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Lucrezia Floriani

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XIX.


Salvator, endormi sous l'ombrage, venait de se réveiller plein de bien-être et de gaieté. Quand nous nous sentons dispos et pleins d'exubérance, nous n'avons pas le sens aussi délicat que de coutume pour observer ou deviner les peines d'autrui. La pâleur et l'abattement de Karol échappèrent donc au regard de son ami; et la Floriani, les attribuant à la fatigue des larmes que l'amour et l'attendrissement lui avaient fait verser à la vue de son portrait, ne songea pas à s'en inquiéter.

Lorsque, dans l'enfance, nous souffrons d'une secrète douleur, nous voudrions que tout ce que nous faisons pour la cacher devînt inutile devant la pénétration subtile et bienfaisante des êtres qui nous aiment; et comme, en même temps, nous nous taisons avec fierté, nous avons l'injustice de croire qu'ils sont indifférents, parce qu'ils ne sont pas importuns. Beaucoup d'hommes restent enfants en ce point, et Karol l'était resté particulièrement. La gaieté active et bruyante de Salvator le rendit donc de plus en plus chagrin, et la sérénité de la Lucrezia, qui, jusque-là, s'était communiquée à lui par attraction, perdit pour la première fois sa bénigne influence.

Pour la première fois aussi, le bruit et le mouvement perpétuel des enfants le fatiguèrent. Ils étaient habituellement calmes sous l'œil de leur mère; mais, pendant le dîner, ils furent tellement excités et ravis par les taquineries amicales, les caresses et les rires de Salvator, qu'ils menèrent grand tapage, répandirent leurs verres sur la nappe et chantèrent à tue-tête, répétant toujours le même refrain, comme ces pinsons que les Hollandais font lutter, et pour lesquels ils engagent des paris. Célio cassa son assiette, et son chien se mit à aboyer si fort qu'on ne s'entendait plus.

La Floriani ne s'interposait pas bien sévèrement; elle riait malgré elle des enfantillages de Salvator et des plaisantes reparties de ses marmots ivres de plaisir, et hors d'eux-mêmes, comme le deviennent si aisément ces petits êtres nerveux quand on les excite.

Karol admirait chaque jour, depuis deux mois, les grâces et les gentillesses de cette couvée d'anges, et il les aimait tendrement à cause de celle qui leur avait donné le jour. Il ne se rappelait pas qu'ils eussent des pères, et quels pères, peut-être! Il les croyait nés du Saint-Esprit, tant ils lui semblaient parés des dons célestes de leur mère. La Floriani lui savait un gré infini de cette tendresse qu'il exprimait avec tant d'effusion, et qui se traduisait en observations si fines et si poétiques sur leurs divers genres de beauté et d'aptitude.

Pourtant, les enfants ne l'aimaient point.

Ils avaient comme peur de lui, et il était difficile de s'expliquer pourquoi ses doux sourires et ses délicates complaisances les trouvaient irrésolus et timides. Le chien de Célio lui-même couchait les oreilles et ne remuait point la queue quand le prince le nommait en le regardant. Cet animal savait bien qu'il parlait de lui avec bienveillance, mais qu'il ne le touchait jamais, et qu'une secrète aversion physique lui faisait craindre d'effleurer seulement un animal quelconque. Si les chiens ont un merveilleux instinct pour se méfier des gens qui se méfient d'eux, il ne faut pas s'étonner que les enfants aient le même avertissement intérieur à l'approche de ceux qui ne les aiment pas. Karol n'aimait pas les enfants en général, quoiqu'il ne l'eût jamais dit, quoiqu'il ne se le dît pas à lui-même. Au contraire, il croyait les aimer beaucoup, parce que la vue d'un bel enfant le jetait dans un attendrissement de poëte et dans un ravissement d'artiste. Mais il avait peur d'un enfant laid ou contrefait. La pitié qu'il ressentait à son approche était si douloureuse, qu'il en était réellement malade. Il ne pouvait accepter dans l'enfant le moindre défaut physique, pas plus que chez l'homme il ne pouvait tolérer une difformité morale.

Les enfants de la Floriani étant parfaitement beaux et sains, charmaient ses regards; mais si l'un d'eux fût devenu estropié, outre la douleur qu'il en eût ressenti dans son âme, il eût été saisi d'un malaise insurmontable. Il n'eût jamais osé le toucher, le porter dans ses bras, le caresser. Un enfant stupide ou méchant, sous ses yeux, lui eût été un fléau à le dégoûter de la vie; et, loin d'entreprendre de l'amender, il se fût enfermé dans sa chambre pour ne pas le voir ou l'entendre. Enfin, il aimait les enfants avec son imagination, et non avec ses entrailles; et, tandis que Salvator disait qu'il subirait l'ennui du mariage rien que pour avoir les joies de la paternité, Karol ne pensait pas sans frissonner aux conséquences possibles de sa liaison avec la Floriani.

Au dessert, la gaieté de Célio étant arrivée à son paroxysme, il se blessa assez profondément en coupant un fruit. En voyant son sang jaillir avec abondance, l'enfant eut peur et grande envie de pleurer; mais sa mère, avec beaucoup de présence d'esprit et de sang-froid, lui prit la main, l'enveloppa dans sa serviette, et lui dit en souriant: «Eh bien! ce n'est rien du tout; ce n'est pas la première ni la dernière de tes blessures; continue la belle histoire que tu nous racontais; je te panserai quand tu auras fini.»

Une si bonne leçon de fermeté ne fut pas perdue pour Célio, qui se prit à rire; mais Karol qui, à la vue du sang, avait failli s'évanouir, ne comprit pas que la mère eût le courage de ne point vouloir s'en inquiéter.

Ce fut bien pis quand, au sortir de table, la Floriani lava les chairs, rapprocha les lèvres de la blessure, et fit une ligature solide, le tout d'une main qui ne tremblait pas. Il ne concevait pas qu'une femme pût être le chirurgien de son enfant, et il fut effrayé d'une énergie dont il ne se sentait pas capable. Tandis que Salvator aidait Lucrezia dans cette petite opération, Karol s'était éloigné et se tenait sur le perron, ne voulant pas regarder, et voyant, malgré lui, cette scène si simple et si vulgaire, qui prenait à ses yeux les proportions d'un drame.

C'est que là, comme partout, dans les petites choses comme dans les grandes, il ne voulait point prendre la vie corps à corps; et tandis que la Floriani, prompte et vaillante, étreignait le monstre sans terreur et sans dégoût, il ne pouvait se résoudre, lui, à le toucher du bout des doigts.

Célio était fort calmé par cette petite saignée fortuite, mais les autres enfants ne l'étaient guère. Les petites filles, Béatrice surtout, étaient encore comme folles, et le petit Salvator, passant rapidement de la joie à la colère, puis à la douleur, se montra si volontaire, et jeta de tels cris de domination et de désespoir, que Lucrezia fut forcée d'intervenir, de le menacer, et enfin de le prendre dans ses bras pour le mener coucher malgré lui. C'était la première fois qu'il criait de la sorte aux oreilles de Karol, ou plutôt c'était la première fois que Karol se trouvait disposé à s'apercevoir qu'un marmot, quelque charmant qu'il soit, a toujours des instincts tyranniques, d'âpres volontés, des obstinations insensées, et, pour ressource ou manifestation, des cris aigus. La rage et le chagrin de Salvator, ses sanglots, ses larmes véritables qui ruisselaient comme une pluie d'orage sur ses joues roses, ses beaux petits bras qui se débattaient et s'en prenaient aux cheveux de sa mère, la lutte de Lucrezia avec lui, sa voix forte qui le gourmandait, ses mains souples et nerveuses qui le contenaient avec la puissance d'un étau, sans perdre ce moelleux qu'ont toujours les mains d'une mère pour ne pas froisser des membres délicats, c'était là un tableau qui avait sa couleur pour le comte Albani, et qu'il regardait avec un sourire, mais que Karol vit avec autant d'effroi et de souffrance que la blessure et le pansement de Célio.

—Mon Dieu! s'écria-t-il involontairement, que l'enfance est malheureuse, et qu'il est cruel d'avoir à réprimer les appétits violents de la faiblesse!

—Bah! répondit Salvator Albani en riant, dans cinq minutes il sera profondément endormi, et, après lui avoir donné le fouet pour amener la réaction, sa mère le couvrira de baisers durant son sommeil.

—Tu crois qu'elle le frappera? reprit Karol épouvanté.

—Oh! je n'en sais rien, je dis cela par induction, parce que ce serait le meilleur calmant.

—Ma mère ne m'a jamais frappé ni menacé, j'en suis certain.

—Tu ne t'en souviens pas, Karol. D'ailleurs, ça ne serait pas une raison pour prouver qu'il n'est pas nécessaire, parfois, d'employer les grands moyens. Je n'ai pas de théories sur l'éducation, moi, et dans celle qui convient au premier âge, tu vois que j'ai plutôt l'art de rendre les enfants terribles que de les réprimer. Je ne sais pas comment la Floriani s'y prend pour se faire craindre, mais je crois que la meilleure méthode doit être celle qui réussit. J'ignore s'il y a parfois nécessité de battre un peu les marmots, je saurai cela quand j'en aurai, mais je ne m'en chargerai pas. J'ai la main trop lourde, ce sera la fonction de leur mère.

—Et moi, si j'avais le malheur d'être père, reprit Karol avec une sorte de raideur douloureuse, je ne pourrais souffrir ce bruit discordant de révoltes et de menaces, ce combat avec l'enfance, ces larmes amères d'un pauvre être qui ne comprend pas la loi de l'impossible, ces emportements à froid de la pédagogie paternelle, ce bouleversement subit et affreux de la paix intérieure, ces tempêtes dans un verre d'eau, qui ne sont rien, je le sais, mais qui troubleraient mon âme comme des événements sérieux.

—En ce cas, cher ami, il ne faut pas perpétuer ta noble race, car ces orages-là sont inévitables. Crois-tu donc sérieusement que tu n'as jamais demandé la lune avec des rugissements de fureur, avant de comprendre que ta mère ne pouvait pas te la donner?

—Non, je ne le crois pas, je n'ai aucune idée de cela.

—C'est une métaphore que j'emploie, mais je serais fort étonné que quelque chose d'équivalent ne te fût jamais arrivé, car il me semble que tu as conservé de ces prétentions à l'impossible, et que tu demandes encore à Dieu, quelquefois, de mettre les astres dans le creux de ta main.

Karol ne répondit rien, et la Floriani ayant réussi à apaiser son marmot, revint proposer une promenade en nacelle sur le lac. Le petit Salvator n'avait point subi la loi antique, la peine consacrée du fouet. Sa mère savait bien que la fraîcheur de sa chambre, l'obscurité et le moelleux de sa couchette, le tête-à-tête avec elle, et le son de sa voix lorsqu'elle lui chanterait l'air destiné à l'endormir, le calmeraient presque instantanément; elle devinait aussi, sans savoir quelle gravité ces misères prenaient aux yeux de Karol, que ce bruit avait dû le contrarier un peu.

Pour faire diversion, elle l'emmena sur le lac avec Salvator Albani, Célio, Stella et Béatrice. Mais, à quelques brasses de la rive, on rencontra le vieux Menapace qui partait pour aller tendre ses filets. Les enfants voulurent sauter dans sa barque, et leur mère voyant que le vieux pêcheur désirait leur démontrer ex professo un art qui était, à ses yeux, le premier de tous, consentit à les lui confier.

Karol fut effrayé de voir ces trois enfants encore excités et fébriles, s'en aller avec un vieillard si égoïste, si froid, et qu'il jugeait si peu capable de les retirer de l'eau ou de les empêcher d'y tomber.

Il en fit l'observation à Lucrezia, qui ne partagea pas son inquiétude.

«Les enfants élevés au milieu d'un danger le connaissent fort bien, répondit-elle; et quand il en tombe quelqu'un dans notre lac, c'est toujours un enfant étranger, qui y est venu en promenade, et qui ne sait pas se préserver. Célio nage comme un poisson, et Stella, toute folle qu'elle est ce soir, veillera comme une mère sur sa petite sœur. D'ailleurs, nous les suivrons et ne les perdrons pas de vue.»

Karol ne put venir à bout de se tranquilliser. Il ressentait l'angoisse des sollicitudes paternelles malgré lui, et, depuis qu'il avait vu Célio se faire une blessure, il avait la tête remplie de catastrophes imprévues. Enfin, sa paix était troublée au moral et au physique, à partir de ce jour néfaste, où il ne s'était pourtant rien passé de marquant pour les autres, mais où l'habitude et le besoin de souffrir s'étaient réveillés en lui.

La promenade fut pourtant très-paisible. Le lac était superbe aux reflets du couchant; les enfants s'étaient calmés et prenaient un plaisir sérieux à voir tendre les filets du grand-père dans une petite anse fleurie et embaumée. Salvator ne parlait plus de Venise, et, par un heureux hasard, le nom de Boccaferri ne venait plus sur ses lèvres. La Floriani cueillit des nénuphars, et, sautant d'une barque dans l'autre, avec une légèreté et une adresse qu'on n'eût pas attendues d'une personne un peu lourde en apparence dans ses formes, mais qui rappelaient ses habitudes de jeunesse, elle orna de ces belles fleurs la tête de ses filles.

Karol commençait à se radoucir intérieurement. Le vieux Menapace guidait la barque avec un aplomb et une expérience consommés à travers les rochers et les troncs d'arbres entassés au rivage. Aucun enfant ne se noyait, et Karol s'habituait à les voir courir d'un bord à l'autre, diriger le gouvernail et se pencher sur l'eau, sans tressaillir à chacun de leurs mouvements.

La brise du soir s'élevait suave et charmante, apportant le parfum de la vigne en fleurs et de la fève à odeur de vanille.

Mais il était écrit que cette journée finirait l'extase tranquille de Karol et marquerait pour lui le commencement d'une série de petites souffrances inexprimables. Salvator trouva que les nénuphars étaient si beaux que la Floriani devait en mettre aussi dans ses cheveux noirs. Elle s'y refusa, disant qu'elle avait assez subi au théâtre le poids des coiffures et des ornements, et qu'elle était heureuse de ne plus sentir sur sa tête la gêne d'une seule épingle. Mais Karol partageait le désir de son ami, et elle consentit à ce qu'il passât quelques fleurs dans ses tresses splendides.

Tout allait bien, excepté la coiffure que Karol arrangeait sans art et sans adresse, tant il craignait de faire tomber un seul cheveu de cette tête chérie. Salvator eut la malheureuse idée de s'en mêler. Il défit l'ouvrage du prince, et, prenant à deux mains la riche chevelure de la Floriani, il la roula sans façon et l'entremêla de roseaux et de fleurs, selon son goût. Il réussit fort bien, car il avait de l'habileté pour ce qu'on appelle trivialement le tripotage, expression trop familière, mais difficile à remplacer. Il entendait bien la statuaire au point de vue de l'ornementation.

Il fit à la Floriani une coiffure digne d'une naïade antique, en lui disant: «Est-ce que tu ne te souviens pas qu'à Milan, quand je me trouvais dans ta loge pendant ta toilette, j'y mettais toujours la dernière main?

—C'est vrai, répondit-elle, je l'avais oublié; tu avais un don particulier pour donner du caractère aux ornements, pour trouver l'assortiment heureux des couleurs, et je t'ai souvent consulté pour mes costumes.

—Tu n'y crois pas, Karol? repris Salvator en s'adressant à son ami, qui avait fait le mouvement d'un homme qui reçoit un coup d'épingle; regarde-la, comme elle est belle! Tu n'aurais jamais trouvé comme moi ce qui convenait à la ligne de son front, au volume de sa tête et à la puissance de sa nuque. Tu ne la dégageais pas assez. Elle avait l'air d'une madone avec ta coiffure, et ce n'est point là le caractère de sa beauté. Elle est déesse maintenant. Prosternons-nous, faibles mortels, et adorons la nymphe du lac!»

En parlant ainsi, Salvator pressa d'un lourd baiser les genoux de la Floriani, et Karol tressaillit comme un homme qui reçoit un coup de poignard.



XX.


Le pauvre enfant avait oublié que Salvator était aussi amoureux que lui, dans un sens, de la Floriani; qu'il lui avait sacrifié de grand cœur ses prétentions, mais non sans effort et sans regret. Comme Karol ne comprenait rien à ce genre d'amour, il ne s'était pas rendu compte de ce que son ami avait pu souffrir en le voyant devenir maître des biens qu'il convoitait. Il s'était dit que la première belle femme que Salvator rencontrerait lui ferait oublier ce désir insensé.

Ou plutôt, il ne s'était rien dit du tout, il n'aurait pas eu le courage d'examiner le côté scabreux d'une telle situation. Il avait écarté le souvenir de la première nuit passée à la villa Floriani, des tentations et des tentatives de Salvator, et même des embrassades du lendemain matin, lorsqu'il avait cru dire à Lucrezia un long adieu. La crise de la maladie et le miracle du bonheur avaient tout effacé de l'esprit du prince. Il s'était habitué en un jour, en un instant, à ne plus rien juger, à ne plus rien comprendre; et de même, en un jour, en un instant, il recommençait à trop juger, à trop comprendre, c'est-à-dire à tout commenter avec excès et à souffrir de tout.

