← Retour

Lucien Leuwen; ou, l'Amarante et le Noir. Tome Second

16px
100%

«—Des quoi? fit Lucien pâle de colère, en courant à la voiture pour prendre son sabre.

«—Délogeons, dit Coffe, voici le peuple qui revient.» Il jeta 42 francs à l'aubergiste, et l'on partit.

«—Je vous attendrai hors la ville; je vous ordonne de venir m'y rejoindre.

«—Ah! j'entends, répondit le brigadier, en souriant avec mépris, monsieur le commissaire a peur.»

La foule commençait à se reformer au bout de la rue.

Arrivé à vingt pas de celle-ci, le postillon prit le galop malgré les cris de Lucien.

La boue et les tronçons de chou pleuvaient de tous côtés dans la calèche. Malgré un brouhaha épouvantable, ces messieurs eurent le plaisir d'entendre les plus sales injures.

En approchant de la porte, il fallut mettre les chevaux au trot à cause du pont fort étroit. Il y avait là huit ou dix criards.

«—À l'eau, à l'eau! criaient-ils.

«—Ah! c'est le lieutenant Leuwen, dit un homme en capote verte déchirée; apparemment un lancier congédié.

«—À l'eau Leuwen, à l'eau Leuwen!» se mit-on à crier à l'instant.

À vingt pas hors de la ville, tout était calme. Le brigadier arriva bientôt.

«—Je vous félicite, messieurs, dit-il aux voyageurs, vous l'avez échappé belle.»

Son air goguenard acheva de mettre Lucien hors de lui. Il lui ordonna de lire son passeport, et ensuite:

«—Quelle peut être la cause de tout ceci? demanda-t-il.

«—Eh! monsieur, vous le savez vous-même et mieux que moi. Vous êtes le commissaire de police qui vient pour les élections. Vos papiers imprimés que vous aviez sur l'impériale de votre calèche, sont tombés en entrant en ville, vis-à-vis du Café National où on les a lus; on vous a reconnu, et, ma foi, il est bien heureux qu'ils n'aient pas eu des pierres.»

M. Coffe monta tranquillement sur le siège de devant de la calèche.

«—En effet, il n'y a plus rien, dit-il à Leuwen en inspectant l'impériale.

«—Ce paquet était-il pour le Cher ou pour M. Mairobert?

«—Contre M. Mairobert. C'est le pamphlet de Torset.»

La figure du gendarme pendant ce court dialogue désolait Lucien. Il lui donna vingt francs et le congédia.

Le brigadier fit mille remerciements.

«—Messieurs, ajouta-t-il, les Blaisois ont la tête chaude. Les messieurs comme vous autres ne traversent la ville que de nuit.

«—F...-moi le camp, lui dit Lucien, et, s'adressant au postillon: Marche au galop, toi!

«—N'ayez donc pas tant de peur, s'exclama celui-ci en ricanant. Il n'y a personne sur la route.»

Au bout de cinq minutes de galop:

«—Hé bien, Coffe?

«—Hé bien, répondit Coffe froidement, le ministre vous donne le bras au sortir de l'Opéra; les maîtres de requêtes, les préfets en congé, les députés à entrepôts de tabac envient votre fortune. Ceci est la contrepartie. C'est tout simple.

«—Votre sang-froid me ferait devenir fou. Ces indignités, ces propos atroces, cette boue!

«—Cette boue, c'est pour nous la noble poussière du champ de bataille. Cette huée publique vous comptera: ce sont les actions d'éclat dans la carrière que vous avez prise, et où ma pauvreté et ma reconnaissance me portent à vous suivre.

«—C'est-à-dire que si vous aviez 1.200 francs de rentes, vous ne seriez pas ici.

«—Si j'avais 300 francs de rente seulement, je ne servirais pas le ministère qui retient des milliers de pauvres diables dans les horribles cachots de Mazas, de Saint-Michel et de Clairvaux.»

Un profond silence suivit cette réponse trop sincère, et ce silence dura pendant trois lieues.

À quelque distance d'un village, dont on apercevait le clocher pointu s'élever derrière une colline nue et sans arbres, Lucien fit arrêter:

«—Il y aura 20 francs pour vous, dit-il au postillon, si vous ne dites rien de l'émeute.

«—À la bonne heure, 20 francs, c'est bon, je vous remercie. Mais, not' maître, votre figure si pâle de la venette que vous venez d'avoir, mais votre belle calèche anglaise couverte de boue, ça va sembler drôle, on jasera. Ce ne sera pourtant pas moi qui aurai jasé.

«—Dites que vous avez versé, et aux gens de la poste qu'il y aura 20 francs pour eux s'ils attellent en trois minutes; puis se tournant vers Coffe:

«—Et être obligés de nous cacher!

«—Voulez-vous être reconnu ou pas reconnu?

«—Je voudrais être à cent pieds sous terre, ou avoir votre impassibilité.

«—Que me conseillez-vous, Coffe? dit Lucien, les larmes aux yeux, lorsqu'ils furent partis. Je veux envoyer ma démission et vous céder la mission, ou, si cela vous déplaît, je manderai M. Desbacs. Moi, j'attendrai huit jours et je reviendrai châtier l'insolent.

«—Je vous conseille de faire laver votre calèche à la première poste, de continuer comme si de rien n'était, et de ne dire jamais mot de cette aventure à qui que ce soit, car tout le monde rirait.

«—Quoi? vous voulez que je supporte toute ma vie cette idée d'avoir été insulté impunément.

«—Si vous avez la peau si tendre au mépris, pourquoi quitter Paris?

«—Quel moment nous avons passé à la porte de cet hôtel! Toute ma vie, ce quart d'heure sera à me brûler, comme de la braise sur ma poitrine.

«—Ce qui rendait l'aventure piquante, répliqua Coffe, c'est qu'il n'y avait pas le moindre danger et que nous avions tout le loisir de goûter le mépris. La rue était pleine de boue, mais parfaitement bien pavée; pas une seule pierre de disponible. C'est la première fois que j'ai senti la honte. Quand j'ai été arrêté pour Sainte-Pélagie, trois ou quatre personnes seulement s'en sont aperçues comme je montais en fiacre, et l'une d'elles a dit avec beaucoup de bonté et de pitié:

«—Le pauvre diable!»

Lucien ne répondait pas. Coffe continuait à penser tout haut avec une cruelle franchise:

«—J'ai songé au mot célèbre. On avale le mépris, mais on ne le mâche pas.

«—Mon ami, dit Lucien tout à coup, je compte que vous ne rirez avec personne de mes angoisses?

«—Vous m'avez tiré de Sainte-Pélagie où j'aurais dû faire mes cinq ans, et il va plusieurs années que nous sommes liés.

«—Eh bien, mon cœur est faible; j'ai besoin de parler, et je parlerai si vous me promettez une discrétion éternelle.

«—Je le promets.

«—Je déserterai là, sur la grande route. Je me fais conduire à Rochefort, et de là il est facile de s'embarquer pour l'Amérique sous un nom supposé. Au bout de deux ans, je puis revenir à Blois et souffleter le jeune homme le plus marquant de la ville. J'ai mal conduit toute ma vie; je suis dans un bourbier sans issue!

«—Soit, mais quelque raison que vous ayez, vous ne pouvez pas déserter au milieu de la bataille, comme les Saxons à Leipzig. Cela n'est pas bien, et vous créerait des remords par la suite, du moins je le crains. Fâchez d'oublier et surtout pas un mot à M. de Riquebourg, le préfet du Cher.»

La nuit tomba tout à coup: l'obscurité devint profonde. Coffe voyait Leuwen changer de position toutes les cinq minutes.

«—Il se tord comme saint Laurent sur le gril, pensait-il. Il est fâcheux qu'il ne trouve pas de lui-même un remède à sa position. Cependant, ajouta-t-il, après un quart d'heure de réflexions et de déductions mathématiques, je lui dois de m'avoir tiré de cette chambre de Sainte-Pélagie, grande à peu près comme cette calèche. Il est malheureux par sa faute, malheureux avec de la santé, de l'argent et de la jeunesse à revendre. Quel sot! et comme je le haïrais s'il ne m'avait tiré de Sainte-Pélagie! À l'école, quel présomptueux et quel bavard! Parler, parler, toujours parler. Mais cependant, il faut l'avouer, jamais le moindre mot inconvenant, et cela fait un fameux point pour lui, lorsqu'il me fit sortir de prison... oui, mais pour faire de moi un apprenti bourreau. Le bourreau est plus estimable...; c'est par pur enfantillage, par suite de leur sottise ordinaire, que les hommes l'ont pris en grippe. Il remplit un devoir, un devoir nécessaire, indispensable. Et nous! nous qui sommes sur la route de tous les honneurs que peut distribuer la société, nous voilà en train de commettre une infamie, une infamie nuisible. Le peuple qui se trompe si souvent, par hasard a eu raison cette fois.»

À cet instant, Lucien soupira.

«—Le voilà qui souffre de son absurdité. Il prétend réunir les profits du ministériel avec la sensibilité délicate de l'homme d'honneur. Quoi de plus sot! Il connaît le mépris public, comme moi, aussi dans les premiers jours de Sainte-Pélagie. Quand je pensais que les voisins de mon magasin pouvaient me croire un banquier frauduleux!»

Le souvenir de cette si vive douleur fut assez puissant pour porter Coffe à parler.

«—Nous ne serons pas en ville avant onze heures, voulez-vous débarquer à l'auberge ou chez le préfet?

«—S'il est debout, voyons le préfet.»

Lucien avait la faiblesse dépenser tout haut devant son ami. Il avait toute honte bue, puisqu'il avait pleuré. Il ajouta:

«—Je ne puis être plus contrarié que je ne le suis. Jetons la dernière ancre de salut qui reste au misérable, faisons notre devoir.

«—Vous avez raison, dit froidement Coffe. Dans l'excès du malheur, et surtout du pire des malheurs, celui qui a pour cause le mépris de soi-même, faire son devoir et agir est en effet la seule ressource. Experto crede Roberto. Je n'ai pas passé ma vie sur des roses, allez. Si vous m'en croyez, vous secouerez les oreilles et tâcherez d'oublier l'algarade de Blois. Vous êtes bien éloigné encore du comble des malheurs: vous n'avez pas lieu de vous mépriser vous-même. Le juge le plus sévère ne pourrait voir que de l'imprudence dans votre fait. Vous avez jugé de la vie d'un ministériel par ce qu'on en voit à Paris, où ils ont le monopole de tous les agréments que peut donner la société. Ce n'est qu'en province que le ministériel voit le mépris que lui accorde si libéralement la grande majorité des Français. Vous n'avez pas la peau assez dure pour ne pas sentir le mépris public. Mais on s'y accoutume. On n'a qu'à mettre son orgueil ailleurs. Voyez M. de Talleyrand. On peut même observer à l'égard de cet homme célèbre, que lorsque le mépris est devenu lieu commun, il n'y a plus que les sots qui l'expriment; or, les sots, parmi nous, gâtent jusqu'au mépris.

«—Voilà une drôle de consolation que vous me donnez là, dit Lucien assez brusquement.

«—C'est, ce me semble, la seule dont vous soyez susceptible. Il faut d'abord dire la vérité quand on entreprend la tâche ingrate de consoler un homme de cœur. Je suis un chirurgien cruel en apparence, je sonde la plaie jusqu'au fond, mais je puis guérir.

«Vous souvient-il que le cardinal de Retz, qui avait le cœur si haut, l'homme de France auquel on a vu peut-être le plus de courage, ayant donné d'impatience un coup de pied au cul à son écuyer qui faisait quelque sottise pommée, fut accablé de coups de canne et rossé d'importance par cet homme qui se trouva beaucoup plus fort que lui?

«Eh bien, cela est plus piquant que de recevoir de la boue d'une populace qui vous croit l'auteur de l'abominable pamphlet que vous portez en Normandie. À le bien prendre, c'est à l'insolence si provocante de ce fat de Torset qu'on a jeté cette boue. Si vous aviez été Anglais, cet accident vous eût trouvé presque insensible. Lord Wellington l'a éprouvé trois ou quatre fois dans sa vie.»

Coffe prit la main de Lucien, et Lucien pleura pour la seconde fois.

«—Et ce soldat, ce lancier qui m'a reconnu, qui a crié: à bas Leuwen!

«—Ce soldat a appris au peuple de Blois le nom de l'auteur de l'infâme pamphlet de Torset.

«—Mais comment sortir de la boue où je suis plongé, au moral comme au physique? s'écria Lucien avec la dernière amertume. Encore enfant, j'ai fait ce que j'ai pu pour être utile et estimable. J'ai travaillé dix heures par jour, pendant trois ans. Le métier de soldat conduit maintenant à une action comme celle de la rue Transnonain. Faut-il que le malheureux officier qui attendait l'époque de la guerre dans un régiment donne sa démission au milieu des balles d'une émeute?

«—Non, parbleu, et vous avez bien fait de quitter l'armée.

«—Me voici dans l'administration. Vous savez que je travaille en conscience, de neuf heures du matin à quatre heures. J'expédie bien vingt affaires, et souvent importantes. Si à dîner, je crains d'avoir oublié quelque chose d'urgent, au lieu de rester auprès du feu, avec ma mère, je reviens au bureau où je me fais maudire par le commis de garde qui ne m'attendait pas à ce moment. Pour ne pas faire de la peine à mon père, je me suis laissé entraîner dans cette exécrable mission. Me voilà obligé de calomnier un honnête homme, comme M. Mairobert, avec tous les moyens dont un gouvernement dispose; je suis couvert de boue et on me crie que mon âme est sur ma figure. Que devenir? Manger le bien gagné par mon père, ne rien faire, n'être bon à rien! Attendre ainsi la vieillesse et me mépriser moi-même. Que faire? Quel état prendre?

«—Quand on a le malheur de vivre sons un gouvernement fripon, un malheur plus grand, à mon sens, est de raisonner trop juste et de voir la vérité. L'agriculture et le commerce sont les seuls métiers indépendants. À vivre au milieu des champs, à cinquante lieues de Paris, parmi nos paysans qui sont encore des bêtes brutes, j'ai préféré le commerce. Il est vrai qu'il faut y supporter et partager certains usages sordides, établis par la barbarie du XVIle siècle et soutenus aujourd'hui par les gens âgés, avares et tristes, qui sont le fléau du commerce. Ces usages sont comme les cruautés du moyen âge, qui n'étaient pas des cruautés de leur temps et qui ne sont devenues telles que par les progrès de l'humanité. Mais enfin, ces usages sordides, dût-on finir par les trouver naturels, valent mieux que d'égorger des bourgeois tranquilles, rue Transnonain, ou, ce qui est pis et plus bas encore, justifier de telles choses dans les pamphlets que nous colportons.

«—Je devrai donc changer une troisième fois d'état!

«—Vous avez un mois pour songer à cela. Mais déserter au milieu du combat, ou vous embarquer à Rochefort comme vous en aviez l'idée, vous donnera aux yeux de la société une teinte de folie pusillanime dont vous ne vous laverez jamais. Aurez-vous le caractère de mépriser le jugement de la société au milieu de laquelle vous êtes né? Lord Byron n'a pas eu cette force. Le cardinal de Retz lui-même ne l'a pas eue. Napoléon, qui se croyait noble, a frémi devant l'opinion du faubourg Saint-Germain. Un faux pas, dans la situation où vous vous trouvez, vous conduit au suicide. Songez à ce que vous me disiez il y a un mois, de la haine adroite du ministre, à la tête de quarante espions de bonne compagnie.»

Après avoir fait l'effort de parler aussi longtemps, Coffe se tut, et quelques minutes après, on arriva à la ville, chef-lieu du département du Cher. Le préfet, M. de Riquebourg, les reçut en bonnet de coton, mangeant une omelette, seul dans son cabinet, sur une petite table ronde. Il appela sa cuisinière Marion avec laquelle il discuta fort posément sur ce qui restait dans le garde-manger, et sur ce qui pourrait être le plus tôt prêt pour le souper de ces messieurs.

«—Ils ont dix-neuf lieues dans le ventre, dit-il à sa cuisinière, faisant allusion à la distance parcourue par les voyageurs depuis leur dîner à Blois.»

La cuisinière partie.

«—C'est moi, messieurs qui compte avec ma cuisinière; par ce moyen ma femme n'a que l'embarras des bambins. Et puis, tout en laissant bavarder cette fille, je sais tout ce qui se passe chez moi, car ma conversation, messieurs, est toute dénoncée à la police et je suis environné d'ennemis. Vous n'avez pas idée, messieurs, des frais que je fais. Par exemple, j'ai un perruquier libéral pour moi, et le coiffeur des dames légitimistes pour ma femme. Vous comprenez que je pourrais fort bien me faire la barbe. J'ai deux petits procès que j'entretiens uniquement pour donner occasion de venir à la préfecture au procureur, M. Clapier, l'un des libéraux les plus malins du pays, et à M. Le Beau, l'avocat, personnage éloquent, modéré, pieux comme les grands propriétaires qu'il sert. Ma place, messieurs, ne tient qu'à un fil... Si je ne suis pas un peu protégé par Son Excellence, je suis le plus malheureux des hommes. J'ai eu pour ennemi, en première ligne, Mgr l'évêque; c'est le plus dangereux.—Il n'est pas sans relations avec quelqu'un qui approche de bien près l'oreille de S. M. la reine. De plus, les lettres de Monseigneur ne passent point par la poste. La noblesse dédaigne de venir dans mon salon et me harcèle avec son Henry V et son suffrage universel. J'ai enfin ces malheureux républicains; ils ne sont qu'une poignée et font du bruit comme mille. Le croiriez-vous, messieurs, les fils des familles les plus riches, à mesure qu'ils arrivent à dix-huit ans, n'ont pas de honte d'être de ce parti! Dernièrement, pour payer l'amende de 5.000 francs à laquelle j'ai fait condamner le journal insolent qui semblait approuver le charivari donné à notre digne substitut du procureur général, les jeunes gens nobles ont donné 67 francs, et les jeunes gens riches, non nobles, 89 francs. Cela n'est-il pas horrible? nous qui garantissons leurs propriétés contre la République!

«—Et les ouvriers? demanda Coffe.

«—53 francs, monsieur: cela fait horreur, 53 francs, tout en sous. La plus forte contribution parmi ces gens-là a été de six sous, et c'est le cordonnier de mes filles qui a eu le front de donner ces six sous!

«—J'espère que vous ne l'employez plus», dit Coffe en fixant un œil scrutateur sur le pauvre préfet.

Celui-ci eut l'air très embarrassé, car il n'osait mentir, redoutant la contre-police de ces messieurs.

«—Je serai franc, dit-il enfin, la franchise est la base de mon caractère. Barthélemy est le seul cordonnier pour femmes de la ville. Les autres chaussent les femmes du peuple... et mes filles n'ont jamais voulu consentir. Je lui ai fait cependant une bonne semonce.»

Excédé de tous ces détails, à minuit moins le quart, Lucien dit assez brusquement à M. de Riquebourg:

«—Vous plairait-il, monsieur, de lire cette lettre de S. E. le ministre de l'Intérieur?»

Le préfet la lut deux fois, très posément. Les deux jeunes gens se regardaient.

«—C'est une grand diable de chose que ces élections, dit le préfet, et qui depuis trois semaines m'empêche de dormir, moi qui, grâce à Dieu, en temps ordinaire, n'entends pas tomber ma dernière pantoufle. Si, entraîné par mon zèle pour le gouvernement du roi, je me laissais aller à quelque mesure un peu trop acerbe envers mes administrés, je perdrais la paix de l'âme. Ah! mes jeunes amis, conservez longtemps la paix de l'âme! Ne vous permettez jamais en administration la moindre action, je ne dis pas douteuse aux yeux de l'honneur, mais douteuse à vos propres yeux. Sans la paix de l'âme, y a-t-il possibilité de bonheur?»

Le souper était servi.

«—Ah! misérable, pensait Lucien, es-tu fait pour me torturer! et quoique mourant de faim, il éprouva une telle contraction de diaphragme qu'il ne put avaler une seule bouchée.

«—Mangez donc, monsieur le commissaire, disait le préfet. Imitez monsieur votre adjoint.

«—Secrétaire seulement, monsieur,» répliqua Coffe en continuant à manger comme un loup.

Ce mot jeté avec force parut cruel à Lucien. Il ne put s'empêcher de regarder son ami.

«—Vous ne voulez donc pas m'aider à porter l'infamie de ma mission?» disait ce regard.

Coffe ne comprit rien. C'était un homme parfaitement raisonnable, mais nullement délicat.

«—Mangez donc, monsieur le commissaire.»

Coffe qui comprit enfin que ce malheureux titre choquait Lucien, dit au préfet:

«—Maître des requêtes, s'il vous plaît, monsieur.

«—Ah! maître des requêtes, fit le préfet étonné. Et c'est toute notre ambition, à nous autres, pauvres préfets de province, après avoir fait deux ou trois bonnes élections!

«—Est-ce naïveté sotte, est-ce un malin? se demandait Lucien peu disposé à l'indulgence.

«—Mangez donc, monsieur le maître des requêtes. Si vous ne devez m'accorder que trente-six heures, comme le dit le ministre dans sa lettre, j'ai à vous dire bien des choses, à vous communiquer bien des détails, à vous soumettre bien des mesures, avant après-demain, à midi, qui serait l'heure où vous quitteriez l'hôtel de la Préfecture.

«Demain, j'ai le projet de vous prier de recevoir une cinquantaine de personnes, une cinquantaine d'administrateurs douteux, ou timides, et d'ennemis non déclarés ou timides aussi. Les sentiments de tous seront stimulés, je n'en doute pas, par l'avantage de parler à un fonctionnaire qui, lui-même, parle au ministre. D'ailleurs cette audience que vous leur accorderez et dont toute la ville parlera, sera, pour eux, un engagement solennel. Parler au ministre, c'est un grand avantage, une belle prérogative, monsieur le maître des requêtes. Que peuvent nos froides dépêches, nos dépêches qui, pour être claires, ont besoin d'être longues? Que peuvent-elles auprès du compte rendu vif et intéressant d'un administrateur qui peut dire: «J'ai vu!»

Ces propos duraient encore à une heure et demie du matin. Coffe, qui mourait de sommeil, était allé s'informer des lits. Le préfet en profita pour demander à Leuwen s'il pouvait parler devant le secrétaire.

«—Certainement, monsieur le préfet, M. Coffe travaille dans le bureau particulier du ministre, et a, pour les élections, toute la confiance de Son Excellence.»

Au retour de Coffe, M. de Riquebourg se crut obligé de reprendre toutes les considérations qu'il avait déjà exposées à Lucien, en y ajoutant cette fois les noms propres. Mais ces noms, tous également inconnus pour les deux voyageurs, ne faisaient qu'embrouiller à leurs yeux le système d'influence que M. le préfet se proposait d'exercer. Coffe, contrarié de ne pouvoir dormir, voulut du moins travailler sérieusement, et, avec l'autorisation de M. le maître des requêtes, comme il eut soin de l'exprimer, il se mit à presser de questions M. de Riquebourg.

Ce bon préfet, si moral et si soigneux de ne pas se préparer des remords, articula enfin que le département était fort mal disposé, parce que huit pairs de France, dont deux étaient grands propriétaires, avaient fait nommer un nombre considérable de petits fonctionnaires, et les couvraient de leur protection.

«—Si vous étiez arrivés quinze jours plus tôt, nous eussions pu ménager quelques destitutions salutaires.

«—Mais, monsieur, n'avez-vous pas écrit dans ce sens au ministre? Il y est, je crois, question de la destitution d'une directrice de la poste aux lettres?

«—Mme Durand, la belle-mère de M. Duchodeau? La pauvre femme! Elle pense fort mal, il est vrai, mais cette destitution, si elle arrive à temps, fera peur à deux ou trois fonctionnaires du canton de Pourville; l'un est son gendre, et les autres ses cousins. Mais ce n'est pas là que sont mes grands besoins: c'est à Mélan, où, comme je viens d'avoir l'honneur de vous le montrer sur ma carte électorale, nous avons contre nous une majorité de vingt-sept voix au moins.

«—Mais, monsieur, j'ai dans mon portefeuille les copies de vos lettres. Si je ne me trompe, vous n'avez par parlé du canton de Mélan au ministre? interrompit Lucien.

«—Eh, monsieur le maître des requêtes, comment voulez-vous que j'écrive de telles choses? M. le comte d'Allevard, pair de France, ne voit-il pas votre ministre tous les jours? Ses lettres à son homme d'affaires, le bonhomme Ruffé, notaire, ne sont remplies que de choses qu'il a entendu dire la veille ou l'avant-veille, par son S. Ex. M. le comte de Vaize, quand il eut l'honneur de dîner avec Elle. Ces dîners sont fréquents, à ce qu'il parait. On n'écrit pas de telles choses, monsieur. Je suis père de famille. Demain, j'aurai l'honneur de vous présenter Mme de Riquebourg et mes quatre filles. Il faut songer à établir tout cela. Mon fils est sergent au 86e, depuis deux ans; il faut le faire nommer sous-lieutenant, et je vous avouerai franchement, monsieur le maître des requêtes, et sous le sceau de la confession, qu'un mot de M. d'Allevard peut me perdre, et M. d'Allevard qui veut détourner un chemin public qui passe dans son parc, protège tout le monde dans le canton de Mélan. Pour moi, monsieur le maître des requêtes, la simple perspective de changer de préfecture, serait un désastre. Les trois mariages que Mme de Riquebourg a ébauchés pour ses filles ne seraient plus possibles.»

