesse, il appartiendrait indubitablement au premier rang.

«—Ah! c'est M. Leuwen, le maître des requêtes?

«—Eh bien! c'est vous ma belle, qui le conduirez au tombeau.

«—Ce n'est pas l'air malheureux que je lui trouve, dit Mme Grandet; c'est l'air ennuyé.»

On ajouta à peine quelques mots, Mme de Thémines laissa tomber le discours sur la politique et dit, à propos de quelque chose:

«—Ce sont les gens que vous recevez chez vous qui font et défont les ministres.

«—Mais je suis bien loin de recevoir exclusivement ces messieurs.

«—Ne désertez pas une belle position, ma chère. Déjà une fois, sous Louis XIV, comme le rabâche sans cesse ce méchant duc de Saint-Simon que vous aimez tant, les bourgeois ont pris le ministère. Qu'étaient Colbert, Séguier? À la longue les ministres font la fortune de leurs amis.

«Qui fait les ministres aujourd'hui? Les Rothschild, les Leuwen, les... À propos, n'est-ce pas M. Pozzo di Borgo qui disait l'autre jour que M. Leuwen avait fait une scène au ministre des Affaires étrangères à propos de son fils, ou bien c'est le fils qui au milieu de la nuit, est allé faire une scène à ce ministre...»

Mme Grandet raconta tout ce qu'elle savait sur l'affaire; c'était la vérité, à peu près, mais racontée à l'avantage des Leuwen.

Le soir, Mme de Thémines crut pouvoir rassurer M. Leuwen le père et lui dire qu'il n'y avait ni amour, ni galanterie, entre son fils et la belle Mme Grandet.

* * *

M. Leuwen était, un homme gros et fort; il avait le teint fleuri, l'œil vif et de jolis cheveux gris bouclés. Son habit, son gilet, étaient un modèle de cette élégance modeste qui convient à un homme âgé. On trouvait dans toute sa personne quelque chose d'assuré. À son œil noir, à ses brusques changements de physionomie, on l'eût pris plutôt pour un peintre, pour un homme de génie (comme il n'y en a plus) que pour un banquier célèbre. Il paraissait dans beaucoup de salons, mais il abhorrait les gens graves; il passait sa vie avec les diplomates, gens d'esprit, et le corps respectable des danseuses de l'Opéra. Il était leur providence dans les petites affaires d'argent; tous les soirs on le trouvait au foyer de l'Opéra. Il faisait assez peu de cas de la société qui s'appelle bonne. L'impudence et le charlatanisme, sans lesquels on ne réussit pas, l'importunaient. Il ne craignait, comme nous l'avons dit, que deux choses au monde: les ennuyeux et l'air humide. Pour fuir ces deux pestes, il faisait des choses qui eussent donné des ridicules à tout autre. Se promenant sur le boulevard, son laquais lui donnait un manteau pour passer devant la rue de la Chaussée-d'Antin. Il changeait d'habit cinq ou six fois par jour au moins, suivant le vent qui soufflait, et il avait pour cela des appartements dans tous les quartiers de Paris. Il ne disait jamais la vérité qu'à sa femme, qui l'adorait, mais aussi il la lui disait toute. Elle était pour lui comme une seconde mémoire à laquelle il tenait plus qu'à la sienne propre. D'abord, il avait voulu s'imposer quelque réserve quand son fils était en tiers, mais cette réserve était incommode et gâtait l'entretien. Mme Leuwen aimait à ne pas se priver de la présence de son fils, et comme il le jugeait fort discret, il avait fini par tout dire devant lui. L'intérieur de ce vieillard, dont les mots méchants faisaient si peur, était des plus gais.

À l'époque dont il est question ici, M. Leuwen était triste, agité. Pendant quelques jours, il joua fort gros jeu, se permit même d'aller à la Bourse, et Mlles des Brions, sa maîtresse, donna deux soirées dansantes dont il fit les honneurs.

Une nuit, à deux heures du matin, en revenant de l'une de ces soirées, il trouva son fils qui se chauffait dans le salon, el son chagrin éclata.

«—Allez pousser le verrou de cette porte...»

Et comme Lucien revenait près de la cheminée:

«—Savez-vous le ridicule affreux dans lequel je suis tombé? dit-il avec humeur.

«—Et lequel, mon père? je ne me serais jamais douté...

«—Je vous aime, et par conséquent vous me rendez malheureux, car la première des peines, c'est d'aimer, fit-il en s'animant de plus en plus et en prenant un ton sérieux que son fils ne lui connaissait pas. Dans ma longue carrière, je n'ai connu qu'une exception, mais aussi elle est unique. J'aime votre mère, elle est nécessaire à ma vie, et elle ne m'a jamais donné un grain de malheur. Au lieu de vous regarder comme mon rival dans son cœur, je me suis avisé devons aimer, et c'est un ridicule dans lequel je m'étais bien juré de ne jamais tomber. Vous m'empêchez de dormir.»

À ce mot Lucien devint tout à fait sérieux. Son père n'exagérait jamais et il comprit qu'il allait avoir affaire à un accès de colère réel.

M. Leuwen était d'autant plus irrité qu'il parlait à son fils après s'être promis, quinze jours durant, de ne pas lui dire un mot de ce qui le tourmentait.

«—Daignez m'attendre, dit-il avec amertume.

Il revint bientôt avec un petit portefeuille en cuir de Russie.

«—Il y a là 12.000 francs. Si vous ne les prenez pas, je crois que nous nous brouillerons.

«—Le sujet de la querelle serait neuf, dit Lucien en souriant. Les rôles sont renversés et...

«—Oui, ce n'est pas mal. Voilà du petit esprit. Mais, en un mot comme en mille, il faut que vous preniez une grande passion pour Mlle Gosselin, la petite danseuse. Et n'allez pas lui donner votre argent et puis vous sauver à cheval, dans les bois de Meudon ou au diable, comme c'est votre belle habitude. Il s'agit de passer vos soirées avec elle, de lui donner tous vos moments. Il faut en être fou.

«—Fou de Mlle Gosselin?

«—Le diable t'emporte! Fou de Mlle Gosselin ou d'une autre. Qu'est-ce que cela fait? Il convient que le public sache que tu as une maîtresse.

«—Et, mon père, la raison de cet ordre si sévère?

«—Tu la sais fort bien. Voilà que tu deviens de mauvaise foi en parlant avec ton père, et de tes intérêts encore. Que le diable t'emporte, et qu'après t'avoir emporté, il ne te rapporte jamais! Je suis certain que si je passais deux mois sans le voir, je ne penserais plus à toi. Que n'es-tu resté à Nancy! Cela fallait fort bien: tu aurais été le digne héros de deux ou trois bégueules...

Lucien devint pourpre...

«—Mais dans la position que je l'ai faite, ton fichu air sérieux et même triste, si admis en province, où il est l'exagération de la mode, n'est propre qu'a le donner dans le ridicule abominable de n'être au fond qu'un fichu saint-simonien.

«—Mais je ne suis pas saint-simonien: je crois vous l'avoir prouvé.

«—Eh! sois-le, saint-simonien! sois encore mille fois plus sot, mais ne le parais pas.

«—Mon père, je serai plus gai, plus causeur, je passerai deux heures à l'Opéra au lieu d'une.

