Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Second
Pendant la soirée passée à l'Opéra,—cette soirée délicieuse où il avait vécu ses projets d'avenir et qui avait l'ait une révolution dans son cœur,—Mme Grandet avait régné comme à l'ordinaire dans son salon. Cependant l'absence de son soupirant habituel l'avait d'abord étonné, puis l'avait entraînée dans la colère la plus vive. Elle n'avait pu s'occuper un seul instant d'un autre être que de Lucien. Une telle constance d'attention était chose inouïe chez elle. L'état dans lequel elle se voyait bétonnait un peu, mais elle était fermement persuadée que la fierté seule ou l'orgueil blessé était la cause unique de son agitation. Elle interrogeait son monde avec un parler bref, un sein haletant et des yeux à paupières contractées et immobiles, et qui n'avaient jamais eu cet éclat que par l'effet d'une douleur physique. Elle charma l'assistance. Avec tous, Grandet n'osait pas également prononcer le nom sur lequel son attention était fixée ce soir-là, mais elle engageait ces messieurs dans les récits infinis, espérant toujours que le nom de Lucien paraîtrait comme circonstance accessoire.
Mgr le prince royal avait fait annoncer une partie de chasse dans la foret de Compiègne; il s'agissait de forcer des chevreuils. Mme Grandet savait que Lucien avait parié 25 louis contre 70, que le premier chevreuil serait forcé en moins de vingt et une minutes après la vue. Il avait été introduit en si haute société par le vieux maréchal, ministre de la guerre. Aucune distinction n'était alors plus flatteuse pour un jeune homme. Le prince royal avait expressément désigné le nombre de dix personnes, car un des hommes de lettres de sa chambre venait de découvrir que monseigneur, fils de Louis XIV et Dauphin de France, n'admettait que ce nombre de courtisans à ses chasses au loup.
«—Se pourrait-il, se disait Mme Grandet, que le prince royal eût fait dire à l'improviste qu'il recevrait ce soir les chasseurs invités?»
Mais les pauvres députés et pairs de son salon étaient trop peu du monde avec lequel on essayait de refaire une cour, pour se trouver au courant de ces choses-là et lui donner un enseignement.
«—Dans tous les cas, ne devait-il paraître ici cinq minutes, ou au moins envoyer un mot? Car cette conduite est affreuse.»
Onze heures sonnèrent, onze heures et demie, minuit; Lucien ne paraissait pas.
«—Ah! je saurai bien le guérir de ces petites façons-là,» se dit Mme Grandet, hors d'elle-même.
Cette nuit, le sommeil n'approcha pas de sa paupière, comme diraient les gens qui savent écrire. Dévorée par la colère et le malheur, elle chercha une distraction dans ce que ses complaisants appelaient ses études historiques. Sa femme de chambre se mit à lui lire les Mémoires de Mme de Motteville qui, la veille encore, lui semblaient le manuel d'une femme du grand monde, mais qui, cette nuit-là, lui parurent dénués de tout intérêt. Il fallut avoir recours à ces romans contre lesquels, dans son salon, elle faisait depuis huit ans des phrases si morales.
Toute la nuit, Mme Trublet, la jeune femme de chambre de confiance, fut obligée de monter à la bibliothèque située au second étage, ce qui ne laissait pas d'être fort pénible. Elle en rapporta successivement plusieurs romans. Aucun ne plaisait, et enfin, de chute en chute, la sublime Mme Grandet, dont Rousseau était la bête noire, fut obligée d'avoir recours à la Nouvelle Héloïse. Il se trouva que l'emphase un peu pédantesque qui fait fermer ce livre par les lecteurs un peu délicats était justement ce qu'il fallait pour la sensibilité bourgeoise et commençante de Mme Grandet. Lorsqu'elle aperçut l'aube à travers les jointures de ses volets, elle renvoya Mme Trublet.
«—Dès le matin, se dit-elle, je recevrai une lettre d'excuses; on me l'apportera vers les neuf heures, et je saurai répondre de bonne encre.»
Un peu calmée par cette idée de vengeance, elle s'endormit enfin en arrangeant les phrases du billet.
Dès huit heures, Mme Grandet sonna avec impatience: elle supposait qu'il était midi.
«—Mes lettres, mes journaux!» s'écria-t-elle avec humeur.
On sonna le portier qui arriva, n'ayant à la main que de sales enveloppes de journaux.
Quel contraste avec le joli petit billet, si élégant et si bien plié, qu'elle s'était imaginé recevoir. Lucien était remarquable pour l'art de plier ses billets, et c'était peut-être celui de ses talents élégants auquel Mme Grandet avait été le plus sensible.
La matinée s'écoula en projets d'oubli et même de vengeance, mais elle n'en sembla pas moins interminable à Mme Grandet. Au déjeuner, elle fut terrible pour ses gens et pour son mari. Comme elle le vit gai, elle lui raconta avec aigreur l'histoire de sa bêtise auprès du ministre de la guerre. M. Leuwen ne la lui avait pourtant confiée que sous la promesse d'un secret éternel.
Une heure sonna, une heure et demie, deux heures! Le retour de ces sons qui lui rappelaient la nuit passée, la mit en fureur. Pendant longtemps, elle fui comme hors d'elle-même. Tout à coup,—qui l'aurait imaginé d'un caractère dominé par la vanité la plus puérile?—elle eut l'idée d'écrire à Lucien. Pendant une heure entière elle se débattit contre cette horrible tentation: écrire la première. Elle céda enfin, mais sans se dissimuler l'horreur de sa démarche.