Ce ne fut que vers les deux heures du matin que les questions pressantes de l'inflexible Coffe forcèrent le préfet à faire connaître une grande manœuvre à laquelle, depuis le commencement de la soirée, il renvoyait sans cesse.

«—C'est ma seule et unique ressource, messieurs, et si elle est connue, si l'on peut seulement s'en douter douze heures avant l'élection, tout est perdu. Car, messieurs, ce département est le plus mauvais de France. Vingt-sept abonnements au National et huit à la Tribune! Mais à vous, messieurs, qui avez l'oreille du ministre, je n'ai rien à cacher. Or donc, il faut savoir que je ne lancerai ma manœuvre électorale, je ne mettrai le feu à la mine que lorsque je verrai la nomination du président à demi décidée; si cela éclatait trop tôt, deux heures suffiraient pour perdre l'élection, comme aussi la position de votre très humble serviteur.

«Nous posons donc que nous portons pour candidat du gouvernement M. Jean-Pierre Bouleau, maître de forges à Champagnié; que nous avons pour rival, à chances probables et malheureusement plus que probables, M. Malot, ex-chef de bataillon de l'ex-garde nationale de Champagnié. Je dis ex, quoiqu'elle ne soit que suspendue, mais il fera beau jour quand elle s'assemblera de nouveau. Donc, messieurs. M. Bouleau, ami du gouvernement—car il a une peur du diable d'une réduction de droits sur les fers étrangers—et M. Malot, ennemi du gouvernement, négociant drapier et négociant en bois de construction et bois de chauffage. M. Malot a de fortes rentrées à opérer à Nantes. Deux heures avant le dépouillement du scrutin pour la nomination du président, un courrier de commerce, réellement parti de Nantes, lui apporte la nouvelle alarmante que deux négociants de là-bas que je connais bien et qui tiennent en leurs mains une partie de sa fortune, sont sur le point de sauter, et aliènent déjà leurs propriétés à leurs amis, moyennant des actes de vente antidatés. Mon homme perd la tête et plante là toutes les élections du monde...

«—Mais comment ferez-vous arriver un courrier réel de Nantes, précisément à point?

«—Par l'excellent Chauveau, le secrétaire général de la préfecture à Nantes, et mon ami intime. Il faut savoir que la ligne du télégraphe de Nantes ne passe qu'à deux lieues d'ici, et Chauveau, qui sait que mon élection ne commence que le 23, s'attend à un mot de moi, le 23 au soir, ou le 24 au matin. Une fois que M. Malot aura la puce à l'oreille pour ses affaires de Nantes, je me tiens en grand uniforme dans les environs de la salle des Ursulines où se fait l'élection. Malot absent, je n'hésite pas à adresser la parole aux électeurs paysans, et, ajouta M. de Riquebourg, en baissant extrêmement la voix, si le président du collège électoral est fonctionnaire public, même libéral, je lâche à mes électeurs en guêtres des bulletins où j'ai flanqué en grosses lettres: Jean-Pierre Bouleau, maître de forges. Je gagnerai bien dix voix de cette façon. Ces électeurs sachant que Malot est sur le point de faire banqueroute...

«—Comment banqueroute? demanda Lucien en fronçant le sourcil.

«—Eh, monsieur le maître des requêtes, répondit M. de Riquebourg d'un air encore plus bénin que de coutume, puis-je empêcher que les bavards de la ville, exagérant tout comme de coutume, ne voient dans la faillite des correspondants de Malot à Nantes la nécessité pour lui de suspendre ses payements ici? Car avec quoi vivait-il jusqu'ici, ajouta le préfet affermissant sa voix, si ce n'est avec l'argent qu'il tirait de Nantes pour les bois qu'il y envoie?»

Coffe souriait et avait toutes les peines du monde à ne pas éclater.

«—Cette brèche faite au crédit de M. Malot ne pourrait-elle point, en alarmant les personnes qui ont dos fonds chez lui, annuler une suspension de payements véritable?

«—Eh! tant mieux, morbleu, dit le préfet s'oubliant tout à fait. Je ne l'aurai plus sur les bras lors de la réélection pour la garde nationale, si elle a lien.»

Coffe était aux anges.

«—Tant de succès, monsieur...

«—Eh, messieurs, la République coule à pleins bords. La digue contre ce torrent qui emporterait nos têtes et nos maisons, c'est le roi, messieurs, uniquement le roi. Il faut faire face au feu. Tant pis pour les maisons qu'il faudra abattre afin de sauver les autres. Moi, messieurs, quand l'intérêt du roi parle, ces choses-là me sont égales comme deux œufs.

«—Bravo! monsieur le préfet, mille fois bravo! Sic itur ad astra, c'est-à-dire au Conseil d'État.

«—Je ne suis pas assez riche, monsieur. 12.000 francs et Paris me ruineraient avec ma nombreuse famille! La préfecture de Bordeaux, celle de Marseille, de Lyon, avec de bonnes dépenses secrètes: Lyon, par exemple, doit être excellentissime. Mais revenons à notre sujet, il se fait tard. Donc, je garantis dix voix, gagnées personnellement. Mon terrible évêque a un petit grand vicaire, fin matois et grand amateur de l'espèce. S'il convenait à Son Excellence de faire les frais, je remettrais 25 louis à M. Crochard, le grand vicaire, pour faire des aumônes à de pauvres prêtres. Vous me direz, monsieur, que donner de l'argent au parti jésuitique, c'est porter des ressources à l'ennemi. Mais ces 25 louis me donneront une dizaine de voix, dont M. Crochard dispose, et plutôt douze que dix.

«—Le Crochard prendra votre argent et se moquera de vous, dit Lucien.

«—Oh! que non! On ne se moque pas d'un préfet, répondit M. de Riquebourg en ricanant et choqué du mot. Nous avons certain dossier avec trois lettres originales du sieur Crochard. Il s'agit d'une petite fille du couvent de Saint-Denis-Sambucy. Je lui ai juré que j'avais brûlé ces lettres, lors d'un petit service qu'il m'a rendu auprès de l'évêque, mais le vieux Crochard n'en croit pas un mot.

«—Vous dites douze voix, ou au moins dix? demanda Leuwen.

«—Oui, monsieur, fit le préfet étonné.

«—Je vous donne ces 25 louis», et Lucien, s'approchant de la table, écrivit un bon de cette somme pour le caissier du ministère.

La mâchoire inférieure de M. de Riquebourg s'abaissa lentement; sa considération pour Leuwen ne connut plus de bornes.

«—Ma foi, monsieur, c'est y aller bon jeu bon argent. Encore autre chose: M. Rouleau a un neveu, avocat à Paris, et homme de lettres, qui a fait une pièce à l'Ambigu. Ce neveu, qui n'est point un sot, a reçu mille écus de son oncle pour faire des démarches en faveur du maintien du droit sur les fers. Il a écrit des articles de journaux à ce sujet. Enfin, il m'arrive une lettre de Paris qui m'annonce que M. Bouleau neveu sera nommé secrétaire général au ministère des Finances. Or, dix-sept électeurs libéraux,—je suis sur du chiffre,—ont des intérêts directs au ministère des Finances et Bouleau leur déclarera net que si l'on vote contre lui, son neveu s'en souviendra. Maintenant, monsieur le maître des requêtes, daignez jeter un coup d'œil sur le bordereau des votes:

Électeurs inscrits613
Présents au collège, au plus400
Constitutionnets dont je suis sûr178
Votants pour M. Malot, que je
gagnerai personnetlement10
Votes jésuites dirigés en secret
par M. Crochard10
Total198

«Il me manque deux voix et la nomination de M. Bouleau neveu aux finances me donne au moins six voix. Majorité, quatre voix. Ensuite, monsieur, si vous m'autorisez, dans un cas extrême, à promettre quatre destitutions, je pourrai promettre au ministre une majorité, non de quatre misérables voix, mais de douze et peut-être de dix-huit voix. Bouleau est un imbécile, qui, de la vie, n'a porté ombrage à personne. Il me répète bien tous les jours que personnellement il a une douzaine de voix, mais rien n'est moins clair. Tout cela coûte cher, monsieur, et je ne puis pas, moi, père de famille, faire la guerre absolument à mes dépens. Le ministre, par sa dépêche timbrée particulière, m'a ouvert un crédit de 1.200 francs pour les élections. Sur ce crédit, j'ai déjà dépensé 1.920 francs. Je pense que Son Excellence est trop juste pour me laisser sur les bras ces 720 francs?

«—Si vous réussissez, il n'y a pas de doute, dit Lucien. En cas contraire, je vous dirai, monsieur, que mes instructions ne parlent pas de cet objet.»

M. de Riquebourg roulait dans ses mains le bon de 500 francs, signé Leuwen. Tout à coup il s'aperçut que cette écriture était la même que celle de la lettre timbrée particulière, dont il n'avait raconté qu'une partie à ces messieurs, par discrétion. Dès ce moment, son respect pour M. le maître des requêtes fut immense.

«—Il n'y a pas deux mois, ajouta M. de Riquebourg, tout rouge d'émotion de parler à un favori du ministre, que Son Excellence a daigné m'écrire une lettre de sa main sur la grande affaire N...

«—Le roi y attache la plus grande importance.»

Le préfet ouvrit le secret d'un grand bureau et en tira la lettre du ministre qu'il lut tout haut et qu'il passa ensuite à ces messieurs.

«—C'est de la main de Cromier, dit Coffe.

«—Quoi ce n'est pas de Son Excellence? dit le préfet ébahi. Je ne connais en écritures, messieurs!»

Et comme M. de Riquebourg ne songeait pas à sa voix, elle avait pris un son aigre, et un ton moqueur, entre le reproche et la menace.

«—M. de Riquebourg est en effet connaisseur en écritures, dit Coffe, qui n'avait plus envie de dormir et de temps en temps se versait de grands verres de vin blanc de Saumur. Rien ne ressemble davantage à la main de Son Excellence que celle du petit Cromier, surtout quand il cherche la ressemblance.»

Le préfet fit quelques objections: il était humilié, car la pièce de résistance de sa vanité comme de son espoir d'avancement, c'étaient les lettres de la propre main du ministre.

À la fin il fut convaincu par Coffe, qui était sans pitié pour son honorable amphitryon depuis qu'il pensait à la banqueroute possible de M. Malot, le drapier marchand de bois. Le préfet en resta pétrifié.

«—Quatre heures sonnent, ajouta Coffe. Si nous prolongeons la séance, nous ne pourrons pas être debout à neuf heures comme le veut M. le préfet.»

M. de Riquebourg prit le mot veut pour un reproche.

«—Messieurs, dit-il en se levant et en saluant jusqu'à terre, je ferai convoquer pour neuf heures et demie les personnes que je vous prie d'admettre à votre première audience, et j'entrerai moi-même dans vos chambres à dix heures sonnantes. Jusqu'à ce que vous me voyiez, dormez sur l'une ou l'autre oreille.»

Malgré leurs protestations, M. de Riquebourg voulut indiquer lui-même à ces messieurs leurs deux chambres, communiquant par un petit salon. Il poussa les attentions jusqu'à regarder sous les lits.

«—Cet homme n'est point un sot au fond, dit Coffe à Lucien lorsque le préfet les eut quittés. Voyez!»

Et il indiquait une table sur laquelle un poulet froid, du rôti de lièvre, du vin et des fruits étaient déposés avec propreté. Et il se mit à resouper de fort bon appétit.

Les deux voyageurs ne se séparèrent qu'à cinq heures du matin. Lucien, comme il convient à un bon employé, était tout occupé de l'élection de M. Bouleau, et avant de se mettre au lit, relut le bordereau des votes qu'il s'était fait remettre par le bon M. de Riquebourg.

À dix heures précises, celui-ci entra dans sa chambre, suivi de la fidèle Marion qui portait un cabaret avec du café au lait. Marion était elle-même suivie d'un petit jockey qui portait un autre cabaret avec du thé, du beurre et une bouilloire.

«—L'eau est bien chaude..., on va vous faire du feu. Ne vous pressez nullement...; prenez du thé ou du café. Le déjeuner à la fourchette est indiqué à onze heures, et, à six heures, dîner de quarante personnes. Votre arrivée fait le meilleur effet, le général est susceptible comme un sot, l'évêque est furibond et fanatique...; si vous le jugez à propos, ma voiture sera attelée à onze heures et demie et vous pourrez donner dix minutes à chacun de ces fonctionnaires. Ne vous pressez pas. Les quatorze personnes que j'ai réunies pour votre première audience, n'attendent que depuis neuf heures et demie.

«—J'en suis désolé, dit Lucien.

«—Bah! bah! ce sont des gens à nous, des gens qui mangent du budget; ils sont faits pour attendre.»

Lucien avait horreur de tout ce qui pouvait ressembler à un manque d'égards. Il s'habilla en courant et fut recevoir les quatorze fonctionnaires.

Il resta atterré devant leur pesanteur, leur bêtise, devant leur adoration à son égard.

«—Je serais le prince royal qu'ils ne salueraient pas plus bas!»

Il fut bien étonné lorsque Coffe lui dit:

«—Vous les avez mécontentés... ils vous trouveront de la hauteur.

«—De la hauteur?

«—Sans doute. Vous avez eu des idées, ils ne vous ont pas compris. Vous avez eu cent fois trop d'esprit pour ces animaux-là. Vous tendez vos filets trop haut. Voici l'heure du déjeuner. Vous allons voir Mlle de Riquebourg.

L'une de ces demoiselles était plus laide que ses sœurs, mais paraissait moins fière des grandeurs de sa famille. Elle ressemblait un peu à Théodelinde de Serpierre. Ce souvenir fut tout-puissant sur Lucien; dès qu'il s'en fut aperçu, il parla avec intérêt à Mlle Augustine, et Mme de Riquebourg vit sur-le-champ un brillant mariage pour sa fille.

Le préfet rappela au maître des requêtes les visites au général et à l'évêque. Lorsque le déjeuner finit, à une heure, Lucien monta en voiture, laissant derrière lui quatre ou cinq groupes d'amis plus ou moins sûrs du gouvernement, parqués soigneusement dans différents bureaux de la préfecture.

Coffe n'avait pas voulu suivre son ancien camarade: il comptait courir un peu la ville et s'en faire une idée, mais il eut à recevoir la visite officielle de M. le secrétaire général et de MM. les commis de la préfecture.

«—Je vais aider au débit de l'orviétan,» se dit-il, et avec son sang-froid inaltérable, il sut donnera ces messieurs une haute idée de la mission qu'il remplissait.

Au bout de dix minutes, il les renvoya sèchement, et il s'échappait pour voir la ville, quand le préfet, qui le guettait, l'empoigna au passage et l'obligea d'écouler la lecture de toutes les lettres adressées par lui au comte de Vaize au sujet des élections.

«—Ce sont des articles de journaux de troisième ordre, pensait Coffe indigné. Ça ne serait pas payé plus de douze francs par le plus piètre de nos journaux ministériels.»

Au moment où Coffe se ménageait un prétexte pour échapper au préfet, Lucien entra, suivi du général comte de Beauvoir. C'était un homme de haute taille, à figure blonde et grasse, d'une rare insignifiance, très poli, très élégant, mais qui, à la lettre, ne comprenait pas un mot de ce que l'on disait devant lui. Les élections semblaient lui avoir troublé la cervelle. À tout propos il répétait: Cela regarde l'autorité administrative. Coffe vit par ses discours qu'il en était encore à deviner l'objet de la mission de Leuwen, et cependant celui-ci, la veille au soir même, lui avait envoyé une lettre du ministre on ne peut plus explicite.

Les audiences de l'après-midi furent de plus en plus absurdes. Lucien était mort de fatigue et n'avait pas une idée. Alors il fut parfaitement convenable, et le préfet conçut une haute idée de son intelligence. Aussi bien, dans les quatre ou cinq dernières audiences, qui furent individuelles, accordées aux personnages importants, il fut parfait et de la banalité la plus convenable. Le préfet lui présenta M. le grand-vicaire Crochard. C'était un personnage maigre, à figure de pénitent, et à ses discours Lucien le jugea fait à point pour recevoir vingt-cinq louis et faire agir à sa guise une douzaine d'électeurs jésuites.

Tout alla bien jusqu'au dîner. À six heures le salon de la préfète comptait quarante-trois personnages d'élite de la ville. La porte s'ouvrit à deux battants, mais le préfet fut contrarié en voyant paraître Lucien sans uniforme. Lui, le général, les colonels, étaient en grande tenue. Excédé de fatigue et d'ennui, Lucien prit place à la droite de Mme de Riquebourg, ce qui fit faire la mine au général comte de Beauvoir. Comme on n'avait pas épargné les bûches du gouvernement, il faisait une chaleur tellement épouvantable, qu'avant la fin du dîner—qui dura sept quarts d'heure—Lucien craignit de faire une scène ou de se trouver mal.

Après dîner, il demanda la permission d'aller faire un tour dans les jardins de la préfecture; il fut obligé de dire au préfet qui s'attachait à lui et voulait le suivre:

«—Je vais donner mes instructions à M. Coffe, au sujet des lettres qu'il doit me faire signer avant le départ de la poste.

«—Quelle journée!» se dirent les voyageurs.

Il fallut malheureusement rentrer, et avoir cinq ou six apartés dans les embrasures des fenêtres du salon avec des hommes importants, amis du gouvernement, qui tous lui parlèrent de la nullité désespérante de M. Bouleau, lequel, durant tout le dîner, avait parlé des fers et de la nécessité de prohiber les fers anglais, de façon à lasser la patience même des fonctionnaires d'une ville de province. Plusieurs de ces messieurs trouvaient absurde que la Tribune en fût à son cent quatrième procès, et que la prison préventive retînt tant de centaines de pauvres gens. Ce fut à combattre cette hérésie dangereuse que Lucien consacra sa soirée. Il cita, avec assez de brillant dans l'expression, les Grecs du bas empire qui disputaient sur la lumière incréée, tandis que les Osmanlis escaladaient les murs de Constantinople.

Voyant l'effet qu'avait produit ce trait d'érudition. Lucien déserta la préfecture et fit un signe à Coffe. Il était dix heures du soir.

«—Voyons un peu la ville,» se disaient les pauvres jeunes gens.

Un quart d'heure après, ils cherchaient à démêler l'architecture d'une église un peu gothique, lorsqu'ils furent rejoints par M. de Riquebourg.

«—Je vous cherchais, messieurs.»

La patience fut sur le point d'échapper à Lucien.

«—Mais, monsieur le préfet, le courrier ne part-il pas à minuit?

«—Entre minuit et une heure.

«—Eh bien, M. Coffe a une mémoire si étonnante que, tel que vous me voyez, je lui dicte mes dépêches, il les retient à merveille et souvent corrige les répétitions et autres petites fautes dans lesquelles je puis tomber. J'ai tant d'affaires, vous ne connaissez que la moitié de mes embarras!»

Par de tels propos, et d'autres plus ridicules encore, Lucien et Coffe eurent toutes les peines du monde à renvoyer M. de Riquebourg à sa préfecture.

Les deux amis rentrèrent à onze heures et firent une lettre de deux lignes au ministre. Cette lettre, adressée à M. Leuwen père, fut jetée à la poste par Coffe. Le préfet fut bien étonné lorsque à onze heures trois quarts son huissier vint lui dire que M. le maître des requêtes n'avait pas remis des lettres pour Paris. Cet étonnement redoubla quand la directrice des postes ajouta qu'aucune dépêche adressée au ministre n'avait été apportée à la poste: ces faits plongèrent M. le préfet dans les plus graves soucis.

Le lendemain, à sept heures, il fit demander une audience à Lucien pour lui présenter le travail des destitutions. M. de Riquebourg en demandait sept; Lucien eut toutes les peines du monde à réduire ses demandes à quatre.

Pour la première fois, le préfet qui jusque-là avait été humble jusqu'à la servilité, voulut prendre un ton ferme et parla de responsabilité. À quoi Lucien répondit avec la dernière impertinence, et termina par refuser le dîner que le préfet avait fait préparer pour deux heures: un dîner d'amis intimes où il n'y avait que dix-sept personnes. Il alla faire une visite à Mme de Riquebourg et partit à midi précis comme le portaient les instructions qu'il s'était faites, et sans vouloir permettre au préfet de rentrer en matière.

Heureusement pour les voyageurs, la route traversait une suite de collines où ils firent deux lieues à pied, au grand scandale du postillon.

Cette effroyable activité de trente-six heures avait placé déjà bien loin le souvenir des huées et de la boue de Blois. Ils firent un grand détour pour aller voir les ruines de la célèbre abbaye de N... Ils les trouvèrent admirables, et ne purent, en véritables élèves de l'École polytechnique, résister à l'envie d'en mesurer quelques parties. Cette diversion délassa beaucoup les voyageurs. Le vulgaire et le plat qui avaient encombré leur cerveau furent emportés par les discussions sur la convenance de l'art gothique avec la religion.

«—Rien n'est bête comme votre église de la Madeleine, dont les journaux sont si fiers. Un temple grec respirant la gaieté et le bonheur, pour abriter les mystères terribles de la religion des épouvantements. Saint-Pierre de Rome lui-même n'est qu'une brillante absurdité; mais en 1500, lorsque Raphaël et Michel-Ange y travaillaient, Saint-Pierre n'était pas absurde. La religion de Léon X était gaie; le pape plaçait par la main de Raphaël, dans les ornements de sa galerie favorite, les amours du cygne et de Léda, répétées vingt fois. Saint-Pierre est devenu absurde depuis le jansénisme de Pascal, se reprochant le plaisir d'aimer sa sœur, et depuis que les plaisanteries de Voltaire ont resserré si étroitement le cercle des convenances religieuses comme nous disons dans le commerce.»

Le troisième jour, à midi, les voyageurs aperçurent à l'horizon les clochers pointus de Caen, chef-lieu du département où l'on redoutait tant l'élection de M. Mairobert.

La gaieté de Lucien tomba aussitôt; se tournant vers Coffe, avec un grand soupir:

«—Je pense tout haut avec vous, mon cher Coffe. J'ai toute honte bue..., vous m'avez vu pleurer... Quelle nouvelle infamie vais-je faire ici?

«—Effacez-vous; bornez-vous à seconder les mesures du préfet; travaillez moins sérieusement à la chose.

«—Ce fut une faute d'aller loger à la préfecture, chez M. de Riquebourg.

«—Sans doute, mais cette faute part du sérieux avec lequel vous travaillez, et de l'ardeur avec laquelle vous marchez au résultat.»

En approchant de Caen, les voyageurs remarquèrent beaucoup de gendarmes sur la route, et certains bourgeois, marchant raide, en redingote et avec de gros bâtons.

«—Si je ne me trompe, voici les assommeurs de la Bourse, dit Coffe.

«—.Mais a-t-on assommé à la Bourse? N'est-ce pas la Tribune qui a inventé cela?

«—Pour ma part, j'ai reçu cinq ou six coups de bâton, et la chose aurait mal fini, si je ne me fusse trouvé un grand compas avec lequel je fis mine d'éventrer ces messieurs. Leur digne chef, M. B..., était à dix pas de là, à une fenêtre de l'entresol. Je me sauvai par la rue des Colonnes.»

En arrivant aux portes de la ville, on examina pendant dix minutes les passeports des voyageurs, et comme Lucien se fâchait, un homme d'un certain âge, grand et fort, et badinant avec un énorme bâton, l'envoya faire f... en termes forts clairs.

«—Monsieur, je m'appelle Leuwen, maître des requêtes, et je vous regarde comme un goujat. Donnez-moi votre nom, si vous l'osez.

«—Je m'appelle Lustucru, répondit l'homme au bâton en ricanant et en tournant autour de la voiture. Donnez mon nom à votre procureur du roi, monsieur l'homme brave. Si jamais nous nous rencontrons en Suisse, ajouta-t-il à voix basse, vous aurez une paire de soufflets.

«—Espion déguisé! lui cria Lucien.

«—Ma foi, dit Coffe en riant presque, je serai ravi de vous voir bafoué un peu, comme je le fus jadis place de la Bourse.

«—Au lieu d'un compas, j'ai des pistolets.

«—Vous pourrez tuer impunément ce gendarme déguisé. Il a l'ordre de ne pas se fâcher, et peut-être à Montmirail ou à Waterloo, était-ce un brave soldat. Aujourd'hui nous appartenons au même régiment; ne nous lâchons pas, dit Coffe avec un rire amer.

«—Vous êtes cruel.

«—Je suis vrai quand on m'interroge; c'est à prendre ou à laisser.»

Les larmes en vinrent aux yeux de Lucien. En arrivant à l'auberge, il prit la main de Coffe.

«—Je suis un enfant...

«—Non pas, vous êtes un heureux du siècle, comme disent les prédicateurs, et vous n'avez jamais eu de besogne désagréable à faire.»

L'hôte mit beaucoup de mystère à les recevoir: il y avait des appartements et il n'y en avait pas; il ne pouvait savoir...

Le fait est que l'hôte fit prévenir la préfecture. Les auberges, qui redoutaient les vexations des gendarmes et des agents de police, avaient reçu l'ordre de ne point fournir des appartements aux partisans de M. Mairobert.

Le préfet, M. Crépu, donna l'autorisation de loger MM. Leuwen et Coffe. À peine dans leurs chambres, un monsieur très jeune, fort bien mis, mais évidemment, armé de pistolets, vint leur remettre, sans mot dire, deux exemplaires d'un pamphlet in-18, couvert de papier rouge et fort mal imprimé. C'était la collection de tous les articles ultra-libéraux que M. Crépu de Séranville avait publiés dans le National, le Globe, le Courrier, et autres journaux libéraux de 1829.