«—Est-ce qu'on change de caractère? Est-ce que tu seras jamais folâtre ou léger? Or, toute ta vie, si je n'y mets ordre, mais ordre d'ici à quinze jours, ton sérieux passera non pour l'enseigne du bon sens, non pour la conséquence d'une bonne chose, mais pour tout ce qu'il y a de plus antipathique à la bonne compagnie. Et quand ici l'on s'est mis à dos la bonne compagnie, il faut accoutumer son amour-propre à recevoir dix coups d'épingle par jour, auquel cas la meilleure ressource est de se brûler la cervelle ou d'aller s'enfermer à la Trappe. Voilà où tu en étais il y a deux mois, moi me tuant à faire comprendre que tu me ruinais en folies de jeune homme. Et en ce bel état, avec ce fichu bon sens sur la figure, tu vas te faire un ennemi du comte de Beauséant, le ministre des Affaires étrangères, un renard qui ne te pardonnera jamais si tu parviens à faire quelque figure dans le monde, et si tu t'avises à parler encore de l'affaire, pour laquelle tu veux l'obliger a se couper la gorge avec toi, ce qu'il n'aime pas.

«Tu en trouveras d'autres, fort bien reçus dans le monde, hommes d'esprit et, de plus, espions du ministère des Affaires étrangères. Prétends-tu les tuer tous en duel? Et si tu es tué, que devient ta mère? car le diable m'emporte si je pense à toi après que je ne te verrai plus. Pour toi, depuis trois mois, je cours les chances de prendre un accès de goutte qui peut fort bien m'enlever. Je passe ma vie à cette Bourse qui est plus humide que jamais depuis que j'y mets les pieds.

«—Ainsi, vous faites la guerre au pauvre petit quart d'heure de liberté que je puis encore avoir! Sans reproche, vous m'avez pris tous mes moments. Il n'est pas de pauvre diable d'ambitieux qui travaille autant que moi, car je compte pour travail, et le plus pénible, dans la disposition d'esprit où je me trouve, les séances à l'Opéra...

«—Si tu partais, en revenant au bout de six mois tu trouverais ta réputation complètement perdue, et tes mauvaises qualités seraient établies sur des faits incontestables et parfaitement oubliés. C'est ce qu'il y a de pire pour une réputation. Il faut ensuite ramener l'attention du public et se donner l'inflammation à la blessure pour la guérir. M'entends-tu?

«—Que trop, hélas! Je vois que vous ne voulez pas de six mois de voyage ou de six mois de présence, en échange de Mlle Gosselin.

«—Ah! tu parais devenir raisonnable, le ciel en soit béni! Mais comprends donc que je ne suis pas baroque. Mme de Beauséant dispose de vingt, de trente, peut-être de quarante espions diplomatiques, appartenant à la bonne compagnie et plusieurs à la très haute société. Il y a là des espions volontaires, tels que X... qui a quarante mille livres de rente. Mme la princesse de Morvan est à ses ordres.

«Ces gens ne manquent pas de tact, la plupart ont servi sous dix ou douze ministres et la personne qu'ils ont étudiée de plus près avec le plus de soin, c'est naturellement leur ministre. Je les ai surpris jadis, ayant des conférences entre eux à ce sujet. Même j'ai été consulté par demi ou trois qui m'ont des obligations d'argent. Quatre ou cinq,—M. le comte X... par exemple, que tu vois chez moi,—quand ils peuvent donner une nouvelle, veulent jouer à la rente et n'ont pas toujours ce qu'il faut pour couvrir les différences. Je leur rends service, par-ci par-là, pour de petites sommes. Enfin, pour le dire tout, j'ai obtenu l'aveu, il y a deux jours, que le Beauséant a une colère bleue, contre toi. Il passe pour n'avoir du cœur que lorsqu'il y a un grand cordon à gagner. Peut-être rougit-il de s'être trouvé faible en ta présence. Le pourquoi de sa peine, je l'ignore, mais il te fait l'honneur de te haïr.

«Ce dont je suis sur, c'est qu'on a organisé la mise en circulation d'une calomnie qui tend à te faire passer pour saint-simonien, retenu à grand peine dans le monde par ton amitié pour moi. Après moi, tu arboreras le saint-simonisme et tu te feras chef de quelque nouvelle religion.

«Je ne répondrais pus même, si la colère de Beauséant lui dure, que quelqu'un de ces espions ne le servît avec trop de zèle... Plusieurs de ces messieurs, malgré leurs brillants cabriolets, ont souvent le plus urgent besoin d'une gratification de cinquante louis et seraient trop heureux d'accrocher cette somme au moyen d'un duel. C'est à cause de cette partie de mon discours que j'ai la faiblesse de parler. Tu me fais faire, coquin, ce qui ne m'est pas arrivé depuis quinze ans: manquer à la parole que je me suis donnée à moi-même. C'est à cause de la gratification de cinquante louis, gagnée si l'on t'envoie ad patres, que je n'ai pas pu te parler devant ta mère. Si elle le perd, elle meurt, et j'aurai beau faire des folies, rien ne pourrait me consoler de sa perte, et,—ajouta-t-il avec emphase,—nous aurions une famille effacée du monde.

«—Je tremble que vous ne vous moquiez de moi, dit Lucien d'une voix qui semblait s'éteindre à chaque mot. Quand vous me faites une épigramme, elle me semble si bonne que je me la répète pendant huit jours contre moi-même, et le Méphistophélès que j'ai en moi, triomphe de la partie agissante. Ne me plaisantez pas, car je saurai être sincère. Ne me persiflez pas pour une chose que vous savez sans doute, mais que je n'ai jamais avouée à âme qui vive.

«—Diable! c'est du neuf en ce cas. Je ne t'en parlerai jamais.

«—Je tiens, ajouta Lucien d'une voix brève et en regardant le parquet, à être fidèle à une maîtresse que je n'ai jamais eue. Le moral entre pour si peu dans mes relations avec Mme Raymonde qu'elle ne me donne presque pas de remords. Et cependant—vous allez vous moquer de moi—elle m'en donne souvent! quand je la trouve gentille. Mais quand je ne lui fais pas la cour, je suis triste, sombre et il me vient des idées de suicide—car rien ne m'amuse... Répondre à votre tendresse c'est seulement un devoir moins pénible que les autres.

Je n'ai trouvé de distraction complète qu'auprès du lit de ce malheureux Kortis, et encore à quel prix! Je côtoyais l'infamie!

«Mais vous vous moquez de moi, dit Lucien, en osant relever les yeux à la dérobée.

«—Pas du tout. Heureux qui a une passion, fût-ce d'être amoureux d'un diamant, comme cet Espagnol dont Tallemant des Réaux raconte l'histoire.

«La vieillesse n'est, autre chose que la privation de folies, l'absence d'illusions et de passions. Je place l'absence des folies bien avant la diminution des forces physiques. Je voudrais être amoureux, fût-ce de la plus laide cuisinière de Paris, et qu'elle répondît à ma flamme.

«Je dirai comme saint Augustin: «Credo quia absurdum.» Plus la passion serait absurde, plus je l'envierais.»

Et la physionomie de M. Leuwen prit un caractère de solennité que Lucien ne lui avait jamais vu. (C'est que M. Leuwen n'était jamais absolument sérieux. Quand il n'avait personne de qui se moquer, il se moquait de lui-même, souvent sans que Mme Leuwen même s'en aperçût.) Ce changement de physionomie plut à notre héros et encouragea sa faiblesse.