«—Quel avantage ne vais-je pas lui donner sur moi, et que de journées sévères ne faudra-t-il pas pour lui faire oublier la position que la vue de mon billet va lui faire prendre à mon égard. Qu'est-ce qu'un amant, après tout? De ces petits messieurs qu'on prend comme un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir. M. Cuvier me disait: «Votre chat ne vous caresse pas, il se caresse à vous.» Eh bien, dans ce moment, le seul plaisir que puisse me donner ce petit monsieur, c'est de lui écrire. Que m'importe sa sensation? La mienne sera du plaisir, dit-elle avec une joie féroce, et c'est ce qui m'importe.»
À ce moment, ses yeux étaient superbes. Elle écrivit une lettre dont elle ne fut pas contente, une seconde, une troisième; enfin elle fit partir la septième ou huitième:
«Mon mari, monsieur, a quelque chose à vous dire. Nous vous attendons, et pour ne pas attendre toujours, malgré le rendez-vous donné, connaissant votre bonne tête, je prends le parti de vous écrire.
«Recevez mes compliments.
«Augustine Grandet.»
«P.-S. Venez avant trois heures.»
Or, quand cette lettre, qu'on avait trouvée la moins imprudente et surtout la moins humiliante, fut partie, il était deux heures et demie.
Le valet de chambre de Mme Grandet trouva Lucien fort tranquille à son bureau, rue de Grenelle, mais au lieu de venir, il écrivit:
«Madame,
«Je suis doublement malheureux: je ne puis avoir l'honneur de vous présenter mes respects ce matin, ni peut-être même ce soir. Je me trouve cloué à mon bureau par un travail pressé dont j'ai en la gaucherie de me charger. Vous savez que comme un respectueux commis, je ne voudrais pas, pour tout au monde, fâcher mon ministre. Il ne comprendra certainement jamais toute l'étendue du sacrifice que je fais au devoir, en ne me rendant pas aux ordres de M. Grandet et aux vôtres.
«Agréez avec bonté la nouvelle assurance du plus respectueux dévouement.
«Lucien Leuwen.»
Mme Grandet était occupée depuis vingt minutes à calculer le temps absolument nécessaire à Lucien pour voler à ses pieds. Elle prêtait l'oreille pour entendre le bruit des roues de son cabriolet, que déjà elle avait appris à connaître. Tout à coup, à son grand étonnement, le domestique frappa à la porte et lui remit le billet de Lucien.
À cette vue, toute sa rage se réveilla, ses traits se contractèrent et presque en môme temps elle devint pourpre.
«—L'absence de son bureau eut été une excuse. Mais quoi! il a vu ma lettre et au lieu de voler à mes pieds, il m'écrit!
«—Partez, dit-elle au valet de chambre avec des yeux qui l'atterrèrent.
«—Ce petit sot peut se raviser il, va venir dans un quart d'heure, se dit-elle; il vaut mieux qu'il voie sa lettre non ouverte. Mais ce qui vaut encore mieux, c'est qu'il ne me trouvât pas même chez moi.»
Elle sonna et donna l'ordre de faire atteler. Le billet de Lucien était sur un petit guéridon, à côté de son fauteuil; à chaque instant elle le regardait malgré elle.
On vint lui dire que la voiture était prête. Comme le domestique sortait, elle se précipita sur la lettre et l'ouvrit avec un mouvement de fureur, et sans s'être, pour ainsi dire, permis cette action. La jeune femme l'emportait sur la capacité politique. Celte lettre si froide mit Mme Grandet dans un état impossible à décrire. Nous ferons observer, pour l'excuser un peu, qu'à vingt-six ans, l'âge qu'elle avait à ce moment, elle n'avait encore jamais aimé. Elle s'était même sévèrement interdit ces amitiés galantes qui peuvent conduire à l'amour. Maintenant l'amour prenait sa revanche, et depuis dix-huit heures, l'orgueil le plus invétéré, le plus fortifié par l'habitude, lui disputait le cœur de cette Mme Grandet dont la tenue dans le monde était si imposante et le nom si haut placé dans les annales de la vertu contemporaine. Jamais tempête de l'âme ne fut plus pénible à chaque reprise de cette affreuse douleur; le pauvre orgueil était battu et perdait du terrain. Il y avait trop longtemps qu'elle lui obéissait en aveugle. Tout à coup, cette habitude de l'âme et la passion cruelle qui se disputaient son cœur, réunirent leurs efforts pour la mettre au désespoir. Quoi! voir ses ordres éludés, désobéis, méprisés par un homme!
«—Mais il ne sait donc pas vivre?» se disait-elle.
Enfin, après deux heures passées au milieu de souffrances atroces et d'autant plus poignantes qu'elles étaient ressenties pour la première fois dans un transport de véritable désespoir, elle descendit de chez elle et monta en voiture. Mais à peine y fut-elle, qu'elle changea d'avis.
«—S'il vient, il ne me trouvera pas! Rue de Grenelle, au ministère de l'Intérieur,» cria-t-elle au valet de pied.
Elle, rassasiée de flatteries, d'hommages, de respect et de la considération des hommes les plus considérables de Paris, osa aller chercher elle-même Lucien à son bureau.
Quand Lucien vit Mme Grandet entrer dans son bureau, l'humeur la plus vive s'empara de lui:
«—Je n'aurai donc jamais la paix avec cette femme! Elle me prend sans doute pour un des valets qui l'entourent. Mon billet a dû pourtant la convaincre que je ne voulais pas la voir!»