«—Ce n'est pas mal, dit Coffe; il écrit bien.

«—Quelle emphase! quelle plate imitation de M. de Chateaubriand! À tout moment les mots sont détournés de leur sens naturel.»

Ils lurent interrompus par un agent de police qui vint, en souriant platement, leur remettre deux autres pamphlets.

«—Voilà deux louis; c'est l'argent des contribuables, dit Coffe. Eh! parbleu..., mais e'est notre pamphlet; c'est celui que nous avons perdu à Blois, c'est du Torset tout pur.»

Et ils se remirent à lire les articles qui faisaient briller autrefois, dans le Globe, le nom de M. Crépu de Séranville.

«—Allons voir ce renégat, proposa Leuwen.

«—Je ne suis pas d'accord avec vous. Il ne croyait pas plus en 1829 aux doctrines libérales, qu'aujourd'hui à l'ordre public et à la stabilité. Sous Napoléon, il se fût fait tuer pour être capitaine. Le seul avantage de l'hypocrisie d'alors sur celle de maintenant, de 1809 sur 1834, c'est que l'hypocrisie d'alors ne pouvait se passer de bravoure, dualité qui, en temps de guerre, n'admet pas d'autres sentiments mesquins. Le malheur de ces pauvres préfets, c'est que leur maître actuel n'exige d'eux que les qualités d'un procureur de Basse-Normandie.»

Ce fut dans ces dispositions philosophiques, considérant les Français du XIXe siècle sans haine ni amour, et uniquement comme des machines menées par les possesseurs du budget, que Leuwen et Coffe entrèrent à la préfecture de Caen.

Un valet de chambre, vêtu avec un soin rare en province, les introduisit dans un salon élégant. Des portraits à l'huile de tous les membres de la famille royale ornaient ce salon, qui n'eût pas été déplacé dans une des maisons les plus luxueuses de Paris.

«—Ce renégat va nous faire attendre ici au moins dix minutes.

«—J'ai justement apporté le pamphlet composé de ses articles. S'il nous fait attendre plus de cinq minutes, il me trouvera plongé dans la lecture de ses ouvrages.»

Ces messieurs se chauffaient près de la cheminée, lorsque Lucien s'aperçut que les cinq minutes d'attente étaient expirées; il s'établit dans un fauteuil, tournant le dos à la porte, et continua la conversation, ayant à la main le pamphlet in-18, couvert de papier rouge.

On entendit un bruit léger. Lucien devint attentif à sa lecture. Une porte s'ouvrit, et Coffe, que la rencontre de ces deux fats amusait assez, vit paraître un être maigre, petit, très mince, fort élégant. Il était, dès le matin, en pantalon noir collant, avec des bas qui dessinaient la jambe la plus grêle, peut-être, de son département. À la vue du pamphlet que Lucien ne remit dans sa poche que quatre ou cinq mortelles minutes après l'entrée de M. de Séranville, la figure de celui-ci prit une couleur de rouge foncé. Coffe remarqua que les coins de sa bouche se contractaient. Le ton de Leuwen était froid, simple, militaire, un peu goguenard.

«—C'est singulier, pensait Coffe, comme l'habit militaire a besoin de peu de temps pour s'incruster dans le caractère du Français qui le porte. Voilà un enfant qui n'a été militaire—et quel militaire!—que pendant dix mois; et toute sa vie, sa jambe, ses bras trahiront le soldat. Il n'est pas étonnant que les Gaulois aient été le peuple le plus brave de l'antiquité. Le plaisir de porter un insigne militaire bouleverse ces gens-là, mais leur inspire aussi, avec la dernière violence, deux ou trois vertus auxquelles ils ne manquent jamais.»

Pendant ces réflexions philosophiques et peut-être légèrement curieuses, car Coffe était pauvre et y pensait souvent, la conversation entre Lucien et le préfet s'engageait sérieusement sur les élections.

Le petit préfet parlait lentement et avec une extrême affectation d'élégance; mais il était évident qu'il se contenait.

«—Vous plairait-il, monsieur le préfet, de me confier le bordereau de vos élections?»

M. de Séranville hésita évidemment et enfin avoua le savoir par cœur, mais ne l'avoir pas écrit.

«—M. Coffe, mon adjoint dans ma mission,» présenta Lucien,—et il insista sur les qualités de son camarade parce qu'il lui semblait que le préfet n'accordait à celui-ci que peu de place dans son attention.—M. Coffe aura peut-être un crayon et, si vous le permettez, notera les chiffres que vous aurez la bonté de nous confier.»

L'ironie de ces derniers mots ne fut pas perdue pour M. de Séranville. Sa mine fut réellement agitée pendant que Coffe, avec le sang-froid le plus provocant dévissait l'écritoire du portefeuille en cuir de Russie de M. le maître des requêtes.

«—À nous deux, nous mettrons ce petit homme sur le gril. L'amusant, c'est de le retenir le plus longtemps possible dans cette agréable position,» pensait Coffe.

L'arrangement de l'écritoire, ensuite de la table, prit bien une minute et demie, durant laquelle Lucien fut de la froideur et du silence les plus parfaits.

«—Le fat militaire l'emporte sur le fat civil,» se disait Coffe.

Quand il fut commodément installe pour écrire:

«—S'il vous convient de nous communiquer votre bordereau, nous pourrons en prendre note.

«—Certainement, certainement, répondit le préfet:

Électeurs inscrits, 1.280.

Présents probablement, 900.

M. de Bourdoulier, candidat constitutionnel, 400.

M. Mairobert, 500.»

Et il n'ajouta aucun détail sur les nuances qui formaient ces chiffres totaux de 400 et de 500. Lucien ne jugea pas convenable de demander autre chose. Après quoi M. de Séranville s'excusa de ne les pouvoir loger à la préfecture, à cause des ouvriers qui étaient en train de faire des réparations et qui l'empêchaient d'offrir les pièces les plus confortables. Il n'invita ces messieurs à dîner que pour le lendemain.

Les trois personnages se quittèrent avec une froideur qui ne pouvait être plus grande sans être marquée.

«—Celui-ci est bien moins ennuyeux que le Riquebourg, dit gaiement Lucien, une fois dans la rue.

«—Et vous avez été infiniment plus homme d'État, c'est-à-dire parfaitement insignifiant.

«—M. de Séranville n'admet aucune comparaison avec ce bon bourgeois de Riquebourg qui dissertait sur les comptes de sa cuisinière. Il est bien plus commode, il n'est nullement ridicule, et beaucoup plus confit en méfiance et méchanceté, comme dirait mon père.

«—Serait-ce un fanatique sombre qui aurait besoin d'agir, de comploter, de faire sentir son pouvoir aux hommes? Il aura mis ce besoin de venin au service de son ambition, comme jadis, il l'employait dans la critique des ouvrages littéraires de ses rivaux.

«—Il a plutôt du sophiste qui aime à parler et à ergoter parce qu'il s'imagine raisonner puissamment. Cet homme serait puissant dans un comité de la Chambre des députés. Ce serait un Mirabeau pour notaires de campagne.»

Tout en causant, les deux amis parcouraient gaiement la ville. Il était évident que quelque chose d'extraordinaire agitait la démarche ordinairement si lourde des bourgeois de province.

«—Ces gens-ci n'ont pas l'air apathique qui leur est habituel.

«—Vous verrez qu'au bout de trente on quarante ans d'élections, le provincial sera moins bête.»

Il y avait à Caen une collection d'antiquités romaines, trouvées à Lillebonne. Les voyageurs la visitèrent et perdirent un grand temps à discuter avec le custode, sur l'antiquité d'une chimère tellement verdie par le temps que la forme en était presque perdue. Le custode, d'après le bibliothécaire de la ville, la faisait remonter à 2.700 ans, quand nos voyageurs furent abordés par un monsieur qui leur dit très poliment:

«—Ces messieurs voudront-ils bien me pardonner si je leur adresse la parole sans être connu? Je suis le valet de chambre du général Fari, qui attend ces messieurs depuis une heure à leur auberge et qui les prie d'agréer ses excuses s'il les fait avertir. Le général Fari m'a chargé de dire à ces messieurs ces propres mots: Le temps presse.

«—Nous vous suivons, dit Lucien. Voilà un valet de chambre qui me plairait.

«—Reste à savoir si nous pourrons dire tel valet, tel maître. Dans le fait, nous étions un peu enfants d'examiner des antiquités, tandis que nous sommes chargés de construire le présent.»

Ils trouvèrent la porte de leur auberge suffisamment garnie de gendarmes, et, dans leur salon, un homme de cinquante ans, à figure rouge, l'air un peu paysan, mais des yeux animés et doux, et des manières qui ne démentaient pas ce que promettait le regard. C'était le général Fari, commandant la division. Sous les façons un peu communes d'un homme qui, pendant cinq ans, avait été simple dragon, il était difficile d'avoir plus de véritable politesse, et, à ce qu'il parut, d'entendre mieux les affaires. Coffe fut étonné de le trouver absolument exempt de toute fatuité militaire. Ses bras et ses jambes remuaient comme ceux d'un homme d'esprit ordinaire. Son zèle pour faire élire M. de Bourdoulier et pour éloigner M. Mairobert, n'avait aucune nuance de méchanceté ni même d'animosité. Il parlait de M. Mairobert comme il aurait fait d'un général prussien commandant la ville qu'il assiégeait. Il parlait avec beaucoup d'égards de tout le monde, et même du préfet; toutefois il était évident qu'il n'était pas infidèle à la règle qui fait du général l'ennemi naturel et instinctif du préfet. À peine avait-il reçu la lettre du ministre, que Leuwen lui avait envoyée en arrivant, qu'il l'avait cherché!

«—Mais vous étiez à la préfecture; messieurs, je vous l'avoue, je tremble pour vos élections. Les cinq cents votants de M. Mairobert sont énergiques, pleins de conviction, et peuvent faire des prosélytes. Nos quatre cents votants sont silencieux, tristes et, je trancherai le mot avec vous, messieurs, je les trouve honteux de leur rôle. Ce diable de M. Mairobert est le plus honnête homme du monde, riche, obligeant. Il n'a jamais été qu'une fois en colère dans sa vie, et encore poussé à bout par le pamphlet noir.

«—Quel pamphlet? demanda Leuwen.

«—Quoi, messieurs, M. le préfet ne vous a point remis un pamphlet couvert de papiers de deuil?

«—Vous m'en donnez la première nouvelle. Je vous serais vraiment obligé, mon général, si vous pouviez me le procurer.

«—Le voici.

«—Comment? C'est le pamphlet du préfet? N'a-t-il pas reçu l'ordre par télégraphe de n'en pas laisser sortir un seul exemplaire de son imprimerie?

«—M. de Séranville a pris sur lui de ne pas obéir à cet ordre. Ce pamphlet est peut-être un peu dur; il circule depuis avant-hier, et produit, je ne vous le dissimule point, messieurs, l'effet le plus déplorable. Du moins telle est ma façon de voir les choses.»

Lucien qui n'avait vu que le manuscrit, dans le cabinet du ministre, le parcourut rapidement. Et comme un manuscrit est toujours obscur, les traits de sottise et même de calomnie contre M. Mairobert lui semblaient cent fois plus forts.

«—Grand Dieu!» disait-il en lisant, et son accent était bien plus celui de l'honnête homme froissé que du commissaire aux élections, choqué d'une fausse manœuvre.

«—Et l'élection se fait après-demain, et comme M. Mairobert est généralement estimé dans le pays, ceci décidera à agir les honnêtes gens indolents et même les timides.

«—Je crains bien, dit le général, que ce pamphlet ne lui donne quarante voix de cette espèce.

«—On accuse ici M. Mairobert de gagner ses procès en donnant à dîner aux juges du tribunal de première instance.

«—C'est l'homme le plus généreux. Il a des procès, car enfin, nous sommes en Normandie, ajouta le général en souriant, et il les gagne parce que c'est un homme d'un caractère ferme, mais tout le département sait qu'il n'y a pas deux ans, il a rendu comme aumône à une veuve la somme qu'elle avait été condamnée à lui payer. M. Mairobert a plus de soixante mille livres de rente, et chaque année presque il fait des héritages de douze ou quinze mille livres de rente. Il a sept ou huit oncles tous riches et non mariés. Il a peut-être quarante fermiers dans le pays, auxquels il double les bénéfices qu'ils font. Le fermier prouve à M. Mairobert que sa femme, ses enfants et lui ont gagné cinq cents francs cette année. M. Mairobert lui remet une somme pareille remboursable dans dix ans sans intérêts. Comme conseiller de préfecture provisoire, il a mené la préfecture et a tout fait en 1814 pendant la présence des étrangers. Il a tenu tête à un colonel insolent et l'a chassé de la préfecture le pistolet à la main. Enfin, c'est un homme complet.»

Lucien parcourut encore quelques phrases du pamphlet.

«—Vous avez raison, mon général, nous sommes au commencement d'une bataille qui peut devenir une déroute. Quoique M. Coffe et moi n'ayons pas l'honneur d'être connus de vous, nous vous demandons une confiance entière pendant les trois jours qui nous restent encore jusqu'au scrutin définitif. Je puis disposer de cent mille écus, j'ai sept à huit places à donner, et autant de destitutions à demander par télégraphe. Voilà quelles sont mes instructions, que je ne confie qu'à vous.

«—Monsieur Leuwen, répondit le général Fari, je n'aurai pas de secrets pour vous, comme vous n'en avez pas eu pour moi: il est trop tard. Si vous étiez venu il y a deux mois, si M. le préfet avait écrit moins et parlé davantage, peut-être eussions-nous pu gagner les gens timides. Tout ce qui est riche ici n'apprécie pas convenablement le gouvernement du roi, mais a une peur terrible de la république. Néron, Caligula, le diable régneraient, qu'on les soutiendrait par peur de la république. Nous sommes sûrs de 300 voix de gens riches; nous en aurions 350, mais il faut calculer sur 300 jésuites et sur 15 ou 20 jeunes gens poitrinaires ou réellement de bonne foi, qui voteront d'après les ordres de Mgr l'évêque, lequel lui-même s'entend avec le comité de Henri V. Il y a dans le département 33 ou 36 républicains décidés: s'il s'agissait de voler entre la monarchie et la république, sur 900 voix, nous en aurions 860 contre 40. Mais on voudrait que la Tribune n'en fût pas à son cent quatrième procès et surtout que le gouvernement du roi n'humiliât pas la nation à l'égard des étrangers. De là, 500 voix qu'espèrent les partisans de M. Mairobert. Le préfet n'a aucune influence personnelle et manque de rondeur apparente. Il parle trop bien, et il est incapable de séduire un bas Normand au bout d'une demi-heure de conversation. Il est terrible, même avec ses commissaires de police, qui sont pourtant à plat ventre devant lui. Voyant qu'il manquait d'influence, M. de Séranville s'est jeté dans le système des circulaires et des lettres menaçantes aux maires. J'en connais plus de quarante parmi ceux-ci que ces menaces continuelles ont fait cabrer. Il ratera son élection et, ma foi, tant mieux; il sera déplacé et nous en serons débarrassés.»

Le général, Lucien et Coffe raisonnèrent longtemps; on retournait les chiffres de toutes les façons et malgré tout on arrivait toujours pour M. Mairobert à 450 voix au moins. Une seule voix de plus donnait la majorité dans un collège de 900 électeurs.

«—Mais l'évêque doit avoir un grand vicaire favori; si l'on donnait 10.000 francs à celui-ci...

«—Il a de l'aisance et veut devenir évêque. D'ailleurs, il ne serait peut-être pas impossible qu'il fût honnête homme. Ça s'est vu.

«—Ma foi, comme il fait soleil, dit Lucien à Coffe, lorsque le général fut parti, et comme il n'est qu'une heure et demie de l'après-midi, j'ai envie de faire une dépêche télégraphique au ministre. Il vaut mieux qu'il sache la vérité.

«—Ce n'est pas un moyen de faire votre cour; cette vérité est amère. Et que pensera-t-on de vous à la cour si, après tout, M. Mairobert n'est pas nommé?

«—Ma foi, c'est assez d'être un coquin au fond, je ne veux pas l'être dans la forme. J'en agis avec M. de Vaize comme je voudrais qu'on en agît avec moi.»

Il écrivit la dépêche, Coffe l'approuva en lui faisant ôter trois mots qu'il remplaça par un seul. Lucien sortit seul pour aller à la préfecture, et monta au bureau du télégraphe. Il pria le directeur de transmettre sa dépêche sans délai, et comme celui-ci paraissait embarrassé et faisait des phrases, Lucien qui regardait sa montre et craignait les brumes dans une journée d'hiver, finit par lui parler fortement et clairement. Le directeur lui insinua qu'il ferait bien d'aller voir le préfet.

M. de Séranville parut fort contrarié; il relut plusieurs fois les pouvoirs de Leuwen, et, au total, imita son commis. Impatienté d'avoir attendu trois quarts d'heure, Lucien dit enfin:

«—Veuillez, monsieur, me répondre clairement.

«—Monsieur, je tâche d'être toujours clair, répondit le préfet fort piqué.

«—Vous convient-il, monsieur, de faire passer cette dépêche?

«—Il me semble, monsieur, que je pourrais voir cette dépêche.

«—Vous vous écartez de la clarté qu'après trois quarts d'heure perdus vous m'aviez fait espérer. Je n'admets plus de périphrases. La journée s'avance. De votre part, différer la réponse, c'est me la donner négative, tout en n'osant pas dire non.

«—En n'osant pas! monsieur...

«—Voulez-vous, monsieur, ou ne voulez-vous pas faire passer ma dépêche?

«—Eh bien, monsieur, jusqu'à ce moment c'est moi qui suis le préfet de Caen, et je vous réponds non.»

Ce «non» fut dit avec la rage d'un pédant outragé.

«—Je vais avoir l'honneur de vous faire ma question par écrit; j'espère que vous oserez par écrit aussi me répondre. Après quoi j'enverrai un courrier au ministre.

«—Un courrier, un courrier! Vous n'aurez ni chevaux, ni courrier, ni passeport. Savez-vous qu'au sortir de la ville il y a ordre de rien laisser passer sans passeport signé de moi, et encore avec un signe particulier?

«—Eh bien, monsieur le préfet, dit Lucien en mettant un intervalle fortement marqué entre chacun de ses mots, il n'y a plus de gouvernement possible. J'ai des ordres pour le général, et je vais, du moment que vous n'obéissez pas au ministre de l'Intérieur, lui demander de vous faire arrêter.

«—Me faire arrêter, morbleu!»

Et le petit préfet s'élança sur Lucien qui prit une chaise et l'arrêta à trois pas de distance.

«—Monsieur le préfet, avec ces façons-là, vous serez battu et puis arrêté. Je ne sais pas si vous serez content.

«—Vous êtes un insolent et vous me rendrez raison!

«—Vous auriez besoin que je vous rendisse la raison. Pour le présent, je me bornerai à vous dire que mon mépris pour vous est complet, mais je ne vous accorderai l'honneur de tirer l'épée avec moi que le lendemain de l'élection de M. Mairobert. Je vais faire part de mes instructions au général.»

Ce mot parut mettre le préfet tout à fait hors de lui.

«—Si le général obéit, comme je n'en doute pas, aux ordres du ministre de la Guerre, vous serez arrêté, et moi mis en possession du télégraphe. Si le général ne pense pas devoir me prêter main-forte, je vous laisse, monsieur, tout l'honneur de faire élire M. Mairobert et je pars pour Paris, et passerai quand même les portes de la ville. À Paris, comme ici, je serai toujours prêt à vous renouveler l'hommage de mon mépris pour vos talents comme pour votre caractère. Adieu, monsieur.»

Comme Lucien s'en allait, on frappa violemment à la porte qu'il allait ouvrir et dont M. de Séranville avait poussé le verrou aux premières paroles un peu trop acerbes de leur conversation. Lucien ouvrit.

«—Dépêche télégraphique, dit le directeur du télégraphe.

«—Donnez, dit le préfet, avec la hauteur la plus dépourvue de politesse.»

Le malheureux directeur restait pétrifié. Il connaissait le préfet comme un homme violent et n'oubliant jamais de se venger.

«—Donnez donc, morbleu!

«—La dépêche est pour M. Leuwen, dit le directeur d'une voix éteinte.

«—Eh bien, monsieur, vous êtes préfet, dit M. de Séranville avec un rire amer et en montrant les dents. Je vous cède la place; et il sortit en poussant la porte de façon à ébranler tout le cabinet.

«—Voulez-vous me communiquer cette terrible dépêche?

«—La voici, mais M. le préfet me dénoncera. Je vous en supplie, veuillez me soutenir.»

Leuwen lut:

M. Leuwen aura la direction supérieure des élections.

Supprimer le pamphlet absolument.

M. Leuwen répondra au moment même.

«—Voici ma réponse,» dit Lucien:

Tout va au plus mal.

M. Mairobert a dix voix de majorité au moins.

Je me querelle avec le préfet.

«—Expédiez-moi ceci. Je vous le dis à regret, monsieur; les circonstances sont graves. Je ne voudrais pas blesser votre délicatesse, mais dans votre intérêt même, je vous avertis que, si cette dépêche ne parvient pas ce soir à Paris, ou si âme qui vive en a connaissance ici, je demande votre changement par le télégraphe de demain.

«—Ah! monsieur, mon zèle...

«—Je vous jugerai demain. Allez, monsieur, et ne perdez pas de temps.»

Lorsque le directeur du télégraphe fut sorti, Lucien regarda autour de lui et, après une seconde, éclata de rire. Il se trouvait seul, à la table du préfet: il y avait là son mouchoir, sa tabatière ouverte, ses papiers étalés.

Il alla ouvrir la porte, appela un huissier qu'il fit rentrer, et se mit à écrire sur la table du préfet, mais du côté opposé à la cheminée, pour s'ôter autant que possible l'apparence de lire les papiers épars sur la table. Il écrivit à M. de Séranville:

«Si vous m'en croyez, monsieur, jusqu'au lendemain des élections, nous regarderons ce qui s'est passé depuis une heure comme non avenu. Pour ma part, je ne ferai confidence de cette scène, désagréable à personne de la ville. Dans deux heures, à sept heures du soir, j'envoie un courrier à S. E. M. le ministre de l'Intérieur. J'ai l'honneur de vous demander un passeport que je vous supplie de me faire parvenir avant six heures et demie. Il serait convenable d'y apposer les signes nécessaires pour que le commis ne soit pas retardé aux portes de Caen. Mon courrier, en sortant de chez moi, passera à la préfecture pour prendre vos lettres en galopant vers Paris.

«Je suis, monsieur..., etc.

L. Leuwen.»

Il appela l'huissier qui, debout près de la porte, était pâle comme un mort, et il cacheta la lettre.

«—Remettez cela à M. le préfet.

«—Est-ce que M. de Séranville est encore préfet? demanda l'huissier.

«—Remettez ces lettres à M. le préfet; et Lucien quitta la préfecture avec beaucoup de froideur et de dignité.

«—Ma foi, vous avez agi comme un enfant, dit Coffe, quand Leuwen lui raconta la menace de faire arrêter M. de Séranville.

«—Je ne pense pas. D'abord je n'étais pas précisément en colère, j'ai eu le temps de réfléchir un peu à ce que j'allais faire. S'il y a un moyen au monde d'empêcher l'élection de M. Mairobert, c'est le départ du préfet actuel, et son remplacement provisoire par un conseiller de préfecture. Le ministre m'a dit qu'il donnerait 500.000 francs pour n'avoir pas vis-à-vis de lui à la Chambre M. Mairobert. Pesez ces mots. L'argent résume tout.»

Le général arriva sur ces entrefaites.

«—Je viens vous apporter mes rapports.

«—Général, lui dit Lucien, voulez-vous partager mon dîner d'auberge? Comme j'envoie un courrier, je désirerais que vous corrigiez ce que je vais dire sur l'état des esprits. Il vaut mieux, me semble-t-il, que le ministre sache la vérité.

«—Nous avons encore le temps, avant votre courrier, répondit le général, d'entendre deux commissaires de police et l'officier qui me seconde pour les élections. Comme je puis me tromper, je ne voudrais pas que vous vissiez les choses uniquement par mes yeux.»

À ce moment, on annonça M. le president Donis d'Angel.

«—Quel homme est-ce?

«—C'est un bavard insupportable, expliquant longuement ce dont on n'a quoi faire, et sautant à pieds joints sur les choses difficiles. D'ailleurs, nageant entre deux eaux, et entretenant des relations avec les personnes qui dans le département nous sont hostiles. Il nous fera perdre un temps précieux, et comme il faut vingt-sept heures à votre courrier pour gagner Paris, il me semble que vous ne sauriez l'expédier trop vite, si toutefois vous voulez en expédier un, ce que je suis loin de vous conseiller. Ce que je vous conseille réellement, c'est de renvoyer M. Donis d'Angel à ce soir à dix heures ou à demain matin.»

Ainsi fut fait. Malgré la sincérité et la probité des interlocuteurs, le dîner fut triste, sérieux et court. Au dessert parurent deux commissaires de police, et ensuite un petit lieutenant, nommé Milière, aussi madré que les commissaires, et qui prétendait bien gagner la croix avec cette élection.