«—Eh bien, reprit-il d'une voix plus assurée, si je fais la cour à Mlle Gosselin ou à toute autre demoiselle célèbre, tôt ou tard, je serai obligé d'être heureux, et c'est ce qui me fait horreur. Ne vous est-il pas égal que je prisse une femme honnête?»

M. Leuwen éclata de rire.

«—Ne... te... fâche pas, dit-il en étouffant. Je resterai fidèle... à notre traité; c'est de la partie réservée du traité... que je ris... Et où diable... prendras-tu ta femme honnête?...

«Ah! mon Dieu, fit-il en riant aux larmes, et quand enfin, un beau jour... ta femme honnête confessera sa sensibilité à ta passion, quand enfin sonnera l'heure du berger... que fera le berger?...

«—Je lui reprocherai gravement de manquer à la vertu, dit Lucien d'un grand sang-froid. Cela ne sera-t-il pas digne de ce siècle moral?

«—Pour que la plaisanterie fût bonne, il faudrait choisir cette maîtresse dans le faubourg Saint-Germain.

«—Mais vous n'êtes pas duc, et je ne sais pas avoir de l'esprit et de la gaieté, en ménageant trois ou quatre préjugés saugrenus, dont nous rions même dans nos salons du juste-milieu, si stupides d'ailleurs.»

Tout en parlant, Lucien vint à songer à quoi il s'engageait insensiblement; il tourna à la tristesse sur-le-champ, et dit malgré lui:

«—Quoi, mon père, une grande passion! Avec ses assiduités, sa constance, son occupation de tous les moments.

«—Fais ton arrêt toi-même, et choisis ton supplice. J'en conviens, la plaisanterie serait meilleure avec une vertu à haute pitié et à privilège. Et d'ailleurs le pouvoir, qui est une bonne chose, se retire de ces gens-là, quand ils viennent à nous.

«Eh bien! parmi nous autres, nouvelle noblesse, gagnée en écrasant ou en escamotant la révolution de Juillet...

«—Ah! je vois où vous voulez en venir.

«—Eh bien! dit M. Leuwen du ton de la plus parfaite bonne foi, où veux-tu trouver mieux? N'est-ce pas une vertu, d'après celles du faubourg Saint-Germain?

«—Comme Dangeau n'était pas un grand seigneur, mais d'après un grand seigneur! Ah! elle est trop ridicule à mes yeux; jamais je ne pourrai m'accoutumer à avoir une grande passion pour Mme Grandet. Dieu! quel flux de paroles, quelles prétentions!

«—Chez Mlle Gosselin, tu auras des gens désagréables et de mauvais ton. D'ailleurs plus elle est différente de ce que l'on a aimé, moins il y a d'infidélité.»

M. Leuwen alla se promener à l'autre bout du salon. Il se reprochait cette allusion.

«—J'ai manqué au traité. Cela est mal, fort mal. Quoi! même avec mon fils, ne puis-je pas me permettre de penser tout haut?

«Mon ami, ma dernière phrase ne vaut rien et je parlerai mieux à l'avenir. Mais voilà trois heures qui sonnent. Si tu fais ce sacrifice, c'est pour moi et uniquement pour moi. Je ne te dirai point que, comme le prophète, tu vis dans un nuage depuis plusieurs mois, et qu'au sortir du nuage, tu seras tout étonné du nouvel aspect de toutes choses. Tu en croiras toujours plus les sensations que mes récits. Ainsi ce que mon amitié te demande, c'est le sacrifice de six mois de ta vie. Il n'y aura de très amer que le premier. Ensuite tu prendras certaines habitudes dans ce salon où vont quelques hommes paisibles, si toutefois tu n'en es pas expulsé par la vertu terrible de Mme Grandet, auquel cas nous chercherions une autre vertu. Te sens-tu le courage de signer un engagement de six mois?»

Lucien se promenait dans le salon et ne répondait pas.

«—Si tu dois signer le traité, signons-le tout de suite, et tu me donneras une bonne nuit, car,—fit-il en souriant,—depuis quinze jours, à cause de vos beaux yeux, je ne dors plus.»

Lucien s'arrêta, le regarda et se jeta dans ses bras. M. Leuwen père fut très sensible à cette embrassade; il avait soixante-cinq ans!

Lucien lui dit, pendant qu'il était dans ses bras:

«—Ce sera le dernier sacrifice que vous me demanderez?

«—Oui, mon ami, je te le promets. Tu fais mon bonheur. Adieu!»

Lucien resta debout dans le salon, profondément pensif. Ce mot si touchant: tu fais mon bonheur, retentissait dans son cœur.

Mais d'un autre côté, faire la cour à Mme Grandet lui semblait une chose horrible.

«—Voyons ce que dit la raison, se dit-il tout à coup. Quand je n'aurais pour mon père aucun des sentiments que je lui dois en stricte justice, je suis obligé de lui obéir, car enfin j'ai été incapable de gagner quatre-vingt-quinze francs par mois. Si mon père ne me donnait pas ce qu'il faut pour vivre à Paris, ce que je devrais faire pour gagner de quoi vivre ne serait-il pas plus pénible que de faire la cour à Mme Grandet?»

Lucien prolongea longtemps son examen. Comment ferait-il le lendemain pour marquer à Mme Grandet qu'il l'adorait. Et ce mot le jeta peu à peu dans le profond et tendre souvenir de Mme de Chasteller. Il y trouva tant de charme qu'il finit par se dire:

«—À demain les affaires.»

Ce demain n'était qu'une façon de parler. Quand il éteignit sa bougie, les tristes bruits d'une matinée d'hiver remplissaient déjà la rue.

Il eut, ce jour-là, beaucoup de travail au bureau de la rue de Grenelle et à la Bourse. Jusqu'à deux heures, il examina les articles d'un grand règlement qu'il fallait rendre le soir même. Depuis quelque temps le ministre avait pris l'habitude de renvoyer à l'examen sérieux de Lucien les rapports de ses chefs de division, travail qui exigeait plutôt du bon sens et de la probité qu'une profonde connaissance des 4.400 lois, arrêts, circulaires, qui régissaient le ministère de l'Intérieur. Le ministre avait donné à ces rapports de Lucien le nom de sommaires succinctset ces sommaires succincts avaient souvent de dix à quinze pages. Très occupé par les affaires du télégraphe, Lucien avait été obligé de laisser en retard plusieurs de ces travaux. Il prit un cabriolet qui roula rapidement vers le comptoir de son père et, de là, à la Bourse. Comme à l'ordinaire, il se garda bien d'y entrer, mais attendit des nouvelles de ses agents dans les cafés voisins et en regardant les boutiques d'estampes.

Tout à coup, il rencontra trois domestiques de son père qui le cherchaient partout pour lui remettre un billet de deux lignes:

«Courez à la Bourse. Entrez-y vous-même et arrêtez toute l'opération. Coupez net. Faites revendre, même à perte, et cela fait, venez bien vite me parler.»

Cet ordre l'étonna beaucoup; il courut l'exécuter et il eut assez de peine. Enfin il put courir chez son père.

«—Eh bien, as-tu défait cette affaire?

«—Tout à fait: mais pourquoi la défaire? elle me semble...

