Ma vie musicale
La composition de Snegourotchka.—La fin du Conte.
L'analyse de Snegourotchka.
(1880-1881).
LE printemps arriva. Il était temps de chercher une maison de campagne. Notre bonne d'enfant, Avdotia Larionovna, attira notre attention sur la propriété de Stelovo située à 30 verstes de Louga et appartenant à M. Marianov, chez qui elle avait été en service avant d'entrer chez nous. Je suis allé visiter Stelovo. La maison, quoique assez vieille, était très logeable. Elle était entourée d'un grand et beau jardin, tout en arbres fruitiers. C'était, au surplus, la pleine campagne, éloignée de toute habitation. Suivant les conventions, nous étions maîtres absolus de la propriété durant tout l'été. Nous nous y installâmes le 18 mai.
J'eus alors la chance de passer l'été dans une vraie campagne russe et pour la première fois de ma vie. Tout m'y plaisait, tout m'y enthousiasmait. Belle situation, une immense forêt, surnommée «Voltchinetz», des champs d'orge, de sarrasin, d'avoine, de lin et même de froment; quantité de petits villages, une petite rivière où nous nous baignions, un grand lac, «Vrevo», point de routes, nature vierge, de vieux noms de villages russes, tout cela m'enthousiasmait. Le jardin de la propriété contenait des cerisiers, des pommiers, des groseilliers, beaucoup de fraises et de framboises, des lilas en fleurs; profusion de fleurs des champs, gazouillement continu des oiseaux, tout cela s'harmonisait particulièrement avec mon état d'esprit panthéistique d'alors et ma toquade pour le sujet de Snegourotchka. Quelques troncs d'arbre, gros et tordus, ou couverts de mousse, réapparaissaient comme des esprits des bois; la forêt Voltchinetz devenait une forêt vierge; la colline de Kopytets se transformait en montagne de «Yarila»; le triple écho que nous entendions de notre balcon, semblait être des voix de quelques puissances infernales.
L'été fut chaud et orageux. De la moitié de juin jusqu'à la mi-août, les orages éclataient presque chaque jour. Le 23 juin, la foudre tomba tout près de la maison, et la secousse fut si violente que ma femme, assise près de la fenêtre, fut renversée avec son fauteuil. Elle n'eut aucun mal, mais sa frayeur fut si grande que durant longtemps, elle se sentait très nerveuse quand l'orage éclatait et en avait peur, tandis qu'elle l'aimait auparavant. Ce n'est qu'un mois après que ses nerfs se calmèrent et qu'elle ne craignit plus l'orage. Malgré cette circonstance, Nadejda Nicolaïevna se plaisait beaucoup à Stelovo, de même que nos enfants. Nous en étions seuls maîtres, et nul voisin alentour. Nous avions à notre disposition des vaches, des chevaux, des voitures, et le moujik Ossip et sa famille, gardiens de la propriété, étaient à notre service.
Dès le premier jour de mon installation à Stelovo, je me suis mis à la composition de Snegourotchka. Je composais durant la journée entière, ce qui ne m'empêchait pas de me promener beaucoup avec ma femme, de l'aider dans la préparation des confitures, d'aller à la recherche des champignons, etc. C'est que les pensées musicales me poursuivaient inlassablement et je continuais à les coordonner dans mon esprit, tout en m'occupant d'autres choses. Il y avait dans la maison un vieux piano à queue, faussé et accordé d'un ton entier plus bas. Je le surnommais «piano in B». Malgré tout je parvenais à m'y exercer et à vérifier les parties déjà composées. J'ai déjà dit que vers cette époque je disposais suffisamment de matière musicale pour l'opéra, et les contours de certaines parties se dessinaient déjà dans mon imagination. Une partie de ma composition était notée dans mon gros cahier, une autre partie était logée dans mon cerveau.
Je me suis mis à écrire le commencement de l'opéra et je le notai dans la partition orchestrale jusqu'à l'air du Printemps, inclusivement, je crois. Mais je me suis aperçu bientôt que mon imagination avait la tendance à travailler plus vite que le temps que je mettais à noter la partition; en outre, par suite de l'harmonisation insuffisante de l'ensemble, l'équilibre manquait dans la partition; aussi ai-je abandonné le procédé que j'avais appliqué précédemment dans la Nuit de Mai, et je me suis mis à écrire Snegourotchka en brouillon, pour voix et piano. Dès lors la composition et la notation des morceaux composés avancèrent très rapidement, soit dans l'ordre des actes et des scènes, soit par bonds désordonnés.
Ayant pris l'habitude de dater l'achèvement de chaque esquisse, je reproduis ces dates ici:
Ier juin. L'introduction du prologue.
2. Le récitatif et l'air du Printemps.
3. La suite, jusqu'à la danse des oiseaux.
4. Le chant et la danse des oiseaux.
17. La suite, jusqu'à l'air de Snegourotchka.
18. L'air de Snegourotchka et la suite jusqu'à la semaine grasse.
20. Le cortège final de la fête grasse.
21. La fin du prologue.
25. Le Ier chant de Lel.
26. Introduction du Ier acte, 2e chant de Lel et le petit chœur.
27. La scène de Snegourotchka jusqu'aux chants de Lel.
28. La cérémonie nuptiale.
2 juillet. Le cortège du tzar et l'hymne des Berendeï.
3. L'appel des hérauts.
4. Scène de la cérémonie, nuptiale ainsi que celle du baiser du IIIe acte.
6. Le récitatif et la danse des bouffons.
7. Introduction du IIIe acte, la ronde et le chant du castor.
8. La suite et la 2e cavatine du tzar.
9. La scène du baiser (suite).
10. La scène de Snegourotchka, de Koupava et de Lel (IIIe acte).
11. Final en «si maj.» et l'ariozo de Snegourotchka.
12. Le chœur des fleurs (IVe acte).
13. Le Printemps descend dans le lac.
15. Le duo de Mizghir et de Snegourotchka (IVe acte).
17. Le final du Ier acte.
21. Le chœur des joueurs de «psaltérion».
22. La scène du jugement, jusqu'à l'entrée de Snegourotchka (IIe acte) et la Ire cavatine du tzar, jusqu'au chœur final.
23. L'entrée de Snegourotchka (IIe acte).
2-3 août. La scène de Snegourotchka et de Mizghir (IIIe acte).
5. Récitatif devant les hérauts (IIe acte).
7. Ier acte, après la cérémonie nuptiale jusqu'au finale.
9. La scène de Snegourotchka et du Printemps (IVe acte) et le cortège des Berendeï.
11. Les chœurs «Prosso» et la fonte de Snegourotchka.
12. Le chœur final.
Tout le brouillon de l'opéra fut terminé le 12 août. Dans les intervalles, quand les dates ne se suivent pas, je réfléchissais aux détails. Nulle de mes œuvres ne fut écrite auparavant avec autant de facilité et de rapidité que Snegourotchka.
Ayant terminé ce brouillon, je me suis mis à l'instrumentation de mon Conte, commencé l'été précédent, et je l'ai terminée. Vers le Ier septembre, ayant entièrement rédigé le brouillon de Snegourotchka et la partition du Conte, je rentrais avec ma famille à Saint-Pétersbourg, et ma vie dans la capitale reprit son train, avec mes occupations au Conservatoire, à l'École musicale Gratuite, à l'orchestre de la flotte, etc.
Ma principale occupation, durant la saison 1880-1881, a été l'orchestration de Snegourotchka. Je l'ai commencée le 7 septembre et terminée le 26 mars 1881. La partition comprenait 606 pages d'un texte serré. Cette fois, l'orchestre était plus grand que dans la Nuit de Mai. Je me suis affranchi de toute contrainte. 4 cors étaient chromatiques, 2 trompettes de même; la flûte piccolo était prise séparément entre 2 flûtes; au trombone fut ajouté le tuba; de temps en temps, apparaissait le petit cor anglais et une clarinette basse. Je n'ai pu me passer, ici non plus, de piano, en raison de la nécessité d'imiter le psalterion (procédé légué par Glinka). La connaissance que j'ai faite des instruments à vent à l'orchestre de la flotte m'a beaucoup servi. L'orchestre de Snegourotchka apparut comme le perfectionnement de l'orchestre de Rouslan (opéra de Glinka), au point de vue du libre emploi des cuivres chromatiques. Je pris beaucoup de soin de ne pas laisser dominer les chanteurs par l'orchestre, ce que je crois avoir réussi, sauf en ce qui concerne le chant du grand-père Gelé et du dernier récitatif de Mizghir, pour lesquels je dus diminuer la sonorité de l'orchestre.
En passant en revue la musique de Snegourotchka, je dois ajouter que je me suis beaucoup servi de chants populaires, en les empruntant principalement à mon recueil.
Le motif de la chanson: «Semaine grasse à la queue mouillée, va-t'en hors d'ici!» rappelle d'une façon sacrilège le requiem orthodoxe. Mais les vieilles mélodies des chants orthodoxes ne sont-elles pas d'origine païenne? Est-ce que nombre de cérémonies et de dogmes ne sont pas de la même source. Les fêtes de Pâques, de la Trinité, etc., ne sont-elles pas les restes du culte païen du soleil?
La cantilène de l'appel des hérauts m'est restée dans la mémoire depuis mon enfance, quand j'ai vu chevaucher, le long de la rivière Tikhvine, un envoyé d'un monastère voisin et qui criait d'une voix tonitruante: «P'tites tantes, p'tites mères, belles-filles, apportez du foin pour la Sainte Vierge.»
L'image miraculeuse de la Sainte Vierge de Tikhvine se trouvait à l'église du grand monastère de moines qui possédait des grandes prairies le long des rives de Tikhvine.
Certains chants d'oiseaux sont entrés dans la composition de la Danse des Oiseaux. Dans l'introduction, le chant du coq est également authentique. Il m'a été communiqué par ma femme:
L'un des motifs du Printemps (dans le prologue et au IVe acte):
est la reproduction absolument exacte du chant d'un serin qui vécut longtemps en cage chez nous; la seule différence est que notre serin le chantait en «Fis dur», «fa dièse maj.», tandis que je le pris d'un ton plus bas pour la commodité des flageolets de violon.
De cette façon, afin de répondre à mon état d'esprit panthéiste, j'écoutais les voix du peuple et de la nature et prenais pour base de ma création ce que l'un et l'autre chantaient ou me suggéraient. Aussi me suis-je attiré par la suite pas mal de reproches pour cette façon de procéder. Les critiques musicaux, ayant noté les deux ou trois mélodies empruntées, dans Snegourotchka, ainsi que dans la Nuit de Mai, à des recueils de chants populaires (nombre parmi ces critiques en étaient même incapables puisqu'ils connaissent fort peu la création populaire), m'ont déclaré impuissants à créer des mélodies d'inspiration personnelle, bien qu'en réalité mes opéras contiennent un bien plus grand nombre de mes mélodies que d'emprunts aux recueils. Plusieurs des mélodies que je composais dans l'esprit populaire, notamment les trois chants de Lel, étaient considérées par les critiques comme empruntées et leur servaient de preuves de ma mauvaise conduite de compositeur.
A un moment, je pris la mouche à propos de l'une de ces attaques. Peu après la représentation de Snegourotchka et de l'exécution, par je ne sais plus qui, du 3e chant de Lel, M. Ivanov[23] remarqua en passant dans son article que ce morceau est écrit sur le thème populaire. J'ai répondu par une lettre à la rédaction, dans laquelle j'ai prié de m'indiquer le thème populaire qui avait servi à la mélodie du 3e chant de Lel. Il va sans dire qu'on ne me l'indiqua point.
Quant à la composition des mélodies d'origine populaire, il est certain qu'elles doivent contenir certaines tournures et accords parsemés dans les chants populaires originaux. Mais deux morceaux peuvent-ils se ressembler si aucune des parties composant l'une ne correspond à aucune des parties composant l'autre? Est-ce donc manque d'imagination chez l'auteur lorsqu'il utilise de courts motifs, comme par exemple, les complaintes de pâtres ou le gazouillis des oiseaux, etc.? Est-ce que la valeur du cri du coucou ou des trois notes jouées par le berger est égale à celle du chant et de la danse des oiseaux de l'introduction au Ier acte, ou du cortège des Berendeï au IVe acte? Ne reste-t-il donc rien à l'inspiration du compositeur pour créer les morceaux indiqués? L'arrangement des thèmes et des motifs populaires nous est légué par Glinka dans son Rouslan, sa Kamarinskaïa, ses ouvertures espagnoles, et, dans une certaine mesure, la Vie pour le Tzar. Accuserons-nous également Glinka de manque d'invention mélodique?
Par comparaison avec la Nuit de Mai,
j'appliquais moins le contrepoint dans Snegourotchka;
en revanche, je me suis senti
plus libre dans celle-ci, tant en ce qui concerne le
contrepoint que les ornements. J'estime que le
fugato de la forêt grandissante (IIIe acte) avec
le thème constamment varié
de même que le fugato à quatre voix du
chœur «Il ne fut jamais souillé de traîtrise»,
de concert avec les lamentations de Koupava,
sont, à ce point de vue, des exemples typiques.
Au point de vue harmonique, je crois avoir eu ici à innover; tel, par exemple, l'accord des six notes de la gamme en tons entiers, ou bien des deux tritons renforcés, quand l'esprit malin enlace Mizghir (il serait difficile de lui donner un nom en théorie), accord assez expressif pour le moment donné; ou bien encore l'application du seul triton majeur et du second accord dominant (également avec les tritons majeurs au-dessus) pendant presque toute l'étendue des lignes finales en l'honneur de Yarila-le-Soleil, en 11/4, ce qui donne à ce chœur un coloris particulièrement rayonnant.
J'ai usé largement du leitmotiv dans Snegourotchka. A cette époque, je connaissais peu Wagner, et ce que j'en savais était superficiel. Cependant, l'emploi du leitmotiv est constant dans la Pskovitaine et la Nuit de Mai et surtout dans Snegourotchka. Il est certain, d'autre part, que l'usage du leitmotiv est ici autre que chez Wagner. Chez lui, le leitmotiv sert de matière à tisser son tissu orchestral. Chez moi, en plus de ce même emploi, le leitmotiv apparaît également dans les voix chantantes et parfois entre dans le thème plus ou moins long, comme par exemple dans la principale mélodie de Snegourotchka, ainsi que dans le thème du tzar Berendeï. Parfois, les leitmotives apparaissent réellement comme des motifs rythmo-mélodiques, et d'autres fois, seulement comme des successions harmoniques; dans ce dernier cas, on devrait plutôt les appeler leit-harmonies. Ces harmonies directrices sont difficilement perçues par le grand public, qui saisit facilement le leitmotiv de Wagner, rappelant les violents signaux militaires. Par contre, la perception des successions harmoniques constitue le privilège d'une fine ouïe musicale, bien cultivée.
Je suis parvenu également à conquérir dans Snegourotchka la pleine liberté du récitatif, coulant harmonieusement et accompagné de telle façon que son exécution «a piacere» est possible le plus souvent. Je me souviens du bonheur que j'ai éprouvé, lorsque je suis parvenu à composer pour la première fois de ma vie un vrai récitatif: «l'Appel du printemps aux Oiseaux», avant la Danse.
Au point de vue vocal, je crois aussi avoir fait un grand progrès dans Snegourotchka. Toutes les parties vocales furent écrites commodément et dans une tessiture naturelle des voix, et, à certains moments de l'opéra, même d'un grand effet, comme par exemple, les chants de Lel et la cavatine du Tzar.
Quant à l'orchestration, je n'ai jamais manifesté de penchants à des effets qui ne sont pas déterminés par le fond même de l'œuvre musicale et j'ai toujours préféré des moyens simples. Incontestablement, l'orchestration de Snegourotchka a été pour moi un pas en avant sous bien des rapports, notamment, au point de vue de la force de la résonnance. Nulle part je n'avais réussi jusqu'alors à y parvenir aussi bien que dans le chœur final, et au point de vue du velouté et de la plénitude, dans la mélodie en «ré bém. maj.» de la scène du Baiser. Non moins réussis sont certains effets, tel que le trémolo de trois flûtes, lorsque le tzar dit: «A l'aurore rose, en couronne verte.» En général, j'ai toujours affectionné l'individualisation plus ou moins grande des instruments. Dans cette voie, Snegourotchka est riche en divers soli instrumentaux, tant instruments à vent qu'à cordes, dans les moments purement orchestraux, comme dans les accompagnements du chant. Les soli du violon, du violoncelle, de la flûte, du hautbois, de la clarinette s'y rencontrent très fréquemment, surtout le solo de la clarinette, instrument que j'affectionnais à cette époque.
En achevant Snegourotchka, je me suis senti un musicien mûri, un compositeur d'opéra définitivement équilibré.