Mme Grandet se jeta dans un fauteuil, avec toute la fierté d'une personne qui, depuis six ans, dépense chaque année cent vingt mille francs sur le pavé de Paris. Cette attitude saisit Lucien et toute sympathie fut détruite chez lui.
«—Je vais avoir affaire, se dit-il, à un épicier demandant son dû. Il faudra parler clair et haut pour être compris.»
Mme Grandet restait silencieuse; Lucien était immobile, dans une position plus bureaucratique que galante: les mains appuyées sur les bras du fauteuil, les jambes allongées dans toute leur longueur. Sa physionomie était absolument celle d'un marchand qui perd; pas l'ombre d'un sentiment généreux.
Après un moment, il eut presque honte de lui-même.
«—Ah! si Mme de Chasteller me voyait. Elle pourrait entendre, car la politesse ne déguisera jamais assez ce que je veux faire comprendre à cette épicière, orgueilleuse de l'hommage des députés du centre.
«—Faudra-t-il, monsieur, que je vous prie de faire retirer votre huissier?»
Le langage de Mme Grandet ennoblissait les fonctions, selon son habitude. Il ne s'agissait que d'un simple garçon de bureau qui, voyant une belle dame à équipage entrer d'un air si troublé, était resté par curiosité, sous prétexte d'arranger le feu qui allait à merveille.
Cet homme sortit sur un regard de Lucien. Le silence continuait.
«—Quoi, monsieur, dit enfin Mme Grandet, vous n'êtes pas étonné, stupéfait, confondu de me voir ici?
«—Je vous avouerai, madame, que je suis étonné d'une démarche très flatteuse assurément, mais que je ne mérite pas.»
Lucien n'avait pu se faire violence au point d'employer des mots décidément peu polis, mais le ton avec lequel ces paroles étaient dites, éloignait à jamais toute idée de reproche passionné et les rendait presque froidement insultantes.
«—Il me semblait, monsieur,—reprit Mme Grandet avec une voix tremblante de colère,—si j'ai bien compris les protestations, quelquefois longues, relatives à votre haute vertu, que vous prétendiez à la qualité d'honnête homme.
«—Puisque vous me faites l'honneur de me parler de moi, madame, je vous dirai que je cherche à être juste et à voir, sans me flatter, ma position et celle des autres envers moi.
«—Votre justice s'abaissera-t-elle jusqu'à considérer combien ma démarche, en ce moment, est dangereuse? Mme de Vaize peut reconnaître ma livrée.
«—C'est précisément, madame, parce que je vois le danger de cette démarche, que je ne sais comment la concilier avec l'idée que je me suis faite de la haute prudence de Mme Grandet.
«—Apparemment, monsieur, que vous m'avez emprunté cette prudence rare, et que vous avez trouvé utile de changer en vingt-quatre heures tous les sentiments dont les assurances se renouvelaient sans cesse et m'importunaient tous les jours?
«—Madame, répondit Lucien, avec le plus grand sang-froid, ces sentiments, dont vous me faites l'honneur de vous souvenir, ont été humiliés par un succès qu'ils n'ont pas dii absolument à eux-mêmes. Ils se sont enfuis, eu rougissant de leur erreur. Avant de disparaître, ils ont obtenu la certitude douloureuse qu'ils ne devaient un triomphe apparent qu'à l'emploi qu'on voulait en faire pour arriver au ministère. Un cœur, que ces sentiments avaient la présomption, sans doute déplacée, de pouvoir toucher, a cédé tout simplement à un calcul d'ambition, et il n'y a eu de tendresse que dans les mots. Enfin, je me suis aperçu qu'on me trompait, et c'est, un éclaircissement, madame, que mon absence voulait essayer de vous épargner. C'est là ma façon d'être honnête homme.»
Lucien eût pu continuer à l'infini cette justification trop facile. Mme Grandet était atterrée. Les souffrances de son orgueil eussent été atroces, si, heureusement pour elle, un sentiment moins sec ne fût venu l'aider à souffrir. Au mot fatal de ministère, elle s'était couvert les yeux avec son mouchoir. Peu après, Lucien crut s'apercevoir qu'elle avait des mouvements convulsifs qui la faisaient changer de position dans son fauteuil—cet immense fauteuil doré des ministères. Malgré lui, il devint plus attentif.
«—Voilà sans doute, se disait-il, comment ces comédiens de Paris répondent aux reproches qui n'ont pas de réponse.»
Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher d'être touché par cette image bien jouée de l'extrême malheur. Ce corps, d'ailleurs, qui s'agitait sous ses yeux était si beau!
Mme Grandet sentait en vain qu'il fallait à tout prix arrêter ces paroles fatales de Lucien. S'il allait s'irriter au son de son propre discours, et peut-être prendre envers lui-même des engagements auxquels il ne songeait pas en commençant. Il fallait répondre, mais que dire? Cette situation affreuse provoqua la défaite complète de son orgueil; mais quelle humiliation! Ce qui faisait le seul intérêt de sa vie depuis quelques jours allait lui manquer. Et que ferait-elle après? Son salon et le plaisir de donner des soirées brillantes, où il n'y e ût que la meilleure société de la cour de Louis-Philippe, lui semblaient maintenant bien peu de chose. Elle trouva que Lucien avait raison, et constata combien sa colère à elle était peu fondée. Le silence dura plusieurs minutes. Enfin Mme Grandet ôta le mouchoir qu'elle avait devant les yeux, et Lucien fut frappé parmi des plus grands changements de physionomie qu'il eut jamais vus. Pour la première fois de sa vie, Mme Grandet portait sur sa figure une expression réellement féminine.