«—C'est de bien loin, la meilleure affaire dont nous nous soyons occupés. Il y avait là trois cent mille francs à réaliser. Ton ministre te le dira si tu sais l'interroger. Va le retrouver, il est fou d'inquiétude.»

Lucien courut au ministère et trouva M. de Vaize qui attendait enfermé à double tour dans sa chambre et tourmenté par une profonde agitation.

«—Êtes-vous parvenu à tout défaire?

«—Tout absolument, à dix mille francs près que j'avais fait acheter par un M. Bourbon que je n'ai pas retrouvé.

«—Ah! cher ami, je sacrifierais un billet de cinq cents francs, je sacrifierais même un billet de mille francs pour ravoir cette bribe et ne pas paraître avoir fait la moindre affaire sur cette damnée dépêche. Il y a longtemps que je ne doute plus de votre prudence et que je suis sur de vous. On se réserve cette affaire, et encore c'est par miracle que je l'ai su. Il faut à tout prix retrouver M. Bourbon et retirer les dix mille francs. Et il faut encore que demain vous soyez assez complaisant pour acheter une jolie montre de femme. Voici deux mille francs, faites bien les choses: allez jusqu'à trois mille au besoin. Peut-on pour cela avoir quelque chose de présentable?

«—Je le crois.

«—Eh bien, il faudra faire remettre cette jolie montre de femme, par une personne sûre, et avec un volume des romans de Balzac, portant un chiffre impair: 3, 1, 5, à Mme Lavernange, rue Sainte-Anne, n° 90. À présent que vous savez tout, mon ami, encore un acte de complaisance; ne laissez pas la chose faite à demi. Raccrochez-moi ces dix mille francs et qu'il ne soit pas dit ou du moins que l'on ne puisse pas prouver, à qui de droit, que j'ai fait, moi ou les miens, la moindre affaire sur cette dépêche...

«—Votre Excellence ne doit avoir aucune inquiétude à ce sujet», dit Lucien en prenant congé avec tout le respect possible.

Il n'eut aucune peine à trouver ce M. Bourbon qui dînait tranquillement à son troisième étage avec sa femme et ses enfants, et moyennant l'assurance de payer la différence à la revente, le soir même, au café Tortoni, ce qui pouvait monter à cinquante ou cent francs, toute trace de l'opération fut anéantie, ce dont Lucien prévint le ministre par un mot.

Il arriva chez son père à la fin du dîner... Il était tout joyeux, et la corvée du soir, dans le salon de Mme Grandet ne lui semblait plus qu'une chose fort simple. Tant il est vrai que les caractères qui ont leur imagination pour ennemie doivent agir beaucoup avant d'accomplir une chose pénible, et jamais y réfléchir.

«—Ma mère, pardonnez-moi tontes les choses communes que je vais dire avec emphase, dit Lucien à sa mère, en la quittant sur les neuf heures.»

En entrant à l'hôtel Grandet, il examinait curieusement le portier, et cette cour, cet escalier, au milieu desquels il allait manœuvrer. Tout était magnifique, mais trop neuf. Dans l'antichambre, un paravent de velours bleu garni de clous d'or, et un peu usé, disait aux passants: Ce n'est pas d'hier seulement que nous sommes riches...

Lucien trouva Mme Grandet en petit comité: il y avait sept à huit personnes dans l'élégante rotonde où elle recevait à cette heure. Elle examinait, avec des bougies que l'on plaçait successivement sur tous les points, un buste de Cléopâtre, que l'on venait de lui envoyer. L'expression de la reine d'Égypte était simple et noble. Toutes les personnes présentes faisaient des phrases et l'admiraient.

Un député du centre complaisant, attaché à la maison, proposa une poule au billard.

Lucien reconnut la grosse voix qui, à la Chambre, est chargée de rire, quand par hasard on fait quelque proposition généreuse.

Mme Grandet sonna avec empressement pour faire éclairer le billard.

Tout semblait à Lucien avoir une physionomie nouvelle.

«—Il est bon à quelque chose, pensa-t-il, d'avoir des projets, quelque ridicules qu'ils soient. Elle a une taille charmante et le jeu de billard fournit cent occasions de se placer dans les poses les plus gracieuses. Il est étonnant que les convenances religieuses du faubourg Saint-Germain ne se soient pas encore avisées de proscrire ce jeu!»

Au billard, Lucien commença à parler et ne cessa presque plus. Sa gaieté augmentait à mesure que le succès de ses propos communs et lourds venait chasser l'image de l'embarras que devait lui causer l'ordre de faire la cour à Mme Grandet. Il se donnait l'esprit de se moquer de lui-même, de ce qu'il disait; c'était de l'esprit d'arrière-boutique, des anecdotes imprimées partout, des nouvelles de journaux.

Il considérait avec une admiration assez peu dissimulée les charmantes poses que prenait Mme Grandet.

«—Grand Dieu! qu'eût dit Mme de Chasteller si elle avait surpris un de ces regards.

Mais il finit l'oublier pour être heureux ici!» se dit-il, et il éloigna cette idée fatale, mais pas assez vite pour que son regard n'eût pas l'air fort ému.

Mme Grandet le regardait elle-même d'une façon assez singulière; point tendre, il est vrai, mais assez étonnée. Elle se rappelait vivement tout ce que Mme de Thémines lui avait appris quelques jours auparavant de la passion que Lucien avait pour elle.

«—Réellement il est présentable, pensait-elle; il a beaucoup de distinction.»

À la poule, le hasard avait donné à Leuwen la bille n° 6. Un grand jeune homme silencieux, apparemment adorateur muet de la maison, eut le n° 5 et Grandet le n° 4.

Lucien essaya de tuer le 5, y réussit, et se trouva par là chargé de jouer sur Mme Grandet et de la faire gagner, ce dont il s'acquitta avec assez de grâce. Il tentait tou jours les coups les plus difficiles, et avait le malheur de ne jamais faire la bille de Mme Grandet, et de la placer presque toujours dans une position avantageuse.

Mme Grandet était heureuse.

«—La chance de gagner une poule de vingt francs donnerait-elle de l'émotion à cette âme de femme de chambre logée dans un si beau corps? La poule va finir: voyons si ma conjecture est fondée.»

Il se laissa tuer; alors ce fut le n° 7 à jouer sur Mme Grandet. Ce numéro était tenu parmi préfet en congé, grand hâbleur et porteur de toutes les prétentions, même de celle de bien jouer au billard. Ce fat montrait une exaltation de mauvais goût à parler des coups qu'il allait faire, et menaçait Mme Grandet de faire sa bille ou de la mal placer.

Celle-ci, voyant son sort changé par la mort de Leuwen, prit de l'humeur, les coins de sa bouche si fraîche se serrèrent contre ses dents.

Au troisième mauvais coup que lui infligeait le préfet, elle regarda Lucien avec une expression de regret. Bientôt, en effet, elle perdit la partie, mais Lucien avait fait de tels progrès dans son esprit, qu'elle jugea à propos de lui adresser une petite dissertation géométrique et profonde, sur les angles que forment les billes d'ivoire en frappant les bandes du billard. Leuwen fit des objections.

«—Ah! vous êtes un élève de l'École polytechnique! Mais vous êtes un élève chassé et sans doute pas très fort en géométrie.»

