Madeleine, jeune femme
IX
Tout arrive en même temps, dit-on. Mon grand-père, ma grand'mère et maman, venant à Paris visiter l'Exposition, pénétrèrent dans notre appartement le jour même et à l'heure précise où mon mari reçut une «assignation à comparaître devant le tribunal, etc., conjointement avec le sieur Grajat, etc.» Je revenais de les prendre à la gare d'Orléans, et je les poussais dans l'antichambre obscure, quand ma bonne, ahurie, me dit à l'oreille que la concierge venait de monter une «feuille de papier bleu», remise par un huissier. Mon grand-père, ancien magistrat, eut l'oreille fine pour entendre le mot «huissier» et me dit: «Ton mari a un procès?»... Je ne savais pas de quoi il s'agissait; je n'eus que le temps de courir cacher la feuille bleue. Mon mari rentra avant que je n'eusse pu seulement la lire. Je la lui remis, à la dérobée, en lui demandant: «Qu'est-ce qu'il y a?... encore Grajat?...» Il me dit: «Rien du tout, absolument rien!» Mais il ne quittait pas sa face blême depuis le jour du colloque de Grajat avec le président Du Toit. Ma famille le trouva bilieux, surmené de travail. Elle me trouva, moi, étourdie, préoccupée. Mon mari se refusait obstinément à me dire en quoi consistait ce procès. Je lui disais: «Oh! moi, j'ai vu venir ça de longtemps: rappelez-vous la soirée où votre Grajat a maçonné le mariage d'Isabelle avec le jeune Du Toit; pourquoi tenait-il si fort à ce mariage? Allez-vous me dire qu'il agissait dans l'intérêt de la jeune fille? Allons donc! il voulait s'allier, lui, Grajat, votre ami, avec le président Du Toit, indissolublement, en prévision d'affaires qui devaient bientôt traîner devant les tribunaux...» Mon mari disait: «Vous êtes folle, Madeleine!» Le «vous êtes folle, Madeleine» fut désormais sa réponse à toutes mes fiévreuses hypothèses, et Dieu sait si j'en fis, des hypothèses! Je fis celle-ci aussi, qu'il ne voulait point me parler tant que mes parents étaient là, de peur que je les prisse pour confidents; et cela me gâtait le plaisir que j'avais à les recevoir. D'autre part, mieux valait peut-être qu'ils fussent à Paris durant cette crise, parce que leur présence m'absorbait au moins tout le jour. Je leur servais de guide à l'Exposition. Je la connaissais, l'Exposition! Ils étaient flattés tous les trois, de me voir si documentée; mais rien, des progrès que j'avais pu faire, ne les surprenait, parce que, pour eux, la science de mon mari devait être sans bornes: c'était une opinion qui datait du jour où il leur avait été présenté et où il avait parlé, une heure durant, sur l'architecture. Ils s'étonnaient qu'il n'eût point été décoré au 14 juillet; mais il devait y avoir une «promotion de l'Exposition...» Qui donc leur avait fait espérer cela, grand Dieu? Ce ne pouvait être que moi-même, dans une de ces lettres de toute jeune mariée, où l'on annonce comme exécutés tous les rêves de son mari... Deux choses seulement les chiffonnaient: la première était que l'on n'eût point encore trouvé pour mon frère Paul la situation promise; la seconde était qu'on ne m'entendît jamais appeler mon mari par son petit nom «Achille», et que nous n'eussions, lui et moi, pas commencé à nous tutoyer. Ma grand'mère revint là-dessus principalement, tous les jours.
Maman couchait dans notre chambre de réserve; les grands parents dans l'appartement de leurs amis, les Vaufrenard, faubourg Saint-Honoré. Cela donnait lieu à des complications de rendez-vous, à de folles allées et venues. Ah! l'on s'en donnait de la peine! Pour comble de malheur, je n'allais pas bien; deux fois j'avais failli me trouver mal à l'Exposition, et j'avais de nouveau éprouvé ma traversée de Calais à Douvres. Maman, loin de s'alarmer, souriait, et elle me dit: «C'est peut-être un excellent signe...» Moi, j'attribuais cela à la fatigue et à mon tourment secret touchant les damnées affaires de Grajat.
Il fallut bien aller présenter mes parents aux cousins Voulasne bien que j'eusse grande appréhension d'une rencontre de gens si dissemblables. Cette appréhension, je n'étais pas seule à la ressentir, évidemment, car lorsque nous nous présentâmes à l'hôtel de la rue Pergolèse, malgré rendez-vous pris, monsieur et madame étaient sortis avec Isabelle, convoqués par un petit bleu de madame Du Toit. Je ne crus guère au petit bleu, mais je reconnaissais bien là mes cousins, incapables de s'astreindre à la moindre formalité. A quoi bon, après tout, les confronter avec mes bons vieux, rompus, eux, au contraire, à toutes les sortes de formalités, et si étrangers aux plaisirs que le nom seul leur en était suspect? Grand-père et grand'mère pincèrent le nez, à la porte de ces fameux cousins Voulasne, dont ils avaient tant entendu parler, mais ils furent moins froissés qu'ils ne l'eussent été ailleurs, parce que l'hôtel, dès l'abord, les impressionna beaucoup, et ils connaissaient par ouï-dire la fortune des Voulasne. Mes parents étaient d'un monde extrêmement délicat sur la question argent, et qui se fût fait scrupule de réaliser un gros bénéfice même licite; mais ils étaient admiratifs et béats devant la richesse acquise.
Ce fut Pipette qui nous reçut, en présentant les excuses de «Gustave et d'Henriette» d'une façon, ma foi, fort gentille. Je me souvins que la première fois que j'avais gravi ces mêmes marches de l'escalier Voulasne, j'avais pensé à l'effroi de ma grand'mère au cas où jamais elle entendrait cette jeune fille traiter ses parents comme des camarades. Eh bien! ma grand'mère était là; Pipette s'adressant à elle, disait: «Gustave et Henriette», et ma grand'mère faisait bonne mine, faisait même des frais pour cette petite! Pipette, devinant la curiosité des gens de province, leur fit faire «le tour du propriétaire», salons, galerie, billard, etc., et les mena jusqu'à sa chambre pour leur montrer ses accessoires de cotillon, ses ustensiles de sport. Et grand'mère s'extasiait! Quand nous sortîmes de l'hôtel, elle avait oublié la dérobade des cousins Voulasne; elle déclarait leur habitation magnifique et leur «cadette» une enfant gâtée, c'était évident, mais «qui devait avoir un cœur d'or...»
—Je ne m'y trompe pas, ajouta-t-elle.
La visite de l'hôtel Voulasne, pour ma grand'mère; l'union toute proche de cette famille avec celle du président Du Toit pour mon grand-père, inspirèrent à ma famille un optimisme curieux et une tranquillité parfaite touchant notre situation. Qu'ils étaient amusants à Paris, mes chers vieux! Enclins, dans leur province, par habitude d'économies outrancières, à croire à la détresse générale, et à tendre le dos à la catastrophe sans cesse prédite par les journaux d'opposition, le frôlement soudain d'une opulence réelle et bien assise, joint à ce grand simulacre de prospérité universelle qu'était l'Exposition, leur causait une espèce d'ébriété innocente.
Mais ce qui contribua à leur laisser de leur voyage une impression tout à fait heureuse, ce fut la certitude que leur donna maman, à la suite d'une visite que nous fîmes ensemble chez le médecin, qu'ils auraient dans sept ou huit mois un arrière-petit enfant.
A cette nouvelle, le monde entier prit aussi pour moi une autre figure.
X
Ce qui m'est arrivé de commun avec toutes les femmes, pourquoi le raconter? Les douleurs et les joies maternelles, si nous nous mettons à parler de cela, il faut négliger complètement le reste. Pendant quatre ou cinq ans environ, c'est-à-dire pendant que cela m'a donné le plus de mal, je sens que cela a pris le pas sur tout, et qu'en dépit de tout, cela m'a rendue heureuse. Je pourrais dire: j'ai eu d'abord une petite fille, puis j'ai eu un petit garçon, et, là-dessus, en dire long, sans avoir à exprimer rien qui tienne à mon aventure personnelle. A peu près toutes, nous savons ce que sont ces événements-là; et si dans le cours de ma vie j'ai eu quelques émotions, quelques épreuves dont le sens m'a paru valoir que je les cite, j'affirme que, pendant le temps que les soins de mes enfants m'ont absorbée, j'ai été la femme la plus ordinaire, la mieux disposée à trouver que le monde est bien fait, la moins désireuse de s'enquérir s'il pourrait l'être autrement. J'ai eu alors l'assurance que ma vie avait un but précis, clair, incritiquable, et qu'elle n'en avait même qu'un seul, que je touchais. Quelle curieuse, quelle magnifique, quelle reposante impression que de se sentir indubitablement dans sa voie, dans la seule voie, de se dire: «Je suis sûre que ce que je fais est ce que j'ai à faire, est ce que j'ai de mieux à faire.» Et quelle grâce d'état nous est accordée, pour que nous soyons maintenues, tout le temps voulu, dans cette disposition favorable!
Oh! ce n'est pas que nous soyons privilégiées au point de ne plus souffrir des misères de ce monde; mais, franchement, il nous semble qu'elles aillent leur chemin sur une autre ligne que la nôtre, qu'elles puissent passer tout près de nous, sans doute, nous frôler même, mais,—on a de ces illusions-là dans les rêves,—qu'elles ne sachent point nous atteindre, en vertu d'un privilège extraordinaire attaché à notre fonction.
Il y avait bien des choses contre moi, au moment où j'eus la certitude de ma première grossesse. Il fallut, comme de juste, que ces affaires suivissent leur cours, atteignissent comme une maladie leur période aigu, et enfin leur dénouement. Eh bien! je contemplai ces péripéties, de ma chaise longue, avec un quasi-désintéressement qui m'étonne aujourd'hui encore, avec une sorte de recul, de confiance présomptueuse, et comme un passager muni d'amulettes pendant la tempête. «Tout peut arriver, me disais-je, mais il faut que je vive pour mon enfant!»
