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Lucrezia Floriani

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The Project Gutenberg eBook of Lucrezia Floriani

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Title: Lucrezia Floriani

Author: George Sand

Release date: July 13, 2005 [eBook #16286]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LUCREZIA FLORIANI ***


LIBRAIRIE BLANCHARD
RUE RICHELIEU, 78

ÉDITION J. HETZEL

LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
6, RUE DU PONT-DE-LODI



George Sand



LUCREZIA FLORIANI




NOTICE

Je n'ai point à dire ici sous l'empire de quelles idées littéraires j'ai écrit ce roman, puisqu'il est accompagné d'une préface qui résume mes opinions d'alors, et que ces opinions n'ont pas changé. Mais je tiens à bien dire ce que j'ai seulement indiqué dans cette préface à l'égard des productions contemporaines dont j'ai critiqué la forme et rejeté l'exemple.

Ce n'est point par fausse modestie, encore moins par pusillanimité de caractère, que je déclare aimer beaucoup les événements romanesques, l'imprévu, l'intrigue, l'action dans le roman. Pour le roman comme pour le théâtre, je voudrais que l'on trouvât le moyen d'allier le mouvement dramatique à l'analyse vraie des caractères et des sentiments humains. Sans vouloir faire ici la critique ni l'éloge de personne, je dis que ce problème n'est encore résolu d'une manière générale et absolue, ni pour le roman, ni pour le théâtre. Depuis vingt ans, on flotte entre les deux extrêmes, et, pour ma part, aimant les émotions fortes dans la fiction, j'ai marché cependant dans l'extrême opposé, non point tant par goût que par conscience, parce que je voyais ce côté négligé et abandonné par la mode. J'ai fait tous mes efforts, sans m'exagérer leur faiblesse ni leur importance, pour retenir la littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent fougueux. Mon instinct m'eût poussé vers les abîmes, je le sens encore à l'intérêt et à l'avidité irréfléchie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent le drame; mais quand je me retrouve avec ma pensée apaisée et rassasiée, je fais comme tous les lecteurs, comme tous les spectateurs, je reviens sur ce que j'ai vu et entendu, et je me demande le pourquoi et le comment de l'action qui m'a ému et emporté. Je m'aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons de ces faits que le torrent de l'imagination a poussés devant lui, au mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de là le mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d'autres, vers le lac uni et monotone de l'analyse.

Pourtant, je ne voudrais pas voir la génération à laquelle j'appartiens s'oublier trop longtemps sur ces eaux dormantes et méconnaître le progrès qui l'appelle sans cesse vers des horizons nouveaux. Lucrezia Floriani, ce livre tout d'analyse et de méditation, n'est donc qu'une protestation relative contre l'abus de ces formes à la mode d'alors, véritables machines à surprises, dont il me semblait voir le public confondre avec peu de discernement les qualités et les défauts.

Dirai-je maintenant un mot sur mon œuvre même, non pas quant à la forme, qui a tous les défauts (acceptés d'avance) que mon plan comportait, mais quant au fond, cette inaliénable question de liberté intellectuelle que chaque lecteur s'est toujours arrogé et s'arrogera toujours le droit de contester? Je ne demande pas mieux. Victor Hugo, déniant au public, dans la préface des Orientales, le droit d'adresser au poëte son insolent pourquoi, et décrétant qu'en fait de choix dans le sujet, l'auteur ne relevait que de lui-même, avait certainement raison devant la puissance surhumaine qui envoie au poëte l'inspiration, sans consulter le goût, les habitudes ou les opinions du siècle. Mais le public ne se rend pas à de si hautes considérations; il va son train, et continue à dire aux grands comme aux petits: Pourquoi nous servez-vous ce mets? De quoi se compose-t-il? Où l'avez-vous pris? Avec quoi est-il assaisonné? etc., etc.

De telles questions sont assez oiseuses, et surtout elles sont embarrassantes; car cet instinct qui porte un écrivain à choisir aujourd'hui tel ou tel sujet qui ne l'eût peut-être pas frappé hier, est insaisissable de sa nature. Et si l'on y répondait ingénument, le public serait-il beaucoup plus avancé?

Si je vous disais, par exemple, ce qu'un très-grand poëte me disait un jour, sans aucune affectation, et même avec une naïveté enjouée: à toute heure, mille sujets flottent et se succèdent dans ma cervelle: tous me plaisent un instant, mais je ne m'y arrête point, sachant que celui que je suis capable de traiter m'empoignera d'une manière toute particulière et me fera sentir son autorité sur ma volonté par des signes irrécusables?—Quels sont-ils? lui demandai-je, vivement intéressé.—Une sorte d'éblouissement, me répondit-il, et un battement de cœur comme si j'allais m'évanouir. Quand une pensée, une image, un fait quelconque, traversent mon esprit en agitant ainsi mon être physique, quelque vague qu'ils soient, je me sens averti par cette sorte de vertige, d'avoir à m'y arrêter afin d'y chercher mon poëme.

Eh bien, qu'auriez-vous à répondre à ce poëte? Eût-il mieux fait de vous consulter, que d'écouter cette voix intérieure qui le sommait de lui obéir?

Dans un ordre d'idées et de productions moins élevées, il y a un attrait mystérieux que je n'aurai pas, quant à moi, l'orgueil d'appeler l'inspiration, mais que je subis sans vouloir m'en défendre quand il se présente. Les gens qui ne font pas d'ouvrages d'imagination croient que cela ne se fait qu'avec des souvenirs, et vous demandent toujours: «Qui donc avez-vous voulu peindre?» Ils se trompent beaucoup s'ils croient qu'il soit possible de faire d'un personnage réel un type de roman, même dans un roman aussi peu romanesque que celui de Lucrezia Floriani. Il faudrait toujours tellement aider à la réalité de cet être, pour le rendre logique et soutenu, dans un fait fictif, ne fût-ce que pendant vingt pages, qu'à la vingt et unième vous seriez déjà sorti de la ressemblance, et à la trentième, le type que vous auriez prétendu retracer aurait entièrement disparu. Ce qui est possible à faire, c'est l'analyse d'un sentiment. Pour qu'il ait un sens à l'intelligence, en passant à travers le prisme des imaginations, il faut donc créer les personnages pour le sentiment qu'on veut décrire, et non le sentiment pour les personnages.

Du moins c'est là mon procédé, et je n'en ai jamais pu trouver d'autre. Cent fois, on m'a proposé des sujets à traiter. On me racontait une histoire intéressante, on me décrivait les héros, on me les montrait même. Jamais il ne m'a été possible de faire usage de ces précieux matériaux. J'étais de suite frappé d'une chose que tous, vous avez dû observer plus d'une fois. C'est qu'il y a un désaccord apparent, inexplicable, mais très-complet, entre la conduite des personnes dans les circonstances romanesques de la vie, et le caractère, les habitudes, l'extérieur de ces personnes mêmes. De là, ce premier mouvement qui nous fait dire à tous, à l'aspect d'une personne dont les œuvres ou les actions ont frappé notre esprit: Je ne me la figurais pas comme cela!

D'où vient? Je ne sais, ni vous non plus, lecteurs amis. Mais, c'est ainsi, et nous pourrons le chercher ensemble quand nous en aurons le temps. Quant à présent, pour abréger cet avant-propos déjà trop long, je n'ai qu'un mot à répondre à vos questions accoutumées. Examinez si la peinture de la passion qui fait le sujet de ce livre a quelque vérité, quelque profondeur, je ne dirai pas quelque enseignement, c'est à vous de trouver les conclusions, et tout l'office de l'écrivain consiste à vous faire réfléchir. Quant aux deux types sacrifiés (tous deux) à cette passion terrible, refaites-les mieux en vous-mêmes si la fantaisie de l'auteur les a mal appropriés au genre d'exemple qu'ils devaient fournir.

GEORGE SAND.
Nohant,
16 janvier 1853.




AVANT-PROPOS.

Mon cher lecteur (c'est la vieille formule et c'est la seule bonne), je viens t'apporter un nouvel essai dont la forme est renouvelée des Grecs tout au moins, et qui te plaira peut-être médiocrement. Le temps n'est plus où

... A genoux dans une humble préface.

Un auteur au public semblait demander grâce.

On s'est beaucoup corrigé de celle fausse modestie depuis que Boileau l'a signalée au mépris des grands hommes. Aujourd'hui, on procède tout à fait cavalièrement, et si l'on fait une préface, on y prouve au lecteur consterné qu'il doit lire chapeau bas, admirer et se taire.

On fait fort bien d'agir ainsi avec toi, lecteur bénévole, puisque cela réussit. Tu n'en es pas moins satisfait, parce que tu sais fort bien que l'auteur n'est pas si mauvaise tête qu'il veut bien le paraître, que c'est un genre, une mode, une manière de porter le costume de son rôle, et qu'au fond, il va te donner ce qu'il a de plus fort et te servir selon ton goût.

Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur. Depuis que tu n'es plus Français, tu aimes tout ce qui est contraire à l'esprit français, à la logique française, aux vieilles habitudes de la langue et de la déduction claire et simple des faits et des caractères. Il faut, pour te plaire, qu'un auteur soit à la fois aussi dramatique que Shakspeare, aussi romantique que Byron, aussi fantastique qu'Hoffmann, aussi effrayant que Lewis et Anne Radcliffe, aussi héroïque que Calderon et tout le théâtre espagnol; et, s'il se contente d'imiter seulement un de ces modèles, tu trouves que c'est bien pauvre de couleur.

Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l'école du roman s'est précipitée dans un tissu d'horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passions bizarres, d'événements stupéfiants; enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n'ont pas le pied assez sûr ni le coup d'œil assez prompt pour marcher de ce train-là.

Voilà donc ce que l'on fait pour te plaire, et si tu as reçu quelques soufflets pour la forme, c'était une manière de fixer ton attention, afin de te combler ensuite des satisfactions auxquelles tu aspires. Ainsi, je dis que jamais public ne fut plus caressé, plus adulé, plus gâté que tu ne l'es, par le temps qui court et les œuvres qui pleuvent.

Tu as pardonné tant d'impertinences que tu m'en passeras bien une petite; c'est de te dire que tu détériores ton estomac à manger tant d'épices, que tu uses tes émotions et que tu épuises tes romanciers. Tu les forces à un abus de moyens et à des fatigues d'imagination après lesquelles rien ne sera plus possible, à moins qu'on n'invente une nouvelle langue et qu'on ne découvre une nouvelle race d'hommes. Tu ne permets plus au talent de se ménager, et il se prodigue. Un de ces matins, il aura tout dit et sera forcé de se répéter. Cela t'ennuiera, et, ingrat envers tes amis comme tu l'as toujours été, et comme tu le seras toujours, tu oublieras les prodiges d'imagination et de fécondité qu'ils ont faits pour toi et les plaisirs qu'ils t'ont donnés.

Puisqu'il en est ainsi, sauve qui peut! Demain, le mouvement rétrograde va se faire, la réaction va commencer. Mes confrères sont sur les dents, je parie, et vont se coaliser pour demander un autre genre de travail, et des salaires moins péniblement achetés. Je sens venir cet orage dans l'air qui se plombe et s'alourdit, et je commence prudemment par tourner le dos au mouvement de rotation délirante qu'il t'a plu d'imprimer à la littérature. Je m'assieds au bord du chemin et je regarde passer les brigands, les traîtres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les écorcheurs, les empoisonneurs, les cavaliers armés jusqu'aux dents, les femmes échevelées, toute la troupe sanglante et furibonde du drame moderne. Je les vois, emportant leurs poignards, leurs couronnes, leurs guenilles de mendiants, leurs manteaux de pourpre, t'envoyant des malédictions et cherchant d'autres emplois dans le monde que ceux de chevaux de course.

Mais comment vais-je m'y prendre, moi, pauvre diable, qui n'avais jamais cherché ni réussi à faire d'innovation dans la forme, pour ne pas être emporté dans ce tourbillon, et pour ne pas me trouver, cependant, trop en retard, quand la mode nouvelle, encore inconnue, mais imminente, va lever la tête?

Je vais me reposer d'abord et faire un petit travail tranquille, après quoi nous verrons bien! Si la nouvelle mode est bonne, nous la suivrons. Mais celle du jour est trop fantasque, trop riche; je suis trop vieux pour m'y mettre, et mes moyens ne me le permettent pas. Je vais continuera porter les habits de mon grand-père; ils sont commodes, simples et solides.

Ainsi, lecteur, pour procéder à la française, comme nos bons aïeux, je te préviens que je retrancherai du récit que je vais avoir l'honneur de te présenter, l'élément principal, l'épice la plus forte qui ait cours sur la place: c'est-à-dire l'imprévu, la surprise. Au lieu de te conduire d'étonnements en étonnements, de te faire tomber à chaque chapitre de fièvre en chaud mal, je te mènerai pas à pas par un petit chemin tout droit, en te faisant regarder devant toi, derrière toi, à droite, à gauche, les buissons du fossé, les nuages de l'horizon, tout ce qui s'offrira à ta vue, dans les plaines tranquilles que nous aurons à parcourir. Si, par hasard, il se présente un ravin, je te dirai: «Prends garde, il y a ici un ravin;» si c'est un torrent, je t'aiderai à passer ce torrent, je ne t'y pousserai pas la tête la première, pour me donner le plaisir de dire aux autres: «Voilà un lecteur bien attrapé,» et pour celui de t'entendre crier: «Ouf! je me suis cassé le cou, je ne m'y attendais guère; cet auteur-là m'a joué un bon tour.»

Enfin, je ne me moquerai pas de toi; je crois qu'il est impossible d'avoir de meilleurs procédés... Et pourtant, il est fort probable que tu m'accuseras d'être le plus insolent et le plus présomptueux de tous les romanciers, que tu te fâcheras à moitié chemin et que tu refuseras de me suivre.

A ton aise! Va où ton penchant te pousse. Je ne suis pas irrité contre ceux qui te captivent, en faisant le contraire de ce que je veux faire. Je n'ai pas de haine contre la mode. Toute mode est bonne tant qu'elle dure et qu'elle est bien portée; il n'est possible de la juger que quand son règne est fini. Elle a le droit divin pour elle; elle est fille du génie des temps: mais le monde est si grand qu'il y a place pour tous, et les libertés dont nous jouissons s'étendent bien jusqu'à nous permettre de faire un mauvais roman.



I.


Le jeune prince Karol de Roswald venait de perdre sa mère lorsqu'il fit connaissance avec la Floriani.

Il était plongé encore dans une tristesse profonde, et rien ne pouvait le distraire. La princesse de Roswald avait été pour lui une mère tendre et parfaite. Elle avait prodigué à son enfance débile et souffreteuse les soins les plus assidus et le dévouement le plus entier. Élevé sous les yeux de cette digne et noble femme, le jeune homme n'avait eu qu'une passion réelle dans toute sa vie: l'amour filial. Cet amour réciproque du fils et de la mère les avait rendus exclusifs, et peut-être un peu trop absolus dans leur manière de voir et de sentir. La princesse était d'un esprit supérieur et d'une grande instruction, il est vrai; son entretien et ses enseignements semblaient pouvoir tenir lieu de tout au jeune Karol. La frêle santé de celui-ci s'était opposée à ces études classiques, pénibles, sèchement tenaces, qui ne valent pas toujours par elles-mêmes les leçons d'une mère éclairée, mais qui ont cet avantage indispensable de nous apprendre à travailler, parce qu'elles sont comme la clef de la science de la vie. La princesse de Roswald ayant écarté les pédagogues et les livres, par ordonnance des médecins, s'était attachée à former l'esprit et le cœur de son fils, par sa conversation, par ses récits, par une sorte d'insufflation de son être moral, que le jeune homme avait aspirée avec délices. Il était donc arrivé à savoir beaucoup sans avoir rien appris.

Mais rien ne remplace l'expérience; et le soufflet que, dans mon enfance, on donnait encore aux marmots pour leur graver dans la mémoire le souvenir d'une grande émotion, d'un fait historique, d'un crime célèbre, ou de tout autre exemple à suivre ou à éviter, n'était pas chose si niaise que cela nous parait aujourd'hui. Nous ne donnons plus ce soufflet à nos enfants; mais ils vont le chercher ailleurs, et la lourde main de l'expérience l'applique plus rudement que ne ferait la nôtre.

Le jeune Karol de Roswald connut donc le monde et la vie de bonne heure, de trop bonne heure peut-être, mais par la théorie et non par la pratique. Dans le louable dessein d'élever son âme, sa mère ne laissa approcher de lui que des personnes distinguées, dont les préceptes et l'exemple devaient lui être salutaires. Il sut bien que dehors il y avait des méchants et des fous, mais il n'apprit qu'à les éviter, nullement à les connaître. On lui enseigna bien à secourir les malheureux; les portes du palais où s'écoula son enfance étaient toujours ouvertes aux nécessiteux; mais, tout en les assistant, il s'habitua à mépriser la cause de leur détresse et à regarder cette plaie comme irrémédiable dans l'humanité. Le désordre, la paresse, l'ignorance ou le manque de jugement, sources fatales d'égarement et de misère, lui parurent, avec raison, incurables chez les individus. On ne lui apprit point à croire que les masses doivent et peuvent insensiblement s'en affranchir, et qu'en prenant l'humanité corps à corps, en discutant avec elle, en la gourmandent, et la caressant tour à tour, comme un enfant qu'on aime, en lui pardonnant beaucoup de rechutes pour en obtenir quelques progrès, on fait plus pour elle qu'en jetant à ses membres perclus ou gangrenés le secours restreint de la compassion.