Il invoqua des expériences, on mesura des distances sur le billard. Mme Grandet eut l'occasion d'étaler de charmantes poses et de jeter des éclats de voix. De ce moment, Lucien fut vraiment bien; Mme Grandet ne quitta les expériences que pour lui offrir de faire une partie de billard avec elle.

Sur les dix heures, il vint assez de monde, et sur les onze heures, M. Grandet arriva avec un ministre. Bientôt survint un second ministre, et, sur ses pas, les trois ou quatre députés les plus influents. Cinq ou six savants qui se trouvaient là, se mirent à faire bravement la cour aux Ministres et même aux députés. Ils eurent aussitôt pour rivaux deux ou trois littérateurs célèbres, un peu moins plats dans la forme, et, peut-être, plus esclaves au fond, mais cachant leur bassesse sous une urbanité parfaite. Ils débitaient d'une voix périodique et adoucie des compliments indirects et admirables de délicatesse.

À ce moment, Mme Grandet vint, du bout du salon, adresser la parole à Lucien.

«—Voilà une impertinence, se dit-il en riant. Où diable a-t-elle pris cette attention délicate? Serais-je duc sans le savoir?»

Les députés étaient devenus abondants dans le salon. Ils parlaient haut et cherchaient à faire du bruit. Ils levaient le plus possible leurs têtes grisonnantes et essayaient de se donner des mouvements brusques. L'un posait sa belle boîte d'or sur la table où il jouait de façon à faire retourner les voisins; un autre s'établissait sur sa chaise, la faisait remuer à chaque instant sur le parquet, sans égard pour les oreilles des personnes présentes.

Ils avaient tous l'importance du gros propriétaire qui vient de renouveler un bail avantageux.

Celui qui se remuait avec tant de bruit sur sa chaise vint, un instant après, dans la salle de billard et demanda à Lucien la Gazette de France qu'il lisait. Il pria pour ce petit service d'un air si bas, que notre héros en fut tout attendri. Cet ensemble lui rappelait Nancy.

Il sortit de sa rêverie en entendant rire à ses côtés. Un écrivain célèbre racontait une anecdote fort plaisante sur l'abbé Barthélemy, auteur du Voyage d'Anacharsis; puis vint une anecdote sur Marmontel, ensuite une troisième sur l'abbé Delille.

«—Le fond de toute cette gaieté est sec et triste. Ces gens d'académie ne vivent que sur les ridicules de leurs prédécesseurs. Ils mourront banqueroutiers, eux et leurs successeurs. Ils sont trop timides, même pour faire des sottises.»

Au commencement de la quatrième anecdote sur les ridicules de Chénier, Lucien n'y put tenir et regagna le grand salon, par une galerie garnie de bustes et que l'on tenait moins éclairée. Devant une porte, il rencontra Mme Grandet qui lui adressa encore la parole.

«—Je serais un ingrat si je ne me rapprochais pas de son groupe, au cas où il lui prendrait envie de faire sa Mme Staël.»

Il n'eut pas longtemps à attendre.

On avait, ce soir-là, présenté à Mme Grandet un jeune savant allemand, à grands cheveux blonds séparés au milieu du front, et horriblement maigre. Elle parla d'Homère, de l'École d'Alexandrie, des découvertes faites par les Allemands. On en vint aux antiquités chrétiennes, et pour en parler, Mme Grandet prit un air sérieux, les coins de sa bouche s'abaissèrent.

Cet Allemand, nouvellement présenté, ne se mit-il pas à attaquer la messe, en présence d'une bourgeoise de la cour de Louis-Philippe? (Ces Allemands sont les rois de l'inconvenance.)

La messe n'était au Ve siècle, disait-il, qu'une réunion où l'on rompait le pain en mémoire de Jésus-Christ. C'était une sorte de thé de gens bien pensants. Il n'entrait dans l'idée de personne que l'on fit actuellement quelque chose différant le moins du monde d'une action ordinaire, et encore moins que l'on fit un miracle du changement de pain et de vin dans le corps et le sang du Sauveur. Ce thé des premiers chrétiens a augmenté d'importance et la messe s'est formée.

«—Mais, grand Dieu! où voyez-vous cela, monsieur? disait Mme Grandet effrayée. Apparemment dans quelques-uns de vos autours allemands, ordinairement pourtant si amis des idées sublimes et mystérieuses, et par là si chères à tout ce qui pense bien. Quelques-uns se seront égarés, et leur langue, malheureusement si peu connue de mes légers compatriotes, les met à l'abri de toute réfutation.

«—Non, madame! Les Français aussi sont fort savants, reprenait le jeune dialecticien allemand qui, pour faire durer les discussions, avait appris un formulaire de politesse. La littérature française est si belle, les Français ont tant de trésors, qu'ils sont comme les gens tropriches, ils ignorent leurs richesses. Toute celle histoire véritable de la messe, je l'ai trouvée dans le Père Mabillon, qui vient de donner son nom à une des rues de votre brillante capitale. À la vérité, cela ne figure pas dans le texte de Mabillon—le pauvre moine ne l'eût pas osé—mais dans les notes. Votre messe, madame, estime invention d'hier.»

Mme Grandet avait répondu jusque-là par des phrases entrecoupées et insignifiantes, à quoi notre Allemand, relevant ses lunettes, répliquait par des faits, et comme on les lui contestait par des citations, le monstre faisait preuve d'une mémoire étonnante.

Mme Grandet était excessivement contrariée.

«—Comme Mme de Staël, se disait-elle, eût été belle dans ce moment, au milieu d'un cercle si nombreux et si attentif. Il y a au moins trente personnes qui nous écoutent, et je vais rester sans un mot de réponse et il est trop tard pour me lâcher.»

Après avoir compté les auditeurs qui, après s'être moqués de l'étrange tournure de l'Allemand, commençaient maintenant à l'admirer, précisément à cause de sa dégaine et de la façon de relever ses lunettes, les yeux de Mme Grandet rencontrèrent ceux de Lucien.

Dans sa terreur, elle lui demanda presque grâce.

Elle venait d'éprouver que son regard le plus enchanteur n'avait aucun effet sur ce jeune Allemand qui s'écoutait parler et ne voyait rien.

Lucien vit dans ce regard suppliant un appel à la bravoure; il perça le cercle et vint se placer auprès du dialecticien.

Il avait un peu trop compté sur ses moyens, et enfin, comme il ne savait pas le premier mot de cette question, pas même dans quelle langue avait écrit Mabillon, il fut battu. Mais Mme Grandet était sauvée. À une heure, il quitta cette maison où l'on avait tout fait pour chercher à lui plaire. Son âme était desséchée. Ce fut avec délices qu'il se permit un tête-à-tête d'une heure avec le souvenir de Mme de Chasteller. Les gens de lettres, les savants, les députés dont il venait de voir la fleur ce soir-là, le faisaient douter de la possibilité d'existence d'êtres comme Mme de Chasteller. D'ailleurs toutes ces personnes n'avaient garde de paraître dans le salon horriblement méchant de M. Leuwen père. Là, tout le monde se moquait de tout le monde, tant pis pour les sols et pour les hypocrites qui n'avaient pas infiniment d'esprit. Les titres de duc, de pair de France, de colonel de la garde nationale—comme l'avait éprouvé M. Grandet—ne mettait personne à l'abri de l'ironie la plus gaie.

