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Ma vie musicale

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Servilie.—La Nuit de Mai à Francfort.—Sadko à l'Opéra impérial.—La représentation du Tzar Saltan à Moscou.—Divers projets d'opéras.

(1899-1901)

LA partition du Tzar Saltan terminée, je commençais à songer à la Servilie de Mey. L'idée de la prendre pour sujet d'opéra m'était déjà venue à plusieurs reprises. Cette fois, je m'y suis arrêté plus sérieusement. Ce sujet, tiré de la vie de l'ancienne Rome, me permettait de jouir d'une plus grande liberté de style. Toute méthode pouvait y être appliquée, sauf ce qui s'y opposait d'une façon flagrante, comme, par exemple, le style nettement allemand, foncièrement français, indiscutablement russe, etc.

La musique antique ne nous a laissé aucune trace; personne ne l'a entendue, personne n'a le droit de dire au compositeur que sa musique n'est pas romaine, s'il remplit les conditions d'éviter tout ce qui la contredit d'une façon évidente. J'avais donc une liberté absolue. Mais, d'autre part, une musique non nationale ne saurait exister; en réalité, toute musique qu'on a l'habitude de considérer comme universelle, est quand même nationale. La musique de Beethoven est allemande; celle de Wagner est indiscutablement allemande, celle de Berlioz est française, celle de Meyerbeer l'est également. Seule, la musique contrepointique des anciens Hollandais et Italiens pourrait peut-être ne pas avoir de caractère national, parce qu'elle repose plutôt sur le calcul que sur le sentiment.

C'est pourquoi, il me fallait choisir pour Servilie également une nationalité plus ou moins appropriée. Les nuances en partie italiennes, en partie grecques, me semblaient s'adapter le mieux au sujet. Quant à la musique de caractère, celle de danse, etc., il me semblait que les nuances byzantines et orientales s'y apparentaient préférablement. On sait que les Romains n'avaient pas, à vrai dire, un art à eux et qu'ils l'avaient emprunté à la Grèce. D'un côté, je suis convaincu de la parenté entre l'antique musique grecque et la musique orientale et, de l'autre, j'estime qu'il faut chercher les traces de l'ancienne musique grecque dans la musique byzantine dont les échos résonnent dans les vieux chants orthodoxes.

Tel fut le principe qui me guida lorsque le style de Servilie commençait à s'éclaircir dans mon esprit. Je n'ai révélé à personne mon projet d'écrire Servilie et, me servant du drame de Mey, je me suis mis à établir seul le livret de mon opéra. Je n'avais pas trop de modification à y introduire, et pendant la saison de 1899-1900, des pensées musicales naquirent dans mon cerveau.


Les troubles qui eurent lieu à l'université pendant cette année scolaire nous obligèrent, ma femme et moi, à envoyer notre fils André dans une faculté étrangère. Nous avons choisi Strasbourg, où André se rendit en automne 1899. En même temps, la direction de l'Opéra de Francfort-sur-le-Mein exprima le désir de monter ma Nuit de Mai et me demanda des indications à ce sujet. J'indiquai par écrit ce que je pus; mais c'était certainement insuffisant, et il m'était impossible d'y aller personnellement. Juste avant la représentation de mon opéra, Verjbilovitch se rendait à Francfort pour y donner quelques concerts. Je le priai de faire une visite à la direction de l'Opéra de Francfort et d'y donner verbalement, de ma part, quelques indications relatives à la mise en scène et de la couleur locale, afin qu'elles ne détonnent pas trop avec les usages de la vie ukranienne, complètement ignorés des Allemands. Verjbilovitch, qui accepta très aimablement cette mission, ne fit absolument rien, et il ne se montra même pas à la direction de l'Opéra. J'aurais dû le prévoir et ne pas me fier à lui...

Le spectacle fut annoncé, et mon André, l'apprenant, se rendit à Francfort et assista à la première représentation.

La partie musicale était assez bien exécutée, par l'orchestre surtout; mais ce qui se passait sur la scène était une indigne caricature. Par exemple, le Bailli, le Scribe et le Distillateur, paraissant dans le deuxième tableau du deuxième acte, se mirent à genoux et crièrent d'une façon tragique: «Satan, Satan!»

L'opéra fut donné trois fois et bientôt il fut oublié de tous. La critique se montra condescendante, mais pas davantage.

Mes rapports avec l'Opéra de Prague donnèrent plus de résultats. Durant plusieurs années de suite, y furent donnés: la Nuit de Mai, la Fiancée du tzar et Snegourotchka, tous avec un grand succès.

Invité à venir à Bruxelles pour y diriger un concert de musique russe au théâtre de la Monnaie, je m'y suis rendu en mars. Cette fois, à la tête de l'entreprise était un certain M. D'Aoust, riche et cultivé amateur de musique. Joseph Dupont était mort. On me fut très hospitalier. D'Aoust et sa famille furent attentifs et aimables; les répétitions furent en nombre suffisant et les exécutions excellentes, comme lors de mon premier voyage. Le programme contenait Sadko, Shéhérazade, la suite de la Raymonde de Glazounov, etc. Sadko plut modérément; Shéhérazade, beaucoup. Vincent D'Indy assistait au concert, mais ne vint pas me voir. En somme, mon voyage fut très réussi. Au retour, je me suis avec zèle à Servilie.


Vsevolojsky fut remplacé à la tête des théâtres impériaux par le prince S. M. Volokonsky. Le nouveau directeur se mit aussitôt à monter Sadko sur la scène du théâtre Marie.

Les décors furent exécutés d'après les esquisses de A. Vasnetzov, et les costumes d'après ses dessins. Les meilleurs artistes de la troupe y chantèrent. La Tzarine fut chantée par Bolska; Sadko, par Yerchov. Cependant, celui-ci, par suite d'intrigue ou de caprice, ne chanta pas à la première représentation et fut remplacé par Davidov. Napravnik étudia l'opéra et le dirigea sans froncer les sourcils, mais, par la suite, passa tout de même mon opéra à Félix Blumenfeld, devenu à cette époque l'un des chefs d'orchestre du théâtre Marie.

Sadko fut donc représenté enfin au théâtre impérial, ce qu'on aurait pu faire depuis longtemps et qui n'a pu être réalisé qu'à la suite du changement dans la direction théâtrale. L'opéra fut exécuté dans la perfection. Il me fut si agréable d'entendre enfin ma musique jouée par un grand orchestre et après des études voulues! L'à peu près des scènes privées avait commencé à me décourager.