Il n'en fut pas ainsi. Karol apprit que l'aumône était un devoir; et c'en est un à remplir sans doute, tant que, par l'arrangement social, l'aumône sera nécessaire. Mais ce n'est qu'un des devoirs que l'amour de notre immense famille humaine nous impose. Il y en a bien d'autres, et le principal n'est pas de plaindre, c'est d'aimer. Il embrassa avec ardeur la maxime qu'il fallait haïr le mal; mais il s'attacha à la lettre, qu'il faut plaindre ceux qui le font; et, encore une fois, plaindre n'est pas assez. Il faut aimer surtout pour être juste et pour ne pas désespérer de l'avenir. Il faut n'être pas trop délicat pour soi-même, et ne pas s'endormir dans le sybaritisme d'une conscience pure et satisfaite d'elle-même. Il était assez généreux, ce bon jeune homme, pour ne pas jouir sans remords de son luxe, en songeant que la plupart des hommes manquent du nécessaire; mais il n'appliquait pas cette commisération à la misère morale de ses semblables. Il n'avait pas assez de lumière dans la pensée pour se dire que la perversité humaine rejaillit sur ceux qui en sont exempts, et que faire la guerre au mal général est le premier devoir de ceux qui n'en sont pas atteints.

Il voyait, d'un côté, l'aristocratie morale, la distinction de l'intelligence, la pureté des mœurs, la noblesse des instincts, et il se disait: «Soyons avec ceux-là.» De l'autre, il voyait l'abrutissement, la bassesse, la folie, la débauche, et il ne se disait pas: «Allons à ceux-ci pour les ramener, s'il est possible.»—Non! lui avait-on appris à dire, ils sont perdus! Donnons-leur du pain et des vêtements, mais ne compromettons pas notre âme au contact de la leur. Ils sont endurcis et souillés, abandonnons leur esprit à la clémence de Dieu.»

Cette habitude de se préserver devient, à la longue, une sorte d'égoïsme, et il y avait un peu de cette sécheresse au fond du cœur de la princesse. Il y en avait chez elle pour son fils encore plus que pour elle-même. Elle l'isolait avec art des jeunes gens de son âge, dès qu'elle les soupçonnait de folie ou seulement de légèreté. Elle craignait pour lui ce frottement avec des natures différentes de la sienne; et c'est pourtant ce contact qui nous rend hommes, qui nous donne de la force, et qui fait qu'au lieu d'être entraînés à la première occasion, nous pouvons résister à l'exemple du mal et garder de l'influence pour faire prévaloir celui du bien.

Sans être d'une dévotion étroite et farouche, la princesse était d'une piété assez rigide. Catholique sincère et fidèle, elle voyait bien les abus, mais elle n'y savait pas d'autre remède que de les tolérer en faveur de la grande cause de l'Église. «Le pape peut s'égarer, disait-elle, c'est un homme; mais la papauté ne peut faillir: c'est une institution divine.» Dès lors, les idées de progrès n'entraient point facilement dans sa tête, et son fils apprit de bonne heure à les révoquer en doute et à ne point espérer que le salut du genre humain pût s'accomplir sur la terre. Sans être aussi régulier que sa mère dans les pratiques religieuses (car en dépit de tout, au temps où nous sommes, la jeunesse se dégage vite de tels liens), il resta dans cette doctrine qui sauve les hommes de bonne volonté et ne sait pas briser la mauvaise volonté des autres; qui se contente de quelques élus et se résigne à voir les nombreux appelés tomber dans la géhenne du mal éternel: triste et lugubre croyance qui s'accorde parfaitement avec les idées de la noblesse et les privilèges de la fortune. Au ciel comme sur la terre, le paradis pour quelques-uns, l'enfer pour le plus grand nombre. La gloire, le bonheur et les récompenses pour les exceptions: la honte, l'abjection et le châtiment pour presque tous.

Les âmes naturellement bonnes et généreuses, qui tombent dans cette erreur, en sont punies par une éternelle tristesse. Il n'appartient qu'aux insensibles ou aux stupides d'en prendre leur parti. La princesse de Roswald souffrait de ce fatalisme catholique, dont elle ne pouvait secouer les arrêts farouches. Elle avait pris une habitude de gravité solennelle et sentencieuse qu'elle communiqua peu à peu à son fils, pour le fond sinon pour la forme. Le jeune Karol ne connut donc point la gaieté, l'abandon, la confiance aveugle et salutaire de l'enfance. A vrai dire, il n'eut point d'enfance: ses pensées tournèrent à la mélancolie, et lors même que vint l'âge d'être romanesque, ce ne furent que des romans sombres et douloureux qui remplirent son imagination.

Et malgré cette fausse route que suivait l'esprit de Karol, c'était une adorable nature d'esprit que la sienne. Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mur. Il resta délicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. Ce n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant de cette race d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur de rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l'ornement des temples chrétiens; un ange, beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée.

C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées; rien n'était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections. Si l'on eût pu oublier l'existence du genre humain, et croire qu'il s'était concentré et personnifié dans un seul être, c'est lui qu'on aurait adoré sur les ruines du monde. Mais cet être n'avait pas assez de relations avec ses semblables. Il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa mère, dont il était un reflet pur et brillant; Dieu, dont il se faisait une idée étrange, appropriée à sa nature d'esprit; et enfin une chimère de femme qu'il créait à son image, et qu'il aimait dans l'avenir sans la connaître.

Le reste n'existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, il n'avait point le sens de la réalité. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en face d'un homme différent de lui, sans se heurter douloureusement contre cette contradiction vivante.

Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d'une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable.

Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère le jeune prince pût avoir des amis. Il en avait pourtant, non-seulement ceux de sa mère, qui estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des jeunes gens de son âge, qui l'aimaient ardemment, et qui se croyaient aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c'était avec l'imagination plutôt qu'avec le cœur. Il se faisait une haute idée de l'amitié, et, dans l'âge des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d'opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel.

Cela arriva pourtant, et, à vingt-quatre ans, qu'il avait lorsque sa mère mourut, il s'était dégoûté déjà de presque tous. Un seul lui resta très-fidèle. C'était un jeune Italien, un peu plus âgé que lui, d'une noble figure et d'un grand cœur; ardent, enthousiaste; fort différent, à tous autres égards, de Karol, il avait du moins avec lui ce rapport qu'il aimait avec passion la beauté dans les arts, et qu'il professait le culte de la loyauté chevaleresque. Ce fut lui qui l'arracha de la tombe de sa mère, et qui, l'entraînant sous le ciel vivifiant de l'Italie, le conduisit pour la première fois chez la Floriani.



II.


Mais qu'est-ce donc que la Floriani, deux fois nommée au chapitre précédent, sans que nous ayons fait un pas vers elle?

Patience, ami lecteur. Je m'aperçois, au moment de frapper à la porte de mon héroïne, que je ne vous ai pas assez fait connaître mon héros, et qu'il me reste encore certaines longueurs à vous faire agréer.

Il n'y a rien de plus impérieux et de plus pressé qu'un lecteur de romans; mais je ne m'en soucie guère. J'ai à vous révéler un homme tout entier, c'est-à-dire un monde, un océan sans bornes de contradictions, de diversités, de misères et de grandeurs, de logique et d'inconséquences, et vous voulez qu'un petit chapitre me suffise! Oh! non pas, je ne saurais m'en tirer sans entrer dans quelques détails, et je prendrai mon temps. Si cela vous fatigue, passez, et si, plus tard, vous ne comprenez rien à sa conduite, ce sera votre faute et non la mienne.

L'homme que je vous présente est lui et non un autre. Je ne puis vous le faire comprendre en vous disant qu'il était jeune, beau, bien fait et de belles manières. Tous les jeunes premiers de romans sont ainsi, et le mien est un être que je connais dans ma pensée, puisque, réel ou fictif, j'essaie de le peindre. Il a un caractère très-déterminé, et l'on ne peut pas appliquer aux instincts d'un homme les mots sacramentels qu'emploient les naturalistes pour désigner le parfum d'une plante ou d'un minéral, en disant que ce corps exhale une odeur sui generis.

Ce sui generis n'explique rien, et je prétends que le prince Karol de Roswald avait un caractère sui generis qu'il est possible d'expliquer.

Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire, même à ceux qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité douce et flatteuse de sa conversation lui gagnaient l'attention des hommes éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son exquise politesse, et ils y étaient d'autant plus sensibles, qu'ils ne concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l'exercice d'un devoir, et que la sympathie y entrât pour rien.

Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus aimable qu'aimant; et, en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient si vifs, si profonds et si peu récusables?

Ainsi donc, on l'aimait toujours, sinon avec la certitude, du moins avec l'espoir d'être payé de quelque retour. Ses jeunes compagnons, le voyant faible et paresseux dans les exercices du corps ne songeaient pas à dédaigner cette nature un peu infirme, parce que Karol ne s'en faisait point accroire sous ce rapport. Lorsque, s'asseyant doucement sur l'herbe, au milieu de leurs jeux, il leur disait avec un triste sourire: «Amusez-vous, chers compagnons; je ne puis ni lutter, ni courir; vous viendrez vous reposer près de moi.» Comme la force est naturellement protectrice de la faiblesse, il arrivait que, parfois, les plus robustes renonçaient généreusement à leur ardente gymnastique, et venaient lui faire compagnie.

Parmi tous ceux qui étaient charmés et comme fascinés par la couleur poétique de ses pensées et la grâce de son esprit, Salvator Albani fut toujours le plus assidu. Ce bon jeune homme était la franchise même; et, pourtant, Karol exerçait sur lui un tel empire qu'il n'osait jamais le contredire ouvertement, lors même qu'il remarquait de l'exagération dans ses principes et de la bizarrerie dans ses habitudes. Il craignait de lui déplaire et de le voir se refroidir à son égard, comme cela était arrivé pour tant d'autres. Il le soignait comme un enfant, lorsque Karol, plus nerveux et impressionnable que réellement malade, se retirait dans sa chambre pour dérober aux yeux de sa mère son malaise, dont elle se tourmentait trop. Salvator Albani était donc devenu nécessaire au jeune prince. Il le sentait, et lorsqu'une ardente jeunesse le sollicitait de se distraire ailleurs, il sacrifiait ses plaisirs ou il les cachait avec une généreuse hypocrisie, se disant à lui-même que si Karol venait à ne plus l'aimer, il ne souffrirait plus ses soins, et tomberait dans une solitude volontaire et funeste. Ainsi Salvator aimait Karol pour le besoin que ce dernier avait de lui, et il se faisait, par une étrange miséricorde, le complaisant de ses théories opiniâtres et sublimes. Il admirait avec lui le stoïcisme, et, au fond, il était ce qu'on appelle un épicurien. Fatigué d'une folie de la veille, il lisait à son chevet un livre ascétique. Il s'enthousiasmait naïvement à la peinture de l'amour unique, exclusif, sans défaillance et sans bornes, qui devait remplir la vie de son jeune ami. Il trouvait réellement cela superbe, et pourtant il ne pouvait se passer d'intrigues amoureuses, et il lui cachait le chiffre de ses aventures.

Cette innocente dissimulation ne pouvait durer qu'un certain temps, et peu à peu Karol découvrit avec douleur que son ami n'était pas un saint. Mais lorsque arriva cette épreuve redoutable, Salvator lui était devenu si nécessaire, et il avait été forcé de lui reconnaître tant d'éminentes qualités de cœur et d'esprit, qu'il lui fallut bien continuer a l'aimer; beaucoup moins, à la vérité, qu'auparavant, mais encore assez pour ne pouvoir se passer de lui. Néanmoins il ne put jamais prendre son parti sur ses escapades de jeunesse, et cette affection, au lieu d'être un adoucissement à sa tristesse habituelle, devint douloureuse comme une blessure.

Salvator, qui redoutait la sévérité de la princesse de Roswald encore plus que celle de Karol, lui cacha le plus longtemps possible ce que Karol avait découvert avec tant d'effroi. Une longue et douloureuse maladie à laquelle elle succomba, contribua aussi à la rendre moins clairvoyante dans ses dernières années; et lorsque Karol la vit froide sur son lit de mort, il tomba dans un tel accablement de désespoir, que Salvator reprit sur lui tout son empire, et fut seul capable de le faire renoncer au dessein de se laisser mourir.

C'était la seconde fois que Karol voyait la mort frapper à ses côtés l'objet de ses affections. Il avait aimé une jeune personne qui lui était destinée. C'était l'unique roman de sa vie, et nous en parlerons en temps et lieu. Il n'avait plus rien à aimer sur la terre que Salvator. Il l'aima; mais toujours avec des restrictions, de la souffrance, et une sorte d'amertume, en songeant que son ami n'était pas susceptible d'être aussi malheureux que lui.

Six mois après cette dernière catastrophe, la plus sensible et la plus réelle des deux, à coup sûr, le prince de Roswald parcourait l'Italie, en chaise de poste, emporté malgré lui, dans un tourbillon de poussière embrasée, par son courageux ami. Salvator avait besoin de plaisirs et de gaieté; pourtant il sacrifia tout à celui qu'on appelait devant lui son enfant gâté. Quand on lui disait cela, «dites mon enfant chéri, répondait-il; mais tout choyé que Roswald ait été par sa mère et par moi, son cœur ni son caractère ne se sont gâtés. Il n'est devenu ni exigeant, ni despote, ni ingrat, ni maniaque. Il est sensible aux moindres attentions, et reconnaissant plus qu'il ne faut de mon dévouement.»

Cela était généreux à reconnaître, mais cela était vrai. Karol n'avait point de petits défauts. Il en avait un seul, grand, involontaire et funeste, l'intolérance de l'esprit. Il ne dépendait pas de lui d'ouvrir ses entrailles à un sentiment de charité générale pour élargir son jugement à l'endroit des choses humaines. Il était de ceux qui croient que la vertu est de s'abstenir du mal, et qui ne comprennent pas ce que l'Évangile, qu'ils professent strictement d'ailleurs, a de plus sublime, cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus de joie au ciel que la persévérance de cent justes, cette confiance au retour de la brebis égarée; en un mot, cet esprit même de Jésus, qui ressort de toute sa doctrine et qui plane sur toutes ses paroles: à savoir que celui qui aime est plus grand, lors même qu'il s'égare, que celui qui va droit, par un chemin solitaire et froid.

Dans le détail de la vie, Karol était d'un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion profonde qui payait l'amitié avec usure. Même dans sa douleur, qui semblait éternelle, et dont il ne voulait pas prévoir la fin, il portait un semblant de résignation, comme s'il eût cédé au désir que Salvator éprouvait de le conserver à la vie.

Par le fait, sa santé délicate n'était pas altérée profondément, et sa vie n'était menacée par aucune désorganisation sérieuse; mais l'habitude de languir et de ne jamais essayer ses forces, lui avait donné la croyance qu'il ne survivrait pas longtemps à sa mère. Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour, et, dans cette pensée, il acceptait les soins de Salvator et lui cachait le peu de temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage extérieur, et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance héroïque de la jeunesse, l'idée d'une mort prochaine, il en caressait du moins l'attente avec une sorte d'amère volupté.

Dans cette persuasion, il se détachait chaque jour de l'humanité, dont il croyait déjà ne plus faire partie. Tout le mal d'ici-bas lui devenait étranger. Apparemment, pensait-il, Dieu ne lui avait pas donné mission de s'en inquiéter et de le combattre, puisqu'il lui avait compté si peu de jours à passer sur la terre. Il regardait cela comme une faveur accordée aux vertus de sa mère, et, quand il voyait la souffrance attachée comme un châtiment aux vices des hommes, il remerciait le ciel de lui avoir donné la souffrance sans la chute, comme une épreuve qui devait le purifier de toute la souillure du péché originel. Il s'élançait alors en imagination vers l'autre vie, et se perdait dans des rêves mystérieux. Au fond de tout cela, il y avait la synthèse du dogme catholique; mais, dans les détails, son cerveau de poète se donnait carrière. Car il faut bien le dire, si ses instincts et ses principes de conduite étaient absolus, ses croyances religieuses étaient fort vagues; et c'était là l'effet d'une éducation toute de sentiment et d'inspiration, où le travail aride de l'examen, les droits de la raison et le fil conducteur de la logique n'étaient entrés pour rien.

Comme il n'avait suivi et approfondi par lui-même aucune étude, il s'était fait dans son esprit de grandes lacunes, que sa mère avait comblées, comme elle l'avait pu, en invoquant la sagesse impénétrable de Dieu et l'insuffisance de la lumière accordée aux hommes. C'était encore là le catholicisme. Plus jeune et plus artiste que sa mère, Karol avait idéalisé sa propre ignorance; il avait meublé, pour ainsi dire, ce vide effrayant avec des idées romanesques; des anges, des étoiles, un vol sublime à travers l'espace, un lieu inconnu où son âme se reposerait à coté de celles de sa mère et de sa fiancée: voilà pour le paradis. Quant à l'enfer, il n'y pouvait pas croire; mais, ne voulant pas le nier, il n'y songeait pas. Il se sentait pur et plein de confiance pour son propre compte. S'il lui avait fallu absolument dire où il reléguait les âmes coupables, il eût placé leurs tourments dans les flots agités de la mer, dans la tourmente des hautes régions, dans les bruits sinistres des nuits d'automne, dans l'inquiétude éternelle. La poésie nuageuse et séduisante d'Ossian avait passé par là, à côté du dogme romain.