Enfin, à sept heures et demie, le courrier partit pour Paris, portant à M. le comte de Vaize le bordereau dos élections et trente pages de détails explicatifs. Dans une dépêche à part, Lucien donnait au ministre le narré exact de sa dispute avec le préfet; il rapportait le dialogue avec la même exactitude que s'il avait été écrit par un sténographe. À neuf heures, le général revint chez Lucien, lui apportant de nouveaux rapports replis du canton de Risset. Il l'avertit aussi que, dès six heures, le préfet avait fait partir pour Paris un courrier, avec une avance sur le sien de une heure et demie, et que probablement ce dernier ne désirait pas bien vivement attendre son camarade...

«—Vous conviendrait-il, général, de m'accompagner demain matin chez les cinquante citoyens les plus recommandables de la ville? Cette démarche peut être tournée en ridicule, mais si elle nous fait seulement gagner deux voix, c'est un succès.

«—Ce serait avec beaucoup de plaisir que je vous accompagnerai partout, monsieur, mais le préfet...»

Après avoir longuement discuté sur les moyens de ménager la vanité maladive de ce fonctionnaire, il fut convenu que le général et Leuwen lui écriraient chacun de leur côté. Le valet de chambre du général porta les deux lettres à la préfecture; M. de Séranville le fit entrer et le questionna beaucoup. Cette union de Leuwen et du général Fari le mettait au désespoir. Il répondit par écrit, aux deux lettres, qu'il était indisposé et au lit. Les visites du lendemain convenues, ou arrêta la liste des visités; le petit lieutenant Milière fut appelé de nouveau et passa dans une chambre voisine pour dicter à Coffe un mot sur chacun de ces messieurs. Le général et Lucien se promenaient en silence, cherchant quelque moyen de sortir d'embarras.

«—Le ministre ne peut plus vous être d'aucun secours. Il est trop tard...

«—Sans doute, mais à l'armée, vous avez souvent hasardé de faire charger un régiment lorsque la bataille était perdue aux trois quarts. Nous sommes dans le même cas; que pouvons-nous perdre? D'après les derniers rapports du canton de Risset, il n'y a plus d'espoir...; une vingtaine de vos amis voteront pour M. Mairobert uniquement pour se débarrasser de M. de Séranville. Dans cet état désespéré, n'y aurait-il pas moyen de tenter une démarche auprès du chef du parti légitimiste, M. de Cerna?»

Le général s'arrêta court au milieu du salon.

«—Je lui dirai ceci, continua Lucien: je fais nommer celui de vos électeurs que vous me désignerez; je lui donne les trois cent quarante voix du gouvernement. Pouvez-vous ou voulez-vous envoyer des courriers à cent gentilshommes campagnards? Avec ces cent voix et les nôtres nous excluons M. Mairobert de la Chambre. Que nous fait un légitimiste de plus? D'abord, il est à parier mille contre un, que ce sera un imbécile ou un ennuyeux que personne n'écoutera. Eût-il le talent de Berryer, ce représentant ne représentera rien, si ce n'est lui-même, et un parti peu dangereux, cent ou cent cinquante mille de Français riches, tout au plus. Si j'ai bien compris le ministre, mieux vaut dix légitimistes à la Chambre qu'un seul Mairobert, représentant de tous les petits propriétaires de la basse Normandie.»

Le générai se promena longtemps sans rien répondre.

«—C'est une idée, mais elle est bien dangereuse pour vous. Le ministre qui est à cent lieues du champ de bataille vous blâmera. Je ne vous demande pas quels sont vos rapports avec M. le comte de Vaize, mais enfin j'ai soixante et un ans, je pourrais être votre père... Permettez-moi d'aller jusqu'au bout de ma pensée: Fussiez-vous le fils du ministre, ce parti extrême que vous proposez serait dangereux pour vous. Quant à moi, monsieur, ceci n'étant pas une action de guerre, mon rôle est de rester en deuxième et même troisième ligne. Comme je ne suis pas fils de ministre, ajouta-t-il en souriant, vous m'obligeriez infiniment en évitant de dire que vous m'avez fait part de ce projet d'union avec les légitimistes. Si cette élection tourne mal, il y aura quelqu'un de sévèrement blâmé, je désire donc rester dans la demi-teinte.

«—Je vous donne ma parole d'honneur que personne ne saura jamais que je vous ai parlé de cette idée. J'aurai l'honneur de vous remettre, avant votre sortie, une lettre qui le prouve. Quant à l'intérêt que vous daignez prendre à ma jeunesse, mes remerciements sont sincères comme votre bienveillance, mais je vous avouerai que je ne cherche que le succès de l'élection. Toutes les considérations personnelles sont secondaires pour moi. Je désirais ne pas employer le moyen des destitutions—un moyen infâme.—Malheureusement, il n'y a pas dix heures que je suis à Caen, je n'y connais personne absolument et le préfet me traite en rival. Si M. de Vaize veut être juste, il considérera tout cela. Mais je ne me pardonnerais jamais de faire de mes craintes un moyen de ne pas agir. Ce serait à mes yeux la pire des platitudes. Ceci bien posé, voulez-vous, mon général, me donner des avis, vous qui connaissez le pays? Ou me forcerez-vous à me livrer uniquement à ces deux commissaires de police, sans doute disposés à me vendre au parti légitimiste, tout comme au parti républicain?

«—Je ne vous dis ni oui, ni non, attendu que ce n'est pas là une action de guerre ou de rébellion. Je ne puis avoir d'opinion sur la mesure que vous prenez; mais si pour son exécution—dont à vous seul incombe la responsabilité—vous me faites des questions, je suis prêt à vous répondre.

«—Mon général, je vais écrire le dialogue que nous venons d'avoir ensemble, je le signerai et vous le remettrai.

«—Nous en ferons deux copies, comme pour une capitulation.

«—Convenu. Quels sont donc les moyens d'exécution? Comment puis-je parvenir à M. de Cerna sans l'effrayer?»

Le général Fari réfléchit quelques minutes.

«—Vous ferez appeler le président Donis d'Angel, ce bavard impitoyable qui ferait pendre son père pour avoir lu Courier. D'ailleurs vous n'aurez pas à le faire appeler; il viendra lui-même ici. Je vous conseillerai de lui faire lire nos instructions, de lui faire remarquer que le ministre a une telle confiance en vous qu'il nous a chargé de rédiger vous-même vos instructions. Une fois que Donis d'Angel, qui n'est pas mal méfiant, vous croira bien avec le ministre, il n'aura rien à vous refuser. Il l'a bien montré dans le dernier procès de délit de presse, où il a fait preuve d'une si insigne mauvaise foi, qu'il s'est fait huer par les petits garçons de la ville. Au reste, vous avez peu de chose à lui demander: uniquement de nous mettre en rapport avec M. Donis Disjonval, son oncle, vieillard calme, discret et point trop imbécile pour son âge. Si le président parle comme il faut à son oncle Disjonval, celui-ci vous fera obtenir une audience de M. de Cerna. Mais où et comment? je n'en sais rien. Prenez garde aux pièges. D'autrepart, M. de Cerna voudra-t-il vous voir? C'est ce que je ne puis non plus vous dire.

«—Le parti légitimiste n'a-t-il pas un sous-chef?

«—Sans doute, le marquis de Bron, mais qui se garderait bien de faire la moindre chose sans l'autorisation de M. de Cerna. Vous trouverez en celui-ci un petit blond sans barbe, de soixante-sept à soixante-huit ans, et qui, à tort ou à raison, passe pour l'homme le plus fin de toute la Normandie. En 1792, ce fut un patriote furibond, aujourd'hui c'est un renégat: la pire espèce de coquins. En un mot, c'est Machiavel en personne. Un jour, ne m'a-t-il point proposé de me faire décorer? Il prétendait que par la reine il m'obtiendrait le cordon de grand officier de la Légion d'honneur.

«—Je serai avec lui d'une extrême franchise.

«—Mais le préfet, comment vous arrangerez-vous avec lui? Comment donnerez-vous les trois cent vingt voix du gouvernement à M. de Cerna?

«—Je demanderai un ordre par le télégraphe et je persuaderai M. de Séranville, et si je n'obtiens ni l'un ni l'autre, je pars pour Paris.»

Pour la seconde fois, il se fit répéter tous les détails. En dix heures de temps, il avait vu passer devant lui deux ou trois cents noms propres, il avait assuré de son mépris un homme qu'il n'avait jamais vu, et il faisait maintenant son contident intime d'un autre homme inconnu la veille.

Le président Donis se fit annoncer. C'était un monsieur maigre, avec une tête à traits carrés, de beaux yeux noirs et des cheveux blancs assez rares, et d'énormes boucles d'or à ses souliers. Il n'eût pas été mal, mais il souriait constamment, et avec un air qui jouait la franchise. C'est la plus impatientante des espèces de fausseté.

«—Monsieur le président, dit Lucien, je désire d'abord vous donner connaissance de mes instructions.»

Il lui parla ensuite de sa façon d'être avec M. le comte de Vaize, des millions de son père, et puis, d'après les conseils du général, le laissa causer seul pendant trois grands quarts d'heure.

Lorsque le président fut tout fait las et qu'il insinua de cinq ou six façons différentes ses droits évidents à la croix, Lucien prit la parole à son tour.

«—Le ministre sait tout. Vos droits sont connus. J'ai besoin que vous me présentiez demain à monsieur votre oncle Donis Disjonval, lequel, lui-même, me procurera une entrevue avec M. de Cerna.»

À cette étrange proposition, le président pâlit.

«—Du reste, ajouta Lucien, j'ai l'ordre d'indemniser largement les amis du gouvernement des frais que je puis leur occasionner. Mais le temps presse. Je donnerai cent louis pour voir M. de Cerna le plus tôt.

«—En prodiguant l'argent, pensait Leuwen, je donnerai une haute idée à cet homme du degré de confiance que S. Exe. M. le ministre daigne m'accorder.»

Nous épargnons au lecteur les finasseries d'un juge de province qui veut avoir la croix; chez Lucien, le dégoût moral alla presque au mal de cœur physique.

«—Malheureuse France! Je ne croyais pas que les juges en fussent là. Quel excès de coquinerie!»

Une idée l'illumina tout à coup.

«—Dernièrement, dit-il, votre cour a fait gagner tous leurs procès aux anarchistes....

«—Hélas! je le sais bien, interrompit le président, presque les larmes aux yeux et du ton le plus piteux. S. Exe. M. le ministre de la Justice m'a écrit pour me le reprocher.»

Il raconta ensuite avec des détails interminables et dont aucun n'avait l'air sincère, tous les moyens pris par lui pour faire perdre leurs procès aux anarchistes. Il se plaignit du jury qui, selon lui, était une institution détestable dont il était urgent de se débarrasser au plus vite.

«—C'est la faction des timides, monsieur le maître des requêtes, qui perdra le gouvernement et la France. Le conseiller Ducros, auquel je reprochai son vote en faveur d'un cousin de M. Lefèvre, le journaliste et anarchiste libéral de Honfleur, n'a-t-il pas eu le front de me répondre:

«Monsieur le président, j'ai été substitut sous le Directoire, auquel j'ai prêté serment; juge de première instance sous Bonaparte, auquel j'ai prêté serment; président de tribunal sous Louis XVIII en 1814, confirmé par Napoléon dans les Cent-Jours; appelé à un siège plus avantageux par Louis XVIII revenant de Gand, nommé conseiller par Charles X, et je prétends mourir conseiller. Or, si la République vient, cette fois-ci nous ne resterons plus inamovibles. Qui se vengeront les premiers, si ce n'est les journalistes? Voyez ce qui est arrivé aux pairs qui ont condamné le maréchal Ney. En un mot, j'ai cinquante-cinq ans; donnez-moi l'assurance que vous durerez dix ans, et je vote avec vous.» Quelle horreur, monsieur, quel égoïsme! Et cet infâme raisonnement, je le lis dans tous les yeux.»

Quand Lucien fut remis de l'émotion causée par ces confidences, il dit de l'air le plus froid qu'il put prendre:

«—Monsieur, la conduite équivoque de la cour de Caen—j'emploie les termes les plus modérés—sera compensée par celle du président Donis, s'il me procure l'entrevue que je sollicite avec M. de Cerna, et si cette demande reste ensevelie dans l'ombre du plus profond mystère.

«—Il est onze heures et un quart. Il n'est pas impossible que le whist de mon oncle, le respectable Donis Disjonval, se soit prolongé jusqu'à ce moment. J'ai ma voiture en bas, voulez-vous hasarder, monsieur, une course qui peut être inutile? D'ailleurs les espions du parti anarchiste ne pourront nous voir; marcher de nuit est toujours préférable.»

Lucien suivit le président, qui parlait toujours et revenait sur le danger de prodiguer la croix; selon lui, le gouvernement pouvait tout faire avec des croix.

«—Malgré l'heure indue, je remarque beaucoup de monde.

«—Ce sont ces malheureuses élections. Vous n'avez pas idée, monsieur, du mal qu'elles font. Il faudrait que la Chambre ne fût élue que tous les dix ans; ce serait plus constitutionnel.»

Le président se jeta tout à coup à la portière en disant tout bas à son cocher d'arrêter.

«—Voilà mon oncle devant nous.»

Lucien aperçut un vieux domestique qui allait au petit pas, portant une chandelle allumée dans une lanterne ronde en fer-blanc, garnie de deux vitres d'un pied de diamètre. M. Donis Disjonval le suivait d'un pas assez ferme.

«—Il rentre chez lui, dit le président. Il n'aime pas que j'aie une voiture; laissons-le filer, puis nous descendrons.»

C'est ce qui fut fait, mais il fallut frapper longtemps à la porte de l'allée. Les visiteurs furent reconnus à travers une petite fenêtre grillée, pratiquée dans la porte, et admis enfin en présence du vieux M. Disjonval.

«—Le service du roi m'appelle auprès de vous, mon respectable oncle, et le service du roi ne connaît pas d'heure indue. Permettez que je vous présente M. le maître des requêtes Leuwen.»

Les yeux bleus du vieillard peignaient l'étonnement et presque la stupidité. Après cinq à six minutes, il engagea ces messieurs à s'asseoir, et ne parut comprendre de quoi il s'agissait qu'après un gros quart d'heure.

«—Le président prononce toujours le roi, tout court, pensait Lucien, et je parierais cent contre un que ce bon vieillard entend le roi Charles X.»

M. Donis Disjonval dit enfin, après s'être fait répéter une seconde fois tout ce que son neveu lui expliquait depuis vingt minutes:

«—Demain, je vais entendre la messe à Sainte-Gudule; à huit heures et demie, en sortant après mon action de grâces, je passerai par la rue des Carmes et monterai chez le respectable M. de Cerna. Je ne puis vous dire sûrement si ses occupations si nombreuses et si importantes, aussi ses devoirs de piété, lui permettront de me donner audience comme il le faisait il y a vingt ans, avant d'avoir tant d'affaires sur les bras. Nous étions plus jeunes alors, tout allait plus vite, les élections n'étaient pas connues. La ville ce soir a l'air en émeute comme en 1789.»

Lucien remarqua que le président n'était pas bavard en présence de son oncle; il maniait même avec assez d'adresse l'esprit du vieillard qui, sa petite tête coiffée d'un énorme bonnet, paraissait bien avoir soixante-dix ans.

«—Demain, aussitôt que j'aurai vu mon oncle, sur les huit heures et demie, dit le président à Lucien lorsqu'ils furent sortis, j'aurai l'honneur de me rendre chez vous. Mais peut-être vaudrait-il mieux, comme vous n'êtes pas connu, que vous eussiez la bonté de venir vous-même, à neuf heures un quart, chez mon cousin Maillet, 9, rue des Clercs.»

Le lendemain, à l'heure convenue, Lucien laissa le général dans sa voiture, sur le cours Napoléon, et courut chez M. Maillet. Le président y arrivait de son côté.

«—Bonnes nouvelles! M. de Cerna accorde l'entrevue à l'instant même, ou bien ce soir à cinq heures.

«—J'aime mieux tout de suite.

«—M. de Cerna prend son chocolat chez Mme Blachet, rue des Carmes, n° 7. Cette rue est très solitaire. Toutefois, si vous m'en croyez, je n'aurai pas l'honneur de vous accompagner. M. de Cerna est grand partisan du mystère et n'aime pas ce qu'il appelle la publicité inutile.

«—Je vais le chercher seul.

«—Rue des Carmes, n° 7, au second, sur le derrière. Il faudra frapper à la porte deux coups avec le dos du doigt, et puis cinq. Vous comprenez, Henri V est le second de nos rois, Charles X le premier.»

Lucien, absorbé par le sentiment du devoir, était comme un général qui commande en chef et s'aperçoit qu'il va perdre la bataille. Tous les détails que nous avons rapportés l'amusaient, mais il cherchait à n'y pas penser, de peur d'être distrait. Il y avait sans doute une personne aux écoutes derrière la porte de Mme Blachet, car à peine eut-il frappé les deux, puis les cinq coups, qu'il entendit parler à voix basse.

Après un certain temps, on lui ouvrit et on l'introduisit dans une pièce obscure, dont la boiserie était peinte en blanc et les carreaux de vitre enfumés. Un véritable bureau de prison gardé par un homme qui avait une figure jaune, des traits effacés et l'air malade. C'était M. de Cerna. Il montra de la main une chaise à grand dossier en noyer. Sur la cheminée, au lieu de glace il y avait un grand crucifix noir.

«—Que réclamez-vous de mon ministère, monsieur?

«—Louis-Philippe, le roi mon maître, m'envoie à Caen pour empêcher l'élection de M. Mairobert. Elle est probable, toutefois, car il dispose sur 900 voix, de 410. Le roi, mon maître, ne dispose que de 310 voix. S'il vous convient, monsieur, de faire élire un de vos amis, à l'exclusion de M. Mairobert, je vous offre ces 310 voix. Joignez-y les 100 voix de vos gentilshommes de campagne, et vous aurez à la Chambre un homme de votre couleur. Je ne vous demande qu'une chose: c'est qu'il soit électeur et du pays.

«—Ah! vous avez peur de M. Berryer?

«—Je n'ai peur de personne.

«—Oserais-je vous demander vos lettres de créance?

«—Les voici, dit Lucien, qui n'hésita pas à mettre dans la main de M. de Cerna la lettre du ministre de l'intérieur à M. le préfet.

«—Vos pouvoirs sont très grands, monsieur, dit M. de Cerna après avoir lu; ils sont faits pour donner une haute idée des missions, dont, si jeune encore, vous êtes chargé. Oserais-je vous demander si vous étiez déjà au service sous nos rois légitimes, avant la fatale...

«—Permettez-moi, monsieur, de vous interrompre. Je respecte toutes les opinions professées par un galant homme, et c'est à ce titre que je me sentirai disposé à honorer les vôtres.»

Après cinquante minutes de discussion, M. de Cerna prit un air hautain et impertinent.

«—Il est trop tard, dit-il; mais au lieu de rompre la conférence, il chercha à convertir Lucien. Notre héros était sur la défensive et tâchait d'amener l'idée d'argent. Il ne se défendit pas avec trop d'obstination. Dans le cours de la conversation, il parla des millions de son père et remarqua que c'était la seule chose qui fit impression sur M. de Cerna.

«—Vous ôtes jeune, mon fils; permettez-moi ce nom qui comporte l'expression de mon estime. Songez à votre avenir. Je crois bien que vous n'avez pas vingt-cinq ans encore.

«—J'en ai vingt-six passés.

«—Eh bien, mon fils, sans vouloir le moins du monde médire de la bannière sous laquelle vous combattez, et en me réduisant à ce qui est strictement nécessaire pour l'expression de ma pensée—d'ailleurs pleine de bienveillance pour vos intérêts dans ce monde et dans l'autre—croyez-vous une cette bannière flottera encore la même dans quatorze ans d'ici, quand vous serez parvenu à quarante ans, à cet âge de maturité qu'un homme sage doit toujours avoir devant les yeux, comme le point décisif de la carrière? Si vous daignez revenir voir un pauvre vieillard, ma porte vous sera toujours ouverte. Je quitterai tout pour ramener au bercail un homme de votre importance dans le monde, et qui, si jeune, développe une telle maturité de pensée. Car moins je partage vos illusions sur le compte d'un roi élevé par la révolte, plus j'ai été bien placé pour juger du talent que vous avez déployé pour amener une conclusion.»

Lucien alla rendre compte de tout au général Fari, cloué à son hôtel par les rapports qu'il recevait de tous côtés. De là, il monta au bureau du télégraphe et expédia la dépêche suivante:

«La nomination de M. Mairobert est regardée comme certaine. Voulez-vous dépenser cent mille francs et avoir un légitimiste au lieu de M. Mairobert? En ce cas, adressez une dépêche au receveur.»

À cinq heures, il était mort de fatigue; il n'avait, pas pris un seul instant de repos. Cette journée pouvait bien compter comme la plus active de sa vie. Il lui restait encore la corvée de dîner à la préfecture; le petit lieutenant l'avait averti que les deux meilleurs espions du préfet étaient à ses trousses.

«—Ce petit ergoteur de Séranville doit être bouffi de rage contre vous, disait Coffe à Lucien, comme ils s'en allaient chez le préfet. Car enfin vous faites son métier depuis deux jours, tandis que lui écrit des centaines de lettres et en réalité ne fait rien. J'en conclus qu'à Paris il sera loué et vous blâmé, mais quoi qu'il vous fasse ce soir, ne vous mettez pas en colère. Si nous étions au moyen âge, je craindrais pour vous le poison. Je vois dans ce petit sophiste la rage de l'auteur sifflé.»

La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel de la préfecture. Il y avait huit ou dix gendarmes stationnés sur le premier et sur le second repos de l'escalier. Ils se levèrent quand Lucien passa. Le préfet était fort pâle, et reçut ces messieurs avec une politesse contrainte et qui ne fut pas assouplie par l'accueil empressé que chacun fit à Lucien. Le dîner se passa tristement; tout le monde prévoyait la défaite du lendemain. Chacun se disait: le préfet sera destitué ou envoyé ailleurs, et je dirai que c'est lui qui a fait tout le mal. Ce jeune blanc-bec, comme fils du banquier du ministre, est déjà maître des requêtes; ce pourrait bien être le successeur en herbe.»

Lucien mangeait comme un loup et était fort gai. Vers le milieu du second service, Coffe, à qui rien n'échappait, remarqua que le préfet s'épongeait le front à chaque instant. Tout à coup on entendit un grand bruit: c'était un courrier qui arrivait de Paris et qui entrait avec fracas dans la salle.

Machinalement, le directeur des Impositions indirectes, placé près de la porte, dit au courrier:

«—Voilà M. le préfet.—M. de Séranville se leva.

«—Ce n'est pas au préfet de Séranville que j'ai affaire, répondit le courrier d'un ton emphatique et grossier. C'est à M. Leuwen, maître des requêtes.

«—Quelle humiliation... Je ne suis plus préfet, pensa M. de Séranville, et il retomba sur sa chaise. Il appuya les deux bras sur la table, et se cacha la tête dans les mains.

«—M. le préfet se trouve mal, s'écria le secrétaire général, en regardant Lucien comme pour lui demander pardon de l'acte d'humanité qu'il allait accomplir. En effet, M. de Séranville était évanoui; on le porta près d'une fenêtre qu'on ouvrit. Pendant ce temps, Lucien s'étonnait du peu d'intérêt de la dépêche du ministre. C'était une grande lettre de M. de Vaize sur sa belle conduite à Blois; le ministre ajoutait de sa main qu'on rechercherait et punirait sévèrement les auteurs de l'émeute, et qu'il avait lui-même lu au conseil du roi la lettre de Leuwen qu'on avait trouvée fort bien.

«—Et de l'élection d'ici, pas un mot. C'était bien la peine d'envoyer un courrier.»

Il s'approcha de la fenêtre ouverte près de laquelle était le préfet auquel on frottait les tempes avec de l'eau de Cologne. Il dit un mot honnête et ensuite demanda la permission de passer un moment dans une chambre voisine avec M. Coffe.

«—Concevez-vous, dit-il à celui-ci en lui donnant la dépêche du ministre, qu'on envoie un courrier pour une telle lettre?»

Et il se mit à lire une lettre de sa mère, qui altéra rapidement sa physionomie riante. Mme Leuwen voyait la vie de son fils en péril, et pour une cause si sale, ajoutait-elle.

«—Quitte tout et reviens... Je suis seule. Ton père a eu une velléité d'ambition; il est allé dans le département de l'Aveyron, à deux cents lieues de Paris, pour tacher de se faire élire député.»

Il donna cette nouvelle à Coffe.

«—Voici la lettre qui a fait envoyer le courrier. Mme Leuwen aura exigé que sa lettre vous parvînt rapidement. Au total, il n'y a pas là de quoi vous affliger. Il me semble que votre rôle est auprès de ce petit jésuite qui meurt de haine rentrée. Moi je vais achever de l'assommer par mon air important.»

Coffe fut en effet parfait en rentrant dans la salle à manger. Il avait tiré de sa poche huit ou dix rapports d'élections qu'il avait fourrés dans la dépêche, et la portait connue un saint sacrement. M. de Séranville avait repris connaissance, et au milieu de ses angoisses, regardait Lucien et Coffe d'un air mourant. L'état de ce méchant personnage toucha Lucien; il ne vit en lui qu'un homme souffrant.

«—Il faut le soulager de notre présence,» et après quelques mots polis se retira.

Le courrier lui courut après dans l'escalier pour lui demander ses ordres.