«—J'avouerai mes torts, monsieur, mais pourtant ce qui m'arrive est flatteur pour vous. La cour que vous me faisiez me flattait, m'amusait, mais me semblait absolument sans danger. Mais mon cœur a changé!»
Ici Mme Grandet rougit profondément; elle n'osait pas regarder Lucien.
«—J'ai eu le malheur de m'attacher à vous. Peu de jours ont suffi pour changer mon cœur à mon insu. J'ai oublié le juste soin d'élever ma maison; un autre sentiment a dominé ma vie. L'idée de vous perdre, l'idée surtout de n'avoir pas votre estime, est intolérable pour moi. Je suis prête à tout sacrifier pour reconquérir cette estime.»
Elle se cacha de nouveau la figure derrière son mouchoir, osa dire:
«—Je vais rompre avec M. votre père, renoncer aux espérances du ministère... mais ne vous séparez pas de moi!»
En lui disant ces derniers mots, Mme Grandet lui tendit la main avec une grâce et un charme extraordinaires.
«—Cette grâce, ce changement étonnant chez une femme si fière, c'est votre mérite qui en est l'auteur, lui disait la vanité.»
La méfiance ajoutait:
«—Voilà une femme admirablement belle et qui, sans doute, compte sur l'effet de sa beauté. Tâchons de n'être pas dupe. Voyons: Mme Grandet prouve son amour par un sacrifice assez pénible, celui de la fierté de toute sa vie. Il faut donc croire à cet amour... Mais doucement. Il faudra que cet amour résistât à des épreuves un peu plus décisives et d'une durée un peu plus longue que ce qui vient d'avoir lieu jusqu'ici.»
Il faut avouer que la figure de Lucien n'était point du tout celle d'un héros de roman, pendant qu'il se livrait à ces sages raisonnements. Il avait plutôt l'air d'un banquier qui pèse la convenance d'une grande opération.
«—La vanité de Mme Grandet peut regarder comme le pire des maux celui d'être quittée; elle doit tout sacrifier pour éviter cette humiliation, même les intérêts de son ambition. Il se peut fort bien que ce ne soit pas l'amour qui fasse ces sacrifices, mais tout simplement la vanité, et la mienne serait bien aveugle si elle se glorifiait d'un triomphe d'une nature aussi douteuse. Au bout du compte, sa présence ici m'importune; je me sens incapable de me soumettre à ses exigences. Son salon m'ennuie, et c'est ce qu'il s'agit de lui faire entendre avec politesse.
«—Madame, je ne m'écarterai pas avec vous des égards les plus respectueux. Le rapprochement qui nous a placés, pour un instant, dans une position intime, a pu être la suite d'un malentendu, d'une erreur. Mais je n'en suis pas moins votre obligé. Je me dois à moi-même, Madame, je dois encore plus à mon respect pour le lien qui nous a unis, l'aveu de la vérité. Le dévouement, la reconnaissance, remplissent mon cœur, mais je n'y trouve plus d'amour.»
Mme Grandet le regardait avec des yeux grands ouverts, mais dans lesquels l'extrême attention suspendait les larmes.
Après un petit silence, elle se remit à pleurer sans nulle retenue. Elle considérait Lucien, et elle osa dire ces étranges paroles:
«—Tout ce que tu dis est vrai, je mourais d'ambition et d'orgueil. Me voyant extrêmement riche, le but de ma vie était de devenir une femme titrée; j'ose t'avouer ce ridicule amer. Ce n'est pas de cela que je rougis en ce moment. C'est par ambition uniquement que je me suis occupée de toi. Mais je meurs d'amour. Je suis une indigne, humilie-moi, je mérite tous les mépris. Je meurs d'amour et de honte. Je tombe à tes pieds, je te demande pardon! Je n'ai plus ni ambition, ni orgueil. Dis-moi ce que tu veux que je fasse à l'avenir. Je suis à tes pieds, humilie-moi tant que tu voudras! Plus tu m'humilieras, plus tu seras humain avec moi!...
«—Tout cela est encore de l'affectation,» se disait Lucien, qui n'avait jamais vu de scène de cette force.
Elle était à ses pieds; lui, debout, essayait de la relever. Arrivée à ces derniers mots, il s'aperçut qu'elle faiblissait. Comme il faisait un effort pour la remettre debout, il sentit tout à coup le poids de son corps. Elle était profondément évanouie. Lucien était embarrassé, mais point touché. Son embarras venait, uniquement de la crainte de manquer à ce précepte de sa morale: Ne jamais faire de mal inutile.
Il lui vint une idée ridicule, en cet instant, qui coupa court à tout autre attendrissement. L'avant-veille on était venu quêter chez Mme Grandet—qui avait une terre dans les environs de Lyon—pour les malheureux prévenus du Procès d'avril, que l'on allait transférer de la prison de Perrache à Paris, par le froid, et qui n'avaient pas d'habits.
«—Il m'est permis, messieurs, avait-elle dit aux quêteurs, de trouver votre demande singulière. Vous ignorez apparemment ce que mon mari est dans l'État. M. le préfet de Lyon a défendu cette quête.»