La main ferme et franche de Salvator n'osait interroger toutes les cordes de cet instrument subtil et compliqué. Il ne se rendait donc pas bien compte de tout ce qu'il y avait de fort et de faible, d'immense et d'incomplet, de terrible et d'exquis, de tenace et de mobile dans cette organisation exceptionnelle. Si, pour l'aimer, il lui eût fallu le connaître à fond, il y eût renoncé bien vite: car il faut toute la vie pour comprendre de tels êtres: et encore n'arrive-t-on qu'à constater, à force d'examen et de patience, le mécanisme de leur vie intime. La cause de leurs contradictions nous échappe toujours.

Un jour qu'ils allaient de Milan à Venise, ils se trouvèrent non loin d'un lac qui brillait au soleil couchant comme un diamant dans la verdure.

—N'allons pas plus loin aujourd'hui, dit Salvator, qui remarquait sur le visage de son jeune ami une fatigue profonde. Nous faisons de trop longues journées, et nous nous sommes épuisés hier, de corps et d'esprit, à admirer le grand lac de Côme.

—Ah! je ne le regrette pas, répondit Karol, c'est le plus beau spectacle que j'aie vu de ma vie. Mais couchons où tu voudras, peu m'importe.

—Cela dépend de l'état où tu te trouves. Pousserons-nous jusqu'au prochain relais, ou bien ferons-nous un petit détour pour aller jusqu'à Iseo, au bord du petit lac? Comment te sens-tu?

—Vraiment, je n'en sais rien!

—Tu n'en sais jamais rien! C'est désespérant! Voyons, souffres-tu?

—Je ne crois pas.

—Mais, tu es fatigué?

—Oui, mais pas plus que je ne le suis toujours.

—Alors, gagnons Iseo; l'air y sera plus doux que sur ces hauteurs.

Ils se dirigèrent donc vers le petit port d'Iseo. Il y avait eu une fête aux environs. Des charrettes, attelées de petits chevaux maigres et vigoureux, ramenaient les jeunes filles endimanchées, avec leur jolie coiffure de statues antiques, le chignon traversé par de longues épingles d'argent, et des fleurs naturelles dans les cheveux. Les hommes venaient à cheval, à âne ou à pied. Toute la route était couverte de cette population enjouée, de ces filles triomphantes, de ces hommes un peu excités par le vin et l'amour, qui échangeaient à pleine voix avec elles des rires et des propos fort joyeux, trop joyeux certainement pour les chastes oreilles du prince Karol.

En tout pays, le paysan qui ne se contraint pas et ne change pas sa manière naïve de dire, a de l'esprit et de l'originalité. Salvator, qui ne perdait pas un jeu de mots du dialecte, ne pouvait s'empêcher de sourire aux brusques saillies qui s'entre-croisaient sur le chemin, autour de lui, tandis que la chaise de poste descendait au pas une pente rapide inclinée vers le lac. Ces belles filles, dans leurs carrioles enrubannées, ces yeux noirs, ces fichus flottants, ces parfums de fleurs, les feux du couchant sur tout cela, et les paroles hardies prononcées avec des voix fraîches et retentissantes, le mettaient en belle humeur italienne. S'il eût été seul, il ne lui eût pas fallu beaucoup de temps pour prendre la bride d'un de ces petits chevaux, et pour se glisser dans la carriole la mieux garnie de jolies femmes. Mais la présence de son ami le forçait d'être grave, et, pour se distraire de ses tentations, il se mit à chantonner entre ses dents. Cet expédient ne lui réussit point, car il s'aperçut bientôt qu'il répétait, malgré lui, un air de danse qu'il avait saisi au vol d'un essaim de villageoises qui le fredonnaient en souvenir de la fête.



III.


Salvator avait réussi à garder son sang-froid, jusqu'à ce qu'une grande brune, passant à cheval, non loin de la calèche, jambe de çà, jambe de là, lui montra avec un peu trop de confiance son muscle rebondi surmonté d'une jarretière élégante. Il lui fut impossible de retenir une exclamation et de ne pas pencher la tête hors de la voiture, pour suivre de l'œil cette jambe nerveuse et bien tournée.

—Est-elle donc tombée? lui dit le prince, apercevant sa préoccupation.

—Tombée quoi? répondit le jeune fou; la jarretière?

—Quelle jarretière? Je parle de la femme qui passait à cheval. Que regardes-tu?

—Rien, rien, répliqua Salvator, qui n'avait pu s'empêcher de soulever son bonnet de voyage pour saluer cette jambe. Dans ce pays de courtoisie, il faudrait toujours avoir la tête nue. Et il ajouta, en se rejetant au fond de la voiture: «C'est fort coquet, une jarretière rose vif bordée de bleu-lapis.»

Karol n'était point pédant en paroles; il ne fit aucune réflexion, et regarda le lac étincelant où brillaient, certes, de plus splendides couleurs que celles des jarretières de la villageoise.

Salvator comprit son silence et lui demanda, comme pour s'excuser à ses yeux, s'il n'était pas frappé de la beauté de la race humaine dans cette contrée.

—Oui, répondit Karol avec une intention complaisante: j'ai remarqué qu'il y avait par ici beaucoup de statuaire dans les formes. Mais tu sais que je ne m'y connais pas beaucoup.

—Je le nie; tu comprends admirablement le beau, et je t'ai vu en extase devant des échantillons de la statuaire antique.

—Un instant! il y a antique et antique; j'aime le bel art pur, élégant, idéal du Parthénon. Mais je n'aime pas, ou du moins je ne comprends pas la lourde musculature de l'art romain et les formes accusées de la décadence. Ce pays-ci est tourné au matérialisme, la race s'en ressent. Cela ne m'intéresse point.

—Quoi! franchement, la vue d'une belle femme ne charme pas tes regards, ne fût-ce qu'un instant... quand elle passe?

—Tu sais bien que non. Pourquoi t'en étonner? Moi, j'ai accepté ton admiration facile et banale pour toutes les femmes tant soit peu belles qui passent devant toi. Tu es pressé d'aimer, et cependant, celle qui doit s'emparer de ton être ne s'est pas encore présentée à tes regards. Elle existe, sans doute, celle que Dieu a créée pour toi; elle t'attend, et toi tu la cherches. C'est ainsi que je m'explique tes amours insensés, tes brusques dégoûts, et toutes ces tortures de l'âme que tu appelles tes plaisirs. Mais, quant à moi, tu sais bien que j'avais rencontré la compagne de ma vie. Tu sais bien que je l'ai connue, tu sais bien que je l'aimerai toujours dans la tombe, comme je l'ai aimée sur la terre. Comme rien ne peut lui ressembler, comme personne ne me la rappellerait, je ne regarde pas, je ne cherche pas: je n'ai pas besoin d'admirer ce qui existe en dehors du type que je porte éternellement parfait, éternellement vivant dans ma pensée.

Salvator eut envie de contredire son ami; mais il craignit de le voir s'animer sur un pareil sujet, et retrouver, pour la discussion, une force fébrile qu'il redoutait plus pour lui que la langueur de la fatigue. Il se contenta de lui demander s'il était bien sûr de ne jamais aimer une autre femme.

—Comme Dieu lui-même ne saurait créer un second être aussi parfait que celui qu'il m'avait destiné dans sa miséricorde infinie, il ne permettra pas que je m'égare jusqu'à tenter d'aimer une seconde fois.

—La vie est longue, pourtant! dit Salvator d'un ton de doute involontaire, et ce n'est pas à vingt-quatre ans qu'on peut faire un pareil serment.

—On n'est pas toujours jeune à vingt-quatre ans! répondit Karol. Puis il soupira et tomba dans le silence de la méditation. Salvator vit qu'il avait réveillé cette idée d'une mort prématurée, dont son ami se nourrissait comme d'un poison. Il feignit de ne pas le deviner sur ce point, et il essaya de le distraire en lui montrant la jolie vallée dont le lac occupe le fond.

Le petit lac d'Iseo n'a rien de grandiose dans son aspect, et ses abords sont doux et frais comme une églogue de Virgile. Entre les montagnes qui forment ses horizons et les rides molles et lentes que la brise trace sur ses bords, il y a une zone de charmantes prairies, littéralement émaillées des plus belles fleurs champêtres que produise la Lombardie. Des tapis de safran d'un rose pur jonchent ses rives, où l'orage ne pousse jamais avec fracas la vague irritée. De légères et rustiques embarcations glissent sur des ondes paisibles, où s'effeuillent les fleurs du pêcher et de l'amandier.

Au moment où les deux jeunes voyageurs descendirent de voiture, plusieurs bateaux levaient leurs amarres, et les habitants des paroisses riveraines, que leurs chevaux et leurs charrettes avaient ramenés de la fête, s'élançaient, en riant et en chantant, sur ces esquifs qui devaient faire le tour du lac et descendre chaque groupe à son domicile. On poussait les charrettes toutes chargées d'enfants et de jeunes filles bruyantes sur les grosses barques; de jeunes couples sautaient sur les nacelles et se défiaient alla regata. Suivant l'habitude de la localité, pour empêcher les chevaux, fumants de sueur, de s'enrhumer durant la traversée, on les plongeait préalablement dans les eaux glaciales de la plage, et ces animaux courageux paraissaient prendre grand plaisir à cette immersion.

Karol s'assit sur une souche au bord de l'eau, pour contempler, non cette scène animée et pittoresque, mais les vagues horizons bleuâtres de la chaîne Alpestre. Salvator était entré dans la locanda pour choisir les chambres.

Mais il revint bientôt avec une figure contrariée: le gîte était abominable, brûlant, infect, encombré d'ivrognes et d'animaux qui se querellaient. Il n'y avait pas moyen de se reposer là des fatigues d'une journée de voyage.

Le prince, quoiqu'il souffrît plus que personne de l'angoisse d'une mauvaise nuit, prenait ordinairement ces sortes de contrariétés avec une insouciance stoïque. Cependant, cette fois, il dit à son jeune ami, avec un air d'inquiétude étrange: «J'avais un pressentiment que nous ferions mieux de ne pas venir coucher ici.»

—Un pressentiment à propos d'une mauvaise auberge? s'écria Salvator, que le fâcheux succès de son idée irritait un peu contre lui-même et par conséquent contre le prochain; ma foi, quand il s'agit d'éviter la vermine d'une sale locanda et la puanteur d'une laide cuisine, j'avoue que je n'ai point de ces subtiles perceptions et de ces avertissements mystérieux.

—Ne te moque pas de moi, Salvator, reprit le prince avec douceur, il ne s'agit point de ces puérilités-là, et tu sais fort bien que j'en prends mon parti mieux que toi-même.

—Eh! c'est peut-être à cause de toi que je n'en prends pas mon parti!

—Je le sais, mon bon Salvator; ne te tourmente donc pas, et partons!

—Comment, partons! nous avons faim, et il y a là du moins des truites superbes qui sautent dans la friture. Je ne me laisse pas décourager si vite, soupons d'abord, faisons-nous servir là, en plein air, sous ces caroubiers. Et puis je courrai tout le village et je trouverai bien une maison un peu plus propre que l'auberge, une chambre pour toi, au moins; fût-ce chez le médecin ou l'avocat de la contrée! Il y a bien un curé, ici!

—Ami, tu ne veux pas me comprendre, tu t'occupes d'enfantillages... Tu sais que je n'ai pas de caprices, n'est-il pas vrai? Eh bien! une seule fois, pardonne-m'en un bizarre... Je me sens mal ici; cet air m'inquiète, ce lac m'éblouit. Il y croît peut-être quelque herbe vénéneuse mortelle pour moi... Allons coucher ailleurs. J'ai un pressentiment sérieux que je ne devais pas venir ici. Quand les chevaux ont quitté la route de Venise et pris sur la gauche, il m'a semblé qu'ils résistaient: ne l'as-tu pas remarqué?—Enfin, ne me crois pas atteint de folie, ne me regarde pas d'un air effrayé; je suis calme, je suis résigné, si tu le veux, à de nouveaux malheurs... mais à quoi bon les braver, quand il est temps encore de les fuir?

Salvator Albani était effrayé, en effet, du ton sérieux et pénétré avec lequel Karol disait ces paroles étranges. Comme il le croyait plus faible qu'il ne l'était réellement, il s'imagina qu'il allait tomber gravement malade, et qu'un secret malaise l'en avertissait. Mais il ne pensait pas que le lieu y fût pour quelque chose, lorsque la nature, la race humaine, le ciel et la végétation étaient luxuriants autour de lui. Il ne voulait pourtant pas heurter son caprice, mais il se demandait si un nouveau relais, fourni à jeun et après une longue journée, ne hâterait pas l'explosion du mal.

Le prince vit son hésitation et se rappela ce que le bon Salvator avait déjà oublié, c'est qu'il mourait de faim. Dès lors, sacrifiant toute sa répugnance, et imposant silence à son imagination, il prétendit qu'il avait faim lui-même, et qu'avant de quitter Iseo, il fallait pourtant souper.

Cet accommodement rassura un peu Salvator. «S'il a faim, pensa-t-il, il n'est pas sous le coup d'une maladie imminente, et peut-être que cette pensée de détresse qui s'est emparée de lui est le résultat d'une faim excessive dont il ne se rendait pas compte, une sorte de défaillance morale et physique. Mangeons, et puis nous verrons!»

Le souper était meilleur que l'auberge ne semblait l'annoncer, et on le servit dans le jardin de l'hôtelier, sous une fraîche tonnelle, qui masquait un peu l'éclat du lac, et où Karol se sentit réellement plus calme. Grâce à la mobilité de son tempérament et de son humeur, il mangea avec plaisir et oublia l'inexplicable effroi qui l'avait saisi quelques instants auparavant.



Pendant que l'hôte leur servait le café, Salvator l'interrogea sur les habitants de la ville, et reconnut avec chagrin qu'il n'en connaissait pas un seul, et qu'il n'y avait guère moyen d'aller demander l'hospitalité dans une maison plus propre et plus paisible que la locanda.

—Ah! dit-il, en soupirant, j'ai eu une bien bonne amie, qui était de ce pays-ci, et qui m'en avait tant parlé que cela m'a peut-être influencé à mon insu, lorsque la fantaisie d'y venir coucher m'est venue. Mais je vois bien que ma pauvre Floriani en avait gardé un souvenir poétique tout à fait dénué de réalité. Il en est ainsi de tous nos souvenirs d'enfance.

—Sans doute que Votre Excellence, dit l'hôte, qui avait écouté les paroles de Salvator, veut parler de la fameuse Floriani, celle qui, de pauvre paysanne qu'elle était, est devenue riche et célèbre dans toute l'Italie?

—Vraiment oui, s'écria Salvator; vous l'avez peut-être connue autrefois ici, car je ne sache pas qu'elle soit revenue dans son pays depuis qu'elle l'a quitté toute jeune?

—Pardon, seigneurie. Elle est revenue il y a environ un an et elle y est à cette heure. Sa famille lui a tout pardonné, et ils vivent très-bien ensemble maintenant... Tenez, là-bas, sur l'autre rive du lac, vous pouvez voir d'ici la chaumière où elle a été élevée, et la jolie villa qu'elle a achetée tout à côté. Cela ne fait plus qu'une seule dépendance avec le parc et les prairies. Oh! c'est une bonne propriété, et elle l'a payée à beaux deniers comptants, au vieux Ranieri, vous savez... l'avare? le père de celui qui l'avait enlevée, de son premier amant?

—Vous en savez ou vous en supposez plus long que moi sur les aventures de sa jeunesse, répondit Salvator; moi je ne sais d'elle qu'une chose: c'est qu'elle est la femme la plus intelligente, la meilleure et la plus digne que j'ai rencontrée. Vive Dieu! elle est donc ici? Ah! la bonne nouvelle! Nous sommes sauvés, Karol; nous allons lui demander asile, et si tu veux être aimable pour moi, tu feras connaissance, de bonne grâce, avec ma chère Floriani. Mais on ne sait pas à Milan qu'elle habite ce pays-ci! On m'a dit que je la trouverais à Venise ou aux environs...



—Oh! elle vit comme cachée, dit l'hôte, c'est sa fantaisie du moment. Cependant, on la connaît bien ici, car elle fait du bien; elle est très-bonne, la signora!

—Eh vite, eh vite, une barque! s'écria Salvator, sautant de joie. Ah! l'agréable surprise! Et moi qui n'avais pas l'heureux pressentiment de la retrouver ici!

Ce mot fit tressaillir Karol.—Les pressentiments, dit-il, agissent sur nous à notre insu, et nous poussent où ils veulent.

Mais le pétulant Albani ne l'écoutait pas. Il s'agitait, il criait, il faisait approcher une barque, il y jetait une valise, il recommandait la voiture et les paquets à son domestique, qui devait rester à l'auberge d'Iseo, et il entraînait le jeune prince sur le plancher vacillant de la nacelle.

Il était si pressé d'arriver, et la vivacité de son caractère dominait si fort, en cet instant, la contrainte qu'il s'imposait souvent pour ne pas froisser la tristesse de son ami, qu'il prit un aviron et rama lui-même avec le batelier, chantant comme un oiseau, et menaçant, par le déchaînement de sa gaieté impétueuse, de faire chavirer le bateau.



IV.


Ce ne fut qu'à la moitié du lac qu'il remarqua un redoublement de pâleur sur le visage de Karol. Il quitta le gouvernail, et s'asseyant auprès de lui:—Cher prince, lui dit-il, tu es mécontent de moi, je le crains! Tu n'aurais pas voulu faire cette nouvelle connaissance... mais que veux-tu? en voyage, il faut bien un peu déroger à ses habitudes. Je t'avais promis de ne pas te tourmenter à cet égard... J'ai tout oublié... j'étais si content!