«—M. le maître des requêtes vous réexpédiera demain,» dit Coffe avec une gravité parfaite.

Le lendemain était le grand jour des élections. Dès sept heures, Lucien était chez M. Disjonval, qui le reçut avec un empressement marqué.

«—Si je n'ai pas aujourd'hui et de bonne heure le crédit de cent mille francs sur le receveur, j'aurai eu du moins l'honneur de vous être présenté, et j'aurai eu aussi avec le respectable M. de Cerna une conférence qui a fait sur mon cœur une profonde impression, ayant appris à redoubler l'estime que j'avais déjà pour des hommes qui voient le bonheur de notre chère patrie dans une autre roule que celle que je crois la plus sûre...»

Nous faisons grâce au lecteur des phrases polies qu'inspirait à Lucien le désir de voir ces messieurs prendre patience jusqu'à l'arrivée de la dépêche.

À neuf heures, il rentra à son auberge où Coffe avait préparé deux immenses lettres de narrations et d'explications.

«—Quel drôle de style! fit Lucien en les signant.

«—Emphatique et plat, et surtout jamais simple; c'est ce qu'il faut pour les bureaux.»

Le courrier fut renvoyé à Paris.

Le général Fari avait fait louer, depuis un mois, par son petit aide de camp Milière, un appartement au premier étage en face de la salle des Ursulines où se faisaient les élections. Il s'établit là dès dix heures du matin avec Lucien et Coffe. Ces messieurs avaient de quart d'heure en quart d'heure, des nouvelles par des affidés du général. Les affidés de la préfecture, ayant appris l'arrivée et l'incident du courrier de la veille, et voyant dans Lucien le préfet futur si M. de Séranville manquait l'élection, faisaient, à tout moment, passer à Lucien des cartes avec des avis au crayon rouge. Les pointages se trouvèrent fort justes.

Un petit imprimé avait été distribué avec profusion aux électeurs:

Honnêtes gens de tous les partis, qui aimez le pays dans lequel vous êtes nés!

Éloignez M. le préfet de Séranville!

Si M. Mairobert est élu député, M. le préfet sera destitué ou nommé ailleurs. Qu'importe après tout le député nommé! Chassons un préfet tracassier et menteur.

À qui n'a-t-il pas manqué de parole?

Vers midi, l'élection du président prenait la plus mauvaise tournure. Tous les électeurs du canton de Risset votaient en faveur de M. Mairobert. Tous les quarts d'heure Lucien envoyait Coffe regarder le télégraphe; il grillait de voir arriver la réponse à sa dépêche numéro 2.

«—Le préfet est bien capable de faire retarder cette dépêche, disait le général. Il serait bien digne de lui d'avoir envoyé un de ses commis à la station voisine du télégraphe, qui est à quatre lieues d'ici, de l'autre côté de la colline, pour tout arrêter. C'est par des traits de cette espèce qu'il croit être un nouveau Mazarin. Car il connaît son histoire de France, notre bon préfet.»

Le lieutenant Milière offrit de monter à cheval et d'aller en un temps de galop, sur la colline, observer les mouvements de la deuxième station du télégraphe. Mais Coffe lui demanda son cheval et courut à sa place.

Il y avait mille personnes au moins devant la salle des Ursulines. Lucien descendit sur la place pour juger de l'esprit général des conversations; il fut reconnu. Le peuple, lorsqu'il se voit en masse, est insolent. Des cris partaient de la foule:

«—Regardez donc ce petit commissaire de police, ce freluquet envoyé de Paris pour espionner le préfet.»

Il n'y fut presque pas sensible.

Deux heures sonnaient; le télégramme ne venait pas.

Lucien séchait d'impatience. Il alla voir M. Disjonval qui le reçut d'un air piqué.

«—Voilà, se dit-il, un homme qui croit que je me suis moqué de lui; il y va franc jeu avec moi et je jurerais qu'il a retardé le vote de ses amis, à la vérité peu nombreux, pour attendre le résultat de ma demande au ministre.»

Au moment où il cherchait à prouver à M. Disjonval qu'il n'avait pas voulu le tromper, Coffe accourut tout haletant.

«—Le télégraphe marche.

«—Daignez m'attendre chez vous encore un quart d'heure, dit Lucien à M. Disjonval; je vole au bureau du télégraphe.»

Il revint en courant vingt minutes après.

«—Voilà la dépêche originale, dit-il:

Le ministre des Finances à M. le Receveur général. Remettez cent mille francs à M. le général Fari ou à M. Leuwen.

«—Et le télégraphe marche encore...

«—Je vais au collège, répondit M. Disjonval, qui paraissait persuadé. Je ferai ce que je pourrai pour la nomination de notre candidat: nous portons M. de Crémieux. De là je cours chez M. de Cerna: je vous engage aussi à y aller sans délai.»

La porte de l'appartement de M. de Cerna était grande ouverte; il y avait foule dans l'antichambre que Lucien et Coffe traversèrent en volant.

«—Monsieur, voici la dépêche de Paris.

«—Parfait. J'ose espérer que vous n'avez aucune objection à faire contre M. de Crémieux?

«—Monsieur le général Fari et moi approuvons M. de Crémieux. S'il est élu au lieu de M. Mairobert, le général et moi vous remettons les cent mille francs. En attendant l'événement, dans quelles mains voulez-vous que je dépose la somme?

«—La calomnie veille autour de nous, monsieur. C'est déjà beaucoup que quatre personnes, quelque honorables qu'elles soient, sachent un secret dont l'opinion publique peut abuser. Je compte, monsieur, ajouta M. de Cerna en désignant Coffe, vous, moi et M. Disjonval. À quoi bon faire voir le détail à M. le général Fari, d'ailleurs si digne de toute considération?

«—Mais je suis trop jeune pour me charger seul de la responsabilité d'une dépense secrète aussi forte»—et avec beaucoup d'adresse, il fit consentir M. de Cerna à l'intervention du général.

Il fut donc convenu que les cent mille francs seraient déposés dans une cassette, dont le général Fari et M. Ledoyen, un ami de M. de Cerna, auraient chacun une clef.

À son retour à l'appartement situé vis-à-vis de la salle des Ursulines, Lucien trouva le général extrêmement rouge. L'heure approchait à laquelle il avait résolu d'aller déposer son vote, et il craignait d'être hué. Malgré ce souci personnel, il fut néanmoins sensible à la considération que lui témoignait M. de Cerna.

Sur ces entrefaites, on reçut de M. Disjonval un mot qui priait M. Leuwen de lui envoyer Coffe. Celui-ci revint une demi-heure après, et annonça qu'il venait de voir monter à cheval et courir au galop vingt agents s'en allant dans les campagnes chercher cent soixante électeurs légitimistes.

«—Voilà l'heure, dit tout à coup le général fort ému. Il endossa son uniforme et traversa la rue pour aller voter. La foule s'ouvrit devant lui. Le général entra dans la salle, et au moment où il approchait du bureau, des applaudissements éclatèrent parmi les électeurs Mairobertistes.

«—Ce n'est pas un plat coquin comme le préfet, disait-on tout haut. Il n'a que ses appointements pour vivre, et il a une famille à nourrir.»

À quatre heures, Lucien expédia cette dépêche:

Les chefs légitimistes paraissent de bonne foi. Des observateurs placés aux portes de la ville ont vu sortir vingt agents qui vont dans la campagne chercher cent soixante électeurs légitimistes. Si quatre-vingts ou cent électeurs arrivent le 18 avant midi, Hampden ne sera pas élu. Dans le moment. M. Hampden a la majorité pour la présidence du collège. Le scrutin sera dépouillé à cinq heures.

Le directeur du télégraphe envoya une nouvelle dépêche ministérielle:

J'approuve vos projets. Donnez cent mille francs; un légitimiste quelconque, même M. Berryer, vaut mieux que M. Hampden.

«—Je ne comprends pas, dit le général. Que veut dire Hampden?

«—Hampden veut dire Mairobert; c'est le nom dont j'ai convenu avec le ministre.»

Le scrutin dépouillé donna:

Électeurs présents873
Majorité437
Voix à M. Mairobert451
Voix à M. de Bourdoulier, candidat du préfet    389
Voix à M. de Crémieux19
Voix perdues14

Ces dix-neuf voix à M. de Crémieux firent plaisir au général et à Lucien; elles prouvaient presque que M. de Cerna ne s'était pas joué d'eux.

À six heures, des valeurs s'élevant à cent mille francs, furent remises par le receveur général lui-même entre les mains du général Fari et de Lucien, qui lui donnèrent un reçu.

M. Ledoyen se présenta aussitôt. C'était un fort riche propriétaire, généralement estimé. La cérémonie de la cassette fut effectuée, et il y eut parole d'honneur réciproque de remettre la cassette et son contenu à M. Ledoyen si tout autre que M. Mairobert était élu, à M. le général Fari si M. Mairobert était élu.

M. Ledoyen parti, on dîna.

«—Maintenant, la grande affaire, c'est le préfet, dit le général, extraordinairement gai ce soir-là. Prenons courage et montons à l'assaut. Il y aura bien neuf cents votants demain.

M. de Bourdoulier a eu389
M. de Crémieux19
Total408

Nous voilà avec 408 voix sur 873. Supposons que les vingt-sept voix arrivées demain matin donnent dix-sept voix à M. Mairobert et dix à nous. Nous aurons:

M. de Crémieux avec418
M. Mairobert avec468

Et alors, cinquante et une voix de M. de Cerna donneront la majorité à M. de Crémieux.

Ces chiffres furent retournés de cent façons par le général, Lucien, Coffe et le lieutenant Milière, les seuls convives de ce dîner.

«—Appelons nos deux meilleurs agents,» dit le général.

Ces messieurs parurent et, après une assez longue discussion, avouèrent d'eux-mêmes que la présence des légitimistes déciderait de la victoire.

«—Et maintenant à la préfecture!

«—Si vous ne voyez pas d'indiscrétion à ma demande, je vous prierais, mon général, de porter la parole.

«—Cela est un peu contre nos conventions; je m'étais réservé un rôle tout à fait secondaire. Mais enfin, j'ouvrirai le débat, comme on dit en Angleterre.»

Le général tenait beaucoup à montrer qu'il avait des lettres! mais ce brave homme avait bien mieux: un rare bon sens et de la bonté.

À peine eut-il expliqué au préfet qu'on le suppliait de donner à M. de Crémieux les voix dont il avait disposé la veille, lors de la nomination du président, que celui-ci l'interrompit d'un ton aigre:

«—Je ne m'attendais pas à moins après toutes ces communications télégraphiques. Mais enfin, messieurs, je ne suis pas encore destitué, et M. Leuwen n'est pas encore préfet.»

Tout ce que la colère peut mettre dans la bouche d'un petit sophiste sournois, fut adressé par M. de Séranville au général et à Lucien. La scène dura cinq heures. Le général ne perdit un peu patience que vers la fin.

«—Votre élection est évidemment perdue; laissez-la mourir entre les mains de M. Leuwen. Comme les médecins appelés trop lard, M. Leuwen aura tout l'odieux de la mort du malade.

«—Il aura ce qu'il voudra ou ce qu'il pourra, mais jusqu'à ma destitution, il n'aura pas la préfecture.»

Ce fut sur cette réponse de M. de Séranville que Lucien fut obligé de retenir le général.

«—Un homme qui trahirait le gouvernement, dit le général, ne pourrait pas faire mieux que vous, monsieur le préfet, et c'est ce que je vais écrire au ministre. Adieu, monsieur.»

À minuit et demi, en sortant de la préfecture, Lucien voulait apprendre ce beau résultat à M. de Cerna.

«—Si vous m'en croyez, monsieur Leuwen, attendez à demain matin, après votre dépêche télégraphique. Laissons ces alliés suspects. D'ailleurs ce petit animal de préfet peut se raviser.»

À cinq heures et demie, le lendemain, Lucien attendait le jour dans le bureau du télégraphe. Dès qu'on put voir clair, la dépêche suivante fut expédiée:

«—Le préfet a refusé ses 389 voix à M. de Crémieux. Le concours des 70 à 80 voix que le général Fari et M. Leuwen attendaient des légitimistes devient inutile, et M. Hampden va être élu.»

Lucien, mieux avisé, n'écrivit pas à MM. Disjonval et de Cerna, mais il alla les voir et leur expliqua le malheur survenu, avec tant de simplicité et de sincérité évidente, que ces messieurs, qui connaissaient le génie du préfet, finirent par croire à la bonne foi de Leuwen.

«—L'esprit de ce petit préfet des grandes journées, dit M. de Cerna, est comme les cornes des boues de mon pays: noir, dur et tortu.»

Le pauvre Lucien était tellement emporté par l'envie de ne pas passer pour un coquin, qu'il supplia M. Disjonval d'accepter de sa bourse le remboursement des frais qu'avait pu entraîner la convocation extraordinaire des électeurs légitimistes. M. Disjonval refusa, mais avant de quitter la ville de Caen, Lucien lui fit remettre 500 francs par le président Donis d'Angel.

Le grand jour de l'élection, à dix heures, le courrier de Paris apporta cinq lettres, annonçant que M. Mairobert était mis en accusation à Paris comme facteur du grand mouvement insurrectionnel républicain dont on parlait alors. Aussitôt douze des négociants les plus riches déclarèrent qu'ils ne donneraient pas leurs voix à M. Mairobert.

«—Voilà qui est bien digne du préfet, dit le général à Lucien avec lequel il avait repris le poste d'observation vis-à-vis de la salle d'élections. Il serait plaisant après tout que ce petit sophiste réussit. C'est bien alors, ajouta-t-il avec la gaieté et la générosité d'un homme de cœur, que pour peu que le ministre fût votre ennemi, et eût besoin d'un boue émissaire, vous joueriez un joli rôle.

«—Je recommencerais mille fois. Quoique la bataille fût perdue, j'ai donné quand même.

«—Vous êtes un brave garçon... Permettez-moi cette locution familière, corrigea bien vite le bon général, craignant d'avoir manqué à la politesse qui était pour lui comme une langue étrangère apprise sur le tard.

Lucien lui serra la main avec émotion et laissa parler son cœur.

À onze heures, on constata la présence de 948 électeurs.

Au moment où un émissaire du général venait de lui donner ce chiffre, M. le président Donis d'Angel voulut forcer toutes les consignes pour pénétrer dans l'appartement, mais n'y réussit pas.

«—Recevons-le un instant, dit Lucien.

«—Ah! que non. Ce pourrait être la base d'une calomnie. Allez recevoir ce digne président et ne vous laissez pas trahir par votre honnêteté naturelle.

«—Il m'apportait l'assurance que, malgré les contre-ordres de ce matin, il y a 49 légitimistes et 11 partisans du préfet gagnés en faveur de M. de Crémieux, dans la salle des Ursulines.»

L'élection suivit son cours paisible; les figures étaient plus sombres que la veille. La pauvre nouvelle du préfet, sur la mise en accusation de M. Mairobert, avait mis en colère cet homme si sage jusque-là, et surtout ses partisans. Deux ou trois fois on fut sur le point d'éclater, mais un beau-frère de M. Mairobert, monta sur une charrette, arrêtée à cinquante pas de la salle des Ursulines, et parla à la foule.

«—Renvoyons notre vengeance à quarante-huit heures après l'élection, autrement, la majorité vendue de la Chambre des députés l'annulera.»

Ce bref discours fut bientôt imprimé à vingt mille exemplaires. On eut même l'idée d'apporter une presse sur la place. Lucien, qui se promenait hardiment partout, ne fut point insulté ce jour-là; il remarqua que la foule sentait sa force. À moins de la mitrailler à distance, aucune puissance ne pouvait agir sur elle.

«—Voilà le peuple vraiment souverain!» pensait-il.

Il revenait de temps en temps à l'appartement d'observation; l'avis du lieutenant Milière était que personne n'aurait la majorité pour cette fois.

À quatre heures, il arriva une dépêche télégraphique au préfet, qui lui ordonnait de porter ses votes aux légitimistes désignés par le général Fari et Leuwen. Mais il ne fit rien dire. À quatre heures un quart, Lucien eut une dépêche dans le même sens.

Sur quoi Coffe s'écria:

Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée!

Le général fut charmé de la citation et se la fit répéter.

À ce moment, ils furent étourdis par un vivat étourdissant.

«—Est-ce joie, est-ce révolte? se demandèrent-ils en courant à la fenêtre.

«—C'est la joie, dit le général avec un soupir. Nous sommes foutus!»

En effet, un émissaire qui arrivait l'habit déchiré, tant il avait eu de peine à traverser la foule, apportait le bulletin du dépouillement du scrutin:

Électeurs présents948
Majorité475
M. Mairobert475
M. de Bourdoulier, candidat du préfet401
M. de Crémieux    61
M. Sauvage, républicain, voulant
le caractère des Français par des
lois draconiennes    0
Vois perdues    2

Le soir, la ville fut entièrement illuminée.

«—Mais où sont donc les fenêtres des 401 partisans du préfet?» disait Lucien à Coffe.

La réponse fut un bruit effroyable de vitres cassées; c'étaient les fenêtres du président Donis d'Angel.

Le lendemain, Lucien s'éveilla à onze heures et s'en alla tout seul se promener dans toute la ville. Une singulière pensée s'était rendue maîtresse de son esprit.

«—Que dirait Mme de Chasteller si je lui racontais ma conduite?»

Il fut bien une heure avant de trouver la réponse à cette question, et cette heure lui fut bien douce.

* * *

En approchant de Paris, il vint par hasard à penser à la rue où logeait Mme Grandet, et ensuite à elle.

Il partit d'un éclat de rire.

«—Qu'avez-vous donc?» lui demanda Coffe.

«—Rien. J'avais oublié le nom d'une belle dame pour qui j'ai une grande passion.

«—Je croyais que vous pensiez à l'accueil que va vous faire votre ministre.

«—Le diable l'emporte... Il me recevra froidement, me demandera l'état de mes déboursés et trouvera que c'est bien cher.

«—Tout dépend du rapport que ses espions lui auront fait sur votre mission. Votre conduite a été furieusement imprudente: vous avez donné pleinement dans cette folie de la première jeunesse qu'on appelle le zèle.»

Lucien avait à peu près deviné. Le comte de Vaize le reçut avec la politesse ordinaire, mais ne lui fit aucune question sur les élections, aucun compliment sur son voyage; il le traita absolument comme s'il l'avait vu la veille. À la fin de l'entretien, il gagna son bureau, occupé, durant son absence, par Desbacs, qui avait rempli sa place. Ce petit homme fut très froid en lui faisant la remise des affaires courantes, lui qui avant le voyage était à ses pieds. Lucien ne dit rien à Coffe qui travaillait dans une pièce voisine et qui, de son côté, éprouvait un accueil encore plus significatif. À cinq heures et demie, il l'appela pour aller dîner ensemble. Dès qu'ils furent seuls dans un cabinet de restaurant:

«—Eh bien? dit Lucien en riant.

«—Eh bien, tout ce que vous avez fait de bien et d'admirable pour tâcher de sauver une cause perdue, n'est qu'un péché splendide. Vous serez bien heureux si vous échappez au reproche de jacobinisme ou de carlisme. On en est encore dans les bureaux à trouver un nom pour votre crime; on n'est d'accord que sur son énormité. Tout le monde épie la façon dont le ministre vous traite. Vous vous êtes cassé le cou.

«—La France est bien heureuse, répondit Lucien gaiement, que ces coquins de ministres ne sachent pas profiter de cette folie de jeunesse que vous appelez le zèle. Je serais curieux de savoir si un général en chef traiterait de même un officier qui, dans une déroute, aurait fait mettre pied à terre à un régiment de dragons, pour marcher à l'assaut d'une batterie enfilant la grande route et tuant horriblement de monde?»

Après de longs discours, Lucien apprit à Coffe qu'il n'avait point épousé une parente du ministre et qu'il n'avait rien à demander.

«—Mais alors, dit Coffe étonné, d'où venait avant votre mission la bonté marquée du ministre? Maintenant, après les lettres de M. de Séranville, pourquoi ne vous brise-t-il pas?

—Il a peur du salon de mon père. Si je n'avais pas pour père l'homme d'esprit le plus redouté de Paris, j'aurais été comme vous, jamais je ne me relevais de la profonde disgrâce où nous a jetés noire républicanisme de l'École polytechnique. Dites-moi, croyez-vous qu'un gouvernement républicain fut aussi absurde que celui-ci?

«—Il serait moins absurde, mais plus violent. Ce serait souvent un loup enragé. En voulez-vous la preuve? Elle n'est pas loin de nous. Quelles mesures prendriez-vous dans les deux départements de MM. de Riquebourg et de Séranville, si demain vous étiez un ministre de l'Intérieur tout-puissant?

«—Je nommerais M. Mairobert préfet; je donnerais au général Fari le commandement des deux départements.

«—Songez au contre-coup de ces mesures et à l'exaltation que prendraient dans les deux départements Riquebourg et Séranville, tous les partisans du bon sens et de la justice. M. Mairobert serait roi de son département; et si ce département s'avisait d'avoir une opinion sur ce qui se fait à Paris? Pour parler seulement de ce que nous connaissons, si ce département s'avisait de jeter un œil raisonnable sur ces trois cent cinquante nigauds emphatiques qui grattent du papier dans la rue de Grenelle, et parmi lesquels nous comptons? Si les départements voulaient à l'Intérieur quelques hommes de métier à 10.000 francs d'appointements et 10.000 francs de frais de bureau, signant tout ce qui est d'intérêt secondaire, que deviendraient les trois cent quarante au moins de ces commis, chargés de faire au bon sens une guerre acharnée?

Et de proche en proche, que deviendrait le roi? Tout gouvernement est un mal, mais un mal qui préserve d'un plus grand.

«—C'est ce que disait M. Gauthier, l'homme le plus sage que j'aie connu, un républicain de Nancy. Que n'est-il ici à raisonner avec nous? Du reste, c'est un homme qui lit la Théorie des fonctions de Lagrange, aussi bien que vous et cent fois mieux que moi, etc.»

Le discours fut infini entre les deux amis, car Coffe, ne sachant résister à Lucien, s'en était fait aimer, et par reconnaissance se croyait obligé de lui répondre. Il ne revenait pas de son étonnement qu'étant aussi riche, Lucien ne fût pas plus absurde.

Entraîné par cette idée, il lui demanda:

«—Êtes-vous né à Paris?

«—Oui, sans doute.

«—Et M. votre père avait cet hôtel magnifique à cette époque, et vous alliez vous promener en voiture à trois ans?

«—Mais, sans doute... Pourquoi ces questions?

«—Parce que je suis étonné de ne vous trouver ni absurde, ni sec: il faut espérer que cela durera. Vous devez voir par le succès de votre mission que la société repousse vos qualités actuelles. Si vous vous étiez borné à vous faire couvrir de boue à Blois, le ministre vous eût donné la croix.

«—Du diable si je pense encore à cette mission.

«—Vous auriez tort; c'est la plus belle et la plus curieuse expérience de votre vie. Jamais, quoi que vous fassiez, vous n'oublierez le général Fari, MM. de Séranville, de Riquebourg, de Cerna, Donis d'Angel, etc.

«—Jamais.

«—Eh bien, le plus ennuyeux de l'expérience morale est fait. C'est le commencement, l'exposition des faits. Au ministère, vous achèverez votre éducation. Seulement pressez-vous, car il est possible que le de Vaize ait déjà inventé quelque coup de Jarnac pour vous éloigner tout doucement sans fâcher monsieur votre père.

«—Ah! à propos, mon père est député de l'Aveyron, après trois ballottages et à la flatteuse majorité de sept voix!

«—Vous ne m'aviez pas parlé de sa candidature...

«—Je la trouvais ridicule et d'ailleurs n'eus pas le temps d'y trop songer; je ne l'appris que par ce courrier extraordinaire qui donna une pâmoison à M. de Séranville.»

Deux jours après, le comte de Vaize disait à Lucien:

«—Lisez ce papier.»

C'était une première liste de gratifications à propos des élections. Le ministre, en la lui donnant, souriait d'un air de bonté qui semblait dire: «Vous n'avez rien fait qui vaille, et cependant voyez comme je vous traite.»

Il y avait trois gratifications de 10.000 francs, et à coté du nom des gratifiés, la mention: Succès. La quatrième ligne portait: M. Lucien Leuwen, maître des requêtes, non succès. M. Mairobert nommé à une majorité d'une voix... 8.000 francs.

«—Eh bien, fit M. de Vaize, tient-on la parole qu'on vous donna à l'Opéra?»

Lucien exprima toute sa reconnaissance, puis ajouta:

«—J'ai une prière à adresser à Votre Excellence: je désirerais que mon nom ne figurât pas sur la liste.

«—J'entends, dit le ministre, dont la figure prit sur-le-champ l'expression la plus sérieuse. Vous voulez la croix, mais en vérité, après tant de folies, je ne puis la demander pour vous. Vous êtes plus jeune de caractère que d'âge. Demandez à Desbacs l'étonnement que causaient vos dépêches télégraphiques, arrivant coup sur coup et ensuite vos lettres.

«—C'est parce que je sens tout cela que je prie Votre Excellence de ne pas songer à moi pour la croix, et encore moins pour la gratification.

«—Prenez garde, cria le ministre en colère, je suis homme à vous prendre au mot. Allons, prenez une plume, et à côté de votre nom mettez ce que vous voudrez.»

Lucien écrivit à coté de son nom: ni croix, ni gratification; élection manquée, et puis, au bas du papier:

—M. Coffe... 2.500 francs.