J'en étais venue à un détachement si grand, que je ne saurais me souvenir aujourd'hui avec précision de ce qu'il en fut du procès Grajat. Pourtant, mon pauvre mari était aux abois, et il se crut, pendant un certain temps, un homme perdu. «Un homme perdu»! lui, si réservé, si fier de son état, et si confiant? Ah! c'est que, justement, il avait été toute confiance en ses rapports avec son ami Grajat, et rien que cela; et le sentiment de la confiance étant ébranlé soudain, tout lui manquait; il était «un homme perdu». Ce que je sais, c'est que Grajat l'avait iniquement trompé, l'avait entraîné dans des entreprises hasardeuses et prétendait leurs sorts liés jusque dans certaines spéculations que mon mari avait répudiées. Or, il s'était produit, avant la fin de l'Exposition, un grave échec des entreprises, un effondrement des spéculations. L'entière bonne foi de mon mari fut établie de la façon la plus nette, mais il fallut l'établir. Quelles longueurs! quelles attentes! et quelles impatiences! Il n'y avait pas jusqu'au mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit, qui ne fût suspendu à la conclusion de ces événements, M. Du Toit faisant mine de temporiser tant que le sort de mon mari n'était pas complètement disjoint du sort de Grajat. Il y employa d'ailleurs toute son influence, toute son autorité, et c'est à lui, assurément, plus qu'à la loyauté incontestée de mon mari, que nous dûmes de sortir indemnes de cette crise, car la loyauté, toute seule et même éclatante, m'a-t-on appris plus tard, n'eût peut-être pas suffi. Grajat s'était accolé de longtemps mon mari en escomptant la «puissance financière» de ses cousins Voulasne, en escomptant ensuite le crédit du président Du Toit.
Gros balourd, connaisseur d'affaires mais non de gens, faute de finesse d'esprit, le Grajat n'avait pas su prévoir deux choses: c'est que les Voulasne fussent partis en croisière autour du monde pour peu qu'on eût fait mine de les vouloir ennuyer avec une aventure de cette sorte, et c'est que le président Du Toit était homme à ne se dévouer qu'aux bonnes causes. Le président Du Toit ne fut pas pour Grajat, en l'occasion, le grand secours sur lequel notre ancien ami avait fait fond; mais mon mari me laissa entendre à plusieurs reprises que, sans la mémorable intervention de Grajat en faveur du mariage d'Isabelle, nous n'eussions pas eu, très probablement, pour nous servir, tout le zèle de M. Du Toit. C'est très possible.
Grajat avait une fortune assez bien assise pour ne point sombrer sous le coup, mais il subit une forte saignée et jugea à propos d'entreprendre un voyage d'études qui dura deux ans et demi. Nous fûmes quittes, nous, pour faire notre deuil de tous les gains que mon mari avait espéré tirer de l'Exposition, joints à tous ceux qu'il avait sacrifiés, un an durant, à préparer l'Exposition. Mais de quel prix n'eussé-je pas payé l'avantage d'être débarrassée, deux ans et demi, de Grajat! Ah! oui, adieu la voiture! adieu le domestique en livrée!... adieu Grajat!... Mais mon mari, lui, souffrit beaucoup de ces privations.
Il était sans rancune contre Grajat. Grajat était pour lui un homme qui lui avait autrefois rendu des services. Il lui devait fidélité. Il me disait à moi: «Si les choses avaient bien tourné, j'aurais eu ma part dans les bénéfices...»—«Mais, non! puisqu'il a été prouvé qu'il n'était nullement engagé envers vous! Il vous aurait volé quand même...»—«On est tout autre, affirmait-il, quand la fortune vous sourit.» Il n'en voulait pas démordre. C'était à lui d'avoir des scrupules! Si j'attaquais Grajat, il me disait que ce n'était pas généreux, Grajat étant à terre. Il avait une longue habitude de confiance et d'amitié contre laquelle rien ne put prévaloir.
Lorsque Grajat revint, il revenait d'Amérique, et personne ne se souvenait plus exactement des motifs qui l'y avaient envoyé. Il était flambant, remis à neuf, et il écrasait jusqu'à vos ressentiments sous les images gigantesques qu'évoquaient ses propos. Il avait vu des choses nouvelles, des ouvrages de Titans, des mœurs invraisemblables, des fortunes dont le chiffre fabuleux n'est presque plus perçu par nos sens. Les Voulasne, sur sa prière, et peut-être par l'entremise de mon mari, consentirent sans aucune difficulté à le recevoir. Les Voulasne, qui n'avaient point été atteints personnellement par les affaires de Grajat, n'en conservaient aucune mémoire; ils étaient enchantés de revoir un homme dont l'entrain et la bonne humeur étaient connus, et un voyageur. S'il est vrai que d'autres ne lui sautèrent pas immédiatement au cou, chez les Voulasne, il est non moins certain que, dès le potage, Grajat parlant de l'Amérique avait accaparé l'attention de tout le monde, et qu'il devint, de ce moment, un centre d'attraction sans rival, car il n'y avait ni homme ni femme qui n'eût quelque chose à lui demander. Et il se trouva relancé, comme cela, par l'intérêt qu'avait chacun à être informé ou par l'étrange plaisir qu'ont la plupart des gens à être ébahis par le «colossal». Sans qu'il racontât rien de lui-même, rien de ce qu'il avait fait là-bas, on le trouvait grand à cause des choses géantes qu'il avait vues. Qu'il eût vu grand ou petit, je ne pouvais, quant à moi, m'empêcher de penser: «C'est un homme malhonnête.» Je ne me privais pas, d'ailleurs, de le lui dire en face. Je n'ai jamais souffert qu'il embrassât mes enfants. Je le traitais comme il disait que les Américains traitent les hommes de couleur. Je lui disais: «Vous avez l'âme noire, pour moi vous êtes nègre... pouah!...» Mon mari était beaucoup plus affecté que Grajat de ce qu'il nommait mes lubies. Chez mon mari, comme chez ceux qui accueillaient Grajat, ce n'était pas de l'indulgence envers un homme coupable d'une grande faute, c'était de l'indifférence pour la faute, c'était de l'apathie morale absolue. Le sens moral était atrophié à ce point chez la plupart, qu'il n'y avait point d'explication possible entre nous en cas de différend: qu'eussé-je pu dire à Grajat, par exemple, qui demeurait convaincu que ma mauvaise humeur à son endroit ne résultait que du dépit d'avoir manqué par lui «ma voiture»?
Toute manifestation de l'horreur qu'il m'inspirait me faisait passer à ses yeux pour plus bassement intéressée! J'en vins petit à petit à ravaler mon dégoût et à lui faire presque bon visage, uniquement pour lui prouver que je ne pensais pas à «ma voiture». Mais si je désarmais, il voyait en mon armistice le signe que je consentais, pour avoir «ma voiture», à l'autre moyen, celui qu'il m'avait proposé un jour... Et il redevenait galant. Si je dénonçais à mon mari ses entreprises et le cynisme avec lequel elles étaient tentées, mon mari, sans s'émouvoir, me répondait: «Quelle importance cela a-t-il, puisque vous n'êtes pas femme à lui céder jamais?»
Je crois que les galanteries de Grajat flattaient plutôt mon mari, parce qu'il était sûr de ma résistance, et parce que chaque siège victorieusement repoussé augmentait ma valeur, ma valeur morale. Il était fier de ma valeur morale; il savait ou sentait que Grajat lui-même était impressionné par ma valeur morale et devait dire de lui: «Cet animal de Serpe a une petite femme qui tient comme un bastion!...» Curieux phénomène: ils se gaussaient de la valeur morale, et c'est d'elle qu'ils tiraient dans leur maison le plus de vanité; ils la réduisaient à n'être qu'objet de luxe, mais parmi les objets de luxe qu'ils prisaient, elle était encore le plus rare et le plus apprécié.
Ma belle-sœur Emma avait eu la chance de se remarier avec un jeune homme charmant, de cinq ou six ans moins âgé qu'elle, il est vrai, mais follement épris, et qui possédait une grosse fortune. Emma le conduisait par le bout du nez, roulait carrosse, se faisait habiller chez les couturiers renommés, donnait des dîners, rajeunissait elle-même, positivement, était, ma foi, fort jolie, et jurait à tout venant qu'elle se ferait couper en quatre plutôt que de manquer à son «joli petit mari». Malgré mille excentricités, elle lui était en effet fidèle. Elle s'était mariée à peu près à l'époque de la naissance de ma petite Suzanne, à la fin de mars 1890. C'est en juillet 93 que Grajat revint d'Amérique. Aux environs du jour de l'An, Emma trompait son «joli petit mari» avec cet homme presque sexagénaire, de qui elle se moquait outrageusement au temps où elle était sa maîtresse. Le petit mari se fâcha tout rouge; il gifla Grajat, dans un cabaret à la mode, devant plus de cinquante personnes; on se battit; ce fut une histoire; et on se battit si sérieusement que Grajat promena sept à huit semaines son gros bras en écharpe, fier, à son âge, d'une aventure de cette sorte. Et l'on divorça bel et bien, au grand désespoir d'Emma qui retomba du haut de sa fortune d'un jour sur ses pieds nus, et revint, le premier de chaque mois, faire la gentille avec son frère, et lui demander cinq minutes d'entretien. Grajat l'avait quittée aussitôt après l'aventure. L'ex-jeune mari la reprit comme maîtresse, mais la traita en fille. Et la pauvre Emma, avec cela, allait sur la quarantaine! C'était une grande pitié.
Mon mari rompit net avec sa sœur; il lui interdit de jamais repasser le seuil de sa porte. Ce fut la maman Serpe qui revint, chaque mois, à la maison, après le déjeuner, avec des cheveux d'un blond de plus en plus flamboyant, son petit chien favori, Zuli, sous le bras, seul vieillissant, lui, asthmatique, toussicotant et râlant.
Autour de nous, les Kulm avaient divorcé, après vingt et un ans de mariage, lui pour épouser une femme de sport, championne de je ne sais plus quels matches; elle, abandonnée, à quarante-cinq ans, sans autre ressource qu'une pension alimentaire, après la vie la plus insoucieuse et la plus aisée, et avec deux jeunes filles à marier!...