Certes, Salvator Albani avait renoncé de bonne foi à voir la Floriani avec d'autres yeux que ceux d'un frère. Mais il y avait en lui un fonds de sensualité italienne qui l'empêchait d'arriver jusqu'à la chasteté d'un moine. S'il eût eu deux sœurs, une belle et une laide, il eût, sans nul doute, et sans se rendre compte de son propre instinct, préféré la belle, eût-elle été moins aimable et moins bonne que l'autre. Enfin, entre deux sœurs également belles, mais dont l'une aurait connu l'amour, et l'autre la vertu seulement, il aurait été bien plus l'ami de celle qui eût compris le mieux ses faiblesses et ses passions.

L'amour était son Dieu, et toute belle femme au cœur tendre en était la prêtresse. Il pouvait l'aimer avec désintéressement, mais non la voir sans émotion. L'amour de la Floriani pour son ami ne le dérangeait donc point dans son admiration et dans son plaisir, lorsqu'il la contemplait et respirait son haleine. Il aimait tout autant qu'auparavant à toucher ses bras, ses cheveux, et jusqu'à son vêtement, et l'on comprend bien que Karol était jaloux de ces choses-là, presque autant que du cœur de sa maîtresse.

La Floriani, qui le croirait? était d'une nature aussi chaste que l'âme d'un petit enfant. C'est fort étrange, j'en conviens, de la part d'une femme qui avait beaucoup aimé, et dont la spontanéité n'avait pas su faire plusieurs parts de son être pour les objets de sa passion. C'était probablement une organisation très-puissante par les sens, quoiqu'elle parût glacée aux regards des hommes qui ne lui plaisaient point. C'est qu'en dehors de son amour, où elle se plongeait tout entière, elle ne voyait pas, n'imaginait pas et ne sentait pas. Dans les rares intervalles où son cœur avait été calme, son cerveau avait été oisif; et si on l'eût séparée éternellement de la vue de l'autre sexe, elle eût été une excellente religieuse, tranquille et fraîche. C'est dire qu'il n'y avait rien de plus pur que ses pensées dans la solitude, et, quand elle aimait, tout ce qui n'était pas son amant était pour elle, sous le rapport des sens, la solitude, le vide, le néant.

Salvator pouvait bien l'embrasser, lui dire qu'elle était belle, et frémir un peu en pressant son bras contre le sien: elle s'en apercevait encore moins que le jour où, ne prévoyant pas que Karol l'aimait déjà, il avait été forcé de lui parler clairement et hardiment pour lui faire comprendre ses désirs.

Toute femme comprend pourtant bien le regard et l'inflexion de voix qui lui parlent d'amour d'une manière détournée. Les femmes du monde ont, à cet égard, une pénétration qui va souvent au delà de la vérité, et, souvent aussi, leur empressement à se défendre, avant qu'on les attaque sérieusement, est une provocation de leur part et un encouragement à l'audace. La Floriani, au contraire, dans son expressive bienveillance, mettait tout sur le compte de la sympathie qu'elle avait excitée comme artiste, ou de l'amitié qu'elle inspirait comme femme. Elle était brusque et ennuyée avec les hommes qui lui inspiraient de la défiance et de l'éloignement; mais, avec ceux qu'elle estimait, elle avait le cœur sur la main; elle eût cru manquer à la sainteté de l'amitié en se tenant trop sur ses gardes. Elle savait bien que quelque mauvaise pensée pouvait leur passer par la tête. Mais elle avait pour règle de ne pas paraître s'en apercevoir, et, tant qu'on ne la forçait point à se montrer sévère, elle était douce et abandonnée. Elle pensait que les hommes sont comme des enfants, avec lesquels il faut plus souvent détourner la conversation et distraire l'imagination que répondre et discuter sur des sujets délicats et dangereux.

Karol, qui aurait dû comprendre la solidité de ce caractère simple et droit, ne le connaissait pourtant pas. Sa folie avait commis l'erreur gigantesque de se figurer qu'elle devait avoir l'austérité de manières et le maintien glacial d'une vierge, avec tout autre qu'avec lui. Il n'en voulut pas démordre, comprendre la réalité de cette nature, et l'aimer pour ce qu'elle était. Pour l'avoir placée trop haut dans les fantaisies de son cerveau, voilà qu'il était tout prêt à la placer trop bas, et à croire qu'entre le sensualisme invincible de Salvator et les instincts secrets de la Floriani, il y avait de funestes rapprochements à craindre.

Ils revenaient à la villa avec le lever de Vesper, qui montait blanc comme un gros diamant dans le ciel encore rose. Ils glissaient sur la surface limpide de ce lac que la Floriani aimait tant, et que Karol recommençait à détester. Il gardait le silence; Béatrice s'était endormie dans les bras de sa mère; Célio gouvernait la barque de Menapace, qui s'était assis, dans une muette contemplation; Stella, svelte et blanche, rêvait aux étoiles, ses patronnes, et Salvator Albani chantait d'une belle voix fraîche, que la sonorité de l'onde portait au loin. Personne autre que Karol, le plus pur et le plus irréprochable de tous, peut-être, ne songeait à mal. Il leur tournait le dos, à tous, pour ne point voir ce qui n'existait pas, ce à quoi personne ne songeait; et, au lieu des Ondines du lac, il se sentait poussé par les Euménides.

Ne l'avait-on pas trompé? Salvator ne s'était-il pas grossièrement joué de lui en lui disant que jamais il n'avait été l'amant de la Floriani? Avec tous les beaux raisonnements spécieux qu'il lui avait maintes fois entendu faire sur l'amitié qu'on peut avoir pour les femmes, et dans laquelle il entrait toujours, selon Salvator, un peu d'amour, étouffé ou déguisé; avec les ménagements dont il le supposait capable pour lui laisser goûter le bonheur sans se faire conscience d'un mensonge, il pouvait bien avoir été heureux la nuit de leur arrivée, et l'avoir nié avec aplomb l'instant d'après. La Floriani ne lui devait rien alors, et Karol s'imaginait être bien généreux en prenant la résolution de ne jamais l'interroger à cet égard.

Et puis, en supposant qu'elle eût résisté cette fois-là, était-il probable que, dans cette vie abandonnée à toutes les émotions, lorsque Salvator assistait à sa toilette dans sa loge, et portait même les mains sur sa parure, lorsque, toute palpitante des fatigues ou des triomphes de la scène, elle venait se jeter près de lui sur un sofa, seule avec lui peut-être... était-il possible qu'il n'eût pas cherché à profiter d'un instant de désordre dans son esprit et d'excitation dans ses nerfs? Salvator était si ardent et si audacieux avec les femmes! N'avait-il pas encouru la disgrâce de la princesse Lucie pour avoir osé lui dire qu'elle avait une belle main? Et de quoi n'était pas capable, avec la Lucrezia, un homme qui n'était pas demeuré tremblant et muet auprès de Lucie?

Alors le terrible parallèle, si longtemps écarté, commença à s'établir dans l'esprit du prince: une princesse, une vierge, un ange!—Une comédienne, une femme sans mœurs, une mère qui pouvait compter trois pères à ses quatre enfants, sans jamais avoir été mariée, et sans savoir où étaient maintenant ces hommes-là!

L'horrible réalité se levait devant ses yeux effarés, comme une Gorgone prête à le dévorer. Un tremblement convulsif agitait ses membres, sa tête éclatait. Il croyait voir des serpents venimeux ramper à ses pieds, sur le plancher de la barque, et sa mère remonter vers les étoiles, en se détournant de lui avec horreur.

La Floriani sommeillait dans son rêve d'éternel bonheur; et quand elle lui prit la main pour descendre sur le rivage, sans réveiller sa fille, elle remarqua seulement qu'il avait froid, quoique la soirée fût tiède.

Elle s'inquiéta un peu de sa physionomie lorsqu'elle le revit aux lumières; mais il fit de grands efforts pour paraître gai. La Floriani ne l'avait jamais vu gai, elle ne savait même pas si, avec cette haute et poétique intelligence, il avait de l'esprit. Elle s'aperçut qu'il en avait prodigieusement; c'était une finesse subtile, moqueuse, point enjouée au fond; mais, comme il n'y avait place en elle que pour l'engouement, elle s'émerveilla de lui découvrir un charme de plus. Salvator savait bien que cette petite gaieté mignarde et persifleuse de son ami n'était pas le signe d'un grand contentement. Mais, dans cette circonstance, il ne savait que penser. Peut-être l'amour avait-il renouvelé entièrement le caractère du prince; peut-être prenait-il désormais la vie sous un aspect moins austère et moins sombre. Salvator profita de l'occasion pour être gai tout à son aise avec lui, et crut pourtant apercevoir de temps en temps quelque chose d'amer et de sec au fond de ses heureuses reparties.

Karol ne dormit pas; cependant il ne fut point malade. Il reconnut dans cette longue et cruelle insomnie, qu'il avait plus de forces pour souffrir qu'il ne s'en était jamais attribué. L'engourdissement d'une fièvre lente ne vint pas, comme autrefois, amortir l'inquiétude de ses pensées. Il se leva comme il s'était couché, en proie à une lucidité affreuse, sans éprouver aucun malaise physique, et obsédé de l'idée fixe que Salvator le trahissait, l'avait trahi, ou songeait à le trahir.

«Il faut pourtant prendre un parti, se dit-il. Il faut rompre ou dominer, abandonner la partie ou chasser l'ennemi. Serai-je assez fort pour la lutte? Non, non, c'est horrible! Il vaut mieux fuir.»

Il sortit avec le jour, ne sachant où il allait, mais ne pouvant résister au besoin de marcher d'un pas rapide. Le sentier du parc le plus direct et le mieux battu, celui qu'il suivit machinalement, conduisait à la chaumière du pêcheur.

Il allait s'en détourner lorsqu'il entendit prononcer son nom. Il s'arrêta; on répéta le mot prince à plusieurs reprises. Karol s'approcha, perdu sous les branches éplorées des vieux saules, et il écouta.

—Bah! un prince! un prince! disait le vieux Menapace dans son dialecte, que le prince était arrivé à très-bien comprendre. Il n'en a pas la mine! J'ai vu le prince Murat dans ma jeunesse; il était gros, fort, de bonne mine, et portait des habits superbes, de l'or, des plumes. C'était là un prince! Mais celui-ci, il n'a l'air de rien du tout, et je n'en voudrais pas pour tenir mes avirons.

—Je vous assure que c'est un vrai prince, père Menapace, répondait Biffi. J'ai entendu son domestique qui appelait mon prince, sans voir que j'étais là tout auprès.

—Je te dis que c'est un prince comme ma fille était une princesse là-bas. Ils s'appellent tous comme cela au théâtre. L'autre, l'Albani, est celui qui faisait les comtes dans la comédie; mais c'est un chanteur, voilà tout!

—C'est vrai qu'il chante toute la journée, dit Biffi. Alors ce sont d'anciens camarades à la signora. Est-ce qu'ils vont rester longtemps ici?

—Voilà ce que je me demande. Il me semble que le prince, comme ils l'appellent, se trouve bien de la locanda gratis. Et si l'autre reste aussi deux mois à ne rien faire que manger, dormir et marcher tout doucement au bord de l'eau, nous ne sommes pas au bout!

—Bah, cela ne nous gêne pas. Qu'est-ce que cela nous fait?

—Cela me gêne, moi! dit Menapace en élevant la voix. Je n'aime pas à voir des paresseux et des indiscrets manger le bien de mes petits-enfants. Tu vois bien que ce sont des histrions sans cœur et sans ouvrage, qui sont venus là se refaire. Ma fille, qui est bonne, en a pitié: mais si elle recueille comme cela tous ses anciens amis, nous verrons de belles affaires! Ah! pauvre petit Célio! pauvres enfants! si je ne songeais pas à eux, ils auraient un jour le même sort que ces prétendus seigneurs-là! Allons, Biffi, es-tu prêt? Partons, va détacher la barque.

Si Salvator avait entendu cette ridicule conversation, il en eût ri aux éclats pendant huit jours. Il eût même imaginé quelque folle mystification pour aggraver les soupçons charitables du vieux pêcheur. Mais Karol fut navré. L'idée de rien de semblable ne lui eût paru possible dans sa vie. Être pris pour un histrion, pour un mendiant, et méprisé par ce vieil avare! C'était marcher dans la boue, lui qui ne trouvait que les nuages assez moelleux et assez purs pour le porter. Il faut être très-fort ou très-insouciant pour ne pas se trouver accablé d'un rôle absurde et pour n'en voir que le côté risible. D'ailleurs, on ne rit peut-être jamais de bien bon cœur de soi-même, et Karol fut si outré, qu'il sortit du parc, n'emportant pas même de l'argent sur lui, et fuyant au hasard dans la campagne, résolu, du moins il le croyait, à ne jamais remettre les pieds chez la Floriani.

Quoique sa santé eût pris, depuis sa maladie, un développement qu'elle n'avait jamais eu, il n'était pas encore très-bon marcheur, et au bout d'une demi-lieue, il fut forcé de ralentir le pas. Alors le poids de ses pensées l'accabla, et il ne se traîna plus qu'avec effort dans la direction sans but qu'il avait prise.

Si j'entendais le roman suivant les règles modernes, en coupant ici ce chapitre, je te laisserais jusqu'à demain, cher lecteur, dans l'incertitude, présumant que tu te demanderais toute la nuit prochaine, au lieu de dormir: «Le prince Karol partira-t-il ou ne partira-t-il pas?» Mais la haute idée que j'ai toujours de ta pénétration m'interdit cette ruse savante, et t'épargnera ces tourments. Tu sais fort bien que mon roman n'est pas assez avancé pour que mon héros le tranche ici brusquement et malgré moi. D'ailleurs, sa fuite serait fort invraisemblable, et tu ne croirais point qu'on puisse rompre, du premier coup, les chaînes d'un violent amour.

Sois donc tranquille, vaque à tes occupations, et que le sommeil te verse ses pavots blancs et rouges. Nous ne sommes point encore au dénouement.



XXI.


Karol en était à s'adresser la même question: «Partirai-je? Est-ce que je pourrai partir? Dans un quart d'heure, ne serai-je pas forcé de revenir sur mes pas? S'il en doit être ainsi, pourquoi me fatiguer à faire un chemin inutile?

«Je partirai, s'écria-t-il en se jetant sur le gazon encore humide de rosée.» Là, son indignation se ralluma et ses forces revinrent. Il se remit en route, mais bientôt la fatigue ramena encore le doute et le découragement.

Des regrets amers remplissaient de larmes ses yeux fatigués de l'éclat du soleil levant, qui semblait venir à sa rencontre, et lui dire: «Nous marchons en sens inverse; tu vas donc me fuir et entrer dans la nuit éternelle?» Il se rappelait son bonheur de la veille, lorsqu'à pareille heure, il avait vu la Floriani entrer dans sa chambre, ouvrir elle-même sa fenêtre pour lui faire entendre le chant des oiseaux et respirer le parfum des chèvrefeuilles, s'arrêter près de son lit pour lui sourire, et, avant de lui donner le premier baiser, l'envelopper de cet ineffable regard d'amour et d'adoration plus éloquent que toutes les paroles, plus ardent que toutes les caresses. Oh! qu'il était heureux encore, à ce moment-là! Rien que le trajet du soleil autour des horizons, et tout était détruit! Il ne verrait plus jamais cette femme si tendre l'enivrer de son regard profond, et mettre, à la place des visions de la nuit, son image tranquille et radieuse devant lui! Cette main qui, en passant doucement à travers ses cheveux, semblait lui donner une vie nouvelle, ce cœur, dont le feu ne s'était jamais épuisé en fécondant le sien, ce souffle, dont la puissance entretenait en lui une sérénité jusque-là inconnue, ces douces attentions de tous les instants, cette constante sollicitude, plus assidue et plus ingénieuse encore que ne l'avait été celle de sa mère; cette maison claire et riante, où l'atmosphère semblait assouplie et réchauffée par une influence magnétique, ce silence du parc, ces fleurs du jardin, ces enfants à la voix mélodieuse qui chantaient avec les oiseaux, tout, jusqu'au chien de Célio, qui courait si gracieusement dans les herbes, poursuivant les papillons pour imiter son jeune ami: enfin, cet ensemble de choses qu'il se représentait et se détaillait pour la première fois, au moment de s'en séparer, tout cela était donc fini pour lui!

Et justement, comme il pensait au chien de Célio, ce bel animal s'élança vers lui, et, pour la première fois, le caressa avec tendresse. Il n'avait pourtant pas suivi Karol, et celui-ci crut d'abord que Célio n'était pas loin. Mais, ne le voyant pas paraître, il se rappela que la veille, Laërtes (c'était le nom du chien) avait fait une pointe sur la rive où les barques s'étaient arrêtées; qu'on l'avait rappelé en vain, et qu'en rentrant à la maison, Célio s'était inquiété de ne pas l'y trouver. On l'avait sifflé et appelé encore, pensant qu'il aurait côtoyé le lac et serait revenu par les prés; mais on s'était couché sans le retrouver; Lucrezia avait consolé son fils en lui disant que le chien avait déjà passé plusieurs fois la nuit dehors, et qu'il était trop intelligent pour ne pas retrouver, dès qu'il le voudrait, le chemin de sa demeure.