Elle-même avait raconté tout cela à la société. Lucien l'avait regardée, puis avait dit en l'observant:
«—Par le froid qu'il fait, une douzaine de ces gens-là mourront sur leurs charrettes. Ils n'ont que des habits d'été et on ne leur donne point de couvertures.
«—Ce sera autant de peine de moins pour la cour de Paris,» avait répondu un gros député, héros de Juillet.
L'œil de Lucien s'était fixé sur Mme Grandet; elle n'avait pas sourcillé.
En la voyant évanouie, ses traits, sans expression autre que la hauteur qui lui était habituelle, lui rappelèrent l'expression qu'ils avaient lorsqu'il lui présentait l'image des prisonniers mourant de froid et de faim sur leurs charrettes; au milieu d'une scène d'amour, Lucien fut homme de parti.
«—Que ferai-je de cette femme? se dit-il. Il faut être humain, lui donner de bonnes paroles, et la renvoyer chez elle à tout prix.» Il alla la déposer doucement contre le fauteuil, il ferma la porte à clef, puis, avec son mouchoir trempé dans le modeste pot à eau en faïence,—seul meuble culinaire du bureau,—il humecta ce front, ces joues, ce cou, sans que tant de beauté lui donnât un instant de distraction.
Mme Grandet soupira enfin. Il la saisit à bras le corps, et la plaça assise dans le grand fauteuil doré. Le contact de ce corps charmant lui rappela un peu cependant qu'il tenait dans ses bras une des plus jolies femmes de Paris. Elle se remettait lentement, et le regardait avec des yeux encore à demi voilés par la chute de la paupière supérieure.
Lucien pensa qu'il devait lui baiser la main; ce fut ce qui hâta le plus la résurrection de cette pauvre femme amoureuse.
«—Viendrez-vous chez moi? lui dit-elle d'une voix basse et à peine articulée.
«—Sans doute, comptez sur moi. Mais ce bureau est un lieu de danger. La porte est fermée, on peut frapper. Si le petit Desbacs se présente...»
Cette idée rendit des forces à Mme Grandet.
«—Soyez assez bon pour me soutenir jusqu'à ma voiture.
«—Ne serait-il pas bien de parler d'une entorse devant vos gens?»
Elle le regarda avec des yeux où brillait le plus vif amour.
«—Généreux ami! Ce n'est pas vous qui cherchez à me compromettre et à afficher un triomphe! Quel cœur est le vôtre!»
Lucien se sentit attendri, niais ce sentiment lui fut désagréable. Il plaça sur le dossier du fauteuil la main de Mme Grandet qui s'appuyait sur lui, et courut dans la cour dire aux gens d'un air effaré:
«—Mme Grandet vient de se donner une entorse; peut-être même s'est-elle cassé la jambe. Venez vite.»
Un homme de peine du ministère tint les chevaux, le cocher et le valet de pied accoururent et aidèrent Mme Grandet à gagner sa voiture.
Elle serrait la main de Lucien avec le peu de forces qui lui restaient. Ses yeux reprirent de l'expression, celle de la prière, quand elle lui dit de l'intérieur de la voiture:
«—À ce soir!
«—Sans doute, madame; je viendrai savoir de vos nouvelles.»
L'aventure parut fort louche aux domestiques, surpris de l'air ému de leur maîtresse. Ces gens-là sont fins à Paris, et ils devinèrent bien que cet air n'était pas celui de la douleur physique pure.
Lucien se referma de nouveau à clef dans son bureau. Il se promenait à grands pas dans la diagonale de cette petite pièce.
«—Scène désagréable, se dit-il. Est-ce une comédie? A-t-elle chargé l'expression de ce qu'elle sentait? L'évanouissement était réel... autant que je puis m'y connaître. C'est là un triomphe de vanité et ça ne me fait aucun plaisir...»
Il voulut reprendre un rapport commencé, et il s'aperçut qu'il écrivait des niaiseries. Il alla chez lui, monta à cheval, passa le pont de Grenelle et se trouva bientôt dans le bois de Meudon. Là, il mit son cheval au pas el se mit à réfléchir. Ce qui surnagea à tout, ce fut le remords d'avoir été attendri au moment où Mme Grandet avait écarté le mouchoir qui lui cachait la figure, et celui, plus fort, d'avoir été ému au moment où il l'avail prise dans ses bras pour la déposer dans le fauteuil.
«—Ah! si je suis infidèle à Mme de Chasteller, elle aura une raison de l'être à son tour!
«—Mais il me semble qu'elle ne commence pas mal, lui dit le parti contraire. Peste, un accouchement! Excusez du peu.
«—Puisque personne au monde ne voit ce ridicule, répondit Lucien, il n'existe pas. Pour exister, le ridicule doit être vu.»
En rentrant à Paris, il passa au ministère, il se fit annoncer chez M. de Vaize, et lui demanda un congé d'un mois.
Ce ministre qui, depuis trois semaines, ne l'était plus qu'à demi, et vantait les douceurs du repos,—otium cum dignitate, répétait-il souvent—fut étonné et enchanté de voir fuir l'aide de camp du général ennemi.
«—Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?» se demandait-il.
Muni de son congé en bonne forme, écrit par lui et signé par le ministre, Lucien alla voir sa mère à laquelle il annonça une partie de campagne de quelques jours.
«—De quel coté? demanda-t-elle avec anxiété.
«—En Normandie, répondit Lucien qui avait compris le regard de sa mère.
Il avait bien eu quelques remords de tromper cette mère, mais sa question: De quel côté? avait achevé de les dissiper. Il écrivit ensuite un mot à son père et passa chez Mme Grandet qu'il trouva bien faible. Il fut très poli et promit de repasser dans la soirée.
