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Lucrezia Floriani

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XXVII.


De toutes les colères, de toutes les vengeances, la plus noire, la plus atroce, la plus poignante est celle qui reste froide et polie. Quand vous verrez un être se maîtriser à ce point, dites, si vous voulez, qu'il est grand et fort, mais ne dites point qu'il est tendre et bon. J'aime mieux la grossièreté du paysan jaloux, qui bat sa femme, que la dignité glacée du prince qui déchire sans sourciller le cœur de sa maîtresse. J'aime mieux l'enfant qui égratigne et mord, que celui qui boude en silence. Soyons emportés, violents, malappris, disons-nous des injures, cassons les glaces et les pendules, je le veux bien: ce sera absurde, mais cela ne prouvera point que nous nous haïssons. Au lieu que si nous nous tournons le dos fort poliment en nous séparant sur une parole amère et dédaigneuse, nous sommes perdus, et tout ce que nous ferons pour nous raccommoder nous brouillera davantage.

Voilà ce que pensait la Floriani restée seule et stupéfaite. Quoique fort douce à l'habitude, elle avait eu de grands accès d'indignation dans sa vie. Elle s'était alors abandonnée à la violence de son chagrin, elle avait maudit, elle avait cassé, elle avait peut-être juré, je n'en répondrais pas; elle était la fille d'un pêcheur, et d'un pays où les serments par le corps de Bacchus et celui de la madone, par le sang de Diane et par celui du Christ, font à tout propos intervenir le ciel chrétien et païen dans les agitations de la vie domestique. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'avait jamais cru repousser et chasser de son cœur, d'une manière absolue et subite, les êtres qu'elle aimait assez pour s'irriter contre eux. Elle ne comprenait donc absolument rien à ces colères froides et pâles, qui ressemblent à un détachement anti-humain, à un stoïcisme odieux, à un abandon éternel. Elle resta plus d'un quart d'heure, immobile, terrassée sous le coup des paroles inouïes de son amant.

Enfin elle se leva et marcha dans le salon, se demandant si elle venait de faire un rêve affreux, et si c'était bien Karol, cet homme qui, le matin encore, pleurait d'amour à ses pieds et semblait se consumer dans une extase divine, qui venait de lui parler ce langage d'un dépit guindé, digne des ruses puériles de la comédie, mais indigne, à coup sûr, d'une affection réelle, d'une passion sentie.

Incapable de supporter longtemps une angoisse de ce genre sans la comprendre, elle monta à la chambre du prince, frappa d'abord avec précaution, puis avec autorité, et enfin, voyant qu'on ne lui répondait pas et que la porte résistait, d'une main aussi forte que celle d'une mère qui va chercher son enfant au milieu des flammes, elle fit sauter le verrou et entra.

Karol était assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée dans les coussins en lambeaux; ses manchettes, son mouchoir avaient été mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux d'un tigre; sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de sang. Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal.

La souffrance extrême tournait chez lui à une rage d'autant plus difficile à contenir, qu'il ne se connaissait pas cette faculté déplorable, et que, n'ayant jamais été contrarié, il ne savait point lutter contre lui-même.

La Floriani avait posé son flambeau près de lui. Elle avait écarté ses mains brûlantes de son visage, elle le regardait avec stupeur. Elle n'était point étonnée de voir un homme jaloux en proie à un accès de furie. Ce n'était pas un spectacle nouveau pour elle, et elle savait bien qu'on n'en meurt point. Mais voir cet être angélique réduit aux mêmes excès de violence et de faiblesse que Tealdo Soavi, ou tout autre de même trempe, c'était un tel contre-sens, une telle invraisemblance, qu'elle ne pouvait en croire ses yeux.

—Vous voulez m'humilier ou m'avilir jusqu'au bout! s'écria Karol en la repoussant. Vous avez voulu voir jusqu'à quel point vous pouviez me faire descendre au-dessous de moi-même! Êtes-vous contente à présent? Auquel de vos amants allez-vous me comparer?

—Voilà des paroles bien amères, répondit la Floriani avec une douceur pleine de tristesse, je ne m'en offenserai point, parce que je vois qu'en effet vous n'êtes point vous-même dans ce moment-ci. Je m'attendais à vous trouver froid et méprisant comme tout à l'heure, et je venais, au nom de l'amour et de la vérité, vous demander compte de vos dédains, je suis consternée de vous trouver exaspéré comme vous l'êtes, et je ne crois pas que le triomphe que vous m'attribuez soit bien doux pour mon orgueil. Quel langage entre nous, Karol! ô mon Dieu, que s'est-il donc passé, pour que vous doutiez de la douleur effroyable que j'éprouve à vous voir souffrir ainsi? mais, sans doute, si j'en suis la cause involontaire, je dois avoir en moi la puissance de la faire cesser. Dites-m'en le moyen, et s'il faut ma vie, ma raison, ma dignité, ma conscience, je les mettrai à vos pieds pour vous guérir et vous calmer. Parlez-moi, expliquez-vous, faites que je vous comprenne, voilà tout ce que je vous demande. Rester dans le doute et vous laisser subir ces tourments sans chercher à les adoucir, voilà ce qui m'est impossible, ce que vous n'obtiendrez jamais de moi. Ouvrez-moi donc ce cœur meurtri et malade, et si, pour m'y faire lire, il faut que vous m'accabliez de reproches et d'outrages, ne vous retenez pas, j'aime mieux cela que le silence, je ne m'offenserai de rien, je me justifierai avec douceur, avec soumission. Je vous demanderai pardon même, s'il le faut, quoique j'ignore absolument mes torts. Mais il faut qu'ils soient bien graves pour vous faire tant de mal. Répondez-moi, je vous le demande à genoux.»

Pour montrer tant de patience et de résignation, il fallait que la Floriani fût vaincue et terrassée par un amour immense, et tel qu'elle-même n'eût jamais cru pouvoir le ressentir après tant d'orages du même genre, après de si nombreuses déceptions, tant de fatigues de cœur et d'esprit, tant de dégoûts et de déboires. N'ayant jamais menti, s'étant dévouée et sacrifiée toujours, mais jamais avilie, ni même aventurée pour un intérêt personnel quelconque, elle avait une fierté ombrageuse, un orgueil réel; descendre à se justifier lui avait toujours paru au-dessus de ses forces, et le soupçon lui était une mortelle injure.

Pourtant elle s'humilia longtemps avec une mansuétude infinie devant ce malheureux enfant, qui ne voulait point parler parce qu'il ne le pouvait pas.

Qu'eût-il pu dire, en effet? Le désordre où sa raison était tombée était trop douloureux pour être volontaire. Suivre le conseil de Lucrezia, l'injurier, lui faire de sanglants reproches, l'eût soulagé sans doute; mais il n'avait pas la faculté de répandre ses tourments au dehors, parce qu'il n'avait pas l'égoïsme de vouloir les faire partager. Et puis, injurier sa maîtresse! il eût préféré la tuer; il se fût tué avec elle, emportant sa passion dans la tombe. Mais l'outrager en paroles, il lui semblait que s'il eût pu s'y résoudre, il l'aurait condamnée devant Dieu et que Dieu les eût séparés dans l'éternité. Pour en venir là, il eût fallu ne plus l'aimer, et plus il souffrait par elle, plus il se sentait l'esclave de la passion.

Elle ne put que deviner ce qui se passait en lui, car il ne se révéla que par des réponses détournées et des réticences douloureuses. Il se défendait faiblement en apparence, mais, au fond, sa retenue était invincible, et le nom de Vandoni ne pouvait venir sur ses lèvres.