Le jeune et beau Laërtes, entraîné par l'ardeur de la chasse, avait donc guetté et poursuivi quelque lièvre pour son propre compte, jusqu'au point du jour, et soit qu'il eût perdu sa piste, ou qu'il eût réussi à l'atteindre et à le dévorer, il songeait à ce moment à Célio, qui le faisait jouer, à la Floriani qui lui donnait elle-même sa nourriture, au petit Salvator qui lui tirait les oreilles, à son frais coussin et à son déjeuner. Il se rendait très-bien compte de l'heure et se disait qu'il fallait rentrer pour n'être point grondé de sa trop longue absence. Il est bien possible même qu'il poussât la finesse jusqu'à se flatter qu'on ne s'en serait pas aperçu.

En voyant Karol, il s'imagina que celui-ci n'était venu aussi loin que pour le chercher; et, se sentant coupable, ne voulant pas aggraver ses torts, il vint à sa rencontre d'un air affectueux et modeste, balayant la terre de sa longue queue soyeuse, et se donnant toutes sortes de grâces, pour se faire pardonner son escapade.

Le prince ne put résister à ses avances, et se décida à le toucher un peu sur la tête: «Et toi aussi, pensait-il, tu as voulu rompre ta chaîne et essayer de ta liberté! Et voilà que tu hésites entre la servitude d'hier et l'effroi d'aujourd'hui!»

Karol ne pouvait plus envisager qu'avec terreur la solitude de son passé. Il se disait qu'il valait mieux souffrir les tortures d'un amour troublé par le doute et la honte, que de ne vivre d'aucune façon. Qu'allait-il retrouver, en se replongeant dans l'isolement? L'image de sa mère et celle de Lucie ne viendraient plus le visiter que pour lui faire d'amers reproches. Il essaya de les évoquer, elles n'obéissaient plus à son appel. Il n'avait jamais pu se persuader que sa mère fût morte, il le sentait à présent, la tombe ne rendait plus sa proie. Les traits de Lucie étaient tellement effacés de sa mémoire, qu'il s'efforçait en vain de se les représenter. Ils étaient couverts d'un épais nuage. Maintenant que Karol avait bu à la coupe de la vie, la société de ces ombres l'épouvantait au lieu de le charmer. Vivre! il faut donc vivre malgré soi, il faut donc aimer la vie en la méprisant, et s'y plonger en dépit de la peur et du dégoût qu'elle inspire? pensait-il en se débattant contre lui-même. Est-ce la volonté de Dieu? Est-ce la tentation d'un esprit de vertige et de ténèbres?

«Mais trouverai-je la vie désormais auprès de Lucrezia? Ne sera-ce point la mort, que cet attachement dont les circonstances me font rougir, et que le doute va empoisonner? Néant pour néant, ne vaudrait-il pas mieux languir et dépérir, avec le sentiment de son propre courage, que dans celui de son indignité?»

Il ne trouvait point d'issue à ses incertitudes. Il se levait, faisait un pas vers l'exil, et regardait derrière lui. Son cœur se déchirait et se brisait à la pensée de ne plus voir sa maîtresse, et il le sentait physiquement s'éteindre, comme si cette femme en était le moteur unique.

Il était presque vaincu déjà, et cherchait dans quelque augure, dans quelque hasard providentiel, dernière ressource de la faiblesse, l'indice du chemin qu'il devait suivre. Laërtes vint à son secours. Laërtes était décidé à rentrer. Lorsque Karol tournait le dos à la villa, le chien s'arrêtait et le regardait d'un air étonné; puis, lorsque le prince revenait vers lui, il bondissait d'un air joyeux, et lui disait avec ses yeux brillants d'expression et d'intelligence: «C'est par ici, en effet, vous vous trompiez, suivez-moi donc!»



Karol trouva un faux-fuyant digne d'un enfant. Il se dit que la Floriani tenait beaucoup à ce chien, que Célio était capable de pleurer un jour entier, s'il ne le retrouvait point; que l'animal était bien jeune, bien fou, et se laisserait peut-être tenter par quelque nouvelle proie avant de rentrer; qu'enfin il pouvait se perdre ou se laisser emmener par quelque chasseur, et que son devoir, à lui, était de le ramener à la maison.

Il appela donc Laërtes, veilla puérilement sur lui, et regagna la villa Floriani sans le perdre de vue. Pourtant, l'on peut dire que jamais aveugle ne fut plus littéralement conduit par un chien.

En voyant la porte du parc ouverte, Laërtes prit sa course, et, enchanté de rentrer, il devança Karol et gagna la maison, la chambre de Célio, où il se blottit sous le lit, en attendant son réveil. Le prétexte du chien manquait dès lors à Karol, il n'était pas obligé de franchir la grille du parc, et il allait néanmoins la franchir, lorsque ses yeux rencontrèrent une inscription tracée au pinceau sur une pierre latérale. C'étaient les fameux vers du Dante:

Per me si va nella città dolente,

Per me si va nell'eterno dolore,

Per me si va tra la perduta gente...

... Lasciate ogni speranza, voi, ch'entrate!

Et plus bas:

Avis aux voyageurs! CÉLIO FLORIANI.

Karol se souvint que, peu de jours auparavant, Célio, qui venait d'apprendre par cœur ce passage classique de la Divine Comédie, et qui le répétait à tout propos avec ce mélange d'admiration et de parodie qui est propre aux enfants, s'était amusé à l'écrire sur le montant de la porte du parc, en l'accompagnant d'un avertissement facétieux aux passants. Comme la villa n'était située sur aucune route de passage, il y avait peu d'inconvénients à laisser subsister l'inscription de Célio jusqu'à la première pluie; la Floriani n'avait fait qu'en rire, et Karol à qui ces vers lugubres n'offraient aucun sens, à ce moment-là, ne s'en était point alarmé. Il était repassé plusieurs fois par cette porte sans y prendre garde; il n'y aurait plus jamais songé, sans la révolution qui s'était opérée en lui. Au premier abord, les mots de perduta gente lui parurent offrir une allusion affreuse et peut-être quelque peu vraie, car il se hâta de l'effacer. Puis, en relisant, malgré lui, le dernier vers, il fut saisi d'une terreur superstitieuse, en songeant que les enfants prophétisent souvent sans le savoir, et disent en riant d'effroyables vérités. Il cueillit une poignée d'herbe et en frotta la muraille; mais, par un hasard fort simple, le dernier vers, portant sur une pierre moins polie que les autres, ne s'effaça pas entièrement et resta visible malgré tous les efforts de Karol.



—Eh bien! dit-il en s'élançant dans le parc, cela est écrit ainsi au livre de ma destinée. Pourquoi mes yeux en seraient-ils offensés? O Lucrezia, tu ne m'avais donné que du bonheur; à présent que je vais souffrir par toi et pour toi, je vois à quel point je t'aime!

La Floriani était déjà très-inquiète, elle avait cherché Karol dans tout le parc, ne concevant pas que, contrairement à ses habitudes, il se fût levé avant elle et qu'il eût été se promener sans elle. Elle était dans la chaumière du pêcheur lorsqu'elle vit le prince effacer l'inscription et rentrer précipitamment comme si, de même que Laërtes, il eût craint d'être grondé. Elle courut après lui, et, l'enlaçant dans ses bras: «Vous trouvez donc, lui dit-elle, que ce serait un grave mensonge?»

Karol n'avait guère l'esprit présent; il ne songeait pas qu'elle eût pu le voir effacer les vers du Dante; il ne pensait déjà plus à ces vers, mais bien à la trahison possible de Salvator. Il crut qu'elle répondait à ses secrètes pensées, qu'elle avait deviné ses angoisses, épié son essai de fuite; que sais-je? tout ce qu'il y avait de plus invraisemblable lui vint à l'esprit, et il répondit d'un air effaré: «Soyez-en juge vous-même, il ne m'appartient pas de répondre pour vous.»

Lucrezia fut un peu étonnée et commença à redouter quelque accès d'excentricité. Salvator l'en avait prévenue à diverses reprises avant qu'elle donnât son cœur au prince. Mais elle n'avait pu y croire, parce que, depuis sa maladie, Karol était toujours été ravi au septième ciel et ne lui avait jamais causé un instant d'effroi. Elle se demanda s'il était bien guéri, s'il n'était pas menacé d'une rechute imminente, ou bien si, réellement, son cerveau était faible et tourmenté d'idées fantasques. Elle l'interrogea. Il ne voulut point répondre, et lui baisa la main à plusieurs reprises, en lui demandant pardon. Mais pardon de quoi? Voilà ce qu'elle ne put jamais savoir, malgré les investigations de sa tendresse. Ses manières étaient aussi changées que sa figure et son langage. Il s'était dit que, s'il se décidait à rentrer chez elle, il devait prendre avec lui-même l'engagement de ne lui faire aucune question, aucun reproche, de ne point avilir son propre amour par des paroles blessantes de part ou d'autre; enfin, il se raidissait pour ainsi dire dans une sorte de religion chevaleresque et dans un redoublement de respect extérieur, comme s'il eût cru réparer par là le tort qu'il lui avait fait dans son âme en la soupçonnant.

La Floriani avait toujours été vivement touchée de ce respect qu'il lui témoignait devant ses enfants et ses serviteurs. Rien, chez lui, ne lui rappelait le sans-gêne blessant et l'espèce d'abandon impertinent des amants heureux. Mais, dans le tête-à-tête, elle n'était pas habituée à lui voir détourner son front de ses lèvres et se rejeter sur ses mains en saluant comme un abbé qui rend hommage à une douairière. Elle essaya de rompre cette glace, elle lui fit de tendres reproches, elle le railla amicalement: tout fut inutile. Il se hâtait de retourner vers la maison, car il sentait que sa souffrance n'était pas assez calmée pour lui permettre de paraître heureux.

Salvator ne fut point étonné de voir, ce jour-là, son ami silencieux et sombre; il l'avait vu si souvent ainsi! «Je suis inquiète ce matin, lui dit tout bas Lucrezia; Karol est pâle et triste.—Tu devrais être habituée à le voir s'éveiller tout différent de ce qu'il était en s'endormant, répondit Salvator. N'est-il pas mobile et changeant comme les nuages?

—Non, Salvator, il n'est point ainsi. Depuis deux mois, c'est un ciel pur et brûlant, sans un seul nuage, sans la moindre vapeur.

—En vérité! quelle merveille tu me contes là? Je peux à peine te croire.

—Je te le jure. Que peut-il donc avoir aujourd'hui?

—Mais rien! il aura fait un mauvais rêve.

—Il n'en faisait plus que de beaux!

—C'était un grand hasard ou un grand prodige; moi, je ne l'ai jamais vu une semaine... que dis-je? un jour entier, sans tomber dans quelque accès de mélancolie.

—Et à propos de quoi y tombait-il si souvent?

—Tu me demandes là ce que je n'ai jamais pu lui faire dire. Karol n'est-il pas un hiéroglyphe ambulant, un mythe personnifié?

—Il ne l'a pas été pour moi jusqu'à cette heure; et, puisque, j'avais trouvé, à mon insu, le moyen de le rendre heureux et confiant, il faut bien que je lui aie déplu en quelque chose depuis hier.

—Vous êtes-vous querellés cette nuit?

—Querellés? quel mot!

—Oh! tu es devenue sublime comme lui, je le vois bien, et il faut se faire un vocabulaire choisi exprès pour vous deux. Eh bien, voyons, n'avez-vous pas touché à quelque point douloureux de votre existence à l'un ou à l'autre, en causant ensemble la nuit dernière?

—La nuit dernière, comme toutes les autres nuits, je n'ai pas quitté mes enfants. Nous nous retirons de bonne heure, je me lève avec le jour, et, tandis que les petits sommeillent encore ou babillent avec leur bonne en se levant, je vais éveiller doucement Karol, et nous causons ensemble; le plus souvent, nous nous regardons et nous nous adorons sans nous rien dire. Ce sont deux heures de délices, où jamais un mot pénible, une réflexion positive, un souvenir quelconque des ennuis et des maux de la vie réelle, n'ont trouvé place. Ce matin, j'ai été ouvrir ses fenêtres comme à l'ordinaire, comme j'en ai pris l'habitude durant sa maladie.

Il était déjà sorti, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il est resté deux heures absent. Il avait l'air égaré en rentrant, il disait des paroles que je ne comprends pas, ses manières étaient bizarres. Il m'a fait presque peur, et, maintenant, son abattement, le soin qu'il prend de ne pas rester avec nous, me font mal. Toi, qui le connais, tâche de lui faire dire ce qu'il a!

—Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu'il a été gai hier soir, ce qui était un signe certain qu'il serait triste ce matin. Il n'a jamais eu une heure d'expansion dans sa vie, sans la racheter par plusieurs heures de réserve et de taciturnité. Il y a certainement à cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être appréciables à l'œil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants.

—Salvator, tu ne connais pas ton ami, dit la Lucrezia: ce n'est point là son organisation. Un soleil plus pur et plus éclatant que le nôtre rayonne dans son âme ardente et généreuse.

—Comme tu voudras, répondit Salvator en souriant; alors, tâche d'y voir clair, et ne m'appelle pas pour tenir le flambeau.

—Tu railles, mon ami! reprit la Floriani avec tristesse, et pourtant je souffre! Je m'interroge en vain, je ne vois pas en quoi j'ai pu contrister le cœur de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me glace jusqu'à la moelle des os, et, quand je le vois ainsi, il me semble que je vais mourir.



XXII.


Quelques mots de franche explication eussent guéri les souffrances de la Floriani et de son amant; mais il eût fallu qu'en demandant à connaître la vérité, Karol pût avoir confiance dans la loyauté de la réponse; et, quand on s'est laissé dominer par un soupçon injuste, on perd trop de sa propre franchise pour se reposer sur celle d'autrui. D'ailleurs, ce malheureux enfant n'avait pas sa raison, et il n'en conservait que juste assez pour savoir que la raison ne le persuaderait pas.

Heureusement ces natures promptes à se troubler et folles dans leurs alarmes, se relèvent vite et oublient. Elles sentent elles-mêmes que leur angoisse échappe aux secours de l'affection, et qu'elle ne peut cesser qu'en s'épuisant d'elle-même. C'est ce qui arriva à Karol. Le soir de cette sombre journée, il était déjà fatigué de souffrir, il s'ennuyait de la solitude; la nuit, comme il y avait longtemps qu'il n'avait dormi, il subit un accablement qui lui procura du repos. Le lendemain il retrouva le bonheur dans les bras de la Floriani; mais il ne s'expliqua pas sur ce qui l'avait rendu si différent de lui-même la veille, et elle fut forcée de se contenter de réponses évasives. Cela resta en lui comme une plaie qui se ferme, mais qui doit se rouvrir, parce que le germe du mal n'a pas été détruit.

Lucrezia n'oublia pas aussi vite ce que son amant avait souffert. Quoiqu'elle fût loin d'en pénétrer le motif, elle en ressentit le contre-coup. Ce ne fut pas chez elle une douleur soudaine, violente et passagère. Ce fut une inquiétude sourde, profonde et continuelle. Elle persista, en dépit de Salvator, à croire qu'il n'y a pas de souffrance sans cause; mais elle eut beau chercher, sa conscience ne lui reprochant rien, elle fut réduite à croire que Karol avait senti se réveiller en lui, ou le souvenir de sa mère, ou le regret d'avoir été infidèle à la mémoire de Lucie.

Karol était donc redevenu calme et confiant, avant que la Floriani se fût consolée de l'avoir vu malheureux; mais, au moment où elle se rassurait enfin et commençait à oublier l'effroi que lui avait causé ce nuage, une circonstance réveilla la souffrance de Karol. Et quelle circonstance? nous osons à peine la rapporter, tant elle est absurde et puérile. En jouant avec Laërtes, la Floriani, touchée de sa grâce et de son regard tendre, lui donna un baiser sur la tête. Karol trouva que c'était une profanation, et que la bouche de Lucrezia ne devait pas effleurer la tête d'un chien. Il ne put s'empêcher d'en faire la remarque avec une certaine vivacité qui trahit sa répugnance pour les animaux. La Floriani, étonnée de le voir prendre au sérieux une pareille chose, ne put se défendre d'en rire, et Karol fut profondément blessé.

—Mais quoi, mon enfant, lui dit-elle, aimeriez-vous mieux une discussion en règle à propos d'un baiser donné à mon chien? Pour moi, je n'aimerais pas à me mettre en désaccord avec vous sur quoi que ce soit, et, ne trouvant pas le sujet digne d'être commenté et pesé, je n'éprouve que le besoin de m'égayer un peu sur la bizarrerie de ce sujet même.

—Ah! je suis ridicule, je le sais, dit Karol: et c'est une chose funeste pour moi, que vous commenciez à vous en apercevoir! Ne pouviez-vous me répondre autrement que par un éclat de rire?

—Je ne trouvais rien à répondre là-dessus, vous dis-je, reprit Lucrezia, un peu impatientée. Faut-il donc, quand vous me faites une observation, que je baisse la tête en silence, quand même je ne suis point persuadée qu'elle vaille la peine d'être faite?