Il partit pour Nancy, ne regrettant rien de Paris, et désirant de tout son cœur d'être oublié par Mme Grandet.
* * *
À la nouvelle de la mort subite de son père, Lucien revint à Paris[1].
Aussitôt débarqué, il passa une heure avec sa mère et alla ensuite au comptoir, où se trouvait M. Leffre, chef du bureau, homme sage à cheveux blancs, consommé dans les affaires.
Le vieillard lui dit, avant même de faire mention de la mort de M. Leuwen:
«—Monsieur, j'ai à vous parler de vos affaires. S'il vous plaît, nous passerons dans votre cabinet.
À peine arrivés:
«—Vous êtes un homme et un brave homme. Préparez-vous à tout ce qu'il y a de pis. Me permettrez-vous de parler librement?
«—Je vous en prie, mon cher monsieur Leffre. Dites-moi nettement ce qu'il y a de pis.
«—Il faut faire banqueroute!
«—Grand Dieu! Combien doit-on?
«—Juste autant qu'on a. Si vous ne faites pas banqueroute, il ne vous reste rien.
«—Y a-t-il moyen de ne pas faire banqueroute?
«—Sans doute, mais il ne vous restera peut-être pas cent mille écus, et encore faudra-t-il cinq ou six ans pour faire la rentrée de cette somme.
«—Attendez-moi un instant: je vais parler à ma mère.
«—Monsieur, Mme votre mère n'est pas dans les affaires: peut-être ne conviendrait-il pas de prononcer le mot de banqueroute aussi nettement. Vous pouvez payer 60 0/0, et il vous reste une honnête aisance. M. votre père était aimé de tout le haut commerce, et il n'est pas de petit boutiquier auquel il n'ait prêté une ou deux fois dans sa vie une couple de billets de mille francs. Vous avez votre concordat signé à 60 0/0, avant trois jours et avant même la vérification du grand livre. Et, ajouta M. Leffre en baissant la voix, les affaires des dix-neuf derniers jours sont portées sur un livre à part, que j'enferme tous les soirs. Nous avons pour 190.000 francs d'argent liquide, et sans ce livre on ne saurait où les prendre.
«—Et cet homme est parfaitement honnête!» pensa Lucien.
M. Leffre, le voyant pensif, ajouta:
«—M. Lucien a un peu perdu l'habitude du comptoir, depuis qu'il est dans les honneurs. Il attache peut-être, à ce mot de banqueroute, la fausse idée qu'on en a dans le monde. M. Van Peters, que vous aimiez tant, avait fait banqueroute à New-York, et cela l'avait si peu déshonoré, que nos plus belles affaires se font avec New-York et l'Amérique du Nord.
«—Une place va me devenir nécessaire! songeait Lucien.
«—Vous pourriez offrir 4 0/0, continuait M. Leffre, croyant le décider; j'ai tout arrangé dans ce sens. Si quelque créancier de mauvaise humeur veut vous forcer la main, vous le réduirez à 35 0/0. Mais, suivant moi, offrir 40 0/0 serait manquer à la probité. Offrez-en 60, et Mme Leuwen n'est pas obligée de mettre à bas son carrosse. Mme Leuwen sans voiture! Il n'est pas un de nous à qui ce spectacle ne perçât le cœur. Il n'est pas un de nous à qui M. votre père n'ait donné en cadeaux plus de la valeur de ses appointements.»
Lucien se taisait toujours et cherchait s'il n'y avait pas un moyen de cacher cet événement à sa mère.
«—Il n'est pas un de nous qui ne soit décidé à tout faire pour qu'il reste à Mme votre mère et à vous une somme ronde de 600.000 francs. Et d'ailleurs, s'écria M. Leffre en grossissant la voix, quand aucun de ces messieurs ne le voudrait, je le veux, moi, qui suis le chef, et vous aurez 600.000 francs, aussi sûrement que si vous les teniez, et en outre du mobilier, de l'argenterie, etc.
«—Attendez-moi, monsieur,» dit Lucien.
Ce détail de mobilier, d'argenterie, lui fit horreur. Il revint à M. Leffre après un gros quart d'heure. Il avait employé dix minutes à préparer sa mère. Elle avait, comme lui, horreur de la banqueroute, et avait offert le sacrifice de sa dot, montant à 150.000 francs, ne réclamant qu'une pension viagère de 1.200 francs pour elle, et de 1.200 francs pour son fils.
M. Leffre fui atterré par cette résolution de payer intégralement tous les créanciers, il supplia Lucien de réfléchir vingt-quatre heures.
«—C'est justement, mon cher Leffre, la seule et unique chose au monde que je ne puisse pas vous accorder.
«—Eh bien, monsieur Lucien, au moins ne dites mot de notre conversation. Ce secret est entre Mme votre mère, vous et moi. Les commis du bureau ne font tout au plus qu'entrevoir les difficultés.
«—À demain, mon cher Leffre. Ma mère et moi ne vous regardons pas moins comme notre meilleur ami.»