Un autre exemple attristant, près de nous, était celui du mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit. Isabelle, pendant près de deux ans, avait, par amour pour Albéric, adopté tous les goûts et dégoûts de la famille Du Toit. La conversion spontanée d'Isabelle avait eu les allures d'une vocation tout à coup révélée; elle avait frappé les Du Toit et n'avait pas contribué pour peu à leur faire agréer le mariage; gagner une âme, et par elle, qui sait? spiritualiser ces pauvres Voulasne embourbés dans les joies épaisses, c'était, n'est-il pas vrai, une œuvre? Or, dès que la période de lutte avait cessé, fort peu de temps après le mariage, on avait vu la noble ardeur d'Isabelle s'affaiblir, une naturelle nonchalance remplacer son beau zèle à s'instruire, un égoïsme paresseux transpercer cet accoutrement de sœur charitable qui avait fait l'émerveillement de la bonne madame Du Toit. Une fois mariée, et malgré un réel amour pour Albéric, Isabelle était redevenue elle-même en devenant heureuse, et était redevenue Voulasne en redevenant elle-même. Voulasne, elle ne songeait qu'à se distraire, à se laisser porter et agiter par la vie extérieure, et, faute d'un tel mouvement, tombait en une torpeur insipide, état inadmissible absolument chez les Du Toit. Chez les Du Toit, la vie était réglée une fois pour toutes et composée exclusivement de devoirs qu'on ne discutait pas, et qu'il s'agissait de trouver agréables si l'on tenait absolument à avoir du plaisir. Albéric, rompu aux austères plaisirs de sa famille, mais amoureux de sa jeune femme, se trouva quelque temps perplexe. Il s'ingéniait à établir un compromis entre ses habitudes disciplinées et la mollesse propre à Isabelle. Installés dans un appartement à eux, chez eux, indépendants en somme, ils se partageaient également, à jours fixes, entre les deux familles. Isabelle était d'un naturel fort doux. Albéric aussi. Ce n'était pas qu'Isabelle récriminât, ou exigeât, mais elle avait besoin d'agréments qu'Albéric eût jugé inhumain de lui refuser. Il arriva une chose que de plus avertis que moi eussent pu prévoir, c'est qu'après quelques mois de concessions faites à Isabelle, Albéric se laissait gagner par le goût des distractions quelles qu'elles fussent, par cette espèce de lourdeur qui vous entraîne à descendre dans Paris chaque soir, par ce goût pour l'oubli de soi, par cet étourdissement quasi niais, quasi spirituel, quasi répugnant, quasi savoureux, que vous procurent, comme une drogue de fumerie, les plaisirs dits parisiens. A la compagnie de son père, de sa mère, cent fois supérieure en ressources profondes, il préféra bientôt celle de ses beaux-parents, stupides, mais si faciles, si dépourvus de sens critique, et à un tel point incapables de vous adresser une observation, de vous donner même un avis! de ses beaux-parents qui le jugeaient le gendre le plus accompli, pourvu qu'il fût de leur bande et de leur perpétuelle fête. Comme dans toute la nature, la paresse et le moindre effort l'emportaient jusque sur les habitudes d'activité les mieux contractées. Les Du Toit, à cent lieues d'avoir prévu pareil détournement, et qui s'étaient flattés au contraire de gagner à eux leur belle-fille, étaient stupéfaits, désolés, effondrés. Les Voulasne, eux et leur entourage, ne jugeaient pas la chose, ne la remarquaient même pas: Albéric était avec eux, tant mieux! car plus on est de fous plus on rit.
Nous avions, dans notre monde, bien d'autres transfuges venus de familles analogues à celle des Du Toit! Notre monde, et j'entends par là celui qui était résolu à mener la vie joyeuse et sans entraves, faisait la boule de neige, se grossissait chaque jour en s'entraînant mutuellement au confort, au bien-être, au luxe, à une élégance audacieuse et à une bravade du lendemain qui n'allait pas parfois sans un certain courage. Tout y était au rebours des anciennes mœurs de la bourgeoisie française, essentiellement composées de contrainte, d'abstention, de prudence craintive, d'économie de toutes les forces et de terreur de l'opinion. C'était une société qui semblait s'être retournée bout pour bout, la réserve ayant à sa place la dilapidation; le souci de l'avenir, du sort des enfants, de la maison, du nom, obstrué par la frénésie de consommer pendant que notre propre jour luit encore; l'argent jadis volontiers secret: maintenant, la jactance d'une fortune souvent fictive; les femmes, les familles entières ne craignaient jadis rien tant que le bruit fait autour d'elles, le seul nom, imprimé dans une feuille publique, froissait une pudeur que j'ai bien connue: désormais les efforts et le but des femmes, voire des familles, était qu'il fût parlé d'elles, et il n'y aurait pas grand paradoxe à ajouter: de quelque façon que ce fût. La discrétion, le silence, le vase clos où tant de groupes ont préparé des valeurs réelles, semblaient des geôles ou des tombeaux; et qu'importait à présent la valeur réelle, si la parade et le boniment en donnaient l'illusion à un public jobard et dégradé?
L'évolution du ménage d'Albéric eut pour moi des conséquences fort inattendues et des plus graves. Comme tout s'enchaîne dans la vie, mon Dieu! et par les moyens les plus éloignés de tous ceux qu'on eût pu se plaire à prévoir!... Dès que j'avais connu les Du Toit, j'avais souhaité me réfugier quelquefois près d'eux. Les Du Toit de leur côté semblaient aussi m'avoir «reconnue»; et ils m'avaient fait des avances. Cependant nous en étions demeurés là.
Madame Du Toit me rencontra une après-midi aux Champs-Élysées où j'allais dans ce temps-là, régulièrement, promener ma petite fille, parce qu'il y avait de la coqueluche au parc Monceau. Suzanne commençait à marcher seule; j'étais grosse de son futur petit frère; nous parlâmes naturellement des enfants; madame Du Toit me félicita d'en avoir, tout en me contant, les larmes aux yeux, les peines que les siens lui avaient causées.
—Et quand vous allez être grand'mère, lui dis-je, ce sera à recommencer!
Elle ne demandait pas mieux que de recommencer. Mais elle hocha la tête:
—Ils ne se pressent pas, dit-elle, de me rendre grand'mère: ce n'est plus la mode, aujourd'hui, dans un certain monde, d'avoir des enfants!...
Je m'écriai:
—«Dans un certain monde!...» mais heureusement que...
—Oh! me dit-elle, vous comprenez parfaitement ce que j'entends par là. Vous avez dû trop souffrir, ma chère enfant, avec votre nature délicate et votre parfaite éducation, des milieux auxquels je fais allusion, pour ne pas deviner mon chagrin...
Elle me prenait par l'amour-propre, par l'intuition sympathique, par la maternité. Elle me fit ses confidences; elle en provoqua de ma part, et sut, par là, m'être agréable. Mais tout ceci avec du tact, sans précipitation excessive, sans débordement. Elle ne parlait d'elle-même qu'en s'en excusant pour ainsi dire, et en essayant d'envelopper son propre cas, qu'elle ornait d'idées, de citations très appropriées. Elle m'en imposait comme tous les esprits plus et mieux nourris que le mien; mais sans me paralyser, sans me gêner même. Nous bavardions bientôt comme de vieilles amies.
Je l'étonnai, moi, par mon indulgence. Elle crut s'être trompée en m'énumérant mes maux, attendu que je ne m'élevais pas contre un état de mœurs qui en était responsable; elle était entière et exclusive, elle était convaincue que le monde sans principes et sans culture morale était «corrompu jusqu'à la moelle». L'expression qu'elle employait me fit protester. Moi qui vivais, depuis plusieurs années, au milieu de ce monde, et qui avais été par lui blessée, je ne le jugeais point cependant d'une façon si définitive. L'animation de notre premier entretien vint de ce différend. Je lui citai maintes femmes qui, sous les dehors les plus évaporés, étaient, au demeurant, excellentes et très pures; je lui disais: «Les apparences de ce monde-là sont aussi trompeuses que l'est, par exemple, le théâtre qui prétend représenter la vie, et qui, en réalité, attire le public en l'épouvantant par des mœurs aussi inédites qu'inexistantes; ici, c'est une coquetterie de paraître sans conduite comme c'en est une, ailleurs, de paraître vertueuse; le bon naturel et le mauvais se retrouvent de part et d'autre.» Elle me répliquait que j'étais trop bonne et trop jeune, que le mal passait inaperçu à mes yeux, mais qu'une complaisance comme la mienne était des plus pernicieuses, car c'est avec ce libéralisme qu'on encourage ou facilite toutes les décadences.
Je me laissai entraîner par madame Du Toit à mener ma petite fille, une ou deux fois par semaine, jusqu'au Luxembourg, qui était d'ailleurs, affirmait-elle, beaucoup plus sain que les Champs-Élysées saupoudrés de poussière. Je rencontrais au Luxembourg madame Du Toit qui, pour une ondée, pour un nuage menaçant, voulait à toute force m'abriter chez elle, rue de Vaugirard, dans le voisinage. La pauvre femme semblait ne plus pouvoir vivre sans me voir, parce qu'elle ne pouvait vivre sans parler de son fils et parce qu'elle ne parlait de lui, tout à fait à l'aise, m'affirmait-elle, qu'avec moi. Elle comptait aussi sur moi pour «le ramener». Elle disait «le ramener», comme si le cher Albéric eût embrassé quelque schisme.
A voir le jeune ménage de plus près, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'Albéric, après avoir oscillé un moment entre les parents de sa femme et les siens, était allé vers ceux à qui il eût été le plus difficile de faire comprendre pourquoi il ne leur fût pas venu! Albéric, qui n'était pas un sot, mais qui avait le tort de ne vouloir blesser personne, avait jugé que ne point partager les divertissements de ses beaux-parents c'eût été rompre avec eux, car aucune bonne raison ne leur était accessible, tandis qu'il comptait sur l'esprit supérieur de son père et sur la bonté de sa mère pour lui passer cette complaisance envers les parents de sa femme.
Ainsi, et par une malignité des choses qui souvent dans la vie m'a frappée, de deux familles, l'une intelligente et l'autre bornée, c'était la bornée qui l'emportait en influence, à cause et en raison même de son inaptitude à concevoir quoi que ce fût, hormis son étroit et égoïste plaisir.