Après trois ou quatre représentations, Yerchov assuma le rôle de Sadko et le mit en relief. L'opéra fut donné avec quelques coupures que j'indiquai moi-même, croyant qu'elles allongeaient trop la représentation. Par la suite, je me suis aperçu que même ces coupures, sauf quelques rares exceptions, n'étaient pas nécessaires. Le poème légendaire de Nejata est, en effet, un peu long et monotone; mais en raison des coupures qu'on y pratique, son excellente variation orchestrale disparaît. La scène sur le navire, un peu longue par elle-même, ne semble pas gagner à être écourtée. Quant à la grande coupure dans le finale de l'opéra, elle est parfaitement préjudiciable. Si Sadko se maintient sur la scène encore pendant quinze ou vingt ans, il est bien probable que toutes ses coupures seront rétablies, comme cela s'est produit avec les opéras de Wagner, qu'on donnait jadis avec coupures et aujourd'hui intégralement.

Encore avant la représentation de Sadko à l'Opéra impérial, j'étais allé à Moscou pour assister aux représentations du Tzar Saltan au théâtre Solodovnikov que la troupe de Mamontov exploitait en association. Elle avait perdu son mécène, qui avait été emprisonné pour les dettes qu'il avait faites dans une entreprise de construction de chemin de fer d'Arkangel. Sa troupe forma une société et donna des représentations avec la même composition qu'avant.

Le Tzar Saltan fut très bien monté, autant qu'on pouvait attendre d'un théâtre privé. Les décors ont été peints par Vroubel et les costumes faits d'après ses dessins. Tous les artistes formèrent un excellent ensemble, et l'opéra fut donné pour la première fois le 21 octobre, avec un grand succès.


Plusieurs sujets d'opéra s'étaient présentés à mon esprit durant cette saison. Sur ma prière et d'après mes indications, Tuménev écrivit pour moi un livret pour un opéra intitulé Pan Voyevode, dont l'action se passe en Pologne du XVIe au XVIIe siècle, d'un caractère dramatique et sans tendance politique. L'élément fantastique devait y être peu sensible, notamment sous forme de nécromancie et de sortilèges. Des danses polonaises devaient y entrer également.

La pensée d'écrire un opéra sur un sujet polonais me hantait depuis longtemps. D'abord, quelques mélodies polonaises, que ma mère me chantait dans mon enfance et que j'avais déjà utilisées lors de la composition de la mazurka pour violon, continuaient à me poursuivre; ensuite, je subissais indiscutablement l'influence de Chopin dans les tournures mélodiques de ma musique, comme dans nombre de procédés harmoniques, fait que la perspicace critique ne s'est jamais avisé d'apercevoir. L'élément national polonais dans les œuvres de Chopin a toujours exercé sur moi une grande séduction; je tenais donc à payer mon tribut d'admiration de cet aspect de la musique de Chopin, dans l'opéra au sujet polonais, et il me semblait que j'étais en mesure d'écrire quelque chose de réellement polonais.

Le livret du Pan Voyevode me donna toute satisfaction. Tumenev avait saisi parfaitement le caractère de mœurs polonaises, et le livret lui-même, sans présenter quelque invention nouvelle, était fertile en moments musicaux.

Cependant, j'ai remis pour quelque temps la composition de Pan Voyevode. J'examinais en même temps avec Belsky d'autres sujets: Nausicaa et la Légende sur la cité invisible Kitej. Une partie du livret du premier était déjà écrite par Belsky; toutefois, mon intention s'arrêta à un autre projet.

Un jour, je reçus la visite de Petrovsky, collaborateur de Findeisen à la Gazette russe musicale. C'était un homme instruit, bon musicien, excellent critique musical et un wagnérien impénitent. Il me présenta un livret de lui sur un sujet fantastique, en 4 courts tableaux, sous le titre Kastcheï l'Immortel. Ce livret m'intéressa. Cependant, je le trouvais trop allongé dans le dernier tableau, et ses vers peu satisfaisants.

J'ai exprimé mes réserves à Petrovsky; il me présenta, quelque temps après, une autre version, plus détaillée, mais qui me plut encore moins. M'arrêtant alors à la première version, j'ai décidé de la modifier moi-même, à ma convenance. Il en résulta que je n'avais rien de précis en vue, et je suis parti à la campagne sans projet arrêté.

CHAPITRE XX

Composition de la cantate-prélude D'après Homère et de Kastcheï l'Immortel.—Vera Scheloga et la Pskovitaine au Grand Théâtre Impérial de Moscou.—Composition du Pan Voyevode.—Nouvelle orchestration de la Statue du Commandeur.—Servilie au Théâtre Impérial Marie.—Kastcheï l'Immortel à l'Opéra privé de Moscou.—Composition de la Légende sur la cité invisible de Kitej.—Scheloga et la Pskovitaine au Théâtre Impérial Marie.—La mort de Belaïev et son testament.—Boris Godounov au Théâtre Impérial Marie.

(1901-1905)

AU début de l'été, j'étais encore occupé à l'orchestration du 2e acte de Servilie, qui s'imprimait à mesure. Ayant achevé Servilie, j'ai écrit une cantate-prélude en guise d'introduction à Nausicaa. Le prélude orchestral dépeignait la mer déchaînée, emportant Odyssée, tandis que la cantate exprimait le chant des dryades, accueillant le lever du soleil et la rose Eos. Cependant n'ayant pas décidé définitivement du sort de Nausicaa, j'appelai en attendant ma cantate-prélude: D'après Homère.

Réfléchissant pendant ce temps au Kastcheï l'Immortel, je suis arrivé à la conclusion que les deux derniers tableaux pourraient facilement être réunis en un seul. J'ai résolu d'écrire ce petit opéra en trois tableaux, sans interruption de la musique. Je me suis mis à rédiger le livret avec le concours de ma fille Sonia, et nous avons composé de nouveaux vers. J'avançai rapidement dans la composition de la musique, et, vers la fin de l'été, le premier tableau fut prêt en partition, et le 2e en esquisse. L'œuvre prenait un caractère original, grâce à quelques nouveaux procédés harmoniques que je n'avais pas encore employés jusqu'ici. C'était de fausses relations formées par la marche des grandes tierces; des tons soutenus intérieurs et différentes cadences fausses et interrompues, avec des retours sur les accords dissonants, ainsi que nombre d'accords fuyants.