Le lendemain, M. Leffre répéta ses offres. Il supplia Lucien de consentir à un arrangement. Le surlendemain, après un nouvel effort, il proposa ceci:
«—Vous pouvez tirer bon parti du nom de la maison, sous la condition de payer toutes les dettes, dont voici l'état complet, dit-il à Lucien en lui montrant une feuille de papier grand aigle, chargée de chiffres. Avec la condition de payer intégralement, et l'abandon de toutes les créances de la maison, vous pouvez vendre votre banque 50.000 écus peut-être. En attendant, moi qui vous parle, Jean-Pierre Leffre, et M. Gavardin, le caissier, nous vous offrons 100.000 francs comptant, avec recours contre nous pour toutes sortes de dettes de feu M. Leuwen, notre honoré patron, même ce qu'il peut devoir à son tailleur et à son sellier.
«—Votre proposition me plaît fort. J'aime mieux avoir affaire à vous, brave et honnête ami, pour 100.000 francs, que d'en recevoir 150.000 de tout autre qui n'aurait pas la même vénération pour l'honneur de mon père. Je ne vous demande qu'une chose: donnez un intérêt à M. Coffe.
«—Je vous répondrai avec franchise. Travailler avec M. Coffe le matin, m'ôte tout l'appétit à dîner. C'est un parlait honnête homme, mais sa vue me porte malheur. Il ne sera pas dit néanmoins que la maison Leffre et Gavardin refuse une proposition faite par un Leuwen. Notre prix d'achat pour la cession complète sera de 100.000 francs comptant, 1.200 francs de pension viagère pour Mme Leuwen et autant pour vous, monsieur, et tout le mobilier, vaisselle, chevaux, voitures, etc. Sauf un portrait de notre sieur Leuwen et un autre de notre sieur Van Peters. Tout cela est porté dans le projet d'achat que voici, et sur lequel je vous engage à consulter un homme que tout Paris vénère et que le commerce ne doit nommer qu'avec vénération: M. Laffitte. Je vais y ajouter, dit M. Leffre en s'approchant de la table, une pension viagère de 600 francs pour M. Coffe.»
Toute l'affaire fut tranchée avec cette rondeur. Lucien consulta les amis de son père, dont plusieurs, poussés à bout, le blâmèrent de ne pas faire banqueroute à 60 0/0.
«—Qu'allez-vous devenir, une fois dans la misère? Personne ne voudra vous recevoir?»
Lucien et sa mère n'avaient pas eu une seconde d'incertitude. Le contrat fut signé avec MM. Leffre et Gavardin, qui donnèrent 4.000 francs de pension viagère à Mme Leuwen, parce qu'un autre commis offrait cette augmentation. Du reste, le contrat fut signé avec les clauses indiquées ci-dessus. Ces messieurs payèrent 100.000 francs comptant, et le même jour, Mme Leuwen mit en vente ses chevaux, ses voitures, et sa vaisselle d'argent. Son fils ne s'opposa à rien; il lui avait déclaré que pour rien au monde il ne prendrait autre chose que sa pension de 1.200 francs et 20.000 francs de capital.
Pendant toutes ces transactions, Lucien vit fort peu de monde. Quelque ferme qu'il fût dans sa ruine, la commisération du vulgaire l'eût impatienté. Il reconnut bientôt l'effet des calomnies répandues par les agents du comte de Beauséant, le ministre des Affaires étrangères. Le public crut que ce grand changement n'avait nullement altéré sa tranquillité, parce qu'il était saint-simonien au fond, et que, si cette religion lui manquait, au besoin il s'en créerait une autre.
Il fut bien étonné, un matin, en recevant une lettre de Mme Grandet, qui se trouvait à une maison de campagne près de Saint-Germain, et qui lui assignait un rendez-vous à Versailles, rue de Savoie, n° 62. Lucien avait grande envie de s'excuser, mais enfin il se dit:
«—J'ai assez de torts envers cette femme; sacrifions une heure.»
Il trouva une femme perdue d'amour et ayant à grand peine la force de parler raison. Elle mit une adresse vraiment remarquable à lui faire, avec toute la délicatesse possible, la scabreuse proposition que voici: elle le suppliait d'accepter d'elle une pension de 15.000 francs et ne lui demandait que de venir la voir, en tout bien, tout honneur, quatre fois par semaine.
«—Je vivrai les autres jours en vous attendant!»
Lucien vit bien que s'il répondait comme il le devait, il allait provoquer une scène violente. Il fit entendre que, pour certaines raisons, cet arrangement ne pouvait commencer que dans six mois, et qu'il se réservait de répondre par écrit dans vingt-quatre heures. Malgré sa prudence, cette visite dura deux heures et ne finit pas sans larmes.
Pendant ce temps, Lucien suivait une négociation bien différente avec le vieux maréchal, encore ministre de la guerre, malgré que, depuis quatre mois, il fût toujours à la veille de perdre sa place. Quelques jours avant la course de Versailles, Lucien avait vu entrer chez lui un des officiers d'ordonnance du maréchal, qui l'engageait à se trouver le lendemain, au ministère, à six heures et demie du matin.
Il alla au rendez-vous encore tout endormi.
«—Eh bien, jeune homme, dit le ministre d'un air grognon, sic transit gloria mundi. Encore un de ruiné. Grand Dieu, on ne sait que faire de son argent! Il n'y a de sur que la terre, mais les fermiers ne payent jamais. Est-il vrai que vous n'avez pas voulu faire banqueroute et que vous avez vendu votre fonds 100.000 francs?
«—Très vrai, monsieur le maréchal.
«—J'ai connu votre père, et pendant que je suis encore dans cette galère, je veux demander pour vous à Sa Majesté une place de 6 à 8.000 francs. Où la voulez-vous?
«—Loin de Paris.