—Voyons, lui dit la Floriani lorsqu'elle fut au bout de sa patience et qu'elle eut épuisé toutes les forces de son amour à lui arracher quelques paroles vagues, d'une profondeur ou d'une obscurité effrayantes: «Voyons, mon pauvre ange, vous êtes jaloux et vous n'en voulez pas convenir? Vous, jaloux! Ah! qu'il m'est amer de le constater, moi, que vous avez habituée à planer, sur les ailes d'un amour sublime, au-dessus de toutes les misères humaines! Que vous me faites de mal, et que j'étais loin de croire cela possible de votre part! Ah! laissez-moi ne vous répondre que par des reproches douloureux et francs. Vous ne voulez pas m'en faire; je le préférerais parce que je pourrais me disculper, au lieu que je suis réduite à chercher de quoi j'ai à me défendre. Mais avant de vous parler raison, puisqu'il le faut, laissez-moi me plaindre, laissez-moi pleurer! C'est le dernier cri de l'amour heureux qui s'exhale vers le ciel d'où il était descendu, et où il va retourner maintenant pour toujours! Laissez-moi vous dire que vous avez commis aujourd'hui un grand crime contre moi, contre vous-même et contre Dieu, qui avait béni notre confiance infinie l'un pour l'autre. Hélas! vous avez souillé par le soupçon la passion la plus pure, la plus complète, la plus délicieuse de ma vie. Je n'avais jamais aimé, je n'avais jamais été heureuse; pourquoi m'arrachez-vous sitôt ma joie, mes délices? Vous m'avez entraînée dans le ciel, et vous me rejetez brutalement sur la terre! Mon Dieu, mon Dieu! je ne le méritais pas, je nageais avec toi dans l'empyrée. Je croyais à l'éternité de cette béatitude. Tout ce qui est de ce monde ne me paraissait plus que rêves et fantômes; excepté mes enfants, que j'emportais dans mes bras vers ce monde supérieur, je n'avais plus souci de rien... Et à présent, il faut descendre, il faut marcher sur les sentiers humains, se déchirer aux épines, se froisser contre les rochers... Allons, vous l'avez voulu. Parlons donc de ces choses-là, de Vandoni, de mon passé, et de ce que l'avenir peut me réserver de devoirs, d'embarras et d'ennuis. J'espérais les traverser seule, vous laissant calme et indifférent à ces misères, étrangères à notre passion. Le fardeau du travail et des devoirs d'ici-bas m'eût été léger si j'avais pu vous préserver d'y toucher. Vous ne vous en seriez pas seulement aperçu, si vous étiez resté vous-même, et si vous aviez conservé la suprême confiance qui nous faisait si forts et si purs!... Vous l'avez perdue, vous m'avez retiré le talisman qui m'eût rendue invulnérable à la douleur et à l'inquiétude. Je vais maintenant vous dire quelles obligations pèsent sur ma vie réelle, quels ménagements je dois garder, quels devoirs ma conscience me trace. Mais, pour les comprendre, il faut vous donner la peine de raisonner un peu, de connaître mon passé, de le juger, et d'en tirer une conclusion sérieuse, une fois pour toutes!... Vandoni...



—Ah! s'écria Karol, tremblant comme un enfant, ne prononcez plus ce nom, et faites-moi grâce de tout ce que vous voulez me dire. Je n'ai pas encore, je n'aurai peut-être jamais la force de l'entendre. Je hais ce Vandoni, je hais tout ce qui dans votre vie n'est pas vous-même. Que vous importe! Il n'entre pas dans vos devoirs de me réconcilier avec ce qui me froisse et me révolte autour de vous. Laissez-moi, puisque cela m'est possible et n'est possible qu'à moi, voir en vous deux êtres distincts. L'un que je n'ai pas connu et que je ne veux pas connaître; l'autre que je connais, que je possède, et que je ne veux pas voir mêlé aux choses que je déteste. Oui, oui, Lucrezia, tu l'as dit, ce serait descendre et retomber dans la fange des sentiers humains. Viens sur mon cœur, oublions les atroces souffrances de cette journée et retournons à Dieu. Que t'importe ce qui s'est passé en moi? Cela me regarde, et j'ai la force de le subir, puisque j'ai celle de t'aimer autant que si rien ne m'avait troublé! Non, non, pas d'explications, pas de récits, pas de confidences, pas de raisonnements. Prends-moi dans tes bras, et emporte-moi loin de ce monde maudit où je ne vois pas clair, où je ne respire pas, où je suis condamné à ramper plus bas que les autres hommes, si j'y retombe sans ton amour et sans mon enthousiasme.»

La Floriani se contenta de cette fausse réparation, ou, de guerre lasse, elle feignit de s'en contenter; mais, en cela, elle eut grand tort, et se précipita d'elle-même dans un abîme de chagrins. Karol s'habitua, dès ce jour, à croire que la jalousie n'est point une insulte et qu'une femme aimée, peut et doit la pardonner toujours.



Elle retrouva, au salon, vers minuit, Salvator qui venait de reconduire Vandoni et qui eut la délicatesse de ne pas lui dire combien il avait trouvé ce brave garçon ridicule et ennuyeux. Elle n'eut pas le courage de lui confier à quel point le prince avait été irrité de la présence de son ancien amant; mais elle ne put s'empêcher d'admirer combien l'amitié est plus indulgente, secourable et généreuse que l'amour. Car elle ne se dissimulait plus les travers de Vandoni, et elle voyait bien que Salvator s'était dévoué pour l'en débarrasser.

Lucrezia se retira auprès de ses enfants, résolue à oublier les chagrins de cette journée et à dormir, pour s'éveiller, comme une mère vigilante et active, au point du jour. Mais quoiqu'elle eût acquis plus que personne, dans sa vie de douleurs, la faculté de laisser reposer ses chagrins et de dormir avec, comme un pauvre soldat en campagne dort au bivouac avec sa faim et ses blessures, elle ne put fermer l'œil de la nuit, et tous les souvenirs amers qui s'étaient assoupis dans son sein, depuis quelque temps, s'y ranimèrent un à un, puis tous ensemble, pour la torturer sans relâche. Elle vit, comme autant de spectres railleurs et menaçants, ses erreurs et ses déceptions, les ingrats qu'elle avait faits et les méchants qu'elle n'avait pas pu convertir. Elle lutta vainement contre l'épouvante du passé, en se réfugiant dans le présent. Le présent ne lui offrait plus de sécurité, et les anciennes douleurs ne se ranimaient ainsi que parce qu'une douleur nouvelle, plus profonde que toutes les autres, venait leur donner carrière.

Quand elle se leva, pâle et brisée, le soleil brillant du matin, les fleurs chargées d'humides parfums, les rossignols enivrés de leurs propres chants, ne ramenèrent pas, comme les autres jours, le calme et l'espérance dans son cœur. Elle ne se sentit pas vivre par le sens poétique de la nature, comme à l'ordinaire. Il lui semblait qu'entre cette fraîche et riante nature et son pauvre sein brisé, il y avait désormais un ennemi secret, un ver rongeur, qui empêchait la sève de la vie de venir jusqu'à lui. Elle ne voulut pourtant pas se rendre compte de l'étendue de son désastre. Karol fut courbé à ses pieds ce jour-là. Il ne voulait pas faire oublier ses torts, il ne les connaissait pas, puisque, selon sa coutume, il les avait déjà oubliés lui-même: mais il avait besoin de tendresse, d'effusion et de bonheur, après plusieurs jours passés dans les larmes ou la colère. Jamais il n'était plus séduisant et plus adorable que quand le paroxysme de son amertume et de son dépit l'avait débarrassé de sa souffrance. La Floriani eut encore à lutter contre son projet de mariage, mais cette fois elle résista courageusement. Ce qui s'était passé la veille l'avait éclairée, et elle n'était pas d'humeur à se laisser dire deux fois qu'on la suppliait de n'y plus songer. Si l'offre de son nom était, de la part du prince, un grand hommage rendu à l'amour qu'elle méritait, le fait de retirer poliment ses offres, dans un moment de soupçon jaloux, était un outrage dont la fière Lucrezia sentait la portée plus que lui-même. Sans lui dire quelle force nouvelle elle avait puisée contre lui dans cette circonstance, elle lui ôta tout espoir, et, cette fois, il accepta son arrêt provisoirement, sans amertume, en avouant qu'il méritait le châtiment d'être soumis à quelque longue épreuve.