—Il faut donc devenir étranger l'un à l'autre sur tout ce qui touche au monde réel, dit Karol avec un soupir. Nous nous entendrions si peu sur ce point, que je dois apparemment me taire ou n'ouvrir la bouche que pour faire rire!»

Il bouda deux heures pour ce fait, après quoi il n'y songea plus et redevint aussi aimable que de coutume; mais la Floriani fut triste pendant quatre heures, sans bouder et sans montrer sa tristesse.

Le lendemain, ce fut autre chose, je ne sais quoi, moins encore; et, le surlendemain, on fut triste de part et d'autre, sans cause apparente.

Salvator n'avait pas vu la pureté éclatante du bonheur de ces deux amants en son absence. A peine arrivé, il ne voyait, au contraire, que le retour de Karol à ses anciennes susceptibilités. Il le trouvait, tantôt plein d'affection, tantôt plein de froideur pour lui. Il ne s'en étonnait pas, l'ayant toujours vu ainsi; mais il se disait avec chagrin que la cure n'était point radicale, et il revenait à la conviction que ces deux êtres n'étaient point faits l'un pour l'autre.

Après plusieurs jours d'observations et de réflexions sur ce sujet, il résolut de s'en expliquer avec son ami et de l'amener, malgré lui, à se révéler. Il savait que ce n'était point facile, mais il savait aussi comment il devait s'y prendre.

—Cher enfant, lui dit-il, environ une semaine après son retour à la villa Floriani, je voudrais, s'il est possible, obtenir de toi une réponse à la question suivante: Sommes-nous encore pour longtemps ici?

—Je ne sais pas, je ne sais pas, répondit Karol d'un ton sec, et, comme si cette demande l'eût fort importuné; mais, un instant après, ses yeux se remplirent de larmes, et il parut prévoir, par la manière dont il regarda Salvator, que leur séparation lui semblait inévitable.

—Je t'en prie, Karol, reprit le comte Albani, en lui prenant la main, une fois, en ta vie, essaie de te faire une idée de l'avenir par complaisance pour moi, qui ne puis rester dans une éternelle attente des événements. Autrefois, c'est-à-dire avant de venir ici, tu te retranchais toujours sur l'état de ta santé, qui ne te permettait de faire aucun projet. «Fais de moi tout ce que tu voudras, disais-tu; je n'ai aucune volonté, aucun désir.» A présent, les rôles sont changés, et ta santé ne peut plus te servir de prétexte; tu te portes fort bien, tu as pris de la force... Ne secoue pas la tête; je ne sais où en est ton moral, mais je vois fort bien que ton physique va au mieux. Tu ne te ressembles plus, ta figure a changé de ton et d'expression, tu marches, tu manges, tu dors comme tout le monde. L'amour et Lucrezia ont fait ce miracle; tu ne t'ennuies plus de la vie, tu te sens fixé apparemment. C'est à mon tour d'être incertain et de ne plus voir clair devant moi. Voyons, tu veux rester ici n'est-ce pas?

—Je ne sais pas si je pourrais partir, quand même je le voudrais, répondit Karol, extrêmement malheureux d'avoir à répondre clairement: je crois que je n'en aurais pas la force, et pourtant je le devrais.

—Tu le devrais, parce que...?

—Ne me le demande pas. Tu peux bien le deviner toi-même.

—Tu es donc toujours aussi paresseux d'esprit quand il faut arriver à traiter l'insipide chapitre de la vie réelle?

—Oui, d'autant plus paresseux, que j'en suis sorti davantage depuis quelque temps.

—Alors, tu veux que je fasse comme à l'ordinaire; que je pense à ta place, que je discute avec moi-même, comme si c'était avec toi, et que je te prouve, par de bonnes raisons, ce que tu as envie de faire.

—Eh bien, oui, répondit le prince avec le sérieux d'un enfant gâté. Ce n'est pas qu'en cette circonstance il eût besoin de l'avis d'un autre pour connaître la force de son amour; mais il était bien aise d'entendre juger sa situation par Salvator, pour tâcher de lire dans les sentiments secrets de celui-ci.

—Voyons! reprit gaiement Salvator, qui redoutait d'autant moins un piége qu'il n'avait pas d'arrière-pensée; je vais essayer. Ce n'est pas facile maintenant; tout est changé en toi, et il ne s'agit plus de savoir si l'air de ce pays est bon, si le séjour est agréable, si l'auberge est bien tenue, et si la chaleur ou le froid ne doivent point nous chasser. L'été de la passion te réchaufferait quand même le soleil de juin ne darderait pas ses rayons sur ta tête. Cette maison de campagne est belle, et l'hôtesse n'est point désagréable.... Allons! tu ne veux pas même sourire de mon esprit?

—Non, ami, je ne puis. Parle sérieusement.

—Volontiers. Alors je serai bref. Tu es heureux ici, et tu te sens ivre d'amour. Tu ne peux prévoir combien de temps cela durera sans se troubler et s'obscurcir. Tu veux jouir de ton bonheur, tant que Dieu le permettra, et après.... Voyons, après? Réponds. Jusqu'ici j'ai constaté ce qui est, c'est ce qui sera ensuite que je tiens à savoir.

—Après! après, Salvator? Après la lumière, il n'y a que les ténèbres.

—Pardon! il y a le crépuscule. Tu me diras que c'est encore la lumière, et que tu en jouiras jusqu'à extinction finale. Mais quand viendra la nuit, il faudra pourtant bien se tourner vers un autre soleil? Que ce soit l'art, la politique, les voyages ou l'hyménée, nous verrons! Mais, dis-moi, quand nous en serons là, où nous retrouverons-nous? Dans quelle île de l'Océan de la vie faut-il que j'aille t'attendre?

—Salvator! s'écria le prince effrayé et oubliant les tristes soupçons qui l'obsédaient, ne me parle pas d'avenir. Tiens, moins que jamais, je puis prévoir quelque chose. Tu me prédis la fin de mon amour ou du sien, n'est-ce pas? Eh bien, parle-moi de la mort, c'est la seule pensée que je puisse associer à celle que tu me suggères.

—Oui, oui, je comprends. Eh bien n'en parlons plus, puisque tu es encore dans ce paroxysme où l'on ne peut songer ni à faire cesser, ni à faire durer le bonheur. Il est fâcheux, peut-être, qu'un peu d'attention et de prévoyance ne soient pas admissibles dans ces moments-là; car tout idéal s'appuie sur des bases terrestres, et un peu d'arrangement dans les choses de la vie pourrait contribuer à la stabilité, ou du moins, à la prolongation du bonheur!

—Tu as raison, ami, aide-moi donc! Que dois-je faire? Y a-t-il quelque chose de possible dans la situation étrange où je me vois placé? J'ai cru que cette femme m'aimerait toujours!

—Et tu ne le crois plus?

—Je ne sais plus rien, je ne vois plus clair.

—Il faut donc que je voie à ta place. La Floriani t'aimera toujours, si vous pouvez parvenir à aller demeurer dans Jupiter ou dans Saturne.

—O ciel! tu railles?

—Non, je parle raison. Je ne connais pas de cœur plus ardent, plus fidèle, plus dévoué que celui de Lucrezia; mais je ne connais pas d'amour qui puisse conserver son intensité et son exaltation au delà d'un certain temps, sur la terre où nous vivons.

—Laisse-moi, laisse-moi! dit Karol avec amertume, tu ne me fais que du mal!

—Ce n'est pas le procès de l'amour que je viens faire, reprit Salvator avec calme. Je ne prétends pas prouver non plus que votre amour soit vulgaire, et qu'il ne puisse résister, plus que tout autre, aux lois de sa propre destruction. Sur ce chapitre, tu en sais plus que moi, et tu connais la Floriani sous un aspect que je n'ai jamais pu que pressentir et deviner. Mais ce que je connais mieux que vous deux, peut-être, malgré toute l'expérience de cette adorable folle de Lucrezia, c'est que le milieu où se trouve placée la vie positive des amants agit, malgré eux et malgré tout, sur leur passion. Vous aurez en vain le ciel dans le cœur, si un arbre vous tombe sur la tête, je vous défie de ne pas vous en ressentir. Eh bien, si les circonstances extérieures vous aident et vous protègent, vous pouvez vous aimer longtemps, toujours peut-être! jusqu'à ce que la vieillesse vienne vous apprendre que le toujours des amants n'est pas le sien. Si, au contraire, en ne prévoyant et n'examinant rien, vous laissez de mauvaises influences pénétrer jusqu'à vous, il vous arrivera de subir le sort commun, c'est-à-dire de voir des misères vous troubler et vous anéantir.

—Je t'écoute, ami; continue, dit Karol, que faut-il craindre et prévoir? Que puis-je empêcher?

—La Floriani est libre comme l'air, j'en conviens, elle est riche, indépendante de toute ancienne relation, et il semble qu'elle ait eu la révélation de ce qui convenait à votre bonheur, en rompant d'avance avec le monde, et en venant s'enfermer dans cette solitude. Voilà d'excellentes conditions pour le présent; mais sont-elles à jamais durables?

—Crois-tu qu'elle éprouve le besoin de retourner dans le monde? Mon Dieu! si cela peut arriver... Malheureux, malheureux que je suis!

—Non, non, cher enfant, dit Salvator, frappé du désespoir et de l'épouvante de son ami. Je ne dis point cela, je n'y crois pas. Mais le monde peut venir la chercher ici, et l'y obséder malgré elle. Si je n'avais pas été muet comme la tombe, à Venise, avec tous ceux qui m'ont parlé d'elle, si je n'avais pas répondu d'une manière évasive à ceux qui savaient bien qu'elle était ici: «Elle a le projet de s'y installer, peut-être, mais elle n'est pas fixée, elle va faire un voyage, elle ira peut-être en France...» que sais-je? tout ce que Lucrezia elle-même m'avait suggéré de répondre aux questions indiscrètes... déjà, sois-en sûr, vous seriez inondés de visites. Mais ce qui est différé n'est peut-être pas perdu. Un jour peut venir où vous ne serez plus seuls ici: quelle sera ton attitude vis-à-vis des anciens amis de ta maîtresse?

—Horrible! horrible! répondit Karol en frappant sa poitrine.

—Tu prends tout d'une manière trop tragique, mon cher prince! Il n'est pas question de se désespérer pour cela, mais de s'y attendre et d'être prêt à lever sa tente dans l'occasion. Ainsi ce mal ne serait pas sans remède. Vous pourriez partir et aller chercher quelque autre solitude temporaire. Il y a un certain art à dégoûter les visiteurs, c'est de ne jamais les rendre certains de vous rencontrer. La Floriani entend cela fort bien. Elle t'aiderait à sortir d'embarras... Calme-toi donc!

—Eh bien, alors, n'y a-t-il pas d'autres dangers? dit Karol, qui passait, avec sa mobilité ordinaire, de l'épouvante exagérée à la confiance paresseuse.

—Oui, mon enfant, il y a d'autres dangers, répondit Salvator; mais tu vas t'émouvoir encore, plus que je ne veux, et peut-être m'envoyer au diable.

—Parle toujours.

—Il y a, quand vous aurez fait la solitude autour de vous, le danger de la satiété.

—Il est vrai, dit Karol, accablé de cette pensée, peut-être déjà le pressens-tu avec raison, de sa part. Oh oui! j'ai été souffrant et morose ces jours-ci. Elle a dû être lasse et ennuyée de moi. Elle te l'a dit?

—Non, elle ne me l'a pas dit; elle ne l'a point pensé, et je ne crois pas qu'elle se lasse la première. C'est pour toi bien plus que pour elle, que je crains la fatigue de l'âme.

—Pour moi, pour moi, dis-tu?

—Oui, je sais que tu es un être d'exception, je sais ta persévérance à aimer une femme que tu n'avais point connue (qu'il me soit permis de le dire à présent). Je sais aussi de quelle manière exclusive et admirable tu as aimé ta mère. Mais tout cela n'était pas de l'amour. L'amour s'use, et le tien, sachant moins que tout autre supporter les atteintes de la réalité, s'usera vite.

—Tu mens! s'écria Karol avec un sourire d'exaltation, à la fois superbe et naïf.

—Mon enfant, je t'admire, mais je te plains, reprit Salvator. Le présent est radieux, mais l'avenir est voilé.

—Fais-moi grâce de lieux communs!

—Fais moi la grâce d'en écouter un seul. Ta noble famille, tes anciens amis, ce grand monde très-restreint, mais d'autant plus choisi et sévère, que tu as eu jusqu'ici pour milieu, pour air vital, si je puis parler ainsi, quel rôle vas-tu y jouer?

—J'y renonce pour jamais! J'y ai songé, à cela, Salvator, et cette considération a pesé moins qu'une paille dans la balance de mon amour.

—Très-bien; quand tu retourneras à tes grands parents, ils t'absoudront, à coup sûr; mais ils ne diront pas moins qu'il est indigne de toi d'avoir été l'amant d'une comédienne, si longtemps et si sérieusement. Ils te pardonneraient plus aisément, ces vertueux amis, d'avoir eu cent caprices de ce genre qu'une passion.

—Je ne te crois point; mais s'il en était ainsi, raison de plus pour que je rompe sans regret avec ma famille et toutes nos anciennes relations.

—A la bonne heure, ce sont gens admirables, mais fort ennuyeux, que les grands parents; il y a longtemps que je laisse gronder les miens sans les interrompre. Si tu veux être mauvaise tête, aussi... c'est fort inattendu, fort plaisant, mais, vive Dieu! je m'en réjouis! Cependant, cher Karol, il y a une autre famille à laquelle tu ne penses pas, c'est celle de la Floriani, et tu l'as pour témoin de vos amours.

—Ah! tu touches enfin le point douloureux, s'écria le prince, frissonnant comme à la morsure d'un serpent. Son père, oui, ce misérable, qui nous prend pour des histrions mourant de faim et recevant ici l'aumône du logement et de la nourriture! C'est hideux, et j'ai failli partir en lui entendant dire cela à Biffi.

—Le père Menapace nous fait cet honneur? répondit Salvator en éclatant de rire.... Mais voyant combien Karol prenait au sérieux ce ridicule incident, il essaya de le calmer.

—Si tu avais raconté à la Lucrezia cette bouffonne aventure, lui dit-il, elle t'eût répondu de manière à t'en consoler, et voici ce que cette brave femme t'aurait dit: «Mon enfant, je n'ai jamais eu que des amants dans la détresse, tant j'avais frayeur de passer pour une fille entretenue. Vous avez des millions, on peut croire que vous me rendez de grands services, et je vous aime tant, que je n'y ai pas songé ou que je m'en moque; oubliez donc les billevesées de mon père et de Biffi, comme j'oublie pour vous le monde entier.» Tu vois donc bien, Karol, que tu lui dois de n'être pas si chatouilleux à l'endroit de l'opinion. Mais parlons de ses enfants, mon ami, y as-tu songé?

—Est-ce que je ne les aime pas? s'écria le prince. Est-ce que je voudrais les éloigner d'elle un seul instant?

—Mais est-ce qu'ils ne grandiront pas? Est-ce qu'ils ne comprendront jamais? Je sais bien qu'ils sont tous enfants naturels, qu'ils ne se souviennent pas de leurs pères, et qu'ils sont encore dans cet âge heureux où ils peuvent se persuader qu'une mère suffit pour qu'on vienne au monde. Comment elle sortira un jour de cet embarras vis-à-vis d'eux, et ce qui se passera de sublime ou de déplorable dans le sein de cette famille, cela ne nous regarde ni l'un ni l'autre. J'ai foi aux merveilleux instincts de la Floriani pour s'en tirer avec honneur. Mais ce n'est pas une raison pour que tu compliques sa situation par ta présence continuelle. Tu ne sauras ou tu ne voudras jamais mentir. Comment cela pourra-t-il s'arranger?»

Karol, qui ne connaissait pas l'expansion des paroles, lorsqu'il était au comble du chagrin, cacha son visage dans ses mains et ne répondit pas. Il avait déjà pressenti cet affreux problème, depuis le jour où les enfants de la Floriani, le faisant souffrir de leurs rires et de leurs cris, la vision de l'avenir avait passé vaguement devant ses yeux. L'idée de devenir un jour l'ennemi naturel et le fléau involontaire de ces enfants adorés, s'était liée naturellement au premier instant d'ennui et de déplaisir qu'ils lui avaient causé.

—Tu déchires les entrailles de la vérité, dit-il enfin à son ami, et tu me les jettes toutes sanglantes à la figure. Tu veux donc que je renonce à mon amour, et que je meure? Tue-moi donc tout de suite. Partons!



XXIII.


Salvator fut étonné de la violence du sentiment qui dominait encore Karol. Il était loin de prévoir que cette violence, au lieu de diminuer, irait toujours en grandissant avec la souffrance; Salvator cherchait le bonheur dans l'amour, et quand il ne l'y trouvait plus, son amour s'en allait tout doucement. En cela il était comme tout le monde. Mais Karol aimait pour aimer: aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il entrait dans une nouvelle phase, dans celle de la douleur, après avoir épuisé celle de l'ivresse. Mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. C'eût été celle de l'agonie physique, car son amour était devenu sa vie, et, délicieuse ou amère, il ne dépendait pas de lui de s'y soustraire un seul instant.