«—Je n'ai rien à demander à la faveur des hommes, gouvernants ou gouvernés, disait quelquefois M. Leuwen dans son salon. Je ne m'adresse qu'à leur bourse. C'est à moi de leur prouver, dans mon cabinet, le malin, que leurs intérêts et les miens sont les mêmes. Hors de mon cabinet, je n'ai qu'un intérêt: me délasser et rire des sots, qu'ils soient sur le trône ou dans la crotte. Ainsi, mes amis, moquez-vous de moi, si vous pouvez.»

Toute la matinée du lendemain, Lucien travailla à voir clair dans une dénonciation sur Alger, faite par un M. Gaudin. Le roi avait demandé un avis motivé à M. le comte de Vaize, lequel avait été d'autant plus flatté que cette affaire regardait le ministère de la guerre. Il avait passé la nuit à faire un beau travail, puis il avait fait appeler Lucien:

«—Mon ami, critiquez-moi cela impitoyablement, dit-il en lui remettant son cahier tout barbouillé. Trouvez-moi des objections. J'aime mieux être critiqué en secret par mon aide de camp, que par mes collègues en plein conseil. À mesure que vous ne vous servirez plus d'une de mes pages, faites-la copier par un commis discret; n'importe l'écriture. Comme il est fâcheux que la vôtre soit si détestable. Réellement, vous ne formez pas vos lettres. Ne pourriez-vous pas tenter une réforme?

«—Est-ce qu'on réforme l'habitude? Si cela se pouvait combien de voleurs qui ont deux millions deviendraient honnêtes hommes...

«—Ce Gaudin prétend que le général lui a fermé la bouche avec 1.500 louis... Au reste, mon cher ami, j'ai besoin de la mise au net et de votre critique avant huit heures. Je veux mettre cela dans mon portefeuille. Mais je vous demande une critique sans pitié. Si je pouvais compter que votre père ne tirerait pas une épigramme des trésors de la Casbah, je payerais au poids de l'or son avis sur cette question...»

Lucien feuilletait la minute du ministre qui avait douze pages.

«—Pour tout au monde, mon père ne lirait un rapport aussi long, et encore il faudra vérifier les pièces.»

Il trouva que cette affaire était aussi difficile, pour le moins, que l'origine de la monarchie.

À sept heures et demie, il envoya au ministre son travail, et ce travail était aussi long que le rapport du comte de Vaize et sa mise au net.

Sa mère avait fait naître des incidents pour prolonger le dîner, et à son arrivée il n'était pas encore fini.

«—Qui t'amène si tard? dit M. Leuwen.

«—Son amitié pour sa mère, dit Mme Leuwen; certainement il eût été plus commode pour lui d'aller au cabaret. Que puis-je faire pour te marquer ma reconnaissance? demanda-t-elle à son fils.

«—Engager mon père à me donner son avis sur un petit opuscule de ma façon que j'ai là, dans ma poche...»

Et l'on parla d'Alger, de la Casbah, de 48 millions, de 13 millions volés jusqu'à neuf heures et demie.

«—Et Mme Grandet?

«—Je l'avais tout à fait oubliée...

«—Il faut y retourner... et dès demain...»

* * *

Lucien était tout homme d'affaires ce jour-là; il courut chez Mme Grandet comme il serait allé à son bureau pour une affaire en retard. Il traversa lentement la cour, l'escalier, l'antichambre, en souriant de la facilité de l'affaire dont il allait s'occuper. Il avait le même plaisir qu'à retrouver une pièce importante, un instant égarée au moment où on la chercherait pour un rapport au roi.

Il trouva Mme Grandet entourée de douze complaisants ordinaires; ces messieurs disputaient sur un certain M. Greslin, nommé référendaire à la Cour des comptes—moyennant 12.000 francs comptés à la cousine de la maîtresse du comte de Vaize. Celui-ci s'enquérait si l'épicier du coin, major de la garde nationale et fournisseur de l'État, oserait mécontenter les bonnes pratiques et votait dans le sens de son journal. Un autre de ces messieurs, jésuite avant 1800 et maintenant lieutenant de grenadiers, décoré, venait de dire qu'un des commis de l'épicier était abonné au National, ce qu'il n'eût certes osé faire si son patron avait eu toute l'horreur convenable pour cette rapsodie républicaine et désorganisatrice. Chaque mot diminuait sensiblement aux yeux de Lucien la beauté de Mme Grandet. Pour comble de misère, elle se mêlait fort à cette discussion qui n'eût pas déparé la loge d'un portier. Il s'aperçut aussi qu'elle le recevait froidement et il en fut amusé.

Mme Grandet se dit tout à coup presque en riant, mouvement rare chez elle:

«—S'il a pour moi cette passion que Mme de Thémines lui prête, il faut le rendre tout à fait fou. Et pour cela le régime des rigueurs convient peut-être à ce beau jeune homme, et me convient certainement beaucoup.»

Au bout d'une demi-heure, Lucien se voyant décidément reçu avec une froideur marquée, se trouva à l'égard de Mme Grandet dans la situation d'un connaisseur qui marchande un tableau médiocre: tant qu'il compte l'avoir pour quelques louis, il exagère ses beautés; les prétentions du vendeur s'élevant, le tableau devient ridicule et le connaisseur ne voit que les défauts.

«—Je suis ici, pensait Lucien, pour avoir une grande passion aux yeux de ces nigauds. Or, que fait-on, quand, dévoré par un amour violent, on se voit aussi mal reçu par l'objet de sa flamme? On tombe dans la plus sombre et silencieuse mélancolie!»

Et il ne dit plus un mot.

Sur les dix heures arriva à grand bruit M. de Torset, jeune ex-député, fort bel homme, et rédacteur éloquent d'un journal ministériel.

«—Avez-vous lu le Messager, madame? dit-il en s'approchant de la maîtresse de la maison d'un air commun, presque familier, et comme voulant faire prendre acte de cette familiarité avec une jeune femme dont le monde s'occupait. Ils ne peuvent répondre à ces quelques lignes, que j'ai lancées ce matin, sur l'exaltation et la dernière période des idées de ces réformistes. J'ai traité en deux mots l'augmentation du nombre des électeurs. L'Angleterre en a 800.000, et nous 180.000 seulement. Mais si je jette un coup d'œil rapide sur l'Angleterre, que vois-je avant tout? Quelle sommité frappe mon regard de son éclat brillant? Une aristocratie puissante et respectée, une aristocratie qui a des racines profondes dans les habitudes de ce peuple sérieux avant tout, et sérieux parce qu'il est biblique. Que vois-je de ce côté-ci du détroit? Des gens riches pour tout potage. Dans deux ans l'héritier de leur nom et de leur richesse sera peut-être à Sainte-Pélagie.

«—Ce Gascon impudent se croit obligé de parler comme les livres de M. de Chateaubriand,» se dit Lucien.

Il entendit tant de sottises, il vit tant de sentiments bas et mesquins étalés avec orgueil, qu'à un moment il crut être dans l'antichambre de son père.

«—Quand ma mère a des laquais qui causent comme M. de Torset, elle les renvoie.»

Lorsque arriva l'inévitable proposition d'une poule, il vit que M. de Torset se disposait à prendre une bille. Et comme il ne se sentait pas la force de remuer autour du billard, il sortit silencieusement avec la démarche lente qui convient au malheur.