Mais deux jours ne se passèrent point sans ramener de nouveaux orages. Un commis-voyageur réussit à pénétrer dans la maison pour proposer des armes de chasse. Célio eut envie d'un nouveau fusil, sa mère le lui refusa d'abord; puis, voulant lui en faire la surprise, elle eut un a-parté avec le voyageur pour marchander et acheter l'objet de cette convoitise enfantine. Le jeune homme était d'une belle figure, un peu familier et bavard. La beauté et la célébrité de sa nouvelle cliente le rendaient plus éloquent que de coutume, sans toutefois lui faire perdre la tête et l'empêcher de bien vendre sa marchandise. C'était la veille de l'anniversaire de Célio, et sa mère voulut mettre le joli et léger fusil de chasse sous le traversin de l'enfant, pour qu'il le trouvât le soir au moment de se coucher. Le commis-voyageur s'empressa de la suivre dans sa chambre, sans trop lui en demander la permission, pour cacher lui-même le fusil sous le chevet de Célio et recevoir le paiement convenu. Karol, qui avait été faire la sieste, entra en cet instant, et trouva la Floriani dans sa chambre, en tête-à-tête avec un beau garçon à gros favoris noirs, qui lui parlait d'un air animé, la regardait avec des yeux hardis, et arrangeait la couverture d'un lit, tandis qu'elle souriait avec bonhomie des hâbleries qu'il débitait, et qu'elle songeait à l'ivresse de Célio lorsque la surprise ferait son effet.

Il n'en fallait pas tant pour que l'imagination de Karol, prompte à l'insulte, et s'emparant toujours du fait apparent sans le comprendre et sans l'expliquer, prît un essor funeste. Il laissa échapper une exclamation bizarre, outrageante, sur le seuil de la chambre de Lucrezia, et s'enfuit comme un homme qui vient d'être témoin de son déshonneur. Il lui fallut tout le reste du jour pour se calmer et ouvrir les yeux. Il fallut que la Floriani descendît à une explication avilissante pour elle et pour lui. Elle le traita, cette fois, comme un malade qu'il faut persuader et guérir, sans prendre ses hallucinations au sérieux. Mais que devient l'enthousiasme, que devient l'amour, quand celui qui en est l'objet se conduit comme un maniaque?

Un autre jour on vint dire à la Floriani que Mangiafoco, le pêcheur qui l'avait recherchée autrefois en mariage, et qui lui avait causé tant de frayeur et d'éloignement, était à l'article de la mort, et demandait à la voir avant de rendre l'âme. Cet homme n'avait jamais osé se présenter devant elle depuis qu'elle était revenue dans le pays, et ce n'était pas sans répugnance qu'elle consentait à lui fermer les yeux. Mais c'était un devoir de religieuse miséricorde à remplir, et elle partit sans hésiter, pour l'autre rive du lac, avec son père et Biffi. Elle trouva un moribond qui lui demandait pardon des peines et des peurs qu'il lui avait faites jadis, et qui la suppliait de prier pour le repos de son âme. Elle le consola avec bonté, et sa compassion généreuse adoucit les dernières convulsions d'agonie de cet homme, ancien soldat, espèce de bandit déjà vieux, méchant, brutal, avare, et cependant doué d'une certaine intelligence et de quelques instincts patriotiques et romanesques.

La Floriani revint assez émue, après avoir vu s'exhaler péniblement son dernier soupir. Elle raconta simplement à Salvator, devant Karol, ce qui s'était passé, et les paroles tantôt absurdes, tantôt profondes, que cet homme lui avait dites en se débattant contre la mort. Salvator trouva que, dans ce dévouement nouveau, sa chère Floriani avait été admirable comme toujours; mais Karol garda le silence. Il avait été inquiet de cette sortie soudaine, de cette absence qui avait duré depuis le coucher du soleil jusqu'à minuit. Il ne concevait pas que l'on pût porter tant d'intérêt à un misérable qui l'avait si peu mérité. Et comment avait-il eu l'audace d'appeler à son lit de mort une femme à laquelle il s'était rendu si haïssable? Il fallait qu'il eût de la confiance dans sa bonté et dans sa faculté d'oublier les outrages!

Ces réflexions furent faites d'un ton assez singulier. Lucrezia, qui n'était pas encore sur le qui-vive de la jalousie à tout propos, et qui ne s'était pas encore doutée que sa bonne action eût paru criminelle au prince, le regarda avec surprise et vit qu'il était en colère. Il avait les yeux rouges, il faisait claquer les articulations de ses doigts; c'était une sorte de tic nerveux, qui trahissait son dépit et qu'elle commençait à comprendre.

Elle ne put se défendre de hausser les épaules.

Karol ne s'en aperçut point et continua:

—Quel âge avait ce Mangiafoco?

—Soixante ans, au moins, répondit-elle d'un ton froid et sévère.

—Et, sans doute, reprit Karol au bout d'un instant, il avait une bien belle figure, une barbe effrayante, des guenilles pittoresques? c'était un bandit de théâtre ou de roman qu'on ne pouvait regarder sans frémir? L'imagination des femmes se plaît à ces dehors-là, et on est toujours flatté d'avoir enchaîné un animal sauvage. Sans doute, en expirant, il avait l'air du tigre blessé qui jette sur la colombe un dernier regard de convoitise et de regret?

—Karol, dit la Floriani en soupirant, un homme qui se meurt est donc chose fort agréable à peindre? Vous devriez aller voir celui-là maintenant qu'il est mort; cela ferait tomber tout de suite votre ironie, et couperait court à vos métaphores poétiques. Mais vous n'irez pas, vous qui parlez si bien, vous n'en aurez pas le courage; sa chaumière est malpropre.

«Comme elle est susceptible, ce soir! pensa Karol. Qui sait ce qui s'est passé autrefois entre elle et ce misérable?»



XXVIII.


Un autre jour, Karol fut jaloux du curé, qui venait faire une quête. Un autre jour, il fut jaloux d'un mendiant qu'il prit pour un galant déguisé. Un autre jour, il fut jaloux d'un domestique qui, étant fort gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec une hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un colporteur, et puis le médecin; et puis, un grand benêt de cousin, demi-bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia, et que, bien naturellement, elle traita en bonne parente, au lieu de l'envoyer à l'office. Les choses en arrivèrent à ce point qu'il n'était plus permis de remarquer la figure d'un passant, l'adresse d'un braconnier, l'encolure d'un cheval. Karol était même jaloux des enfants. Que dis-je, même? il faudrait dire surtout.

C'était bien là, en effet, les seuls rivaux qu'il eût, les seuls êtres auxquels la Floriani pensât autant qu'à lui. Il ne se rendit pas compte du sentiment qu'il éprouvait en les voyant dévorer leur mère, de caresses. Mais, comme, après l'imagination d'un bigot, il n'y en a pas de plus impertinente que celle d'un jaloux, il prit bientôt les enfants en grippe, pour ne pas dire en exécration. Il remarqua enfin qu'ils étaient gâtés, bruyants, entiers, fantasques, et il s'imagina que tous les enfants n'étaient pas de même. Il s'ennuya de les voir presque toujours entre leur mère et lui. Il trouva qu'elle leur cédait trop, qu'elle se faisait leur esclave. En d'autres moments aussi, il se scandalisa quand elle les mettait en pénitence. Ce système de gouvernement maternel, si simple, si bien indiqué par la nature, qui consiste à adorer d'abord les enfants, à s'en occuper sans cesse, à leur accorder tout ce qui peut les rendre heureux et aimables, sauf à les morigéner et les arrêter ensuite quand ils en abusent, à les gronder parfois avec énergie et chaleur pour les récompenser tendrement quand ils le méritent, tout cela se trouva l'opposé de sa manière de voir. Selon lui, il ne fallait pas tant se familiariser avec eux, afin d'avoir moins de peine à se faire craindre, au besoin. Il ne fallait pas les tutoyer et les caresser, mais les tenir à distance, en faire, de bonne heure, de petits hommes et de petites femmes bien sages, bien polis, bien soumis, bien tranquilles. Il fallait leur enseigner prématurément beaucoup de choses qu'ils ne pouvaient croire ni comprendre, afin de les habituer à respecter la règle établie, l'usage, la croyance générale, sans s'occuper d'abord d'une chose qu'il regardait comme impossible, c'est-à-dire de les convaincre de l'utilité et de l'excellence du principe dont ces usages et ces règles ne sont que la conséquence. Enfin il fallait oublier qu'ils étaient des enfants, leur ôter le charme, le plaisir et la liberté de cette première existence qui leur revient de droit divin, faire travailler leur mémoire pour éteindre leur imagination; développer l'habitude de la forme et retarder l'explication du fond; faire, en un mot, tout l'opposé de ce que faisait et voulait faire la Floriani.