Salvator, qui connaissait si bien son caractère, mais qui n'en comprenait pas le fond, se persuada que la réalisation de sa prophétie ne serait qu'une affaire de temps.

—Mon ami, lui dit-il, tu ne me comprends pas, ou plutôt tu penses à autre chose qu'à ce dont nous parlons. A Dieu ne plaise que je veuille t'arracher aux premiers moments d'une ivresse qui n'est point à la veille de s'épuiser! Mon avis, au contraire, c'est que tu ne te défendes pas d'être heureux, et que tu te laisses aller entièrement, pour la première fois, au doux caprice de la destinée. Mais ce que j'ai à te dire, ensuite, c'est qu'il ne faut pas s'obstiner à violer le bonheur quand il se retire. Un jour viendra, tôt ou tard, où quelque défaillance de lumière se fera remarquer dans l'astre qui te verse aujourd'hui ses feux. C'est alors qu'il ne faudra pas attendre le dégoût et l'ennui pour quitter ton amie. Il faudra fuir résolument..... pour revenir, entends-moi bien, quand tu sentiras de nouveau le besoin de rallumer le flambeau de ta vie à la sienne. J'admets, tu le vois, que ta constance doive être éternelle. Raison de plus pour rendre léger le joug qui vous lie, en évitant l'accablement d'un tête-à-tête perpétuel et absolu. Tout ce qui te choque déjà ici disparaîtra à distance, et quand tu reviendras l'affronter, tu verras que les montagnes sont des grains de sable. Tous les dangers réels d'une situation dont tu viens de te rendre compte, s'évanouiront quand tu ne seras plus l'hôte unique et exclusif de la famille. Les enfants n'auront pas de reproche à te faire, car si l'entourage soupçonne une préférence de leur mère pour toi, il ne pourra la constater. Vous n'aurez plus l'air de braver l'opinion, mais d'entretenir une noble et durable amitié par de fréquentes relations. Tu pourrais n'être que l'ami et le frère de la Floriani, comme moi, par exemple, qu'il serait encore coupable et dangereux de fixer sans retour ta vie auprès d'elle. A plus juste raison, étant réellement son amant, dois-tu à sa dignité et à la tienne de voiler un peu cette passion aux yeux d'autrui. Tu trouves peut-être que je prends grand soin de la réputation d'une femme qui n'en a pris aucun jusqu'à présent. Mais ce n'est pas toi qui douterais de la sincérité avec laquelle elle avait résolu de se réhabiliter d'avance pour l'honneur futur de ses filles, en quittant le monde et en rompant tous les liens antérieurs. Ce n'est pas toi qui voudrais lui faire perdre le prix du sacrifice qu'elle venait de consommer, des bonnes résolutions dont elle se trouvait déjà si heureuse, et l'empêcher d'être, avant tout, une vertueuse mère de famille, comme elle s'en piquait très-sérieusement, le jour où nous avons frappé à sa porte. Cette porte était fermée, souviens-toi! j'aurais éternellement sur la conscience d'avoir forcé la consigne et de t'avoir presque jeté ensuite dans les bras de cette pauvre femme confiante et généreuse, si, un jour, elle venait à maudire l'heure fatale où j'ai détruit son repos et fait échouer ses rêves de calme et de sagesse!

—Tu as raison! s'écria le prince en se jetant dans les bras de son ami, et voilà le langage qu'il aurait fallu me parler tout d'abord. De toutes les choses réelles, il n'en est qu'une seule que je puisse comprendre, c'est le respect que je dois à l'objet de mon amour, c'est le soin que je dois prendre de son honneur, de son repos, de son bonheur domestique. Ah! si, pour lui prouver mon dévouement aveugle et mon idolâtrie, il faut que je la quitte dès à présent, me voilà prêt. Sans doute, c'est elle qui t'a chargé de me suggérer ces réflexions que tu viens de me faire faire. Voyant que je ne songeais à rien, que je m'endormais dans les délices, elle s'est dit qu'il fallait me réveiller. Elle a bien fait. Va lui demander pardon pour mon imprévoyant égoïsme; qu'elle fixe elle-même la durée de mon absence, le jour de mon départ... et ne lui laisse pas oublier de fixer aussi celui de mon retour.

—Cher enfant, reprit Salvator en souriant, ce serait faire injure à la Floriani que de la croire plus raisonnable et plus prudente que toi. C'est de moi-même et à son insu que je t'ai parlé comme je viens de le faire, au risque de te briser le cœur. Si j'en avais demandé la permission à Lucrezia, elle me l'aurait refusée, car une amante, comme elle, a toutes les faiblesses d'une mère, et, quand nous parlerons de départ, bien loin qu'elle nous approuve, nous aurons une lutte à soutenir. Mais nous lui parlerons de ses enfants, et elle cédera à son tour. Elle comprendra qu'un amant ne doit pas se conduire comme un mari, et s'installer chez elle comme le gardien d'une forteresse!

—Un mari! dit Karol en se rasseyant et en regardant fixement Salvator...... Si elle se mariait!

—Oh! pour cela, sois tranquille, il n'y a pas de danger qu'elle te fasse ce genre d'infidélité, répondit Salvator, étonné de l'effet que ce mot prononcé au hasard, avait produit sur le prince.

—Tu as dit un mari! reprit Karol, s'acharnant à cette pensée soudaine: un mari serait la réhabilitation de sa vie entière. Au lieu d'être l'ennemi et le fléau de ses enfants, s'il était riche et digne, il deviendrait leur appui naturel, leur meilleur ami, leur père adoptif. Il accepterait là un noble devoir; et comme il en serait récompensé! Il ne la quitterait jamais, cette femme adorée; il serait un rempart entre elle et le monde, il repousserait la calomnie comme la diffamation, il pourrait veiller sur son trésor, et ne pas distraire un seul jour de son bonheur pour de cruelles et importunes convenances de position. Etre son mari! oui, tu as raison! Sans toi, je n'y aurais jamais songé. Vois si je ne suis pas frappé d'une sorte d'idiotisme en tout ce qui tient à la conduite de la vie sociale! Mais j'ouvre les yeux: l'amour et l'amitié m'auront rendu le service de faire de moi un homme, au lieu d'un enfant et d'un fou que j'étais. Oui, oui, Salvator, être son mari, voilà la solution du problème! Avec ce titre sacré, je ne la quitterai plus, et je la servirai au lieu de lui nuire.

—Eh bien, voilà une heureuse idée! s'écria Salvator; j'en suis étourdi, je tombe des nues! Songes-tu à ce que tu dis, Karol? toi, épouser la Floriani!

—Ce doute m'offense, fais-moi grâce de tes étonnements. J'y suis résolu, viens avec moi plaider ma cause et obtenir son consentement.

—Jamais! répondit Salvator; à moins que, dans dix ans d'ici, jour pour jour, tu ne viennes me faire la même demande. O Karol! je ne te connaissais pas encore, malgré tant de jours passés dans ton intimité! Toi, qui te défendais de vivre, par excès d'austérité, de méfiance et de fierté, voilà que tu te jettes dans un excès contraire, et que tu prends la vie corps à corps comme un forcené! Moi, qui ai subi tant de sermons et de remontrances de ta part, voilà qu'il me faut jouer le rôle de mentor pour te préserver de toi-même!

Salvator énuméra alors à son ami toutes les impossibilités d'une semblable union. Il lui parla fortement et naïvement. Il confessa que la Floriani était digne, par elle-même, de tant d'amour et de dévouement, et que, quant à lui, s'il avait dix ans de plus, et qu'il pût se résoudre à l'enchaînement du mariage, il la préférerait à toutes les duchesses de la terre. Mais il démontra au jeune prince que cet accord des goûts, des opinions, des caractères et des tendances, qui sont le fond du calme conjugal, ne pouvait jamais s'établir entre un homme de son âge, de son rang et de sa nature, et la fille d'un paysan, devenue comédienne, plus âgée que lui de six ans, mère de famille, démocrate dans ses instincts et ses souvenirs, etc., etc. Il n'est pas même nécessaire de rappeler au lecteur tout ce que Salvator lui dut dire sur ce sujet. Mais l'influence qu'il avait prise sur son ami durant la première partie de cet entretien, échoua complétement devant son obstination. Karol avait compris de la vie tout ce qu'il en pouvait comprendre, le dévouement absolu. Tout ce qui était d'intérêt personnel et de prudence bien entendue pour sa propre existence, était lettre close pour lui.

Pardonne-lui, lecteur, ses puérilités, ses jalousies et ses caprices. Ceci n'en était plus un de sa part, et c'est dans de telles occasions que la grandeur et la force de son âme rachetaient le détail. Plus Salvator lui démontrait les inconvénients de son projet, plus il le lui faisait aimer. S'il eût pu assimiler ce mariage à un martyre incessant, où Karol devait subir tous les genres de torture au profit de la Floriani et de ses enfants, Karol l'eût remercié de lui faire le tableau d'une vie si conforme à son ambition et à son besoin de sacrifice. Il l'eût accompli avec transport, ce sacrifice. Il eût pu encore faire un crime à Lucrezia de prononcer devant lui un nom qui sonnait mal à son oreille, de laisser Salvator lui embrasser les genoux, de menacer son enfant du fouet, ou de trop caresser son chien, mais il n'eût jamais songé à lui reprocher d'avoir accepté l'immolation de toute sa vie.

Heureusement... ai-je raison de dire heureusement?... n'importe! la Floriani, en recevant cette offre inattendue, fit triompher par son refus tous les arguments du comte Albani. Elle fut attendrie jusqu'aux larmes de l'amour du prince, mais elle n'en fut pas étonnée, et Karol lui sut gré d'y avoir compté. Quant à son consentement, elle lui répondit que, quand même il irait de la vie de ses enfants, elle ne le donnerait point.

Telle fut la conclusion d'un combat de délicatesse et de générosité qui dura plus de huit jours à la villa Floriani. L'idée de ce mariage blessait l'invincible fierté de Lucrezia; peut-être, dans l'intérêt même de ses enfants, avait-elle tort. Mais cette résistance était conforme au genre d'orgueil qui l'avait faite si grande, si bonne et si malheureuse. Une seule fois, dans sa vie, à quinze ans, elle avait jugé tout naturel d'accepter l'offre naïve d'un mariage disproportionné en apparence. Ranieri n'était pourtant ni noble, ni très-riche, et la fille de Menapace, dans ce temps-là, apportait en dot son innocence et sa beauté dans toute leur splendeur. Mais il n'avait pu lui tenir parole, et la Floriani elle-même l'en avait vite dégagé, en prenant une idée juste de la société, et, en voyant combien son amant eût été condamné à souffrir pour elle de la malédiction d'un père et des persécutions d'une famille. Depuis, elle avait fait le serment, non de renoncer au mariage, mais de ne jamais épouser qu'un homme de sa condition et pour qui cette union serait un honneur et non une honte.

Elle sentait cela si profondément, que rien ne put l'ébranler, et que la persistance du prince l'affligea beaucoup. Ce que toute autre femme, à sa place, eût pris pour un hommage enivrant, lui semblait presque une prétention humiliante, et, si elle n'eût connu l'ignorance de Karol sur tous les calculs vrais de l'existence sociale, elle lui eût su mauvais gré d'espérer la fléchir.

Depuis qu'elle était mère de quatre enfants, et qu'elle avait expérimenté les accès de jalousie rétroactive que la vue de cette famille causait à ses amants, elle avait résolu de ne jamais se marier. Elle ne craignait encore rien de semblable de la part de Karol, elle ne prévoyait pas si tôt qu'il subirait, à cet égard, les mêmes tortures que les autres; mais elle se disait qu'elle serait forcée de faire à la position et aux intérêts d'un époux quelconque des sacrifices qui retomberaient sur son intimité avec ses enfants; que cet époux aurait infailliblement à rougir devant le monde de les produire et de les patroner; qu'enfin Karol perdrait sa considération et son titre d'homme sérieux, dans l'opinion cruelle et froide des hommes, en acceptant toutes les conséquences de son dévouement romanesque.

Elle n'eut donc aucun besoin de s'appuyer sur le sentiment du comte Albani, pour rester inébranlable. Karol eut une patience enchanteresse, tant qu'il espéra la persuader. Mais la Floriani, voyant qu'en invoquant toujours la considération du prince et les sentiments de sa noble famille, elle risquait d'agir, en apparence, comme ces femmes qui opposent une résistance hypocrite pour mieux enlacer leur proie, elle coupa court à ces instances par un refus net et un peu brusque. Elle avait aussi une peur affreuse de se laisser attendrir; car, en n'écoutant que son dévouement maternel du moment, elle eût cédé à ses prières et à ses larmes. Elle fut donc forcée de feindre un peu et de proclamer une sorte de haine systématique pour le mariage, quoiqu'elle n'eût jamais songé à faire le procès de l'hyménée en général.

Lorsque le prince se fut en vain convaincu de l'inutilité de ses instances, il tomba dans une affliction profonde. Aux larmes tendrement essuyées par la Floriani, succéda un besoin de rêver, d'être seul, de se perdre en conjectures sur cette vie réelle dans laquelle il avait voulu entrer, et où il ne pouvait réussir à voir clair. Alors revinrent les fantômes de l'imagination, les soupçons d'un esprit qui ne pouvait apprécier aucun fait matériel à sa juste valeur, la jalousie, tourment inévitable d'un amour dominateur trompé dans ses espérances de possession absolue.

Il s'imagina que Salvator avait concerté avec Lucrezia tout ce qu'il lui avait dit d'inspiration, et tout ce qui s'était passé naturellement et spontanément entre eux dans ces longs entretiens où son âme s'était épuisée. Il crut que Salvator n'avait pas renoncé à être à son tour l'amant de Lucrezia, et que, le traitant comme un enfant gâté, il lui avait permis de passer avant lui, pour réclamer ses droits en secret aussitôt qu'il le verrait rassasié. C'était, pour cela, pensait-il, qu'il l'avait tant exhorté à s'éloigner de temps en temps, afin de ne pas laisser devenir trop sérieux l'amour de Lucrezia, et de pouvoir se faire écouter d'elle dans quelque intervalle.

Ou bien, supposition plus gratuite et plus folle encore! Karol se disait que Salvator avait eu avant lui la pensée d'épouser Lucrezia, et que, d'un commun accord, elle et lui, liés d'une amitié conforme à leur caractère, s'étaient promis de s'unir quelque jour, quand ils auraient joui encore un certain temps de leur mutuelle liberté. Karol reconnaissait bien que l'amour de Lucrezia pour lui avait été naïf et spontané, mais il redoutait de le voir cesser aussi vite qu'il s'était allumé, et, comme tous les hommes, en pareil cas, il s'alarmait de cet entraînement qu'il avait tant admiré et tant béni.

Et puis, quand la conscience intime de ce malheureux amant justifiait sa maîtresse auprès des chimères de son cerveau malade, il se disait que la Floriani avait en lui, pour la première fois de sa vie, un amant digne d'elle, et qu'elle s'y attacherait naturellement pour toujours, si des artifices étrangers et des suggestions funestes ne venaient pas l'en détourner. Alors il songeait au comte Albani, et il l'accusait de vouloir séduire Lucrezia par les raisonnements d'une philosophie épicurienne et par la fascination impudique de ses désirs mal étouffés. Il incriminait le moindre mot, le moindre regard. Salvator était infâme, Lucrezia était faible et abandonnée.

Puis, il pleurait, quand ces deux amis, qui ne parlaient ensemble que de lui et ne vivaient que de sollicitude et de tendresse pour lui, venaient l'arracher à ses méditations solitaires et l'accabler de caresses franches et de doux reproches. Il pleurait dans les bras de Salvator, il pleurait aux pieds de Lucrezia. Il n'avouait pas sa folie, et, l'instant d'après, il en était plus que jamais possédé.



XXIV.


—Elle ne m'aime pas, elle ne m'a jamais aimé, disait-il à Salvator dans les moments où son amitié pour lui redevenait lucide. Elle ne comprend même pas l'amour, cette âme si froide et si forte, quand elle invoque, pour me dégoûter de l'épouser, des considérations à moi personnelles! Elle ne sait donc pas que rien n'atteint la joie d'un cœur rempli d'amour, quand il a tout sacrifié à la possession de ce qu'il aime? Que parle-t-elle de me conserver ma liberté? Je comprends bien que c'est elle qui craint de perdre la sienne. Mais que signifie le mot de liberté dans l'amour? Peut-on en concevoir une autre que celle de s'appartenir l'un à l'autre sans aucun obstacle? Si c'est, au contraire, une porte laissée ouverte au refroidissement et aux distractions, c'est-à-dire à l'infidélité, il n'y a pas, il n'y a jamais eu d'amour dans le cœur qui se défend ainsi!

Salvator essayait de justifier la Floriani de ces cruels soupçons; mais c'était en vain, Karol était trop malheureux pour être juste. Tantôt il venait demander à son ami des consolations et des secours contre sa propre faiblesse, tantôt il le fuyait, persuadé qu'il était le principal ennemi de son bonheur.