—Je te pardonne tout, j'accepte tout, répondit le prince avec calme. L'amitié vit de sacrifices. Tu m'en as tant fait, que je t'en dois bien quelques-uns... Quoique pourtant... J'espérais que tu ne me mènerais jamais chez une femme de mauvaise vie!

—Tais-toi, tais-toi, s'écria Salvator en lui saisissant la main avec force; ne te sers pas de ces mots qui froissent et qui blessent! Si un autre que toi parlait d'elle ainsi...

—Pardonne-moi, reprit Karol; je ne songeais pas qu'elle était..... qu'elle avait dû être ta maîtresse!

—Ma maîtresse, à moi! repartit Salvator avec vivacité; ah! je l'aurais bien voulu! mais elle en aimait un autre alors, et qui sait, d'ailleurs, si je lui aurais plu, quand même je l'aurais connue libre? Non, Karol, je n'ai pas été son amant; et, comme j'étais l'ami de celui qu'elle avait quand nous nous sommes connus (c'était un Foscari, un brave jeune homme!), comme je la savais loyale et fidèle, je n'ai jamais songé à la désirer. Oh! si elle vivait seule aujourd'hui, comme on me l'a dit à Milan... et si elle voulait m'aimer!... Mais non! Tiens, ne fronce pas le sourcil: je ne crois pas qu'il m'arrive de m'enflammer pour elle. Il y a bien longtemps que je ne l'ai vue. Elle n'est peut-être plus belle... Et d'ailleurs mon cœur et mes sens avaient pris l'habitude d'être calmes auprès d'elle. Mon imagination aurait un grand effort à faire pour passer de l'estime et du respect... Pourtant je ne suis pas hypocrite, je n'en voudrais pas jurer!... Quand l'amitié est immense, d'un homme à une femme... Mais probablement si elle vit seule, elle aime un absent. Il est impossible que cette généreuse créature vive sans amour; et, alors, je n'aurai pas une mauvaise pensée auprès d'elle. Je ne voudrais pour rien au monde perdre son amitié!...

—D'après toutes ces tergiversations, dit le prince avec un sourire mélancolique, je vois que je risque de te perdre, et que mon pressentiment de malheur pourrait bien n'être pas un rêve.

—Ton pressentiment! ah! tu y reviens! je l'avais oublié. Eh bien! s'il t'annonce que je vais m'arrêter chez une enchanteresse et que je te laisserai partir seul, il ment avec impudence. Non, non, Karol, ta santé, ton désir, notre voyage avant tout! Si ton pressentiment avait une figure, je lui donnerais un soufflet!

Les deux amis s'entretinrent encore quelques instants de la Floriani. Le prince, venant en Italie pour la première fois, ne l'avait jamais vue, et ne connaissait d'elle que la renommée de son talent et l'éclat de ses aventures. Salvator parlait d'elle avec enthousiasme; mais comme il ne faut pas toujours s'en rapporter aux amis, nous dirons nous-même au lecteur ce qu'il doit savoir, pour le moment, de notre héroïne.

Lucrezia Floriani était une actrice d'un talent pur, élevé, suffisamment tragique, toujours émouvant et sympathique quand elle jouait un rôle bien fait, exquis, admirable, dans tous les détails de pantomime, créations ingénieuses à l'aide desquelles l'acteur fait souvent valoir le vrai poëte, et trouve grâce pour le faux. Elle avait eu de grands succès, non-seulement comme actrice, mais encore comme auteur; car elle avait porté la passion de son art jusqu'à oser faire des pièces de théâtre; d'abord en collaboration avec quelques amis lettrés, et enfin seule et sous sa propre inspiration. Ses pièces avaient réussi, non qu'elles fussent des chefs-d'œuvre, mais parce qu'elles étaient simples, d'un sentiment vrai, bien dialoguées, et qu'elle les jouait elle-même. Elle ne s'était jamais fait nommer après les représentations; mais son secret, pour le coup, était celui de la comédie, et le public la nommait lui-même au milieu des couronnes et des applaudissements qu'il lui prodiguait.

A cette époque, et dans ce pays-là, la critique des journaux n'avait pas un grand développement. La Floriani avait beaucoup d'amis, on était indulgent pour elle. Le parterre des villes d'Italie lui décernait de bruyantes ovations de famille. On l'aimait; et s'il est probable que sa gloire d'auteur lui ait été très-bénévolement accordée, il est certain du moins que, par son caractère, elle méritait cette indulgence et cette affection. Il n'y eut jamais de personne plus désintéressée, plus sincère, plus modeste et plus libérale. Je ne sais plus si c'est à Vérone ou à Pavie qu'elle eut la direction d'un théâtre et forma une troupe. Elle se fit estimer de tous ceux qui traitèrent avec elle, adorer de ceux qui eurent besoin de son assistance, et le public l'en récompensa. Elle fit là d'assez bonnes affaires, et dès qu'elle se vit en possession d'une aisance assurée, elle quitta le théâtre, quoique dans tout l'éclat de son talent et de ses charmes. Elle vécut quelques années à Milan, dans un monde d'artistes et de littérateurs. Sa maison était agréable, et sa conduite tellement honorable et digne (ce qui ne veut pas dire qu'elle fût très-régulière), que des femmes du monde la fréquentèrent avec sympathie et même avec un certain sentiment de déférence.

Mais tout à coup elle quitta le monde et la ville, et se retira au bord du lac d'Iseo, où nous la retrouvons maintenant.

Au fond des motifs qui la poussèrent dans ces directions diverses, vers cet épanouissement de talent dramatique et littéraire, et vers ce dégoût subit du monde et du bruit, vers cette activité d'administration théâtrale, et vers cette paresse d'une vie champêtre; il y y avait, n'en doutez pas, une succession ininterrompue d'histoires d'amour. Je ne vous les raconterai pas maintenant, ce serait trop long et sans intérêt direct. Je ne perdrai pas de temps non plus à vous faire saisir les nuances d'un caractère aussi clair et aussi aisé à connaître que celui du prince Karol était chatoyant et indéfinissable. Vous apprécierez, comme vous l'entendrez, ce naturel élémentaire, limpide dans ses travers comme dans ses qualités. Il est certain que je ne vous cacherai rien de la Floriani, par pruderie et crainte de vous déplaire. Ce qu'elle avait été, ce qu'elle était, elle le disait à qui le lui demandait avec amitié. Et, si quelqu'un l'interrogeait par curiosité pure, avec des ménagements ironiques, pour se venger de cette impertinente bienveillance, elle prenait plaisir à le scandaliser par sa franchise.

Nous ne saurions la mieux définir qu'elle ne le fit elle-même un jour, en répondant en bon français à un vieux marquis:

—«Vous êtes un peu embarrassé, lui disait-elle, pour savoir de quel terme, reçu dans votre langue, vous pourriez qualifier une femme comme moi. Diriez-vous que je suis une courtisane? Je ne crois pas, puisque j'ai toujours donné à mes amants, et que je n'ai jamais rien reçu, même de mes amis. Je ne dois mon aisance qu'à mon travail, et la vanité ne m'a pas plus éblouie que la cupidité ne m'a égarée. Je n'ai eu que des amants, non-seulement pauvres, mais encore obscurs.

«Diriez-vous que je suis une femme galante? Les sens ne m'ont jamais emportée avant le cœur, et je ne comprends seulement pas le plaisir sans une affection enthousiaste.

«Enfin, suis-je une femme de mauvaise vie, de mœurs relâchées? Il faut savoir ce que vous entendez par là. Je n'ai jamais cherché le scandale. J'en ai peut-être fait sans le vouloir et sans le savoir. Je n'ai jamais aimé deux hommes à la fois; je n'ai jamais appartenu de fait et d'intention qu'à un seul pendant un temps donné, suivant la durée de ma passion. Quand je ne l'aimais plus, je ne le trompais pas. Je rompais avec lui d'une manière absolue. Je lui avais juré, il est vrai, dans mon enthousiasme, de l'aimer toujours; j'étais de la meilleure foi du monde en le jurant. Toutes les fois que j'ai aimé, ç'a été de si grand cœur, que j'ai cru que c'était la première et la dernière fois de ma vie.

«Vous ne pouvez pas dire pourtant que je sois une femme honnête. Moi, j'ai la certitude de l'être. Je prétends même, devant Dieu, être une femme vertueuse; mais je sais que, dans vos idées et devant l'opinion, c'est un blasphème de ma part. Je ne m'en soucie point; j'abandonne ma vie au jugement du monde, sans me révolter contre lui, sans trouver qu'il ait tort dans ses lois générales, mais sans reconnaître qu'il ait raison contre moi.

«Vous trouvez sans doute que je me traite fort bien, et que j'ai une belle dose d'orgueil? D'accord. J'ai un grand orgueil pour moi-même, mais je n'ai point de vanité; et on peut dire de moi tout le mal possible, sans m'offenser, sans m'affliger le moins du monde. Je n'ai pas combattu mes passions. Si j'ai bien ou mal fait, j'en ai été, et punie, et récompensée, par ces passions même. J'y devais perdre ma réputation, je m'y attendais, j'en ai fait le sacrifice à l'amour, cela ne regarde que moi. De quel droit les gens qui condamnent disent-ils que l'exemple est dangereux? Du moment que le coupable est condamné, il est exécuté. Il ne peut donc plus nuire, et ceux qui seraient tentés de l'imiter, sont suffisamment avertis par sa punition.»

Karol de Roswald et Salvator Albani débarquèrent à l'entrée du parc, auprès de la chaumière que l'aubergiste d'Iseo leur avait montrée. C'est dans cette cabane que la Floriani était née, et son père, un vieux pêcheur à cheveux blancs, l'occupait encore. Rien n'avait pu le décider à quitter cette pauvre demeure, où il avait passé sa vie et où l'habitude le retenait; mais il avait consenti à ce qu'elle fût réparée, assainie, solidifiée et mise à l'abri du flot par une jolie terrasse rustique tout ornée de fleurs et d'arbustes. Il était assis à sa porte parmi les iris et les glaïeuls, et occupait les derniers instants du jour à raccommoder ses filets; car, bien que son existence fût désormais assurée, et que sa fille veillât pieusement, non-seulement à tous ses besoins, mais encore à surprendre les rares fantaisies de superflu qu'il pouvait avoir, il gardait les habitudes et les goûts parcimonieux du paysan, et ne réformait aucun instrument de son travail, tant qu'il pouvait en faire encore le moindre usage.



V.


Karol remarqua la belle figure un peu dure de ce vieillard, et, ne songeant point que ce pût être le père de la signora, il le salua et se disposa à passer outre. Mais Salvator s'était arrêté à contempler la pittoresque chaumière et le vieux pêcheur qui, avec sa barbe blanche un peu jaunie par le soleil, ressemblait à une divinité limoneuse des rivages. Les souvenirs que, maintes fois, la Floriani lui avait retracés, les larmes aux yeux, et avec l'éloquence du repentir, repassèrent confusément dans son esprit; les traits austères du vieillard lui semblaient aussi conserver quelque ressemblance avec ceux de la belle jeune femme; il le salua par deux fois et alla essayer d'ouvrir la grille du parc, située à dix pas de là, non sans tourner plusieurs fois la tête vers le pêcheur, qui le suivait des yeux avec un air d'attention et de méfiance.

Quand celui-ci vit que les deux jeunes seigneurs tentaient réellement de pénétrer dans la demeure de la Floriani, il se leva et leur cria, d'un ton peu accueillant, qu'on n'entrait point là, et que ce n'était pas une promenade publique.

—Je le sais fort bien, mon brave, répondit Salvator; mais je suis un ami intime de la signora Floriani, et je viens pour la voir.

Le vieillard approcha et le regarda avec attention. Puis il reprit:—Je ne vous connais pas. Vous n'êtes pas du pays?

—Je suis de Milan, et je vous dis que j'ai l'honneur d'être lié avec la signora. Voyons, par où faut-il entrer?

—Vous n'entrerez pas comme cela! Vous attend-on? Savez-vous si on voudra vous recevoir? Comment vous nommez-vous?

—Le comte Albani. Et vous, mon brave, voulez-vous me dire votre nom? Ne seriez-vous pas, par hasard, un certain honnête homme, qu'on appelle Renzo..., ou Beppo..., ou Checco Menapace?

—Renzo Menapace, oui, c'est moi, en vérité, dit le vieillard on se découvrant, par suite de l'habitude qu'ont les gens du peuple de s'incliner, en Italie, devant les titres. D'où me connaissez-vous, signor? Je ne vous ai jamais vu.

—Ni moi non plus; mais votre fille vous ressemble, et je savais bien son véritable nom.

—Un meilleur nom que celui qu'ils lui donnent maintenant! mais enfin le pli en est pris, et ils l'appellent tous d'un nom de guerre! Ah ça! vous voulez donc la voir? Vous venez exprès?

—Mais, sans aucun doute, avec votre permission, J'espère qu'elle voudra bien nous recommander à vous, et que vous ne vous repentirez pas de nous avoir ouvert la porte. Je présume que vous en avez la clef?

—Oui, j'en ai la clef, et pourtant, Seigneuries, je ne peux vous ouvrir. Ce jeune seigneur est avec vous?...

—Oui, c'est le prince de Roswald, dit Salvator, qui n'ignorait pas l'ascendant des titres.

Le vieux Menapace salua plus profondément encore, quoique sa figure restât froide et triste.—Seigneurs, dit-il, ayez la bonté de venir chez moi et d'y attendre que j'aie envoyé mon serviteur prévenir ma fille, car je ne peux pas vous promettre qu'elle soit disposée à vous voir.

—Allons, dit Salvator au prince, il faut nous résigner à attendre. Il paraît que la Floriani a maintenant la manie de se cloîtrer; mais, comme je ne doute pas que nous ne soyons bien reçus, allons un peu voir sa chaumière natale. Ce doit être assez curieux.

—Il est fort curieux, en effet, qu'elle habite un palais, aujourd'hui, et qu'elle laisse son père sous le chaume, répondit Karol.

—Plaît-il, seigneur prince? dit le vieillard, qui se retourna, d'un air mécontent, à la grande surprise des deux jeunes gens; car ils avaient l'habitude de parler allemand ensemble, et Karol s'était exprimé dans cette langue.

—Pardonnez-moi, reprit Menapace, si je vous ai entendu; j'ai toujours eu l'oreille fine, et c'est pour cela que j'étais le meilleur pêcheur du lac, sans parler de la vue, qui était excellente, et qui n'est pas encore trop mauvaise.

—Vous entendez donc l'allemand? dit le prince.

—J'ai servi longtemps comme soldat, et j'ai passé des années dans votre pays. Je ne pourrais pas bien parler votre langue, mais je l'entends encore un peu, et vous me permettrez de vous répondre dans la mienne. Si je n'habite pas le palais de ma fille, c'est que j'aime ma chaumière, et si elle n'habite pas ma chaumière avec moi, c'est que le local est trop petit, et que nous nous gênerions l'un l'autre. D'ailleurs, j'ai l'habitude de demeurer seul, et c'est à mon corps défendant que je souffre auprès de moi le serviteur qu'elle a voulu me donner, sous prétexte qu'à mon âge, on peut avoir besoin d'un aide. Heureusement c'est un bon garçon; je l'ai choisi moi-même, et je lui apprends l'état de pêcheur. Allons, Biffi, quitte un moment ton souper, mon enfant, et va dire à la signora que deux seigneurs étrangers demandent à la voir.—Vos noms encore une fois, s'il vous plaît, Seigneuries?

—Le mien suffira, répondit Albani, qui avait suivi avec Karol le vieux Menapace jusqu'à l'entrée de sa cabane. Il tira de son portefeuille une carte de visite qu'il remit au jeune gars, chargé du service du pêcheur. Biffi partit à toutes jambes, après que son maître lui eut remis une clef qu'il tenait cachée dans sa ceinture.

—Voyez-vous, Seigneuries, dit Menapace à ses hôtes en leur présentant des chaises rustiques qu'il avait garnies et tressées lui-même avec les herbes aquatiques du rivage, il ne faut pas croire que je ne sois pas bien traité par ma fille. Sous le rapport de l'assistance, de l'amitié et des soins, je n'ai qu'à me louer d'elle. Seulement, vous comprenez? je ne peux pas changer de manière de vivre à mon âge, et tout l'argent quelle m'envoyait, lorsqu'elle était au théâtre, je l'ai employé un peu plus utilement qu'à me bien loger, à me bien habiller et à me bien nourrir. Ces choses-là ne sont pas dans mes goûts. J'ai acheté de la terre, parce que cela est bon; cela reste, et cela lui reviendra quand je n'y serai plus. Je n'ai pas d'autre enfant qu'elle. Elle n'aura donc pas à se repentir de tout ce qu'elle a fait pour moi. Son devoir était de me faire part de sa richesse; elle l'a toujours rempli; le mien est de faire prospérer cet argent-là, de le bien placer et de le lui restituer en mourant. J'ai toujours été l'esclave du devoir.

Cette façon étroite et intéressée du vieillard d'envisager ses rapports avec sa fille, fit sourire Salvator.

—Je suis bien sûr, dit-il, que votre fille ne compte pas de cette sorte avec vous, et qu'elle ne comprend rien à votre système d'économie.

—Il n'est que trop vrai qu'elle n'y comprend rien, la pauvre tête, répondit Menapace avec un soupir, et si je l'écoutais, je mangerais tout, je mènerais une vie de prince, comme elle, avec elle, et avec tous ceux à qui elle jette l'argent à pleines mains. Que voulez-vous? nous ne pouvons pas nous entendre là-dessus. Elle est bonne, elle m'aime, elle vient me voir dix fois le jour, elle m'apporte tout ce qu'elle peut imaginer pour me faire plaisir. Si je tousse ou si j'ai mal à la tête, elle passe les nuits auprès de moi. Mais tout cela n'empêche pas qu'elle n'ait un grand défaut et qu'elle ne soit pas bonne mère, comme je le voudrais!