Tout le monde ignorait la composition de Snegourotchka, car je la tenais en secret, et, lorsque, à mon retour à Saint-Pétersbourg, j'annonçais à mes amis la fin du brouillon de l'opéra, je les ai fort surpris. Je l'ai fait connaître à Balakirev, Borodine et Stassov, en leur jouant et leur chantant Snegourotchka, du commencement à la fin. Tous les trois furent satisfaits, mais chacun à sa façon. Stassov et Balakirev étaient attirés principalement par les parties réalistes et fantastiques de l'opéra; cependant, ni l'un ni l'autre ne comprirent l'hymne à Yarila. Quant à Borodine, il sembla apprécier l'ensemble de Snegourotchka. Chose curieuse, Balakirev ne put se retenir cette fois encore de me demander des modifications dans le sens exclusif de ses théories musicales. Mais j'ai tenu bon et, s'étant d'abord fâché, Balakirev finit par ne plus m'en tenir rigueur et continua à louer Snegourotchka, assurant même que, ayant joué chez lui le cortège final de la semaine grasse, sa vieille domestique, Maria, ne put se retenir pour ne pas danser. Cette nouvelle ne m'a pas fait un plaisir excessif; j'aurais préféré voir Balakirev apprécier la poésie de la jeune Snegourotchka, la beauté bonace et comique du tzar Berendeï, etc.
Moussorgsky ne connut mon œuvre qu'en extrait et ne sembla pas intéressé par l'ensemble. Il loua du bout des lèvres ce qu'il avait entendu, mais, en somme, resta indifférent à mon opéra. Au reste, il ne pouvait en être autrement. D'un côté, il avait l'orgueilleuse conviction que seule la voie suivie par lui dans la musique était juste, et de l'autre, la chute de ses facultés fit précipiter sa passion pour l'alcool.
CHAPITRE XII
La mort de Moussorgsky.—J'abandonne la direction de l'École musicale Gratuite.—La représentation de Snegourotchka.—L'accueil que lui fait la critique.—Balakirev reprend la direction de l'École Gratuite.—La première œuvre de Glazounov.—Mon arrangement de Khovantschina et des autres œuvres de Moussorgsky.
(1881-1882).
PENDANT la saison 1880-81, l'École musicale Gratuite n'a donné qu'un seul concert. Parmi les pièces d'orchestre, j'ai exécuté mon Antar et le Carnaval de Rome de Berlioz. Parmi les morceaux de chœur, fut exécuté celui de Moussorgsky: la Défaite de Senaherib. L'auteur assista au concert et fut à plusieurs reprises rappelé par le public. Ce fut la dernière fois qu'une œuvre de lui fut exécutée de son vivant. Un mois après, il entra à l'hôpital en proie à un accès de delirium tremens. Il fut soigné par le Dr L. B. Bertenson.
Ayant appris sa maladie, Borodine, Stassov, moi et bien d'autres, allâmes visiter Moussorgsky. Ma femme et sa sœur, Mme Molas, vinrent le voir également. Il était très affaibli et ses cheveux avaient blanchi. Il nous reconnaissait, était heureux de nos visites, causait avec nous assez normalement, puis, soudain, commençait à divaguer. Cela dura une quinzaine de jours, et, le 16 mars, il expira dans la nuit, de la paralysie du cœur. Sa forte constitution a été complètement ruinée sous l'action de l'alcool. La veille encore, nous, ses proches amis, étions à son chevet et nous nous sommes longuement entretenus avec lui. Stassov et moi, nous nous sommes occupés de ses obsèques et il fut enterré à la Laure d'Alexandre Nevsky.
Après sa mort, tous ses manuscrits me furent remis pour leur mise en ordre, l'achèvement des œuvres commencées et de leur préparation pour l'édition. Pendant la maladie de Moussorgsky, Stassov insista pour la désignation d'un exécuteur testamentaire, afin qu'après sa mort ses parents ne mettent point d'obstacles à la publication de ses œuvres.
D'accord avec Moussorgsky, on choisit T. I. Filippov, parce que l'un des admirateurs désintéressés de Moussorgsky. Filippov entra aussitôt en rapport avec la maison d'édition Bessel qui consentit à éditer toutes les œuvres de Moussorgsky et dans le plus court délai possible, mais sans verser aucuns droits d'auteur. J'ai assumé la tâche d'achever toutes les œuvres de Moussorgsky pouvant être éditées et de les remettre à l'éditeur, également sans en toucher aucune rémunération.
Je fus occupé à ce travail durant près de deux ans. Moussorgsky a laissé le manuscrit de l'opéra Khovanstchina, inachevé et non orchestré; des esquisses de certaines parties de l'opéra, la Foire de Sorotchinetz, un assez grand nombre de romances, toutes achevées; les chœurs: la Défaite de Senaherib, Jésus de Nazareth, celui d'Œdip, des Jeunes filles de Salammbô puis la Nuit sur le Mont-Chauve en plusieurs variantes; pour orchestre: le Scherzo en «si bém. maj.»; l'intermezzo en «si min.» et la marche (trio alla turca) en «la bém. maj.». Diverses notations des chants, des esquisses de jeunesse, un Allegro en «ut maj.» des anciens temps, etc.
Tous ces manuscrits étaient dans un état fort désordonné. On y rencontrait des harmonies absurdes, un solfège monstrueux, des modulations d'un illogisme frappant, une instrumentation peu réussie, des morceaux orchestrés, le tout dénotant un dilettantisme effronté et une impuissance technique absolue. Malgré cela, ces productions manifestaient pour la plupart un si grand talent, une telle originalité et un caractère si nouveau que leur édition apparaissait comme indispensable. Elles exigeaient, toutefois, un arrangement, une coordination, sans quoi elles n'auraient qu'un intérêt purement biographique. Aussi, les œuvres de Moussorgsky pourront subsister sans se faner encore cinquante ans après sa mort. Quand toutes ses œuvres tomberont dans le domaine public, on pourra toujours tenter cette édition purement biographique, puisque j'ai remis tous ses manuscrits à la Bibliothèque Publique Impériale.
Pour l'instant, il s'agissait d'éditer ses œuvres pour qu'elles puissent être exécutées, afin de faire connaître l'immense talent de l'auteur, et non pour étudier sa personnalité artistique et ses défauts.
Je parlerai par la suite du travail que je consacrai pour mettre en état Khovantschina et la Nuit sur le Mont-Chauve.
Quant aux autres œuvres de Moussorgsky, je maintiens ce que je viens de dire, en ajoutant seulement que toutes ses œuvres, sauf des brouillons absolument inutilisables, furent entièrement revisées, parachevées, orchestrées et transposées pour piano par moi et, toutes copiées de ma main, transmises à Bessel qui les imprima sous ma rédaction et après ma correction des épreuves.
J'ai déjà dit que l'École musicale Gratuite n'a donné en cette saison qu'un seul concert, les autres ayant été supprimés en raison du deuil à la suite de l'assassinat de l'empereur Alexandre II. A l'avènement de l'empereur Alexandre III, des changements eurent lieu dans le monde administratif; entre autres, M. J. A. Vsevolojsky fut nommé directeur des Théâtres Impériaux. Je fis savoir à la nouvelle direction que je venais d'achever mon opéra Snegourotchka. Je le jouai, au foyer du théâtre Marie, à Napravnik et aux artistes. Tous approuvèrent ma nouvelle œuvre, mais assez timidement. Napravnik garda le silence, puis finit par dire que mon opéra ne saurait avoir de succès, en raison de l'absence d'action; toutefois, il ne s'opposa pas à sa représentation. L'opéra fut accepté par le nouveau directeur pour la saison suivante, avec l'évidente intention d'inaugurer d'une façon brillante sa nouvelle direction.
Les interventions constantes de Balakirev dans les affaires de l'École musicale Gratuite sont devenues vers cette époque plus gênantes encore pour moi. Il me semblait,—et je ne crois pas m'être trompé,—qu'il aurait voulu assurer lui-même sa direction. Étant, d'autre part, très pris par les œuvres de Moussorgsky et envisageant la prochaine représentation de Snegourotchka, je résolus de me démettre de ma fonction de directeur de l'École Gratuite, motivant ma démission par la raison que je viens d'exposer. Au premier moment, Balakirev s'irrita contre moi, disant que je le forçais ainsi de s'occuper de l'École. Je répondis que c'était fort à souhaiter. L'administration de l'École me remit à cette occasion une adresse de remerciements et se tourna vers Balakirev. Il accepta, et pendant quelques années, il se remit à la musique active.
En décembre, commencèrent les répétitions orchestrales de Snegourotchka. Napravnik insista pour y faire d'assez nombreuses coupures. J'eus beaucoup de peine de défendre l'intégrité de la Semaine grasse et du Chœur de Fleurs. En revanche, l'ariette de Snegourotchka (en «sol min.») au Ier acte, l'ariette de Koupava, la 2e cavatine du tzar et bien d'autres petits morceaux furent élagués au cours de tout l'opéra. Le finale du Ier acte fut également défiguré. Rien à faire! Il fallait s'y soumettre. Aucun engagement écrit n'interdisait ces coupures à la direction. Les décors étaient prêts, les notes copiées aux frais de la direction, et d'ailleurs, où aurais-je pu monter mon opéra, sinon sur la scène du théâtre impérial? J'ai eu pour la première fois à envisager cette question de coupure. La Pskovitaine et la Nuit de Mai étaient des œuvres relativement courtes et la question de coupure ne fut point agitée; si on en a fait dans la Nuit de Mai, ce ne fut que durant les dernières représentations. Snegourotchka était effectivement longue et les entr'actes, suivant les traditions, duraient beaucoup au théâtre impérial. On prétendait que cette durée était déterminée par le bénéfice qu'en tirait le buffet théâtral. Cependant, il n'était pas admis de prolonger le spectacle après minuit. Je ne pouvais donc rien faire contre.
Snegourotchka fut donné pour la première fois le 29 janvier 1882. Nadedjda Nicolaïevna, qui avait accouché le 13 janvier, ne s'était pas encore levée et fut au désespoir de ne pouvoir assister à la première représentation de mon opéra. Je fus par suite défavorablement impressionné et, après avoir bu plus qu'à l'ordinaire à dîner, je suis arrivé au théâtre, taciturne et presque indifférent à tout ce qui s'y passait. Je me tenais dans la loge du régisseur et n'écoutais point mon œuvre, mais mon opéra eut du succès, je fus honoré de plusieurs appels et gratifié d'une belle couronne.
Pour la deuxième représentation, ma femme put se lever et, entourée de beaucoup de précautions, elle se rendit au théâtre. J'étais de belle humeur. L'opéra continuait à plaire. Le public applaudissait, particulièrement la cavatine de Berendeï et le 3e chant de Lel. On bissait également l'hymne des Berendeï, le Ier chant de Lel et l'air de Snegourotchka, au prologue. Ces répétitions des morceaux et la longueur outrée des entr'actes (celui qui précédait le 4e acte durait jusqu'à quarante minutes) faisaient retarder le spectacle jusqu'à minuit.
Suivant son habitude, la critique traita peu sympathiquement Snegourotchka. Manque d'action, insuffisance d'invention mélodique, résultant de mon penchant aux emprunts des chants populaires, dons plutôt de symphoniste que de compositeur d'opéra, tels furent les reproches dont les critiques des journaux m'accablèrent. César Cui fit chorus avec les autres, en observant toutefois un peu plus de tenue. On n'a pas omis non plus de se servir du procédé habituel d'abaisser la valeur de l'œuvre présente au profit des précédentes, lesquelles au moment de la représentation n'étaient pas moins critiquées. Je dois dire, toutefois, que les appréciations des critiques m'impressionnèrent peu, seule la conduite de Cui m'irrita.
Au premier concert de cette saison à l'École Gratuite, Balakirev dirigea l'orchestre, et il fut loin de me paraître aussi prestigieux chef d'orchestre que jadis. Mais il eut du succès devant le public, heureux de son retour à l'activité musicale.
Sacha Glazounov, qui ne cessait de faire de rapides progrès, a terminé vers cette époque sa Ire symphonie en «mi maj.» qu'il me dédia. Le 17 mars, au deuxième concert de notre École, elle fut exécutée sous la direction de Balakirev. Ce fut là réellement une grande fête pour nous tous, membres de la nouvelle école russe.
Jeune par l'inspiration, mais déjà mûre par la technique, cette symphonie eut un grand succès. Stassov fut bruyant. Le public fut surpris, lorsqu'à ses appels, l'auteur vint le saluer en uniforme de collégien. Les critiques n'ont pas manqué de se faire entendre. Des caricatures représentèrent Glazounov sous l'aspect d'un nourrisson. Les commérages assuraient que la symphonie n'avait pas été écrite par lui, mais par «quelqu'un de connu», payé d'une somme rondelette par les parents fortunés du signataire. En réalité, cette symphonie fut la première d'une série de productions d'un artiste le plus fortement doué et le plus fécond, productions qui, peu à peu, furent connues dans toute l'Europe et demeurent encore parmi les meilleures de la littérature musicale moderne.
Au cours du même concert, fut exécuté mon Sadko; mais Balakirev l'a tout bonnement abîmé. Au moment du passage à la deuxième partie, il indiqua un changement de temps à une mesure plus tôt. Une partie des instruments attaquèrent, d'autres non, et il s'ensuivit un méli-mélo inextricable. Depuis ce temps, Balakirev abandonna pour toujours son habitude de diriger sans notes.
Je fis la connaissance d'un tout jeune musicien de talent, Blumenfeld, qui, pendant cette saison, entra au Conservatoire comme élève du professeur Stein.
Il fréquenta notre maison où se réunissaient régulièrement Borodine, Liadov, Vassili Stassov, Glazounov et le baryton Ilyinsky et sa femme. Vers la même époque, notre cercle fut fréquenté par Hippolitov-Ivanov, qui venait de quitter au Conservatoire la classe des théories de composition, et qui avait été l'un de mes élèves donnant le plus d'espoir comme futur compositeur. Il épousa la talentueuse cantatrice Zaroudnaïa, et tous deux sont devenus, par la suite, professeurs du Conservatoire de Moscou. Cui n'apparaissait que fort rarement parmi nous. Balakirev venait un peu plus souvent, mais se retirait de bonne heure. Après son départ, tout le monde respirait plus librement et chacun exécutait ses nouvelles œuvres.
Pendant les dernières années, j'ai eu également pour élèves, dans la classe du Conservatoire, Arensky et Kazatchenko, le premier devenu par la suite célèbre compositeur, le deuxième, également compositeur et chef du chœur à l'Opéra Impérial. Tous deux m'ont aidé pendant mon travail de transposition de Snegourotchka pour piano et voix.
Dans l'intervalle de mes travaux de révision des œuvres de Moussorgsky, j'ai reinstrumenté en partie l'ouverture et les entr'actes de la Pskovitaine en substituant aux cors et trompettes naturels les mêmes instruments, mais chromatiques. Ces numéros furent supprimés dans la deuxième rédaction de la Pskovitaine, d'abord parce que j'ai perdu tout espoir de faire monter cet opéra, et ensuite, parce que j'étais mécontent de cette seconde rédaction. Pendant la première rédaction, j'ai souffert de l'insuffisance de mon savoir, pendant la deuxième, de l'excès de savoir et de l'inhabileté dans la direction. Je sentais que la deuxième rédaction devait être ramassée et retravaillée, que la rédaction définitive de la Pskovitaine se trouvait quelque part entre la première et la deuxième rédactions et que je n'étais pas encore apte à la trouver. Cependant, les numéros instrumentaux de la deuxième rédaction présentaient un certain intérêt; c'est pourquoi je les ai arrangés de la façon que j'ai dite.
L'été de 1882, nous l'avons de nouveau passé à notre cher Stelovo; le temps y était généralement beau, quoiqu'orageux. Je m'adonnais entièrement à l'arrangement de la Khovanstchina. Il y avait bien des choses à refaire et à recomposer; je trouvais pas mal de choses inutiles ou hideuses et faisant longueur aux Ier et 2e actes. Au 5e acte, au contraire, il manquait une grande partie et le reste était à peine indiqué. Le chœur des Raskolniki avec le coup de cloche avant qu'ils montent sur le bûcher pour se faire brûler, était écrit en quarto et quinto; je dus entièrement le refaire, car il était absolument impossible dans son état primitif. Pour le dernier chœur, existait seulement la notation d'une mélodie, inscrite d'après les chants des Raskolniki, par Mme Karmalina et communiquée par elle à Moussorgsky. Utilisant cette mélodie, je composais le chœur en entier, de même que la figure orchestrale qui accompagne le bûcher prenant feu. Pour l'un des monologues de Dossithé, au 5e acte, je me suis servi de la musique extraite du Ier acte. Les variations du chant de Marpha, au 3e acte, furent sensiblement modifiées et retravaillées par moi.
J'ai déjà dit que Moussorgsky, souvent licencieux dans ses modulations, n'arrivait pas, au contraire, à sortir durant un long temps de la même et unique tonalité, ce qui rendait l'œuvre extrêmement molle et monotone. Dans le cas présent, dans la deuxième partie du 3e acte, depuis l'entrée du sacristain jusqu'à la fin de l'acte, l'auteur demeure dans la tonalité «mi bém. min.» C'était insupportable et illogique, car tous ces morceaux se divisaient indiscutablement en deux parties: la scène du sacristain et l'appel des Streltzi au vieux Khovansky. J'ai conservé la première partie dans sa tonalité de «mi bém. min.», comme cela est indiqué dans l'original, et j'ai transposé la deuxième en ré min. Il s'ensuivit plus de variété et plus de logique.