Madame Du Toit me suppliait de ne pas manquer son jour, surtout lorsqu'elle attendait sa belle-fille. Mon Dieu, je sentais bien qu'elle m'employait à lui «ramener» son fils en agissant sur Isabelle; elle me plaisait par ailleurs, m'instruisait, me prêtait des revues et des livres, et je croyais faire une bonne action en contribuant à empêcher ce pauvre Albéric de s'engager davantage dans une société de fêtards. Je venais donc aux jours de madame Du Toit. Il y avait là toutes les femmes de la magistrature et du barreau, la plupart honnêtes mères de famille, sans coquetterie; on parlait surtout collèges et pensions, rougeole, scarlatine, projets ou souvenirs de vacances, Suisse ou «petits trous pas chers». Les plus entendues étaient préoccupées de l'avancement de leurs maris; les infortunes conjugales étaient matière à chuchoteries pudibondes. Il venait aussi des messieurs, beaucoup encore à favoris, dans ce temps-là, et en redingote de drap, boutonnée; quelques jeunes aussi, portant la barbe, et jusqu'à des stagiaires, qui m'entouraient volontiers, bien que je fusse grosse de cinq mois, mais parce que j'étais mieux mise que la plupart des autres femmes.
Mon Dieu! que l'on était loin, là, des Kulm ou des Lestaffet! On m'y présentait beaucoup plutôt comme petite fille de magistrat et comme fille d'avocat renommé que comme femme d'architecte. Isabelle se montrait assez ponctuelle aux jours de sa belle-mère, amenée de force par son mari, car elle ne s'était jamais soumise à des obligations, et la mine aussi boudeuse qu'au temps où, chez ses parents, on ne mettait pas d'empressement à lui donner son Albéric... Elle venait à moi d'assez bonne grâce, parce que, chez les Du Toit, c'était encore moi la moins «rive gauche», disait-elle. Elle était jolie, très élégante, un peu trop parfumée, même pour la rive qu'elle habitait.
Moi, j'étais contente de rencontrer là M. Juillet dont la causerie me plaisait toujours. Il n'y venait pas régulièrement, mais lorsque j'avais la bonne fortune de l'y voir, le temps me paraissait court. Il causait assez souvent avec moi, ou plutôt se laissait entendre par moi en particulier, car, crainte de lui déplaire, je surveillais avec lui mes paroles. Il philosophait devant moi, sur le contraste des milieux si divers où il voyait que je passais tour à tour et qu'il connaissait, l'un et l'autre, mieux que moi. Il lançait, contre l'un et l'autre, des traits aigus, ce qui m'amusait sans provoquer chez moi la réaction, comme les attaques de sa tante. Et il me prouvait que, dans quelque société que l'on soit, on ne peut manquer de trouver à redire. Ce qui l'étonnait en moi et me rapprochait de lui, c'était qu'avec ma nature respectueuse, je pusse rire de ses épigrammes sans me froisser. Je lui affirmais que des caractères de l'espèce du mien ne sont pas rares dans mon pays, et que l'on peut être profondément sérieux et admettre la raillerie, et aimer la raillerie, et la pratiquer sans laisser entamer par elle le sentiment de gravité que la vie nous inspire.
—Aujourd'hui, me disait-il, les gens qui se moquent, se moquent à fond, sans plus croire à rien, même pas à leur moquerie qui n'est qu'un procédé, et dont on sent tout l'artifice et l'effort; quand notre race était plus pure ou la vie moins usée, si vous aimez mieux, le rire, avec toute sa malice, «châtiait les mœurs» et ne les détruisait pas... Ainsi, par exemple, ce n'est pas parce que je plaisante le dessus de cheminée, les tableaux et les meubles de ma bonne tante Du Toit, que je manque le moins du monde, en mon cœur, à vénérer cette très digne et excellente femme... Ce n'est pas parce que je n'aborde plus mon cousin Albéric sans lui glisser à l'oreille, comme une nouvelle sensationnelle: «On ne peut contenter tout le monde et son père!»—ce qui le met en fureur,—que je manque à mon affection très réelle pour ce brave garçon.
On aurait eu, en effet, bien du mal à garder son sérieux devant l'attitude d'Albéric chez sa mère. On eût juré qu'il rentrait d'escapade; il tendait le dos, garait ses oreilles comme un petit garçon, comptait à tout moment que madame Du Toit allait lui donner la fessée, publiquement, pour avoir découché. Et M. Juillet disait:
—C'est qu'il a l'air, aussi, le coquin, d'avoir introduit ici sa maîtresse!...
Tel était un peu, ma foi, l'effet que produisait la trop parfumée, la trop élégante Isabelle.
Je demandai à M. Juillet sa franche opinion sur le mariage d'Albéric:
—Mais, ce n'est pas son mariage qui est bête, disait-il, c'est lui! Et il rendra son mariage absurde à cause de son urbanité trop exquise. La petite Voulasne, mal élevée, ou pas élevée du tout, mais je parie qu'elle vaut la plupart des pimbêches que lui eût choisies ma tante Du Toit! et d'abord elle l'aime... Mais, ce qu'il fallait, c'était avoir le courage,—si courage il y a,—de tenir à distance les parents Voulasne...
—Vous en parlez à votre aise! répliquais-je à M. Juillet. Mais Isabelle aime infiniment ses parents! Elle a joué toute sa vie avec ses parents comme avec des camarades. Ses parents ne l'ont jamais grondée, jamais contrainte, jamais ennuyée: il y a un attachement tout particulier des jeunes filles mal élevées à leurs parents, c'est une espèce de complicité... Isabelle n'eût jamais consenti à s'éloigner de sa famille...
Je me souviens que nous fûmes interrompus par madame Du Toit, qui, nous voyant causer très attentivement, et à part, venait s'enquérir de ce qui nous absorbait à ce point. M. Juillet lui dit:
—Mais, ma tante, nous nous occupons de vos intérêts!...
Elle lui avait confié, à lui comme à moi, ses soucis. Elle comprit aussitôt ce dont il s'agissait. Elle joignit les mains et leva les yeux au ciel, appelant sa bénédiction sur notre entreprise commune. Elle parut fonder tout de suite un grand espoir sur cette entente entre M. Juillet et moi, qu'elle n'avait pas prévue. Je crus devoir lui confesser que notre premier échange de vues était assez pessimiste.
—Qu'il ne soit pas le dernier! dit-elle. C'est une bonne œuvre à accomplir, ne l'oubliez pas: une bonne œuvre!...
Elle n'avait pas une confiance parfaite en son neveu Juillet, à cause de ce qu'elle appelait «son esprit sarcastique», et parce que, tout intelligent qu'il fût reconnu, il n'avait pas de situation officielle et stable. Son intelligence même paraissait trop vive, et inquiétante, car elle faisait constamment le tour complet de chaque chose, en la considérant avec une égale complaisance, des points de vue les plus opposés. Cependant tous les articles et notamment un certain ouvrage, qu'il avait publiés, jusqu'ici, étaient à conclusion très propre à rassurer la famille. Ses articles comme son ouvrage avaient été, je le voyais bien, fort remarqués; néanmoins, j'entendais qu'on lui reprochait je ne sais quelles contradictions. Il répondait: «La vie est un champ d'expériences, les paroles un moyen d'essayer les idées; la vie passe; les paroles volent; les écrits restent. Eux seuls comptent, ils sont le résultat.» Mais madame Du Toit devait trouver la vie et les paroles de son neveu aussi louables que ses écrits, du jour où son neveu partait pour la croisade en ma compagnie.
Le singulier départ! Prémédité? voulu? Aucunement. Par personne. Il dépendait d'un mot jeté au hasard. Que d'entreprises, que d'aventures n'ont pas d'autre fondement!...
En me parlant de son neveu, entre nous, madame Du Toit disait à présent: «votre allié», pour me rappeler la bonne œuvre à accomplir de concert. Point d'allié qui pût être pour moi compromettant, vu la situation où j'étais, situation qui dut même, bientôt, interrompre mes promenades au Luxembourg, ma croisade et mes visites chez madame Du Toit!...
XI
Madame Du Toit eut pour moi des soins vraiment maternels au moment de la naissance de mon petit garçon. Elle ne venait à peu près point chez moi auparavant; elle ne laissa presque pas un jour sans prendre de mes nouvelles, et elle me fut très utile. C'est un avantage que d'avoir près de soi, en ces moments-là, une femme d'autant d'ordre et d'expérience. Elle me procura un médecin plus sérieux, plus consciencieux et quatre fois moins coûteux que celui qui m'avait soignée lors de mes premières couches, et, comme il me fut interdit de nourrir, cette fois, elle sut me dénicher dans un certain village de Bretagne une nourrice magnifique. On connaissait l'élevage des enfants dans le monde de madame Du Toit! Enfin elle me tint compagnie, sans me peser jamais et même sans m'ennuyer de ses chagrins personnels. Notre amitié se trouva consolidée à la suite de ces quelques semaines, et après une connaissance ainsi plus intime, madame Du Toit me fit dans son entourage une réputation qui me flatta, je l'avoue.
Je m'étais accoutumée jusque-là, dans le monde des Voulasne, Kulm, Lestaffet et Cie, à me contenter de l'état d'étrangère à peu près tolérable; et, mon Dieu, mes années de jeunesse m'avaient à ce point rompue à ne pas vivre pour mon agrément, que cela pouvait, à la rigueur, continuer. Mais j'éprouvai une grande douceur à me sentir estimée, et estimée pour ce qui, en moi, était vraiment moi-même, et non pour les complaisances, concessions ou petits tours de force destinés, ailleurs, à me faire seulement agréer. Mon amour-propre fut très sensible aux hommages dont je me vis entourée chez madame Du Toit.
J'y retournai dès que ma santé me le permit, entre mon énorme nounou et ma petite Suzanne, et y pris une part plus franche et plus active qu'auparavant aux questions de coupage de lait, de diarrhée infantile et au choix d'une plage pour les marmots à la prochaine saison. Pendant toute une année, mon dernier né, que nous avions nommé Jean, étant assez délicat, ces conversations m'intéressèrent même plus que celles de M. Juillet. Je ne m'en étonnais pas; je n'y prenais seulement pas garde; il y avait une chose qui m'absorbait tout entière, c'était la santé de mes enfants; aucune préoccupation du même ordre, autour de moi, ne me paraissait excessive ni importune, et tout ce qui ne s'y rapportait pas directement me semblait un peu oiseux. M. Juillet me taquinait à ce propos, sans me piquer le moins du monde.