«—Il n'est que onze heures,» se dit-il, et pour la première fois de la saison, il courut à l'Opéra avec quelque plaisir.

Il trouva Mlle Gosselin dans la loge grillée de son père: elle était seule depuis un quart d'heure et mourait d'envie de parler. Il l'écouta avec un plaisir qui le surprit, et fut charmant pour elle. Au plus fort de la causerie, la porte de la loge s'ouvrit avec fracas pour donner passage à S. E. le comte de Vaize.

«—C'est vous que je cherchais, dit-il à Lucien, avec un sérieux qui n'était pas exempt d'importance. Cette petite fille est-elle sûre?»

Quelque bas que ces derniers mots fussent prononcés, Mlle Gosselin les saisit.

«—C'est une question que l'on ne m'a jamais faite impunément, s'écria-t-elle, et puisque je ne puis pas chasser Votre Excellence, je remets ma vengeance à la Chambre prochaine!» et elle s'enfuit.

«—Pas mal, dit Lucien en riant, réellement pas mal!

«—Mais peut-on, quand en est dans les affaires, et dans les plus grandes, être aussi léger que vous! grommela le ministre avec l'humeur naturelle à l'homme qui, embrouillé dans des pensées difficiles, se voit distrait par une fadaise.

«—Je me suis vendu corps et âme à Votre Excellence pour les matinées; mais il est onze heures du soir, et, parbleu, les soirées sont à moi. Que m'en donnerez-vous si je les vends? fit Lucien toujours gaiement.

«—Je vous ferai lieutenant, de sous-lieutenant que vous êtes!

«—Hélas! cette monnaie est fort belle, mais je ne saurais qu'en faire.

«—Il viendra un moment où vous en sentirez tout le poids. Mais nous n'avons pas le temps de faire de la philosophie!... Pouvez-vous fermer cette loge?

«—Rien n'est plus facile,» et Lucien tira le verrou.

Pendant ce temps, le comte de Vaize regardait si l'on pouvait entendre des loges voisines. Il n'y avait personne, et malgré coin Son Excellence se cacha soigneusement derrière une colonne.

«—Par votre mérite, vous êtes devenu mon premier aide de camp. Votre place n'était rien et je ne vous y avais appelé que pour faire la conquête de M. votre père: vous avez créé la place, elle n'est point sans importance! Je viens de parler de vous au roi.»

Le ministre s'arrêta, s'attendant à un grand effet; il regarda attentivement Lucien et ne vit qu'une attention triste.

«—Malheureuse monarchie! pensa le comte de Vaize! Le nom du roi est dépouillé de tout son effet magique. Il est réellement impossible de gouverner avec ces petits journaux qui démolissent tout.»

Après un silence de dix secondes:

«—Mon ami, reprit-il, le roi approuve que je vous charge d'une double mission électorale.

«—Votre Excellence n'ignore pas que ces missions ne sont précisément pas tout ce qu'il y a de plus honorable aux yeux d'un public abusé.

«—C'est ce que je suis loin d'accorder, permettez-moi de vous le dire; j'ai plus d'expérience que vous.

«—Et moi, monsieur le comte, j'ai assez d'indépendance et trop peu de dévouement au pouvoir, pour supplier Votre Excellence de confier ces sortes de missions à un plus digne!

«—Mais, mon ami, c'est un des devoirs de votre place, de cette place dont vous avez fait quelque chose.

«—En ce cas, j'ai une seconde prière à ajouter à la première; c'est celle d'agréer ici ma démission et mes remerciements de vos bontés pour moi.

«—Je ne puis parler de cette démission qu'avec M. votre père...

«—Je voudrais bien, monsieur le comte, ne pas être obligé à chaque instant d'avoir recours au génie de mon père; s'il convient à Votre Excellence de m'expliquer ces missions, et s'il n'y a pas de combat de la rue Transnonain au fond de cette affaire, je pourrai m'en charger.

«—Je gémis comme vous sur les accidents terribles qui peuvent survenir dans l'emploi trop rapide de la force la plus légitime. Mais vous sentez bien qu'un accident déploré et réparé autant que possible, ne prouve rien contre un système. Est-ce qu'un homme qui blesse son ami à la chasse, par accident, est un assassin?

«—M. de Torset nous a parlé pendant une grande demi-heure, ce soir, sur cet inconvénient exagéré par la mauvaise presse.

«—Torset est un sot, et c'est parce que nous n'avons pas de Leuwen, ou parce qu'ils manquent de liant dans le caractère, que nous sommes quelquefois obligés d'employer des Torset. Car enfin il faut bien que la machine marche. Les arguments et les mouvements d'éloquence pour lesquels ces messieurs sont payés, ne sont pas faits pour des intelligences comme la vôtre: mais dans une armée nombreuse, tous les soldats ne sont pas des héros de délicatesse.

«—Mais qui m'assure qu'un autre ministre n'emploiera pas en mon honneur précisément les mêmes termes dont Votre Excellence se sert pour le panégyrique de M. de Torset?

«—Ma foi, mon ami, vous êtes intraitable!»

Ceci fut dit avec naturel et bonhomie, et Lucien était encore si jeune que le ton de ces paroles amena la réponse prévue.

«—Non, monsieur le comte, car, pour ne pas chagriner mon père, je suis prêt à prendre ces missions, s'il n'y a pas de sang au bout.

«—Est-ce que nous avons le pouvoir de répandre du sang? dit le ministre avec une voix différentiel où il y avait du reproche et presque du regret.

Ce mot venant du cœur frappa Lucien:

«—Voilà un inquisiteur tout trouvé.»

De son côté le ministre songeait:

«—À quoi nous en sommes réduits avec nos subalternes! Si nous en trouvons de respectueux, ce sont des hommes douteux, prêts à nous vendre au National ou à Henry V!

«—Il s'agit de deux choses, mon cher aide de camp, continua-t-il tout haut. Allez faire une apparition à Champagnié, dans le Cher, où M. votre père a de grandes propriétés, parlez à vos hommes d'affaires, et, par leur secours, tâchez de deviner ce qui rend la nomination de M. Bouleau si incertaine. Le préfet, M. de Riquebourg, est un brave homme très dévoué, très dévoué! mais qui me fait l'effet d'un imbécile. Vous serez accrédité auprès de lui, vous aurez de l'argent à distribuer sur les bords de la Loire, et, de plus, trois débits de tabac. Je crois même qu'il y aura deux directions de la poste aux lettres; le ministre des Finances ne m'a pas encore répondu à cet égard, mais je vous dirai cela par télégraphe. De plus, vous pourrez faire destituer à peu près qui vous voudrez. Vous êtes sage, vous n'userez de tous ces droits qu'avec discrétion. Ménagez l'ancienne noblesse et le clergé, entre eux et nous, il n'y a que la vie d'un enfant. Point de pitié pour les républicains, surtout pour les jeunes gens qui ont reçu une bonne éducation et qui n'ont pas de quoi vivre. Et comme vous savez que mes bureaux sont pavés d'espions, vous m'écrirez les choses importantes sous le couvert de M. votre père. Mais l'élection de Champagnié ne me chagrine pas infiniment.