—Comment! elle n'est pas bonne mère? s'écria Salvator, qui avait bien de la peine à garder son sérieux devant la morale parcimonieuse du paysan. Je l'ai vue au sein de sa famille, et je pense que vous vous trompez, signor Menapace!

—Oh! si vous trouvez qu'une bonne mère de famille doive caresser, soigner, amuser, gâter ses enfants, et pas davantage, soit; mais je ne suis pas content de voir qu'on ne leur refuse jamais rien, qu'on habille les petites filles comme des princesses, avec des robes de soie, qu'on permette au garçon d'avoir déjà des chiens, des chevaux, une barque, un fusil, comme à un homme! Ce sont de bons enfants, j'en conviens, et très-jolis; mais ce n'est pas une raison pour leur donner tout ce qu'ils veulent, comme si cela ne coûtait rien! Je vois bien qu'on va manger au moins trente mille francs par an dans la maison, tant en plaisirs et en maîtres aux enfants qu'en livres, en musique, en promenades, en cadeaux, en folies de tout genre. Et les aumônes donc! C'est scandaleux! Tous les estropiés, tous les vagabonds du pays ont appris le chemin de la maison, qu'ils ne connaissaient guère, certes, du temps du vieux Ranieri, l'ancien propriétaire! Voilà un homme qui entendait bien ses intérêts, et qui faisait des économies dans sa terre, tandis que ma fille s'y ruinera si elle ne m'écoute!

L'avarice du vieillard causait un profond dégoût au prince; mais Salvator s'en amusait plus qu'il n'en était indigné. Il connaissait bien la nature du paysan, cette âpreté à conserver, cette dureté envers soi-même, cette soif d'acquérir des fonds sans jamais jouir des revenus, cette crainte de l'avenir qui s'étend pour les vieillards laborieux et pauvres au delà du tombeau. Il ne put cependant se défendre d'un peu de mécontentement en entendant Menapace invoquer le souvenir du vieux Ranieri, qui avait joué un si vilain rôle dans l'histoire de la Floriani.

—Ce Ranieri, si je me souviens bien de ce que m'a raconté Lucrezia, dit-il, était un ignoble ladre. Il avait maudit, et voulait déshériter son fils, parce que celui-ci voulait épouser votre fille!

—Il nous a causé du chagrin, c'est vrai, reprit le vieillard sans s'émouvoir; mais à qui la faute? A ce jeune fou, qui voulait épouser une pauvre paysanne. Dans ce temps-là, la Lucrezia n'avait rien; elle avait appris de sa marraine, madame Ranieri, bien des choses inutiles, la musique, les langues, la déclamation....

—.... Choses qui lui ont assez bien servi depuis, pourtant! dit Salvator en l'interrompant.

—Choses qui l'ont perdue! reprit l'inflexible vieillard. Il eût mieux valu que la vieille Ranieri, qui ne pouvait rien lui donner pour l'établir, ne l'eût pas prise en si grande amitié, et qu'elle l'eût laissée paysanne, raccommodeuse de filets, fille de pêcheur, comme elle l'était, et femme de pêcheur, comme elle pouvait le devenir. Car j'en savais un bon, qui avait une bonne maison, deux grandes barques, un joli pré, des vaches... Oui! oui! un excellent parti, Pietro Mangiafoco, qui l'aurait épousée si elle avait voulu entendre raison. Au lieu qu'en l'instruisant et en la rendant si belle et si savante, sa marraine a été cause de tout le mal qui s'en est suivi. Memmo Ranieri, son fils, est devenu fou de Lucrezia, et, ne pouvant pas l'épouser, il l'a enlevée. C'est comme cela que ma fille a été séparée de moi, et c'est pour cela que, pendant douze ans, je n'ai pas voulu entendre parler d'elle.

—Si ce n'est pour recevoir l'argent qu'elle lui envoyait! dit Salvator à Karol, oubliant que le pêcheur entendait l'allemand.

Mais cette réflexion ne blessa nullement le vieillard.

—Sans doute, je le recevais, je le plaçais et je le faisais valoir, reprit-il. Je savais qu'elle menait grand train et qu'elle serait peut-être fort aise, un jour, de trouver de quoi vivre, après avoir mangé tout ce qu'elle gagnait. Car, que n'a-t-elle pas gagné? Des millions, à ce qu'on dit! Et que n'a-t-elle pas donné, gaspillé? Ah! c'est une malédiction d'avoir un pareil caractère!

—Oui, oui, c'est un monstre! s'écria Salvator en riant: mais, en attendant, il me semble que le vieux Ranieri a été bien mal avisé de ne pas vouloir la marier avec son fils; il l'aurait fait s'il eût pu deviner que cette petite paysanne gagnerait des millions avec son talent!

—Oui! il l'eût fait, dit Menapace avec le plus grand calme, mais il ne pouvait le deviner; et, en se refusant à un mariage si disproportionné, il était dans son droit: il avait raison, tout autre eût fait comme lui, et moi-même à sa place!

—De sorte que vous ne le blâmez pas, et que peut-être vous êtes resté en fort bons termes avec lui, tandis que son fils séduisait votre fille, faute de pouvoir arracher le consentement du vieux ladre?

—Le vieux ladre, l'avarone, comme on l'appelait, était dur, j'en conviens; mais enfin il était juste, et ce n'était pas un mauvais voisin. Il ne m'a jamais fait de bien ni de mal. En voyant que je ne pardonnais point à ma fille, il m'avait pardonné d'être son père. Et, quant à son fils, il lui a pardonné aussi, quand il a abandonné Lucrezia pour faire un bon mariage.

—Et vous, lui avez-vous pardonné, à ce fils, digne de son père?

—Je ne devais pas lui pardonner, quoique, après tout, il fût dans son droit; il n'avait rien promis par écrit à ma fille; c'est elle qui eut tort de se fier à son amour, et quand il l'a quittée, ils avaient des dettes; elle avait fait de mauvaises affaires dans son entreprise de théâtre, au commencement... D'ailleurs, il est mort, et Dieu est son juge! Mais, pardon! Excellences, j'ai laissé mes filets au bord de l'eau, et s'il venait de l'orage, cette nuit, ils pourraient bien s'en aller. Il faut que je les retire. Ce sont encore de bons filets, et qui prennent du poisson. J'en fournis la table de ma fille, mais elle le paie, da! je ne donne rien pour rien! et je lui dis... «Mange, mange... fais manger tes enfants; heureusement pour eux, ils retrouveront ce poisson-là dans ma bourse!»



VI.


—Quelle ignoble nature! dit Karol quand Menapace se fut éloigné.

—C'est la nature humaine dans sa nudité, répondit Salvator. C'est le vrai type de l'homme de peine. Prévoyance sans lumière, probité sans délicatesse, bon sens dépourvu d'idéal, cupidité honnête, mais laide et triste.

—C'est trop peu dire, reprit le prince. Il y a là une immoralité odieuse, et je ne comprends pas que la signora Floriani puisse vivre avec ce spectacle sous les yeux.

—Je présume que lorsqu'elle est venue le chercher, elle ne s'attendait pas à y trouver tant de vile prose. La noble femme, dans son souvenir poétique du vieux père et de la cabane de roseaux, aspirait sans doute à la vie champêtre, au retour de l'innocence patriarcale, à une touchante réconciliation avec ce vieillard qui l'avait maudite, et qu'elle ne nommait qu'en pleurant. Mais il y a peut-être plus de vertu encore à rester ici qu'à y être venue, et, sans doute, elle comprend, elle tolère et elle aime quand même.

—Comprendre et tolérer, cela n'est pas d'une âme délicate; à sa place, je comblerais bien ce vieil avare de bienfaits, mais je ne saurais vivre à ses côtés sans une mortelle souffrance; l'idée seule d'un tel malheur me révolte et me navre.

—Et où vois-tu donc tant de perversité? Cet homme ne comprend pas le luxe, et la libéralité qui vient avec l'aisance dans les bonnes âmes. Il est trop vieux pour sentir que posséder et donner vont ensemble. Il amasse ce qu'il reçoit de sa fille pour le conserver à ses petits-enfants.

—Elle a donc des enfants?

—Elle en avait deux, peut-être en a-t-elle davantage maintenant.

—Et son mari?... dit Karol avec hésitation, ou est-il?

—Elle n'a jamais été mariée que je sache, répondit tranquillement Salvator.

Le prince garda le silence, et Salvator, devinant ce qu'il pensait, ne sut que dire pour l'en distraire. Certes, il n'y avait pas de bonnes excuses à donner pour ce fait.

—Ce qui explique une conduite abandonnée aux hasards de la vie, reprit Karol au bout d'un instant, c'est l'absence de notions honnêtes dans la première jeunesse. Pouvait-elle en recevoir d'un père qui n'a pas même le sentiment du point d'honneur, et qui, dans tous les désordres de sa fille, n'a vu que l'argent qu'elle gagnait et qu'elle dépensait?

—Tels sont les hommes vus de près, telle est la vie dépouillée de prestige! répondit philosophiquement Salvator. Quand la bonne Floriani me parlait de sa première faute, elle s'accusait seule, et ne se souvenait pas des travers, probablement insupportables, de son père, qui eussent pu cependant lui servir d'excuse. Quand elle parlait de lui, elle vantait, en la déplorant, l'obstination de son courroux. Elle l'attribuait à une vertu antique, à des préjugés respectables. Elle disait, je m'en souviens, que lorsqu'elle serait dégagée de tous les liens du siècle et de toutes les chaînes de l'amour, elle irait se jeter à ses pieds et se purifier auprès de lui. Eh bien! la pauvre pécheresse! elle aura trouvé un sauveur bien indigne d'un si beau repentir, et cette déception n'a pas dû être une des moindres de sa vie. Les grands cœurs voient toujours en beau. Ils sont condamnés à se tromper sans cesse.

—Les grands cœurs peuvent-ils résister à beaucoup d'expériences fâcheuses? dit Karol.

—Le plus ou moins de dommage qu'ils y reçoivent prouve leur plus ou moins de grandeur.

—La nature humaine est faible. Je crois donc que les âmes véritablement attachées aux principes ne devraient pas chercher le péril. Es-tu bien décidé, Salvator, à passer quelques jours ici?

—Je n'ai point parlé de cela; nous n'y resterons qu'une heure, si tu veux.

En cédant toujours, Salvator gouvernait Karol, du moins quant aux choses extérieures, car le prince était généreux et immolait ses répugnances par un principe de savoir-vivre qu'il portait jusque dans l'intimité la plus étroite.

—Je veux ne te contrarier en rien, répondit-il, et t'imposer une privation, te causer un regret me serait insupportable; mais promets-moi du moins, Salvator, de faire un effort sur toi-même pour ne pas devenir amoureux de cette femme?

—Je te le promets, répondit Albani en riant; mais autant en emportera le vent, si ma destinée est de devenir son amant après avoir été son ami.

—Tu invoques la destinée, reprit Karol, lorsqu'elle est entre tes mains! Ici ta conscience et ta volonté doivent seules te préserver.

—Tu parles des couleurs comme un aveugle, Karol. L'amour rompt tous les obstacles qu'on lui présente, comme la mer rompt ses digues. Je puis te jurer de ne pas rester ici plus d'une nuit, mais je ne puis être certain de n'y pas laisser mon cœur et ma pensée.

—Voilà donc pourquoi je me sens si faible et si abattu, ce soir! dit le prince. Oui, ami, j'en reviens toujours à cette terreur superstitieuse qui s'est emparée de moi lorsque j'ai jeté les yeux sur ce lac, même de loin! Quand nous sommes descendus dans le bateau qui vient de nous transporter ici, il m'a semblé que nous allions nous noyer, et tu sais pourtant que je n'ai pas la faiblesse de craindre les dangers physiques, que je n'ai pas de répugnance pour l'eau et que j'ai vogué tranquillement hier avec toi pendant tout le jour, et même par un bel orage, sur le lac de Côme. Eh bien! je me suis aventuré sur la surface tranquille de celui-ci avec la timidité d'une femme nerveuse. Je ne suis que rarement sujet à ces sortes de superstitions, je ne m'y abandonne pas, et la preuve que je sais y résister, c'est que je ne t'en ai rien dit; mais la même inquiétude vague d'un danger inconnu, d'un malheur imminent pour toi ou pour moi me poursuit jusqu'à cette heure. J'ai cru voir passer dans ces flots des fantômes bien connus, qui me faisaient signe de rétrograder. Les reflets d'or du couchant prenaient, dans le sillage de la barque, tantôt la forme de ma mère, tantôt les traits de Lucie. Les spectres de toutes mes affections perdues se plaçaient obstinément entre nous et ce rivage. Je ne me sens pas malade, je me méfie de mon imagination... et, pourtant, je ne suis pas tranquille; cela n'est pas naturel.

Salvator allait essayer de prouver que cette inquiétude était un phénomène tout nerveux, résultant de l'agitation du voyage, lorsqu'une voix forte et vibrante fit entendre ces mots derrière la chaumière: «Où est-il, où est-il, Biffi?»

Salvator fit un cri de joie, s'élança sur la terrasse, et Karol le vit recevoir dans ses bras une femme qui lui rendait avec effusion une embrassade toute fraternelle.

Ils se parlèrent en s'interrogeant et en se répondant avec vivacité dans ce dialecte lombard que Karol n'entendait pas aussi rapidement que l'italien véritable. Le résultat de cet échange de paroles serrées et contractées fut que la Floriani se retourna vers le prince, lui tendit la main, et, sans s'apercevoir qu'il ne s'y prêtait pas de bien bonne grâce, elle la lui pressa cordialement, en lui disant qu'il était le bienvenu, et qu'elle se ferait un grand plaisir de le recevoir.

—Je te demande pardon, mon bon Salvator, dit-elle en riant, de t'avoir laissé faire antichambre dans le manoir de mes ancêtres; mais je suis exposée ici à la curiosité des oisifs, et, comme j'ai toujours quelque grand projet de travail en tête, je suis forcée de m'enfermer comme une nonne.

—Mais c'est qu'on dit que vous avez presque pris le voile et prononcé des vœux depuis quelque temps, dit Salvator en baisant à plusieurs reprises la main qu'elle lui abandonnait. Ce n'est qu'en tremblant que j'ai osé venir vous relancer dans votre ermitage.

—Bien, bien, reprit-elle, tu te moques de moi et de mes beaux projets. C'est parce que je ne veux pas recevoir de mauvais conseils que je me cache, et que j'ai fui tous mes amis. Mais puisque la fortune t'amène auprès de moi, je n'ai pas encore assez de vertu pour te renvoyer. Viens, et amène ton ami. J'aurai au moins le plaisir de vous offrir un gîte plus confortable que la locanda d'Iseo.—Est-ce que tu ne reconnais pas mon fils, que tu ne l'embrasses pas?

—Eh non! je n'osais pas le reconnaître, dit Salvator en se retournant vers un bel enfant de douze ans qui gambadait autour de lui avec un chien de chasse. Comme il a grandi, comme il est beau! Et il pressa dans ses bras l'enfant qui ne savait plus son nom. Et l'autre? ajouta Salvator, la petite fille?

—Vous la verrez tout à l'heure, ainsi que sa petite sœur et mon dernier garçon.

—Quatre enfants! s'écria Salvator.

—Oui, quatre beaux enfants, et tous avec moi, malgré ce qu'on peut en dire. Vous avez fait connaissance avec mon père pendant qu'on venait m'appeler? Vous voyez, c'est lui qui est mon gardien de ce côte. Personne n'entre sans sa permission. Bonsoir, père, pour la seconde fois. Venez-vous déjeuner demain avec nous?

—Je n'en sais rien, je n'en sais rien, dit le vieillard. Vous serez assez de monde sans moi.

La Floriani insista, mais son père ne s'engagea à rien, et il la tira à l'écart pour lui demander s'il lui fallait du poisson. Comme elle savait que c'était sa monomanie de lui vendre le produit de sa pêche, et même de le lui vendre cher, elle lui fit une belle commande et le laissa enchanté. Salvator les observait à la dérobée; il vit que la Floriani prenait très-philosophiquement son parti et même gaiement, de ces travers prosaïques.

La nuit était venue, et Karol, ni même son ami (à qui les traits de la Floriani étaient cependant assez connus), ne pouvaient bien distinguer son visage. Elle ne parut au prince ni majestueuse dans sa taille, ni élégante dans ses manières, comme on eût pu l'attendre d'une femme qui avait représenté si bien les grandes dames et les reines de théâtre. Elle était plutôt petite et un peu grasse. Sa voix avait beaucoup de sonorité, mais c'était une voix trop vibrante pour les oreilles du prince. Si une femme eût parlé ainsi dans un salon, tous les yeux se fussent portés sur elle, et c'eût été de fort mauvais goût.

Ils traversèrent le parc et le jardin avec Biffi, qui portait la valise, et ils pénétrèrent dans une grande salle d'un style simple et noble, soutenue par des colonnes doriques et revêtue de stuc blanc. Il y avait beaucoup de lumières et de fleurs aux quatre angles, d'où s'élançaient de brillants filets d'eau, amenés à peu de frais du lac voisin.