Il m'annonçait qu'il s'abstiendrait de revenir au jour de sa tante parce qu'il se trouvait dépaysé dans une «nursery», et il avait même confié à sa tante elle-même, qui me le répéta, qu'elle réussissait à faire de moi une «popote» comme toutes ses amies, que les femmes intelligentes étaient rares et que ce qu'elle pratiquait là était «un étouffement criminel». Je revois toujours la bonne madame Du Toit redisant l'expression: «un étouffement criminel»! Elle en riait, car elle était faite aux paradoxes de son inquiétant neveu; elle voyait bien que moi aussi j'en riais, et elle était flattée que M. Juillet, sous cette forme dépitée, reconnût lui-même en moi, outre les qualités qu'il prisait, lui, pour son agrément personnel, celles que sa tante plaçait au-dessus de tout. M. Juillet ne mit pas à exécution ses projets de ne plus reparaître au jour de madame Du Toit; et, bien qu'il me jurât qu'il ne contribuerait certes pas à rendre la femme d'Albéric aussi «bourgeoise» que moi, il y travaillait tout de même un peu avec moi, tout en causant vaccine et dents de lait. Et il me manifestait, malgré lui, une sorte de vénération.
Aucune parole n'avait prise sur Isabelle; il fallait jouer avec elle pour retenir son attention, et encore ne se prêtait-elle qu'au plaisir de la facétie, et puis, aussitôt, son esprit s'évaporait sans retenir la moindre conclusion. Elle ne jugeait rien, ni gens, ni choses, si ce n'est par rapport à leur caractère «rasoir» ou «rigolo». A la notion de la valeur morale son esprit était impénétrable. Cette lacune, pour moi si stupéfiante, produisait chez elle, et autour d'elle, une simplification extrême de la vie. Elle était sans antipathie et n'en inspirait aucune, car nul défaut ne l'indignait et sa bonhomie désarmait ceux qui s'indignent. Son mari, dont l'esprit avait peu d'exigence, trouvait près d'elle une paix, au moins provisoire, qu'il n'avait jamais goûtée dans le milieu assez rigoriste, un peu tatillon, de sa famille, et il s'abandonnait à la tiédeur d'une vie assez saugrenue, mais si aisée! Il n'était pas, il ne serait jamais, lui, un contempteur des mœurs traditionnelles; il ne se ferait pas davantage l'apologiste des mœurs opposées, mais il appréciait, au fond de soi, la séduisante mollesse et le laisser aller d'une vie dépourvue de tout commandement et de toute sanction.
M. Juillet ne pouvait absolument pas prendre son cousin au sérieux, et, dans notre entreprise commune, il ne voyait qu'une croisade un peu comique, qui le divertissait, en faisant grand plaisir à sa tante.
—Je vous affirme, madame, me confiait-il, qu'Albéric a fait précisément le mariage qu'il mérite. Albéric n'a jamais compris ce qu'il y avait d'auguste dans l'éducation que ses parents se sont exténués à lui fournir. C'est une erreur de beaucoup d'hommes éminents, comme mon oncle Du Toit, de s'imaginer que leurs rejetons non seulement sont dignes d'eux, mais doivent s'élever plus encore: supposez qu'Albéric eût entretenu cette illusion par un mariage et une conduite conformes aux souhaits de son père, on l'eût poussé à des emplois dont il n'est certainement pas digne. Son amourette pour une petite Voulasne, c'est la revanche de sa nature médiocre; c'est l'explosion de ce qu'il y a d'essentiel en lui: elle détruit en un clin d'œil l'échafaudage savant, mais arbitraire, combiné par une famille hors ligne; elle le fait dégringoler à son niveau véritable où il se trouve, lui, comme vous voyez, tout à fait bien!...
Il n'était pas très encourageant, M. Juillet, dans la croisade entreprise en commun! Et l'on voyait si bien que le sort d'Albéric et d'Isabelle l'intéressait peu! Il en revenait toutefois de lui-même à cette question, lors de nos rencontres, parce que c'était le pacte convenu entre nous et devant l'autorité de madame Du Toit; mais il s'en évadait vite, en biaisant avec une rouerie qui ne m'échappait pas et qui me faisait l'avertir d'un sourire que nous quittions la grande route sinon la bonne. Il aimait avant toutes choses à agiter des idées, et il avait un insurmontable dédain pour tout ce qui ne fournissait pas matière à ce jeu supérieur. Le cas d'Albéric et d'Isabelle était un prétexte excellent, il est vrai, à mille réflexions, à ma portée, sur les mœurs, les caractères, la vie; mais d'Albéric et d'Isabelle, mon Dieu! que son souci était loin!
Ce que j'apprenais en écoutant M. Juillet, et sans y prendre garde, ou, si l'on veut, l'invitation, sur un ton enjoué, à réfléchir et à méditer, que je recevais de lui, me causait une sorte de plaisir, naturel et profitable, dont je ne saurais comparer l'effet qu'à la belle coulée de lait qui passait du gros sein de ma nourrice bretonne dans la petite bouche heureuse de mon enfant. Je ne songeais pas à m'écrier: «Comme c'est bon! que cela me fait de bien!» parce que, grâce à mes préoccupations maternelles, j'étais garantie de toute exubérance et même garantie de croire que je pusse éprouver quelque chose d'étranger à mes deux petits; mais je me nourrissais avidement, sans le savoir, avec un bonheur serein, et je me nourrissais de ce qui était mon aliment. Cette nourriture spirituelle m'était offerte au moment même où, par la maternité, toute une portion de moi-même et, me semblait-il, tout mon cœur venaient de recevoir satisfaction et triomphaient. Je me croyais comblée; je me sentais heureuse.
Ah! la charmante époque de ma vie! Est-ce que tout ne me souriait pas à la fois? Il me semblait que mon ménage était beaucoup plus heureux. Pourquoi? Je n'aurais pas su le dire. Qu'est-ce qu'il y avait donc de changé? Mon mari, incorrigible, avait toujours Grajat pour ami, et travaillait pour Grajat en pure perte. Il ne faisait pas de brillantes affaires, cela était évident, si je considérais le budget qui était le nôtre. Nous étions bien tassés dans notre petit appartement depuis que notre seule pièce de réserve était abandonnée à la nourrice et au petit Jean, et ma fille couchait dans notre chambre. Mon mari avait beaucoup d'ennuis par sa sœur qu'il ne voyait plus et m'interdisait absolument de fréquenter, et il avait été affecté, d'une façon qui m'étonna, par la mort de son vieux père. Du vivant du bonhomme, il le voyait peu, en effet, ne parlait presque pas de lui et semblait réserver toute son indulgence pour sa mère: il le pleura pendant des semaines avec un véritable chagrin. Est-ce qu'il avait un cœur caché?... Depuis que nous avions deux enfants, je le voyais beaucoup moins. Sous le prétexte, d'ailleurs vraisemblable, que l'appartement était encombré, il allait à ses ateliers aussitôt après le repas; il voyait d'un bon œil mon amitié avec madame Du Toit, mes relations nouvelles avec le monde de madame Du Toit, et la renommée dont on m'y gratifiait et qui me suivait et me faisait respecter jusque dans son monde à lui; car c'était ainsi!... En tout ce qui dépendait de moi, mon mari semblait être parvenu à ses fins; malgré mon origine provinciale, je m'étais assouplie aux exigences de Paris; malgré l'éblouissement et les périls de Paris, j'avais gardé de mon éducation première ce sur quoi il avait fondé précisément le plus d'espoir; j'étais assez exactement la femme qu'il s'était proposé d'avoir; et maintenant que je lui avais donné, en outre, une petite famille, loin d'être pour lui un motif d'inquiétude, je lui représentais la paix du ménage assurée; il se reposait entièrement sur moi, et, à cause de cette sécurité même, je sentais que toute son activité s'écartait de moi, de son ménage ordonné, pour se reporter, selon les habitudes que l'on n'a pas menées en vain jusqu'à trente-sept ans, avant de se marier, vers ses amis, vers ses affaires, vers le dehors. Je crois qu'il eût été retenu davantage à l'intérieur s'il eût acquis le moyen d'avoir un domestique mâle, en livrée, et de me procurer une voiture!... Oui, il se reprochait de n'avoir pas su ajouter ce colifichet à son ménage, et il croyait aussi,—comme Grajat!...—que je lui reprochais secrètement le défaut d'un tel luxe. D'ailleurs, il voyageait assez fréquemment, à cause de ses constructions ou restaurations de vieux manoirs. Il restait deux ou trois jours absent, quelquefois une et même deux semaines.
Et c'est en le voyant partir ainsi, que je prenais conscience de ce qui manquait à mon bonheur: ce qui me manquait, c'était d'avoir un grand chagrin lorsque je voyais partir mon mari. Le reste du temps, je ne pensais plus qu'il pût me manquer quelque chose. Mais, devant cette valise que je faisais pour lui, et dans cet air de départ, j'aurais dû pleurer, n'est-ce pas? si j'avais été tout à fait heureuse chez moi... Non, je ne pleurais pas. Même, depuis que j'avais des enfants, je ne m'inquiétais pas après le départ de mon mari. Je lui recommandais bien de ne pas oublier de m'envoyer une dépêche, mais il m'arrivait de ne pas attendre la dépêche, et un jour, je le confesse, la dépêche me surprit... J'en devins toute rouge devant ma femme de chambre qui me dit: «Mais, madame, c'est la dépêche de monsieur!» Ma petite fille aussi, à présent, pensait tellement à son père et parlait de lui si souvent que, c'était évident, je pensais à lui moins qu'elle... Je l'appelais «papa» comme les enfants; j'étais heureuse d'avoir enfin trouvé ce terme familier qui m'épargnait de le nommer par son prénom.
Cependant, quand je me reporte à l'époque dont je parle, il me semble que j'étais heureuse. J'étais contente de moi, je croyais fermement ne m'être pas trop mal tirée d'une situation qui avait failli être si difficile. Et un je ne sais quoi me remplissait d'aise. Pour la première fois de ma vie, je sentais une espèce de dilatation en tout moi-même. Et cela était visible aux yeux de tous, il faut le croire; je m'en apercevais bien dans la rue, à la façon dont on me regardait; chez les Voulasne, chez leurs amis et ceux de mon mari, quand par hasard j'y allais, les femmes me disaient que j'étais jolie; les hommes, c'était plutôt chez madame Du Toit qu'ils m'eussent fait un peu la cour, mais de cette façon dont on la fait lorsqu'on sait que ce sera sans conséquence...