Il faut se hâter de dire que cette manie de contrecarrer, et ce blâme fatigant, n'étaient pas continuels et absolus chez le prince. Quand sa jalousie ne l'obsédait point, c'est-à-dire dans ses moments lucides, il disait et pensait tout le contraire. Il adorait les enfants, il les admirait en toutes choses, même là où il n'y avait rien à admirer. Il les gâtait plus que la Floriani, et se faisait leur esclave, sans s'apercevoir, le moins du monde, de son inconséquence. C'est qu'alors il était heureux et se montrait sous le côté angélique et idéal de sa nature. Les accès d'ivresse que lui donnait l'amour de la Floriani étaient le thermomètre qui marquait l'apogée de sa douceur, de sa bonté et de sa tendresse. Ah! quel séraphin, quel archange il eût été, s'il avait pu rester toujours ainsi! Dans ces moments-là, qui duraient parfois des heures, des jours entiers, il était tout bienveillance, tout charité, tout miséricorde, tout dévouement pour tous les êtres qui l'approchaient. Il se détournait du chemin pour ne pas écraser un insecte, il se serait jeté dans le lac pour sauver le chien de la maison. Il eût fait le chien lui-même pour entendre les éclats de rire du petit Salvator; il se fût fait lièvre ou perdrix pour donner à Célio le plaisir de tirer un coup de fusil. Sa tendresse et son effusion allaient jusqu'à l'excès, jusqu'à l'absurde. C'était alors un de ces enthousiastes sublimes qu'il faut enfermer comme des fous ou adorer comme des dieux.

Mais aussi quelle chute, quel cataclysme épouvantable dans tout son être, quand, à l'accès de joie et de tendresse, succédait l'accès de douleur, de soupçon et de dépit! Alors, tout changeait de face dans la nature. Le soleil d'Iseo était armé de flèches empoisonnées, la vapeur du lac était pestilentielle, la divine Lucrezia était une Pasiphaé, les enfants de petits monstres; Célio devait périr sur l'échafaud, Laërtes était enragé, Salvator Albani était le traître Yago, et le vieux Menapace le juif Shylock. Des nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon, tout pleins de Vandoni, de Boccaferri, de Mangiafoco, de rivaux déguisés en mendiants, en commis-voyageurs, en curés, en laquais, en colporteurs et en moines, ces nuées allaient s'ouvrir et faire pleuvoir sur la villa une armée d'anciens amis, d'anciens amants (ce qui était pour lui la même race de vipères)! et la Floriani, souillée de hideux embrassements, l'appelait avec un rire infernal pour assister à cette orgie fantastique!

Ne croyez pas que son imagination, privée de frein et sans cesse excitée par une disposition naturelle et par une passion insensée, restât au-dessous de ce tableau. Il me serait impossible de la suivre et de vous la faire suivre dans les tourbillons délirants qu'elle parcourait. Jamais le Dante n'a rêvé de supplices semblables à ceux que se créait cet infortuné. Ils étaient sérieux à force d'être absurdes, et il n'est point d'apparition grotesque qui ne fasse peur aux enfants, aux malades et aux jaloux.

Mais comme il était souverainement poli et réservé, jamais personne ne pouvait seulement soupçonner ce qui se passait en lui. Plus il était exaspéré, plus il se montrait froid, et l'on ne pouvait juger du degré de sa fureur qu'à celui de sa courtoisie glacée. C'est alors qu'il était véritablement insupportable, parce qu'il voulait raisonner et soumettre la vie réelle à laquelle il n'avait jamais rien compris, à des principes qu'il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l'esprit, un esprit faux et brillant pour torturer ceux qu'il aimait. Il était persifleur, guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l'air de mordre tout doucement pour s'amuser, et la blessure qu'il faisait pénétrait jusqu'aux entrailles. Ou bien, s'il n'avait pas le courage de contredire et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie navrante. Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se mettait à part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et de toute idée. Il ne comprenait pas cela. Quand il avait fait cette réponse aux caressantes investigations d'une causerie qui s'efforçait en vain de le distraire, on pouvait être certain qu'il méprisait profondément tout ce qu'on avait dit et tout ce qu'on pourrait dire.

La Floriani craignait que sa famille, et le comte Albani lui-même, ne vinssent à pressentir cette jalousie qu'elle devinait enfin, et dont elle se sentait humiliée mortellement. Elle en cachait donc avec soin les causes misérables et s'efforçait d'en adoucir les déplorables effets. Après s'être beaucoup inquiétée d'abord pour la santé et pour la vie du prince, elle put constater qu'il ne se portait jamais mieux que quand il s'était livré à des agitations et à des colères intérieures, qui eussent tué tout autre que lui. Il est des organisations qui ne puisent leur force que dans la souffrance, et qui semblent se renouveler en se consumant, comme le phénix. Elle cessa donc de s'alarmer, mais elle commença à souffrir étrangement d'une intimité à laquelle l'enfer des poëtes peut seul être comparé. Elle était devenue, entre les mains de ce terrible amant, la pierre que Sisyphe roule sans cesse au sommet de la montagne et laisse choir au fond d'un abîme; malheureuse pierre qui ne se brise jamais!

Elle essaya de tout, de la douceur, de l'emportement, des prières, du silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur, le prince, ne comprenant rien à cette force de volonté qui n'était pas en lui, s'irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors en elle, ce qu'il appelait, dans sa pensée, un fonds d'insouciance bohémienne, une certaine dureté d'organisation populaire. Loin de s'alarmer du mal qu'il lui faisait, il se disait qu'elle ne sentait rien, qu'elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais, qu'en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu'alors il était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse, et qu'il reprochait à Dieu le calme dont il l'avait douée. Si elle respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un papillon pour la collection de Célio, si elle apprenait une fable à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour le petit Salvator: «Quelle nature étonnante!... se disait-il, tout lui plaît, tout l'amuse, tout l'enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l'utilité, du plaisir dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime tout!—Donc elle ne m'aime pas, moi, qui ne vois, qui n'admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu'elle au monde! Un abîme nous sépare!»

C'était vrai, au fond: une nature riche par exubérance et une nature riche par exclusiveté, ne peuvent se fondre l'une dans l'autre. L'une des deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres. C'est ce qui arriva. Si, par hasard, la Floriani, accablée de fatigue et de chagrin, ne parvenait point à cacher ce qu'elle souffrait, Karol, rendu tout à coup à sa tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et s'inquiétait avec excès. Il la servait à genoux, il l'adorait dans ces moments-là, plus encore qu'il ne l'avait adorée dans leur lune de miel. Que ne pouvait-elle dissimuler, ou manquer tout à fait de force et de courage! si elle se fût montrée constamment à lui, abattue et languissante, ou si elle eût pu affecter longtemps un air sombre et mécontent, elle l'eût guéri peut-être de sa personnalité maladive. Il se fût oublié pour elle; car ce féroce égoïste était le plus dévoué, le plus tendre des amis, lorsqu'il voyait souffrir. Mais, comme il souffrait alors lui-même d'une douleur réelle et fondée, la généreuse Floriani rougissait d'avoir cédé à un moment de défaillance. Elle se hâtait de secouer sa langueur et de paraître tranquille et ferme. Quant à feindre le ressentiment, elle en était incapable; rarement elle se sentait irritée contre lui; mais lorsque elle l'était, elle ne se contenait point et le gourmandait avec violence. Jamais elle n'avait rien fardé, ni rien dissimulé; et, comme le plus souvent, elle n'éprouvait que chagrin et compassion en subissant l'injustice d'autrui, le plus souvent aussi, elle souffrait sans être en colère, et surtout sans bouder. Elle méprisait ces ruses féminines, et elle avait grand tort, dans son intérêt, de les mépriser: on le lui fit bien voir! Il est dans la nature humaine d'abuser et d'offenser toujours, quand on est sûr d'être toujours pardonné, sans même avoir la peine de demander pardon.

Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque, exigeant à l'excès, ou désintéressé à l'excès. Mais les bons moments, jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables; et, chaque jour, au contraire, depuis qu'il était revenu à la villa Floriani, Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité, et tomber dans une habitude de maussaderie étrange; son caractère s'aigrissait sensiblement. D'abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une mauvaise heure par jour. Peu à peu, ce ne fut plus qu'une bonne heure par jour, et enfin une bonne heure par semaine. Quelque tolérant et d'humeur facile que fût le comte, il en vint à trouver cette manière d'être intolérable. Il en fit la remarque d'abord à son ami, puis à Lucrezia, puis à tous deux ensemble, et enfin il sentit que son caractère à lui-même allait s'aigrir et se transformer, s'il persistait à vivre auprès d'eux.

Il prit la résolution de s'en aller tout à fait. La Floriani fut épouvantée de l'idée de rester en tête-à-tête avec cet amant que, deux mois auparavant, elle eût voulu enlever et mener au bout du monde pour vivre avec lui dans le désert. Salvator, par sa gaieté douce, par sa manière enjouée et philosophique d'envisager toutes les misères domestiques, lui était d'un immense secours. Sa présence contenait encore le prince et le forçait à s'observer, du moins, devant les enfants. Qu'allait-elle devenir? qu'allait devenir surtout Karol, quand leur aimable compagnon ne serait plus entre eux, pour les préserver l'un de l'autre?

Comme elle le retenait avec instances, son effroi et sa douleur se trahirent; son secret lui échappa, ses larmes firent irruption. Albani consterné vit qu'elle était profondément malheureuse, et que s'il ne réussissait à emmener Karol, du moins pour quelque temps, elle et lui étaient perdus.

Cette fois, il n'hésita plus. Il n'eut pour son ami ni pitié, ni faiblesse. Il ne ménagea aucune de ses susceptibilités. Il affronta sa colère et son désespoir. Il ne lui cacha point qu'il travaillerait de toutes ses forces à détacher la Floriani de lui, s'il ne s'exécutait pas de lui-même en s'éloignant d'elle.—Que ce soit pour six mois ou pour toujours, peu m'importe, lui dit-il en finissant sa rude exhortation; je ne peux prévoir l'avenir. J'ignore si tu oublieras la Floriani, ce qui serait fort heureux pour toi, ou si elle te sera infidèle, ce qui serait fort sage de sa part; mais je sais qu'elle est brisée, malade, désespérée, et qu'elle a besoin de repos. C'est la mère de quatre enfants; son devoir est de se conserver pour eux, et de se délivrer d'une souffrance intolérable. Nous allons partir ensemble, ou nous battre ensemble; car je vois bien que plus je t'avertis, plus tu fermes les yeux; plus je veux t'entraîner, plus tu te cramponnes à cette pauvre femme. Par la persuasion ou par la force, je t'emmènerai, Karol! J'en ai fait le serment sur la tête de Célio et de ses frères. C'est moi qui t'ai amené ici, c'est moi qui t'y ai fait rester. Je t'ai perdu en croyant te sauver; mais il y a encore du remède, et maintenant que je vois clair, je te sauverai malgré toi. Nous partons cette nuit, entends-tu? Les chevaux sont à la porte.

Karol était pâle comme la mort. Il eut grand'peine à desserrer ses dents contractées. Enfin il laissa échapper cette réponse laconique et décisive:

—Fort bien, vous me conduirez jusqu'à Venise, et vous m'y laisserez pour revenir ici toucher le prix de votre exploit. Cela était arrangé entre vous deux. Il y a longtemps que j'attendais ce dénouement.

—Karol! s'écria Salvator, transporté de la première fureur sérieuse qu'il eût éprouvée de sa vie, tu es bien heureux d'être faible; car si tu étais un homme, je te briserais sous mon poing. Mais je veux te dire que cette pensée est d'un être méchant, cette parole d'un être lâche et ingrat. Tu me fais horreur, et j'abjure ici toute l'amitié que j'ai eue pour toi pendant si longtemps. Adieu, je te fuis, je ne veux jamais te revoir, je deviendrais lâche et méchant aussi avec toi.

—Bien, bien! reprit le prince, arrivé au comble de la colère, et, par conséquent, de la sécheresse amère et dédaigneuse. Continuez, outragez-moi, frappez-moi, battons-nous, afin que je meure ou que je parte; c'est là le plan, je le sais. Elle sera bien douce, la nuit de plaisir qui récompensera votre conduite chevaleresque!

Salvator était au moment de s'élancer sur Karol. Il prit une chaise à deux mains, incertain de ce qu'il allait faire. Il se sentait devenir fou, il tremblait comme une femme nerveuse, et pourtant il aurait eu la force, en ce moment, de faire écrouler la maison sur sa tête.

Il y eut un moment de silence affreux, pendant lequel on entendit monter, dans l'air calme du soir, une petite voix douce qui disait:—Ecoute, maman, je sais ma leçon de français, et je vais te la dire avant de m'endormir:

Deux coqs vivaient en paix, une poule survint,

Et voilà la guerre allumée!

Amour, tu perdis Troie!

La fenêtre d'en bas se ferma, et la voix de Stella se perdit. Salvator éclata d'un rire amer, brisa sa chaise en la remettant sur ses pieds, et sortit impétueusement de la chambre de Karol, en poussant la porte avec fracas.

—Lucrezia, dit-il à la Floriani, en allant frapper chez elle, laisse un peu tes enfants, appelle la bonne, je veux te parler tout de suite.

Il l'emmena au fond du parc: «Ecoute, lui dit-il, Karol est un misérable ou un malheureux, le plus lâche ou le plus fou de tes amants, le plus dangereux à coup sûr, celui qui te tuera à coups d'épingles, si tu ne le quittes sur l'heure. Il est jaloux de tout, il est jaloux de son ombre, c'est une maladie; mais il est jaloux de moi, et cela c'est une infamie! Jamais il ne se résoudra à te quitter; il ne veut pas partir, il ne partira pas. C'est à toi de fuir de ta propre maison. Il n'y a pas un moment à perdre, saute dans une barque, gagne la prochaine poste, va-t'en à Rome, à Milan, au bout du monde; ou tiens-toi cachée, bien cachée dans quelque chaumière... Je déraisonne peut-être, je n'ai pas ma tête, tant je suis indigné; mais il faut trouver un moyen.... Tiens! en voici un, pénible, mais certain. Fuyons ensemble. Nous n'irions qu'à deux lieues d'ici, nous n'y resterions que deux heures, c'est assez! Il croira qu'il a deviné juste, que je suis ton amant; il est trop fier pour hésiter alors à prendre son parti, et tu en seras à jamais délivrée.

—Tu es fou toi-même, mon pauvre ami! répondit la Lucrezia, ou tu veux qu'il le devienne. Mais moi, je souffre assez d'être soupçonnée, je ne me résoudrai point à être méprisée!

—Être soupçonnée, c'est être méprisée déjà, malheureuse femme! Tu tiens donc encore à l'estime d'un homme que tu ne peux plus prendre au sérieux? Quelle folie! Allons, viens avec moi, que crains-tu? Que j'abuse de ton accablement et me rende digne, malgré toi, de la bonne opinion que Karol a de mon caractère? Moi, je ne suis pas un lâche, et s'il faut te rassurer davantage, je puis te dire que je ne suis plus amoureux de toi. Non, non; Dieu m'en préserve! Tu es trop faible, trop crédule, trop absurde. Tu n'es pas la femme forte que je croyais; tu n'es qu'un enfant sans cervelle et sans fierté. Ta passion pour Karol m'a bien guéri, je te le jure, de celle que j'aurais pu concevoir pour toi. Allons, le temps presse. S'il venait, en ce moment, t'implorer, tu lui ouvrirais tes bras et tu lui ferais serment de ne jamais le quitter. Je te connais, fuyons donc! Sauvons-le et présentons-lui son fantôme comme une réalité. Qu'il te croie menteuse et galante; qu'il te haïsse, qu'il parte en te maudissant, en secouant la poussière de ses pieds. Que crains-tu? l'opinion d'un fou? Il ne te traduira pas devant celle du monde; il gardera un éternel silence sur son désastre. Si tu le veux, d'ailleurs, tu te justifieras plus tard. Mais, à présent, il faut couper le mal dans sa racine. Il faut fuir.