J'ai réussi à placer sur un accord de septième diminué presque toute la scène, assez prolongée, de la tempête de neige. La forme s'établissait, ininterrompue, mais la tonalité et le plan de la modulation ne furent pas occasionnels, suivant mon habitude, d'ailleurs. Le système du leitmotiv était appliqué en plein. Çà et là, dans les moments lyriques, la forme prenait un caractère stable et un ordre périodique, sans pleines cadences, toutefois. Le rôle était mélodieux, mais les récitatifs reposaient pour la plupart sur une base instrumentale, contrairement à ce qui avait eu lieu dans Mozart et Saliéri. L'orchestre était d'une composition ordinaire, et le chœur dans les coulisses seulement. L'esprit général de l'œuvre était morne, désespéré, avec de rares éclaircies et, parfois, avec des lueurs sinistres. Seuls l'arioso du tsarevitch, au 2e tableau, son duo avec la tsarine, au 3e tableau, et la conclusion avaient un caractère serein, ressortant en relief sur la tonalité sombre de l'ensemble.

A l'automne, je continuai à travailler au Kastcheï l'Immortel. J'ai instrumenté son 2e tableau et, après une courte interruption, écrit et instrumenté le 3e. Bessel se mit aussitôt à l'imprimer. Le prince Volkonsky, qui avait monté la saison précédente mon Sadko, fit représenter, pendant la saison 1901-1902, la Fiancée du tzar. Elle eut un grand succès. Napravnik la dirigeait volontiers, puis passa le bâton de chef à Félix Blumenfeld. L'opéra a été donné sans coupure.

L'Opéra impérial de Moscou a représenté, dans la même saison, ma Pskovitaine, précédée de Vera Scheloga. J'ai assisté à la répétition générale et à la première représentation. L'exécution fut bonne et Chaliapine fut incomparable.

La Pskovitaine fut donnée en entier, avec la scène de la forêt, et je me suis convaincu que cette scène était superflue. Le prologue fut peu remarqué, bien que Salina fut parfaite dans Vera Scheloga.

Au printemps, je me suis mis définitivement à la composition du Pan Voyevode.

Nous avons décidé, ma femme et moi, de passer l'été de 1902 à l'étranger. Notre fils André passa à l'université de Heidelberg pour le semestre d'été, afin d'y suivre le cours du vieux professeur Kuno Fischer. C'est pourquoi nous avons choisi Heidelberg pour notre résidence principale. Nous y avons loué une villa, un piano, et je me suis mis au Pan Voyevode.

J'ai eu un autre travail en vue. Tenaillé depuis longtemps par l'idée que l'orchestration de la Statue du Commandeur faite dans ma jeunesse, dans la période de la Nuit de Mai, était insuffisante, je résolus d'orchestrer à nouveau la belle œuvre de Dargomyjsky. Ayant déjà orchestré, deux ou trois ans auparavant, le premier tableau, je me suis attelé au reste, en adoucissant par endroits les duretés extrêmes et les absurdités harmoniques de l'original. Le travail avançait. Avançait Pan Voyevode, avançait l'orchestration de la Statue du Commandeur, avançait également la correction des épreuves de Kastcheï l'Immortel.

Après avoir passé deux mois dans le charmant Heidelberg, nous l'avons quitté à la venue des vacances universitaires. Après un voyage en Suisse, nous sommes rentrés chez nous par Munich, Dresde et Berlin. A Dresde, nous avons pu entendre en entier la Mort des Dieux de Wagner, dont l'exécution fut admirable.

Je suis rentré à Saint-Pétersbourg avec quantité d'esquisses pour le Pan Voyevode, et je me suis remis aussitôt à l'achèvement du travail et à l'orchestration de ce que j'ai déjà écrit.


Le prince Volkonsky, ayant résilié ses fonctions de directeur des théâtres impériaux, il fut remplacé dans ce poste par M. Teliakovsky[32].

Suivant l'habitude, le répertoire des théâtres impériaux de la saison est fixé pendant le printemps, et on avait compris dans le programme de la saison de 1902-1903 Servilie. A l'automne, on commença les répétitions des chants, sous la direction de Félix Blumenfeld, Napravnik étant malade. Blumenfeld conduisit les répétitions jusqu'à celles de l'orchestre. Appréciant son travail et connaissant son désir de diriger la représentation de ma Servilie en toute indépendance, et non en qualité d'intérimaire de Napravnik, je demandai à celui-ci, déjà rétabli, de laisser à Félix ce soin. Napravnik consentit de bonne grâce.

En octobre, Servilie fut représentée dans les meilleures conditions. Mme Kouza fut parfaite en Servilie; non moins bien furent Yerchov en Valère, Srebriakov en Soran, de même les autres. L'opéra fut très bien répété et les artistes chantèrent avec une évidente bonne volonté. L'opéra passa avec un «succès d'estime» à la première représentation et, naturellement, sans aucun succès aux jours d'abonnement. Donnée encore une fois, hors d'abonnement, elle ne réunit pas une salle nombreuse et elle fut retirée du répertoire sans l'avoir mérité. La direction des théâtres impériaux l'a quand même retenue pour le répertoire de Moscou, avec les décors et toute la mise en scène de Pétersbourg.

Durant la même saison, le théâtre Marie monta la Mort des Dieux. Tout le cycle des Nibelungen fut ainsi représenté. On donna également Francesca, le nouvel opéra de Napravnik. Pendant ce temps, la Société des artistes moscovites représenta mon Kastcheï. On le donna en même temps que Yolante, et leur exécution ne fut pas mauvaise pour un opéra privé. Je fus content du style soutenu de mon opéra, et les parties de chant apparurent comme suffisamment faciles pour les artistes; mais il est peu probable que le public ait pu démêler exactement ses impressions. Les couronnes et les rappels dont fut honoré l'auteur ne préjugent rien, surtout à Moscou, où on m'aime, je ne sais trop pourquoi.

Tout en travaillant au Pan Voyevode, j'examinais avec Belsky le sujet de la Légende sur la Cité invisible de Kitej. Lorsque le plan fut définitivement établi, Belsky se mit au livret et l'acheva vers l'été. De mon côté, j'avais terminé, depuis le printemps, le brouillon du premier acte.