La partie de l'opéra qui avait été instrumentée par l'auteur fut réorchestrée par moi, et j'espère mieux que lui. Tout le reste fut également instrumenté et transposé par moi. Mon travail sur la rédaction de Khovantchina ne put être achevé à la fin de l'été et j'y travaillai encore à mon retour à Saint-Pétersbourg.
Avant de rentrer, je composai la musique de Antchar de Pouschkine, pour basse. Je ne fus pas très satisfait de cette œuvre et elle resta reléguée dans mes tiroirs jusqu'en 1897. Pendant l'hiver de 1882-83, je continuai à reviser Khovantchina et les autres œuvres de Moussorgsky. Seule la Nuit sur le Mont-Chauve me donnait du mal. Créée primitivement pendant les années soixante, sous l'influence de la danse macabre de Liszt pour piano avec accompagnement d'orchestre, cette pièce (qui s'appelait alors la Nuit d'Ivan et qui fut sévèrement et justement critiquée par Balakirev) avait été pendant longtemps abandonnée par l'auteur et demeurait parmi ses inachevées. Lors de la création de Mlada (sur les paroles de Guedéonov), Moussorgsky utilisa la matière de la Nuit d'Ivan, et, en y introduisant des chants, écrivit la scène de Tchernobog sur la Montagne Triglava. C'était le deuxième aspect de la même pièce. Elle prit un troisième aspect lors de la rédaction de la Foire de Sorotchinetz, lorsque Moussorgsky eut l'idée baroque de forcer le jeune gars de voir en rêve, sans rime ni raison, l'orgie des diables et qui devait composer un intermezzo scénique, n'ayant cependant aucun lien avec l'ensemble du scénario. Cette fois, la pièce se terminait par le carillon de l'église villageoise, au son duquel les forces impures, effrayées, disparaissaient. L'accalmie et l'apparition du jour ont été construites sur le thème du jeune gars à qui apparut ce rêve fantastique. En travaillant sur cette pièce, j'ai utilisé la dernière variante pour la conclusion de l'œuvre. Le premier aspect de la pièce était donc un solo pour piano et orchestre, les deuxième et troisième, une œuvre vocale et non orchestrée.
Aucune de ces variantes ne pouvait être exécutée et publiée. J'ai donc résolu d'écrire avec la matière fournie par Moussorgsky une pièce instrumentale, en gardant tout ce qu'il y avait de meilleur et de coordonné chez l'auteur et en évitant autant que possible d'y ajouter mes propres compositions. Il convenait de créer une forme où seraient logées le mieux les idées de Moussorgsky. Le problème était assez difficile, et j'ai mis deux ans pour trouver la solution satisfaisante, tandis que je suis venu à bout de ses autres œuvres d'une façon relativement facile. Je m'arrêtais constamment devant la recherche de la forme, des modulations, de l'orchestration, alors que mon travail de rédaction de toutes les autres productions de mon défunt ami avançait. De même avançait leur édition chez Bessel.
Parmi mes œuvres écrites durant cette saison, je mentionnerai le concerto pour piano en «ut dièze min.» sur un thème russe, choisi sur le conseil de Balakirev. Suivant les procédés employés, mon concerto imitait en quelque sorte les concertos de Liszt. Il possédait une belle résonance et n'était pas moins satisfaisant au point de vue de la facture, ce qui a bien étonné Balakirev. Il ne s'attendait nullement de me voir, moi qui n'étais pas pianiste, pouvoir composer quelque chose exclusivement pour piano.
Pendant cette saison, fut exécutée enfin, au concert de l'École musicale Gratuite, la fameuse Thamar de Balakirev. C'est une œuvre belle, intéressante, mais qui paraît un peu lourde et comme cousue de morceaux disparates. Elle ne produisit plus cette séduction qu'avaient les improvisations de l'auteur des années soixante. Il ne pouvait en être autrement: la composition de cette pièce dura quinze ans, avec de longs intervalles. En quinze ans, tout l'organisme humain change jusqu'à la dernière cellule et se renouvelle plusieurs fois. Balakirev des années quatre-vingts, n'était plus le Balakirev des années soixante.
[Dans le chapitre suivant, consacré aux années 1883 à 1886, Rimsky-Korsakov note des souvenirs qui ont moins d'intérêt pour le lecteur français que pour les compatriotes de l'auteur. Toutefois, pour la continuité du récit et l'intelligence des chapitres qui suivent, il convient de rappeler les principaux faits qui marquent la vie musicale de Rimsky-Korsakov des années 1883-1886.
Ici se place tout d'abord la nomination de Balakirev comme chef et de Rimsky-Korsakov comme chef-adjoint de la Chapelle[24] de la Cour. En même temps, Rimsky-Korsakov dut abandonner son poste d'inspecteur des chœurs du ministère de la Marine.
Précédemment, l'auteur de Ma vie musicale fit la connaissance de M. Belaïev, un amateur passionné de musique, qui avait institué chez lui des soirées musicales qui acquirent bientôt une certaine renommée sous la dénomination des «Vendredis de Belaïev». Nombre de musiciens connus s'y réunissaient, notamment Rimsky-Korsakov, Borodine, Glazounov, Liadov, Dutch, Félix Blumenfeld et son frère Sigismond, etc. Par la suite, y apparut également le fameux violoniste Verjbilovitch.
Disposant d'une certaine fortune, M. P. Belaïev fonda, à l'intention de ses amis, une maison d'édition à Leipzig et fut le premier éditeur des œuvres musicales qui versa des droits d'auteur aux compositeurs. Il organisa également des concerts publics, afin de faire connaître les nouvelles œuvres de ses amis compositeurs, et particulièrement celles du jeune Glazounov qu'il affectionnait plus que les autres.
Ces concerts occasionnels organisés par Belaïev suggérèrent à Rimsky-Korsakov l'idée de les rendre plus réguliers. Il fit part de son projet à Belaïev et il fut convenu qu'on donnerait chaque année quelques concerts consacrés exclusivement aux œuvres russes et qu'on leur donnerait le titre de Concerts russes symphoniques. La direction en fut confiée à Rimsky-Korsakov et à Dutch.
E. H.-K.]
CHAPITRE XIII
«Les Concerts Russes Symphoniques».—La mort de Borodine.—Le cercle de Balakirev et le cercle de Belaïev.—L'orchestration du Prince Igor.—Le Caprice Espagnol; Shéhérazade et l'Ouverture Dominicale.
(1886-1888)
LE projet de créer les «Concerts Russes Symphoniques» fut réalisé pendant la saison 1886-87. Belaïev en a donné quatre, le 15, le 22, le 29 octobre et le 5 novembre, à la salle Kononov. Je dirigeais le premier et le troisième, et Dutch le deuxième et le quatrième. Les auditeurs n'étaient pas très nombreux, mais en quantité suffisante, et les concerts eurent un succès moral, sinon matériel. Je réussis particulièrement à donner une bonne impression de la symphonie en «mi bém. maj.» de Borodine, que j'avais étudiée avec grand soin en en surveillant toutes les nuances, souvent très fines. L'auteur en montra une grande joie.
La difficile Nuit sur le Mont-Chauve fut enfin terminée par moi pour le concert de cette saison. Elle fut donnée dès le premier concert avec un succès éclatant. J'ai dû seulement remplacer le tam-tam par une cloche. J'avais éprouvé celle-ci dans la boutique au moment de l'achat, mais, par suite de changement de température, elle détonna dans la salle.
Ayant achevé ma troisième symphonie et ayant pris de l'intérêt à la technique du violon que j'ai étudiée de près au Conservatoire dans la classe d'instruments, j'eus l'idée de composer un morceau de virtuose pour violon avec orchestre.
Je composai une fantaisie sur deux thèmes russes et je l'ai dédiée à Krasnokoutsky, professeur de violon à la Chapelle de la Cour et à qui j'étais redevable d'indications sur la technique du violon. J'ai répété cette fantaisie avec l'orchestre des élèves de la Chapelle de la Cour qui, depuis que Balakirev et moi nous en avons pris la direction, ont fait de grands progrès.
Satisfait de ma pièce, j'eus l'idée d'écrire un autre morceau de virtuose pour violon sur des thèmes espagnols; mais ayant écrit un brouillon, j'ai abandonné cette idée, me réservant d'écrire plus tard une pièce d'orchestre avec une instrumentation de pure virtuosité.
Je rappelle, enfin, en passant l'exécution d'un quatuor sur le thème B-la-F[25], pour le jour de la fête de Belaïev, qui fut célébrée au milieu de l'affluence de ses nombreux amis et accompagnée de libations herculéennes. On sait que la première partie de ce quatuor est de moi; la sérénade, de Borodine; le scherzo, de Liadov et le finale, de Glazounov. La pièce fut jouée avant le dîner, et le héros de la fête fut tout heureux de la surprise que nous lui avons ménagée.
Le 16 février 1887, de grand matin, je suis réveillé par l'arrivée inopinée de Vassili Stassov. Il était tout bouleversé.
—Borodine est mort, me dit-il d'une voix émue.
L'auteur du Prince Igor expira la veille, tard dans la soirée, soudainement. Sa femme, Catherine Sergueïevna, passait cet hiver à Moscou. Il va sans dire que cette mort nous a frappés tous par sa soudaineté. Nous pensâmes aussitôt à l'opéra inachevé le Prince Igor et aux autres œuvres laissées par le défunt, également inédites. Accompagné de Stassov, je me suis rendu aussitôt à l'appartement de Borodine et j'ai emporté chez moi tous ses manuscrits musicaux.
Après l'enterrement de Borodine, qui eut lieu au cimetière du couvent Alexandre Nevsky, j'ai examiné avec Glazounov ces manuscrits, et tous deux nous avons décidé de parachever, d'instrumenter, de mettre en ordre et de préparer pour l'édition tout l'héritage musical de Borodine. Belaïev s'est chargé de l'édition.
Le Prince Igor nous intéressait avant tout. Certains de ses numéros étaient terminés et orchestrés par l'auteur. Ce furent: le Ier chœur, la danse des Polovtzi, les lamentations des Yaroslavna, le récitatif et le chant de Vladimir Galitzky, l'air de Kontchak, l'air de la Kontchakovna et celui du prince Vladimir Igorovitch, ainsi que le chœur final. D'autres morceaux demeuraient sous forme d'esquisses achevées pour piano; enfin, le reste ne subsistait qu'en brouillons inachevés, sans parler de nombreuses lacunes; ainsi, il n'existait point pour les 2e et 3e actes de livret, ni même de scénario; çà et là, étaient seulement notés quelques vers, accompagnés d'accords musicaux sans liens entre eux. Heureusement, je me souvenais du contenu de ces deux actes d'après les conversations que j'ai eues à ce sujet avec Borodine, bien qu'il ne fut pas très ferme dans ses intentions. Le 3e acte manquait particulièrement de musique.
Il fut donc entendu, entre Glazounov et moi, qu'il composerait tout ce qui manque dans le 3e acte et noterait, d'après nos souvenirs, l'ouverture que l'auteur nous avait jouée à maintes reprises; quant à moi, j'assumais l'orchestration de l'ensemble, la composition de tout ce qui manquait et la coordination des morceaux non achevés par Borodine.
Nous nous mîmes au travail au printemps, en nous communiquant nos impressions et en nous consultant sur tous les détails.
Parmi les autres œuvres de Borodine, une place à part était occupée par les deux parties d'une symphonie inachevée. Nous pouvions faire état, pour la première partie, d'un exposé des thèmes non notés, mais que Glazounov connaissait par cœur; pour la deuxième partie, nous avons utilisé le scherzo à cinq fractions pour un quarto de cordes sans trio, noté par Borodine et qu'il avait destiné à l'un des morceaux de son opéra.
Parmi les concerts de la saison 1886-87, je parlerai de celui donné par l'École Gratuite, sous la direction de Balakirev et en souvenir de Liszt, mort pendant l'été de 1886. La façon de diriger l'orchestre de Balakirev ne produisait plus sur nous la même attraction que jadis, comme je l'ai déjà fait remarquer. Qui de nous a changé, qui a progressé? Balakirev ou nous? Je crois bien que c'est nous. Nous avons appris bien des choses, nous avons écouté, étudié, tandis que Balakirev est demeuré invariable, s'il n'a reculé plutôt.
Pendant les années soixante et soixante-dix, le cercle de Balakirev dominait, étant lui-même sous le règne absolu du maître; puis le cercle se libéra peu à peu de l'absolutisme de son chef, et ses membres reprirent plus d'indépendance. Ce cercle, qui avait reçu le surnom ironique de «bande puissante», était composé de Balakirev, Cui, Borodine, Moussorgsky et moi; plus tard, s'y sont joints Liadov et, dans une certaine mesure, Lodyjensky.
Je place à part Vassili Stassov, bien que membre à vie du même cercle, comme n'étant pas un musicien créateur.
A partir des années quatre-vingts, notre cercle n'était plus celui de Balakirev, mais celui de Belaïev. Le premier s'était groupé autour de Balakirev, parce que celui-ci était notre doyen et maître. Le deuxième se massait autour de Belaïev, parce que celui-ci était notre Mécène, notre organisateur de concerts et amphytrion. Moussorgsky avait disparu et, en 1887, Borodine le suivit dans la tombe. Lodyjensky entra dans la diplomatie, fut envoyé dans les pays slaves et abandonna complètement la musique. Cui, tout en maintenant des rapports amicaux avec le cercle Belaïev, se tenait à distance, maintenait davantage des relations avec les musiciens français et belges, par l'intermédiaire de la comtesse Argento. Quant à Balakirev, comme chef de son ancien cercle, il n'admettait aucun rapport avec le cercle Belaïev, le méprisant sans doute. Son attitude envers Belaïev lui-même était plus que froide, par suite du refus de celui-ci de subventionner les concerts de l'École Gratuite et de certains malentendus dans les affaires d'édition. Balakirev finit bientôt par manifester envers Belaïev une franche animosité qui engloba tout notre cercle et, à partir de 1890, tous rapports entre Balakirev et nous ont cessé. Les relations entre Balakirev et Cui devinrent également lointaines. Seul, je l'approchais, en raison de notre service commun à la chapelle de la Cour.
La «bande puissante» s'est donc désagrégée irrémédiablement. Le seul lien qui demeurait encore entre Balakirev et quelques-uns de ses nouveaux amis et le cercle de Belaïev était Borodine, Liadov et moi, et, après la mort de Borodine, nous n'étions plus que deux.
Dans la seconde moitié des années quatre-vingts, le cercle de Belaïev était composé: en plus de ma personne, de Glazounov, Liadov, Dutch, Félix Blumenfeld et son frère Sigismond (chanteur de talent et compositeur de romances); puis, à mesure de l'achèvement de leurs études au Conservatoire, Sokolov, Antipov, Witol et d'autres dont je parlerai par la suite. Le vénérable Stassov conservait des excellents rapports avec les membres du nouveau cercle, mais son influence était bien moindre que dans le cercle de Balakirev.
Le cercle de Belaïev prenait-il la suite de celui de Balakirev? Y avait-il entre eux quelque ressemblance, et quelle était la différence en dehors du changement de sa composition avec le temps? La ressemblance, indiquant la succession immédiate, était dans ce fait que l'un et l'autre marchaient à l'avant-garde des tendances musicales. La différence était marquée par le fait que le cercle de Balakirev était contemporain à la période de la tempête soulevée pendant le développement de la musique russe, tandis que le cercle de Belaïev s'était formé pendant la phase de calme développement de l'école russe. La période Balakirev était révolutionnaire; celle de Belaïev, progressiste. Le cercle de Balakirev était composé, en dehors de Lodijensky, qui n'a rien donné, et de Liadov qui y est entré très tard, de cinq membres: Balakirev, Cui, Moussorgsky et moi. (Les Français nous nomment jusqu'à présent «les cinq».)
Le cercle de Belaïev était nombreux et s'agrandissait de plus en plus. Tous les cinq membres du premier cercle furent reconnus par la suite pour les représentants saillants de la musique russe. Le deuxième cercle fut très varié par sa composition. Il y avait des compositeurs de grand talent, et aussi de moins doués, voire de non-créateurs, mais des chefs d'orchestre, comme Dutch ou des solistes comme Lavrov. Le cercle de Belaïev comprenait des musiciens faibles par la technique, presque des amateurs, qui se frayaient la voie exclusivement par la force créatrice, qui suppléait parfois à la technique et, d'autres fois, comme chez Moussorgsky, insuffisante pour masquer le manque de technique. Le cercle de Balakirev jugeait la musique intéressante seulement à partir de Beethoven; le cercle de Belaïev professait du respect non seulement pour ses pères musicaux, mais pour ses grands-pères et ses aïeux, en remontant jusqu'à Palestrina. Le cercle de Balakirev admettait presque exclusivement l'orchestre, le piano, le chœur et les voix de solo avec orchestre, négligeant la musique de chambre, l'ensemble vocal, le chœur a capella, et le solo de cordes; le cercle de Belaïev avait sur ces diverses formes musicales des vues plus larges. Le cercle de Balakirev était exclusif et intolérant, celui de Belaïev plus éclectique. Le cercle de Balakirev n'admettait point d'études techniques, mais se frayait la voie en comptant sur ses propres forces, y réussissait et obtenait un certain acquis; le cercle de Belaïev poursuivait ses études, accordant une grande importance au perfectionnement technique et il se frayait la voie plus lentement, mais plus solidement. Le cercle de Balakirev haïssait Wagner et faisait tout pour l'ignorer; le cercle de Belaïev lui accordait de l'attention, avec le désir de tout connaître.