XII
Dès les premiers temps de ma vie à Paris, j'avais remarqué qu'une période de l'année soulevait un peu partout, dans les familles, des difficultés. C'est la période dite des vacances, pendant laquelle il faut s'éloigner de chez soi. Nous autres, en province, il y a vingt ou trente ans, nous voyions se succéder les quatre saisons dans le clos ou sur les plates-bandes du parterre, sans songer jamais à nous demander quelle figure elles eussent pu faire ailleurs. Il en devait être désormais tout autrement. L'année de l'Exposition, nous eûmes un prétexte pour demeurer chez nous; mais la suivante, déjà, la question des vacances s'était posée. Comme il était à prévoir, mes vieux parents avaient tout de suite offert de nous accueillir à Chinon; c'était, d'ailleurs, le séjour qui me paraissait, à moi, le plus agréable, et j'étais fière de revenir dans mon pays avec une enfant gentille et que je nourrissais encore. Mais il se trouva que ces vacances ne nous donnèrent point les bons résultats espérés. Je ne croyais cependant pas avoir été gagnée par Paris, mais j'avais été touchée assez par Paris ou par ma vie nouvelle, pour ne plus me sentir à l'aise entre mes grands-parents et maman, à qui je devais taire la plupart des sujets qui me préoccupaient, mes malaises moraux, mes tristesses intimes, les moindres détails sur la famille de mon mari, sur ses amis et sur ses affaires; ils en auraient été bouleversés. La réserve à tenir vis-à-vis d'eux m'était à présent plus pénible que celle dont je souffrais au milieu du monde le plus hostile. Et de celui-ci même j'avais, peut-être, malgré tout, adopté quelque chose: le préjugé qui fait que la vie de province semble bien petite, bien étroite et systématiquement ignorante de la fameuse découverte que Paris croit faire chaque matin et chaque soir: fumée, vapeur, vains bruits dès le lendemain, mais qui nous enveloppent quotidiennement d'une vaniteuse illusion. Outre cela, mon mari, si patient à Chinon durant mes longues fiançailles, y était pris d'un mortel ennui, inventait mille prétextes pour le fuir, y produisait à mes parents et à nos connaissances le plus déplorable effet et y laissait finalement l'impression que notre ménage était défectueux.
Par-dessus le marché, nous fûmes favorisés, cette année-là, d'un été torride; la Touraine est chaude, on le sait, et Chinon exposé contre son rocher, en espalier, en plein midi; ma petite fille en souffrit; mon mari déclara que le climat de ce pays était mortel. Qu'on juge de l'état de ma famille, l'année suivante, lorsqu'il fallut leur signifier, de par messieurs les médecins, que leur vieille maison, que leur jardin planté par leur arrière-grand-père, que leur ville où j'étais née, moi, et où j'avais passé sans maladie mon enfance, ma jeunesse, étaient dangereux, au premier chef, pour la santé de ma fille! D'autre part, nous n'étions guère en fonds pour nous payer une saison à la mer; notre embarras était grand. Moi, je disais à mon mari: «Mais nous allons avoir le parc Monceau à nous tout seuls!...» Il accueillait cela comme une plaisanterie de mauvais goût, et il avait l'air plus malheureux qu'au temps critique de ses affaires. Ce que je redoutais, moi, arriva: les Voulasne nous invitèrent à Dinard. Une saison dans un des «petits trous» dont il était si souvent question chez madame Du Toit nous eût coûté moins cher que le séjour gracieux dans l'opulente villa des Voulasne, avec les abonnements au Casino, le jeu des petits chevaux, le poker, les voitures et la valetaille. Mais mon mari, de la meilleure foi du monde, donnait tête baissée dans ce faste. Il chérissait tendrement sa petite fille: on l'avait vu, l'année précédente, tempêter à cause de la santé de Suzanne compromise à Chinon; eh bien! à Dinard, cette enfant eut à souffrir d'une indisposition qui lui fut beaucoup plus néfaste que la chaleur de Touraine: cela ne compta point. Le papa disait: «Au moins, ici, est-elle entre les mains d'un excellent médecin!» Il était parfaitement tranquillisé parce que sa fille, même gravement malade, était entre les mains d'un médecin excellent. Et je le sentais sincère. L'année suivante, où il fallut à tout prix me montrer à Chinon, sous peine de blesser irrémédiablement mes parents, il se contenta de ne point m'accompagner, et il oublia de m'objecter la chaleur. Un sort malin voulut qu'elle fût, cette fois-ci, précisément, accablante. Nous en fûmes incommodées, moi autant que mon enfant. J'avais perdu l'habitude du climat de mon pays; je me jurai de n'y plus revenir avant la fin de septembre. C'était rouvrir moi-même la question épineuse des deux mois qu'on ne doit pas passer à Paris.
Et voici que mon amitié nouvelle avec la famille Du Toit, ou, si l'on veut, la politique de madame Du Toit, faisait surgir à présent, sous un aspect nouveau, le spectre des vacances.
Madame Du Toit ne consentait pas à se séparer de moi pendant une période aussi longue. Madame Du Toit, à qui je n'avais pas caché les ennuis que me valait cet exil annuel, croyait fermement résoudre pour moi la question en m'invitant avec mes enfants à passer sept ou huit semaines dans sa propriété de Fontaine-l'Abbé, en Normandie. Là, rien à redouter de la canicule, sous des ombrages séculaires et si abondamment arrosés par les pluies; là, en rase campagne, point d'épidémies: de l'espace, de l'air, et, ajoutait ma vieille amie, «presque rien de changé dans nos habitudes, quant aux figures»...
L'invitation de madame Du Toit fut l'objet d'une discussion qui dura deux jours, car il ne s'agissait pas de compter seulement avec nos convenances personnelles, mais avec la façon dont ma famille prendrait la chose. Qu'allait-elle dire, à Chinon, si je me laissais héberger, à la campagne, chez des étrangers, plutôt que chez eux?
Nous en étions là, et nous discourions à perdre haleine sur l'aimable proposition de madame Du Toit, sans pouvoir adopter un parti, lorsque la décision nous fut fournie par une visite inopinée du jeune ménage Albéric. Albéric et Isabelle, nous n'y songions pas, se trouvaient agités par la question des vacances tout autant que nous-mêmes; ils avaient deux familles à contenter: les Voulasne, jugeant que leur saison de Dinard était gâchée sans la présence d'Isabelle; les Du Toit brandissant la sentence de leurs médecins d'après laquelle le bord de la mer était néfaste à Albéric. Quant aux deux époux, ils étaient d'accord; ils voulaient aller à Dinard et point au manoir de Fontaine-l'Abbé.
—Mais, votre santé? dis-je à Albéric, l'opinion des médecins?...
Albéric se moquait des médecins. D'ailleurs, il répliquait galamment:
—Il y a aussi la santé de ma femme. Isabelle est accoutumée aux bains de mer.
—Mais enfin, leur disais-je, rien n'est plus simple que de mettre tout le monde d'accord: passez trois semaines à Dinard, le temps de la saison, et le mois de septembre à la campagne; c'est logique.
Isabelle me dit:
—Que nous quittions Dinard au bout de trois semaines, comme au bout de six, du moment que nous le quittons avant eux, papa et maman sont fâchés comme si nous n'y étions pas allés, ça c'est réglé. Mais il faut vous dire qu'au mois de septembre, ils ont l'intention de faire un voyage, peut-être en Italie, et de nous emmener. Alors, vous comprenez, pour le manoir, zut et zut!...
Albéric sourit. Il dit qu'il s'était «rasé» au manoir depuis sa tendre enfance.
Je ne soupçonnais pas ce qu'ils semblaient attendre de moi en cette affaire.
Eh bien! voilà. Ils venaient me dire, tout uniment, que si j'acceptais d'aller au manoir, pour être agréable à madame Du Toit,—car ils ne concevaient même pas que cela pût me plaire,—leurs projets de Dinard, leur voyage d'Italie, tout en un mot, était «fricassé».
—Comment cela?
—Mais, c'est bien simple. Supposez que vous soyez à Dinard avec nous, dit Albéric, maman se console parce qu'elle s'imagine que ce n'est pas du temps complètement perdu: vous allez nous y «travailler...» Oui... enfin, vous allez travailler au salut de notre âme... Ne vous défendez pas! c'est son idée... Je la connais, maman, peut-être!... A Dinard, avec vous, tout s'arrange, j'en réponds. A Dinard, sans vous, ce n'est pas l'émeute, c'est la révolution. Nous à Dinard, vous à Fontaine-l'Abbé... Oh! ça, alors!...
Albéric n'acheva pas sa phrase, il allait dire: «C'est la gaffe!...» et me faire entendre par là qu'il ne doutait pas que sa mère ne m'eût invitée que pour l'édification de ses enfants.
Pour achever de me convaincre, Albéric m'esquissa un petit tableau du séjour au manoir qui était de nature à m'en détourner, quand je m'en fusse déjà fait ouvrir la grille.
Ils n'y allaient pas par quatre chemins, les Albéric! Que leur démarche fût de la plus grave indiscrétion, ils n'en avaient cure; qu'elle me mît dans le plus grand embarras, voilà qui leur était bien égal! J'étais «bon type», comme ils disaient eux-mêmes, mais je n'aimais pas que l'on se jouât de moi. J'étais en train de me creuser la cervelle, afin de trouver la réponse qu'il fallait, lorsque mon mari, moins patient que moi, et qui avait assisté à l'entretien sans y prendre part, y intervint pour le clore d'un mot:
—Mais, Madeleine, dit-il, il me semble que la question est jugée: n'avez-vous pas écrit ce matin à madame Du Toit que vous acceptiez son invitation?
La lettre n'était pas écrite, il est vrai, mais elle le fut un quart d'heure après.
C'était, ma foi, un fort joli château que le manoir de Fontaine-l'Abbé, et je poussai une exclamation lorsqu'il nous apparut, au débouché d'un bois épais où madame Du Toit nous avait invités à faire une petite prière près de la source, lieu de très ancien pèlerinage, qui donne son nom au pays. Après l'avoir deviné, entre les troncs bossus des ormes et sous le feuillage des châtaigniers, si bien égalisé par en bas, je le vis tout à coup, entier, ses trois corps de logis d'époques différentes juxtaposés simplement: un gros pavillon carré, sur la droite, coiffé d'un immense toit Louis XIII; le centre, moins élevé, allongé, simple, noble, pareil à un bon vieil hôtel cossu du Marais; une aile enfin ajoutée au XVIIIe siècle; tout cela sans façon, s'harmonisant si heureusement que je regrettai beaucoup que mon mari ne fût pas avec nous pour apprécier une si raisonnable architecture. Comme nous abordions le château par une pelouse spacieuse et doucement inclinée jusqu'au petit pont flanqué de deux lions de pierre, qui traversait le fossé, nous discernions très nettement la lanterne au-dessus du pavillon central, et par delà, la campagne lointaine et feuillue qui semblait s'évanouir dans la brume.