—Tu n'oublies qu'une chose, Salvator, répondit la Lucrezia, c'est que, coupable ou malheureux, je l'aime et l'aimerai toujours. Je donnerais mon sang pour alléger sa souffrance, et tu crois que je pourrais lui déchirer le cœur pour reconquérir mon repos! Ce serait un étrange moyen!

—En ce cas, tu es lâche aussi, s'écria le comte, et je t'abandonne! Souviens-toi de ce que je te dis ici: tu es perdue!

—Je le sais bien, répondit-elle; mais, avant de partir, tu te réconcilieras avec lui!

—Ne m'y pousse pas, je suis capable de le tuer. Je m'en vais de suite, c'est le plus sûr. Adieu, Lucrezia.

—Adieu, Salvator, lui dit-elle en se jetant dans ses bras, nous ne nous reverrons peut-être jamais!

Elle fondit en larmes, mais elle le laissa partir.



XXIX.


Le jour qui suivit le départ de Salvator, avant que le prince fût sorti de sa chambre, Lucrezia était sortie de la maison. Elle s'était jetée seule dans une barque, et retrouvant, pour se diriger elle-même, la vigueur de ses jeunes années, elle avait traversé le lac. En face de la villa, sur la rive opposée, il y avait un petit bois d'oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d'amour et de jeunesse. C'est là qu'elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant, Memmo Ranieri. C'est là qu'elle lui avait dit, pour la première fois, qu'elle l'aimait, c'est là qu'elle avait, plus tard, concerté avec lui sa fuite. C'est là aussi qu'elle s'était mainte fois cachée pour éviter la surveillance de son père ou les poursuites de Mangiafoco.

Depuis son retour au pays, elle n'avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa. Parfois, dans les commencements, les regards de la Lucrezia s'y étaient arrêtés par mégarde; mais, ne voulant pas réveiller ses propres souvenirs, elle les en avait détournés aussitôt qu'elle avait eu conscience de sa rêverie. Depuis qu'elle aimait Karol, elle avait souvent regardé le bois et admiré le développement des arbres, sans se souvenir de Memmo et de l'ivresse de ses premières amours. Cependant, par un instinct de délicatesse, elle n'y avait jamais conduit les promenades de son nouvel amant.

En quittant sa maison, quelques heures après le brusque départ d'Albani, en s'aventurant au hasard sur le lac, elle n'avait pas formé le dessein d'aller visiter le bois sacré. Elle souffrait, elle avait la fièvre, elle éprouvait le besoin de se retremper dans l'air du matin, et de fortifier son âme défaillante par le mouvement du corps. Ce fut un instinct non raisonné, mais irrésistible qui la força à faire glisser sa nacelle dans cette petite crique ombragée. Elle l'y laissa dans les broussailles, et, sautant sur la rive, elle s'enfonça dans l'épaisseur mystérieuse du bois.

Les oliviers avaient grandi, les ronces avaient poussé, les sentiers étaient plus étroits et plus sombres que par le passé. Plusieurs avaient été envahis par la végétation. Lucrezia eut peine à se reconnaître, à retrouver les chemins où jadis elle eût marché les yeux fermés. Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l'attendre, et qui portait encore ses initiales creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître; elle les devina plutôt qu'elle ne les vit. Enfin, elle s'assit sur l'herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions. Elle repassa dans sa mémoire les détails et l'ensemble de sa première passion, et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu'elle ne songeait pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu'il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement elle se représenta avec suite et lucidité toute l'histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu'elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c'était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois, et s'en apercevoir sans mourir ou sans devenir folle.

Il est peu d'instants dans la vie où une personne de ce caractère ait une faculté aussi nette de se consulter et de se résumer.

Les âmes dépourvues d'égoïsme et d'orgueil n'ont pas une vision bien nette d'elles-mêmes. A force d'être capables de tout, elles ne savent pas bien de quoi elles sont capables. Toujours remplies de l'amour des autres et préoccupées du soin de les servir, elles arrivent à s'oublier jusqu'à s'ignorer. Il n'était peut-être pas arrivé à la Floriani de s'examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne l'avait encore jamais fait aussi complétement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu'elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu'elle put constater en ce moment solennel.

—«Voyons, se dit-elle, mon dernier amour est-il aussi ardent que le premier? Il l'a été davantage, mais il ne l'est déjà plus. Karol a détruit presque aussi vite que Memmo les illusions du bonheur.

«Mais ce dernier amour, déjà privé d'espérance, est-il moins profond et moins durable? Je le sens encore si tendre, si dévoué, si maternel, qu'il ne m'est point possible d'en prévoir la fin, et en cela il diffère du premier. Car je m'étais dit que si Memmo me trompait, je cesserais de l'aimer, au lieu que je me sens désabusée aujourd'hui sans pouvoir me convaincre que je pourrai guérir. Il est vrai que j'ai pardonné beaucoup et longtemps à Memmo; mais je me rendais compte, chaque fois, d'une diminution sensible dans mon affection, au lieu qu'aujourd'hui l'affection persiste et ne diminue point en raison de ma souffrance.

«D'où vient cela? Était-ce la faute de Memmo ou la mienne, si, plus jeune et plus forte, je me détachais de lui plus aisément que je ne puis le faire aujourd'hui de Karol? C'était peut-être un peu sa faute, mais je pense que c'était encore plus la mienne.

«C'était surtout la faute de la jeunesse. L'amour était lié alors en nous au sentiment et au besoin d'être heureux. Je me croyais aveuglément dévouée, et dans toutes mes actions, je me sacrifiai; mais si l'amour ne résista point à des sacrifices trop grands et trop répétés, c'est qu'à mon insu j'avais un fonds de personnalité. N'est-ce point le fait et le droit de la jeunesse? Oui, sans doute, elle aspire au bonheur, elle se sent des forces pour le chercher, et croit qu'elle en aura pour le retenir. Elle ne serait point l'âge de l'énergie, de l'inquiétude et des grands efforts, si elle n'était mue par l'ambition des grandes victoires et l'appétit des grandes félicités.

«Aujourd'hui, que me reste-t-il de mes illusions successives! la certitude qu'elles ne pouvaient pas et ne devaient pas se réaliser. C'est ce qu'on appelle la raison, triste conquête de l'expérience! Mais comme il n'est pas plus facile de chasser la raison quand elle vient habiter en nous, que de l'appeler quand nous ne sommes pas assez forts pour la recevoir, il serait vain et coupable, peut-être, de maudire ses froids bienfaits, ses durs conseils. Allons, voici le jour de te saluer et de t'accepter, sagesse sans pitié, jugement sans appel!

«Que veux-tu de moi? parle, éclaire; dois-je m'abstenir d'aimer? Ici tu me renvoies à mon instinct; suis-je encore capable d'aimer? Oui, plus que jamais, puisque c'est l'essence de ma vie, et que je me sens vivre avec intensité par la douleur; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j'aime et j'existe.

«Alors, à quoi faut-il renoncer? à l'espérance du bonheur? Sans doute; il me semble que je ne peux plus espérer; et pourtant l'espérance, c'est le désir, et ne pas désirer le bonheur, c'est contraire aux instincts et aux droits de l'humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en dehors des lois de la nature!»

Ici, Lucrezia fut embarrassée. Elle rêva longtemps, se perdit dans des divagations apparentes, dans des souvenirs qui semblaient n'avoir rien de commun avec sa recherche laborieuse. Mais tout sert de fil conducteur aux âmes droites et simples. Elle se retrouva au milieu de ce dédale, et reprit ainsi son raisonnement. Patience, lecteur, si tu es encore jeune, il te servira peut-être à toi-même.