L'attitude des membres du premier cercle envers son chef était celle des élèves à l'égard de leur maître et frère aîné, attitude respectueuse qui s'affaiblissait à mesure que les jeunes mûrissaient. Belaïev n'était point chef de son cercle, mais plutôt le centre. Comment a-t-il pu devenir ce centre? C'était un riche commerçant, un peu capricieux, mais honnête, bon, franc, jusqu'à la brutalité, parfois d'une tendre sensibilité et d'une large hospitalité. Mais ce ne sont point ses qualités d'amphytrion qui furent cause de son attraction. Outre la sympathie qu'il inspirait comme homme, il était grandement estimé en raison de sa passion et de son dévouement pour la musique. Ayant pris goût pour la nouvelle école russe à la suite de la connaissance qu'il a faite du talent de Glazounov, il s'adonna tout entier à la propagande des œuvres de cette musique. Il en fut le protecteur, mais pas en grand seigneur qui jette l'argent suivant ses caprices et sans aucun résultat utile. Certes, s'il n'avait point été riche, il n'aurait pu faire pour l'art ce qu'il a fait; mais il se plaça dès le début sur un terrain ferme et poursuivit un noble but.
Il se fit organisateur de concerts et éditeur d'œuvres musicales sans escompter de profits pour lui, dépensant, au contraire, beaucoup d'argent, tout en laissant dans l'ombre son nom. Les «Concerts symphoniques russes», fondés par lui, sont devenus une institution dont l'existence fut assurée pour toujours, et la maison d'édition Belaïev-Leipzig est devenue la plus connue et la plus respectée des maisons européennes de ce genre et dont l'existence est également assurée pour l'éternité.
Par la force des choses, je suis devenu le chef purement musical du cercle de Belaïev. Je fus reconnu pour tel par Belaïev lui-même, qui me consultait en toute occasion et renvoyait à moi les autres membres du cercle. Plus jeune que lui, je fus le plus âgé de nos autres membres et je fus aussi l'ancien professeur de la plupart parmi eux, qui ont achevé leurs études au Conservatoire sous ma direction, ou bien se formèrent à mon école.
Glazounov ne fut pas longtemps mon élève et devint bientôt mon camarade cadet. Liadov, Dutch, Sokolov, Witol et les autres, après avoir été au Conservatoire élèves de la classe de Johansen, sont devenus les miens pour l'étude de l'instrumentation et de la composition. Plus tard, je commençais à conduire mes élèves depuis l'harmonie; notamment Tchérépnine, Zolotarev et d'autres furent entièrement mes élèves. Au début de la formation du cercle de Belaïev, ses jeunes membres m'apportaient leurs nouvelles productions et prenaient note de ma critique et de mes conseils. Ne possédant point le despotisme de Balakirev, ou, tout simplement, étant plus éclectique, je tâchais de les influencer de moins en moins, à mesure qu'ils devenaient des créateurs indépendants, et j'étais heureux de la conquête de cette indépendance par mes anciens élèves.
Au courant des années quatre-vingt-dix, Glazounov et Liadov partagèrent avec moi la direction du cercle, et nous formâmes, après la mort de Belaïev et en vertu de son testament, un conseil de direction, devant s'occuper des affaires d'édition, des concerts, etc.
Nous avons passé l'été de 1887 dans une propriété située au bord d'un lac du district de Louga. Pendant tous ces mois de vacances, j'ai travaillé avec zèle à l'orchestration du Prince Igor et j'ai beaucoup avancé mon travail. Pendant quelque temps, je l'ai interrompu pour écrire le Caprice espagnol, fait avec les esquisses de la fantaisie pour violon que j'avais projetée. D'après mes calculs, le Caprice devait briller par la virtuosité orchestrale, et je pus me convaincre par la suite que j'ai assez bien réalisé mes intentions. Mon arrangement du Prince Igor avançait également avec aisance et un résultat évidemment heureux.
Mon service m'appelant de temps à autre à Peterhof et y couchant généralement chez les Glazounov, qui y passaient l'été, je m'entretenais avec mon ami de notre travail de rédaction du Prince Igor. Ce travail se poursuivit durant la saison 1887-1888, et l'œuvre d'orchestration nécessita de plus la transposition pour piano avec chant, en harmonie exacte avec la partition. Ce travail fut assumé par moi, Glazounov, Dutch, ma femme et les deux Blumenfeld. La partition et la transposition étaient éditées par Belaïev.
Les «Concerts symphoniques russes» furent donnés cette saison, au nombre de cinq, au Petit-Théâtre. Par suite de l'indisposition de Dutch, je les ai dirigés à sa place. Le premier concert fut consacré à la mémoire de Borodine et composé de ses œuvres. J'y ai fait exécuter pour la première fois la marche des Polovtzi, du Prince Igor, instrumenté par moi, qui produisit beaucoup d'effet. Après l'exécution de ces numéros, j'eus l'honneur d'être gratifié d'une grande couronne de laurier portant l'inscription: «Pour Borodine.» Durant le même concert, fut également exécutée pour la première fois l'ouverture du Prince Igor et les deux parties de sa symphonie inachevée en «la min.».
A l'un des concerts suivants, fut exécuté mon Caprice espagnol. Dès la première répétition, et à peine fut achevée sa première partie, que tout l'orchestre se mit à applaudir. Le même accueil fut réservé à tous les autres morceaux de cette œuvre. Je proposai à l'orchestre de lui dédier cette pièce et ma proposition fut acceptée avec plaisir. De fait, le Caprice s'exécutait avec aisance et avec une brillante sonorité. Devant le public, il était joué avec une telle perfection et un tel entraînement que jamais plus tard, même sous la direction du fameux chef Nikisch, il ne produisit autant d'effet. On l'a bissé malgré sa longueur.
L'opinion, répandue parmi les critiques et le public, que le Caprice est d'une orchestration parfaite, est erronée. C'est en réalité une brillante composition pour orchestre. La succession des timbres, un choix heureux des dessins mélodiques et des arabesques figurales, correspondant à chaque catégorie d'instruments, des petites cadences de virtuosité pour instruments solo, le rythme des instruments à percussion, etc., constitue ici le fond même du morceau, et non sa parure, c'est-à-dire l'orchestration.
Les thèmes espagnols, d'un caractère principalement dansant, m'ont fourni une riche matière pour divers effets orchestraux. En somme, le Caprice a incontestablement un caractère extérieur, mais il est de forme animée et brillante. Je fus moins bien inspiré dans sa 3e partie (Alborado «si bém. maj.»), où les instruments de cuivre étouffent quelque peu les dessins mélodiques des bois à vent. C'est à quoi il est du reste facile à remédier, si le chef d'orchestre y porte attention et modère les nuances de force des instruments en cuivre, en remplaçant le «fortissimo» par le «forte».
Au milieu de l'hiver, tout en m'occupant du Prince Igor, j'eus l'idée d'écrire une pièce orchestrale en empruntant le sujet à des épisodes de Shéhérazade. Ayant déjà écrit quelque esquisse préliminaire pour ce travail, je suis parti avec ma famille pour habiter une propriété aux environs de Louga. Là, durant ces mois estivaux de 1888, j'ai terminé Shéhérazade (en 4 parties) et la Sainte Fête, ouverture dominicale. J'y ai composé en outre une mazurka pour violon, avec accompagnement d'un petit orchestre, sur deux thèmes polonais que j'avais entendue chanter à ma mère et qu'elle avait rapporté de Pologne, alors que mon père était gouverneur de la Volynie. Ces thèmes m'étaient familiers depuis mon enfance et je me promettais depuis longtemps de les utiliser pour une composition.
Le Caprice espagnol, Shéhérazade et l'Ouverture dominicale terminent la période de mon activité à la fin de laquelle mon orchestration a atteint un degré sensible de virtuosité et de sonorité, en dehors de l'influence wagnérienne, et limitée à la composition d'un orchestre ordinaire de Glinka.
Ces trois œuvres indiquent également une diminution notable de procédés de contrepoints, déjà remarquée après la composition de Snegourotchka. Le contrepoint fait place au fort développement de toutes sortes d'ornements qui soutiennent l'intérêt technique de mes œuvres. Cette tendance dure chez moi plusieurs années encore. Quant à l'orchestration, après les œuvres que je viens de nommer un changement se remarque dont le caractère sera indiqué par la suite.
CHAPITRE XIV
La représentation de l'Anneau des Niebelungen.—Voyage à Paris.—Mon opéra ballet Mlada.—Voyage à Bruxelles.—Le 25e anniversaire de ma vie musicale.—La représentation du Prince Igor.
(1888-1892)
DURANT la saison 1888-1889, la direction des théâtres impériaux commença à nous berner à propos de la représentation du Prince Igor, dont la partition était entièrement terminée, éditée et remise à l'administration du théâtre. On ne monta pas non plus, je ne sais trop pourquoi, cet opéra pendant la saison suivante.
Cependant, la saison présente de la vie musicale de Saint-Pétersbourg fut marquée par un grand événement: l'imprésario de Prague, Neimann, amena une troupe de l'opéra allemand et fit représenter au théâtre Marie l'Anneau des Niebelungen, de Wagner, sous la direction du chef d'orchestre Muck. Tout le monde musical de Saint-Pétersbourg en fut excessivement intéressé.
Accompagné de Glazounov, j'ai assisté à toutes les répétitions, en les suivant sur la partition. Muck était un excellent chef d'orchestre, étudiait Wagner avec soin, tandis que l'orchestre de notre opéra y mettait tout son zèle et étonnait Muck de sa faculté de saisir au vol et de s'assimiler rapidement toutes ses indications.
Le procédé d'orchestration de Wagner me frappa autant que Glazounov, et depuis ce temps, nous l'avons graduellement adopté dans nos arrangements orchestraux. La première application de ce procédé et le renforcement de l'orchestre dans la partie des instruments à vent, fut mon orchestration de la «Polonaise» de Boris Godounov, faite pour l'exécution au concert.
Au point de vue orchestral, cette «Polonaise» présente le moins réussi des morceaux de l'opéra de Moussorgsky. Elle fut orchestrée par lui une première fois, pour la représentation de l'acte polonais, en 1873, presque exclusivement à l'intention des instruments à cordes. Moussorgsky avait eu la malheureuse pensée d'imiter les «vingt-quatre violons du roi», autrement dit l'orchestre du temps du compositeur français Lulli. Il n'y avait aucun rapport entre l'orchestre de Lulli et le temps de Dimitri l'Imposteur et de la Pologne d'alors. Ce fut le fait d'une des singularités de Moussorgsky. La «Polonaise» exécutée dans Boris à la «vingt-quatre violons du roi» ne produisait aucun effet, et l'année après, l'auteur la réorchestra pour la représentation de l'opéra entier. Mais cette fois encore rien de bon n'en sortit. Pourtant, la musique de la «Polonaise» avait du caractère et était jolie. C'est pourquoi j'entrepris d'en faire une pièce pour concert, d'autant plus que Boris n'était plus au répertoire. Je me suis arrêté un instant à ce travail peu important, parce que je lui attribue la pensée de ma première étude dans ce nouveau domaine de l'orchestration dans lequel je me suis engagé depuis.
Le cycle des Niebelungen fut donné pour plusieurs spectacles d'abonnement, mais sans lendemain, car le wagnérisme n'a pas encore fait pousser ses racines dans le public, plutôt bourgeois, contrairement à ce qui est arrivé par la suite, à la fin de la décade de 90.
Les «Concerts symphoniques russes» furent transportés pendant cette saison dans la salle des Assemblées de la noblesse. On en donna six. La Shéhérazade et l'Ouverture dominicale y furent exécutées avec succès. Glazounov y fit ses débuts de chef d'orchestre, exécutant ses propres compositions. Ses débuts dans cette voie ne furent pas brillants. Lent et lourd dans ses mouvements, parlant bas, il montrait peu de capacité pour conduire les répétitions, autant que pour faire valoir ses qualités sur l'orchestre pendant le concert. Néanmoins, la valeur de ses œuvres s'imposait à l'orchestre, et celui-ci montrait, pour lui faciliter la tâche, beaucoup de bonne volonté. Avec le temps, Glazounov prit de l'acquis et, finalement, son incomparable musicalité le transforma en quelques années en parfait exécuteur, tant de ses propres œuvres que de celles des autres, à quoi, d'ailleurs, l'autorité grandissante de son nom aida beaucoup. En débutant comme chef d'orchestre, il fut pourtant plus heureux que moi sous ce rapport. Il connaissait l'orchestration mieux que moi lors de mes débuts, et, de plus, il avait en moi un conseilleur. Moi, je n'avais personne pour m'aider de ses conseils.
En 1889, eut lieu à Paris l'Exposition universelle. Belaïev eut l'idée d'y organiser deux concerts symphoniques, consacrés à la musique russe et sous ma direction. Après s'être entendu avec qui de droit, il organisa le voyage et m'invita, ainsi que Glazounov et le pianiste Lavrov, à l'accompagner à Paris. Nous avons laissé nos enfants sous la surveillance de ma mère, à la campagne, et ma femme m'accompagna à Paris.
Les concerts devaient être donnés au Trocadéro, les deux samedis des 22 et 29 juin, nouveau style. Dès notre arrivée à Paris, commencèrent les répétitions. L'orchestre de Colonne était parfait, tous ses artistes aimables et zélés. L'exécution publique fut excellente, et le succès couronna nos efforts. Mais le public fut peu nombreux, malgré le temps de l'exposition et l'énorme affluence des étrangers.
La cause directe de cette abstention du public fut sans aucun doute dans l'insuffisance de la réclame. Le public aime la réclame, alors que Belaïev en était ennemi. Pendant que des réclames de toutes sortes s'étalaient sur tous les murs, étaient criées par les camelots, ou portées sur le dos des hommes-sandwichs, ou imprimées en gros caractères dans les journaux, Belaïev s'était borné à des avis discrets. D'après lui, quiconque s'intéresse à la musique, apprendra notre arrivée et se rendra au concert; qui ne le saura pas, ne s'y intéresse pas. Quant au public qui vient par désœuvrement, nous n'avons pas à nous en soucier. Avec de telles idées, on ne pouvait s'attendre à l'affluence du grand public. Belaïev dépensa beaucoup d'argent, ce qu'il ne regretta d'ailleurs pas. Il n'empêche que la musique russe n'attira pas l'attention de l'Europe et de Paris dans la mesure voulue, ce qui ne fut certes pas dans les intentions de Belaïev.
Outre cette cause immédiate du succès incomplet de nos concerts, il y en avait une autre, plus profonde: le peu d'importance que les étrangers attribuaient à la musique russe. Le grand public n'est pas en mesure d'adopter, sans une certaine préparation, un art inconnu; il accueille seulement ce qui est connu ou est à la mode. De ce cercle vicieux, l'art peut être délivré par une réclame outrancière et par des artistes populaires. Nous n'avions ni l'une, ni les autres. Personnellement, j'ai tiré pourtant de nos concerts donnés à l'Exposition un résultat pratique: je fus invité pour l'année suivante à Bruxelles. Il est vrai que la propagande qui avait été faite en Belgique par la comtesse Argento ne fut pas étrangère à ce résultat.
Entre temps, nous visitâmes l'Exposition; on organisa également des dîners en notre honneur, chez Colonne et à la rédaction d'un journal, où après le dîner, une vieille et grosse chanteuse d'opérettes chanta mon Caprice et Stegnka Razine, pendant que Pugno et Messager les jouaient au piano, à quatre mains. Nous fûmes également invités à une soirée chez le ministre des Beaux-Arts, où nous rencontrâmes, entre autres, Massenet, la cantatrice Sanderson et l'antique Ambroise Thomas.
Parmi les musiciens dont nous fîmes connaissance à Paris, je nommerai Delibes, Mme Holmès, Bourgault-Ducoudray, Pugno et Messager. Nous avons fait la connaissance également de Michel Delines, qui a traduit par la suite Eugène Oneguine Tchaïkovsky, et mon Sadko.
Delibes faisait l'impression d'un homme simplement aimable, Massenet d'un rusé renard; la compositrice Holmès était une personne très décolletée; Pugno, un parfait pianiste et un merveilleux lecteur de notes; Bourgault-Ducoudray, intelligent et sérieux; Messager n'avait rien d'accentué. Saint-Saëns était alors absent de Paris.