Après le mariage de ma fille Sonia, qui a épousé V. P. Troïtsky, nous sommes partis pour la campagne. Là, j'ai terminé d'abord l'orchestration du deuxième acte du Pan Voyevode, puis me suis mis au Kitej. A la fin de l'été, le premier et le deuxième tableau du quatrième acte furent terminés en brouillon. A mon retour à Pétersbourg, j'ai écrit le premier tableau du troisième acte, puis le deuxième de Kitej, et j'ai commencé l'orchestration.

Cette saison fut marquée pour moi par la représentation de la Pskovitaine, accompagnée de Scheloga, au théâtre Marie. Chaliapine fut merveilleux. Napravnik dirigea l'orchestre. L'opéra fut représenté avec les coupures faites sur mes indications: la scène de la forêt fut supprimée, tandis que la musique de la forêt, de la chasse tsarienne et de l'orage fut exécutée sous forme de tableau symphonique, avant le troisième acte, et se termina par la chanson des jeunes filles en sol maj., derrière le rideau baissé. Et ce fut fort bien.

Chaliapine eut un succès formidable; l'opéra eut un succès moyen, en tout cas, loin de celui qu'il avait eu au début.

Mon Saltan fut donné par la troupe de l'opéra russe au théâtre du Conservatoire. Mais je n'ai assisté ni aux répétitions, ni aux représentations, parce qu'on disait que le dirigeant occulte du répertoire y était un critique musical d'un journal pétersbourgeois à qui je ne voulais pas avoir affaire. On me dit que l'exécution fut exécrable.

Pendant les fêtes de Noël, Belaïev, qui se sentait mal depuis assez longtemps, consentit à se soumettre à une assez grave opération. Celle-ci fut accomplie d'une façon satisfaisante, mais son cœur ne put résister et, deux jours après, il expira, à l'âge de soixante-sept ans. On s'imagine quel coup cela fut pour tout le cercle dont il avait été le centre!

Par son testament détaillé, après avoir assuré l'existence de sa famille, il laissa toute sa fortune aux œuvres musicales. Chaque institution eut sa part: les «Concerts symphoniques russes», sa maison d'édition, le fonds des droits de compositeur, le prix Glinka, fondé par lui, le concours de composition de musique de chambre et, enfin, une somme permanente pour le secours aux musiciens nécessiteux. Pour administrer tous ces capitaux et les œuvres musicales fondées par lui, il indiqua trois personnes: moi, Glazounov et Liadov, avec l'obligation de choisir nos remplaçants. Les capitaux laissés par lui furent si importants qu'avec le seul revenu on pouvait assurer à perpétuité le fonctionnement de la maison d'édition, des concerts, des concours, etc. Le revenu était même plus fort que les sommes que nous avions à dépenser, de sorte que le capital augmente avec le temps. Il en résulte que grâce à l'amour désintéressé de Belaïev pour l'art, une institution sans précédent était formée, assurant à perpétuité la possibilité de publier et de faire exécuter les œuvres de la musique russe. Mais rien n'est parfait en ce monde, et le testament lui-même contenait certaines erreurs qui rendirent cette institution vulnérable. Je parlerai un jour de ces erreurs.


Au mois d'octobre, ou de novembre, fut représenté au théâtre Marie, Boris Godounov, dans ma rédaction et avec Chaliapine dans le principal rôle. Blumenfeld dirigea l'orchestre; l'opéra fut donné sans coupure. Après quelques représentations, la scène sous les Kroms fut supprimée, sans doute en raison des troubles politiques qui commençaient à éclater à cette époque.

Je fus au plus haut point content de mes rédaction et orchestration de Boris Godounov, que j'ai entendu pour la première fois avec l'accompagnement d'un grand orchestre. Les fougueux admirateurs de Moussorgsky montrèrent quelque peu grise mine, exprimèrent de vagues regrets. Mais en donnant une nouvelle rédaction à Boris, je n'ai pas supprimé la version primitive. Si un jour on trouve que l'original est supérieur à ma rédaction, on n'aura qu'à représenter cette œuvre dans la partition de Moussorgsky.

CHAPITRE XXI

Agitation parmi les élèves du Conservatoire.—Représentation de Kastcheï à Saint-Pétersbourg.—Mon traité d'instrumentation.—Pan Voyevode à Moscou.—La mort de Arensky.—Reprise de Snegourotchka.—Les concerts.—Addition à la partition de Boris Godounov.—Le Mariage de Moussorgsky.—L'été de 1906.

(1905-1906)

LES études du Conservatoire avançaient plus ou moins régulièrement jusqu'aux fêtes de Noël. Toutefois, à la veille de ces fêtes, une certaine agitation commença à se manifester parmi les élèves, échos de celles qui avaient eu lieu parmi la jeunesse universitaire. Mais voici que vînt la journée du 9/22 janvier, et l'agitation politique souleva tout Saint-Pétersbourg. Les élèves du Conservatoire y furent entraînés à leur tour. Des réunions bruyantes eurent lieu dans les auditoires. Le directeur Bernhard, poltron et manquant de tact, voulut s'y opposer. La direction de la Société Russe Musicale intervint. Plusieurs réunions du conseil artistique et de la direction de la Société eurent lieu; je fus choisi parmi les membres du comité devant chercher le terrain d'apaisement des élèves. On proposa d'abord plusieurs mesures: exclure les meneurs, faire venir la police, fermer temporairement le Conservatoire. Nous étions quelques-uns qui défendirent les droits des élèves.

Je passais aux yeux de la partie conservatrice des professeurs et de la direction presque comme le chef du mouvement révolutionnaire parmi les étudiants. J'ai publié, dans le journal Rouss, une lettre, dans laquelle je reprochais à la direction son manque de perspicacité et démontrais la nécessité d'accorder l'autonomie au Conservatoire. A la réunion du conseil, Bernhard condamna les termes de ma lettre. On lui opposa des raisons contraires; mais il leva la séance sans laisser prendre de résolution.

La plus grande partie des professeurs, dont j'étais, l'invita alors par écrit à se démettre. Tout cela eut pour résultat la fermeture du Conservatoire, l'exclusion de plus d'une centaine d'élèves, la démission de Bernhard et ma révocation comme professeur au Conservatoire, mesure prise par la direction principale de la Société Musicale, à l'insu du conseil artistique.