«C'est, pensa-t-elle, qu'il s'agirait de définir le bonheur. Il y en a de plusieurs sortes, il y en a pour tous les âges de la vie. L'enfance songe à elle-même, la jeunesse songe à se compléter par un être associé à ses propres joies; l'âge mûr doit songer que, bien ou mal fournie, sa carrière personnelle va finir, et qu'il faut s'occuper exclusivement du bonheur d'autrui. Je m'étais dit cela avant l'âge, je l'avais senti, mais pas aussi complétement que je peux et que je dois le croire et le sentir aujourd'hui. Mon bonheur, je ne le puiserai plus dans les satisfactions qui auront mon moi pour objet. Est-ce que j'aime mes enfants à cause du plaisir que j'ai à les voir et à les caresser? Est-ce que mon amour pour eux diminue quand ils me font souffrir? C'est quand je les vois heureux que je le suis moi-même. Non, vraiment, à un certain âge, il n'y a plus de bonheur que celui qu'on donne. En chercher un autre est insensé. C'est vouloir violer la loi divine, qui ne nous permet plus de régner par la beauté et de charmer par la candeur.

«J'essaierai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j'aime, sans m'inquiéter, sans seulement m'occuper de ce qu'ils me feront souffrir. Par cette résolution, j'obéirai au besoin d'aimer que j'éprouve encore et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire. Je ne demanderai plus l'idéal sur la terre, la confiance et l'enthousiasme à l'amour, la justice et la raison à la nature humaine. J'accepterai les erreurs et les fautes, non plus avec l'espoir de les corriger et de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et de compenser, par ma tendresse, le mal qu'elles font à ceux qui s'y abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J'aurai enfin dégagé cette solution bien nette des nuages où je la cherchais.»

Avant de quitter le bois d'oliviers, la Floriani rêva encore pour se reposer d'avoir pensé. Elle se représenta l'illusion récente de son bonheur avec Karol et de celui qu'elle avait cru pouvoir lui donner. Elle se dit que c'était une faute de sa part d'avoir caressé un si beau rêve, après tant de déceptions et d'erreurs, et elle se demanda si elle devait s'en humilier devant Dieu ou se plaindre à lui d'avoir été soumise à une si dévorante épreuve.

Elle avait été si brillante et si suave, cette courte phase de sa dernière ivresse! c'était la plus complète, la plus pure de sa vie, et elle était déjà finie pour jamais! Elle sentait bien qu'il serait inutile d'en chercher une semblable avec un autre amant, car il n'y avait pas sur la terre une seconde nature aussi exclusive et aussi passionnée que celle de Karol, une âme aussi riche en transports, aussi puissante pour l'extase et le sentiment de l'adoration.

—«Eh bien, n'est-il plus le même? se disait-elle. Quand le démon qui le tourmente s'endort, ne redevient-il pas ce qu'il était auparavant? Ne semble-t-il pas, au contraire, qu'il soit plus ardent et plus enivré que dans les premiers jours? Pourquoi ne m'habituerais-je pas à souffrir des jours et des semaines, pour oublier tout, dans ces heures de célestes ravissements?»

Mais là elle était arrêtée dans sa chimère par la lumière funeste qui s'était faite en elle. Elle sentait que son esprit, plus juste et plus logique que celui de Karol, n'avait pas la faculté d'oublier en un instant ses propres tortures. Elle se rappelait, dans ses bras, l'affront que sa jalousie venait de lui infliger, elle ne pouvait comprendre ce don terrible et bizarre qu'ont certains êtres de mépriser ce qu'ils adorent et d'adorer ce qu'ils méprisent. Elle ne pouvait plus croire au bonheur, elle ne le sentait plus. Elle en avait perdu la puissance.

—«Pardonne-moi, mon Dieu, s'écria-t-elle dans son cœur, de donner un dernier regret à cette joie parfaite que tu m'as laissé connaître si tard et que tu me retires si vite! Je ne blasphémerai point contre ton bienfait; je ne dirai pas que tu t'es joué de moi. Tu as voulu briser ma raison, je ne me suis pas défendue. J'ai cédé naïvement, comme toujours, au délire, et maintenant, dans ma détresse, je n'oublie pas que cette folie était le bonheur. Sois donc béni, ô mon Dieu! et, avec toi, la main qui caresse et qui terrasse!»

Alors la Floriani fut saisie d'une immense douleur en disant un éternel adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée de larmes. Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa poitrine en cris étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse qu'elle sentait devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient plus couler.

Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit adieu au vieux olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers combats. Elle sortit du bois, et elle n'y revint jamais; mais elle souhaita toujours d'exhaler son dernier soupir sous cet ombrage tutélaire; et, chaque fois qu'elle se sentit faiblir, des fenêtres de sa villa elle regarda le bois sacré, songeant au calice d'amertume qu'elle y avait épuisé, et cherchant dans le souvenir de cette dernière crise un instinct de force pour se défendre et de l'espérance et du désespoir.



XXX.


Me voici arrivé, cher lecteur, au terme que je m'étais proposé, et le reste ne sera plus de ma part qu'un acte de complaisance pour ceux qui veulent absolument un dénouement quelconque.

Toi, lecteur sensé, je gage que tu es de mon avis, et que tu trouves les dénouements fort inutiles. Si je suivais en ce point ma conviction et ma fantaisie, aucun roman ne finirait, afin de mieux ressembler à la vie réelle. Quelles sont donc les histoires d'amour qui s'arrêtant d'une manière absolue par la rupture ou par le bonheur, par l'infidélité ou par le sacrement? Quels sont les événements qui fixent notre existence dans des conditions durables? Je conviens qu'il n'y a rien de plus joli au monde que l'antique formule de conclusion: «Ils vécurent beaucoup d'années et furent toujours heureux.» Cela se disait dans la littérature antéhistorique, dans les temps fabuleux. Heureux temps, si l'on croyait à de si doux mensonges!

Mais aujourd'hui nous ne croyons plus à rien, nous rions quand nous lisons cette ritournelle charmante.

Un roman n'est jamais qu'un épisode dans la vie. Je viens de vous raconter ce qui pouvait offrir unité de temps et de lieu dans les amours du prince de Roswald et de la comédienne Lucrezia. Maintenant, est-ce que vous voulez savoir le reste? Est-ce que vous ne pourriez pas me le raconter vous mêmes? Est-ce que vous ne voyez pas mieux que moi où vont les caractères de mes personnages? Est-ce que vous tenez à savoir les faits?

Si vous l'exigez, je ne serai pas long, et je ne vous causerai aucune surprise, puisque je m'y suis engagé. Ils s'aimèrent longtemps et vécurent très-malheureux. Leur amour fut une lutte acharnée, à qui absorberait l'autre. La seule différence entre eux, c'est que la Floriani eût voulu modifier le caractère et calmer l'esprit de Karol pour le rendre heureux comme tout le monde, tandis que lui eût voulu renouveler entièrement l'être qu'il adorait pour se l'assimiler et goûter avec lui un bonheur impossible.

Certes, si l'on voulait tout suivre et tout analyser, il y aurait encore dix volumes à faire, un pour chaque année qu'ils subirent attachés au même boulet. Ces dix volumes pourraient être instructifs, mais risqueraient de devenir encore un peu plus monotones que les deux que voici. En somme, la Floriani supporta toutes les injustices de son amant avec une persévérance inouïe, et Karol méconnut le dévouement et la loyauté de sa maîtresse avec une obstination inconcevable. Rien ne put le guérir de sa jalousie, parce qu'il n'était pas dans la nature de sa passion de s'éclairer et de s'adoucir. Jamais femme ne fut plus ardemment aimée, et, en même temps, plus calomniée et plus avilie dans le cœur de son amant.

Elle avait toujours demandé à Dieu de lui faire rencontrer une âme exclusivement livrée à l'amour comme la sienne. Elle fut trop exaucée; celle de Karol lui versa des torrents d'amour et de fiel, intarissables.