Les impressions musicales que j'ai remportées de Paris, je les ai reçues, en entendant le jeu des orchestres hongrois et algériens, dans les cafés de l'Exposition. L'exécution virtuose par l'orchestre hongrois de morceaux où entrait la flûte de Pan, me suggéra l'idée d'introduire cet antique instrument dans Mlada, pendant la scène de danse chez la reine Cléopâtre. D'autre part, en contemplant la danse de la fillette au poignard, au café algérien, je fus séduit par les coups soudains donnés sur le grand tambour par un nègre, à l'approche de la danseuse. J'ai introduit également cet effet dans la scène de Cléopâtre.
Les concerts terminés, je me suis séparé de mes camarades et, en compagnie de ma femme, je repris le chemin de la Russie, en passant par Vienne, Lucerne, Zurich et Salsbourg, où j'ai visité la maison de Mozart.
Au commencement de juillet, nous étions de retour auprès de nos enfants. Je me suis mis aussitôt à ma Mlada. L'impulsion à cet effet fut donnée en dernier lieu par la pensée d'introduire dans l'orchestre, pour la scène de la danse de Cléopâtre, des flûtes de Pan, des lyres glissando, le grand tambour, des petites clarinettes, etc.
L'esquisse de Mlada avança rapidement et fut terminée vers le commencement de septembre. Il est vrai de dire que les idées musicales de Mlada ont déjà commencé à mûrir dans mon cerveau depuis le printemps, mais tout de même, la notation coordonnée de l'ensemble et l'élaboration des détails ne furent pas suffisamment rapides cette fois. Je le dois d'abord à la grande concision du texte que je n'avais pas su développer, d'où une certaine faiblesse du mouvement scénique de l'opéra. Ensuite, le système wagnérien de leitmotives accéléra beaucoup ma composition. Enfin, l'absence de l'écriture contrepointique facilita énormément mon travail. En revanche, mes intentions orchestrales furent neuves et ingénieuses, à la façon wagnérienne. Le travail de la partition était énorme et m'a pris toute une année.
J'ai commencé l'orchestration de Mlada par le 3e acte. Ayant terminé cet acte, je l'ai inscrit au programme des «Concerts symphoniques russes». Les musiciens du régiment de Finlande jouèrent en employant les flûtes de Pan et les élèves de l'orchestre les petites clarinettes. Les flûtes de Pan furent fabriquées d'après mes indications et leur glissando n'étonna pas peu les auditeurs. En somme, mes initiatives orchestrales réussirent; les changements des coloris fantastiques d'outre-tombe, le vol des ombres, l'apparition de Mlada, celle, sinistre, de Tchernobog, la bacchanale orientale de Cléopâtre firent une forte impression. Je fus satisfait du nouveau courant qui s'insinua dans mon orchestration. Bref, ma rédaction de la partition de Mlada avançait heureusement, bien que le Conservatoire, la chapelle de la Cour et les «Concerts symphoniques russes» me prissent beaucoup de temps.
Pendant les semaines du carême, j'ai reçu de Bruxelles une invitation à venir diriger deux concerts de musique russe. J'appris par la suite que cette invitation fut déterminée par l'abandon par Joseph Dupont, chef d'orchestre des concerts symphoniques à Bruxelles, de la direction de ces concerts durant cette saison. On décida de faire venir des musiciens étrangers. Outre l'invitation qu'on m'adressa, on invita également Édouard Grieg, Hans Richter et quelques autres.
Je fus très aimablement accueilli à Bruxelles. Joseph Dupont, qui a simplement abandonné la direction des concerts, mais s'intéressait toujours à leur organisation, me seconda de toute façon. Je fis la connaissance des célébrités musicales de la Belgique, de l'antique Gevaërt, d'Edgard Tinel, de Huberty, de Radou, etc. Tout le monde m'invitait, régalait.
Parmi les morceaux donnés durant les deux concerts, je citerai entre autres la Ire symphonie de Borodine, Antar et le Caprice espagnol, l'introduction et entr'actes du Flibustier de César Cui, le Poème lyrique de Glazounov, l'ouverture de Rouslan, l'Ouverture russe de Balakirev et la Nuit sur le Mont-Chauve.
Les répétitions avaient lieu dans la salle et les concerts au théâtre de la Monnaie. Lors de l'exécution publique, le théâtre fut comble et le succès très grand. Les musiciens belges sont venus de tous les points du pays.
J'eus l'occasion d'entendre à Bruxelles le Vaisseau Fantôme, ainsi que le jeu de Gevaërt sur le clavecin et de faire la connaissance de «oboe d'amore». Les Belges ont pris congé de moi très amicalement.
Le 19 décembre 1890, 25º anniversaire de l'exécution de ma Ire symphonie, mes camarades décidèrent de fêter les vingt-cinq années de ma vie musicale. Belaïev organisa un concert de mes œuvres sous la direction de Dutch et de Glazounov. Au programme étaient la Ire symphonie, Antar, le concerto pour piano, l'Ouverture dominicale. On exécuta également des «glorifications» en mon honneur, composées par Glazounov et Liadov.
Le public était assez nombreux; nombreux aussi les rappels, les couronnes, les cadeaux, les discours, etc. Des délégations sont venues m'apporter des adresses.
Je fus félicité par la direction du Conservatoire, avec, à sa tête, Antoine Rubinstein; par Balakirev et la chapelle de la Cour, etc. J'ai donné un dîner à cette occasion, auquel j'ai invité tous mes amis. Seul Balakirev n'accepta point l'invitation, en raison d'une légère discussion que nous avons eue juste après les félicitations qu'il m'avait apportées. Lorsque je vins l'inviter au dîner, il répondit avec dureté qu'il refusait absolument. Depuis cette date, nos relations empirèrent jusqu'à se dénouer complètement par la suite.
En 1891, Tchaïkovsky a séjourné assez longtemps à Saint-Pétersbourg et, à partir de cette époque, il noua des relations assez étroites avec le cercle de Belaïev, principalement avec Glazounov, Liadov et moi. Les années suivantes, ses séjours à Saint-Pétersbourg devinrent assez fréquents. Il passait d'assez longues heures au restaurant avec Liadov, Glazounov et les autres, et absorbait quantité de verres de vin, sans que cela influençât en aucune façon sur sa présence d'esprit. Un nouvel habitué de ces réunions apparut: Laroche[26]. J'évitais autant que possible Laroche et, au surplus, je fréquentais rarement le restaurant, et quand j'y venais, je me retirais de bonne heure.
A partir de cette époque, l'attitude des membres du cercle de Belaïev devint assez froide et même quelque peu hostile envers le souvenir de la «bande puissante» de Balakirev. Au contraire, la vénération pour Tchaïkovsky et la tendance vers l'éclectisme y grandit de plus en plus. D'autre part, se manifesta un penchant vers la musique franco-italienne du temps des perruques, apporté par Tchaïkovsky dans son opéra la Dame de pique et, plus tard, dans sa Yolande. D'ailleurs, de nouveaux éléments se joignirent au cercle de Belaïev. Nouveau temps, nouveaux oiseaux; nouveaux oiseaux, nouvelles chansons.
Le 23 octobre 1890, fut enfin représenté le Prince Igor, étudié assez bien par le chef d'orchestre Koutchera, car Napravnik refusa l'honneur de diriger l'opéra de Borodine. Nous fûmes assez contents, Glazounov et moi, de notre orchestration et de nos adjonctions. Malheureusement les coupures, faites par la suite dans le 3e acte sur l'initiative de la direction, ont beaucoup nui à l'opéra. Le sans-gêne du théâtre Marie alla même, à la fin, jusqu'à la suppression du 3e acte en entier. Malgré tout, l'œuvre de Borodine eut un grand succès et suscita d'ardents admirateurs, surtout parmi la jeunesse.
Pendant l'un des Concerts symphoniques russes, fut exécuté le 3e acte de ma Mlada. Édité par Belaïev, cet opéra-ballet fut soumis au directeur des théâtres impériaux Vsevolojsky, qui consentit aussitôt à le monter, intéressé surtout qu'il était par son côté décoratif. Il accepta toutes mes conditions: ne pas y pratiquer de coupures, commander tous les instruments musicaux indiqués et observer fidèlement toutes mes indications d'auteur.
Au printemps 1891, je me suis mis à la Pskovitaine. Sa première rédaction, datant de ma jeunesse, ne me satisfaisait point; la deuxième, moins encore.
J'ai décidé de retravailler mon opéra sans trop m'éloigner de sa première rédaction, sans élargir son étendue et d'y remplacer ce qui ne me satisfaisait point par les morceaux correspondants de ma deuxième rédaction. Parmi ces emprunts, je citerai en premier lieu la scène d'Olga avec Vlasievna, avant l'entrée du cortège du tzar Ivan; Terpigorev, de la deuxième rédaction, ainsi que Nikola Salos et le Chemineau, furent entièrement supprimés. L'Orage et la Chasse tzarienne devaient être conservés, mais seulement sous forme de tableaux scéniques, avant le chœur en sol maj. de jeunes filles. L'entretien du tzar avec Stiocha devait entrer dans ma nouvelle rédaction, tandis que je laissais sans changement le chœur final primitif, dans l'unique intention de le développer quelque peu. Toute l'orchestration de la deuxième rédaction, avec ses cuivres naturels, était condamnée, et l'orchestration de l'opéra devait se faire sur des bases nouvelles, en partie selon la formule orchestrale de Glinka et, en d'autres parties, selon celle de Wagner.
CHAPITRE XV
Occupations esthétiques et philosophiques.
Représentation de Mlada.
(1892-1893).
JE passais avec ma famille l'été de 1892 à Niejgovitzi, propriété où je revenais avec plaisir depuis plusieurs années. Il me restait, de la nouvelle rédaction de la Pskovitaine, à refaire l'ouverture et le chœur final, ce que j'ai accompli durant les trois ou quatre semaines de mon séjour à la campagne. J'y ai travaillé avec peu d'entrain, ressentant une forte fatigue et comme une certaine répulsion pour ma besogne. Mais, grâce à l'habitude prise, la réfection réussit assez et l'idée d'ajouter à la conclusion du chœur final «les accords d'Olga» fut assez heureuse.
Je laissai le chœur dans son ancienne rédaction mi bém. maj. et je transposai l'ouverture en sol min.; j'ai entièrement réorchestré et modifié la fin, en remplaçant les dissonances barbares de la première rédaction par une musique plus convenable.
Je me pressais de terminer la Pskovitaine, parce que j'étais à ce moment obsédé par l'idée d'écrire une grande étude et même un livre sur la musique russe et les œuvres de Borodine, Moussorgsky et de moi. Si étrange que cela paraisse, l'idée de faire la critique de mes propres œuvres me hantait constamment. Je m'y suis mis.
Mais mon étude devait être précédée d'une vaste introduction contenant des principes généraux d'esthétique, auxquels j'aurais pu me référer par la suite. Je rédigeai assez vite cette introduction; mais je m'aperçus aussitôt qu'elle contenait bien des lacunes, et je la détruisis.
Je résolus de lire d'abord les œuvres des autres sur cette matière. J'ai lu: De la beauté en musique de Hanslik; Les frontières de la musique et de la poésie de Ambros et la biographie des grands compositeurs, par Lamarre. En lisant Hanslik, je m'irritais contre cet écrivain paradoxal et peu spirituel. Cette lecture m'incita de me remettre à mon étude. Je me mis à l'écrire, mais avec un développement plus grand encore qu'auparavant.
Je m'étendis sur l'esthétique générale et j'examinai tous les arts. Des divers arts, je devais passer à la musique, et d'elle à la nouvelle musique russe en particulier.
En travaillant ainsi, je sentis qu'il me manquait non seulement une instruction philosophique et esthétique, mais même les connaissances les plus usuelles de cette science. J'ai abandonné de nouveau mon travail, et je me suis mis à la lecture de la philosophie de Lews. Entre mes lectures, j'ai écrit de petits articles sur Glinka et Mozart, sur l'art du chef d'orchestre et sur l'instruction musicale. Tout cela était assez peu mûri et lourd. En lisant Lews, j'en copiai des passages concernant les doctrines philosophiques qu'il passait en revue et je notai en même temps mes propres pensées.
Je songeais des journées entières à ces sujets, en tournant et retournant mes pensées désordonnées. Et voici qu'un bon matin, à la fin du mois d'août, je ressentis une extrême lassitude, accompagnée d'un afflux sanguin au cerveau et d'une confusion dans les pensées. J'en fus fort impressionné, au point que j'en perdis l'appétit. Lorsque je fis part de ce malaise à ma femme, elle s'empressa naturellement de me conseiller l'abandon de toutes mes occupations. Je suivis ses conseils, et, jusqu'à notre retour à Saint-Pétersbourg, je n'ai plus ouvert un livre, me promenant des journées entières et évitant de demeurer seul; car lorsque je restais seul, des idées fixes me poursuivaient. Je songeais à la religion et à ma réconciliation avec Balakirev. Cependant, le repos intellectuel et les promenades ont produit leur effet et je suis rentré à Saint-Pétersbourg, relativement équilibré. Toutefois, je n'avais plus de goût pour la musique et l'idée des études philosophiques continua à m'obséder.
Malgré les conseils contraires du Dr Bogomolov, je continuai à me passionner pour la lecture. Je compulsai toutes sortes de traités, les œuvres de Herbert Spencer, celles de Spinoza, les traités esthétiques de Guyot et de Hennequin, des histoires de la philosophie, etc. Il ne se passait presque pas de jours sans que j'achetasse un nouveau bouquin; je les lisais et je sautais de l'un à l'autre, en en couvrant les marges de mes remarques et en rédigeant des notes.
J'eus l'idée d'écrire un grand ouvrage sur l'esthétique musicale. Je laissai de côté pour l'instant la musique russe. Mais au lieu de traiter l'esthétique physique, je m'enfonçai dans l'esthétique générale, par crainte de commencer d'une façon trop élémentaire. Mais voici que des phénomènes désagréables se mirent à apparaître dans ma tête: des afflux ou des reflux sanguins, des étourdissements, ou bien de la pesanteur et de l'oppression. Ces sensations, qui s'accompagnaient de diverses idées obsédantes, m'effrayaient.
Pourtant, j'en fus distrait quelque peu par les préparatifs de la représentation de Mlada, sur la scène du Théâtre Marie. On commença à étudier très énergiquement mon opéra dès le commencement de la saison et je fus invité à suivre les répétitions. Déjà en septembre, les chœurs chantaient bien; la seule difficulté qui se présentait ce fut d'apprendre par cœur le chœur du sacrifice du 4e acte, à cause du changement constant de sa mesure (8/4, 7/4, 5/4, etc.). Napravnik chercha à m'intimider par la circonstance que les chœurs, malgré toute leur bonne volonté, ne parviendront pas à se souvenir de ce morceau. Il arriva, en effet, qu'à l'une des répétitions, l'un des meilleurs choristes perdit le fil et entraîna dans la fausse voie les autres. Napravnik fit grand cas de cet accident. Mais les maîtres du chœur, Pomazansky et Kazatchenko m'assurèrent que Napravnik exagérait et qu'il était parfaitement possible de chanter le chœur sans notes. La chose se vérifia par la suite, ce dont je n'ai jamais douté d'ailleurs.
La répétition générale ne se passa pas sans accrocs, quant à la mise en scène. Ainsi, au 4e acte, les ombres fuyaient au lieu de disparaître, car l'obscurité ne fut pas suffisante. La partie musicale fut exécutée normalement. Le théâtre était rempli, mais aucune approbation ne partit de la salle.
On devait donner, après la répétition générale, une autre, à laquelle devaient assister l'Empereur et la famille impériale. Mais l'Empereur n'est pas venu, et la répétition a eu un caractère d'étude avec des arrêts et des recommencements.
La première représentation eut lieu le 20 octobre, en dehors des jours d'abonnement. La salle fut pleine. J'occupais avec ma famille une loge au Ier étage. Le monde musical fut au complet. Après une assez bonne exécution de l'introduction, quelques applaudissements éclatèrent. Le Ier acte eut un accueil assez froid. Le rôle de Voïslasva était chanté par Sonki; Mikhaïlov, qui interprétait Yaromir, était très souffrant et faisait beaucoup d'efforts pour tenir son rôle jusqu'au bout, afin de ne point remettre la représentation. Après le deuxième acte, des rappels bruyants demandaient l'auteur. Je suis monté à différentes reprises sur la scène et on m'a présenté une volumineuse couronne. Les rappels se répétèrent avec plus d'insistance encore après le 3e acte et à la fin de l'opéra. Des félicitations habituelles dans les coulisses furent particulièrement chaleureuses.
La deuxième représentation de Mlada fut remise par suite de la maladie de Mikhaïlov. Enfin, après un assez long intervalle, elle fut donnée successivement pour les abonnés des trois séries, mais avec le même insuccès. Après un nouveau délai assez long, on l'a redonné à deux reprises, hors des jours d'abonnements, et cette fois avec un succès éclatant.
La plupart des appréciations de journaux furent défavorables, voire hostiles à mon nouvel opéra. Entre autres, Soloviev me gratifia, selon son habitude d'un éreintement formel. La maladie de Mikhaïlov fut attribuée par nombre de journaux, notamment par le Novoïé Vremia, aux prétendues difficultés du rôle de Yaromir. Une revue satirique m'a représenté assez drôlement, me faisant monter à califourchon sur des diables.