Ayant reçu l'avis de ma révocation, je l'ai annoncée par une lettre publique, dans la Rouss, et j'ai donné en même temps ma démission de membre d'honneur de la section pétersbourgeoise de la Société Musicale. Il se passa alors une chose bien singulière. Des deux capitales, de tous les points de la Russie, affluèrent à mon nom des adresses collectives, des lettres des différentes institutions et d'un grand nombre de personnes, appartenant au monde musical, et où de chaudes sympathies m'étaient exprimées, ainsi que l'indignation contre la direction de la Société Russe Musicale. Des délégations des diverses sociétés et corporations vinrent me voir pour me faire les mêmes déclarations. Les journaux étaient remplis d'articles traitant mon cas. Le comité de direction était fort malmené. Quelques-uns de ses membres, notamment Persiani et Taneïev donnèrent leur démission. Les élèves du Conservatoire organisèrent une représentation de mon Kastcheï et de mes morceaux séparés au théâtre de Mme Kommissarjevsky. Kastcheï fut assez bien répété, sous la direction de Glazounov. A la fin de l'opéra, on m'appela à plusieurs reprises sur la scène, on lut des adresses de toutes sortes de corporations et on prononça des discours très violents. Un bruit indescriptible éclatait après chaque lecture d'adresse ou chaque discours. Finalement, la police ordonna de faire descendre le rideau de fer et la manifestation se termina. La partie concertrale ne put, par suite, avoir lieu.

Une pareille exagération de mes mérites et de mon soi-disant courage civique ne saurait être expliquée que par l'agitation qui s'est emparée de toute la société russe et qui voulait, en s'adressant à moi, exprimer hautement l'indignation accumulée chez elle contre le régime en général. M'en rendant bien compte, je n'en ressentis aucune satisfaction d'amour-propre. J'attendis seulement que cela finisse. Mais cela ne finit pas de sitôt, car cela dura encore deux mois entiers. Ma situation n'était pas tenable. La police donna l'ordre d'empêcher toute exécution de mes œuvres à Saint-Pétersbourg.

Certains satrapes de province donnèrent les mêmes ordres dans leur ressort. En vertu de cette interdiction, le troisième concert symphonique, dont le programme portait l'ouverture de la Pskovitaine, n'eut pas lieu. Vers le commencement de l'été, la force de cette absurde interdiction faiblit peu à peu, et mes œuvres apparurent en grande quantité sur le programme des orchestres en plein air, précisément à cause de l'attention dont je fus l'objet. Seuls, les zélés gouverneurs de province continuèrent à considérer, pendant quelque temps encore, mes œuvres comme révolutionnaires.

Les études du Conservatoire ne reprenaient point. Glazounov et Liadov démissionnèrent. Quant à mes autres collègues, après quelques palabres bruyants, ils restèrent tous, sauf Verjbilovitch, celui-ci sans raison explicable. Mme Essipov partit pour l'étranger, et Blumenfeld, qui saisit ce prétexte qu'il cherchait depuis longtemps, quitta à son tour le Conservatoire. Les professeurs, assemblés en des réunions privées chez Sacha Glazounov, élurent celui-ci directeur du Conservatoire autonome. Mais cette élection resta pour l'instant toute platonique.

Les événements du printemps de 1905 qui eurent lieu au Conservatoire et toute l'histoire me concernant sont décrits ici fort brièvement; mais les matériaux s'y rapportant: articles, lettres, avis officiels m'annonçant ma révocation, etc., sont conservés par moi en ordre parfait. Quiconque s'y intéresse pourrait utiliser ces matériaux; quant à moi, je n'ai aucune envie de décrire en détail ce long intermède dans ma vie musicale.

Nous avons passé l'été de 1905 de nouveau à Vetchascha. Mon fils André, souffrant de rhumatismes, partit avec sa mère pour une cure à l'étranger et revint à Vetchascha vers la fin de l'été seulement.

Fort troublé par les événements du Conservatoire, je fus longtemps avant de me remettre au travail. Après divers essais d'une étude contenant l'examen de ma Snegourotchka, je me suis mis enfin à la réalisation d'une idée, déjà ancienne, d'écrire un traité d'orchestration, en l'appuyant sur des exemples pris exclusivement dans mes œuvres. Ce travail dura pendant tout l'été. De plus, j'ai eu à récrire au net et à parachever la partition de Kitej en vue de sa publication. L'édition en fut cette fois assurée par la firme de Belaïev.

A mon retour à Saint-Pétersbourg, tout mon temps fut pris par le choix des exemples pour mon traité d'orchestration et l'élaboration de la forme du traité même. Le Conservatoire demeurait toujours fermé. Les élèves venaient prendre leurs leçons chez moi.

Au début de l'automne, je fus appelé à Moscou pour la représentation de Pan Voyevode au Grand Théâtre Impérial. C'est le talentueux Rakhmaninov qui dirigea l'orchestre. La musique avait été très bien étudiée, mais quelques-uns des chanteurs furent un peu faibles. L'orchestre et le chœur furent excellents.

Je me suis rendu compte avec satisfaction que mes conceptions musicales se réalisaient parfaitement dans la pratique, tant dans la partie vocale que dans la partie orchestrale. La musique, qui donnait déjà une impression satisfaisante sur la scène d'un opéra privé, gagnait énormément dans l'exécution d'un grand orchestre. Les voix résonnaient d'une façon parfaite. Et toute l'orchestration était aussi bonne. Le commencement de l'opéra, le nocturne, la scène d'envoûtement, la mazurka, la cracovienne, la polonaise pianissimo, pendant la scène de Jadviga avec le pan Dzuba, ne laissaient rien à désirer. Le chant sur le cygne mourant, qui a beaucoup plu à Saint-Pétersbourg, parut ici plus pâle, chanté par Polozova, et l'air du Voyevode fut exécuté par Pétrov sans relief.

Le temps ne fut pas moins troublé à Moscou pendant les représentations de Pan Voyevode. Une grève éclata dans les imprimeries quelques jours avant la première représentation; sauf les affiches du théâtre, aucune annonce ne put paraître dans les journaux, et la première soirée, la salle fut loin d'être comble.

L'opéra eut un «succès d'estime»; cependant, la fréquence des grèves, l'agitation politique, et enfin, la révolte de décembre qui eut lieu à Moscou, eurent pour résultat de faire disparaître mon œuvre du répertoire de l'Opéra, après quelques représentations.