«M. Malot, le libéral et le rival de Bouleau, est un hâbleur; il n'est plus jeune, et, de plus, il s'est fait peindre en uniforme de capitaine de la garde nationale, bonnet à poil en tête. Pour me moquer de lui, j'ai dissous sa garde huit jours après. Un tel homme ne doit pas être insensible à un ruban rouge qui ferait un bel effet dans son portrait. En tous les cas, c'est un hâbleur, impudent et vide qui, à la Chambre, fera tort à son parti. Vous étudierez les moyens de capter Malot en cas de non réussite pour ce fidèle Bouleau.

«Mais le grave de l'affaire c'est Caen, dans la Normandie. Vous donnerez un jour ou deux aux affaires de Champagnié, et vous vous rendrez en toute hâte à Caen. Il faut à tout prix que M. Mairobert ne soit pas élu. C'est un homme de tête et d'esprit. Avec douze ou quinze têtes comme celle-là, la Chambre serait ingouvernable. Je vous donne à peu près carte blanche, places à accorder, argent, et destitutions. Ces décisions pourraient être contrariées par deux pairs, des nôtres, qui ont de grands biens dans le pays. Mais la Chambre des pairs n'est pas gênante, et je ne veux à aucun prix de M. Mairobert. Il est riche, il n'a pas de parents pauvres, el il a la croix. Bien à faire de ce côté-là. Le préfet de Caen, M. Crépu, a tout le zèle qui ne vous brûle pas. Il a fait lui-même un pamphlet contre M. Mairobert et il a eu l'étourderie de le faire imprimer là-bas, dans le chef-lieu de sa préfecture. Je viens de lui ordonner par le télégraphe de demain matin, de ne pas en distribuer un seul exemplaire. M. de Torset a aussi composé un pamphlet, dont vous prendrez trois cents exemplaires dans votre voiture. Enfin, vous serez le maître de distribuer ou de ne pas distribuer ces pamphlets. Si vous voulez en faire un vous-même, ou bien un extrait des deux autres, vous m'obligeriez sensiblement. Mais faites tout au monde pour empêcher l'élection de M. Mairobert. Écrivez-moi deux fois par jour. Je vous donne ma parole d'honneur de lire vos lettres.»

Lucien se mit à rire.

«—Anachronisme! monsieur le comte! Nous ne sommes plus au temps de Samuel Bernard. Que peut le roi pour moi en choses raisonnables? Quant aux distinctions, M. de Torset dîne une fois ou deux, tous les mois chez Leurs Majestés. Réellement les moyens de récompense manquent à votre monarchie.

«—Pas tant que vous croyez. Si M. Mairobert est élu, malgré vos bons et loyaux services, vous serez lieutenant. S'il n'est pas nommé, vous serez lieutenant d'état-major, avec le ruban.

«—M. de Torset n'a pas manqué de nous apprendre ce soir qu'il est officier de la Légion d'honneur depuis huit jours, apparemment à cause de son article sur les maisons ruinées par le canon, à Lyon. Au reste, je me souviens du conseil donné par le maréchal Bournonville au roi d'Espagne Ferdinand VIl. Il est minuit, je partirai à deux heures du matin.

«—Bravo, bravo, mon ami. Faites vos instructions dans le genre que je vous ai indiqué, et vos lettres aux préfets et aux généraux. Je signerai le tout avant de me coucher, à une heure et demie. Probablement, il me faudra encore passer la nuit pour ces diables d'élections.

«—Pourrais-je emmener M. Coffe, qui a du sang-froid pour deux?

«—Mais je resterai seul.

«—Seul, avec quatre cents commis! Et M. Desbacs?

«—C'est un petit coquin trop malléable, qui trahira plus d'un ministre avant d'être conseiller d'État. Cependant emmenez qui vous voudrez, même ce Coffe. Pas de Mairobert à tout prix. Je vous attends à une heure et demie.»

* * *

Lucien monta chez sa mère, on lui donna la calèche de voyage de la maison de banque qui était toujours prête, et à trois heures du matin il était en route pour le département du Cher.

La voiture était encombrée de pamphlets électoraux, il y en avait partout, et jusque sur l'impériale. À peine restait-il de la place pour Lucien et M. Coffe. À six heures du soir, ils arrivèrent à Blois et s'y arrêtèrent pour dîner.

Tout à coup, un bruit énorme se fit devant l'auberge et l'hôte entra tout pâle.

«—Messieurs, sauvez-vous, on veut piller votre voiture.

«—Et pourquoi? demanda Lucien.

«—Ah! vous le savez mieux que moi.

«—Comment!» fit Lucien furieux, et il sortit vivement du salon qui était au rez-de-chaussée.

Il fut accueilli par des cris assourdissants:

«—À bas l'espion, à bas le commissaire de police!»

Rouge comme un coq, il prit sur lui de ne pas répondre et voulut s'approcher de la voiture. La foule s'écarta un peu. Pendant qu'il ouvrait la portière, une énorme pelletée de boue tomba sur sa figure et de là sur sa cravate, et comme il parlait à M. Coffe dans ce moment, la boue lui entra même dans la bouche.

Un grand commis voyageur, à favoris rouges, qui fumait tranquillement au balcon du premier étage chargé de voyageurs qui se trouvaient dans l'hôtel, dit en criant au peuple:

«—Voyez comme il est sale! Vous avez mis son âme sur sa figure.»

Ce propos fut accueilli par un éclat de rire général qui se prolongea dans toute la rue avec bruit et dura bien cinq minutes.

Lucien se retourna vivement vers le balcon pour chercher à deviner parmi ces figures qui riaient d'un rire affecté, celui qui avait parlé de lui. Mais deux gendarmes au galop arrivèrent sur la foule. Le balcon fut vidé en un instant et la foule se dissipa, dans les rues latérales. Ivre de colère, Lucien voulut entrer dans la maison pour chercher l'homme qui l'avait insulté, mais l'hôte avait barricadé la porte; ce fut en vain que notre héros y donna des coups de poing et de pied.

«—Filez rapidement, messieurs, disait le brigadier de gendarmerie d'un ton grossier, et riant lui-même de l'état de Leuwen. Je n'ai que trois hommes et ils peuvent revenir avec des pierres.»

Pendant ce temps, on attelait les chevaux en toute hâte. Lucien était fou à force de colère et parlait à Coffe qui ne répondait pas et tâchait, à l'aide d'un grand couteau de cuisine, d'ôter le plus gros de la boue fétide dont les manches de son habit étaient couvertes.

«—Il faut que je retrouve l'homme qui m'a insulté, ne cessait de répéter Lucien.

«—Dans le métier que nous faisons, vous et moi, répondit enfin Coffe avec un grand sang-froid, il faut secouer les oreilles et aller en avant.»

L'hôte survint; il était sorti par une porte de derrière, et ne put ou ne voulut répondre à Leuwen.

«—Payez-moi, monsieur, cela vaudra mieux. C'est 42 francs.

«—Vous vous moquez! Un dîner pour deux, 42 francs?

«—Je vous conseille de filer, dit le brigadier en intervenant. Ils vont revenir avec des tronçons de chou.»

Lucien remarqua que l'hôte remerciait le gendarme du coin de l'œil.

«—Comment avez-vous l'audace...

«—Monsieur, allons chez le juge de paix, répliqua l'hôte avec l'insolence d'un homme de cette classe. Tous les voyageurs de mon hôtel ont été effrayés. Il y a un Anglais et sa femme qui ont loué chez moi la moitié du premier pour deux mois, et il m'a déclaré que si je recevais chez moi des...

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