Indifférent à l'art, le public des jours d'abonnement, endormi et prétentieux, allant au théâtre par tradition, pour y échanger les cancans mondains et s'entretenir de tout, sauf de la musique, s'ennuyait fortement à mon opéra. Le public ordinaire s'y intéressa et je n'ai pu deviner la raison de la représentation de mon opéra devant lui deux fois seulement. Peut-être la cause en est à ce que les chanteurs y ont eu peu de succès; le peu d'intérêt qu'y a montré la Cour, n'a pas été également sans action. L'Impératrice et ses enfants sont seuls venus à la représentation de Mlada. On disait aussi que mon opéra n'a pas plu au ministre de la Cour, et cela influe beaucoup sur la direction du théâtre. Enfin, les articles des journaux ont rabaissé au possible la valeur de Mlada aux yeux du public. Tout cela eut pour résultat de répandre cette opinion que Mlada était une œuvre faible, opinion qui, sans doute, persistera longtemps, et je n'attends plus de revirement en faveur de mon opéra dans un avenir prochain, et peut-être ne se produira-t-il jamais.
CHAPITRE XVI
La mort de Tchaïkovsky.—La Nuit de Noël.—La mort de Rubinstein.—La censure et la Nuit de Noël.—Sadko.
(1893-1895.)
TCHAÏKOVSKY est mort à l'automne 1893. A peine quelques jours avant sa fin, il a dirigé l'exécution de sa 6e symphonie. Je me souviens de lui avoir demandé à l'entr'acte, après la symphonie, s'il possédait le programme de cette œuvre. Il me répondit affirmativement, mais désirait ne pas le faire connaître. Je ne le vis que cette fois pendant son dernier voyage à Saint-Pétersbourg. Peu de jours après, le bruit circulait qu'il était gravement malade, et une foule de ses amis et admirateurs venait prendre de ses nouvelles plusieurs fois par jour. Sa mort émut tout le monde.
Après ses funérailles, sa 6e symphonie fut de nouveau exécutée, au concert, sous la direction de Napravnik. Cette fois, le public lui fit un accueil enthousiaste, et depuis, la renommée de ce morceau s'est répandue de plus en plus dans toute la Russie et en Europe. Pour expliquer ce revirement, on prétendait qu'on le devait à l'interprétation de la symphonie par Napravnik, tandis que Tchaïkovsky, n'étant pas un chef d'orchestre habile, ne sut le faire quand elle fut exécutée pour la première fois sous sa direction.
Il me semble que c'est là une erreur. La symphonie a été exécutée dans la perfection par Napravnik, mais elle le fut également bien par l'auteur. Au début, le public ne l'a pas comprise tout simplement et n'y prêta pas suffisamment d'attention, comme quelques années auparavant, il n'a pas compris la 5e symphonie de Tchaïkovsky. Je présume que la mort soudaine de l'auteur a attiré l'attention sur lui, de même que les on-dit qui circulaient sur son pressentiment de sa mort prochaine; en même temps, les dispositions sombres de la dernière partie de la symphonie ont suscité les sympathies du public pour cette œuvre, belle réellement, d'où sa soudaine notoriété.
Les «Concerts symphoniques russes» se sont imposés pour devoir de donner le premier concert de cette saison en souvenir de Tchaïkovsky. Ce fut la principale raison de mon désir de reprendre la direction de ces concerts. Celui consacré à Tchaïkovsky fut donné le 30 novembre, sous ma direction et avec la participation de Félix Blumenfeld.
Ayant repris la direction des Concerts Symphoniques, j'ai résolu d'autre part de me démettre de mes fonctions de chef de la chapelle de la Cour. J'avais déjà droit à une retraite suffisante et, d'autre part, je n'avais pas envie d'avoir affaire à Balakirev, car nos relations sont devenues fort peu agréables.
Vers cette époque, a commencé l'impression de ma nouvelle partition de la Pskovitaine, éditée par Bessel. Les concerts, l'abandon de la chapelle de la Cour, la correction des épreuves de la Pskovitaine, tout cela détourna mon attention de mes occupations, infructueuses et peu favorables à ma santé, dans le domaine de la philosophie et de l'esthétique. L'envie me vint d'écrire un nouvel opéra. La mort de Tchaïkovsky libérait, pour ainsi dire, le sujet de la Nuit de Noël de Gogol, sujet qui m'attirait depuis longtemps. L'opéra qu'avait écrit Tchaïkovsky sur ce sujet, était faible à mon sens, malgré plusieurs belles pages musicales qu'il contenait. Quant au livret de Polonsky[27] dont il s'était servi, il ne valait rien. Du vivant de Tchaïkovsky, je m'abstenais de traiter ce sujet pour ne pas lui faire de la peine. Maintenant, je n'avais plus la même raison de m'abstenir, et j'en avais bien le droit au point de vue moral.
Au printemps de 1894, je commençai à rédiger personnellement le livret, en suivant fidèlement Gogol. Mon penchant pour les dieux et les diables slaves, et pour le mythe d'adoration du soleil s'était enraciné en moi depuis la composition de la Nuit de Mai et, surtout, de Snegourotchka; il se manifeste aussi dans Mlada. J'ai utilisé tout ce qui se trouvait chez Gogol et qui flattait mon penchant: les Koliadas[28], le jeu de cache-cache entre étoiles, l'envol des fers à repasser et des balais, la rencontre avec la sorcière. Ayant lu, d'autre part, les Conceptions poétiques des Slaves d'Afanasisev, où l'auteur fait ressortir les liens entre la fête chrétienne de la Noël et la naissance du Soleil après le solstice, j'eus l'idée d'introduire ces anciennes croyances dans la vie ukranienne, décrite par Gogol dans sa nouvelle. De cette façon, mon livret suivait fidèlement le récit de Gogol, sans en excepter même la langue, et contenait en même temps, dans sa partie fantastique, bien des choses imaginées par moi.
Pour moi et pour ceux qui tiennent à me comprendre, ce lien est visible; le public ne l'a pas aperçu du tout. Ma passion pour les mythes et le fait de les avoir mêlés au récit de Gogol peuvent être considérées comme une erreur de moi; mais cette erreur m'a fourni la possibilité d'écrire une musique intéressante. Quoi qu'il en soit, la Nuit de Noël marqua une nouvelle phase dans mon activité musicale.
Vers le mois de mai, nous sommes allés habiter, pour la saison d'été, la propriété Vetchascha, dans le district de Louga. C'est un charmant endroit: il y a là un lac merveilleux, un grand jardin, aux arbres séculaires. La maison est d'une construction lourde, mais très logeable; il y a aussi un excellent endroit pour la baignade. La lune et les étoiles se mirent poétiquement dans le lac; quantité d'oiseaux; au loin, une belle forêt.
J'avais commencé le 2e tableau de la Nuit de Noël à Saint-Pétersbourg, et la composition avançait rapidement ici, si bien qu'à la fin de l'été, tout l'opéra, sauf le dernier tableau, fut achevé.
Dans les intervalles de ce travail absorbant, je réfléchissais au sujet d'un autre opéra, celui de l'antique légende de Sadko. J'avais en vue d'utiliser, comme leitmotiv pour ce nouvel opéra, mon poème symphonique. Il va sans dire que la composition de la Nuit de Noël m'occupa avant tout; mais entre temps, des pensées musicales pour Sadko naissaient dans mon cerveau.
A mon retour à Saint-Pétersbourg, j'ai parachevé en peu de temps le brouillon de la Nuit de Noël et je me suis mis à son instrumentation. Belaïev consentit d'éditer mon opéra et, à mesure que je les écrivais, les feuilles de partition étaient envoyées à la gravure, à Leipzig. Tout ce travail, y compris l'instrumentation, dura un an environ.
En automne, est mort Antoine Rubinstein. Les funérailles furent très imposantes. Le cercueil fut placé à la cathédrale d'Ismaïl; les représentants du monde musical veillèrent le corps jour et nuit. Liadov et moi y fûmes de service de 2 à 3 heures de la nuit. Nous assistâmes alors à une apparition assez impressionnante: au milieu de l'obscurité de la cathédrale, apparut la silhouette toute endeuillée de Malozémova, venue pour s'incliner devant les restes de son adoré Rubinstein. Ce fut quelque peu fantastique.
Pendant la saison 1894-95, l'impression de la Nuit de Noël avançait rapidement, et j'ai fait connaître l'existence de mon opéra au directeur des Théâtres Impériaux Vsevolojsky. Il exigea la présentation du livret à la censure dramatique et exprima le doute qu'il puisse recevoir le visa de la censure, en raison de la présence, parmi les personnages, de l'impératrice Catherine II. Connaissant les exigences de la censure, je n'ai pas mentionné le nom de l'Impératrice, en appelant le personnage simplement tzarine, et la ville de Saint-Pétersbourg, la capitale. Il me semblait donc que la censure devait avoir toute satisfaction: les tzarines ne sont pas rares dans les opéras. Au reste, la Nuit de Noël était un conte et la tzarine y apparaissait comme un personnage fabuleux.
J'ai donc présenté le livret sous cette forme, à la censure dramatique, parfaitement convaincu qu'il serait autorisé; si j'avais quelques craintes, c'était plutôt à propos de la présence parmi les personnages de celui du diacre. Je me suis lourdement trompé. Les censeurs ont énergiquement refusé de laisser le 7e tableau de l'opéra, la scène chez la tzarine, en vertu de l'ukase impérial de 1837, suivant lequel il était défendu de faire figurer dans les opéras, les souverains russes de la maison des Romanov. J'objectai qu'aucun personnage de la maison des Romanov ne figure dans mon opéra que ma tzarine est une tzarine fantaisiste, que le sujet de la Nuit de Noël est une invention de Gogol et j'y ai le droit de changer les personnages; au reste, le nom même de Pétersbourg n'est nulle part mentionné et, par suite, toute allusion historique est absente, et j'ai énuméré bien d'autres raisons aussi valables. On m'a répondu à la censure que tout le monde connaît le récit de Gogol, que personne ne peut avoir de doute sur le fait que ma tzarine n'est autre que l'impératrice Catherine et que, par suite, la censure n'a pas le droit d'autoriser mon opéra.
Je pris la décision d'obtenir l'autorisation voulue, en m'adressant en haut lieu, si possible. Cette tentative me fut facilitée par les circonstances suivantes. Au courant de l'automne de 1894, Balakirev abandonna la maîtrise de la chapelle de la Cour et on chercha un nouveau directeur. Un jour, le comte Vorontzov-Dachkov, ministre de la Cour impériale, me convoqua et me proposa de remplacer Balakirev dans sa fonction. La libre disposition de mes mouvements en dehors de tout service d'État me plaisait tellement à ce moment, que nulle envie ne me venait de reprendre mon service à la chapelle, même comme directeur indépendant. J'ai donc décliné la proposition du comte Vorontzov, en expliquant mon refus uniquement par mon désir de consacrer tout mon temps à la composition de mes œuvres. Le comte fut très aimable et traita avec moi des affaires de la chapelle. Voyant qu'il était très bien disposé, l'idée me vint de lui demander d'intervenir auprès de l'Empereur pour obtenir l'autorisation de représenter la Nuit de Noël. Le comte écouta toutes mes raisons et promit de faire pour moi tout ce qui lui était possible. J'ai rédigé une requête où j'ai exposé l'affaire, et je l'ai présentée au ministre de la Cour. Pendant les fêtes de Noël, un envoyé du ministre m'apporta l'avis du ministère de la Cour où il était dit: «Suivant votre requête, remise au ministre de la Cour Impériale et présentée à Sa Majesté l'Empereur, l'autorisation auguste est donnée à l'admission de l'opéra la Nuit de Noël, composé par vous, sur la scène impériale, sans changement du livret.»
Tout joyeux, je me suis rendu chez Vsevolojsky et lui communiquai l'autorisation impériale. Puisque l'Empereur lui-même donne son autorisation et la censure reçoit un camouflet, l'affaire change du tout au tout. Vsevolojsky est tout heureux du bruit fait autour de cette affaire et il veut monter la Nuit de Noël avec une magnificence particulière, afin d'être en même temps agréable à la Cour. Il dit posséder un beau portrait de Catherine II, et il veut faire grimer l'artiste qui doit jouer ce rôle d'après ce portrait, puis reproduire exactement le milieu luxueux de la cour de Catherine. Il ne doute pas de plaire ainsi en haut lieu, ce qui prime tout dans les devoirs de directeur des théâtres impériaux.
Je m'efforçai de refroidir quelque peu le zèle de Vsevolojsky et lui ai conseillé de ne pas trop appuyer sur les ressemblances de ma tzarine avec Catherine, faisant remarquer que je n'y tiens pas beaucoup. Mais Vsevolojsky tenait, lui, à son idée. Il donna sans tarder l'ordre de mettre mon opéra au programme de la saison suivante, 1895-96.
Pendant ce temps, ma matière musicale pour l'opera Sadko s'accumulait. Au printemps de 1895, le livret fut presque achevé. Pour l'établir, je m'étais servi de nombre de légendes, de chants populaires, etc.
Au mois de mai, je suis parti avec ma famille habiter, cette fois encore, la chère Vetchascha. Mes occupations estivales furent tout à fait semblables à celles de l'année précédente. La composition de Sadko avança sans répit. Les tableaux 1, 2, 4, 5, 6 et 7 suivirent rapidement l'un après l'autre, et, à la fin de l'été, tout l'opéra fut prêt, d'après le plan primitif, en brouillon ou en partition. La fatigue ne m'arrêta que pour un jour ou deux, puis je repris avec le même entrain le travail.
Au milieu de l'été, j'ai reçu la visite de Vladimir Ivanovitch Belsky, dont j'avais fait la connaissance l'année précédente, à Saint-Pétersbourg. Il passait l'été dans une propriété distante de 10 verstes de Vetchascha. C'était un homme intelligent et fort instruit et il avait terminé ses études dans deux facultés, celles de droit et de sciences naturelles; c'était, de plus, un excellent mathématicien, grand connaisseur de l'antiquité russe et de l'ancienne littérature russe. Timide, réservé, on n'aurait jamais pu soupçonner, à le voir, la variété de ses connaissances. Amateur passionné de la musique, il était un chaud partisan de la musique russe en général et de mes œuvres en particulier.
Pendant son séjour à Vetchascha, je composai quelques parties de mon Sadko. Il en fut enthousiasmé. Nous nous entretînmes longuement sur le sujet de l'opéra, entretiens qui me suggérèrent nombre de nouvelles idées. Mais je ne me décidais pas encore de procéder à des modifications dans mon scénario, qui était suffisamment intéressant et équilibré.
Au mois d'août, lorsque le brouillon de l'opéra fut entièrement achevé suivant le plan primitif, je commençais à songer à adjoindre à l'action la femme de Sadko. Chose singulière, j'eus à ce moment comme une langueur pour la tonalité de fa min., dans laquelle je ne composais rien depuis longtemps et qui était absente jusqu'ici dans mes compositions de Sadko. Ce penchant instinctif vers la construction en fa min., m'entraînait à la composition de l'air de Lubava (femme de Sadko) pour lequel j'ai écrit aussitôt les vers. L'air fut composé, mais il servit en outre à la naissance du 3e tableau de l'opéra. Pour le reste du texte à écrire, je demandai la collaboration de Belsky.
A la fin de l'été, mon opéra contenait un nouveau tableau qui, à son tour, nécessita de nouvelles additions aux tableaux 4 et 7. Il fallut ajouter la figure de la belle, aimante et fidèle Lubava. Il s'ensuivit un élargissement notable de mon plan primitif.
CHAPITRE XVII
La représentation de la Nuit de Noël.—Rédaction de Boris Godounov.—Glazounov.—Comparaison entre mes opéras Mlada, la Nuit de Noël et Sadko.—Composition de romances.
(1895-1897)
A mon retour à Saint-Pétersbourg, je ne me suis pas mis immédiatement à la réalisation de mon nouveau projet, car j'ai chargé Belsky d'écrire les nouvelles parties de mon livret, et c'était un travail long et difficile. Pendant ce temps, je me suis mis à l'orchestration des parties de l'opéra qui ne devaient subir aucune modification.
Mais après plusieurs mois de travail, sur une partition assez complexe, je sentis une forte fatigue et même une indifférence, sinon de la répulsion, pour ce travail. Cet état d'esprit se manifesta pour la première fois de ma vie, mais par la suite, il se renouvela chaque fois à la fin de mes travaux de longue haleine. Cela m'arrivait par surprise: le travail se développait à souhait, je composais avec passion, puis, tout à coup, sans que je sache pourquoi ni comment, je ressentais de la lassitude et de l'indifférence. Quelque temps après, ce désagréable état d'esprit se dissipait de lui-même et je reprenais avec entrain ma besogne.
Cette disposition ne ressemblait en rien avec le malaise que j'avais éprouvé auparavant; mes pensées ne s'engageaient point comme jadis dans les fourrés philosophiques et esthétiques; au contraire, à partir de cette époque, j'étais toujours prêt au jeu de philosophie d'amateur, à traiter, sans la moindre crainte, de «graves questions» pour me distraire, et à monter ou à redescendre vers la fin des fins des choses.