«—Je porte ce papier au Château, songez-y bien. Il serait inutile que par la suite votre père me parlât à ce sujet.

«—Les hautes occupations de Votre Excellence l'empêchent de garder le souvenir de notre conversation à l'Opéra. Je manifestai le vœu le plus précis que mon père n'eût plus à s'occuper de ma fortune politique.

«—Eh bien, alors, expliquez à mon ami Leuwen comment s'est passée l'affaire de la gratification, et comment, vous ayant porté pour 8.000 francs, vous avez biffé tout cela. Adieu, monsieur.»

À peine la voiture de Son Excellence eut-elle quitté l'hôtel, que Mme la comtesse de Vaize fit appeler Lucien.

«—Diable, se dit-il en l'apercevant, elle est bien jolie aujourd'hui. Pas l'air timide et des yeux de feu; que signifie ce changement?

«—Vous nous tenez rigueur depuis votre retour, monsieur. J'attendais toujours une occasion pour vous parler en détail. Je vous assure que personne plus que moi n'a défendu vos dépêches avec plus de suite. J'ai empêché avec le plus grand courage qu'on en dit du mal devant moi à table. Tout le monde peut se tromper et j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Vos ennemis pourraient plus tard vous calomnier à propos de cette mission, et, quoique sachant que les questions d'argent ne vous touchent que médiocrement, j'ai obtenu de mon mari, pour fermer la bouche à ces ennemis, qu'il vous présentât au roi pour une gratification de 8.000 francs. Je voulais 10.000, mais M. de Vaize m'a fait voir que cette somme était réservée aux plus grands succès, et les lettres reçues hier de M. de Séranville et du maire de Caen sont affreuses pour vous.»

Tout cela fut dit avec beaucoup plus de paroles, et, par conséquent, avec beaucoup plus de mesure et de retenue féminine. Aussi Lucien y fut-il très sensible. Il lui raconta qu'il venait d'effacer son nom.

«—Mon Dieu, seriez-vous piqué? Vous aurez la croix à la première occasion, je vous le promets.»

Ce qui voulait dire: Allez-vous nous quitter?

L'accent de ces mots le toucha profondément; il fut sur le point de lui baiser la main.

«—Si je m'attachais à elle, pensait-il, que de dîners ennuyeux il faudra supporter! et avec la figure du mari de l'autre côté de la table!»

Cette réflexion ne lui prit pas une demi-seconde.

«—Je viens d'effacer mon nom, reprit-il, mais puisque vous daignez témoigner de l'intérêt pour mon avenir, je vous dirai la véritable raison de mon refus. Ces titres de gratification peuvent être imprimés un jour et me donner une célébrité fâcheuse. Je suis trop jeune pour m'exposer à ce danger.

«—Oh! mon Dieu, dit Mme de Vaize avec l'accent de la terreur, croyez-vous la république si près de nous?»

La peur lui avait fait oublier ses velléités d'amitié, et devant cette sécheresse, Lucien tomba dans une profonde rêverie.

«—Vous êtes fâché?

«—Je vous demande pardon. Y a-t-il longtempsque je suis tombé dans cette rêverie?

«—Trois minutes au moins, répondit-elle avec un air de bonté, mais à cette bonté qu'elle tenait à marquer, se mêlait un peu du reproche de la femme d'unministre puissant qui n'est pas accoutumée à de pareilles distractions, et en tête-à-tête encore.

«—C'est que je suis sur le point d'éprouver pour vous, madame, un sentiment trop tendre, et je me le reprochais...»

Après cette petite coquinerie, comme il n'avait plus rien à dire à Mme de Vaize, il ajouta encore quelques mots polis, et la laissa toute rouge et tout émue, pour aller s'enfermer dans son bureau.

«—J'oublie de vivre. Ces sottises d'ambition me distraient de la seule chose au monde qui ait de la réalité pour moi. C'est drôle de sacrifier son cœur à l'ambition, tout en n'étant pas ambitieux!... Il faut aller à Nancy. Attendons d'abord mon père qui revient un de ces jours. C'est un devoir, et puis je serais bien aise d'avoir son opinion sur ma conduite à Caen, tant sifflée au ministère.»

Le plaisir d'aller à Nancy changea le cours de ses pensées et le rendit, le soir, chez Mme Grandet, extrêmement brillant. Dans le petit salon ovale, au milieu de trente personnes peut-être, il fut le centre de la conversation et fit cesser tous les entretiens particuliers pendant vingt minutes au moins. Ce succès électrisa Mme Grandet.

«—Avec deux ou trois hommes comme celui-ci, chaque soirée, mon salon sera le premier de Paris.»

Comme on passait au billard, elle se trouva à côté de Lucien, séparée du reste de la société.

«—Que faisiez-vous le soir, pendant cette course en province?

«—Je pensais à une jeune femme de Paris pour laquelle j'ai une grande passion.»

Ce fut le premier mot de ce genre qu'il eût jamais dit à Mme Grandet: il arrivait à propos. Pendant toute la soirée il fut pour elle du dernier tendre.

* * *

M. Leuwen revint tout joyeux de son élection dans le département de l'Aveyron.

«—L'air y est chaud, les perdrix excellentes, les hommes plaisants. Je suis chargé par mes commettants de quatre-vingt-trois commissions, en outre de celles dont on me chargera par lettre: quatre paires de bottes bien confectionnées; une route de cinq quarts de lieue de longueur pour conduire à la maison de campagne de M. Castanet, etc., etc.»

Et M. Leuwen continua à raconter à Mme Leuwen et à son fils les intrigues au moyen desquelles il avait obtenu une majorité triomphante de sept voix.

«—Enfin, je ne me suis pas ennuyé un moment dans ce département, et si j'y avais eu ma femme, j'aurais été parfaitement heureux. Il y avait bien des années que je n'avais parlé aussi longtemps et à un aussi grand nombre d'ennuyeux. Aussi suis-je saturé de platitudes et d'ennuis officiels.»

On peut penser comme Lucien fut reçu lorsqu'il parla d'absence.

«—Je te renie à jamais, lui dit son père avec une vivacité gaie. Redouble d'assiduité et d'attention auprès de ton ministre; et si tu as du cœur, campe un enfant à sa femme! Et maintenant raconte-moi les aventures de ton voyage.

«—Voulez-vous mon histoire longue ou courte?

«—Longue, dit Mme Leuwen; elle m'a fort amusée et je l'entendrais une seconde fois avec plaisir. Je serais fort, curieuse de voir ce que vous en penserez, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari.

«—Eh bien, répondit M. Leuwen, il est dix heures trois quarts, qu'on fasse du punch et commence.»

Mme Leuwen fit un signe au valet de chambre et la porte fut fermée.

Lucien expédia en cinq minutes l'avanie de Blois et les menus incidents du voyage, et raconta longuement ce que le lecteur connaît déjà.

Vers le milieu du récit, M. Leuwen commença à faire des questions.

«—Plus de détails, plus de détails, disait-il à son fils; il n'y a d'originalité et de vérité que dans les détails.

«Et voilà comment ton ministre t'a traité à ton retour! Il semblait vivement contrarié.

«—Ai-je bien ou mal agi? En vérité je l'ignore, disait Lucien. Sur le champ de bataille, dans la vivacité de l'action, je croyais avoir mille fois raison. Ici, les doutes commencent à se faire jour.

«—Et moi, je n'en ai pas, répondit Mme Leuwen. Tu t'es conduit comme le plus brave homme aurait pu faire.»

Elle plaidait en faveur de son fils et avait peur de solliciter l'approbation de M. Leuwen qui ne disait rien.

«—Ce qui est fait est fait, continuait Lucien. Je me moque parfaitement du Brid'oison de la rue de Grenelle. Mais mon orgueil est alarmé; quelle opinion dois-je avoir de moi-même? Ai-je quelque valeur? Voilà ce que je vous demande, mon père. J'ai pu atténuer les faits, en ma faveur, en vous les racontant, et alors les mesures que j'ai prises d'après ces faits seraient justifiées à mon insu.

«—Ce M. Coffe me fait l'effet d'un méchant homme, dit Mme Leuwen.

«—Maman, vous vous trompez. Ce n'est qu'un homme découragé. S'il avait quatre cents francs de rente, il se retirerait dans les rochers de la Sainte-Baume, à quelques lieues de Marseille. Il est dommage que vous ayez cette opinion de lui, car je voulais obtenir de mon père qu'il entendît le récit de ma campagne, fait par ce fidèle aide de camp qui souvent n'a pas été de la même opinion que moi. Et jamais je n'obtiendrai une seconde séance de mon père, si vous ne la sollicitez avec moi.

«—Mais cela m'intéresse, répliqua M. Leuwen. Si votre Coffe veut venir dîner ici demain, serons-nous seuls? demanda-t-il à sa femme.

«—Nous avions un demi-engagement avec Mme de Thémines.

«—Nous dînerons ici, nous trois et M. Coffe. S'il est du genre ennuyeux, comme je le crains, il le sera moins à table. La porte sera fermée, et nous serons servis par Anselme.»

Lucien amena Coffe le lendemain, mais non sans peine.

Par la froideur et la simplicité de son récit, il fit la conquête de M. Leuwen.

«—Je vous remercie, monsieur, lui dit-il, de n'être pas Gascon. J'ai une indigestion de gens hâbleurs qui sont tou jours surs du succès du lendemain sauf à vous servir une platitude, lorsque le lendemain vous leur reprochez la défaite.»

Mme Leuwen était enchantée d'avoir une seconde édition des prouesses de son fils. Et à neuf heures, comme Coffe voulait se retirer, M. Leuwen insista pour le conduire dans sa loge à l'Opéra. Avant la fin de la soirée, le député de l'Aveyron lui dit:

«—Je suis bien fâché que vous soyez au ministère. Je vous aurais offert une place de quatre mille francs chez moi. Depuis la mort de ce pauvre Van Peters, je ne travaille pas assez, et depuis la sotte conduite du comte de Vaize, à l'égard de ce héros-là, fit-il en désignant son fils, je me sens une velléité de faire six semaines de demi-opposition. Morbleu, monsieur le ministre, vous me paierez votre sottise. Il serait indigne de moi de me venger comme votre banquier. Toute vengeance coûte à qui se venge, et comme banquier, je ne puis sacrifier un iota sur la probité.»

Et il tomba dans une longue rêverie. Lucien, qui trouvait la séance un peu longue, aperçut Mlle Gosselin dans une loge et disparut.

«—Aux armes! dit tout à coup M. Leuwen, en sortant de sa méditation. Il faut agir. Quelle heure est-il?

«—Je n'ai pas de montre, dit Coffe froidement, et il ne résista pas à la vanité d'ajouter:

«—Monsieur votre fils m'a tiré de Sainte-Pélagie; dans ma faillite j'ai placé ma montre dans le bilan.

«—Parfaitement honnête, parfaitement honnête! répondit M. Leuwen d'un air distrait. Puis-je compter sur votre silence? Je vous demande de ne prononcer jamais ni mon nom ni celui de mon fils.

«—Je vous le promets; c'est ma coutume.

«—Faites-moi l'honneur de venir dîner demain chez moi. S'il y a du monde, je ferai servir dans ma chambre; nous ne serons que trois, mon fils et vous, monsieur. Votre raison sage et ferme me plaît beaucoup, et je désire vivement trouver grâce devant votre misanthropie, si toutefois vous êtes misanthrope.

«—Oui, monsieur, pour trop aimer les hommes.» Quinze jours après cet entretien, le changement opéré chez M. Leuwen étonnait tout le monde. Il faisait sa société habituelle de trente à quarante députés nouvellement élus et des plus sots, et l'incroyable était qu'il ne persiflait jamais. Un diplomate de ses amis eut des inquiétudes sérieuses:

«—Il n'est plus insolent envers les imbéciles, il leur parle sérieusement, son caractère change. Nous allons le perdre.»

M. Leuwen suivait assidûment les soirées que le ministre de l'Intérieur donnait aux députés. Trois ou quatre affaires se présentèrent où il servit admirablement les intérêts de M. de Vaize.

«—Enfin, je suis venu à bout de ce caractère de feu, disait celui-ci: je l'ai maté. À cause de son fils, le voilà à mes pieds.»

Le résultat de ce raisonnement fut un brin de supériorité pris par le ministre à l'égard du député de l'Aveyron, à qui la nuance n'échappa point et dont il fit ses délices. Comme M. de Vaize ne faisait pas sa société des gens d'esprit, et pour cause, il ne sut pas l'étonnement que causait le changement d'habitudes de M. Leuwen parmi ces hommes actifs et fins qui font leur fortune par le gouvernement. Mme Leuwen ne revenait pas de son étonnement; tous les jours, il y avait à dîner cinq on six députés au moins, à qui il adressait des propos dans ce genre:

«—Ce dîner, que je vous prie d'accepter toutes les fois que vous ne serez pas invités chez les ministres ou chez le roi, coûterait plus de 80 francs par tête dans les grands restaurants. Par exemple, voilà un turbot...»

Et là-dessus l'histoire du turbot, le prix qu'il avait coûté, sa provenance, etc...

«—Lundi passé, ce même turbot, et quand je dis le même, je me trompe... celui-ci s'agitait dans la mer de la Manche, mais un turbot de même poids et aussi frais eut coûté dix francs de moins...»

Et il évitait de regarder sa femme en débitant ces belles choses.

Il ménageait avec un art infini l'attention de ses députés. Presque toujours il leur faisait part de ses réflexions comme celle sur le turbot ou bien d'anecdotes dans lesquelles des cochers de fiacre menaient à la campagne des imprudents qui ne connaissaient pas les rues de Paris. Mais il réservait toutes les forces d'esprit de ces messieurs pour cette idée difficile qu'il présentait de mille façons différentes:

«—L'union fait la force. Si ce principe est vrai partout, il l'est surtout dans les assemblées délibérantes. Il n'y a d'exceptions que lorsqu'il y a un Mirabeau et un général Foy. Mais qui est-ce qui est Mirabeau? Pas moi, pour sûr. Nous comptons pour quelque chose si aucun de nous ne tient avec opiniâtreté à sa manière de voir. Nous sommes vingt amis. Eh bien! il faut que chacun de nous pense comme pense la majorité, qui est de onze. Demain on mettra un article de loi en délibération dans la Chambre. Après dîner, ici, entre nous, mettons en délibération cet article de loi. Pour moi, qui n'ai sur vous d'autre avantage que celui de connaître les roueries de Paris depuis quarante-cinq ans, je sacrifierai toujours ma pensée à celle de la majorité de mes amis, car enfin, quatre yeux voient mieux que deux. Nous mettons donc en délibération l'opinion qu'il faudra avoir demain; si nous sommes vingt, comme je l'espère, et que onze d'entre nous disent oui, il faut absolument que les neuf autres disent oui, quand même ils seraient passionnément attachés au non. C'est là le secret de notre force. Et si jamais nous arrivons à réunir trente voix, sûres, les ministres n'auront plus aucune grâce à nous refuser. Nous ferons un mémorandum des choses que chacun de nous désire le plus obtenir pour sa famille... Je parle de choses faisables. Lorsque chacun de nous aura obtenu une grâce, de valeur à peu près égale, nous passerons à une seconde liste. Que dites-vous, messieurs, de ce plan de campagne législative?»

M. Leuwen avait choisi les vingt députés les plus dénués de relations, les plus étonnés de leur séjour à Paris, les plus lourds d'esprit. Pour leur expliquer cette théorie, il les invitait à dîner. Ils étaient presque tous du Midi, quelques Auvergnats, ou gens habitant sur la ligne de Perpignan à Bordeaux. La grande affaire de M. Leuwen était de ne pas offenser leur amour-propre; quoique cédant partout et en tout, il n'y réussissait pas toujours. Il avait un coin de bouche moqueur qui les effarouchait; deux ou trois trouvèrent qu'il avait l'air de se moquer d'eux et s'éloignèrent de ses dîners. Il les remplaça heureusement par ces députés à trois lits et à quatre filles, et qui veulent placer fils et gendres.

Un mois environ après l'ouverture de la session et à la suite d'une vingtaine de dîners, il jugea sa troupe assez aguerrie pour la mener au feu. Un jour, après un excellent dîner, il les fit passer dans une chambre à part el voter gravement sur une question d'importance que l'on devait discuter le lendemain. Malgré toute la peine qu'il se donna pour faire comprendre, d'une façon indirecte d'ailleurs, de quoi il s'agissait à ses députés, au nombre de dix-neuf, douze votèrent pour le côté absurde de la question. M. Leuwen leur avait promis d'avance de parler en faveur de la majorité. À la vue de cette absurdité, il eut une faiblesse humaine: il chercha à éclairer cette majorité par des explications qui durèrent une heure et demie. Il fut repoussé avec perte. Le lendemain, intrépidement, et pour son début à la Chambre, il soutint une sottise palpable. Il fut secoué dans tous les journaux, à peu près sans exception, mais la petite troupe lui sut un gré infini.

Nous supprimons les détails infinis et aussi les soinsque lui coûtait son troupeau de fidèles. Par peur qu'on ne séduisît ses Auvergnats, il allait quelquefois avec eux chercher une chambre garnie, ou marchander chez les tailleurs qui vendaient des pantalons tout faits dans les passages. S'il l'eût osé, il les aurait logés, comme il les nourrissait à peu près. Avec des soins de tous les jours qui, par leur extrême nouveauté, l'amusaient, il arriva rapidement à vingt-neuf voix. Alors M. Leuwen prit le parti de n'inviter jamais un député à dîner qui ne fût de ces vingt-neuf; presque chaque jour il en amenait de la Chambre, après la séance, une berline toute pleine. Un journaliste de ses amis feignit de l'attaquer en proclamant l'existence de la Légion du Midi, forte de vingt-neuf membres. La seconde fois que cette légion eut l'occasion de révéler son existence, M. Leuwen la fit délibérer la veille, après dîner, et fidèles à leur instinct, dix-neuf députés votèrent pour le côté absurde de la question. Le lendemain, le député montait à la tribune et le parti absurde l'emporta dans la Chambre à une majorité de huit voix. Nouvelles diatribes dans les journaux contre la Légion du Midi.

Comme M. Leuwen avait des amis aux Finances, il distribua parmi ses fidèles une direction de poste dans un village du Languedoc, et deux distributions de tabac. Trois jours après, il essaya de ne point mettre en délibération, faute de temps, une question à laquelle un ministre attachait un intérêt personnel. Ce ministre arrive à la Chambre en grand uniforme, radieux et sur de son fait; il va serrer la main à ses amis et caresse du regard les bancs de ses fidèles. Le rapporteur paraît et conclut en faveur du ministre. Un juste-milieu furibond succède et appuie le rapporteur. La Chambre s'ennuyait et allait approuver le projet à une forte majorité. Les députés de la Légion ne savaient que penser. Alors M. Leuwen, libre de son opinion, monte à la tribune et, malgré la faiblesse de sa voix, obtient une attention religieuse. Il trouve, dès le début de son discours, trois ou quatre traits fins et méchants. Le premier fit sourire quinze ou vingt députés voisins de la tribune, le second fit rire d'une façon sensible et produisit un murmure de plaisir, le troisième, à la vérité fort méchant, fit rire aux éclats. Le ministre intéressé demanda la parole et parla sans succès. Le comte de Vaize, accoutumé au silence de la Chambre, vint au secours de son collègue. C'était ce que M. Leuwen souhaitait avec passion depuis deux mois; il alla supplier son collègue de lui céder son tour. Comme le comte de Vaize avait répondu assez bien à une des plaisanteries de M. Leuwen, celui-ci demanda la parole pour un fait personnel. Le président la lui refuse, alors la Chambre la lui accorde au lieu d'un autre député qui cède son tour. Ce second discours fut un triomphe pour M. Leuwen. Il se livra à toute sa méchanceté et trouva contre M. de Vaize des traits d'autant plus cruels qu'ils étaient inattaquables dans la forme. Huit ou dix fois, la Chambre entière éclata de rire, trois ou quatre fois elle le couvrit de bravos. Comme sa voix était très faible, on eût entendu, pendant qu'il parlait, voler une mouche dans la salle. C'était un succès pareil à ceux que l'aimable Andrieux obtenait jadis aux séances publiques de l'Académie. M. de Vaize s'agitait sur son banc, et faisait signe tour à tour aux riches banquiers membres de la Chambre et amis de M. Leuwen. Il était furieux et parla de duel à ses collègues.

«—L'odieux serait si grand, si vous arriviez à tuer ce petit vieillard, qu'il retomberait sur le ministère tout entier,» lui dit le ministre de la guerre.

Le succès de M. Leuwen dépassa toutes les espérances. Son discours—si l'on peut appeler ainsi une diatribe méchante, charmante, piquante—était le débordement d'un cœur ulcéré qui s'est contenu pendant deux mois; il marqua la séance la plus agréable que la session eût offerte jusque-là. Personne ne put se faire écouter après qu'il fut descendu de la tribune.

Il n'était que quatre heures et demie; après un moment de conversation, tous les députés s'en allèrent et laissèrent seul, avec le président, un lourd juste-milieu qui essayait de combattre la brillante improvisation de M. Leuwen. Horriblement fatigué, celui-ci alla se mettre au lit. Mais il fut un peu ranimé le soir, vers les neuf heures, quand il eut ouvert sa porte. Les compliments pleuvaient, des députés qui ne lui avaient jamais parlé venaient le féliciter et lui serrer la main.

«—Demain, si vous m'accordez la parole, je traiterai à fond le sujet, leur disait-il.

«—Mais, mon ami, vous voulez vous tuer,» répétait Mme Leuwen, fort inquiète.

La plupart des journalistes vinrent dans la soirée lui demander son discours; il leur montra une carte à jouer, sur laquelle il avait marqué cinq idées à développer. Quand ils virent que le discours avait été réellement improvisé, leur admiration fut sans bornes. Le nom de Mirabeau fut prononcé sans rire. À dix heures, le sténographe du Moniteur vint apporter le discours à corriger.

«—Cela me dispensera de reparler demain,» et il ajouta cinq ou six phrases d'un bon sens profond, dessinant clairement l'opinion qu'il voulait faire prévaloir.

Ce qu'il y avait de plus plaisant, c'était l'enchantement des députés de sa réunion, qui assistèrent à ce triomphe pendant toute la soirée; ils croyaient tous avoir parlé et lui fournissaient les arguments qu'il aurait dû faire valoir. M. Leuwen admirait ces arguments avec sérieux.

«—D'ici à un mois, votre fils sera commis à cheval, dit-il à l'oreille de l'un d'eux; et le vôtre, chef de bureau à la sous-préfecture, disait-il à un autre.»

Le lendemain matin, Lucien faisait une drôle de mine, dans son bureau, à vingt pas de la table où écrivait le comte de Vaize, sans doute furibond. Son Excellence put entendre le bruit que faisaient en entrant les commis qui venaient féliciter Lucien sur le talent de son père. Ce pauvre ministre était hors de lui; quoique les affaires l'exigeassent, il ne put prendre sur lui de voir Lucien. Vers les deux heures, il partit pour le château, et à peine fut-il sorti que la jeune comtesse fit appeler Leuwen.

«—Ah! monsieur, vous voulez donc nous perdre: le ministre est hors de lui et n'a pas fermé l'œil. Vous serez lieutenant, vous aurez la croix, mais donnez-nous le temps.»

La comtesse de Vaize était elle-même fort pâle. Lucien fut charmant pour elle et presque tendre; il la consola et la persuada de son mieux de ce qui était vrai, c'est qu'il n'avait pas eu la moindre idée de l'attaque projetée par son père.

«—Je puis vous jurer, madame, que depuis six semaines, mon père ne m'a pas parlé une seule fois d'affaires sérieuses.

«—M. de Vaize sent bien tous ses torts. Il aurait dû vous récompenser autrement. Mais aujourd'hui, il dit que c'est impossible, après une levée de boucliers aussi atroce.

«—Madame la comtesse, répondit Lucien d'un air très doux, le fils d'un député opposant peut être désagréable à voir; si ma démission pouvait faire plaisir à M. le ministre...

«—Ah! monsieur, ne croyez point cela. Mon mari ne me pardonnerait jamais s'il savait que ma conversation avec vous a été maladroite au point de vous faire prononcer ce mot de démission. C'est plutôt de conciliation qu'il s'agit.»

Et cette jolie femme se mit à pleurer. Lucien fit son possible pour la consoler, mais en séparant avec soin dans ses consolations ce qu'il devait dire à une femme affligée de ce qui devait être répété à l'homme qui l'avait maltraité à son retour de mission.

Après ses succès, M. Leuwen passa huit jours au lit. Un jour de repos eut suffi, mais il connaissait son pays où le charlatanisme à côté du mérite est comme un zéro à la droite d'un chiffre; il décuple sa valeur. Ce fut donc au lit qu'il reçut les félicitations de plus de cent membres de la Chambre. Il refusa huit ou dix députés non dépourvus de talent qui voulaient s'enrôler dans la Légion du Midi.

«—Nous sommes plutôt une réunion d'amis qu'une société de politiciens... Votez avec nous, secondez-nous pendant cette session, et si cette fantaisie, qui nous honore, vous dure encore l'année prochaine, ces messieurs, accoutumés à vous voir partager nos opinions, toutes de conscience, iront eux-mêmes vous engager à venir à nos dîners de bons garçons...