—Vous êtes étonnés peut-être de tant de clarté inutile, dit la Floriani en voyant l'agréable surprise que ce beau salon causait à Salvator: mais c'est la seule fantaisie que j'aie gardée du théâtre. Même dans la solitude, j'aime un local vaste et brillant de lumières. J'aime aussi la clarté des étoiles; mais un appartement sombre m'attriste.

La Floriani, à qui cette maison rappelait des souvenirs à la fois doux et cruels, y avait fait beaucoup de changements et d'embellissements. Elle n'y avait laissé intacts que la chambre habitée jadis par sa marraine, madame Ranieri, et un parterre réservé, où cette excellente femme cultivait des fleurs et lui avait enseigné à les aimer. La Ranieri avait tendrement aimé Lucrezia; elle avait fait son possible pour obtenir que le vieux procureur avare, dont elle avait le malheur d'être la femme et l'esclave, unît son fils à la jeune paysanne instruite. Mais elle avait échoué; toute cette famille avait disparu. La Floriani chérissait la mémoire des uns, pardonnait à celle des autres, et, après beaucoup d'émotion, elle s'était habituée à vivre là, sans trop se rappeler le passé. C'est parce qu'elle avait fait plusieurs améliorations de nécessité et de goût à cette résidence, d'ailleurs fort simple, que le vieux Menapace, qui ne concevait pas ses besoins d'élégance, d'harmonie et de propreté, l'accusait de s'y ruiner. L'aspect de ce salon plut aussi à Karol. Cette sorte de luxe italien qui s'attache à la satisfaction des yeux, à la beauté des lignes et à l'élégance monumentale plus qu'à la profusion, à la commodité et à la richesse des meubles, était précisément dans ses goûts et répondait à l'idée qu'il se faisait d'une existence à la fois fière et simple. Suivant son habitude de ne pas vouloir sonder trop avant l'âme d'autrui, et de regarder le cadre plutôt que d'étudier l'image, il chercha, dans les habitudes extérieures de la Floriani, de quoi se consoler de ce qu'il jugeait devoir être scandaleux et coupable dans ses mœurs intimes. Mais tandis qu'il admirait les murailles claires et brillantes, les fontaines limpides et les fleurs exotiques, Salvator avait une bien autre préoccupation. Il regardait la Floriani avec inquiétude et avec avidité. Il craignait de ne plus la trouver belle, et peut-être aussi, en songeant au serment qu'il avait fait de partir le lendemain, le désirait-il un peu.

Dès qu'il la vit suffisamment éclairée, il s'aperçut, en effet, d'une notable altération dans sa fraîcheur et dans sa beauté. Elle avait pris quelque embonpoint; le coloris délicat de ses joues avait fait place à une pâleur unie; ses yeux avaient perdu une partie de leur éclat, ses traits avaient changé d'expression; en un mot, elle était moins vivante, moins animée, quoiqu'elle parût plus active et mieux portante que jamais. Elle n'aimait plus: c'était une autre femme, et il fallait quelques instants pour refaire connaissance avec elle.

La Floriani avait alors trente ans: il y en avait quatre ou cinq que Salvator ne l'avait vue. Il l'avait laissée au milieu des émotions du travail, de la passion et de la gloire. Il la retrouvait mère de famille, campagnarde, génie retraité, étoile pâlie.

Elle s'aperçut vite de l'impression que ce changement faisait sur lui; car ils s'étaient pris par la main et se regardaient attentivement, elle, avec un sourire calme et radieux, lui, avec un sourire inquiet et mélancolique.

—Eh bien, lui dit-elle d'un ton de franchise et de résolution sans arrière-pensée, nous sommes changés tous les deux, n'est-ce pas? et nous avons quelque chose à corriger dans nos souvenirs? Ce changement est tout à ton avantage, cher comte. Tu as beaucoup gagné. Tu étais un aimable et intéressant jeune homme: te voilà jeune homme encore, mais homme fait; plus brun, plus fort, avec une belle barbe noire, des yeux superbes, une chevelure de lion, un air de puissance et de triomphe. Tu es dans le plus beau moment d'épanouissement de ta vie, et tu en jouis grandement, cela se voit dans ton regard plus assuré et plus brillant qu'il ne l'était autrefois. Tu t'étonnes d'être plus beau que moi aujourd'hui; tu te rappelles le temps où tu croyais que c'était le contraire. Il y a deux raisons à cela: c'est que tu es moins enthousiaste, et que je suis moins jeune. Je vais descendre la pente que tu n'as pas fini de gravir. Tu levais la tête pour me regarder, et, à présent, tu te courbes pour me chercher au-dessous de toi, sur le revers de la vie. Ne me plains pas pourtant! je crois que je suis plus heureuse dans mon nuage que tu ne l'es dans ton soleil.



VII.


La Floriani avait dans la voix un charme particulier. C'était, à la vérité, une voix trop forte pour une femme du monde, mais parfaitement fraîche encore, et on ne sentait rien, dans le timbre, de l'abus de la parole en public. Il y avait surtout, dans son accent, une franchise qui ne laissait jamais l'ombre du doute sur la sincérité du sentiment qu'elle exprimait, et dans sa diction, qui avait toujours été aussi naturelle sur la scène que dans l'intimité, rien ne rappelait la déclamation et l'emphase des planches. Pourtant, cela était accentué et empreint d'une forte vitalité. A la justesse des intonations, Karol sentit qu'elle avait dû être une actrice parfaite et d'un sympathique irrésistible. Ce fut dans ce sens qu'il exerça son approbation, bien décidé qu'il était à ne voir d'intéressant en elle que l'artiste.

Salvator la savait trop sincère par nature pour affecter le détachement d'elle-même. Il pensa seulement qu'elle se faisait illusion, et il chercha ce qu'il pourrait lui dire pour atténuer l'effet un peu cruel de son premier regard. Mais, dans ces cas-là, on ne peut rien trouver d'assez délicat pour consoler une femme de sa défaite, et il ne sut rien faire de mieux que de l'embrasser, en lui disant qu'elle aurait encore des amants à cent ans, s'il lui plaisait d'en avoir.

—Non, dit-elle en riant; je ne recommencerai pas Ninon de Lenclos. Pour ne pas vieillir, il faut être oisive et froide. L'amour et le travail ne permettent pas de se conserver ainsi. J'espère garder mes amis, voilà tout. C'est bien assez.

En ce moment, deux petites filles charmantes s'élancèrent dans le salon, en criant que le souper était servi. Les deux voyageurs, ayant pris le leur à Iseo, exigèrent que la Floriani se mit à table avec ses enfants. Salvator prit dans ses bras la petite fille qu'il connaissait et celle qu'il ne connaissait pas, et les porta dans la salle à manger. Karol, qui craignait d'être gênant, resta dans le salon. Mais ces deux pièces étaient contiguës; la porte resta ouverte, et les murs de stuc étaient sonores. Quoiqu'il désirât rester plongé dans son monde intérieur, et ne prendre aucune part à ce qui se passerait autour de lui dans cette maison, il voyait et entendait tout, et même il écoutait, quoiqu'il en eût une sorte de dépit contre lui-même.

—Ah ça! disait Salvator en s'asseyant à table à côté des enfants (et Karol remarqua que, lorsqu'il n'était pas dans sa présence immédiate, il ne se gênait plus pour tutoyer la Floriani), permets-moi de servir tes enfants et toi; voilà déjà que je les adore, ces marmots, comme autrefois, et même cette charmante petite fée blonde qui n'était pas née de mon temps. Il n'y a que toi, Lucrezia, pour faire tout mieux que tout le monde, même les enfants!

—Tu pourrais bien dire surtout les enfants! répondit-elle; Dieu m'a bénie sous ce rapport: ils sont aussi bons et aimables et faciles à élever qu'ils sont frais et bien portants. Ah! tiens, en voici encore un qui vient nous dire bonsoir. Encore une connaissance à faire, Salvator!

Karol qui, après avoir essayé de parcourir une gazette, s'était mis à marcher dans le salon, jeta involontairement les yeux vers la salle à manger, et y vit entrer une belle villageoise qui portait dans ses bras un enfant endormi.

—Voilà une superbe nourrice! s'écria Salvator ingénument.

—Tu la calomnies, dit la Floriani; dis plutôt une vierge du Corrége portant il divino bambino. Mes enfants n'ont pas eu d'autre nourrice que moi, et les deux premiers ont souvent pressé mon sein dans la coulisse, entre deux scènes. Je me souviens qu'une fois le public me rappelait avec tant de despotisme après la première pièce, que j'ai été forcée de venir le saluer avec mon enfant sous mon châle. Les deux derniers ont été élevés plus paisiblement. Ce petit-là est sevré depuis longtemps. Vois! c'est un enfant de deux ans.

—Ma foi, le dernier que je vois me semble toujours le plus beau, dit Salvator en prenant le bambino des mains de la servante. C'est un vrai chérubin! j'ai bien envie de l'embrasser, mais j'ai peur de le réveiller.

—Ne crains rien: les enfants qui se portent bien et qui jouent toute la journée au grand air ont le sommeil dur. Il ne faut pas les priver d'une bonne caresse; quand cela ne leur fait pas plaisir, cela leur porte bonheur.

—Ah! oui, c'est la superstition, à toi! dit Salvator. Je m'en souviens! Elle est tendre, et je l'aime, cette idée-là. Tu l'étends jusqu'aux morts, et je me rappelle ce pauvre machiniste que la chute d'un décor avait tué pendant une de tes représentations...

—Ah! oui, le pauvre homme! Tu étais là... C'est du temps de ma direction.

—Et toi, courageuse, excellente, tu l'avais fait porter dans ta loge, où il rendit le dernier soupir. Quelle scène!

—Oui, certes, plus terrible que celle que je venais de jouer devant le public. Mon costume fut couvert du sang de ce malheureux!

—Quelle vie que la tienne! Tu n'eus pas le temps de changer, la pièce marchait, tu reparus sur le théâtre, et on crut que ce sang faisait partie du drame.

—C'était un pauvre père de famille. Sa femme était là, et de la scène je l'entendais crier et gémir dans ma loge. Il faut être de fer pour résister à la vie de comédienne.

—Tu es de fer, en apparence, mais je ne connais pas d'entrailles plus humaines et plus compatissantes que les tiennes. Je me souviens qu'après la représentation, lorsqu'on emporta ce cadavre, tu t'approchas de lui et tu lui donnas un baiser au front, disant que cela aiderait son âme à entrer dans le repos. Les autres actrices, entraînées par ton exemple, en firent autant, et moi-même, pour te plaire, j'eus ce courage, bien que les hommes en aient moins en pareil cas que les femmes. Eh bien! cela était bizarre et ressemblait à une folie; mais les choses de cœur vont au cœur. Sa femme, à qui tu assurais une pension, fut encore plus sensible à ce baiser de toi, belle reine, donné au cadavre sanglant d'un affreux ouvrier... (car il était affreux!) qu'à tous tes bienfaits; elle embrassa tes genoux, elle sentit que tu venais d'illustrer son mari, et qu'il ne pouvait pas aller en enfer avec un baiser de toi sur le front.

Les yeux du fils aîné de la Floriani brillèrent comme des escarboucles pendant ce récit.

—Oui, oui, s'écria ce bel enfant, qui avait les traits purs et la physionomie intelligente de sa mère, j'étais là aussi, moi, et je n'ai rien oublié. Cela s'est passé comme tu le dis, Signor; et moi aussi, j'ai embrassé le pauvre Giananton!

—C'est bien, Célio, dit la Floriani en embrassant son fils, il ne faut pas trop se rappeler ces émotions-là; elles étaient bien fortes pour ton âge; mais il ne faut pas non plus les oublier. Dieu nous défend d'éviter le malheur et la souffrance des autres; il faut toujours être tout prêt à y courir, et ne jamais croire qu'il n'y ait rien à faire. Tu vois, quand ce ne serait que bénir les morts et consoler un peu ceux qui pleurent! C'est ta manière de voir, n'est-ce pas, Célio?

—Oui! dit l'enfant avec l'accent de franchise et de fermeté qu'il tenait de sa mère; et il l'embrassa si fort et de si grand cœur, qu'il laissa un instant, sur son cou rond et puissant, la marque de ses vigoureuses petites mains.

La Floriani ne fit pas attention à la rudesse de cette étreinte, et ne lui en sut pas mauvais gré. Elle continua de souper avec grand appétit; mais toujours occupée de ses enfants, tout en parlant avec animation à Salvator, elle veillait à ce qu'il mesurât avec sagesse les mets et le vin à chacun, suivant son âge et son tempérament.

C'était une nature active dans le calme, distraite pour elle-même et attentive et vigilante pour les autres; ardente dans ses affections, mais sans puérile inquiétude, toujours occupée de faire réfléchir ses enfants sans entraver leur gaieté, selon la portée de leur âge et la disposition de leur naturel; jouant avec eux, et, en ce point, extrêmement enfant elle-même, gaie par instinct et par habitude, et surprenante par un sérieux de jugement et une fermeté d'opinions qui n'empêchaient pas une tolérance maternelle, étendue encore au delà du cercle de la famille. Elle avait un esprit net, profond et enjoué. Elle disait des choses plaisantes d'un air tranquille, et faisait rire sans rire elle-même. Elle avait pour système d'entretenir la bonne humeur, et de prendre le côté plaisant des contrariétés, le côté acceptable des souffrances, le côté salutaire des malheurs. Sa manière d'être, sa vie entière, son être lui-même, étaient une éducation incessante pour les enfants, les amis, les serviteurs et les pauvres. Elle existait, elle pensait, elle respirait en quelque sorte pour le bien-être moral et physique d'autrui, et ne paraissait pas se souvenir, au milieu de ce travail, facile en apparence, qu'il y eût pour elle des regrets ou des désirs quelconques.

Cependant, aucune femme n'avait autant souffert, et Salvator le savait bien.

Vers la fin du souper, les petites filles se disposèrent à aller rejoindre leur petit frère, déjà endormi, dans la chambre de leur mère. Le beau Célio qui, en raison de ses douze ans, avait le privilége de ne se coucher qu'à dix heures, alla courir avec son chien sur la terrasse qui dominait la vue du lac.

Ce fut un beau spectacle que de voir la Floriani recevoir au dessert les dernières caresses de ses enfants, en même temps que ces superbes marmots se disaient bonsoir et s'embrassaient les uns les autres avec un cérémonial pétulant, et des accolades moitié tendresse, moitié combat. Avec son profil de camée antique, ses cheveux roulés sans art et sans coquetterie autour de sa tête puissante, sa robe lâche et sans luxe, sous laquelle on avait peine à deviner une statue d'impératrice romaine, sa pâleur calme, marbrée par les baisers violents de ses marmots, ses yeux fatigués, mais sereins, ses beaux bras, dont les muscles ronds et fermes se dessinaient gracieusement lorsqu'elle y enfermait toute sa couvée, elle devint tout à coup plus belle et plus vivante que Salvator ne l'avait encore vue. A peine les enfants furent-ils sortis, qu'oubliant le spectre de Karol qui passait avec agitation sur le fond de la muraille, il laissa déborder son cœur.

—Lucrezia! s'écria-t-il en couvrant de baisers ses bras fatigués par tant de jeux et d'étreintes maternelles, je ne sais pas où j'avais l'esprit, le cœur et les yeux, quand je me suis imaginé que tu avais vieilli et enlaidi. Jamais tu n'as été plus jeune, plus fraîche, plus suave, plus capable de rendre fou. Si tu veux que je le sois, tu n'as qu'un mot à dire, et peut-être que tu serais obligée d'en dire beaucoup pour m'en empêcher. Tiens, je t'ai toujours aimée d'amitié, d'amour, de respect, d'estime, d'admiration, de passion... et à présent...

—Et à présent, mon ami, tu te moques ou tu déraisonnes, dit la Floriani avec la tranquille modestie que donne l'habitude de régner. Ne parlons pas légèrement de choses sérieuses, je t'en prie.



—Mais rien n'est plus sérieux que ce que je dis...... Voyons! dit-il en baissant un peu la voix par instinct plus que par véritable prudence, car le prince ne perdit pas un mot; dis-moi, à cette heure, es-tu libre?

—Pas le moins du monde, et moins que jamais! J'appartiens désormais tout entière à ma famille et à mes enfants. Ce sont là des chaînes plus sacrées que toutes les autres, et je ne les romprai plus.

—Bien! bien! qui voudrait te les faire rompre? Mais l'amour, dis? Est-il vrai que, depuis un an, tu y aies renoncé?

—C'est très-vrai.

—Quoi! pas d'amant? Le père de Célio et de Stella?

—Il est mort. C'était Memmo Ranieri.

—Ah! c'est vrai; mais celui de la petite?...

—De ma Béatrice? Il m'a quittée avant qu'elle fût née.

—Celui-là n'est donc pas le père du dernier?

—De Salvator? non.

—Ton dernier enfant s'appelle Salvator?

—En mémoire de toi, et par reconnaissance de ce que tu ne m'avais jamais fait la cour.

—Divine et méchante femme! Mais enfin, où est le père de mon filleul?

—Je l'ai quitté l'année dernière.

—Quitté! Toi, quitter la première?

—Oui, en vérité! j'étais lasse de l'amour. Je n'y avais trouvé que tourments et injustices. Il fallait, ou mourir de chagrin sous le joug, ou vivre pour mes enfants en leur sacrifiant un homme qui ne pouvait pas les aimer tous également. J'ai pris ce dernier parti. J'ai souffert, mais je ne m'en repens pas.

—Mais on m'avait dit que tu avais eu une liaison avec un de mes amis, un Français, un homme de quelque talent, un peintre...

—Saint-Gély? Nous nous sommes aimés huit jours.