La Ire représentation de la Nuit de Noël fut fixée au 21 novembre, au bénéfice du maître de la scène Paletchek, à l'occasion des vingt-cinq années de son service. Les répétitions se poursuivirent régulièrement, Vsevolojsky continua à satisfaire ses goûts de luxueuse mise en scène, et par suite, tout le monde montrait du zèle: décoration et costumes splendides, répétitions soignées.
Enfin, on annonça la répétition générale devant les invités. L'affiche fut placardée avec la désignation exacte des personnages, tels qu'ils étaient indiqués dans le livret. Mais, voici que les grands-ducs Vladimir Alexandrovitch et Michel Nicolaïevitch, assistant à la répétition, manifestèrent leur indignation à propos de l'apparition sur la scène de la tsarine, dans laquelle ils voulurent reconnaître l'impératrice Catherine II. Vladimir Alexandrovitch en fut particulièrement outré.
Après la répétition, les interprètes, le régisseur, toute l'administration théâtrale furent penauds et changèrent de ton. On disait que le grand-duc Vladimir Alexandrovitch s'était rendu directement du théâtre chez l'Empereur pour lui demander l'interdiction de mon opéra. Pendant ce temps, le grand-duc Michel Nicolaïevitch ordonna la suppression du décor représentant la partie de Pétersbourg avec la forteresse de Pierre et Paul, car la cathédrale de la forteresse renfermait la crypte de ses aïeux et on ne saurait en permettre la figuration sur la scène.
Vsevolojsky fut tout troublé. Le spectacle au bénéfice de Paletchek était partout annoncé, nombre de billets étaient déjà vendus, et on ne savait comment faire.
Je considérais mon affaire comme entièrement ruinée, car d'après les dernières nouvelles, l'Empereur partagea l'avis du grand-duc Vladimir Alexandrovitch et rapporta l'autorisation qu'il avait donnée pour mon opéra.
Vsevoljsky, désireux de sauver le spectacle au bénéfice de Paletchek, et aussi sa mise en scène, me proposa de remplacer la tsarine,—un mezzo soprano,—par une «Sérénité»—un baryton. Au point de vue musical, cette substitution ne présentait pas de difficulté: un baryton pouvait facilement chanter le rôle du mezzo soprano avec une octave plus bas, et le rôle comprenait seulement des récitatifs, sans participer à aucun ensemble. Certes, ce n'était pas ce que j'avais conçu, cela devenait même stupide, car c'est un homme qui devenait le maître de la garde-robe de la tsarine. Ce seul fait me dispense de m'étendre davantage à ce sujet. Mais, si ridicule que cela paraissait, force me fut de me plier aux circonstances, et je dus y consentir. Vsevolojsky entreprit de nouvelles démarches et finit par obtenir de l'Empereur l'autorisation de représenter la Nuit de Noël avec le rôle de la Sérénité à la place de celui de la tsarine. Peu après, une nouvelle affiche annonça ce changement, et l'opéra fut représenté.
Je n'ai pas assisté à la première représentation; je suis resté chez moi, auprès de ma femme, pour manifester ainsi mon mécontentement. Mes enfants y sont allés.
L'opéra eut un succès convenable. Après le bénéfice de Paletchek, la Nuit de Noël fut donnée à tous les spectacles d'abonnement, et trois, hors d'abonnement. Aucun membre de la famille impériale n'assista aux représentations, ce qui détermina un changement d'attitude de Vsevolojsky envers moi et mes œuvres.
La Société des Réunions Musicales, fondée quelques années auparavant, m'avait demandé, au printemps de 1896, d'occuper le poste de président à la place de Ivan Davidov que celui-ci avait quitté. J'avais consenti. D'autre part, la Société eut l'idée de monter Boris Godounov dans ma rédaction. Les répétitions des chants avaient commencé sous ma direction. A l'automne de la même année, les répétitions reprirent et se poursuivirent avec application. Goldenblum et Davidov me secondèrent activement. Les solistes apprirent leurs rôles. Une épreuve de l'orchestration fut donnée par l'orchestre de la Cour, sous la direction de Goldenblum.
Les représentations eurent lieu dans la grande salle du Conservatoire. Je ne me souviens plus qui a peint les décors; quoi qu'il en soit, l'argent ne manqua pas, parce que nombre d'amateurs de musique avaient souscrit pour les frais de la mise en scène. La représentation eut lieu, sous ma direction, le 28 novembre. Les rôles étaient distribués ainsi: Boris—Lounatcharsky; Schouïsky—Safonov; Pimen—Jdanov; l'Imposteur—Morskoï; Varlaam—Stravinsky; Marina—Ilyina; Rangoni—Kedrov.
L'opéra fut bien exécuté et eut un réel succès. Je mis tout mon soin à diriger l'orchestre. La deuxième et la troisième représentation eurent lieu le 29 novembre et le 3 décembre, sous la direction de Goldenblum. La quatrième représentation, donnée le 4 décembre, devait avoir lieu de nouveau sous ma direction; mais ayant éprouvé une frayeur inexplicable, je me fis de nouveau remplacer par Goldenblum. A l'une des représentations, le rôle de la nourrice fut chanté par ma fille Sonia. En général, les interprètes changeaient partiellement à chaque représentation.
Aux «Concerts symphoniques russes» de cette saison, fut exécutée pour la première fois la merveilleuse 6e symphonie en «ut min.» de Glazounov, puis l'ouverture pour Orestie de Taneïev, le fantôme de Tchaïkovsky, la symphonie en «ré min.» de Rakhmaninov, etc. Les concerts étaient donnés soit sous ma direction, soit sous celle de Glazounov. Félix Blumenfeld accompagnait. Le concert du 15 février comprenait les œuvres de Borodine, à l'occasion du 10e anniversaire de sa mort. On a exécuté entre autres sa Princesse Endormie, dans mon instrumentation, à laquelle personne ne fit attention, parce qu'on n'entendit point à l'orchestre la frappe habituelle des secundo, considérés jadis comme une grande révélation harmonique, tandis qu'à mon sens, ils n'étaient qu'une simple erreur d'ouïe.
Glazounov, auteur de Raymonde et de la 6e symphonie, est parvenu à cette époque au développement suprême de son immense talent, laissant bien loin derrière lui, les profondeurs de la Mer, les fourrés de la Forêt, les murs du Kremlin et ses autres œuvres de son temps de transition. Son imagination et sa remarquable technique ont atteint le plus haut degré de leur développement. Comme chef d'orchestre, il est devenu également un excellent exécuteur de ses propres œuvres, ce que n'ont pas voulu ni pu comprendre, ni le public ni la critique. Aux yeux de l'orchestre, son autorité musicale grandit, non pas d'année en année, mais de jour en jour. Son oreille, d'une acuité remarquable, et sa mémoire des plus petits détails des œuvres des autres nous étonnaient tous, nous les musiciens.
La Nuit de Noël et Sadko sont, d'après leur caractère et les procédés de création, de la même catégorie que Mlada. L'insuffisance du travail purement contrepointique dans la Nuit de Noël, le grand développement des figurations intéressantes, la tendance aux accords longuement prolongés, enfin, le coloris éclatant de l'orchestration sont les mêmes que ceux de Mlada. Les mélodies, d'une excellente sonorité dans le chant, sont pourtant d'origine instrumentale, le plus souvent.
Le côté fantastique est largement développé dans les trois opéras. Dans chacun d'eux, se trouve une scène de peuple, complexe et habilement développée. Tels sont, par exemple, le marché dans Mlada, la grande «Koliada» dans la Nuit de Noël, la scène sur la place au début du 4e tableau de Sadko.
Si Mlada souffre de l'insuffisance du développement de la partie dramatique, en revanche, la partie fantastique et mythologique de la Nuit de Noël étouffe le léger comique du sujet de Gogol bien plus sensiblement que dans la Nuit de Mai. L'opéra-légende Sadko est plus heureux sous ces rapports que ses deux prédécesseurs; le sujet légendaire et fantastique de Sadko n'a pas de prétention purement dramatique par son origine même: ce sont des tableaux d'un caractère épique, fabuleux. Le côté réel comme le côté fantastique, le côté dramatique comme celui de mœurs se trouvent en complète harmonie entre eux. Le réseau contrepointique, plus menu dans les deux opéras précédents et dans les œuvres orchestrales plus anciennes, commence ici à se rétablir. Les exagérations orchestrales de la Mlada s'aplanissent déjà à partir de la Nuit de Noël; mais l'orchestre ne perd pas son pittoresque, et, au point de vue de l'éclat, l'orchestre de Mlada ne surpasse nullement la scène du quatrième tableau de Sadko.
L'application du système de leitmotivs est heureuse invariablement dans les trois opéras. De même, la simplicité de l'harmonie et de la modulation dans la partie réaliste et le raffinement de l'harmonie et de la modulation dans la partie fantastique sont des procédés communs aux trois opéras.
Mais ce qui distingue mon Sadko dans la série de tous mes opéras, et peut-être même de tous les opéras en général, c'est le récitatif légendaire. Alors que les récitatifs de Mlada et de la Nuit de Noël, tout en étant réguliers, ne sont pas développés ni caractéristiques, ceux de mon opéra-légende, particulièrement du personnage Sadko lui-même, sont d'une originalité inédite, quoique, intérieurement, leur construction n'est pas variée. Ce procédé de récitatif ne correspond point à la langue parlée, mais est en quelque sorte une récitation légendaire ou légèrement chantante dont on peut trouver le prototype dans la déclamation des légendes de Riabinine. Sortant en relief à travers tout l'opéra, ce récitatif communique à toute l'œuvre ce caractère de légende nationale qui ne saurait être reconnu et apprécié que par un Russe d'origine. Le chœur à onze fractions, le poème de Nejata, les chœurs sur le vaisseau, la cantilène à propos du «Livre de la Colombe» et les autres détails concourent de leur côté à donner à l'opéra la marque de légende nationale.
Je crois que parmi les scènes populaires indiquées plus haut, celle de la place, avant l'entrée de Sadko, est la plus développée et la plus complexe. L'animation scénique, la succession des personnages et des groupes: le chemineau, le bouffon, le mage, les courtisanes, etc., et leurs combinaisons, unies à la forme symphonique, claire et large (rappelant en quelque sorte un rondo), peuvent bien être taxées de réussies et de neuves. La scène fantastique: le tableau du lac Ilmen, avec le récit de la Princesse de la Mer, la pêche des poissons dorés, l'intermezzo avant le royaume sous-marin, la danse des ruisseaux et des poissons, le cortège de monstres marins, la cérémonie nuptiale autour de l'orme, l'introduction au dernier tableau, tout cela ne cède pas comme coloris légendaire aux scènes et aux moments correspondants de Mlada et de la Nuit de Noël.
L'image fantastique de jeune fille, chantant puis s'évanouissant, indiquée pour la première fois dans la Panotchka et dans la Snegourotchka, réapparaît sous forme de l'ombre de la princesse Mlada et de la princesse de la Mer, se transformant en rivière Volkhov. Les variations de la berceuse, celle-ci, les adieux avec Sadko et sa disparition constituent, à mon avis, les meilleures pages de la musique de caractère fantastique.
Mlada et la Nuit de Noël se présentent donc comme deux grandes études, précédant la composition de Sadko, et ce dernier achève la période intermédiaire de mes compositions d'opéra, parce qu'il constitue la combinaison harmonique la plus parfaite d'un sujet original avec une musique expressive.
Je me suis arrêté à dessein un peu plus longuement sur la signification de ces trois opéras avant de passer aux idées pour lesquelles je m'étais passionné pendant la deuxième moitié de la saison de 1897.
Il y avait longtemps que je n'avais plus écrit de romances. Ayant essayé d'en composer sur les vers du comte Alexis Tolstoï, j'ai écrit quatre romances, et j'ai senti qu'il y avait un nouveau procédé dans ma composition. La mélodie, en épousant les évolutions du texte, devenait purement vocale, c'est-à-dire, se formait ainsi dès sa naissance, et son accompagnement n'avait que des allusions à l'harmonie et à la modulation. L'accompagnement se formait et s'élaborait après la création de la mélodie, tandis qu'auparavant, sauf de rares exceptions, la mélodie se formait pour ainsi dire instrumentalement, c'est-à-dire, en dehors du texte et seulement en s'harmonisant avec son caractère général, ou bien était provoquée par la base harmonique, qui marchait parfois en précédant la mélodie.
Me rendant compte que ce nouveau procédé de composition constitue précisément la véritable musique vocale et étant satisfait de mes premières tentatives dans cette voie, je me suis mis à écrire toute une série de romances sur les paroles d'Alexis Tolstoï, de Maïkov, de Pouschkine et d'autres poètes. Au moment de partir à la campagne, j'avais déjà des dizaines de romances. De plus, j'ai écrit un jour une courte scène empruntée à Mozart et Saliéri de Pouschkine (l'entrée de Mozart et une partie de sa conversation avec Saliéri). Et cette fois, le récitatif coulait librement, précédant tout le reste, à l'instar des mélodies de mes dernières romances. Je m'apercevais que j'entrais dans une nouvelle période et que je devenais maître d'un procédé qui, jusqu'alors, ne se manifestait qu'exceptionnellement.
C'est avec cette nouvelle pensée, mais sans plan défini de mes futurs travaux, que je suis parti pour la campagne, dans la propriété de Smytchkovo, à 6 verstes de Louga.
Durant cet été de 1897, mon labeur y fut continu et fécond. J'ai écrit tout d'abord la cantate Svitezanka pour soprano, ténors, chœur et orchestre, dont la musique fut empruntée à une de mes vieilles romances. Toutefois, je n'y ai pas appliqué mon nouveau procédé de composition vocale. Puis, suivit un grand nombre de romances, après lesquelles je me suis mis à Mozart et Saliéri, sur le poème duquel j'ai écrit deux scènes d'opéra, d'un style arioso-récitatif.
Cette œuvre était purement vocale, dans l'acception exacte du mot. Le réseau mélodique, s'appliquant aux évolutions du texte, était composé avant tout; l'accompagnement, assez complexe, se formait après, et son brouillon primitif se distinguait sensiblement de la forme définitive de l'accompagnement orchestral. J'étais très satisfait. Je me trouvais en présence de quelque chose de neuf et se rapprochant le plus près de la manière de Dargomyjsky, dans sa Statue du commandeur; toutefois, la forme et le plan de la modulation de Mozart ne furent pas occasionnels, comme c'est le cas de l'opéra de Dargomyjsky. J'ai pris pour l'accompagnement une composition réduite de l'orchestre. Les deux tableaux étaient liés par un intermezzo en forme de fugue que j'ai détruit par la suite[29].
J'ai écrit de plus un quatuor à cordes en «sol maj.» et un trio pour violon, violoncelle et piano en «ut min.». Cette dernière composition est restée à l'état de brouillon et ces deux morceaux de musique de chambre m'ont démontré que la musique de chambre n'est pas mon domaine; j'ai donc décidé de ne pas les publier.
J'ai écrit encore, dans le courant de cet été, deux duos pour chant: Pan et le Cantique des cantiques, et, vers la fin de l'été, un trio de voix: le Grillon, avec chœur de femmes et accompagnement d'orchestre, sur des paroles d'Alexis Tolstoï.
Le 30 juin, nous avons célébré le 25e anniversaire de mon mariage et j'ai dédié à ma femme une romance sur des paroles de Pouschkine et quatre romances sur des paroles d'Alexis Tolstoï.
CHAPITRE XVIII
Sadko au théâtre Mamontov de Moscou.—Vera Scheloga et la Fiancée du tzar.—Snegourotchka à l'Opéra impérial de Saint-Pétersbourg.—Les nouveaux compositeurs moscovites.—Le tzar Saltan.
(1897-1899)
PENDANT la première partie de la saison 1897-98, j'ai été occupé par l'édition de mes nouvelles romances. Cette édition était assumée par Belaïev et elle paraissait dans deux tonalités: pour voix haute et voix basse.
Mozart et Saliéri, exécuté chez moi avec accompagnement de piano, plut à tout le monde. Stassov fut bruyant comme à l'ordinaire. Mon improvisation à la Mozart réussit et son style fut soutenu.
A la même époque, je présentai à la direction de l'Opéra impérial mon Sadko. Le jour de son audition fut fixé. L'opéra fut exécuté avec accompagnement de piano, en présence du directeur Vsevolojsky, de Napravnik, Kondratiev, Paletchek, ainsi que de quelques artistes. Félix Blumenfeld était au piano, tandis que je chantonnais et expliquais comme je le pouvais. Il faut avouer que Félix ne fut pas dans ses beaux jours; il joua paresseusement et même négligemment; je fus quelque peu ému et ma voix s'enroua bientôt. Il était visible que les auditeurs n'y comprirent goutte et que mon opéra ne plut à personne; Napravnik fronça les sourcils; mon opéra ne fut pas entièrement exécuté en raison de «l'heure tardive». Bref, Vsevolojsky ne le trouva pas du tout à son goût et il changea de ton après l'audition. Il prétexta que l'établissement du répertoire de la saison suivante ne dépendait pas de lui, mais, comme toujours, de l'Empereur qui examine personnellement le programme; que la mise en scène de Sadko est assez compliquée et dispendieuse; que d'autres œuvres attendent, celles qu'il est obligé de monter sur le désir exprimé par deux membres de la famille impériale, etc. Toutefois, il disait ne pas refuser de monter un jour Sadko; mais je voyais bien que ce n'était pas vrai et je décidai de laisser la direction du théâtre impérial en paix et de ne plus jamais la déranger par la proposition de mes opéras.