Cette situation devenait chaque jour plus sombre et plus douloureuse, et le comte Albani, portant de bons conseils et de bonnes paroles d'affection à ces deux amants, tour à tour, voyait pourtant la plaie s'envenimer et leur bonheur devenir un supplice. Il eût voulu couper court en enlevant Karol. C'était impossible. Sa vie, à lui, n'était point agréable dans ce conflit perpétuel, et il eût souhaité partir. Il n'osait abandonner son ami au milieu d'une pareille crise.

Lucrezia avait espéré que Karol se calmerait et s'habituerait à l'idée de n'être que son amant. En voyant sa souffrance se prolonger et s'exalter, elle fut tout à coup saisie d'une profonde lassitude. Quand une mère voit son enfant condamné à la diète par le médecin, se tourmenter, pleurer, demander des aliments avec une insistance désespérée, elle se trouble, elle hésite, elle se demande s'il faut écouter la rigueur de la science, ou se confier aux instincts de la nature. Il advint que la Lucrezia procéda un peu de même à l'égard de son amant. Elle se demanda s'il ne valait pas mieux lui administrer le secours dangereux, mais souverain peut-être, de céder à sa volonté, que le condamner, par sa prudence, à une lente agonie. Elle appela Salvator, elle lui parla, elle s'avoua presque vaincue. Elle avoua aussi que ce mariage lui paraissait sa propre perte, mais qu'elle ne pouvait tenir plus longtemps au spectacle d'une douleur comme celle de Karol, et qu'elle ne voulait point lui refuser cette preuve d'amour et de dévouement.

Salvator se sentait presque aussi ébranlé qu'elle. Néanmoins il se raidit contre la compassion et lutta encore pour préserver ces deux amants de la tentation d'une irréparable folie.

Karol, qui épiait tous leurs mouvements plus qu'ils ne le pensaient, et qui devinait, sans l'entendre, tout ce qui se disait autour de lui, vit l'irrésolution de la Floriani et la persistance du comte. Ce dernier lui sembla jouer un rôle odieux. Il y eut des moments où il lui voua une haine profonde.

Les choses en étaient là, et Karol l'eût emporté sans un événement qui réveilla toute la force des arguments de la Lucrezia.

Karol se promenait sur le sable du rivage au bas du parc, et dans l'enceinte même de la propriété, fermée nuit et jour aux curieux. Cependant, comme l'eau était basse, par suite de la sécheresse, il y avait une langue de côte sablonneuse, mise à sec, qui permettait aux gens du dehors de pénétrer dans l'enclos, pour peu qu'ils en eussent la fantaisie. La jalousie instinctive du prince lui avait fait remarquer cette circonstance, et il avait hasardé plusieurs fois, tout haut, l'observation que quelques pieux entrelacés de branches feraient une barrière bien vite établie pour fermer quelques toises de grève découverte. La Floriani lui avait promis de le faire faire; mais, préoccupée de pensées bien autrement importantes, elle n'y avait pas songé. Retirée dans son boudoir avec Salvator, elle lui disait, en ce moment, qu'elle était à bout de son courage, et que voir souffrir si obstinément par sa faute l'être pour lequel elle aurait voulu donner sa vie, devenait une entreprise au-dessus de ses forces.

Pendant ce temps, Karol marchait sur la grève, en proie à ses agitations accoutumées, et ne voyant des objets extérieurs que ce qui pouvait irriter son mal et aggraver ses inquiétudes. Ce passage si mal gardé l'impatientait particulièrement chaque fois qu'il approchait de la limite insuffisante.

Il ne voyait que cela, et pourtant la nature était splendide; les rayons du couchant empourpraient l'atmosphère, les rossignols chantaient, et, dans une nacelle amarrée à quelques pas du prince, la charmante Stella berçait le petit Salvator qui jouait avec des coquillages. C'était un groupe adorable que ces deux enfants, l'un absorbé par cette mystérieuse tension de l'esprit que les enfants portent dans leurs jeux, l'autre perdu dans une rêverie non moins mystérieuse, en balançant la barque légère avec ses petits pieds, et en chantant, d'une voix frêle comme le bruissement de l'eau, un refrain monotone et lent. Stella, en chantant ainsi sur la barque attachée à un saule, croyait faire une longue navigation sur le lac. Elle était lancée dans un poëme sans fin, tout peuplé des plus riantes fictions. Salvator, en examinant, en rangeant et en dérangeant ses coquilles et ses cailloux sur la banquette qui lui servait d'appui, avait l'air sérieux et profond d'un savant qui résout une équation.

Antonia, la belle paysanne qui les surveillait, était assise à quelque distance et filait avec grâce. Karol ne voyait rien de tout cela. Il ne se doutait seulement pas de la présence des deux enfants. Il ne voyait que Biffi occupé à tailler des pieux, et bien lent à son gré, car la nuit allait venir, et il n'aurait pas seulement commencé à les planter dans une heure.

Tout à coup Biffi prit ses pieux, les chargea sur son épaule, et parut vouloir les emporter vers la chaumière du pêcheur.

Le prince se fût fait un crime de jamais donner un ordre dans la maison de la Floriani, car une indiscrétion sans importance, la plus légère infraction au savoir-vivre, est un véritable crime aux yeux des gens de sa classe. Mais, en ce moment, dominé par une impatience insurmontable, il demanda à Biffi, d'un ton d'autorité, pourquoi il abandonnait son ouvrage en emportant les matériaux.

Biffi était d'un naturel doux et moqueur comme ceux de son pays. Il fit d'abord la sourde oreille, pensant probablement que l'histrion jouait au prince pour le tâter. Puis, observant avec surprise l'emportement de Karol, il s'arrêta et daigna répondre que ces pieux étaient destinés au jardinet du père Menapace et qu'il allait les y installer.

—La signora ne vous a-t-elle pas ordonné, au contraire, dit Karol tout tremblant d'une inexplicable colère, de les placer ici pour fermer cette grève?

—Elle ne m'en a rien dit, répondit Biffi, et je ne vois rien à fermer ici, puisqu'à la première pluie l'eau remontera jusqu'au mur de clôture.

—Cela ne vous regarde pas, reprit Karol; ce que la signora commande, il me semble qu'il faut le faire.

—Soit! répondit Biffi, je ne demande pas mieux; mais si le père Menapace me voit employer à ceci les pieux qu'il voulait prendre pour soutenir sa vigne, il se fâchera.

—N'importe! dit Karol tout hors de lui, vous devez obéir à la signora.

—J'en conviens, dit encore Biffi irrésolu et déchargeant à demi son fardeau; c'est bien elle qui me paie, mais c'est son père qui me gronde.

Karol insista; il voyait ou croyait voir errer au loin un homme qui côtoyait le lac, et s'arrêtait de temps en temps comme s'il eût cherché à s'orienter vers la villa Floriani. La lenteur indocile de Biffi exaspérait le prince. Il porta la main sur son épaule d'un air de commandement, et avec un regard d'indignation qui était si étranger à la douceur habituelle de sa physionomie, que Biffi eut peur et se hâta d'obéir.



—Ah çà! seigneur prince, dit-il avec une câlinerie un peu railleuse, que le prince trouva plus outrageante qu'elle ne l'était, montrez-moi la place, et commandez-moi puisque vous savez ce qu'il faut faire; moi, je n'en sais rien; on ne m'a averti de rien, je le jure!

Karol fit ce que de sa vie il ne s'était cru capable de faire. Il descendit à l'exécution d'une chose matérielle, au point de dessiner avec sa canne sur le sable la ligne de clôture que Biffi devait suivre, de lui indiquer la place où il fallait planter les piquets, et il le fit avec d'autant plus de justesse et d'ardeur, que, cette fois, il ne se trompait point: l'étranger qu'il avait aperçu dans le lointain s'approchait visiblement; et, marchant toujours sur la grève, se dirigeait vers lui sans hésitation.

—Hâtez-vous, dit le prince à Biffi, si vous n'avez pas le temps d'entrelacer ce soir les branches de la palissade, que vos pieux soient du moins plantés, afin que les promeneurs respectent cette indication.

—Je ferai ce que voudra Votre Excellence, répondit Biffi avec son humilité narquoise. Mais qu'elle ne s'inquiète pas, il n'y a pas de voleurs dans le pays, et jamais il n'en est entré par là.

—Allez toujours, dépêchez-vous! dit le prince en proie à une anxiété dévorante et tout à fait maladive; et il roulait dans sa main une pièce d'or, pour faire voir à Biffi qu'il serait largement récompensé.

—- Votre Excellence va perdre un beau sequin, dit le malin paysan en jetant un regard de convoitise sur la main tremblante et distraite de Karol.

—Maître Biffi, répondit le prince, je connais l'usage; j'ai touché par mégarde à votre serpe, je vous dois un pour-boire. Il est tout prêt pour quand vous aurez fini.

—Votre Excellence a trop de bonté! s'écria Biffi électrisé tout d'un coup. Oh! pardieu! pensa-t-il, c'est bien un vrai prince, je le vois maintenant; mais je n'en dirai rien au père Menapace, car il me garderait mon sequin pour m'empêcher, soi-disant, de le dépenser mal à propos.



Et il se mit à travailler avec une rapidité et une vigueur athlétique, bien résolu, si le pêcheur venait l'interrompre, de lui dire avec aplomb qu'il agissait d'après l'ordre direct de la signora.

Tous les pieux étaient plantés lorsque l'obstiné personnage, dont l'approche causait une sueur froide au prince, arriva jusqu'à cette démarcation, et s'y arrêta, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés devant lui, dans la direction du prolongement de la grève, et sans paraître cependant faire aucune attention au prince ni à Biffi.

Cette préoccupation était au moins bizarre, car il n'était séparé d'eux que par quelques piquets. Il ne semblait pourtant pas songer à franchir cette limite fraîchement marquée. C'était un homme jeune, d'une taille médiocre et d'une mise assez recherchée, sans être de trop bon goût; sa figure était admirablement belle, mais son regard fixe et son œil distrait annonçaient une espèce de fou, ou tout au moins de maniaque, à moins que ce ne fût un genre qu'il jugeait à propos de se donner.

Le prince, révolté d'abord de son audace, commençait à prendre de cet homme l'opinion qu'il ne savait réellement ni où il était, ni où il voulait aller, lorsque l'étranger, s'adressant à Biffi, lui dit d'une voix ronflante: «Mon ami, n'est-ce point là la villa Floriani?»

—Oui, Monsieur, répondit le jeune homme sans se distraire de son travail.

Le prince dardait sur l'étranger le regard du lion qui défend sa proie. L'étranger jeta sur lui un regard de curiosité à peu près indifférente, et, sans s'inquiéter le moins du monde de l'expression de cette physionomie bouleversée, il se remit à contempler la grève à laquelle Karol tournait le dos.

Karol se retourna vivement, en pensant que Lucrezia s'avançait peut-être de ce côté, et que c'était son approche qui fascinait ainsi le voyageur; mais il ne vit sur la grève que les enfants et leur bonne.

En ce moment Stella sortait de la barque, et, soulevant son petit frère dans ses bras, elle lui disait: «Allons, Salvator, laissez-vous aider, Monsieur, ou bien vous tomberez dans l'eau.»

A l'idée que l'enfant pouvait tomber dans l'eau avant que la bonne l'eût rejoint, Karol, dont l'esprit douloureux était toujours aux aguets de quelque malheur, oublia l'étranger et courut vers la barque pour aider Stella; mais les deux enfants étaient déjà en sûreté sur le sable, et Karol, entendant marcher sur ses talons, se retourna et vit l'étranger derrière lui.

Il avait, sans façon, franchi la ligne fatale, et, sans daigner regarder le prince, il passa près de lui, fit un bond rapide vers les enfants, et prit le petit Salvator dans ses bras, comme s'il eût voulu l'enlever.

Par un mouvement spontané, le prince Karol et Antonia s'élancèrent sur l'étranger. Karol le saisit par le bras avec une vigueur dont l'indignation décuplait la portée naturelle, et Biffi, armé de sa serpe, approcha de manière à prêter main-forte, au besoin, contre l'étranger.

Celui-ci ne leur répondit que par un sourire de dédain; mais Stella fut la seule qui ne montra aucune terreur:

—Vous êtes fous! s'écria-t-elle en riant. Je connais bien ce monsieur, il ne veut faire aucun mal à Salvator, car il l'aime beaucoup. Je vais avertir maman que vous êtes là, ajouta-t-elle en s'adressant au voyageur.

—Non, mon enfant, répondit ce dernier, c'est fort inutile. Salvator ne me reconnaît pas, et je fais peur ici à tout le monde. On croit que je veux l'enlever. Tiens, ajouta-t-il en lui rendant son jeune frère, ne te dérange pas. Je ne désire qu'une chose, c'est de vous regarder encore un instant, et puis je m'en irai.

—Maman ne vous laissera pas partir sans vous dire bonjour, reprit la petite.

—Non, non, je n'ai pas le temps de m'arrêter, dit l'étranger visiblement troublé; tu diras à ta mère que je la salue... Elle se porte bien, ta mère?

—Très-bien, elle est à la maison. N'est-ce pas que Salvator a beaucoup grandi?

—Et embelli! répondit l'étranger. C'est un ange! Ah! s'il voulait me laisser l'embrasser!... Mais il a peur de moi, et je ne veux pas le faire pleurer.

—Salvator, dit la petite, embrassez donc monsieur. C'est votre bon ami, que vous avez oublié! Allons, mettez vos petits bras à son cou. Vous aurez du bonbon, et je dirai à maman que vous avez été très-aimable.

L'enfant céda, et après avoir embrassé l'étranger, il redemanda ses coquillages et ses cailloux et se remit à jouer sur le sable.

L'étranger s'était appuyé contre la nacelle; il regardait l'enfant avec des yeux pleins de larmes. Le prince, la bonne et Biffi, qui le surveillaient attentivement, semblaient invisibles pour lui.

Cependant, au bout de quelques instants, il parut remarquer leur présence et sourit de l'anxiété qui se peignait encore sur leurs figures. Celle de Karol attira surtout son attention, et il fit un mouvement pour se rapprocher de lui.

—Monsieur, lui dit-il, n'est-ce point au prince de Roswald que j'ai l'honneur de parler?

Et, sur un signe affirmatif du prince, il ajouta: «Vous commandez ici, et moi, je ne connais dans cette maison, probablement, que les enfants et leur mère; ayez l'obligeance de dire à ces braves serviteurs de s'éloigner un peu, afin que j'aie l'honneur de vous dire quelques mots.»

—Monsieur, répondit le prince en l'emmenant à quelques pas de là, il me paraît plus simple de nous éloigner nous-mêmes; car je ne commande point ici, comme vous le prétendez, et je n'ai que les droits d'un ami. Mais ils suffisent pour que je regarde comme un devoir de vous faire une observation. Vous n'êtes pas entré ici régulièrement, et vous n'y pouvez rester davantage sans l'autorisation de la maîtresse du logis. Vous avez franchi une palissade, non achevée, il est vrai, mais que la bienséance vous commandait de respecter. Veuillez vous retirer par où vous êtes venu et vous présenter sous votre nom à la grille du parc. Si la signora Floriani juge à propos de vous recevoir, vous ne risquerez plus de rencontrer chez elle des personnes disposées à vous en faire sortir.

—Épargnez-vous le rôle que vous jouez, Monsieur, répondit l'étranger avec hauteur; il est ridicule. Et, voyant étinceler les yeux du prince, il ajouta avec une douceur railleuse: «Ce rôle serait indigne d'un homme généreux comme vous, si vous saviez qui je suis; écoutez-moi, vous allez vous en convaincre par vous-même.»



XXV.


—Je m'appelle, poursuivit l'étranger en baissant la voix, Onorio Vandoni, et je suis le père de ce bel enfant dont vous voilà désormais constitué le gardien. Mais vous n'avez pas le droit de m'empêcher d'embrasser mon fils, et vous le réclameriez en vain, ce droit que je vous refuserais par la force si la persuasion ne suffisait point. Vous pensez bien que, lorsque la signora Floriani a cru devoir rompre les liens qui nous unissaient, il m'eût été facile de réclamer, ou du moins de lui contester la possession de mon enfant. Mais à Dieu ne plaise que j'aie voulu le priver, dans un âge aussi tendre, des soins d'une femme dont le dévouement maternel est incomparable! Je me suis soumis en silence à l'arrêt qui me séparait de lui, je n'ai consulté que son intérêt et le soin de son bonheur. Mais ne pensez pas que j'aie consenti à le perdre à jamais de vue. De loin, comme de près, je l'ai toujours surveillé, je le surveillerai toujours. Tant qu'il vivra avec sa mère, je sais qu'il sera heureux. Mais s'il la perdait, ou si quelque circonstance imprévue engageait la signora à se séparer de lui, je reparaîtrais avec le zèle et l'autorité de mon rôle de père. Nous n'en sommes point là. Je sais ce qui se passe ici. Le hasard et un peu d'adresse de ma part m'ont appris que vous étiez l'heureux amant de la Lucrezia. Je vous plains de votre bonheur, Monsieur! car elle n'est point une femme qu'on puisse aimer à demi, et qu'on puisse se consoler de perdre!... Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit. Il ne s'agit que de l'enfant... je sais que je n'ai plus le droit de parler de la mère. Je me suis donc assuré de vos bons sentiments pour lui, de la douceur et de la dignité de votre caractère. Je sais... ceci va vous étonner, car vous croyez vos secrets bien enfermés dans cette retraite que vous gardez avec jalousie, et que vous étiez en train de palissader vous-même, quand j'ai osé enjamber vos fortifications! Eh bien, apprenez qu'il n'est point de secrets de famille qui échappent à l'observation des valets... Je sais que vous voulez épouser Lucrezia Floriani, et que Lucrezia Floriani n'accepte pas encore votre dévouement. Je sais que vous auriez servi volontiers de père à ses enfants. Je vous en remercie pour mon compte, mais je vous aurais délivré de ce soin en ce qui concerne mon fils, et si la signora venait à se laisser fléchir par vos instances, vous pouvez compter toujours sur trois enfants et non sur quatre.