«—Ah! je vois. Vous voulez être préfet, mais je ne veux rien devoir à ce polisson de M. de Vaize. Ainsi, pas de ça, Larirette!
«—Je ne pensais pas à une préfecture. Hors de France, voulais-je dire.
«—Il faut parler net, entre amis. Diable, je ne suis pas ici pour faire de la diplomatie. Donc, secrétaire d'ambassade?
«—Je n'ai pas de titre pour être premier secrétaire. Attaché est trop peu; je n'ai que 1.200 francs de rente.
«—Je ne vous ferai ni premier, ni dernier. Je vous ferai second secrétaire. M. Lucien Leuwen, lieutenant de cavalerie, maître des requêtes, chevalier de la Légion d'honneur, a des titres. Écrivez-moi donc demain si vous acceptez ou non d'être second secrétaire.»
Et le maréchal le congédia de la main en lui disant:
«—Honneur!»
Le lendemain, Lucien qui, pour la forme, avait consulté sa mère, écrivit qu'il acceptait. En rentrant de Versailles, il trouva un mot de l'aide de camp du maréchal qui l'invitait à se rendre au ministère, le soir même, à neuf heures.
«—J'ai demandé pour vous à Sa Majesté la place de second secrétaire d'ambassade à Madrid. Vous aurez, si le roi signe, 4.000 francs d'appointements, et, de plus, une pension de 4.000 autres francs pour les services rendus par votre père, sans lequel ma loi sur les fournitures militaires ne passait pas. Je ne vous dirai pas que cette pension est solide comme du marbre. Mais enfin, cela durera bien quatre ou cinq ans, et dans quatre ou cinq ans, si vous avez servi votre ambassadeur comme vous avez servi M. de Vaize, et si vous cachez vos principes jacobins (c'est le roi qui m'a dit que vous étiez jacobin; c'est un beau métier et qui vous rapportera gros!), enfin, bref, si vous êtes adroit, avant que la pension de 4.000 francs soit supprimée, vous aurez accroché 6 ou 8.000 francs d'appointements. C'est plus que n'a un colonel. Sur quoi, bonne chance. Adieu. J'ai payé ma dette, ne me demandez rien, ne m'écrivez pas.»
Comme Lucien s'en allait.
«—Si vous ne recevez rien, d'ici à huit jours, revenez me voir à neuf heures du soir. Dites au portier, en passant, que vous reviendrez dans huit jours. Bonsoir, adieu.»
Rien ne retenait Lucien à Paris; il ne devait y reparaître que lorsque sa ruine serait oubliée.
«—Quoi, vous qui pouviez espérer tant de millions!» lui disaient les nigauds qu'il rencontrait.
Et plusieurs de ces gens-là le saluaient de façon à lui dire:
«—Ne nous parlons pas.»
Sa mère montra une force de caractère admirable: jamais une plainte. Elle eut pu garder son superbe appartement dix-huit mois encore. Avant le départ de Lucien, elle alla s'établir dans quatre pièces, au troisième étage, sur le boulevard. Elle annonça à un petit nombre d'amis qu'elle leur offrirait le thé tous les vendredis et que, pendant son deuil, sa porte serait fermée tous les autres jours.
Le huitième jour, après son entrevue avec le maréchal, Lucien reçut un gros paquet adressé à M. Leuwen, chevalier de la Légion d'honneur, deuxième secrétaire d'ambassade à Madrid. Il sortit à l'instant pour aller chez le brodeur commander un petit uniforme. Il vit son ministre, reçut un quartier d'avance de ses appointements et prit ses dernières instructions.
Tout le monde lui parla d'acheter une voiture, et trois jours après avoir reçu sa nomination, il partait bravement par la malle-poste.
Il avait résisté héroïquement à l'idée de passer une dernière fois à Nancy.
Il s'arrêta deux jours, avec délices, sur le lac de Genève, et visita les lieux divers que la Nouvelle Héloïse a rendus célèbres; chez un paysan de Clarens, il trouva un lit brodé dans lequel avait couché Mme de Warens.
À la sécheresse d'âme qui le gênait à Paris—pays si peu fait pour y recevoir des compliments de condoléance—avait succédé une mélancolie tendre: il s'éloignait de Nancy peut-être pour toujours.
Cette tristesse ouvrit son âme au sentiment des arts. Il vit avec beaucoup plus de plaisir qu'il n'appartient à un ignorant de le faire, Bologne, Milan. La Chartreuse de Pavie, Florence, le jetèrent dans un état d'attendrissement et de sensibilité qui lui eût causé bien des remords trois ans auparavant.
Enfin, en arrivant à son poste, il eut besoin de se sermonner pour prendre envers les gens qu'il allait fréquenter le degré de sécheresse convenable.
[1]Les quelques feuillets, racontant le nouveau séjour de Lucien à Nancy, sont absolument illisibles dans le texte original. On devine avec quelle joie nous eussions voulu pouvoir restituer ce passage, un des plus intéressants, sinon le plus intéressant du livre. Malheureusement il y avait impossibilité matérielle. À mentionner ces mots jetés en marge: fièvre ardente..... Scolast... (Probablement Suora Scholastica), titre d'une nouvelle inachevée.
À Civita-Vecchia, le 22 mars 1835.
ROME
Ici s'arrête Lucien Leuwen.
Le texte de cette édition est conforme à celui de l'édition parue à la Revue Blanche, en 1901. Les lignes publiées en tête sont extraites du commentaire de Jean de Mitty précédant l'édition originale parue en 1894, chez E. Dentu, à Paris.