En décembre, est arrivé de Moscou, Sava Mamontov[30], qui avait fondé cette année un opéra au théâtre de Solodovnikov, et il me fit connaître son intention de monter prochainement Sadko sur sa scène. C'est ce qu'il réalisa pendant les fêtes de Noël.
Je suis allé avec ma femme à Moscou pour la deuxième représentation. Les décors m'apparurent satisfaisants, bien qu'une interruption de la musique était faite entre le 5e et le 6e tableau afin de pouvoir changer le décor. Quelques artistes étaient bien, mais, dans l'ensemble, l'opéra fut assez mal appris. L'orchestre était dirigé par l'Italien Esposito. L'orchestre manquait de certains instruments. Les choristes chantaient au Ier tableau avec les partitions à la main, comme s'ils tenaient des menus de dîner. Au 6e tableau, le chœur se taisait complètement, et seul l'orchestre se faisait entendre. On m'expliqua toutes ces négligences par le manque de temps. Néanmoins, l'opéra eut un grand succès auprès du public, et c'était l'essentiel. Je m'étais disposé à quitter la salle, mais on me rappela, on me combla de couronnes, les artistes et Mamontov me fêtèrent de toute façon; il n'y avait qu'à remercier et à saluer.
Pendant les semaines du carême, la troupe de Mamontov se transporta à Saint-Pétersbourg et donna ses représentations dans la salle théâtrale du Conservatoire. Mon Sadko devait ouvrir la série des spectacles et on le répétait avec zèle sous ma direction.
Je travaillai l'orchestre avec Esposito qui se montra assez bon musicien; les erreurs furent corrigées, mais le morceau si difficile qu'on avait négligé à Moscou, fut rappris avec soin; toutes les nuances furent sévèrement observées. Et cette fois, Sadko fut représenté dans des conditions convenables. Aussi l'opéra plut-il beaucoup et fut donné plusieurs fois. Outre Sadko, furent représentés: Khovanstchina de Moussorgsky, Orphée de Gluck, Jeanne d'Arc de Tchaïkovsky et aussi la Nuit de Mai et Snegourotchka.
L'opéra de Mamontov resta jusqu'à la semaine de Saint-Thomas (la dernière semaine avant Pâques), obtenant un grand succès auprès du public, mais non un succès d'argent. Pendant le séjour de la troupe à Saint-Pétersbourg, je fis la connaissance de la cantatrice Zabela, qui chantait avec grand talent dans Sadko, et avec son mari, le peintre Vroubel. Nous restâmes depuis en relations amicales.
Au printemps de 1898, j'ai écrit encore quelques romances, puis je me suis mis au prologue de la Pskovitaine (paroles de May): Véra Scheloga. Je traitai cette œuvre à un double point de vue: comme un opéra isolé en un acte et comme prologue à la Pskovitaine. Je renouvelai le récit de Véra, en empruntant son contenu à la deuxième rédaction de la Pskovitaine des années soixante-dix. Je procédai de même pour la fin de l'acte. Quant au commencement et jusqu'à la berceuse, et après elle jusqu'au récit de Véra, je les composai à nouveau, en y appliquant mon nouveau procédé de musique vocale. J'ai conservé la berceuse dans son ancien motif, mais en la rédigeant à nouveau.
La composition de Véra Scheloga avança rapidement et fut terminée bientôt, en même temps que l'orchestration.
Je me suis mis ensuite à la réalisation de mon désir, déjà ancien, d'écrire un opéra sur les paroles de la Fiancée du tzar, de May. Le style chantant devait dominer dans cet opéra; les airs et les monologues devaient être développés autant que le permettait la situation dramatique; les ensembles vocaux devaient être véritables, achevés, et non sous la forme occasionnelle et d'accrochage momentané d'une voix après une autre, comme cela était suggéré par les exigences modernes de la prétendue vérité dramatique, suivant laquelle deux personnages, ou davantage, ne doivent pas parler ensemble. Il me fallait, à cet effet, remanier le texte de May, afin d'y créer des moments lyriques plus ou moins prolongés pour les airs et les ensembles. J'ai demandé de procéder à ces additions et changements à Tumenev, connaisseur de l'ancienne littérature et mon ancien élève au Conservatoire, avec lequel j'avais renoué des relations en ces derniers temps.
Déjà avant mon départ pour Vetchascha, que nous avons loué de nouveau pour l'été, je commençai le Ier acte. A Vetchascha, l'été passa rapidement à la composition de la Fiancée du tzar, et le travail lui-même avançait rapidement et facilement. De fait, tout l'opéra fut composé durant l'été et un acte et demi fut instrumenté.
Entre temps, j'ai écrit Un Songe d'une nuit d'été, sur les paroles de Maïkov. Cette romance et une autre, la Nymphe, écrite plus tard, furent dédiés au couple Vroubel.
La composition des ensembles: le quatuor du 2e acte et le sextuor du 3e, a suscité en moi un intérêt particulier pour mon nouveau procédé, et je crois que depuis Glinka, on n'a vu introduire de pareils ensembles d'opéra quant à leur caractère chantant et l'élégance du solfège. Peut-être le Ier acte de la Fiancée du tzar présente-t-il quelques mouvements un peu secs, mais après la scène du peuple du 2e acte, écrite déjà d'une main très expérimentée, l'intérêt de l'œuvre commence à croître, et le touchant drame lyrique atteint une haute intensité durant tout le 4e acte.
En somme, l'opéra fut écrit pour des voix exactement définies et favorables au chant. L'orchestration et l'accompagnement ont partout de l'intérêt et produisent un grand effet, bien que je mettais toujours les voix au premier plan et que la composition de l'orchestre était ordinaire. Il suffit d'indiquer l'intermezzo orchestrale, la scène de Lubacha avec Boméli, l'entrée du tzar Ivan, le sextuor, etc. Je décidai de laisser le chant de Lubacha au Ier acte sans accompagnement, sauf les accords intermédiaires entre les couplets, ce qui faisait assez peur aux cantatrices qui craignaient de s'éloigner du ton. Mais leur crainte fut injustifiée: la «tessiture» de la mélodie de l'ordre éolien en «sol min.» fut choisie de telle façon que, à leur grand étonnement, toutes les cantatrices demeurèrent toujours dans le ton; aussi leur disai-je que mon chant est magique.
Contrairement à mon habitude, je n'ai pas utilisé dans la Fiancée du tzar aucun thème populaire, sauf la mélodie «Slava», commandée par le sujet même. Enfin, dans la scène où Maluta Skouratov annonce la volonté du tzar Ivan de prendre pour femme Marfa, j'ai introduit le thème du tzar Ivan de la Pskovitaine, en l'unissant contrepointiquement avec le thème de «Slava».
Pendant l'automne 1898, je fus occupé par l'orchestration de la Fiancée du tzar. Ce travail ne fut interrompu que pendant quelques jours par mon voyage à Moscou où j'assistais à la première représentation de Vera Scheloga et de la Pskovitaine, chez Mamontov. Le nouveau prologue passa presque inaperçu, malgré sa parfaite interprétation par Mme Tsvetkova. La Pskovitaine, au contraire, eut un grand succès, grâce au talent exceptionnel de Chaliapine qui campa incomparablement la figure du tzar Ivan le Terrible.
On donna aussi Sadko. Le reste de mon temps fut pris par des banquets organisés par Mamontov, des visites chez les Vroubel, chez Krouglikov[31] et chez d'autres. J'ai invité Mme Zabela à chanter mon prologue sous forme de concert à l'une des auditions de nos «Concerts symphoniques russes» et elle accepta volontiers. Je ne lui ai pas parlé de sa rétribution. Pourtant, j'avais à prévoir une situation peu agréable dont il me fallait trouver l'issue. Belaïev n'aimait pas trop les solistes, surtout les solistes chanteurs; il avait fixé invariablement leur prix à 50 roubles par concert. Les artistes qui étaient dans une situation précaire, pouvaient accepter cette rémunération, car cela valait toujours mieux que rien; mais ceux qui avaient leurs aises pouvaient être froissés d'une rétribution aussi indigente. Lorsque je priais de chanter à un de nos concerts Mme Mravina ou d'autres, occupant la même situation en vue, je leur demandais de chanter sans rémunération, par dévouement à l'art. Mais l'artiste moscovite ne pouvait se déplacer de Moscou à Saint-Pétersbourg et faire les frais du voyage et du séjour pour le seul honneur de chanter à nos concerts, tandis qu'il était ridicule de lui proposer cinquante roubles. Malgré toutes les raisons que je faisais valoir à Belaïev à maintes reprises, notamment qu'il était indispensable, dans certains cas, d'augmenter la rétribution des solistes, il ne voulait rien entendre. Je proposais à Zabela 150 roubles et, sans rien lui dire j'ai ajouté de ma poche 100 roubles aux 50 de Belaïev. Cela fut toujours ignoré par Zabela comme par Belaïev; toutefois, pour ne pas perdre sans motif de mon argent, j'exprimai à Belaïev le désir de recevoir le prix fixé pour ma direction des concerts et dont je m'étais désintéressé quelques années auparavant: Belaïev y consentit aussitôt.
Pour chanter le récit de Vera Scheloga, il était indispensable de s'assurer une autre cantatrice pour le rôle de Nadejda. J'en ai découvert une parmi les élèves du Conservatoire, lui réservant le prix convenu de 50 roubles. Le récit fut exécuté d'une façon parfaite, bien que le soprano lyrique de Zabela n'était pas entièrement approprié au rôle de Vera, exigeant une voix plus dramatique.
Le public se montra assez indifférent pour cette pièce. La raison en fut à ce que, par son caractère, elle demandait les tréteaux de la scène et non une estrade de concert. De même, l'air de Marfa, de la Fiancée du tzar, chanté par Zabela, ne fut point très remarqué, et l'air du 4e acte, bien que bissé par quelques-uns, passa tout à fait inaperçu. On applaudit la cantatrice, mais personne ne se demanda ce qu'elle chantait, et la critique supposa même que c'était l'une de mes nouvelles romances.
Sans doute, la direction des théâtres impériaux ressentit-elle quelque honte de ce que Sadko, qui fut représenté avec succès à Moscou et à Pétersbourg, sur des scènes privées, échappât aux théâtres subventionnés. D'autre part, aucun de mes opéras ne fut monté au théâtre Marie, depuis l'aventure avec la Nuit de Noël, en 1895. Quelle qu'en soit la cause, Vsevolojsky manifesta tout à coup le désir de monter ma Snegourotchka, avec la magnificence habituelle aux théâtres impériaux. De nouveau, le décor et les costumes furent commandés, et l'opéra fut représenté le 15 décembre. Les décors et les costumes furent, en effet, très luxueux et d'un caractère original, mais nullement appropriés à un conte russe. Le costume de la Gelée ressemblait à celui de Neptune. Lel donnait l'impression d'un Pâris; de même furent parés Snegourotchka, Koupava, Berendeï et les autres. L'architecture du palais de Berendeï et de la maison du bourgue Berendeïevka, ainsi que le soleil de pacotille à la fin de l'opéra, détonnaient ridiculement avec le sujet du conte printanier. Dans tout se manifestaient les goûts de mythologie française de Vsevolojsky.
L'opéra eut du succès. Mravina chanta admirablement dans Snegourotchka, bien que les coupures pratiquées jadis dans l'opéra ne furent point rétablies. La représentation fut longue, en raison de la durée démesurée des entr'actes.
Pendant les semaines du carême, l'opéra de Mamontov vint de nouveau à Saint-Pétersbourg, ayant cette fois Truffi pour chef d'orchestre. On donna la Pskovitaine, accompagnée de Scheloga, puis Sadko, Boris Godounov, avec Chaliapine, et Mozart et Salieri. Chaliapine eut un succès éclatant, et depuis cette époque, sa gloire ne cessa de grandir. Cependant, le spectacle ne fut pas suffisamment suivi par le public et ce n'est que grâce à la générosité de Mamontov que la troupe a pu se tirer d'affaire.
Le cercle de Belaïev ne cessait de s'étendre. Il fut augmenté par mes anciens élèves du Conservatoire: Zolotarev, Akimenko, Amani, Kryjanovsky et Tchérépnine, ainsi que d'une nouvelle étoile de première grandeur qui s'était élevée au firmament de Moscou: A. N. Skriabine, maniéré et plein de lui-même. Une autre étoile moscovite, S. V. Rakhmaninov, se tint à part, bien que ses œuvres fussent exécutées aux «Concerts symphoniques russes». En général, en ces derniers temps, il y eut à Moscou abondance de nouvelles forces musicales, tels que Gretchaninov, Korestchenko, Vassilenko et plusieurs autres. Il est vrai que Gretchaninov était plutôt pétersbourgeois, en tant que mon ancien élève. Avec ces jeunes compositeurs moscovites apparut aussi la tendance décadente qui nous venait de l'occident.
Durant l'hiver, je voyais souvent Belsky et nous examinions tous deux le Conte du tzar Saltan de Pouschkine comme sujet pour l'opéra que j'avais projeté. Nous étions également intéressés par la légende sur la Cité invisible de Kitej, concurremment avec le «Dit sur la Sainte Févronie de Mourom»; puis nous fûmes attirés par Ciel et Terre de Byron et Odyssée chez le Roi Alchinoé; mais tout cela fut remis à plus tard, et toute notre attention se concentra sur Saltan dont nous élaborions le scénario.
Au printemps, Belsky se mit à écrire son excellent livret, en suivant autant que possible le texte de Pouschkine et en l'imitant très artistiquement. A mesure de leur achèvement, il me transmettait une scène après l'autre, et j'en écrivais la musique. Pour le commencement de l'été, le prologue fut prêt en brouillon.
De même que durant le précédent été fut composée à Vetchascha la Fiancée du tzar, pendant celui de 1899 tout l'opéra de Saltan fut achevé; le prologue, le Ier acte et une partie du 2e, furent orchestrés. Saltan était écrit dans une manière mixte que j'appellerai instrumento-vocale. Toute la partie fantastique était plutôt instrumentale, tandis que la partie réaliste, vocale. Au point de vue de la composition vocale, j'étais particulièrement content du prologue. Tout l'entretien des deux sœurs aînées avec Babarikha, après la chansonnette à deux voix, la phrase de la sœur cadette, l'entrée de Saltan et l'entretien final coulent librement avec une stricte logique musicale, et la partie réellement mélodique est bien dans les voix qui ne s'accrochent pas aux fragments de phrases mélodiques de l'orchestre. La même construction se rencontre dans le trio comique du début du 2e acte de la Nuit de Mai; mais là, la construction musicale est bien plus symétrique et divisée en séparations nettes et moins unies qu'ici. L'intention était là aussi excellente, mais la réalisation est supérieure dans Saltan. La symétrie dans les airs de vantardise de la sœur aînée et de la sœur intermédiaire, ajoute à cette pièce un caractère voulu de fable. Le chant fantastique du cygne au 2e acte est légèrement instrumenté et les harmonies sont sensiblement nouvelles.
L'apparition du jour et, avec lui, de la cité rappelle, par la manière, Mlada et la Nuit de Noël; mais le chœur solennel, accueillant Guidon, écrit en partie sur le thème d'église de la 3e voix, est une composition d'un caractère tout à fait nouveau. Les miracles racontés par les marins sont réalisés, dans les derniers tableaux de l'opéra, par le développement correspondant de la même musique. La transformation du cygne en tsarine est basée sur les mêmes leitmotiv et harmonie. En général, le système de leitmotiv est largement appliqué par moi dans cet opéra, et j'ai ajouté aux récitatifs le caractère particulier de la naïveté de fable.
En souvenir de notre nourrice Avdotia, morte une année auparavant, je lui ai emprunté la mélodie de la berceuse qu'elle chantait à mes enfants, pour le chœur des nourrices qui bercent le petit Guidon.
La première moitié de la saison de 1899-1900 fut consacrée par moi à l'orchestration du Tzar Saltan. Je n'ai pas écrit cette fois d'ouverture ou d'introduction à mon nouvel opéra, parce que son prologue scénique en tenait lieu. Par contre, chaque acte était précédé d'une grande introduction orchestrale, avec un programme défini. En revanche, le prologue, de même que chaque acte ou chaque tableau, commençait par la même courte fanfare de trompettes, ayant la signification d'appel à l'audition et à la vision de l'action qui allait commencer. Le procédé est original et bien approprié pour un conte. Avec les introductions orchestrales, assez longues, des Ier, 2e et 4e actes, j'ai composé une suite orchestrale, sous le nom de Tableautins pour le Conte du tzar Saltan.