Teliakovsky n'avait assisté qu'à la première représentation. Ayant appris par Rakhmaninov que j'ai achevé ma Légende sur le Kitej, il m'exprima le désir de le monter à Pétersbourg durant la saison prochaine. Je lui ai répondu que j'ai pris la résolution de ne plus présenter jamais mes opéras à la direction: qu'elle choisisse elle-même parmi mes œuvres éditées; mais puisque le directeur s'intéressait à mon Kitej, je lui en adresserai un exemplaire dès l'impression de l'opéra, avec une dédicace; quant à le monter ou à ne pas le monter, c'était à lui de décider; s'il le fait, j'en serais très heureux; sinon, je ne lui adresserai aucun reproche.

Après avoir entendu mon Sadko au théâtre Solodovnikov, dans une détestable exécution, je revins à Saint-Pétersbourg.

Pendant cet automne, la mort emporta Arensky. Après la fin de ses études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, mon ancien élève devint professeur au Conservatoire de Moscou et vécut plusieurs années dans la vieille capitale. D'après tous les témoignages, sa vie s'était écoulée d'une façon désordonnée, dans les buveries et les jeux de cartes, ce qui pourtant n'entrava pas sa fécondité de compositeur. A un moment donné, il eut même une crise de folie qui passa, toutefois, sans laisser de trace. Ayant abandonné le professorat au Conservatoire de Moscou, il alla habiter Saint-Pétersbourg et fut pendant quelque temps le successeur de Balakirev à la tête de la chapelle de la Cour. Dans cette fonction, il continua de même à mener sa vie désordonnée, quoique à un degré moindre. Il quitta également la chapelle de la Cour et prit la direction du chœur du comte Scheremetiev. Dès lors sa situation devint bien plus enviable. Ayant le titre d'un fonctionnaire pour mission spéciale au ministère de la Cour, Arensky recevait 6.000 roubles de traitement, tout en jouissant de loisir pour s'occuper de ses œuvres. Aussi composait-il beaucoup; mais en même temps, ses orgies et le jeu reprirent de plus belle et minèrent sa santé. Finalement, il contracta la tuberculose. Parti déjà très bas pour Nice, il revint mourir en Finlande.

Depuis qu'il vint habiter Saint-Pétersbourg, Arensky entretenait des relations amicales avec le cercle Belaïev; mais en tant que compositeur, il se tenait à l'écart, rappelant sous ce rapport Tchaïkovsky. Quant à ses tendances musicales, il se rapprochait le plus de celles d'Antoine Rubinstein, sans en avoir au même degré la force créatrice, bien qu'au point de vue instrumental, il le dépassait, parce que enfant de son temps. Dans sa jeunesse, Arensky ne fut pas sans subir mon influence et, plus tard, celle de Tchaïkovsky. Mais son souvenir ne lui survivra pas longtemps.


La grande grève éclata à ce moment. Arriva la journée du 30 octobre, avec les manifestations populaires du lendemain[33]. Pendant quelque temps, une liberté complète de la presse régna; puis elle fut de nouveau abolie et les répressions leur succédèrent. Aussi, n'avais-je point l'état d'esprit nécessaire pour continuer mon travail de rédaction du traité d'orchestration.

Cependant, au milieu de ce trouble, un règlement temporaire fut promulgué, par lequel une certaine autonomie était accordée au Conservatoire. Le Conseil artistique acquérait le droit de nommer les professeurs en dehors de la compétence de la direction, et choisir dans son sein le directeur du Conservatoire pour un temps défini. En vertu de ces nouveaux principes, le Conseil m'invita, ainsi que les autres professeurs qui ont quitté le Conservatoire à cause de moi, à reprendre nos fonctions. Le Conseil reconstitué, élut, dès sa première séance, Glazounov comme directeur du Conservatoire. Les élèves exclus furent réadmis. Mais il fut impossible de recommencer les études, car la réunion des élèves décida de ne pas les reprendre tant que ne seront pas reprises les études dans les autres établissements de l'enseignement supérieur. Il fut donc décidé de procéder seulement aux examens au mois de mai.

Je continuais à enseigner à mes élèves chez moi. Pendant ce temps, les réunions du Conseil artistique étaient orageuses à l'extrême. Certains de ses membres préconisaient la continuation des cours, dénigrant les élèves de toutes les façons et se querellant avec Glazounov, qui tenait à respecter la décision des élèves; d'autres membres, d'abord partisans du nouveau directeur, lui tournèrent le dos, sous l'influence de la réaction qui s'était produite dans une partie de la société russe. La situation de Glazounov, adoré par les élèves, était difficile. La partie conservatrice du Conseil lui faisait une opposition acharnée à toutes les séances. Pendant l'une d'elles, je perdis patience et quittai la salle, déclarant que je ne saurais plus rester au Conservatoire. On courut après moi et on essaya de me calmer. J'écrivis au Conseil une lettre d'explication où j'avouai que je n'aurais pas dû m'emporter, mais je donnai le motif de mon indignation.

J'ai décidé de rester encore au Conservatoire jusqu'à l'été et de l'abandonner à l'automne, parce que la direction pétersbourgeoise de la Société Musicale, qui s'était d'abord effacée, reprit de l'assurance et entrava toutes les initiatives de Glazounov au point de vue pécunier. Je dis à Glazounov mon intention de m'en aller et cherchai à le persuader de faire de même. Il fut au désespoir et vit dans mon abandon du Conservatoire le prélude d'une nouvelle difficulté, mais refusa de démissionner lui-même, espérant être encore utile à l'établissement.

Vint le mois de mai et l'époque des examens. Glazounov les conduisit avec énergie. Les esprits des étudiants se calmèrent pendant les examens, et l'année scolaire se termina sans incidents. Par affection pour mon cher Sacha et aussi pour nombre de mes élèves, je résolus de ne pas démissionner pour l'instant, car les intentions de Glazounov étaient les meilleures, et il m'était pénible de déranger ses projets.


Pendant la deuxième moitié de la saison, Snegourotchka fut reprise au théâtre Marie, et donnée onze fois, sous la direction de Blumenfeld. Malgré le temps de trouble, les recettes furent très bonnes. La Fiancée du Tzar, donnée au commencement de l'automne, ne fut pas reprise, et au printemps recommencèrent les répétitions de la Légende sur la cité invisible de Kitej, sur la propre initiative de Teliakovsky, qui avait reçu de moi un exemplaire de la partition.