Ce que Salvator leur avait prédit se réalisa à certains égards. Le monde découvrit la retraite de la Floriani et vint l'y saluer. Ses anciens amis accoururent; il y en eut de toutes sortes. Boccaferri eut son tour, et, par parenthèse, il se trouva que Boccaferri avait soixante-dix ans. Aucun ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol: tous furent l'objet de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La Floriani combattit avec bravoure pour préserver la dignité de ceux qui méritaient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la férule de Karol, et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut pourtant pas être lâche, et chasser, pour lui complaire, des êtres malheureux et dignes d'intérêt ou de pitié. Il lui en fit des crimes irrémissibles, et, dix ans après, quand leur nom revenait dans la conversation, il s'écriait avec une conviction qui eût été comique si elle n'eût été déplorable: «Je ne pourrai jamais oublier le mal que m'a fait cet homme-là!» Et tout ce mal consistait à n'avoir pas été mis à la porte, sans motif, par la Floriani.

Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même pendant quelques moments de l'année. Il traînait sa jalousie partout, il abhorrait les postillons et les aubergistes, et ne fermait pas l'œil en voyage, pensant qu'on allait toujours lui dérober son trésor. Il jetait l'argent à pleines mains; mais, en amour, il était avare jusqu'à la frénésie. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu'il ne voulait les confier à personne et ne pouvait en faire retomber l'amertume sur celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie dès qu'il pouvait la faire souffrir.

Il l'aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il parlait d'elle avec tant de respect, que c'eût été une gloire pour une femme vaine. Mais la Floriani ne détestait personne assez pour lui souhaiter ce genre de bonheur.

Il finit par triompher, comme il arrive toujours aux volontés acharnées à un but unique. Il ramena la Floriani à la villa, qui était encore le lieu le plus retiré qu'ils pussent trouver, et là il réussit à la séquestrer et à l'isoler si bien, qu'elle passa pour morte longtemps avant de l'être.

Elle s'éteignit comme une flamme privée d'air. Son supplice fut lent, mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d'épingles un être robuste au moral et au physique. Elle s'habituait à tout; personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l'air de se défendre; elle n'eût résisté qu'à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu'il souffrait de ce partage, n'essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu'il possédait d'empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu'elle était sa victime et qu'il s'arrogeait sur elle un droit de propriété absolue.

La comédie fut si bien jouée, et Lucrezia fut si calme et si résignée, que personne ne se douta de son malheur; les enfants étaient arrivés à aimer le prince, excepté Célio, qui était poli avec lui et ne lui parlait jamais.

La Floriani, mise ainsi au secret, ne regrettait pas le monde et ses amis. Elle les avait quittés volontairement, une première fois, elle les quittait encore, par complaisance il est vrai, mais sans amertume. Elle aimait la retraite, le travail, la campagne. Elle se consacrait exclusivement à l'éducation de ses enfants, et enseignait à Célio l'art du théâtre, pour lequel il montrait une vocation passionnée.

Mais Karol, privé enfin de sujets de jalousie, trouva le moyen de lutter contre les idées, les études et les opinions de la Floriani. Il la persécutait poliment et gracieusement sur toutes choses; il n'était de son goût et de son avis sur aucune. L'inaction le dévorait; ayant consacré à la possession d'une femme toutes les puissances de sa volonté et toutes les minutes de son existence, il était, au moral, le despote le plus acharné, comme, au physique, il était le geôlier le plus vigilant. La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée, lorsque l'esprit de contradiction et l'âpreté d'une controverse puérile et irritante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le plus respectable et le plus pur. «Elle avait tort de consentir à ce que Célio fût comédien; c'était un métier infâme. Elle avait tort d'enseigner le chant à Béatrice, et la peinture à Stella; des femmes ne doivent point être trop artistes. Elle avait tort de laisser le père Menapace amasser de l'argent; enfin, elle avait tort de ne pas contrarier la vocation et les instincts de tous les siens, outre qu'elle avait tort d'aimer les animaux, de faire cas des scabieuses, de préférer le bleu au blanc, que sais-je! elle avait toujours tort.»

Un beau jour, la Floriani eut quarante ans. Elle n'était plus belle; condamnée à une inaction contraire à ses besoins d'activité, elle avait pourtant perdu son embonpoint. Elle était jaune, et, sans ses beaux yeux calmes et profonds, sans sa distinction et sa grâce tranquille, sans la franchise de sa physionomie souriante, elle eût fait peine à voir, après avoir été la plus belle femme de l'Italie. Il est vrai que le prince la trouvait toujours plus séduisante et plus dangereuse pour le repos des humains, à mesure qu'il la faisait vieillir et enlaidir. Il était aussi amoureux que le premier jour; il ne pouvait se persuader que les jeunes gens ne deviendraient pas épris d'elle jusqu'à la folie, si par malheur ils la voyaient.

Quant à elle, elle se sentit tout à coup lasse d'arriver aux souffrances et aux infirmités d'une vieillesse prématurée, sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d'être aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle soupira, en se disant qu'elle avait travaillé en vain dans sa jeunesse pour inspirer l'amour, et dans son âge mûr pour inspirer le respect. Elle sentait pourtant qu'à ces différents âges elle avait mérité ce qu'elle cherchait. Elle embrassa ses enfants, un soir, en leur disant avec un accent qui les fit tressaillir au milieu de leur sérénité habituelle: «Vous êtes tout pour moi, et si je désire vivre encore quelques années, c'est pour vous seuls.»

En effet, elle n'aimait plus Karol, il avait comblé la mesure, avec une goutte d'eau sans doute, mais la coupe débordait; le vase trop plein et comprimé se brise. La Floriani garda le silence, même avec Salvator, qui était venu enfin la voir, sans pouvoir toutefois se réconcilier bien cordialement avec le prince. Elle sentit qu'elle se brisait, mais elle était brave et ne voulait point croire la mort prochaine. Elle voulait au moins faire débuter Célio, marier Stella; la veille de sa mort, elle fit avec eux les plus beaux projets du monde; mais hélas! l'amour était sa vie: en cessant d'aimer, elle devait cesser de vivre.

Le matin, elle alla s'asseoir dans la chaumière de son père. Célio l'avait accompagnée; elle paraissait mieux portante, parce que sa figure était gonflée; elle ne se plaignait jamais, de peur d'inquiéter ses enfants. Elle plaisanta Biffi sur sa toilette du dimanche. Puis, elle se leva en entendant sonner le déjeuner. Tout à coup, elle fit un grand cri, étreignit avec force le cou de son fils, et retomba en souriant sur la même chaise, où, petite paysanne, elle avait filé tant de fois sa quenouille chargée de lin.

Célio avait vingt deux ans alors, il était grand, beau et robuste; il prit sa mère dans ses bras la croyant évanouie. Il marcha ainsi vers le parc; mais, au moment de franchir la grille, il se trouva en face de Karol et de Salvator Albani, qui venaient de chercher la Lucrezia pour déjeuner. Karol ne comprit pas, et resta comme une statue. Salvator comprit tout de suite, et sans pitié pour lui, car il avait bien deviné que la mort de Lucrezia était son œuvre incessante, il lui dit à voix basse en le poussant en arrière: «Courez aux autres enfants, emmenez-les, cela les tuerait. Leur mère est morte!»

Ce dernier mot frappa au cœur de Célio. Il regarda le visage de sa mère, il vit qu'elle était morte en effet, quoiqu'elle eût encore l'œil ouvert et tranquille et la bouche souriante. Il tomba évanoui avec le cadavre sur le seuil du parc.

Karol ne vit rien de ce qui se passait. Une heure après, il était seul, toujours debout devant la grille, pétrifié, hébété. Il lisait sur une pierre qui se trouvait en face de lui, un vers que le temps et la pluie n'avaient jamais pu effacer:

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate!

Il le relisait et cherchait à se rappeler en quelle circonstance il l'avait déjà remarqué. Il avait perdu le sentiment de la douleur.

En mourut-il ou devint-il fou? Il serait trop facile d'en finir ainsi avec lui; je n'en dirai plus rien..... à moins qu'il ne me prenne envie de recommencer un roman où Célio, Stella, les deux Salvator, Béatrice, Menapace, Biffi, Tealdo Soavi, Vandoni et même Boccaferri, joueront leur rôle autour du prince Karol. C'est bien assez de tuer le personnage principal, sans être forcé de récompenser, de punir ou de sacrifier un à un tous les autres.

FIN DE LUCREZIA FLORIANI.
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