«—Il faut déjà le comble de l'abnégation et de l'adresse pour mener ces vingt-neuf oisons. One serait-ce s'ils étaient quarante ou cinquante, et encore avec quelques gens d'esprit, dont chacun voudrait être mon lieutenant et bientôt évincerait le capitaine.»

Quelques jours après, le télégraphe apporta d'Espagne une nouvelle qui probablement devait faire baisser les fonds. Le ministre hésita beaucoup à donner l'avis ordinaire à son banquier.

«—Ce serait pour lui un nouveau triomphe, pensait M. de Vaize, que de me voir piqué au point de négliger mes affaires. Mais halte-là!»

Il fit appeler Lucien et, sans presque le regarder en face, lui donna l'avis à transmettre à son père. L'affaire se fit comme à l'ordinaire et M. Leuwen en profita pour envoyer à M. de Vaize, le surlendemain du rachat des rentes, le bordereau de cette dernière opération et le restant des bénéfices de trois ou quatre opérations précédentes. De telle sorte qu'à quelques centaines de francs près, la maison Leuwen ne devait rien à M. le comte de Vaize.

Coffe était en grande faveur auprès de M. Leuwen, faveur basée sur cette grande qualité, disait l'illustre député: il n'est pas Gascon. Il l'employait à faire des recherches, et comme M. de Vaize le sut, il raya Coffe sur la liste des gratifications où Lucien l'avait inscrit pour 2.500 fr.

«—Voilà qui est de bien mauvais goût, dit en riant M. Leuwen, et il donna 4.000 francs à l'ami de Lucien.

À sa seconde sortie, M. Leuwen alla voir le ministre des Finances, qu'il connaissait de longue main.

«—Eh bien, parlerez-vous aussi contre moi? lui dit celui-ci gaiement.

«—Certainement, à moins que vous ne répariez la sottise de votre collègue le comte de Vaize.» Et il raconta l'histoire de Coffe.

Le ministre, homme d'esprit, ne fit aucune question sur le protégé du député.

«—On dit que le comte de Vaize a employé M. votre fils dans nos élections, et que ce fut M. votre fils qui fut attaqué à Blois dans une émeute.

«—Il a eu cet honneur-là.

«—Et je n'ai point vu son nom sur la liste de gratifications apportée au conseil?

«—Mon fils avait effacé son nom et porté celui de M. Coffe. Mais ce bon M. Coffe n'est pas heureux avec le comte de Vaize.

«—Ce pauvre de Vaize a du talent, et parle bien à la Chambre, mais il manque tout à fait de tact. Voilà une belle économie qu'il a faite là, aux dépens de M. Coffe.»

Huit jours après cet entretien, Coffe était nommé sous-chef aux Finances, avec six mille d'appointements, et la condition expresse de ne jamais paraître au ministère.

«—Êtes-vous content, dit le ministre à M. Leuwen, dans les couloirs de la Chambre.

«—Oui, de vous!»

Quinze jours après, dans une discussion où le ministre de l'Intérieur venait d'avoir un beau succès; au moment où on allait voter, on disait de toutes parts autour de M. Leuwen: majorité de quatre-vingts voix. Il monta à la tribune et commença par parler de son âge et de sa faible voix: aussitôt régna un profond silence. Il fit un discours de dix minutes, serré, raisonné, après quoi, pendant cinq minutes, il se moqua des raisonnements du comte de Vaize.

La Chambre, si silencieuse pendant la première partie, murmura de plaisir dix ou vingt fois.

«—Aux voix! aux voix! crièrent pour interrompre M. Leuwen trois ou quatre juste-milieux imbéciles.

«—Eh bien, oui, aux voix, messieurs les interrupteurs. Je vous en défie, et pour laisser le temps de voter, je descends de la tribune. Aux voix, messieurs, cria-t-il avec sa petite voix, en passant devant les ministres.

La Chambre tout entière et même les tribunes éclatèrent de rire. En vain, le président prétendait-il qu'il était trop tard pour aller aux voix.

«—Il n'est pas cinq heures, cria M. Leuwen de sa place. D'ailleurs, si vous ne voulez pas nous laisser voter, je remonte à la tribune demain. Aux voix!»

Le président fut forcé de laisser voler, et le ministère l'emporta à la majorité de une voix.

Le soir les ministres se réunirent pour laver la tête à M. de Vaize.

Le ministre des Finances se chargea de l'exécution. Il raconta à ses collègues l'aventure de Coffe, l'émeute de Blois, etc... M. Leuwen et son fils occupèrent toute la soirée de ces graves personnages. On força le comte de Vaize de tout avouer, et l'affaire Kortis, et les élections de Caen, mal dirigées par lui.

Le ministre de la guerre alla le soir même chez le roi et fit signer deux ordonnances: la première nommant Lucien Leuwen, lieutenant d'état-major; la seconde lui accordant la croix pour blessure reçue à Blois dans une mission à lui confiée.

À onze heures, les ordonnances étaient signées; avant minuit, M. Leuwen en avait une expédition avec un mot aimable du ministre des Finances; à une heure du matin, ce ministre avait un mot de M. Leuwen qui demandait huit petites places et remerciait très froidement des grâces incroyables accordées à son fils.

Le lendemain, à la Chambre, le même ministre lui dit:

«—Mon cher ami, il ne faut pas être insatiable.

«—En ce cas, cher ami, il faut être patient! et M. Leuwen se fit inscrire pour avoir la parole le lendemain. Il invita tous ses amis à dîner pour le soir même.

«—Messieurs, dit-il en se mettant à table, voici une petite liste des places que j'ai demandées à M. le ministre des Finances, qui a cru me fermer la bouche en donnant la croix à mon fils. Mais, si avant quatre heures demain, nous n'avons pas cinq au moins de ces emplois qui nous sont dus si justement, nous réunissons nos vingt-neuf boules noires et onze autres qui me sont promises dans la salle, ce qui fait quarante voix; de plus je m'engage à secouer ce bon ministre de l'Intérieur qui, avec M. de Beauséant, s'oppose seul à nos demandes. Qu'en pensez-vous, messieurs?»

Le lendemain, à la Chambre, quelques moments avant que fût voté l'objet à l'ordre du jour, le ministre des Finances prit à part M. Leuwen et lui annonça que cinq des places demandées étaient accordées.

«—La parole de Votre Excellence est de l'or en barre pour moi: mais les cinq députés dont j'ai épousé les intérêts désireraient avoir un avis officiel. Ils seront incrédules jusque-là...

«—Leuwen, cela est trop fort!—et le ministre rougit jusqu'au blanc des yeux. De Vaize a raison...

«—Eh bien alors, la guerre!» et un quart d'heure après il montait à la tribune.

On alla aux voix et le ministère n'eut qu'une majorité de trente-sept voix qui fut jugée fort alarmante. Le soir même, le conseil des ministres, présidé par le roi, discuta longuement sur le compte de M. Leuwen.

Le comte de Beauséant proposa de lui faire peur.

«—C'est un homme d'humeur; son associé, Van Peters, me le disait souvent. Quelquefois il a les vues les plus nettes des choses; en d'autres moments, pour satisfaire un caprice, il sacrifierait sa fortune et lui avec. Si nous l'irritons, il nous fera autant et plus de mal dans une soirée à l'Opéra que dans une séance de la Chambre.

«—On peut l'attaquer dans son fils, dit le comte de Beauséant. C'est un petit sot que l'on vient de faire lieutenant.

«—Ce n'est pas on, monsieur, répondit vertement le ministre de la guerre; c'est moi, qui, par métier, dois me connaître en fait de bravoure; c'est moi qui l'ai nommé lieutenant. Quand il était sous-lieutenant de lanciers, il a pu être peu poli, un soir, chez vous, en cherchant le comte de Vaize pour lui rendre compte de l'affaire Kortis, affaire qu'il a très bien menée. On ajoute même des détails; on a raconté la scène à des gens qui s'en souviennent!—et le vieux général élevait la voix.

«—Il me semble, dit le roi, qu'il y a des moments où il vaudrait mieux discuter raisonnablement..., ne pas tomber dans les personnalités et surtout ne pas élever la voix.

«—Sire, répliqua le ministre des Affaires étrangères, le respect que je dois à Votre Majesté me ferme la bouche, mais partout où je rencontrerai monsieur...

«—Votre Excellence trouvera mon adresse dans l'Almanach royal,» dit le général.

Le lendemain du conseil, on fit faire des ouvertures à M. Leuwen. Il en fut profondément étonné.

«—Comment? Il se trouve quelqu'un qui prend au sérieux mon verbiage parlementaire! J'ai donc de l'influence? Il le faut bien, puisqu'un grand parti, ou, pour parler mieux, une grande fraction de la Chambre me propose un traité d'alliance.»

Néanmoins, cela lui parut si ridicule qu'il n'en parla même pas à sa femme, et jusque-là Mme Leuwen avait eu ses moindres pensées.

Le roi fit appeler M. Leuwen à l'insu de ses ministres. En recevant cette communication de M. de Romel, officier d'ordonnance du roi, le vieux banquier rougit de plaisir. (Il avait déjà vingt ans quand la royauté tomba en 1793.) Toutefois, s'apercevoir de son trouble et le dominer, ne fut que l'affaire d'un instant pour cet homme vieilli dans les salons de Paris. Il fut avec l'officier d'ordonnance d'une froideur qui pouvait passer également pour du respect profond, ou pour un manque complet d'empressement.

«—Je vais jouer le rôle si connu de Samuel Bernard, promené par Louis XIV dans les jardins de Versailles,» se dit M. Leuwen en regardant s'éloigner le cabriolet.

Cette idée suffit pour lui rendre tout le feu de la première jeunesse.

Au château, il fut parfaitement convenable.

Le procureur de basse Normandie, qu'était Louis-Philippe, commença par lui dire:

«—Un homme tel que vous!...»

Mais trouvant ce plébéien malin, et voyant qu'il perdait son temps inutilement; ne voulant pas, d'un autre côté, lui donner par la longueur de l'entrevue, une idée exagérée du service qu'il était obligé de lui demander, en moins d'un quart d'heure il revint à la bonhomie.

En observant cechangement de ton chez un homme si adroit, M. Leuwen fut content de lui, et ce premier succès lui rendit la continuée. On lui disait de l'air le plus paternel, et comme si dans ce qu'on lui disait de marqué on y était obligé par les circonstances:

«—J'ai voulu vous voir, mon cher monsieur, à l'insu de mes ministres. Demain aura lieu, selon toute apparence, le scrutin définitif sur la loi des dotations. Je vous avouerai, monsieur, que je prends à cette loi un intérêt tout personnel. Je suis bien sur qu'elle passera par assis et levé; n'est-ce point votre avis?

«—Oui, sire.

«—Mais au scrutin j'aurai un bel et bon rejet par sept ou huit boules noires. N'est-ce pas?

«—Oui, sire.

«—Eh bien, rendez-moi ce service: parlez contre, si vous le trouvez nécessaire à votre position, mais donnez-moi vos trente-cinq voix. C'est un service personnel que j'ai tenu à vous demander moi-même.

«—Sire, je n'ai que vingt-sept voix en ce moment, en comptant la mienne.

«—Ces pauvres ministres se sont effrayés ou plutôt piqués, parce que vous aviez donné une liste de huit petites places subalternes; je n'ai pas besoin de vous dire que j'approuve d'avance cette liste. Je vous engage même à y ajouter quelque chose pour vous, ou pour le lieutenant Leuwen.

«—Sire, répondit M. Leuwen, je demande à Votre Majesté de ne rien signer, ni pour nous, ni pour mes amis, et je lui fais hommage de mes voix pour demain.

«—Parbleu, vous êtes un brave homme!» dit le roi, jouant, et pas trop mal, la franchise à la Henri IV. Il fallait beaucoup de perspicacité pour n'y être pas pris.

Sa Majesté parla encore un bon quart d'heure dans ce sens.

«—Sire, il est impossible que M. de Beauséant, ministre des Affaires étrangères, pardonne jamais à mon fils. Ce ministre a peut-être manqué un peu de fermeté personnelle envers ce jeune homme plein de feu, que Votre Majesté appelle le lieutenant Leuwen. Je demande à Votre Majesté de ne jamais croire un mot des rapports que M. de Beauséant fera faire sur mon fils par sa police, ou même par celle du bon M. de Vaize, mon ami.

«—Que vous servez avec tant de probité!» dit le roi, l'œil brillant de finesse.

Cette obéissance, si prompte et si entière, eut l'air d'étonner un peu ce grand personnage. Il vit que M. Leuwen n'avait aucune grâce à lui demander, et comme il n'était pas accoutumé à donner ou à recevoir rien pour rien, il avait calculé que les vingt-sept voix lui coûteraient dans les 27.000 francs.

«—Sire, continua le banquier, je me suis fait une position dans le monde en ne refusant rien à mes amis, et en ne me refusant rien contre mes ennemis. C'est une vieille habitude, et je supplie Votre Majesté de ne pas me demander de changer de caractère envers les ministres. Ils ont pris des airs de hauteur avec moi, et jusqu'à ce bon M. Bardoux, des Finances, qui m'a dit gravement, à propos des petites places en question:

«—Vous abusez, monsieur!

«—Je présente respectueusement à Votre Majesté ces vingt-sept voix dont je dispose, mais je la supplie de me laisser me moquer de ses ministres.»

C'est ce dont M. Leuwen s'acquitta le lendemain à la Chambre, avec une verve et une gaieté admirables. La loi, à laquelle le roi prétendait tenir, passa à une majorité de treize voix, dont six appartenaient aux ministres. Lorsqu'on proclama le résultat, M. Leuwen placé au second banc de la gauche, à trois pas du banc ministériel, dit tout haut:

«—Ce ministère s'en va; bon voyage!»

Le mot fut à l'instant répété par tous les députés voisins du banquier.

Trois jours après le vote de la loi, M. Bardoux, le ministre des Finances, s'approcha de M. Leuwen et lui dit à mi-voix:

«—Les places sont accordées.

«—Fort bien, mon cher Bardoux, mais vous vous devez à vous-même de ne point contresigner ces grâces. Laissez cela à votre successeur. J'attendrai.»

Ordinairement la Légion du Midi dînait au grand complet chez M. Leuwen le lundi. Ce jour avait été choisi pour mieux pouvoir convenir de la campagne parlementaire à mener pendant la semaine.

«—Lequel de vous, messieurs, leur dit M. Leuwen, aurait pour agréable de dîner au Château?»

À ces mots, les bons députés le virent l'égal d'un dieu.

On convint que M. Chapeau, l'un d'entre eux, aurait le premier cet honneur, et que plus tard, avant la fin de la session, on solliciterait le même honneur pour M. Cambray.

«—J'ajouterai à ces deux noms ceux de MM. Lamorte et Debrée, qui ont voulu nous quitter.»

Ces messieurs bredouillèrent et firent des excuses.

M. Leuwen alla solliciter l'aide de camp de service de Sa Majesté, et moins de quinze jours après, les quatre députés les plus obscurs de la Chambre furent engagés à dîner chez le roi. M. Cambray fut tellement comblé par cette faveur qu'il tomba malade et ne put en profiter. Le lendemain de ce dîner, M. Leuwen pensa qu'il devait profiler de la faiblesse de ces gens, auxquels l'esprit seul manquait pour être méchants.

«—Messieurs, leur dit-il, si Sa Majesté m'accordait une croix, lequel parmi vous devra-t-il être l'heureux chevalier?»

Les députés demandèrent huit jours pour se concerter, mais ils ne purent tomber d'accord. La semaine suivante, on alla au scrutin, et M. Lamorte fut désigné pour la croix.

Depuis longtemps, M. Leuwen avait osé avouer à Mme Leuwen ses projets d'ambition.

«—Je commence à songer sérieusement à tout ceci. Le succès est venu me chercher, moi qui, à la Chambre, parle connue dans un salon. Et le plaisant c'est que, si ce ministère qui ne bat plus que d'une aile, vient à tomber, je ne saurai plus que dire. Car enfin je n'ai d'opinion sur rien et ce n'est certainement pas à mon âge que j'irai travailler à m'en former une.

«—La Gazette vous appelle le Maurepas de cette époque. Je voudrais bien avoir sur vous l'influence que Mme de Maurepas avait sur son mari, pour vous empêcher d'être ministre. Vous en mourrez, avec votre tempérament...

«—Il y aurait un autre inconvénient plus grand. Je me ruinerais. La perte de ce pauvre Van Peters se fait vivement sentir. Nous avons été fixés dernièrement par deux banqueroutes d'Amsterdam, causées uniquement par sa mort. Je ne suis pas allé en Hollande, où la chose se serait arrangée, à cause de cette maudite Chambre. Et ce maudit Lucien, que voilà, est la cause première de mes embarras. D'abord il m'a enlevé la moitié de votre cœur, ensuite il devrait connaître le prix de l'argent et être à la tête de ma maison de banque. A-t-on jamais vu un homme né riche, qui ne songe pas à doubler sa fortune? Il mériterait d'être pauvre. Sans la sottise du comte de Vaize à son égard, jamais je n'aurais songé à me faire une position à la Chambre. Maintenant j'ai pris goût à ce jeu, et je vais avoir une bien autre part à la chute de ce ministère—s'il tombe toutefois—que je n'en ai eu à sa formation. Aussi bien, une objection terrible se présente. Que puis-je demander? Si je ne prends rien de substantiel, au bout de deux mois, le ministère que j'aurai aidé à naître se moquera de moi et je me trouverai dans une fausse position.

Receveur général? Cela ne signifie rien pour moi, et c'est un avantage trop subalterne pour ma position actuelle à la Chambre. Faire nommer Lucien préfet, malgré lui, c'est ménager à celui de mes amis qui sera ministre le moyen de me jeter de la boue en le destituant. Et c'est ce qui arriverait au bout de trois mois.

«—Mais ne serait-ce pas un beau rôle que de faire le bien et de ne rien prendre? dit Mme Leuwen.

«—C'est ce que notre public ne croira jamais. M. de la Fayette a joué ce rôle-là pendant quarante ans et a toujours été sur le point d'être ridicule. Le public est trop gangrené pour comprendre ces choses-là. Pour les trois quarts des gens de Paris, M. de la Fayette eût été un homme admirable s'il avait volé quatre millions. Si je refusais le ministère et montais ma maison de manière à dépenser cent mille écus par an, tout en achetant des terres—ce qui montrerait que je ne me ruine pas—on ajouterait foi à mon génie et je garderais la supériorité sur tous ces fripons qui vont se disputer les ministères. Et si tu ne me résous pas cette question: Que puis-je demander? fit-il en riant et en s'adressant à son fils, je te regarde comme un être sans imagination, el n'ai d'autre parti à prendre que de jouer la petite santé et d'aller passer trois mois en Italie, pour laisser faire le ministère sans moi. Au retour je me trouverai effacé, mais ne serai pas ridicule. Maintenant, ma chère amie, ajouta-t-il en prenant les mains de sa femme, j'ai une grande corvée à vous demander: il s'agirait de donner deux bals.

«Deux grands bals! Si le premier n'est pas brillant, nous nous dispenserons du second; mais je crois bien que nous aurons toute la France, comme on disait dans ma jeunesse.»

Effectivement, les deux bals eurent lieu avec un immense succès et furent pleinement favorisés par la mode.

Le maréchal, ministre de la guerre, arriva des premiers. La Chambre des députés afflua en masse. L'événement de la soirée fut le long entretien particulier du ministre de la guerre et de M. Leuwen. Et ce qu'il y avait de singulier, c'est que, pendant cet aparté qui fit ouvrir de grands yeux aux cent quatre-vingts députés présents, le maréchal avait réellement parlé d'affaires au banquier.

«—Je suis bien embarrassé, avait-il dit. En fait de choses raisonnables, que trouveriez-vous à faire pour M. votre fils? Le voulez-vous préfet? Rien de si simple. Le voudriez-vous secrétaire d'ambassade? Mais il y a là une hiérarchie gênante! Je le nommerai second et dans trois mois premier.

«—Dans trois mois?» demanda M. Leuwen avec un air naturellement dubitatif et bien loin d'être exagéré.»

Le maréchal, dans toute autre circonstance, eût pris ces mots pour une violence. Il répondit avec une grande bonne foi:

«—Voilà une difficulté! Donnez-moi le moyen de la lever.»

M. Leuwen, ne trouvant rien à répondre ou ne voulant pas répondre, se jeta sur la reconnaissance, sur l'amitié, sur la sympathie que lui inspirait cette démarche.

Et ces deux plus grands trompeurs de Paris étaient sincères. Telle fut aussi la réflexion de Mme Leuwen, lorsque son mari lui rapporta l'entretien.

Au second bal, tous les ministres furent obligés de paraître. La pauvre petite Mme de Vaize pleurait presque, en disant à Lucien:

«—Aux bals de la saison prochaine, c'est vous qui serez ministres, et c'est moi qui viendrai chez vous.

«—Je ne vous serai pas plus dévoué alors qu'aujourd'hui; cela est impossible. Mais qui serait ministre dans cette maison? Ce n'est pas moi, et ce serait encore moins mon père.

«—Vous n'en clés que plus méchants. Vous nous renversez et ne savez qui mettre à la place. Et tout cela parce que M. de Vaize ne vous a pas assez fait la cour lorsque vous êtes revenu de cette mission...

«—Je suis désolé de votre chagrin. Que ne puis-je vous consoler en vous donnant mon cœur... Mais vous savez bien qu'il est vôtre depuis longtemps.»

Tout cela fut dit avec assez de sérieux pour ne pas avoir l'air d'une impertinence.

Mme de Vaize ne répondit pas, mais son regard parla pour elle.

«—Si j'étais parfaitement sûre qu'il m'aime, pensait-elle, le bonheur d'être à lui serait peut-être la seule consolation possible au malheur de perdre le ministère.»

À l'empressement que de tous côtés on marquait à M. Leuwen, le monde voyait de plus en plus que le nouveau et déjà célèbre député allait représenter la Bourse et les intérêts d'argent dans la crise ministérielle. Et cependant l'ennui de M. Leuwen était grand. Tandis qu'on enviait sa situation, il voyait, lui, l'impossibilité de la faire durer.

«—Je retarde tout, disait-il à sa femme et à son fils, et au milieu de ces retards, il ne me vient pas une idée. Qui est-ce qui me fera la charité d'une idée?

«—Vous ne pouvez pas prendre votre glace et vous avez peur qu'elle ne se fonde, répliquait Mme Leuwen. Cruelle situation pour un gourmand!

«—Et je meurs de peur de regretter ma glace quand elle sera fondue!»

Toute l'attention de M. Leuwen était appliquée maintenant a retarder la chute du ministère. Ce fut dans ce sens qu'il dirigea ses trois ou quatre conversations avec un grand personnage. Il ne pouvait pas être ministre, il ne savait qui porter au ministère, et si un ministère se faisait sans lui, sa position était perdue. Il y avait bien M. Grandet, qui, depuis deux mois, le harcelait de ses demandes, et mettait en œuvre l'influence d'amis communs.

«—Mais il va arriver à la pairie; que lui faut-il encore?

«—Il veut être ministre.

«—Ministre, lui, grand Dieu! Mais ses chefs de division comme ses huissiers se moqueront de lui.

«—Il a cette importance épaisse et sotte qui plaît tant à la Chambre des députés, et puis le degré juste de grossièreté, et d'esprit cauteleux à la Villèle, pour être de plain-pied et à deux de jeu avec l'immense majorité du Parlement.

«—Dès que, dans une affaire quelconque, un homme ne se rendra pas à un bénéfice d'argent, à une place pour sa famille, ou à quelques croix, il criera à l'hypocrisie. Il dit n'avoir jamais vu que trois dupes en France, MM. de la Fayette, Dupont de l'Eure et Dupont de Nemours, qui entendait le langage des oiseaux. S'il avait encore quelque esprit, quelque instruction, quelque vivacité..., il pourrait faire illusion. Mais le moins clairvoyant aperçoit tout de suite le marchand de gingembre enrichi qui veut devenir duc. Le comte de Vaize est un Voltaire pour l'esprit et un J.-J. Rousseau pour le sentiment romanesque à côté de M. Grandet.»

Depuis le grand succès que son second discours à la Chambre avait valu à M. Leuwen, Lucien remarqua qu'il était un tout autre personnage dans le salon de Mme Grandet. Il y était accueilli avec de grandes démonstrations et il ne tenait qu'à lui de pousser plus loin les choses. Pendant ce temps, sa position de secrétaire d'un ministre turlupiné par son père, était devenue fort délicate. Comme par un accord tacite, ils ne se parlaient presque plus que pour se dire des choses polies. Un garçon de bureau portait les papiers d'un cabinet à l'autre. Pour lui marquer sa confiance, le ministre l'accablait des grandes affaires du ministère.

«—Croit-il arriver à me faire crier grâce?»

Et il travailla autant que trois chefs de bureau. Il arrivait le matin à sept heures, et, bien des fois, pendant le dîner, il faisait faire des copies dans le comptoir de son père, et retournait le soir au ministère pour les placer sur le bureau de Son Excellence. Mme de Vaize le faisait appeler trois ou quatre fois par semaine et lui volait un temps précieux pour ses paperasses. Mme Grandet trouvait aussi des prétextes fréquents pour le voir dans la journée. Par amitié et par reconnaissance pour son père, Lucien cherchait à profiter de ces occasions pour se donner les apparences d'un amour vrai. Bien plus, pour plaire à Mme Grandet, il était devenu d'une recherche extrême dans sa toilette; il marquait parmi les jeunes gens de Paris qui mettent le plus de soin à s'habiller.