Au printemps, j'ai repris mon travail de rédaction des œuvres de Moussorgsky. Les reproches que j'ai entendus me faire à maintes reprises pour avoir supprimé quelques pages de Boris Godounov, finirent par m'inciter de revenir à cette œuvre et de procéder à la rédaction et à l'orchestration de ces pages supprimées et de les publier sous forme de supplément à la partition. J'ai orchestré ainsi le récit de Pimen concernant les tzars Ivan et Féodor, le récit sur le pope, l'horloge au coucou, la scène de l'Imposteur avec Rangoni à la fontaine, et le monologue de l'Imposteur, après la polonaise.

Le tour vint également du fameux Mariage[34]. D'un commun accord avec Stassov, qui cachait jusqu'alors, à la Bibliothèque Impériale, le manuscrit de l'opéra à tous les regards indiscrets, cette œuvre fut exécutée un soir chez moi par Sigismond Blumenfeld, ma fille Sonia, le ténor Sandoulenko et le jeune Stravinsky. Ma femme accompagnait. Mise ainsi au jour, cette œuvre frappa tout le monde par son esprit autant que par son manque de musicalité préconçue. Après réflexion, je me suis décidé, au grand plaisir de Stassov, de faire éditer cet opéra par Bessel, en le révisant et en le corrigeant préalablement, avec la pensée de l'orchestrer un jour pour sa représentation sur la scène[35].


J'ai déjà fait allusion à la nécessité pour mon fils André d'aller compléter sa cure à l'étranger. Il partit au début de mai avec sa mère. Mon fils Volodia devint libre aussi après les derniers examens de l'Université, où il terminait ses études cette année. Il fut donc convenu que nous passerions tous l'été à l'étranger.

Je suis parti avec Volodia et ma fille Nadia, au début de juin, en passant par Vienne, pour me rendre à Riva, sur le lac de Garde. Ma femme et André devaient venir nous rejoindre. Nous passâmes dans la charmante Riva près de cinq semaines. Je m'occupais de l'orchestration de mes romances: le Songe d'une nuit d'été et Antchar. J'ai orchestré également trois romances de Moussorgsky, développé ma trop courte Doubinouschka[36] et Kastcheï, qui ne me satisfaisait point, en y ajoutant un chœur dans les coulisses.

En revanche, le mystère Terre et Ciel avançait difficilement, de même que Stegnka Razine. Aussi, la pensée d'arrêter ma carrière de compositeur, qui me poursuivait depuis l'achèvement de Kitej, continua-t-elle à me poursuivre ici encore.

Les nouvelles de Russie me maintenaient dans un état d'inquiétude, mais je résolus de ne pas abandonner le Conservatoire, si les circonstances ne me l'imposaient point, d'autant plus que les lettres de Glazounov, qui s'était mis à la partition de sa huitième symphonie, m'apportaient quelque consolation. J'ai résolu de ne pas l'abandonner; quant à mes compositions, l'avenir en décidera. En tout cas, je tâcherai d'éviter de me mettre dans la situation d'un chanteur qui a perdu sa voix. On verra bien...

Après avoir passé cinq semaines tranquilles à Riva, nous avons accompli un voyage à travers l'Italie et sommes revenus à Riva pour quinze jours encore. Demain nous quittons ce charmant endroit et partons, par Munich et Vienne, pour la Russie.

Le récit de ma vie musicale est conduit jusqu'à sa fin. Il est désordonné, il n'est pas également détaillé partout, il est écrit en mauvais style, il est souvent assez sec; en revanche, il ne contient que la vérité, et c'est là son intérêt.

A mon arrivée à Saint-Pétersbourg, se réalisera peut-être ma très ancienne idée d'écrire un journal intime. Mais qui sait si j'aurai longtemps à l'écrire?...

Riva sul lago di Garda, 22 août (vieux style) 1906.






TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION DE E. HALPÉRINE-KAMINSKY

CHAPITRE I.—Balakirev et son groupe.—César Cui, Moussorgsky, Borodine.—Mon entrée dans ce groupe

I

CHAPITRE II.—Borodine et Moussorgsky.—Exécution de ma première œuvre

25

CHAPITRE III.—L'amitié de Moussorgsky.—Sadko.—Tchaïkovsky

33

CHAPITRE IV.—Berlioz à Saint-Pétersbourg.—Ses concerts et l'indifférence qu'il montra pour la musique russe.—Boris Godounov.—Le Lohengrin de Wagner

36

CHAPITRE V.—Ma nomination comme professeur au Conservatoire

41

CHAPITRE VI.—La Pskovitaine et la Censure.—La première représentation de la Pskovitaine

47

CHAPITRE VII.—Moussorgsky.—La chute de ses facultés.—Analyse de ses œuvres

56

CHAPITRE VIII.—Rédaction des partitions de Glinka.—Deuxième version de la Pskovitaine.—Comparaison des deux versions

62

CHAPITRE IX.—Borodine: chimiste, professeur et musicien.—La Nuit de Mai.—Analyse musicale.—Sa tendance païenne.—Le Prince Igor de Borodine

70

CHAPITRE X.—La représentation de la Nuit de Mai.—Les concerts de l'École musicale Gratuite.—Moussorgsky pianiste.—Snegourotchka.—Glazounov

85

CHAPITRE XI.—La composition de Snegourotchka.—La fin du Conte.—L'analyse de Snegourotchka

102

CHAPITRE XII.—La mort de Moussorgsky.—J'abandonne la direction de l'École musicale Gratuite.—Les représentations de Snegourotchka.—L'accueil que lui fait la critique.—Balakirev reprend la direction de l'École Gratuite.—La première œuvre de Glazounov.—Mon arrangement de Khovanstchina et des autres œuvres de Moussorgsky

119

CHAPITRE XIII.—«Les Concerts Russes Symphoniques.»—La mort de Borodine.—Le cercle de Balakirev et le cercle de Belaïev.— L'orchestration du Prince Igor.—Le Capriccio Espagnol.—Shéhérazade et l'Ouverture dominicale

137

CHAPITRE XIV.—La représentation de l'Anneau des Nibelungen.—Voyage à Paris.—Mon opéra-ballet Mlada.—Voyage à Bruxelles.—Le 25e anniversaire de ma vie musicale.—La représentation du Prince Igor

155

CHAPITRE XV.—Occupations esthétiques et philosophiques.—Représentation de Mlada

170

CHAPITRE XVI.—La mort de Tchaïkovsky.—La mort de Rubinstein.—La censure et la Nuit de Noël.—Sadko