—Votre aventure a fait du bruit.

—Peut-être! Il fut impertinent avec moi, je le priai de ne plus revenir dans ma maison.

—Est-ce lui le père de Salvator?

—Non, le père de Salvator est Vandoni, un pauvre comédien, le meilleur, le plus honnête peut-être de tous les hommes. Mais une jalousie puérile, misérable, le dévorait. Une jalousie rétroactive, le croirais-tu? Ne pouvant me soupçonner dans le présent, il m'accablait dans le passé. C'était facile: ma vie donne prise au rigorisme; aussi n'était-ce pas généreux. Je n'ai pu supporter ses querelles, ses reproches, ses emportements, qui menaçaient d'éclater bientôt devant mes enfants. J'ai fui, je me suis tenue cachée ici pendant quelque temps, et quand j'ai su qu'il avait pris son parti, j'ai acheté cette maison et je m'y suis établie. Cependant, je suis encore un peu sur le qui-vive, car il m'aimait beaucoup, et si sa nouvelle maîtresse n'a pas le talent de le retenir, il est capable de me retomber sur les bras; c'est ce que je ne veux à aucun prix.



—Eh bien, dit Salvator en riant et en lui prenant encore les mains, garde-moi ici pour ton chevalier; je le pourfendrai s'il se présente.

—Merci, je me garderai bien sans toi.

—Tu ne veux donc pas que je reste? dit Salvator qui s'était un peu animé avec quelques verres de marasquin de Zara, et qui avait complétement oublié son ami et ses serments.

—Si fait, tant que tu voudras! répondit la Floriani en lui donnant une petite tape sur la joue, mais sur l'ancien pied.

—Permets que ce soit le pied de guerre, et que je m'insurge.

—Prends garde, dit-elle en se dégageant de ses bras. Si tu n'es plus mon ami comme autrefois, je te renverrai. Allons retrouver ton compagnon de voyage qui doit s'ennuyer là, tout seul, au salon!

Karol qui, appuyé contre une colonne, entendait tout ce dialogue, sortit comme d'un rêve, et s'éloigna pour n'être pas surpris aux écoutes, où il s'était oublié. Il passa sa main sur son front comme pour en chasser l'impression d'un cauchemar. L'effort involontaire qu'il avait fait pour pénétrer dans la pensée d'une existence si orageuse, si désordonnée, si mêlée de choses superbes et déplorables, avait brisé son âme. Il ne concevait pas que Salvator s'enflammât, à mesure que cette femme lui dévoilait audacieusement ses erreurs successives, et que ce qui l'eût repoussé, lui, attirât ce jeune homme insensé comme la lumière attire le papillon de nuit.

Il ne se sentit point capable d'affronter leur présence. Il craignait de ne pouvoir cacher son mécontentement à Salvator, sa pitié à la Floriani. Il sortit précipitamment par une autre porte, et, rencontrant le jeune Célio, il lui demanda où était la chambre qu'on avait bien voulu lui destiner. L'enfant le conduisit à l'étage supérieur, dans un bel appartement où deux lits, d'une fraîcheur et d'un moelleux recherchés, avaient été déjà préparés pour Salvator et pour lui. Le prince pria l'enfant de dire à sa mère que, se sentant fatigué, il s'était retiré, et qu'il la priait d'agréer ses respects et ses excuses.

Demeuré seul, il essaya de se recueillir et de se calmer. Mais il ne put retrouver la placidité de ses pensées habituelles. Il semblait qu'une influence brutale en eût profondément troublé la source. Il résolut de se coucher et de s'endormir; mais il soupira et s'agita en vain dans ce lit délicieux. Le sommeil ne vint pas, et il entendit sonner minuit sans avoir fermé l'œil. Salvator ne venait pas non plus.



VIII.


Salvator Albani était cependant un grand dormeur. Comme tous les hommes dispos, robustes, actifs et insouciants, il mangeait comme quatre, se fatiguait tout le jour, et ne se faisait pas prier pour s'endormir aussi vite que le prince, à qui des habitudes régulières et une petite santé imposaient l'obligation de ne pas veiller.

Si par hasard pourtant, depuis qu'ils étaient en voyage tête à tête, Salvator prolongeait un peu sa soirée, il ne manquait point d'aller deux ou trois fois s'assurer que son enfant (comme il l'appelait) dormait tranquillement. Il avait l'instinct paternel, et quoiqu'il n'eût que quatre ou cinq ans de plus que Karol, il le soignait comme il eût fait pour un fils, tant il avait besoin de servir et d'aider aux êtres plus faibles que lui. En cela, il avait quelque ressemblance avec la Floriani, et pouvait apprécier mieux que personne l'amour profond qu'elle portait à sa progéniture.

Malgré tout, Salvator oublia, cette fois, sa sollicitude accoutumée, et la Floriani, qui ne savait pas à quels ménagements et à quels soins le prince était habitué de sa part, ne lui fit pas songer à le rejoindre.

—Ton ami nous a déjà quittés, lui dit-elle après que Célio eut rempli son message. Il paraît souffrant. Comment l'appelles-tu? Depuis quand voyagez-vous ensemble? On dirait qu'il a du chagrin?...

Quand Salvator eut répondu à toutes ces questions:

—Pauvre enfant! reprit la Floriani, il m'intéresse. C'est beau d'aimer ainsi sa mère et de la pleurer si longtemps! Sa figure et ses manières m'ont été au cœur. Ah! si mon pauvre Célio me perdait, il serait bien à plaindre! Qui l'aimerait comme moi?

—Il faut adorer ses enfants et vivre pour eux comme tu le fais, dit Salvator; mais il ne faut pas trop les habituer à vivre pour eux-mêmes ou pour la tendre mère qui se consacre à eux. Il y a des dangers et des inconvénients graves à ne pas donner à leur esprit tout le développement dont il est susceptible, et mon ami en est un exemple: c'est un être adorable, mais malheureux.

—Comment cela? pourquoi? explique-moi cela? Quand il s'agit d'enfants, de caractères, d'éducation, je suis toujours prête à écouter et à réfléchir.

—Oh! mon ami est un étrange caractère, et je ne saurais te le définir; mais, en deux mots, je te dirai qu'il prend tout avec excès, l'affection et l'éloignement, le bonheur et la peine.

—Eh bien, c'est une nature d'artiste.

—Tu l'as dit; mais on ne l'a pas assez développé dans ce sens; il a une passion vive, mais trop générale pour l'art. Il est exclusif dans ses goûts, mais il n'est pas dominé par une spécialité qui l'occupe et le contraigne à se distraire de la vie réelle.

—Eh bien, c'est une nature de femme.

—Oui; mais pas comme la tienne, ma Floriani. Quoiqu'il soit capable d'autant de passion, de dévouement, de délicatesse, d'enthousiasme, que la femme la plus tendre...

—En ce cas, il est bien à plaindre, car il cherchera toute sa vie sans trouver un cœur qui lui réponde parfaitement.

—Ah! c'est que tu n'as pas bien cherché, Lucrezia; si tu voulais, tu trouverais sans aller bien loin!

—Parle-moi de ton ami...

—Non, ce n'est pas de lui, c'est de moi que je te parle.

—J'entends bien, je te répondrai tout à l'heure; mais je n'aime pas à changer de propos à chaque instant. Réponds-moi d'abord: pourquoi dis-tu qu'il est si différent de moi, ton ami, malgré les rapports que tu prétends établir?

—C'est qu'il y a mille nuances dans ton esprit et qu'il n'y en a pas dans le sien. Le travail, les enfants, l'amitié, la campagne, les fleurs, la musique, tout ce qui est bon et beau, tu le sens si vivement que tu peux toujours te distraire et te consoler.

—C'est vrai. Et lui?

—Il aime tout cela par rapport à l'être qu'il aime, mais rien de tout cela par soi-même. L'objet de son amour mort ou absent, rien n'existe plus pour lui. Le désespoir et l'ennui l'accablent, et son âme n'a pas assez de vigueur pour recommencer la vie à cause d'un nouvel amour.

—C'est beau, cela! dit la Floriani saisie d'une naïve admiration. Si j'avais rencontré une âme pareille quand j'ai aimé pour la première fois, je n'aurais eu qu'un amour dans ma vie.

—Tu me fais peur, Lucrezia. Est-ce que tu vas aimer mon petit prince?

—Je n'aime pas les princes, répondit-elle d'un air ingénu. Je n'ai jamais pu aimer que de pauvres diables. D'ailleurs, ton petit prince serait mon fils!

—Folle que tu es! tu as trente ans, et il en a vingt-quatre!

—Ah! J'aurais cru qu'il n'en avait que seize ou dix-huit; il a l'air d'un adolescent! Et quant à moi, je me sens si vieille et si sage, que je me figure que j'en ai cinquante.

—C'est égal, je ne suis pas tranquille; il faut que j'emmène mon prince demain.

—Tu peux être fort tranquille, Salvator, je n'aurai plus d'amour. Tiens, dit-elle en lui prenant la main et en la plaçant sur son cœur, il y a là une pierre désormais. Mais non, ajouta-t-elle en plaçant la main de Salvator sur son front, l'amour des enfants et la charité habitent encore dans le cœur; mais le principal siège de l'amour est là, vois-tu, dans la tête, et ma tête est pétrifiée. Je sais qu'on le place dans les sens; ce n'est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive; il s'empare du cerveau d'abord, il frappe à la porte de l'imagination. Sans cette clef d'or, il n'entre point. Quand il s'en est rendu maître, il descend dans les entrailles, il s'insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l'homme qui nous domine comme un Dieu, comme un enfant, comme un frère, comme un mari, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue toutes nos fibres vitales, j'en conviens, et les sens y jouent un grand rôle à leur tour. Mais la femme qui peut connaître le plaisir sans l'enthousiasme est une brute, et je te déclare que l'enthousiasme est mort en moi. J'ai eu trop de déceptions, j'ai trop d'expérience, et par-dessus tout cela, je suis trop fatiguée. Tu sais comme je me suis dégoûtée du théâtre tout à coup, par lassitude, quoique je fusse dans toute ma force physique. Mon imagination était rassasiée, épuisée. Je ne trouvais plus dans le répertoire universel un seul rôle qui me parût vrai, et quand j'essayais d'en faire un à mon gré, je m'apercevais, après l'avoir joué une seule fois, que je n'avais pas rendu mon sentiment en l'écrivant. Je ne le disais pas bien, parce qu'il n'était pas bon, ce rôle, et je n'étais pas dupe de moi-même quand le public essayait de me tromper en applaudissant. Eh bien, je suis arrivée au même point pour l'amour: j'ai usé trop vite les cordes de l'illusion.

«L'amour est un prisme, continua la Floriani. C'est un soleil que nous portons au front et par lequel notre être intérieur s'illumine. Qu'il s'éteigne, et tout retombe dans la nuit! Maintenant, je vois la vie et les hommes tels qu'ils sont. Je ne peux plus aimer que par charité; c'est ce que j'ai fait pour Vandoni, mon dernier amant. Je n'avais plus d'enthousiasme, j'étais reconnaissante de son affection, touchée de sa souffrance, je me dévouais; je n'étais pas heureuse, je n'avais pas même d'ivresse. C'était une immolation perpétuelle, insensée, contre nature. Tout à coup, cette situation me fit horreur, je me trouvai avilie. Je ne pus supporter le reproche de mes amours passés, parce que, de tous ces amours où je m'étais jetée naïvement et aveuglément, aucun ne me paraissait aussi coupable que celui que j'essayais de faire durer en dépit de moi-même... Oh! que de choses j'aurais à vous dire là-dessus, mon ami! mais vous êtes encore trop jeune, vous ne me comprendriez pas.

—Parle! parle! s'écria Salvator, qui était devenu pensif; et, retenant fortement la main de Lucrezia dans la sienne: Fais que je te connaisse bien, lui dit-il, afin que je continue à t'aimer comme ma sœur, ou que j'aie le courage de t'aimer autrement. Vois, je suis calme, parce que je suis attentif.

—Aime-moi comme ta sœur, et non autrement, reprit-elle; car moi je ne puis voir en toi qu'un frère. C'est ainsi que j'aimais Vandoni, et depuis des années. Je l'avais connu au théâtre, où il ne brillait pas par son talent, mais où il se rendait utile par son activité, son dévouement et sa bonté. Un soir... à la campagne, près de Milan, un beau soir d'été, comme celui-ci! il me faisait raconter l'histoire de ma rupture avec le chanteur Tealdo Soavi, le père de ma chère petite Béatrice. Celui-là, je l'avais aimé avec passion; mais c'était une âme lâche et perverse. Il prétendait vouloir m'épouser, et il était marié! Je ne tenais point au mariage; mais, à la vérité, je ne pus apprendre sans horreur qu'il savait mentir si longtemps et si habilement. Je fus amère et emportée dans mes reproches; il me quitta au moment où j'allais devenir mère. Je n'aurais pas eu le courage de le chasser, mais j'eus celui de ne pas le rappeler.

«Béatrice n'avait encore qu'un an lorsque le pauvre Vandoni, qui s'était fait mon serviteur, mon cavalier-servant, mon âme damnée, et qui m'aimait depuis bien longtemps sans oser me le dire, en écoutant le récit de mes chagrins, se jeta à mes pieds:—«Aime-moi, me dit-il, et je te consolerai de tout. Je réparerai, j'effacerai tout le mal qu'on t'a fait. Je sais bien que tu n'auras pas de passion pour moi; mais cède à la mienne, et peut-être que l'amour qui me consume se communiquera à ton cœur. D'ailleurs, avec ton amitié et ta confiance, je serai encore le plus heureux, le plus reconnaissant des hommes.»

«Je résistai longtemps. J'avais tant d'amitié pour lui, en effet, que l'amour m'était impossible. Je voulus l'éloigner; il voulut sérieusement se tuer. J'essayai de vivre chastement près de lui; il devint comme fou. Je cédai; je crus que je commettais un inceste, tant j'eus de honte, de douleur et de larmes, au lieu d'ivresse, dans ses bras.

«Ses transports pourtant m'attendrirent, et, pendant quelque temps, j'eus avec lui une existence assez douce. Mais il avait compté que son exaltation serait à la fin partagée. Quand il vit qu'il s'était trompé et que je n'étais pour lui qu'une compagne douce et dévouée, il n'eut pas la modestie de se dire que je le connaissais trop pour avoir de l'enthousiasme, et que, plus je le connaîtrais, moins l'enthousiasme pourrait venir. Il était jeune, beau, plein de cœur; il ne manquait ni d'esprit ni d'instruction; il ne concevait pas qu'il ne pût exercer sur moi aucun prestige... Ni toi non plus, peut-être, Salvator? Je vais te dire pourquoi il n'en exerçait point.

«Ce n'est pas au mérite de l'être aimé qu'il faut mesurer la puissance de l'amour que nous éprouvons. L'amour vit de sa propre flamme pendant un certain temps, et même il s'allume en nous sans consulter notre expérience et notre raison. Ce que je te dis là est banal dans l'exemple, et tous les jours on voit des êtres sublimes ne rencontrer qu'ingratitude et trahison, tandis que des âmes perverses ou misérables inspirent des passions violentes et tenaces.

«On le voit, on le constate et l'on s'en étonne toujours, parce qu'on n'en recherche pas la cause, parce que l'amour est un sentiment de nature mystérieuse, que tout le monde subit sans le comprendre. Ce sujet est si profond qu'il est effrayant d'y penser, et pourtant, ne pourrait-on essayer sérieusement ce qui n'a été qu'aperçu d'une manière vague? Ne pourrait-on l'étudier, l'analyser, le comprendre et le connaître jusqu'à un certain point, ce sentiment délicieux et terrible, le plus grand que l'espèce humaine ressente, celui auquel nul ne se soustrait, et qui, pourtant, prend autant de formes et d'aspects différents qu'il existe d'individualités sur la terre? Ne pourrait-on du moins saisir son essence métaphysique, découvrir la loi de son idéal, et savoir ensuite, en s'interrogeant soi-même, si c'est un amour noble et juste, ou bien un amour funeste et insensé qu'on porte en soi?

—Voilà de grandes préoccupations, Lucrezia! dit Salvator, et, puisque tu en es à ce point de méditation, je vois bien que tu n'es plus sous l'empire des passions.

—Ce ne serait pas une raison, reprit-elle. On peut éprouver de grandes émotions et s'en rendre compte. C'est peut-être un malheur; mais j'ai cette faculté, je l'ai toujours eue; et, au milieu des plus grands orages de ma jeunesse, ma pensée se dévorait elle-même pour voir clair dans la tempête qui la bouleversait; je ne conçois même pas que, dans la passion, on ait une autre contention d'esprit que celle-là. Je sais bien qu'elle n'aboutit pas; que, plus on cherche à voir clair en soi, plus la vue se trouble; mais cela vient, comme je te l'ai dit, de ce que la loi de l'amour n'est pas connue, et de ce que le catéchisme de nos affections est encore à faire.

—Ainsi, dit Salvator, tu as beaucoup cherché, toi, et tu n'as pas trouvé le mot de l'énigme!

—Non, mais je pressens quelque chose, c'est qu'il est dans l'Évangile.

—L'amour dont nous parlons ici n'est pas dans l'Évangile, ma pauvre amie. Jésus l'a proscrit, il l'a ignoré. Celui qu'il nous enseigne s'étend à l'humanité collective, et ne se concentre pas sur un seul être.