«Ce que je vous dis ici, Monsieur, ce n'est point pour que vous le répétiez à Lucrezia. Cela ressemblerait à une menace de ma part, à une lâche tentative pour m'opposer au succès de votre entreprise. Mais si j'évite ses regards, si je ne vais pas chercher le douloureux et dangereux plaisir de la voir, je ne veux pas que vous vous mépreniez sur les motifs de ma prudence. Il est bon, au contraire, que vous les connaissiez. Vous voyez, qu'en dépit de vos retranchements, il m'était bien facile de pénétrer ici, de voir mon fils et même de l'enlever. Si j'y étais venu avec une pareille résolution, j'y aurais mis plus d'audace ou plus d'habileté. Je ne comptais pas avoir le plaisir de causer avec vous en approchant de cette maison, et en me laissant fasciner par la vue de mon enfant... que j'ai reconnu... ah! presque d'une lieue de distance, et lorsqu'il ne m'apparaissait que comme un point noir sur la grève! Cher enfant!... Je ne dirai pas: Pauvre enfant! il est heureux, il est aimé... Mais je m'en vais en me disant: Pauvre père! pourquoi n'as-tu pas pu être aimé aussi? Adieu, Monsieur! je suis charmé d'avoir fait connaissance avec vous, et je vous laisse le soin de raconter, comme il vous conviendra, cette bizarre entrevue. Je ne l'ai point provoquée, je ne la regrette pas. Je ne sens point de haine contre vous; j'aime à croire que vous méritez mieux votre félicité que je n'ai mérité mon infortune. La destinée est une femme capricieuse qu'on maudit parfois, mais qu'on invoque toujours!»

Vandoni parla encore quelque temps avec plus de facilité que de suite, et avec plus de franchise que de chaleur. Cependant, lorsqu'il eut embrassé son fils une dernière fois, sans rien dire, il parut profondément ému.

Mais, tout aussitôt, il salua le prince avec l'aplomb obséquieux et railleur du comédien, et il s'éloigna, sans se retourner, jusqu'à la palissade où Biffi s'était remis à travailler. Là, il s'arrêta encore assez longtemps pour regarder l'enfant, puis enfin il salua de nouveau le prince, et se remit en marche.

Outre l'émotion fâcheuse et le désagrément insupportable d'une pareille rencontre, la figure, la voix, la tournure et le discours de cet homme, quoique annonçant une grande bonté et une grande loyauté naturelles, n'excitèrent chez Karol qu'une antipathie prononcée. Vandoni était beau, assez instruit, et d'une honnêteté à toute épreuve; mais tout en lui sentait le théâtre, et il fallait l'habitude que la Floriani avait de fréquenter des comédiens encore plus affectés et plus ampoulés, pour qu'elle ne se fût jamais aperçue de ce qui choquait tant le prince à la première vue, à savoir cette affectation de solennité, qui trahissait l'étude à chaque pas, à chaque mot. Vandoni était un mélange d'emphase et de naïveté assez difficile à définir. La nature l'avait fait ce qu'il voulait paraître; mais, ainsi qu'il arrive aux artistes secondaires, l'art lui était devenu une seconde nature. Il était sincèrement généreux et délicat, mais il ne pouvait plus se contenter de l'être par le fait; il avait besoin de le dire et de confier ses sentiments comme il récitait un monologue sur la scène. Tandis que les comédiens de premier ordre portent leur âme dans leur rôle, ceux qui n'ont qu'une médiocre inspiration ramènent leur rôle dans la vie privée et le jouent sans en avoir conscience, à tous les instants du jour.

En raison de cette infirmité, le bon Vandoni avait l'extérieur moins sérieux que ses sentiments, et il ôtait à ses paroles le poids qu'elles eussent eu par elles-mêmes, s'il ne les eût débitées avec un soin trop consciencieux. Tandis que les inflexions justes et la prononciation nette de la Floriani partaient d'elle-même et d'elle seule, la prononciation nette et les inflexions justes de Vandoni sentaient la leçon du professeur. Il en était de même de sa démarche, de son geste et de l'expression de sa physionomie. Tout cela sentait le miroir. Il est bien vrai que l'étude avait passé dans son être et dans son sang, et qu'il disait d'abondance ce qu'en d'autres temps il s'était péniblement étudié à bien dire. Mais la convention première de son débit et de son attitude reparaissait toujours, et tandis que le bon goût de la causerie est d'atténuer dans la forme ce qu'on peut apporter de force dans le fond, son bon goût, à lui, consistait à tout faire ressortir et à ne rien laisser dans l'ombre.

Ainsi, en parlant de son amour paternel, il fit sentir trop l'attendrissement; en revendiquant ses droits de père et en parlant avec générosité à son rival, il se posa trop en héros de drame; en voulant paraître résigné à l'infidélité de sa maîtresse; il força trop l'intention et prit presque un air de roué qui était bien au-dessus de son courage. Joignez à tout cela une gêne secrète dont les artistes médiocres ne se débarrassent jamais moins que lorsqu'ils cherchent l'aisance, et vous vous expliquerez ce sourire incertain, que Karol prit pour le comble de l'impertinence, ce regard parfois troublé, qu'il attribua à l'hébétement de la débauche, enfin, ces gestes arrondis qu'il fut tenté de souffleter.

Pourtant, cette impression personnelle du prince Karol en contact avec le comédien Vandoni, était toute relative. Leurs défauts à tous deux étaient si opposés, qu'à les voir ensemble il eût fallu condamner tour à tour deux caractères qu'on eût acceptés isolément. Le prince péchait par excès de réserve, et, à force de haïr tout ce qui, dans la forme, pouvait être taxé de la plus légère exagération, il avait, par moments, une raideur glaciale un peu désobligeante. Vandoni, au contraire, ne voulait passer devant personne sans lui laisser une certaine opinion de son mérite. Ses yeux ne cherchaient pas, comme ceux du prince, à éviter l'insulte d'un regard curieux, ils cherchaient ce regard et l'interrogeaient pour juger de l'effet produit. Quand l'effet lui paraissait manqué, il s'obstinait, afin d'en trouver un meilleur; mais comme il n'avait pas cette vivacité d'esprit qu'ont les grands comédiens, les grands avocats et les grands causeurs pour faire naître l'occasion de se manifester et de se développer, il restait souvent à côté de son effet.

Il n'était pourtant rien de tout ce que le prince voulut supposer, d'après sa manière d'être. Il n'était ni borné, ni hâbleur, ni débauché, ni insolent. C'était plutôt une nature bienveillante, quoique assez personnelle, sincère quoique un peu vaine, sobre et douce, bien que portée, dans l'occasion, à se targuer du contraire. Il avait eu le malheur d'aspirer toujours à plus de célébrité qu'il n'en pouvait avoir. Sa passion était de jouer les premiers rôles; il n'y était jamais parvenu. Alors, voulant faire valoir les emplois effacés qui lui étaient confiés, il avait joué trop en conscience les rôles de père noble, de druide, de confident ou de capitaine des gardes. C'est un grand tort que de vouloir attirer trop l'attention sur les parties d'un ouvrage dramatique que l'auteur a placées au second plan. S'il y avait un endroit faible, voire une platitude dans son rôle, Vandoni la faisait impitoyablement ressortir, et il était tout étonné d'avoir fait siffler le poëte qu'il avait cru servir de tout son zèle et de tous ses moyens.

En outre, il était petit et voulait paraître grand. Il avait une de ces belles voix de basse-taille qui ne peuvent varier leurs inflexions et que la nature a condamnées à une sonorité monotone. Il tirait vanité d'avoir un plus beau timbre que tel ou tel acteur en renom et ne se disait pas qu'une voix éraillée conduite par le génie est plus sympathique et plus puissante qu'un vigoureux instrument obéissant à un souffle vulgaire. Ce bon Vandoni! il s'en allait pensant avoir remis à sa place, avec beaucoup de finesse, de mesure et de dignité, l'orgueil jaloux du petit prince de Roswald, et le prince de Roswald haussait les épaules en le voyant partir, se demandant avec une profonde douleur comment la Floriani avait pu souffrir un seul jour l'intimité d'un homme si ridicule et médiocre.

Hélas! Karol n'était pas, à cet égard, au bout de ses peines, car Vandoni ne se retirait pas pleinement satisfait de son effet. Il regrettait de n'avoir pas rencontré Lucrezia pour lui montrer un détachement philosophique ou une fierté magnanime qu'il n'avait pu feindre dans les premiers moments de leur rupture. Il regrettait d'avoir laissé à cette femme si forte l'idée qu'il ne l'était pas autant qu'elle, et tout ce qu'il y avait eu de naïf et de touchant dans ses larmes et dans sa colère, il voulait l'effacer par quelque scène de gloriole miséricordieuse qui lui paraissait d'un plus beau style.

Il ralentissait donc le pas, à mesure qu'il s'éloignait, sachant bien qu'il faut aider le hasard, et le hasard le plus aisé à prévoir aida sa petite ruse. Il était encore en vue lorsque la Floriani descendit sur la grève.

Et que venait-elle faire sur cette grève, au lieu de rester dans son boudoir à causer avec le comte Albani? C'est qu'elle avait fini de causer, c'est qu'elle avait triomphé de la résistance de ce dernier, c'est qu'elle venait dire au prince: Vous l'emportez; je vous aime trop pour persister à vous faire souffrir. Soyez mon époux. J'expose mon amour maternel à de rudes combats, je brave l'avenir, j'étouffe le cri de ma conscience, mais je me damnerai pour vous s'il le faut!

Mais, de même qu'on se brise les mains et la tête en courant avec transport vers une porte que l'on compte franchir et qui se trouve fermée, de même la Floriani se heurta et resta comme terrassée en rencontrant la figure froide et chagrine de son amant. Il la salua avec la courtoisie d'un respect passé à l'état de système; mais son regard semblait lui dire: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»

Jamais encore il ne s'était montré à elle aussi triste; et comme, chez les natures qui ne veulent pas se livrer, la tristesse prend l'apparence du dédain, elle fut épouvantée de l'expression de son visage. Elle regarda autour d'elle comme pour demander aux objets extérieurs la cause de cette révolution funeste. Elle vit Vandoni à distance. Elle pensait si peu à lui qu'elle ne le reconnut point; mais Stella courut à elle pour le lui désigner. «M. Vandoni s'en va, il n'a pas voulu que je t'appelle1; il dit qu'il n'a pas le temps de s'arrêter. Sans doute il reviendra; il a demandé comment tu te portais; il a embrassé Salvator, il a pleuré. On dirait qu'il a beaucoup de chagrin. Au reste, il a causé avec le prince, qui te racontera tout cela. Moi, je n'en sais pas davantage.»

Footnote 1: (return) L'auteur sait très-bien que l'enfant aurait dû dire appelasse, mais l'enfant ne l'a point dit.

Et l'enfant retourna jouer avec son frère.

La Lucrezia regarda alternativement le prince et Vandoni. Vandoni s'était retourné, il la voyait; mais il affectait d'être toujours absorbé par la vue de son fils. Le prince s'était détourné avec une sorte de dégoût à l'idée que la Floriani allait rappeler son ancien amant et le lui présenter peut-être.

Elle comprit fort bien tout ce qui se passait, et ne s'étonna plus de l'angoisse de Karol. Mais elle savait, ou du moins elle croyait que, d'un mot, elle pouvait la faire cesser, tandis que Vandoni s'en allait humilié et brisé, sans doute. Il s'en allait discrètement, sans avoir eu le temps de reconnaître et de caresser son fils. Elle s'imagina qu'il souffrait énormément, tandis qu'il ne souffrait réellement pas beaucoup dans ce moment-là. Il avait bien les entrailles paternelles, et quand il était seul et qu'il pensait à Salvator, il pleurait de bonne foi. Mais, en présence de son rival et de son infidèle, il avait un rôle à soutenir, et, comme il arrive toujours aux acteurs sur la scène, le monde réel disparaissait devant l'émotion du monde fictif.

La Floriani était trop vraie, trop aimante, trop généreuse pour se rendre compte de ce qu'il éprouvait alors. Elle ne sentit qu'une immense compassion, l'horreur d'imposer le malheur et la honte à un homme qui l'avait beaucoup aimée et qu'elle s'était efforcée d'aimer aussi. Elle comprit bien que ce qu'elle allait faire irriterait profondément Karol; mais elle se dit qu'avec la réflexion, non-seulement il lui pardonnerait, mais encore il approuverait son mouvement. Le cœur raisonne vite, et, quand il est poussé par la conscience, il sacrifie sans hésiter toute répugnance et tout intérêt personnel. Elle courut vers la palissade, appela Vandoni d'une voix assurée, et, quand il se fut retourné pour venir à elle, elle fit quelques pas au-devant lui, lui tendit la main et l'embrassa cordialement.

Certes, Vandoni fut touché d'un élan si généreux et si hardi. Il avait espéré trouver une petite vengeance dans la confusion de Lucrezia en présence de son nouvel amant. Il n'avait pas compté qu'elle le rappellerait; c'est pourquoi il avait été bien aise de se faire voir le plus longtemps possible pour prolonger la souffrance de son rival. Mais le cœur de la Floriani était bien au-dessus de toutes ces petitesses, et l'on ne fait pas rougir une femme profondément sincère et vaillante. Vandoni oublia son rôle, et couvrit de baisers et de larmes les mains de son infidèle. Il ne jouait plus le drame, il était vaincu.

—Je ne te permets pas de nous quitter ainsi, lui dit la Lucrezia avec une fermeté calme et affectueuse. Je ne sais d'où tu viens; mais fatigué ou non, tu te reposeras ici, tu verras Salvator à ton aise. Nous causerons de lui ensemble, et nous nous quitterons cette fois plus tranquilles et meilleurs amis qu'auparavant. Tu le veux, n'est-ce pas, mon ami? Nous avons été frères. Voici le moment de le redevenir.

—Mais le prince de Roswald?... dit Vandoni en baissant la voix.

—Tu crois qu'il sera jaloux? Pas de fatuité, Vandoni! il ne le sera point. Mais tu verras qu'il n'a point entendu dire de mal de toi ici, et que tu as droit à ses égards et à son estime.

—A sa place, je n'aurais jamais souffert qu'un ancien amant...

—Apparemment il vaut mieux que toi, mon ami! Il est plus confiant et plus généreux que tu ne l'étais à mon égard. Viens, je veux te présenter à lui.

—C'est inutile! dit Vandoni qui se sentait faible et attendri, et qui ne pouvait se résoudre à se montrer naturellement à son rival. Je me suis déjà présenté moi-même. Il a été fort poli. Mais tu veux donc absolument que j'entre chez toi? C'est insensé!

Lucrezia ne lui répondit qu'en lui montrant Salvator. Il céda, moitié par tendresse, moitié par malice.



XXVI.


S'il n'est guère d'hommes qui puissent se résigner à voir face à face celui qui les remplace dans le cour d'une maîtresse, sans désirer d'en tirer un peu de vengeance, il n'est guère de femmes non plus qui se hasardent, sans un peu de trouble, à mettre ces deux hommes en présence.

Pourtant la Floriani n'éprouva pas le secret malaise qui accompagne de pareilles rencontres. Pourquoi l'eût-elle éprouvé, lorsque, toute sa vie, elle avait joué cartes sur table avec une franchise sans bornes? Il ne s'agissait point là de payer d'audace ou d'habileté pour ménager deux rivaux également trompés. Il y avait un amant avoué dans le présent et un amant avoué dans le passé. Si la passion pouvait être un peu philosophe, l'amant heureux serait plein de courtoisie et de générosité pour l'amant délaissé; mais elle ne l'est pas du tout: elle voudrait accaparer le passé comme le présent et comme l'avenir. Elle s'alarme d'un souvenir, et en cela elle raisonne fort mal; car, en amour, rien n'est moins tentant que de retourner au passé, rien n'est moins dangereux que la vue d'un être qu'on a quitté volontairement et par lassitude.

Malheureusement personne ne connaissait moins le cœur humain que le prince Karol. Le sien était unique en son genre, et chaque fois qu'il voulait rapporter les pensées d'autrui aux siennes propres, il était certain qu'il devait se tromper. Il essaya de se représenter l'émotion qu'il éprouverait si la princesse Lucie venait à lui apparaître, et il s'imagina que si elle se présentait, comme le spectre de Banco, à la table de la Floriani, il tomberait foudroyé, non pas tant de frayeur que de remords et de regret. De là, il partit pour supposer que la Floriani ne pouvait pas revoir Vandoni en chair et en os sans éprouver aussi le regret violent de l'avoir brisé, et le remord d'appartenir sous ses yeux à un autre.