Je dis à madame Du Toit:
—Comme vous êtes discrète!... Je ne vous ai jamais entendue parler de cette merveille que sur le ton dont vous auriez décrit une maison de campagne ordinaire.
—J'y ai toujours vécu, l'été, me dit-elle, depuis mon enfance, c'est un endroit qui n'a pour moi rien d'extraordinaire. Et vous voyez que mon fils, lui, ne le trouve guère séduisant...
«Mon fils...» Ah! je vis que ce serait là le point épineux de notre séjour, et que peut-être le château ne m'avait tourné que sa plus jolie face. L'absence d'Albéric nous promettait un sujet de conversation monotone... Pourvu que M. Juillet fût là pour me soutenir! Était-il là? Y devait-il seulement venir? On ne m'en avait rien dit, mon «allié» étant absent de Paris quand le sort de nos vacances s'était décidé.
M. Juillet n'était pas à Fontaine-l'Abbé, je m'en aperçus au dîner, et le lendemain seulement je sus qu'il viendrait peut-être, quelques jours, entre deux excursions; il était, comme beaucoup de ses contemporains, en mal de voyage,—encore une disposition chez lui que les Du Toit comprenaient peu.—Nous nous trouvions à table, en très petit nombre et presque entre femmes, les vacances des cours et tribunaux n'étant pas ouvertes, et il y avait une demi-douzaine d'enfants que l'on ne devait mettre à part que lorsque seraient arrivés ces messieurs. Ma Suzanne était dans la joie, malgré l'absence de son père. Dès que je fus tranquillisée pour elle au sujet des fossés emplis d'une eau courante, mais que je vis partout garnis de balustrades, je ne voulus plus songer qu'au charme incontestable de cette belle demeure ancienne et des magnifiques soirées d'été que nous pourrions goûter là.
L'intérieur était très simple, garni presque partout de meubles de l'Empire et de la Restauration, dont madame Du Toit s'excusait comme de vieilleries qui eussent dû être au grenier; il y avait aux murs quantité de gravures et d'estampes coloriées. Le seul meuble moderne était un piano, un piano à queue tout récemment accordé, à propos duquel on me dit: «J'espère bien que vous allez vous y remettre!...»
La salle à manger et le salon, une grande bibliothèque aussi, prenaient l'air par la façade opposée à celle qui m'avait souri à mon arrivée. Les portes ouvertes, on se trouvait de plain-pied sur une terrasse dallée, ornée de grenadiers en caisse, et qui, par une douzaine de marches enjambant le fossé, donnait accès aux allées du parc.
—Le parc, disait modestement madame Du Toit, c'est de l'herbe. Il me faudrait dix jardiniers pour entretenir ici ce qu'on appelle un parc... Quand l'herbe est trop haute et s'oppose à la promenade, on la fauche, voilà pour le parc; mais je vous montrerai mon potager...
Pour le premier soir, nous restâmes assis sur la terrasse entre les caisses de grenadiers. Il avait fait dans la journée un peu d'orage, de lourdes nuées couraient encore dans le ciel et on recueillait la fraîcheur comme une rareté précieuse.
Il me semblait n'avoir rien goûté d'aussi bon depuis des années. Parfois un mouvement de l'air remuait les branches des platanes penchées sur la douve, et le contact des feuilles et de l'eau imitait le bruit infinitésimal du poisson qui gobe une mouche à la surface; et il y avait un parfum indéterminé qui venait des feuillages ou de l'eau, de l'herbe fauchée ou de la nuit même.
A part un vieux célibataire, nommé M. Froulette, qui tenait à faire l'empressé et le boute-en-train, les quelques hôtes de madame Du Toit étaient paisibles et troublaient peu le beau silence. Moi, je n'ai jamais pu être témoin de ces moments du soir, à la campagne, sans que mon cœur se contracte; et il est curieux que cet effet soit en moi à peu près le même que celui d'un gros chagrin. Je jurerais que je suis comblée de bien-être, et j'en suis à me demander si cela ne me procure pas la vision de toutes les choses heureuses que j'ai rêvées, appelées éperdument, et qui m'ont fuie... C'est à moitié le bonheur, à moitié la déception douloureuse, et c'est si bien l'un et l'autre parfois, que je n'y discerne plus rien, sinon ce qu'on appelle le «trouble» plus déchirant qu'une peine réelle, et plus attrayant que le bonheur défini.
Lorsque j'eus couché mes enfants, j'ouvris ma fenêtre, une vieille et haute fenêtre à crémone avec des volets intérieurs et donnant sur un balcon à appui de fer. On voyait la lueur de la lune baigner au loin la cime moutonneuse des bois, et elle rendait plus sombres, auprès de moi, les dessous obscurs des platanes qui flanquaient le château, à droite comme à gauche. De grandes prairies semblaient des lacs de lait. Un aboiement, un vulgaire aboiement de chien, qui avait l'air de venir d'une lieue, augmentait, je ne sais pourquoi, le charme de la nuit tranquille, et se balançait, d'une façon tantôt plaisante et tantôt pénible, et comme aux deux bouts de la nuit, avec la voix de M. Froulette qui, sur la terrasse, au pied des grenadiers, continuait à faire glousser les dames. Ici, pensais-je, la nuit des hommes, qui rapetissent tout avec leur manie de rire ou leur préoccupation pratique de mettre un peu d'ordre dans leur vie; là-bas, partout, la nuit de la majestueuse sérénité des choses, qui nous grandit, nous ennoblit et qui inspire le besoin de tomber à genoux... Mais je me souvins que M. Juillet avait discuté devant moi ce genre d'impression, un jour, et m'avait beaucoup étonnée en soutenant que la noblesse de l'homme est d'un tout autre ordre que la grandeur apparente des spectacles de la nature, et que de la contemplation de la terre, de la mer et des cieux il ne résulte pour nous qu'un état d'exaltation assez vague, dont nous ne saurions rien tirer de bon pour notre perfectionnement humain, si ce n'est des images à rendre nos pensées plus sensibles, et qui mène infailliblement à l'ennui, à l'inaction, à la désespérance. «Oui, oui, me disais-je, on soutient cela dans un salon, mais s'il eût été là, ce soir, et s'il eût vu cette belle nuit!...»
Je pris la résolution de faire de mon séjour à la campagne une retraite, un peu analogue à celles qu'on nous imposait au couvent, chaque année. Cela consistait à éteindre pendant plusieurs jours tous les bruits de la vie, et, sous l'œil de Dieu, à se retrouver soi-même, à renouer ses anneaux si souvent rompus sans qu'on y ait pris garde, exercice excellent, mais bien plus avantageux aux femmes qu'à de toutes jeunes filles. Et je fis un effort pour commencer de suite, en me couchant, ces opportunes méditations sur moi-même. Mais les images de la belle nuit couvraient mes tentatives de réflexion, avec cette impertinente assurance que mettent toutes les choses qui flattent les sens, à se substituer aux travaux de l'esprit.
Oh! les réveils, le matin, à Fontaine-l'Abbé, lorsque, par une de mes fenêtres, le soleil, entre les volets mal clos, m'appelait, comme un grand cri de joie! Malgré mon goût de sommeil prolongé, je sautais à bas du lit, j'ouvrais, et toute la jeunesse embaumée et heureuse qui est dans l'air matinal pénétrait en tumulte, emplissait ma chambre et m'environnait de caresses. Cet air incomparable et charmant qui vient des prairies et des bois, m'arrivait avec le soleil par une grande trouée entre les feuillages déchiquetés des platanes; et, par la même ouverture, un champ très éloigné, de seigle ou de blé, apparaissait, où une faucheuse, tirée par un cheval, avançait lentement, virant à angle droit, rognant insensiblement le beau carré d'épis drus et pressés qui, en tombant, perdaient le lustre de leur couleur blonde. Au-dessous de moi, le murmure de l'eau qui, de la douve, par un barrage, se déversait dans un canal souterrain allant rejoindre la rivière. Des abeilles entraient en bourdonnant et s'affolaient longtemps, à l'intérieur, en faisant contre les vitres de pénibles marches forcées, avec leurs pattes lourdes, comme des jambes de zouaves. Pourquoi ce détail me revient-il agréable, délicieux?... Mais aussi, qu'est-ce qu'il y avait dans l'air de ces matins d'août, à la campagne, pour que jusqu'au fait de marcher, pieds nus, sur les nattes de paille, me parût, à moi si sérieuse, un jeu irrésistible, auquel je m'abandonnais, quasi courant et dansant, à la grande hilarité de ma petite Suzanne et de la nounou elle-même, qui disait, d'un si drôle d'air: «Oh! Madame a de la vie!...»
Pendant une quinzaine de jours, ces messieurs n'étant pas arrivés, le séjour de Fontaine-l'Abbé ne fut pour moi qu'une récréation. Je m'étais promis de faire retraite en moi-même: ah! bien ouiche!... Je réfléchissais beaucoup moins qu'à Paris; j'avais beaucoup moins de temps à moi qu'à Paris. Le soleil, les ombrages, l'eau, les routes poussiéreuses, les champs de pommiers clos de haies, les petits chemins entre les clôtures, et l'au delà de chacune de ces haies vives: la vue longue et toujours diverse sur une vallée, son ruisseau, son clocher, m'attiraient, m'enchantaient; j'étais une marcheuse infatigable. Une ou deux dames m'accompagnaient, et le boute-en-train M. Froulette qui, par coquetterie, ne se fût jamais plaint, mais rentrait fourbu. Par ces randonnées nous échappions à l'antienne de la bonne madame Du Toit, plus fatigante que la marche, et au désespoir qui suivait toute arrivée du facteur sans une lettre de Dinard. En compensation, une ou deux fois par jour, je donnais mon bras à la pauvre maman désolée, et elle m'entraînait avec elle au potager.