178

CHAPITRE XVII.—La représentation de la Nuit de Noël.—Rédaction de Boris Godounov.—Glazounov.—Comparaison entre mes opéras Mlada, la Nuit de Noël et Sadko.—Composition de romances

191

CHAPITRE XVIII.Sadko au théâtre Mamontov de Moscou.—Vera Scheloga et la Fiancée du tsar.—Snegourotchka à l'Opéra Impérial de Saint-Pétersbourg.—Les nouveaux compositeurs moscovites.—Le tsar Saltan

206

CHAPITRE XIX.Servilie.—La Nuit de Mai à Francfort.—Sadko à l'Opéra Impérial.—La représentation du Tsar Sultan à Moscou.—Divers projets d'opéras

222

CHAPITRE XX.—Composition de la cantate-prélude D'après Homère et de Kastcheï l'Immortel.—Vera Scheloga et la Pskovitaine au Grand Théâtre Impérial de Moscou.—Composition du Pan Voyevode.—Nouvelle orchestration de la Statue du Commandeur.—Servilie au Théâtre Impérial Marie.—Kastcheï l'Immortel à l'Opéra privé de Moscou.—Composition de la Légende sur la Cité invisible de Kitej.—Scheloga et la Pskovitaine au Théâtre Impérial Marie.—La mort de Belaïev et son testament.—Boris Godounov au Théâtre Impérial Marie

232

CHAPITRE XXI.—Agitation parmi les élèves du Conservatoire.—Représentation de Kastcheï à Saint-Pétersbourg.—Mon traité d'instrumentation.—Pan Voyevode à Moscou.—La mort de Arensky.—Reprise de Snegourotchka.—Les concerts.—Additions à la partition de Boris Godounov.—Le Mariage de Moussorgsky.—L'été de 1906

243





ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY

NOTES:

[1] Lettre citée par le critique musical V. Baskine dans son étude sur Rimsky-Korsakov (Supplément littéraire de la Niva, juin 1909).

[2] Maître de piano de Rimsky-Korsakov et qui l'avait mis en contact avec Balakirev (Note du trad.).

[3] Célèbre critique d'art qui, avec César Cui, s'était fait, dans la presse, le puissant défenseur de la «Nouvelle École». (Note du trad.).

[4] Rousslan et Ludmila, opéra de Glinka. (Note du traducteur.)

[5] L'auteur de l'hymne russe. (Note du trad.).

[6] Sur lequel le jeune marin avait fait son voyage de circumnavigation (Note du trad.).

[7] L'auteur parle ensuite de l'exécution de sa première œuvre aux concerts de l'École Gratuite de Musique (Note du trad.)

[8] L'Assemblée populaire de l'ancienne république de Pskov. (Note du traducteur.)

[9] Le censeur. (Note du trad.)

[10] Le grand-duc Constantin Nicolaïevitch, frère d'Alexandre II, alors grand amiral de la flotte russe. (Note du traducteur.)

[11] Le chef d'orchestre influent du théâtre impérial Marie et auteur, lui-même, de compositions musicales. (Note du trad.)

[12] La sœur de la future Mme Rimsky-Korsakov (Note du trad.)

[13] Le 21 janvier 1874, fut représenté au Théâtre Marie, l'opéra de Moussorgsky: Boris Godounov. Le succès fut grand. «Nous triomphions», dit Rimsky-Korsakov en faisant allusion au groupe des «cinq». (Note du trad.)

[14] Contes de Gogol. (Note du trad.)

[15] Célèbre critique musical.

[16] Le prélude fut par la suite mis au point par A.-K. Liadov. (Note de l'auteur.)

[17] En 1876, Rimsky-Korsakov avait été chargé de reviser et de rédiger, pour une nouvelle édition, les éditions précédentes, fort défectueuses, des partitions de Glinka. (Note du trad.)

[18] D'après lequel Rimsky-Korsakov a écrit son livret de la Pskovitaine. (Note du trad.).

[19] Violon à trois cordes avec archet. (Note du trad.)

[20] L'auteur de la nouvelle La Nuit de Mai, d'où le compositeur a tiré le livret de l'opéra (Note du trad.).

[21] Considéré en Russie comme le plus grand dramaturge russe. (Note du trad.).

[22] Deux familles bien connues, dont plusieurs membres se sont distingués dans divers arts. (Note du trad.).

[23] Critique musical bien connu du journal Novoïe Vremia. (Note du trad.)

[24] Le terme «chapelle»,—en russe «capella», tirant son origine de l'italien,—comprend le chœur et l'orchestre.

[25] B-la-F (si-bém.-la-fa), ces trois notes forment le nom Belaïev (Note de Adam de Wienawski).

[26] Critique musical fameux (Note du traducteur).

[27] Célèbre poète russe. (Note du traducteur.)

[28] Ancienne coutume de chanter à Noël ou au Nouvel An pour souhaiter la bonne fête devant les portes ou les fenêtres des habitants. (Note du traducteur.)

[29] Cet intermezzo s'est conservé dans les papiers de Rimsky-Korsakov, sous forme de partition et de transposition à 4 mains. (Note de Mme Rimsky-Korsakov.)

[30] Riche négociant de Moscou qui patronnait volontiers diverses entreprises d'art. (Note du traducteur.)

[31] Critique musical de Moscou. (Note du traducteur.)

[32] Précédemment directeur des théâtres impériaux de Moscou. Il est encore aujourd'hui à la tête de l'intendance générale des théâtres impériaux, comprenant ceux de Moscou et de Saint-Pétersbourg. (Note du traducteur.)

[33] Il s'agissait, on se souvient, de la grève générale des ouvriers au nombre de 5 millions, qui arrêta toute la vie du pays et dura dix-sept jours. Elle provoqua la publication du manifeste impérial du 30 octobre, qui est comme la charte du nouveau régime. Le 31 octobre eurent lieu des manifestations violentes en sens inverses, les unes pour acclamer les libertés annoncées, les autres, celles des partisans de l'ancien régime, pour attaquer les intellectuels (Note du Traducteur).

[34] Opéra inachevé de Moussorgsky sur les paroles de la comédie de Gogol. (Note du Traducteur.)

[35] Les premières douze pages de la partition, écrites au net, ont été retrouvées dans les papiers de Rimsky-Korsakov. (Note de Mme Rimsky-Korsakov.)

[36] Sans doute sur le motif du chant des haleurs de la Volga. (Note du traducteur.)


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