Or, il n'y avait pas de supposition plus injuste et plus absurde que celle-là. Lucrezia revoyait tous les petits travers, tous les innocents ridicules de Vandoni, avec des yeux qu'elle ne se faisait plus conscience d'ouvrir tout grands. Elle comparait cet être, dont elle n'avait jamais été très-enthousiasmée, avec celui qui lui causait un enthousiasme sans bornes. En réalité, d'ailleurs, la comparaison était tellement à l'avantage du prince, que, s'il eût pu lire dans l'âme de sa maîtresse, il aurait vu clairement que la présence de Vandoni redoublait la passion de Lucrezia pour lui-même.

Il ne sut pas comprendre le triomphe de sa position. Son inquiétude jalouse le rendit à cet égard trop modeste, tandis que, d'autre part, le peu de cas qu'il croyait devoir faire de Vandoni le rendait hautain, au point, qu'il se sentait humilié de succéder à un pareil homme. Il ne sut pas cacher son dépit, son anxiété, son mortel déplaisir. Pendant que Vandoni soupait à côté de Lucrezia, il ne put tenir en place. Il sortit pour ne point le voir et l'entendre. Puis il rentra pour l'empêcher d'être entreprenant. Il ne fit qu'aller et venir, en proie à une fièvre terrible, évitant le regard tendre et rassurant de Lucrezia et dédaignant les avances de ce bon Vandoni, qui, grâce à lui, se croyait chargé du rôle de généreux.

Si c'est, comme je le crois, l'orgueil qui nous rend jaloux, il faut avouer que c'est un orgueil bien maladroit et bien inconséquent. Vandoni s'était promis d'abord d'inquiéter un peu son rival par un air de confiance et de familiarité avec Lucrezia. Mais il n'avait point réussi à se donner cet air-là. Il y avait, dans la tranquille bonté de la Floriani, quelque chose de si franc et de si digne, que tout l'art du comédien échouait devant cette absence d'art. Mais le prince prit si bien à tâche d'aider, par sa folie, à la démangeaison d'impertinence de Vandoni, que ce dernier se trouva vengé sans y avoir contribué le moins du monde. Il put se réjouir de voir les angoisses qu'il causait, et, à la fin du souper, il dit à Lucrezia, en suivant des yeux Karol qui sortait pour la dixième fois: «Vous vous vantiez, ma belle amie, ou plutôt vous vantiez votre charmant prince, en me disant qu'il valait mieux que moi, qu'il n'était point jaloux du passé, et qu'il ne souffrirait pas en me voyant. Il souffre au contraire, il souffre trop pour que je reste davantage. Adieu donc! je m'en vais sur cette triste vérité qu'il n'y a point d'amant sublime, et que les ennuis que vous avez cru fuir en me quittant, vous les retrouvez avec un autre. Vous n'avez fait que mettre un beau visage brun à la place d'un visage blond qui n'était pas mal. Le changement est toujours un plaisir pour les femmes! Mais convenez, à présent, que pour être jaloux de vous, je n'étais point un monstre, puisque voici votre nouveau Dieu, votre idole, votre ange, tourmenté par le même démon qui me rongeait le cœur.»

—Vandoni, répondit Lucrezia, j'ignore si le prince est jaloux de toi. J'espère que tu te trompes; mais, comme je ne veux pas que tu m'accuses de feindre avec toi, supposons qu'il le soit en effet: qu'en veux-tu conclure? Que j'ai eu tort de te quitter? Ai-je fait ici un plaidoyer pour te prouver que j'avais eu raison? Non; je crois que le tort est toujours à celui qui veut se soustraire à la souffrance. J'ai eu ce tort: ne me l'as-tu point encore pardonné?

—Ah! qui pourrait garder du ressentiment contre toi? dit Vandoni en lui baisant la main avec une émotion sincère. Je t'aime toujours, je serais toujours prêt à te consacrer ma vie, si tu voulais revenir à moi, même en ne m'aimant pas plus que par le passé!... car je ne me fais point illusion, tu ne m'as jamais aimé que d'amitié!

—Je ne t'ai, du moins, jamais trompé à cet égard et j'ai fait mon possible pour n'être pas trop ingrate peut-être avions-nous une trop ancienne amitié l'un pour l'autre, peut-être nous sentions-nous trop frères pour être amants!

—Parle pour toi, cruelle! moi...

—Toi, tu es un noble cœur, et, si tu crois faire souffrir en effet le prince, tu vas te retirer. Mais je ne veux pour rien au monde renoncer à ton amitié, et je compte la retrouver plus tard, quand les feux de la jeunesse auront fait place, chez le prince, au calme d'une paisible affection. La mienne pour toi, Vandoni, est fondée sur l'estime; elle est à l'épreuve du temps et de l'absence. Il existe entre nous un lien indissoluble; ma tendresse pour ton fils est un garant pour toi de celle que je te conserve.

—Mon fils! Ah! oui, parlons de mon fils, s'écria Vandoni redevenu tout à fait sérieux. Eh bien, Lucrezia, êtes-vous contente de moi? Ai-je laissé voir à vos autres enfants que celui-là m'appartenait? Ah! quelle étrange position vous m'avez faite! ne jamais entendre le nom de père sortir pour moi de la bouche de mon fils!

—Vandoni, votre fils sait à peine parler, et ne sait encore que mon nom et celui de ses frères. Je ne savais pas si nous nous reverrions jamais... Maintenant, si vous êtes calme, si vous avez pris une décision importante, parlez! Sous quel nom et dans quelles idées dois-je l'élever?

—Ah! Lucrezia, vous savez ma faiblesse pour vous mon dévouement aveugle, ma lâche soumission, devrais-je dire! Si vous ne devez pas vous marier, que votre volonté soit faite, que mon fils porte votre nom, et qu'il me soit seulement permis de le voir et d'être son meilleur ami, après vous. Mais si vous devez devenir princesse de Roswald, j'exige que mon enfant me soit rendu. J'aime mieux lui voir partager ma vie errante et mon sort précaire que d'abandonner mon autorité et mes devoirs à un étranger.

—Mon ami, reprit Lucrezia, il y a plus d'orgueil que de tendresse dans cette résolution, et je n'emploierai qu'un seul argument pour la combattre. En supposant que je me marie demain, Salvator est encore, pour huit ou dix ans, au moins, un petit enfant, et les soins d'une femme lui sont nécessaires. A quelle femme le confierez-vous donc? Avez-vous une sœur, une mère? Non! vous ne pourrez le confier qu'à une maîtresse ou à une servante! Croyez-vous qu'il soit aussi bien soigné, aussi bien élevé, aussi heureux qu'avec moi? Dormirez-vous tranquille, quand, forcé de vous rendre à la répétition tout le jour, et à la représentation tout le soir, vous laisserez ce pauvre enfant à la merci d'une servante infidèle ou d'une marâtre haineuse?

—Non, sans doute! dit Vandoni en soupirant, vous avez raison. De ce que vous êtes riche, indépendante et célèbre, vous avez tous les droits, tous les pouvoirs, même celui de chasser le père et de garder l'enfant.

—Vandoni! tu me fais mal, répondit Lucrezia, ne parle point ainsi. Veux-tu que j'assure, dès à présent, à notre enfant, une partie de ma fortune, dont tu auras la tutelle et la direction? Veux-tu surveiller son éducation, être consulté sur tous les détails, régler son avenir? J'y consens avec joie, pourvu que tu le laisses près de moi et que tu me charges d'être le pouvoir exécutif de tes volontés. Je suis bien sûre que nous nous entendrons sur tous les points, dans l'intérêt d'un être qui nous est plus cher que la vie.

—Non! non! Pas d'aumône! s'écria Vandoni; je ne suis point un lâche, et je mourrai à l'hôpital avant d'accepter de toi un secours déguisé sous un nom, sous une forme quelconque. Garde l'enfant! garde-le tout entier. Je sais bien qu'il ne connaîtra et n'aimera que toi! Ce serait bien vainement qu'un jour je viendrais le réclamer, lui dire qu'il m'appartient, qu'il est forcé de me suivre. Il ne se séparera jamais volontairement d'une mère telle que toi! Allons, le sort en est jeté, je vois que tu vas devenir princesse...

—Rien n'est décidé à cet égard, mon ami, je te le jure, et je te jure surtout, par ce qu'il y a de plus sacré, par ton honneur et par ton fils, que si tu mets à mon mariage la condition que je me séparerai de cet enfant, je ne me marierai jamais!

—Tu es donc toujours la même, ô femme étrange et admirable! s'écria Vandoni exalté. Tu es donc toujours mère avant tout! Tu préfères donc toujours tes enfants à la gloire, à la richesse, à l'amour même!

—A la richesse et à la gloire, très-certainement, répondit-elle avec un sourire calme. Quant à l'amour, dans ce moment-ci, je n'ose te répondre; mais ce qu'il y a de certain, c'est que je connais mon devoir, et que mon premier devoir c'est celui de tout sacrifier, même l'amour, à ces enfants de l'amour. Le plus épris, le plus fidèle des amants peut se consoler, mais des enfants ne retrouvent jamais une mère.

—Eh bien, je pars tranquille, dit Vandoni en lui serrant la main, et je n'exige plus de toi qu'une promesse. Jure-moi de ne point épouser ce prince si charmant, mais si jaloux, avant un an d'ici! Je ne puis me persuader qu'il soit meilleur que moi et qu'il voie toujours d'un œil calme ces gages de tes amours passées. Je connais ta clairvoyance, la fermeté et la promptitude de tes sacrifices quand le sort de tes enfants te semble compromis. Je sais fort bien pourquoi tu n'as pu me supporter longtemps! c'est que j'avais beau faire, je détestais la ressemblance de ta Béatrice avec le misérable Tealdo Soavi. Eh bien, d'ici à un an, le prince de Roswald détestera Salvator, si ce n'est déjà fait; si aujourd'hui, peut-être, la vue de cet enfant ne lui est pas déjà insupportable. Pas d'entraînement trop subit, pas de coups de tête, je t'en supplie, ma chère Lucrezia; et tu resteras toujours libre, car je m'en rends bien compte, maintenant que je suis sage et désintéressé dans la question: la liberté absolue est le seul état qui te convienne, et la tendre mère de quatre enfants de l'amour ne doit pas confier leur sort à la vertu d'un mari, quelque assurée qu'elle soit.

—Je crois que tu as raison, dit Lucrezia, et j'entends avec plaisir la voix calme de mon ancien ami. Sois tranquille, frère! ta vieille camarade, ta sœur fidèle n'exposera pas, dans un moment d'enthousiasme, l'avenir des enfants qu'elle adore.

—Maintenant, adieu! dit Vandoni en la pressant sur son cœur avec une tendresse chaste et profonde. Adieu, l'être que j'aime encore le mieux sur la terre! Je ne te reverrai pas de si tôt, peut-être. Je ne chercherai pas à te revoir; je vois que je troublerais tes amours, et je t'avoue que je ne suis pas assez fort pour les voir sans souffrir. Quand tu auras un intervalle de repos et de liberté, à travers tes sublimes et folles passions, appelle-moi un instant à tes pieds; j'y resterai docile et soumis, heureux de te voir et d'embrasser mon fils, jusqu'à ce que tu me dises comme aujourd'hui: «Va-t'en, j'aime, et ce n'est pas toi!»

Si Vandoni était brusquement parti sur ce noble épanchement, il eût été ce que Dieu l'avait fait, un bon esprit et un bon cœur. Si, au lieu de courir le monde d'émotions factices que lui imposait son emploi, il eût pu demeurer quelque temps dans cette disposition chaleureuse et vraie, il eût reparu transformé sur la scène, et le public eût peut-être été fort surpris d'avoir à applaudir un excellent artiste, au lieu de sourire patiemment aux froides et correctes déclamations d'un comédien utile.

Mais on n'évite point sa destinée, et le prince Karol reparaissant tout à coup, Vandoni retrouva tout à coup son affectation. Il voulut lui faire un discours d'adieux, dans lequel il s'efforçait d'insinuer délicatement les idées et les sentiments sous l'empire desquels il venait de se trouver. Il échoua complétement; il ne dit que des choses embrouillées, sans goût, sans suite, et, passant du grave au doux, du plaisant au sévère, il fut tour à tour emphatique et trivial, pédant et ridicule.

Il est vrai que l'air hautain et impatient du prince, ses réponses sèches et ses saluts ironiques étaient faits pour démonter un acteur plus habile que Vandoni. Ce dernier vit bien qu'il manquait son effet; et, se rejetant sur l'aplomb maladroit du comédien sifflé, il se retourna vers la Floriani, en lui disant d'un air un peu débraillé: «Ma foi, je crois que je patauge, et que je ferai bien d'en rester là, si je ne veux m'enfoncer tout à fait, et te faire rougir de ton pauvre camarade. N'importe, tu parleras à ma place quand je serai parti, et tu diras que ton ami est un bon diable, qui ne veut faire de peine à personne.» Quelle chute!

Salvator Albani, qui avait occupé ces deux heures à tâcher de distraire Karol, s'empressa, avec sa bienveillance accoutumée, de passer sur toutes ces misères l'éponge de la politesse et de l'enjouement affectueux. Il prit Vandoni sous le bras, en lui disant qu'il était charmé d'avoir fait connaissance avec lui, qu'il irait le voir dans la première ville d'Italie où ils se retrouveraient ensemble; enfin, qu'il allait lui tenir compagnie en se promenant avec lui jusqu'à Iseo, où Vandoni avait laissé son voiturin.

—Et le petit Salvator? dit Vandoni au moment de partir. Je ne le reverrai donc pas?

—Il est endormi, répondit Lucrezia. Viens lui dire bonsoir.

—Non, non! reprit-il à voix basse, mais de manière à être entendu du prince et du comte: cela m'ôterait le peu de courage que j'ai!

Il fut assez content de l'intonation de cette dernière parole et du mouvement qu'il fit en s'arrachant de la maison. C'était un petit effet, mais il était juste, et, pour tous les enfants du monde, il n'eût pas voulu ne pas sortir brusquement sur cet effet-là.

—A moins que le prince ne soit un âne, pensa-t-il, il ne pourra douter que je n'aie dans le caractère un certain héroïsme naturel, qui me rend bien supérieur aux emplois secondaires où me réduisent l'injustice du public et la jalousie des concurrents.

La faiblesse secrète du pauvre Vandoni était de se croire né pour de plus hautes destinées, et, quand il commençait à se lier avec quelqu'un, il ne manquait pas de lui raconter toutes les intrigues de coulisses dont il se regardait comme victime. Il n'en fit point grâce au comte Albani durant le trajet à pied qu'ils parcoururent ensemble. Salvator l'encourageant par sa complaisance et se dévouant à cet ennui capital pour laisser à Karol et à Lucrezia le loisir de s'expliquer, Vandoni lui exposa toutes les traverses de sa vie de théâtre, et ne put même résister au désir de réciter à pleine voix, sur la grève, des fragments d'Alfieri et de Goldoni, pour lui montrer de quelle manière il eût pu s'acquitter des premiers rôles.

Pendant que Salvator subissait cette épreuve, Karol, assis dans un coin du salon, gardait un silence obstiné, et la Floriani cherchait à entamer une conversation qui les amènerait à de mutuels épanchements. Elle n'avait pas encore pénétré le fond de son âme à l'endroit de la jalousie, et, malgré les avertissements de Vandoni, elle se refusait à y croire. Comme il n'entrait pas dans ses instincts de franchise de tourner longtemps autour du sujet qui l'intéressait, elle se leva, s'approcha du prince, et lui prenant la main avec force: «Vous êtes mortellement triste ce soir, lui dit-elle, et j'en veux savoir la cause. Vous tremblez! Vous êtes malade ou vous souffrez d'un secret chagrin. Karol, votre silence me fait mal, parlez! Je vous l'ordonne au nom de l'amour, ou je vous le demande à genoux, répondez-moi. Est-ce ma persistance à refuser d'unir mon sort au vôtre qui vous affecte ainsi, et ne prendrez-vous jamais votre parti à cet égard?... Eh bien! Karol, s'il en est ainsi, je céderai; je ne vous demande qu'une année de réflexions de votre part...

—Vous avez été très-bien conseillée par votre ami M. Vandoni, répondit le prince, et je dois lui savoir un gré infini de son intervention. Mais vous me permettrez de ne pas me soumettre aux conditions que vous daignez me faire de sa part. Je vous demande la permission de me retirer. Je suis un peu fatigué des déclamations que j'ai entendues ce soir. Peut-être m'y habituerai-je si vos amis redeviennent assidus chez vous. Mais ce n'est pas encore fait, et j'ai la tête brisée. Quant aux persécutions que je vous ai fait subir, et dont vous devez être bien lasse vous-même, je vous supplie de les oublier, et de croire que je respecterai assez votre repos désormais pour ne plus les renouveler.

En parlant ainsi d'un ton glacial, Karol se leva, et, saluant très-profondément la Floriani, il alla s'enfermer dans sa chambre.

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