—Je n'en sais rien, répondit-elle; mais il me semble que tout ce que Jésus a dit et pensé n'est pas assez compris dans l'Évangile, et je jurerais qu'il n'était pas aussi ignorant sur l'amour qu'on veut bien le dire. Qu'il ait vécu vierge, je le veux bien, il n'en a que mieux saisi le côté métaphysique de l'amour. Qu'il soit Dieu, je le veux bien encore; je vois alors, dans son incarnation, un mariage avec la matière, une alliance avec la femme, qui ne me laisse pas de doutes sur la pensée divine. Ne te moque donc pas de moi quand je te dis que Jésus a mieux compris l'amour que qui que ce soit; remarque bien sa conduite avec la femme adultère, avec la Samaritaine, avec Marthe et Marie, avec Madeleine; sa parabole des ouvriers de la douzième heure, si sublime et si profonde! Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense, tend à nous montrer l'amour plus grand dans sa cause que dans son objet, faisant bon marché de l'imperfection des êtres, et s'excitant à être d'autant plus vaste et plus ardent que l'humanité est plus coupable, plus faible et moins digne de ce généreux amour.

—Oui, tu fais là la peinture de la charité chrétienne.

—Eh bien, l'amour, le grand, le véritable amour, n'est-il pas la charité chrétienne appliquée et comme concentrée sur un seul être?

—Utopie! l'amour est le plus égoïste des sentiments, le plus inconciliable avec la charité chrétienne.

—L'amour, tel que vous l'avez fait, misérables hommes! s'écria la Lucrezia avec feu; mais l'amour que Dieu nous avait donné, celui qui, de son sein, aurait dû passer, pur et brûlant, dans le nôtre, celui que je comprends, moi, que j'ai rêvé, que j'ai cherché, que j'ai cru saisir et posséder quelquefois dans ma vie (hélas! le temps de faire un rêve et de s'éveiller en sursaut), celui pourtant auquel je crois comme à une religion, bien que j'en sois peut-être le seul adepte et que je sois morte à la peine de le poursuivre... celui-là est calqué sur l'amour que Jésus-Christ a ressenti et manifesté pour les hommes. C'est un reflet de la charité divine, il obéit aux mêmes lois; il est calme, doux, et juste avec les justes. Il n'est inquiet, ardent, impétueux, passionné en un mot, que pour les pécheurs. Quand tu verras deux époux, excellents l'un pour l'autre, s'aimer d'une manière paisible, tendre et fidèle, dis que c'est de l'amitié; mais quand tu te sentiras, toi, noble et honnête homme, violemment épris d'une misérable courtisane, sois certain que ce sera de l'amour, et n'en rougis pas! C'est ainsi que le Christ a chéri ceux qui l'ont sacrifié!

«C'est ainsi que, moi, j'ai aimé Tealdo Soavi. Je le savais bien égoïste, vaniteux, ambitieux, ingrat, mais j'en étais folle! Quand je le connus infâme, je le maudis, mais je l'aimais encore. Je l'ai pleuré avec une amertume si âcre que, depuis ce temps-là, j'ai perdu la faculté d'aimer un autre homme. J'ai paru vite consolée, et, maintenant, je le suis certainement; mais le coup a été si violent, la blessure si profonde, que je n'aimerai plus!»

La Floriani essuya une larme qui coulait lentement sur sa joue pâle et calme. Sa figure n'exprimait aucune irritation, mais sa tranquillité avait quelque chose d'effrayant.



IX.


—Ainsi, c'est à cause d'un scélérat que tu n'as pu aimer un honnête homme? dit Salvator ému: tu es une étrange femme, Lucrezia!

—Et quel besoin cet homme avait-il de mon amour? reprit-elle. N'était-il pas assez heureux par lui-même, de se sentir juste, bien organisé, sage, en paix avec sa conscience et avec les autres? Il demandait mon amitié pour récompense d'une bonne vie et d'un long dévouement. Il l'eut, et ne voulut pas s'en contenter. Il demanda de la passion; il lui fallait de l'inquiétude, des tourments. Il ne dépendait pas de moi d'être malheureuse à cause de lui. Il ne put me pardonner de vouloir le rendre heureux.

—Voilà bien des paradoxes, mon amie, j'en suis épouvanté! Tu dis de fort belles choses, mais si l'on voulait te résumer, ce serait difficile. L'amour, dis-tu, est généreux, sublime et divin. Le Christ lui-même nous l'a enseigné indirectement en nous enseignant la charité. C'est la compassion poussée jusqu'à l'emportement, le dévouement jusqu'au délire. Cela, par conséquent, n'entre que dans les grands cœurs. Alors les grands cœurs sont condamnés à l'enfer dès cette vie, puisqu'ils ne brûlent de ce feu sacré que pour les méchants et les ingrats.

—Mais cela est certain! s'écria la Floriani, l'énigme de la vie n'a pas d'autre mot: sacrifice, torture et lassitude. Voilà pour la jeunesse, pour la force de l'âge et pour la vieillesse.

—Et les justes ne connaîtront pas le bonheur d'être aimés, par conséquent?

—Non, tant que le monde ne changera pas, et avec lui le cœur humain. Si Jésus revient dans d'autres temps, comme il l'a promis, il donnera, j'espère, de plus douces lois à une nouvelle race d'hommes; mais aussi cette race vaudra mieux que nous.

—Ainsi, point d'amour partagé, point d'ivresse pure pour nos générations?

—Non, non, trois fois non!

—Tu me fais peur, âme désespérée!

—C'est que tu veux voir le bonheur dans l'amour: il n'y est point. Le bonheur, c'est le calme, c'est l'amitié; l'amour, c'est la tempête, c'est le combat.

—Eh bien! moi, je vais te définir un autre amour: l'amitié, par conséquent le calme, uni à la volupté; c'est-à-dire, la jouissance, le bonheur.

—Oui, c'est là l'idéal du mariage. Je ne le connais pas, bien que je l'aie rêvé et poursuivi.

—- Et de ce que tu l'ignores, tu le nies?

—Salvator, as-tu jamais rencontré deux amants ou deux époux qui s'aimassent absolument de la même manière, avec autant de force ou de calme l'un que l'autre?

—Je ne sais pas... je ne crois pas!

—Moi, je suis bien sûre que non. Dès que la passion s'empare de l'un des deux (et c'est inévitable!) l'autre s'attiédit, la souffrance arrive, et le bonheur est troublé, sinon perdu. Dans la jeunesse, on cherche à s'aimer, dans l'âge fait, on s'aime en se torturant, dans l'âge mûr, on s'aime, mais l'amour est parti!

—Eh bien, dans l'âge mûr, tu te marieras, je le vois; tu feras un mariage de raison, de douce sympathie, et tu vivras heureuse par l'amitié conjugale. C'est là ton rêve, n'est-ce pas?

—Non, Salvator, l'âge mûr est venu pour moi. Mon cœur a cinquante ans, mon cerveau en a le double, et je ne crois pas que l'avenir me rajeunisse. Il aurait fallu n'aimer qu'un seul homme, traverser avec lui toutes les vicissitudes, souffrir avec lui, pour lui, et lui conserver le dévouement angélique que le Christ nous a enseigné. Cette vertu aurait pu alors compter sur sa récompense. La vieillesse serait venue tout guérir, et je me serais endormie doucement auprès du compagnon de ma vie, sûre d'avoir accompli mon devoir jusqu'au bout, et de lui avoir consacré un dévouement utile.

—Que ne l'as-tu fait? Tu avais tant pardonné à ton premier amant! Quand je t'ai connue, tu semblais résolue à pardonner éternellement au second!

—J'ai manqué de patience, la foi m'a abandonnée; j'ai obéi à la faiblesse de la nature humaine, au découragement, à la folle espérance d'être heureuse par un autre. Je me suis trompée. Les hommes ne peuvent nous savoir gré de l'héroïsme que nous avons eu pour d'autres que pour eux; ils nous en font un crime et un reproche, au contraire, et plus nous nous sommes dévouées avant de les connaître, plus ils nous jugent incapables de nous dévouer pour eux.

—N'est-ce pas vrai?

—Cela devient vrai après un certain nombre d'erreurs et d'entraînements. L'âme s'épuise, l'imagination se glace, le courage s'en va, les forces nous abandonnent. C'est là où j'en suis! Si je disais maintenant à un homme que je suis capable d'aimer, je mentirais effrontément.

—Ah! tu n'as jamais été coquette, ma pauvre Floriani, et je vois que tu ne pourrais devenir galante!

—Tu me plains donc à cause de cela?

—Je me plains, moi! car, malgré tout ce que tu me dis là, et peut-être à cause de cela même, je me sens éperdument amoureux de toi.

—En ce cas, bon soir, mon bon Salvator, tu partiras demain.

—Tu le veux? Ah! si tu pouvais le vouloir!

—Qu'est-ce à dire?

—Que je resterais malgré toi, et que j'aurais de l'espoir.

—Tu t'imaginerais que je te crains? Tu n'étais pas fat, et tu l'es devenu.

—Non, je ne suis pas devenu fat; mais je ne sais pourquoi tu veux me faire croire que tu es devenue invulnérable. N'as-tu jamais eu de caprices?

—Jamais!

—Ah! par exemple!

—Ecoute, j'ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables! je ne le nie pas; mais ce n'étaient pas des caprices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours..... Mais il y a aussi des passions de huit jours!....

—Il y a même des passions d'une heure! s'écria Salvator avec emportement.

—Oui, répondit-elle, des illusions si soudaines et si puissantes qu'elles font place à l'aversion et à l'épouvante en se dissipant. Les passions les plus courtes ont pu être les mieux senties; on les pleure et on en rougit toute la vie.

—Pourquoi donc en rougir si elles sont sincères? On peut être bien sûr au moins que celles-là sont partagées.

—On n'en est pas plus sûr que des autres.

—Ce qui est spontané, irrésistible, est légitime et de droit divin.

—Le droit du plus fort n'est pas le droit divin, répondit la Floriani en se dégageant des bras de Salvator. Mon ami, pourquoi viens-tu m'outrager dans ma demeure? Je n'ai pas d'enthousiasme pour toi.

—Lucrèce! Lucrèce! tu ne te tuerais pas demain matin?

—Lucrèce eut tort de se tuer. Sextus ne l'avait point possédée! Celui-là même qui a surpris les sens d'une femme n'a pas été son amant.

—Ah! tu as raison, ma chère Floriani, dit Salvator en se mettant à ses genoux. Veux-tu me pardonner?

—Oui, sans doute, dit-elle en souriant. Nous sommes seuls et il est minuit. Je n'ai pas d'amant, et je t'ai reçu. Ce qui se passe en toi n'est pas ta faute, mais la mienne. Il faudra donc que je renonce, pendant dix ans encore, à voir mes amis! c'est triste.

—Oh! ma chère Floriani, vous pleurez, je vous ai offensée!

—Non, pas offensée. Ma vie n'a pas été assez chaste pour que j'aie le droit de m'offenser d'un désir exprimé brutalement.

—Ne parle pas ainsi, je te respecte et je t'adore.

—C'est impossible. Tu es homme et tu es jeune, voilà tout.

—Foule-moi aux pieds, mais ne dis pas que je n'ai que des sens auprès de toi. Mon cœur est ému, ma tête exaltée, et ton refus, loin de m'irriter, augmente encore mon respect et mon affection. Oublie que je t'ai fait de la peine. Mon Dieu! comme te voilà pâle et triste! Malheureux fou que je suis, j'ai réveillé le souvenir de toutes tes douleurs! Ah! tu pleures, tu pleures amèrement! Tu me donnes envie de me tuer, tant je me méprise!

—Pardonne-toi, comme je te pardonne, dit la Floriani avec douceur, en se levant et en lui tendant la main. J'ai tort de m'affecter d'un hasard que j'aurais dû prévoir. J'en aurais ri autrefois! Si j'en pleure aujourd'hui, c'est que je croyais être déjà entrée pour toujours dans une vie de calme et de dignité. Mais il n'y a pas assez longtemps que j'ai rompu avec la faiblesse et la folie pour qu'on me croie sage et forte. Ces entretiens sur l'amour, ces épanchements, ces confidences entre un homme et une femme, la nuit, sont dangereux, et si tu as eu de mauvaises pensées, tout le tort en est à mon imprudence. Mais ne prenons pas cela trop au sérieux, dit-elle en essuyant ses yeux et en souriant à son ami avec une admirable mansuétude. Je dois accepter cette mortification en expiation de mes fautes passées, quoique je n'en aie jamais commis de ce genre. Peut-être aurais-je mieux fait d'être galante que d'être passionnée! Je n'aurais nui qu'à moi-même, au lieu que ma passion a brisé d'autres cœurs que le mien. Mais que veux-tu, Salvator? Je n'étais pas née pour les mœurs philosophiques, comme on les appelait autrefois.... ni toi non plus, mon ami, tu vaux mieux que cela. Ah! par respect pour toi-même, ne demande pas aux femmes du plaisir sans amour! autrement, tu cesseras d'être jeune avant d'être vieux, et c'est la pire de toutes les existences morales.

—Lucrezia, tu es un ange, dit Salvator; je t'ai outragée, et tu me parles comme une mère à son fils... Laisse-moi embrasser tes pieds, je ne suis plus digne d'embrasser ton front. Je ne l'oserai plus jamais, je crois!

—Viens embrasser des fronts plus purs, lui dit-elle en passant son bras sous celui de Salvator. Viens dans ma chambre.

—Dans ta chambre! dit-il tout tremblant.

—Oui, dans ma chambre, reprit-elle avec un rire franc où il ne restait plus aucune amertume; et, lui faisant traverser un boudoir, elle l'entraîna dans une pièce tendue de blanc, où quatre petits lits couleur de rose entouraient une sorte de hamac piqué suspendu par des cordons de soie. Les quatre enfants de la Floriani reposaient dans ce sanctuaire et formaient comme un rempart autour de sa couche volante.

—J'étais très-voluptueuse pour mon sommeil autrefois, lui dit-elle, et j'avais de la peine à me réveiller dans la nuit pour soigner mes enfants après les fatigues du théâtre et du monde. Depuis que je goûte le bonheur de vivre pour eux et avec eux, à toutes les heures du jour et de la nuit, je me suis faite à des habitudes plus vigilantes; je perche comme un oiseau sur la branche à côté de son nid, et mes enfants ne font pas un mouvement que je n'entende et que je ne surveille. Tu vois! pour deux heures que je les ai quittés, j'ai été punie, j'ai eu du chagrin. Si je m'étais couchée à dix heures avec eux, comme de coutume, je ne me serais pas souvenue du passé..... Ah! le passé, c'est mon ennemi!

—Ton passé, ton présent, ton avenir sont adorables, Lucrezia, et je donnerais toute ma vie pour avoir été toi un seul jour. J'en serais fier, et ce jour ferait l'orgueil et le bonheur de ma mémoire. Adieu! nous partirons, mon ami et moi, à la pointe du jour. Permets que j'embrasse tous tes enfants, et donne-moi ta bénédiction. Elle me sanctifiera, et quand nous nous reverrons, je serai digne de toi.

Quand Salvator Albani entra dans sa chambre, il était près d'une heure du matin. Il y pénétra avec précaution, et s'approcha de son lit sur la pointe du pied, dans la crainte de réveiller son ami, dont le silence et l'immobilité lui faisaient croire qu'il dormait.

Cependant, avant d'éteindre sa lumière, le jeune comte alla doucement, selon son habitude, entr'ouvrir un peu le rideau du prince, afin de s'assurer qu'il dormait paisiblement. Il fut surpris de lui voir les yeux ouverts et fixés sur lui, comme s'il interrogeait tous ses mouvements.

—Tu ne dors pas, mon bon Karol? Je t'ai éveillé, lui dit-il.

—Je n'ai pas dormi, répondit le prince d'un ton où perçait une sorte de tristesse et de reproche. J'étais inquiet de toi.

—Inquiet! dit Salvator, feignant de ne pas comprendre: sommes-nous dans un repaire de brigands? Tu oublies que nous avons fait halte dans une bonne villa, chez des personnes amies.

—Nous avons fait halte! dit Karol avec un soupir étrange: c'est ce que je craignais!

—Oh! oh! ton pressentiment n'est pas dissipé? Eh bien, tu en seras bientôt délivré. La halte ne sera pas longue. Je vais me jeter pendant deux heures sur mon lit, et nous partirons encore avant le lever du soleil.

—Se retrouver et se quitter ainsi! reprit le prince en s'agitant sur son chevet avec angoisse: c'est étrange.... c'est affreux!

—Comment! comment! que dis-tu là? Tu désires que nous restions!

—Non, certes, pas pour moi; mais pour toi, je suis effrayé d'une telle facilité de séparation, après une telle facilité de rapprochement.

—Voyons, mon bon Karol, tu divagues, s'écria Salvator en s'efforçant de rire; je comprends tes soupçons et tes accusations un peu hasardées... un peu dures... Tu t'imagines que je sors d'un tête-à-tête enivrant, et que, satisfait d'une agréable et facile aventure, je m'apprête à partir sans saluer la compagnie, sans regrets, sans amour, en un mot? Grand merci!

—Salvator, je n'ai rien dit de tout cela; tu me fais parler pour me chercher querelle.

—Non, non, ne nous querellons pas; ce n'est pas le moment, dormons. Bonsoir!

Et en gagnant son lit, où il se jeta avec un peu d'humeur, Salvator murmura entre ses dents: Comme tu y vas, toi! Que ces gens vertueux sont donc charitables! Ah! ah! c'est très-plaisant, cela!

Mais il ne riait pas de bien bon cœur. Il sentait qu'il était coupable, et que si la Floriani eût voulu être aussi folle que lui, l'accusation du prince n'eût porté que trop juste.

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