Tout cet ensemble de choses durait depuis environ six semaines, quand, un beau jour Mme Grandet écrivit à M. Leuwen pour lui demander une heure de conversation, le lendemain à dix heures, chez Mme de Thémines. Au début de l'entretien, elle commença par des protestations infinies. M. Leuwen restait grave et impassible. Il comptait les minutes à la pendule de la cheminée. Enfin, ouvertement, Mme Grandet lui demanda un ministère pour son mari.

«—Le roi aime beaucoup M. Grandet, ajouta-t-elle, et serait fort content de le voir arriver aux grandes affaires. Nous avons, de cette bienveillance du Château, des preuves que je vous détaillerai si vous le souhaitez et m'en accordez le loisir.»

À ces mots, M. Leuwen prit un air extrêmement froid; la scène commençait à l'amuser. Mme Grandet, alarmée et presque décontenancée, malgré la ténacité de son esprit, qui ne s'effarouchait pas pour peu de chose, se mit à parler de l'amitié réciproque des deux familles.

À ces phrases affectueuses qui demandaient un signe d'assentiment, M. Leuwen resta silencieux. La chose en vint à ce point de gravité, que Mme Grandet prit le parti de demander ce qu'il pouvait y avoir contre elle. M. Leuwen, qui depuis trois quarts d'heure gardait le silence, avait toutes les peines du monde en ce moment à ne pas éclater de rire.

«—Si je ris, pensait-il, elle s'apercevra que je me moque d'elle, et je manque l'occasion d'avoir le vrai tirant d'eau de cette vertu si célèbre.»

Il commença par demander des pardons infinis sur la communication qu'il allait faire, et puis il prononça ces mots d'une voix basse et profondément émue:

«—Je vous avoue, madame, que je ne puis vous aimer, car vous serez cause que mon fils mourra de la poitrine!»

Et il se sentit saisi par une telle envie de rire, qu'il s'enfuit. Mme Grandet, après avoir mis le verrou à la porte, resta près d'une heure immobile sur son fauteuil. Pensive, elle tenait les yeux ouverts comme la Phèdre de M. Guérin au Luxembourg. Jamais ambitieuse, tourmentée par dix ans d'attente, n'a désiré le ministère comme elle le souhaitait à cette heure.

«—Quel rôle à jouer que celui d'une Mme Roland, au milieu d'une société qui se décompose. Et dans les salons, arriver à une belle position, en inspirant une passion grande et malheureuse, dont l'homme le plus distingué du faubourg Saint-Germain serait la victime. Le nom de Grandet est encore inconnu, mais une fois qu'il aura passé par le ministère, il sera célèbre à jamais. Des millions de Français ne connaissent des gens qui forment la première classe de la société, que les noms qui ont figuré dans les ministères...»

Elle divagua longtemps de la sorte.

Lucien, qui n'était pas dans la confidence de la démarche faite par son père, remarqua bien, en revenant, voir Mme Grandet, quelque chose de moins guindé et de plus naturel dans sa manière d'être. Il eût été bien plus surpris en apprenant que celle-ci, après une nuit agitée et remplie de visions de grandeur, s'était réveillée eu pensant à lui, et trouvant que décidément il lui plaisait chaque jour davantage. C'était par lui que toutes les grandeurs rêvées, que toute cette nouvelle vie devaient lui arriver.

Aussi le soir, en le voyant entrer dans son salon, rougit-elle de plaisir.

«—Quel air noble! Quelles manières parfaites! Combien peu d'empressement! Et quelle différence des autres jeunes gens qui, devant moi, ont l'air de dévots à l'église...»

Pendant que Lucien s'étonnait de la physionomie singulière de l'accueil qui lui était fait ce soir-là, sa mère avait une grande conversation avec M. Leuwen.

«—Eh, mon ami, lui disait-elle, l'ambition vous a tourné la tête! Et une si bonne tête, grand Dieu! Votre position va en souffrir!»

Notre lecteur s'étonnera peut-être de ce qu'une femme qui, à quarante-cinq ans, était encore la meilleure amie de son mari, fût sincère avec lui. C'est qu'avec un homme d'un esprit, aussi singulier et un peu fou, comme M. Leuwen, il eût été excessivement dangereux de n'être point parfaitement sincère. Au milieu d'un monde si menteur, et dans les relations intimes, plus menteuses peut-être que celles de société, ce parfum de franchise avait un charme auquel le temps n'ôtait rien de sa fraîcheur.

Jamais M. Leuwen n'avait été si près de mentir qu'à ce moment. Comme son succès à la Chambre ne lui avait coûté aucun travail, il ne pouvait croire à sa durée, ni presque à sa réalité.

Là était l'illusion, là était le coin de folie, là était la preuve du plaisir extrême produit par cette célébrité imprévue et la position incroyable qu'il s'était créées en trois mois. Si, dans cette affaire, il eût apporté le sang-froid qui ne le quittait jamais au milieu des plus grands intérêts d'argent, il se serait dit:

«—Ceci est un nouvel emploi d'une force que je possède déjà depuis longtemps. C'est une machine à vapeur puissante que je ne m'étais pas encore avisé de faire fonctionner dans ce sens.»

Les flots de sensations nouvelles produites par un succès si étonnant, faisaient un peu perdre terre au bon sens de M. Leuwen, et c'est ce qu'il avait honte d'avouer même à sa femme. Après des discours infinis:

«—Eh bien, oui, dit-il, je ne veux plus nier la dette. J'ai eu un succès d'ambition, et c'est ce qu'il y a de plus plaisant, je ne sais pas quoi désirer.

«La fortune frappe à votre porte; il faut prendre un parti tout de suite. Si vous ne lui ouvrez pas, elle ira frapper ailleurs.

«Les miracles du Tout-Puissant éclatent surtout quand ils opèrent sur une matière vile et inerte. Je fais Grandet ministre ou du moins je l'essaie...

—M. Grandet ministre! dit Mme Leuwen en souriant. Mais vous êtes injuste envers Anselme! Pourquoi, je vous prie, ne pas songer à lui.»

(Le lecteur aura peut-être oublié qu'Anselme était le vieux et fidèle valet de chambre de M. Leuwen.)

«—Toi qu'il est, répondit M. Leuwen avec ce sérieux plaisant qui le rendait si attrayant, Anselme vaut mieux pour les affaires que M. Grandet. Après qu'on lui aura accordé un mois pour se guérir de son étonnement, il décidera cent fois plus intelligemment dans les grandes questions, où il faut un vrai bon sens, que ce M. Grandet. Mais Anselme n'a pas une femme qui soit sur le point de servir de manteau à Lucien. En portant Anselme au ministère de l'Intérieur, tout le monde ne verrait pas que c'est Lucien que je fais ministre en sa personne.

«—Ah! que m'apprenez-vous! s'écria Mme Leuwen, avec un accent de véritable douleur. Lucien va être la victime de cet esprit sans repos, de cette femme qui court après le bonheur comme une âme en peine, et ne l'atteint jamais.

«—C'est la plus jolie femme de Paris, ou du moins la plus brillante. Elle ne pourra pus avoir un amant sans que tout le monde le sache, et pour peu que cet amant ait déjà un nom un peu connu, cette liaison le mettra au premier rang. Je le placerai auprès de Grandet, ministre, comme secrétaire général. Si l'on me refuse ce titre à cause de son âge, la place restera vacante, et sous le nom de secrétaire intime il en remplira les fonctions. Il se cassera le cou dans un an, ou il se fera une réputation. Quant à moi, je tire mon épingle du jeu. On verra que j'ai fait Grandet ministre uniquement parce que mon fils n'était pas encore en âge de l'être. Si je n'y réussis pas, je n'aurai point de reproches à me faire: la fortune ne frappait donc pas à ma porte. Si j'emporte le Grandet, me voilà hors d'embarras pour six mois.

«—M. Grandet pourra-t-il se maintenir?

«—Il y a des raisons pour, il y en a contre. Il aura les sots pour lui, et un train de maison à dépenser pour cent mille francs par an en sus de ses appointements. Il ne lui manquera que de l'esprit dans les discussions, et du bon sens dans les affaires.

«—Excusez du peu, fit Mme Leuwen en souriant.

«—Au demeurant, le meilleur fils du monde. À la Chambre, il parlera comme vous savez. Il lira comme un laquais les excellents discours que je commanderai aux meilleurs faiseurs, à cent louis par discours réussi. Je parlerai aussi: aurais-je du succès pour la défense comme j'en ai eu pour l'attaque? C'est ce qui sera curieux de voir. Celle incertitude m'amuse. Mon fils et le petit Coffe me feront les carcasses de mes discours.»

À quelques jours de là, M. Leuwen alla voir Mme Grandet et lui tint ce discours:

«—Permettez-moi, madame, un langage tout de sincérité, exempt de tout vain déguisement... comme si déjà vous faisiez partie de la famille...»

Ici M. Leuwen retint à grand'peine un coup d'œil malin.

«—Ai-je besoin de vous demander une discrétion absolue? M. le comte de Vaize est aux écoutes. Un seul mot, recueilli par un de ses espions, pourrait déranger ou gâter à tout jamais nos petites affaires.

«M. Grandet est, ainsi que moi, à la tête de la Banque, et depuis juillet, la Banque est à la tête de l'État. La bourgeoisie a remplacé le faubourg Saint-Germain et la Banque est la noblesse de la classe bourgeoise. M. Laffitte, en se figurant que tous les hommes étaient des anges, nous a fait perdre le ministère; les circonstances actuelles appellent la haute banque à ressaisir l'empire et à reprendre le ministère, par elle-même ou par ses amis. On accusait les banquiers d'être bêtes: l'indulgence de la Chambre a bien voulu me mettre à même de prouver le contraire. Nous savons affubler nos adversaires politiques de mots difficiles à faire oublier. Je sais mieux que personne que ces mots ne sont pas des raisons, mais la Chambre n'aime pas les raisons.

«—C'est ce que dit M. Grandet.

«—Il a des idées assez justes, mais, puisque vous me permettez le langage de l'amitié la plus intime, je vous avouerai que sans vous, madame, je n'eusse jamais songé à M. Grandet. Je vais vous parler brutalement: vous croyez-vous assez de crédit sur lui pour le diriger dans toutes les actions capitales de son ministère? Il lui faut toute votre habileté pour ménager le maréchal, ministre de la guerre. Le roi tient à l'armée et le maréchal seul peut l'administrer et la contenir. Or, il aime l'argent, il veut beaucoup d'argent, et c'est au ministre des Finances à fournir cet argent. L'argent est non seulement le nerf de la guerre, mais encore de cette espèce de paix armée dont nous jouissons depuis juillet. Outre l'armée, indispensable contre les ouvriers, il faut donner des places à tout l'état-major de la bourgeoisie. Il y a là six mille bavards qui feront de l'éloquence contre vous, si vous ne leur fermez pas la bouche avec une place de 5.000 ou 6.000 francs. Mais je ne puis néanmoins vous donner ce ministère comme je vous donnerais ce bouquet de violettes. Le roi lui-même, dans nos habitudes actuelles, ne peut vous faire un tel don. Un ministre, au fond, ne doit être élu que par cinq ou six personnes, dont chacune a plutôt le veto sur le choix des autres, que le droit absolu de faire triompher son candidat. N'oubliez pas, madame, qu'il faut plaire tout à fait au roi, plaire à peu près à la Chambre, et enfin ne pas trop choquer cette pauvre Chambre des pairs. Avant d'estimer mon degré de dévouement à vos intérêts, cherchez à vous faire une idée nette de cette portion d'influence que, pour deux ou trois fois vingt-quatre heures, le hasard a mise dans mes mains.

«—Je crois en vous, et beaucoup, et admettre avec vous une discussion sur un pareil sujet n'en est pas une faible preuve. Mais entre la confiance en votre génie et en votre fortune, et les sacrifices que vous semblez exiger, il y a loin.

«—Je serais au désespoir de blesser le moins du monde cette charmante délicatesse de votre sexe. Mais Mme de Chevreuse, la duchesse de Longueville, toutes les femmes qui ont laissé un nom dans l'histoire, et, ce qui est plus réel, qui ont établi la fortune de leur maison, ont eu quelquefois des entretiens avec leur médecin. Eh bien, je suis, moi, le médecin de l'âme, le donneur d'avis à la noble ambition qui vous tourmente à cette heure.»

M. Leuwen se leva.

«—Ma chère belle, les moments sont précieux. Vous voulez me traiter comme un de vos adorateurs et chercher à me faire perdre la tête; je vous certifie que je n'ai plus de tête à perdre et je vais chercher fortune ailleurs.

«—Vous êtes un cruel homme. Eh bien! parlez.

«—Voici, et en très peu de mots. J'aiderai M. Grandet à devenir ministre de l'Intérieur, à condition que mon fils Lucien soit son secrétaire général. Voyez, réfléchissez! Si vous ne voulez pas de mon idée, je m'arrangerai autrement.»

Quelques moments après le départ de M. Leuwen, Mme Grandet rapportait à son mari l'entretien qu'elle venait d'avoir.

«—Vous sentez-vous le courage de prendre le fils de M. Leuwen pour votre secrétaire général?

«—Comment? Un lieutenant de lanciers, secrétaire général? Mais c'est un rêve! Cela ne s'est jamais vu! Où est la gravité?

«—Hélas, nulle part! Il n'y a plus de gravité dans nos mœurs! C'est déplorable.

M. Leuwen m'a posé cet ultimatum.

«—Prendre pour secrétaire général un petit sournois qui s'avise aussi d'avoir des idées, qui jouera auprès de moi le rôle que M. de Renneville jouait auprès de M. de Villèle. Je ne me soucie point d'un ennemi intime.»

Mme Grandet eut à supporter pendant vingt minutes les phrases oiseuses d'un sot qui cherchait à placer du Montesquieu et qui avait l'intelligence bouchée par cent mille livres de rente. Enfin, M. Grandet, comprenant qu'il ne pouvait avoir quelque chance d'arriver au ministère que par l'entremise de M. Leuwen, consentit à laisser la place de secrétaire général à la disposition de celui-ci.

«—Tous ces tripotages ne me conviennent guère, ajouta-t-il gravement. Dans une administration loyale, chacun doit occuper les places que lui valent ses mérites.»

Par l'entremise de Lucien, il fut présenté dès le lendemain au vieux maréchal, lequel, rempli de bon sens et de vigueur quand il ne se laissait pas engourdir par la paresse ou par l'humeur, avait fait à ce futur collègue quatre ou cinq questions brusques, auxquelles M. Grandet, peu accoutumé à s'entendre parler aussi nettement, répondit par des phrases. Sur quoi le maréchal, qui détestait les phrases, d'abord parce qu'elles sont détestables et ensuite parce qu'il ne savait pas en faire, lui avait tourné le dos. M. Grandet était rentré chez lui pale et désespéré. Sa femme l'avait accablé de flatteries, l'avait consolé de son mieux, mais pris sur-le-champ la ferme opinion que M. Leuwen l'avait trahie. Lorsque celui-ci lui raconta ce qui s'était passé chez le maréchal, les platitudes, les fausses grâces, le vide de M. Grandet—mais en adoucissant toutefois la vérité, Mme Grandet lui fit entendre avec un froid dédain qu'elle était convaincue qu'il la trahissait.

M. Leuwen se conduisit comme un jeune homme; il fut au désespoir de cette accusation, et pendant trois jours son unique affaire fut de prouver à M. Grandet son injustice. Ce qui compliquait la question, c'est que le roi, qui, depuis cinq ou six mois devenait chaque jour plus ennemi des décisions promptes, avait envoyé quelqu'un de sa famille chez le ministre des Finances, afin de moyenner un arrangement avec le vieux maréchal, sauf, si le raccommodement ne lui convenait plus, à lui, le roi, de désavouer la démarche. L'entente se fit, car le maréchal tenait beaucoup à ce qu'une certaine fourniture de chevaux lui entièrement soldée avant sa sortie du ministère. M. Salomon G..., le chef de celle entreprise, avait sagement stipulé que les cent mille francs promis au maréchal et les bénéfices auxquels il avait droit, ne lui seraient payés qu'avec les fonds provenant de l'ordonnance de solde, signée par M. le ministre des Finances. Le roi connaissait bien cette spéculation sur les chevaux, mais il ignorait ce détail.

Dans l'ennui que lui causait l'attitude de Mme Grandet, à son égard et le manque de confiance qu'elle lui témoignait, M. Leuwen se décida à en faire part à son fils. Après le dîner de famille, il partit de bonne heure pour l'Opéra, emmena Lucien, tira, avec le plus grand soin, les verrous de la loge, et ces précautions prises, il raconta, par le détail et dans le style le plus simple, le marché fait avec Mme Grandet.

La vanité de Lucien lut consternée; il se sentit froid dans la poitrine. M. Leuwen venait de commettre là une lourde gaucherie. Par excès de déférence, il sut ne pas se laisser deviner par l'œil lin et scrutateur de son père attaché sur lui; il déroba à ce moqueur impitoyable son cruel désappointement.

«—Au fond, se dit-il, mon père est comme tous les pères, mais il l'est avec infiniment plus d'esprit et de cœur, ce que je n'avais pas su deviner jusqu'ici. Il veut me rendre heureux, mais à sa façon, non à la mienne. Et c'est pour tout cela que je m'hébète depuis huit mois par le travail du bureau le plus excessif, et le plus stupide. Les autres victimes du fauteuil de maroquin sont au moins ambitieux... Tandis que moi! La boue de Blois même n'a pu me réveiller! Qui te réveillera donc, infâme? Coffe a raison; je suis plus grandement dupe qu'aucun de ces cœurs vulgaires qui se sont vendus au gouvernement. Hier encore, en causant de Desbacs, Coffe ne m'a-t-il pas dit avec sa froideur inexorable: «Ce qui fait que je ne les méprise pas trop, c'est qu'au moins ils n'ont pas de quoi dîner.»

Un avancement merveilleux pour mon âge, mes talents, la position de mon père dans le monde, m'ont-ils jamais procuré d'autre sentiment que cet étonnement sans plaisir: N'est-ce que ça? Il est temps de se réveiller! Qu'ai-je besoin de fortune? Un dîner de cinq francs et un cheval ne me suffisent-ils pas et au delà? Tout le reste est bien plus souvent corvée que plaisir. À présent surtout que je pourrai dire: «Je ne méprise pas ce que je ne connais point» comme un sot philosophe à la Jean-Jacques. Succès du monde, sourires et serrements de main de députés, de campagnards ou de sous-préfets en congé, bienveillance grossière dans tous les regards d'un salon... je vous ai goûtés! Je vais vous retrouver dans un quart d'heure au foyer de l'Opéra. Et si je partais immédiatement pour aller entrevoir le seul pays au monde où soit pour moi le peut-être du bonheur?... En dix-huit heures, je puis être dans la rue de la Pompe!»

Cette idée s'empara de son attention pendant une heure entière. Depuis quelque temps notre héros était devenu beaucoup plus hardi; il avait vu de près les motifs qui font agir les hommes chargés des grandes places. Cette sotte timidité première qui, pour l'œil clairvoyant, annonçait une âme sincère, n'avait pu tenir contre l'expérience. S'il eût usé sa vie dans le comptoir de son père, il eût été toute sa vie un homme de mérite, connu seulement d'une personne ou deux. Il osait maintenant croire à son premier mouvement, et y tenir jusqu'à ce qu'on lui eût prouvé qu'il avait tort. Et il devait à l'ironie de son père l'impossibilité de se payer de mauvaises raisons.—«Au fond, se disait-il, je n'ai à ménager dans tout ceci que le cœur de ma mère et la vanité de mon père. Celui-ci bâtit pour sou fils des châteaux en Espagne, et le fils se trouve être trop paysan du Danube pour ce qu'il en veut faire: un homme adroit plongeant ferme dans le budget!»

Avec ces idées, établies dans son esprit comme des idées incontestables et nouvelles, Lucien se mit un peu à regarder dans la salle. La musique plate jouée ce soir-là et les pua charmants de Mlle Fany Essler lui causèrent un enchantement qui l'étonna. Il se disait vaguement qu'il ne jouirait pas longtemps de toutes ces choses, et pendant que la musique donnait des ailes à son imagination, sa raison parcourait les différentes chances de la vie.

«—Si par l'agriculture on ne se trouvait pas en rapport avec des paysans fripons, avec un roi qui les ameute contre vous, avec un préfet qui fait voler votre journal à la poste, ce serait une manière de travailler qui me conviendrait beaucoup. Vivre dans une terre avec Mme de Chasteller, et faire produire à cette terre les douze ou quinze mille francs nécessaires à notre petit bien-être!.... Ah! l'Amérique... Là point de préfets...»

Toutes ses anciennes idées sur l'Amérique et sur M. de la Fayette lui revinrent en mémoire. Quand il rencontrait le dimanche M. de la Fayette chez le vénérable comte de Fr...., il se figurait qu'avec son bon sens, sa probité, sa haute philosophie, les gens d'Amérique auraient aussi l'élégance de ses manières. Il eût été rudement détrompé. En Amérique, règne une majorité en grande partie formée par la canaille. À New-York, la charrette gouvernative est tombée dans une ornière opposée à la nôtre. Le suffrage universel règne en tyran, et en tyran aux mains sales. Si je ne plais pas à mon cordonnier, il répand sur mon compte une calomnie qui me fâche, et il faut que je flatte mon cordonnier. Les hommes ne sont pas pesés, mais comptés, dans le suffrage universel, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson.

«—Enfin, je ferai ce que Bathilde voudra...»

Il raisonna longtemps sur cette idée, et fut heureux de la trouver si profondément enracinée dans son esprit.

«—Je suis donc bien sûr de lui pardonner! Telle qu'elle est, elle est encore pour moi la seule femme qui existe...

«Je crois qu'il y aura plus de délicatesse à ne jamais laisser soupçonner que je connais les suites de sa faiblesse. Elle m'en parlera elle-même, si elle veut m'en parler.

«Ce» stupide travail de bureau me prouve au moins que je puis gagner ma vie et celle de ma femme. Je ne suis plus ce jeune sous-lieutenant de lanciers allant rejoindre son régiment à Nancy, esclave alors de cent petites faiblesses de vanité, et encore regimbant sous ces mots de mon cousin: «Oh! trop heureux d'avoir un père qui te donne du pain!» Faisons comme tout le monde, laissons de côté la moralité de nos actions officielles...»

Ces pensées de Lucien étaient tout son bonheur. L'image de Mme de Chasteller, si présente à sa mémoire, les accords de la musique et les pas divins et pleins de grâce de Mlle Essler, firent de cette soirée, passée dans un coin de loge, une des plus heureuses de sa vie.

Le lendemain, il monta dans un hôtel garni, prit un petit appartement, paya, et comme son hôte insistait pour voir son passeport, il se mit d'accord avec lui en assurant qu'il ne coucherait pas cette première nuit et que le lendemain il apporterait ses papiers. Il se promena avec délices dans ce joli petit appartement dont les plus beaux meubles étaient cette idée: «Ici je suis libre!» Il s'amusa comme un enfant du faux nom qu'il donnerait dans cet hôtel. On pense bien qu'au milieu de ces préoccupations, il n'eut pas la moindre tentation d'aller s'asphyxier dans les idées épaisses du salon de Mme Grandet, et encore moins se soumettre à ses serrements de main.

La confidence de son père, au sujet du marché fait avec celle-ci, fut une grande faute chez cet homme adroit, il est vrai, admirable d'expédients mais trop de premier mouvement pour être politique. Lucien avait le défaut et la haute imprudence d'être naturel dans l'intimité, même quand cette intimité n'était pas amenée par un amour vrai. Dissimuler avec un être, qu'il voyait pendant quatre heures tous les jours, lui eût été insupportable. Ce défaut, joint à sa mine naïve, fut d'abord pris pour de la bêtise, et lui valut ensuite l'étonnement et l'intérêt de Mme Grandet, ce dont il se serait bien passé. Car s'il y avait dans Mme Grandet la femme ambitieuse, parfaitement raisonnable, soigneuse de la réussite de ses projets, il y avait aussi un cœur de femme qui jusque-là n'avait jamais aimé. Par hasard, ce naturel de Lucien était ce qu'il y avait de mieux calculé pour faire naître un vrai sentiment dans ce cœur toujours sec.

Il faut avouer qu'en arrivant à la seconde demi-heure d'une visite, il parlait peu et pas très bien s'il n'osait pas se permettre de dire ce qui lui passait par la tête. Cette habitude, antisociale à Paris, avait été voilée jusqu'à cette époque de sa vie, parce qu'à l'exception de Mme de Chasteller, personne n'avait été intime avec Lucien, et jamais on ne l'avait vu prolonger une visite plus de vingt minutes. Sa manière de vivre avec Mme Grandet vint mettre à découvert ce défaut cruel, le mieux fait de tous pour casser le cou à la fortune d'un homme! Malgré des efforts incroyables, il était absolument hors d'état de dissimuler un changement d'humeur: il n'y avait pas, au fond, de caractère plus inégal que le sien. Ce défaut, voilé en partie par les manières les plus simples et toutes les habitudes d'une excellente éducation et d'une politesse exquise, enseignée par une mère, femme d'esprit, avait été jadis un charme aux yeux de Mme de Chasteller. Pour Lucien, le souvenir d'une idée qui lui était chère, une journée de vent du nord avec des nuages sombres, la vue soudaine de quelque nouvelle canaillerie, ou tel autre événement aussi peu rare, suffisaient pour en faire un autre homme.

Chargement de la publicité...