On parvenait au potager par une allée couverte, où les enfants jouaient l'après-midi à l'abri du soleil ardent; on y voyait une balançoire, entre deux fourches de tilleuls, des bancs de bois, un peu vermoulus, et un rouleau de pierre destiné à égaliser le sol, qui n'avait jamais servi, disait madame Du Toit, qu'à encombrer le passage depuis plus de soixante ans. Un mur bas, noirci par la vieillesse et l'humidité, longeait l'allée, sur la droite, derrière les troncs d'arbres; sa crête écorchée en plusieurs endroits était toute velue de lichens, et, en passant, on entendait, de l'autre côté, les hoquets grognons et la toux de coqueluche des poules. Au bout, un escalier d'une douzaine de marches descendait au potager, assez semblable à tous les potagers du monde, mais dont madame Du Toit était fière parce que c'était la partie la plus cultivée de son jardin. Là, du moins, elle consentait parfois à cesser de parler d'Albéric, pour me donner à goûter des petits pois dans leur gousse, une grappe de groseilles ou de cassis, ou bien une belle fraise couleur de rubis, qu'elle me présentait entre ses deux doigts dégantés tout exprès.
Combien de fois, aussi, au bas de la dernière de ces marches, me tira-t-elle tout à coup de son corsage une lettre arrivée par le courrier de midi ou bien une carte datant de plusieurs jours et qu'elle m'avait lue déjà, mais où elle venait de découvrir quelques lignes ambiguës qu'il s'agissait d'interpréter à nous deux. La pauvre femme! tout en m'efforçant de lui prouver l'inanité de ses imaginations, je la comprenais et j'avais pitié d'elle. Les lettres qu'elle recevait et qu'elle analysait avec une telle application étaient d'une incurable aridité; c'était le compte rendu obligatoire, officiel et impersonnel de la semaine de Dinard, texte bâclé ou élaboré avec efforts pour couvrir jusqu'au verso une carte de correspondance, amphigouri quasi comique, destiné à laisser entendre la possibilité d'un départ pour Fontaine-l'Abbé sans nul engagement toutefois de l'exécuter; misérable dissimulation, plaisanterie lugubre. Le plus maladroit était Albéric; Isabelle plus spontanée, inaccoutumée à feindre, racontait les farces de sa sœur Pipette, qui n'étaient pas toujours du meilleur goût, quoique innocentes, et racontait d'autres farces aussi, celles de la plage, celles du cercle et celles de la ville, qui valaient beaucoup moins. Albéric ne racontait point tout cela, mais on voyait trop qu'il le cachait et qu'il avait négligé de lire telle lettre de sa femme où, naïvement, s'étalait le témoignage du rôle tenu par lui en telle ou telle de ces aventures. Par un hasard heureux, mon mari ne se trouvait pas alors à Dinard, étant retenu par des travaux dans la Dordogne, sans quoi il eût fallu nous livrer, en confrontant ses lettres avec celles du jeune ménage, à un véritable travail de chartiste, afin de découvrir la vérité, la seule vérité importante: les Albéric avaient-ils ou n'avaient-ils pas l'intention de venir?
Et tout à coup, madame Du Toit posait le pied, repliait la lettre, pour me désigner un poirier planté par elle, l'année où Albéric avait fait sa première communion, un bassin d'arrosage, à fleur de terre, où Albéric avait failli se noyer à l'âge de six ans et demi: aussi le potager était-il absolument interdit aux enfants.
Un jour, ce fut une autre affaire. Un paragraphe d'une lettre d'Isabelle se terminait ainsi: «Enfin, chère mère, il se passe ici quelque chose d'assez intéressant, de triste ou de gai, c'est comme on l'entend, et dont nous vous parlerons sans doute à mots couverts, quand nous aurons le plaisir de vous voir...»
Madame Du Toit me dit:
—Ou j'ai la berlue ou ceci signifie qu'elle a l'espoir d'être enceinte...
En effet, cela pouvait avoir cette signification.
—Comment! cela peut avoir cette signification! s'écriait madame Du Toit, mais il n'y a pas de doute possible; tout y est: mystère, pudeur, attente d'une certitude, et jusqu'à cette réserve qui est bien de nos jours, «triste ou gai, c'est comme on l'entend»! Cela, c'est toute la malheureuse qui n'ose pas se réjouir franchement d'être bientôt mère!...
Madame Du Toit écrivit une lettre débordante de joie, gonflée de félicitations, mais très explicite, et qui fit à Dinard l'effet le plus déplorable, parce qu'on n'y découvrait point du tout ce qui l'avait pu motiver. Albéric y vit même une taquinerie, voire une satire de la part de sa mère, et lui répondit sur un ton fielleux, qui nous valut, à Fontaine-l'Abbé, de tristes heures de lamentation, de discussion dans les allées du potager, dans les corridors frais, sinon jusque sur la terrasse, le soir, et nonobstant les vieilles fusées de l'excellent M. Froulette.
C'est en voyant madame Du Toit à ce point possédée d'une seule idée et, pour parler franc, un peu ennuyeuse, que je remarquai l'extrême habileté qu'elle avait déployée, dans les premiers temps de nos relations, pour me conquérir, car, alors, elle m'avait charmée par une conversation variée, aisée, dont elle était, je le voyais bien encore, capable devant le monde, mais le fond d'elle-même, aussitôt qu'il se découvrait, n'était qu'une maternité passionnée.
Pour échapper un peu à ses redites et au sentiment que j'avais d'être impuissante à la consoler, je me remis un jour au piano. Lorsque je n'étais ni dans ma chambre à regarder au loin les travaux des champs ou à me laisser bercer par le murmure rafraîchissant du barrage, ni par les chemins et les routes, à user les jambes de M. Froulette, je demeurais au salon et essayais de dégourdir mes doigts de pianiste, inertes depuis mon mariage.
J'ai dit combien la musique m'avait passionnée lorsque j'étais jeune fille, et que j'avais failli avoir quelque talent d'exécution, mais mon mari, insensible à la musique, s'était trouvé d'accord avec ma grand'mère pour réprouver qu'une jeune femme se donnât en spectacle et provoquât des applaudissements. Le renoncement à ce qui m'avait donné d'aussi grandes joies m'eût été bien dur, s'il ne se fût trouvé mêlé à tant d'autres dépits, à un si grand nombre de sentiments refoulés; il avait passé dans la cohue! D'autre part, lorsque j'avais entendu à Paris de vrais artistes, j'avais compris combien mes succès de province étaient dérisoires, et, quel que fût mon chagrin de dire adieu à la musique, j'avais fini par donner raison à mon mari de ne pas croire à cette «vocation» que mes amis Vaufrenard et mon cher vieux maître Topfer m'attribuaient à Chinon. Retournée près d'eux, à l'époque des vacances, je n'avais pas seulement ouvert un instrument, et il ne s'était pas trouvé une personne pour ne point me féliciter, aussi vivement qu'on le faisait jadis de mon prétendu talent, de n'avoir plus désormais qu'une vocation, celle d'être une mère de famille et rien d'autre.
Il y avait dans la bibliothèque de Fontaine-l'Abbé d'anciennes partitions de Beethoven et de Bach que je me mis à déchiffrer, une après-midi de grande chaleur, dans l'ombre du salon aux volets clos, le nez penché sur le papier vergé à tranches jaune serin, qui sentait la poussière, le rat et je ne sais quel parfum d'amandes séchées. Le bourdonnement d'une mouche et toujours aussi de quelque abeille en détresse, accompagnait le bavardage de mes doigts; j'étais seule; il faisait bon dans cette pièce, et je m'y plaisais à renouveler mon émotion d'autrefois, avant même que j'eusse recouvré ma facilité. Le plaisir aidant, j'eus la surprise de me voir en possession de tous mes moyens, et me voilà de nouveau transportée, comme au temps où la vie, pour moi, n'était qu'illusion et qu'espérance. Ce n'était pas, je le crois bien, le seul agrément musical qui m'animait; c'était, en même temps que lui et par lui, la nostalgie de l'époque de ma vie où j'avais connu une immense allégresse... Ah! mon Dieu! pourquoi avez-vous mis en nous tant de dispositions au bonheur?... Plus que mes rêveries à ma fenêtre, plus que mes promenades dans la campagne, voilà que ce piano maintenant m'enivrait!
Pendant que je jouais ainsi, l'après-midi, dans une tranquillité bienheureuse que madame Du Toit tenait à faire respecter, j'avais remarqué plusieurs fois que la porte s'entr'ouvrait derrière moi, comme si le pène, mal introduit, eût fait ressort tout à coup. Je m'étais levée à plusieurs reprises pour refermer la porte. Un jour le bouton tourna, et la porte demeura entr'ouverte. Ah! à la fin, par exemple!... J'y courus et ouvris brusquement la porte toute grande, pour regarder dans la galerie. Qu'est-ce que je vis là! On avait disposé, dans la longue galerie qui donnait sur la cour du Nord, une dizaine de sièges, et presque tous les hôtes du château y étaient installés, immobiles, et m'écoutant dans un religieux silence. Ce furent des exclamations, des excuses, des compliments, une confusion: on était pris, car on était là en fraude, en dépit des traités, et moi, j'étais bien attrapée, qui ne prétendais qu'à m'adonner, pour moi seule, à d'ingrats exercices. Mais l'incident tourna court parce qu'il y avait là, parmi les personnes qui m'avaient entendue, M. Juillet, arrivé depuis une demi-heure, inopinément, à bicyclette, et qui devait promptement repartir.
Je ne voulus pour rien au monde recommencer de jouer. Je savais M. Juillet musicien, et je ne voulais pas qu'il se moquât de moi; de plus, je me disais: «Pour un peu de temps qu'il est là, profitons de la causerie avec lui.»
M. Juillet, que rebutait parfois le rigorisme intransigeant de M. Du Toit, était beaucoup plus agréable en la seule présence de sa tante et d'un petit nombre de personnes. Il parla presque de la même façon qu'il le faisait avec moi lorsque j'avais la chance de le rencontrer dans un coin. Ce que son esprit avait de libre et d'un peu effarouchant était compensé par la sagesse de ses conclusions. Sa conversation, c'était un voyage, avec son imprévu, ses péripéties, le charme de son air vif et de ses grands espaces, mais aussi avec ses dangers, ses minutes d'angoisse, ses frissons, et enfin son retour calme et sûr au port d'attache. On lui reprochait dans la famille le vagabondage de son esprit, ses audaces de pensée périlleuses. Moi, c'était cela que j'aimais dans ses discours; il retombait toujours sur ses deux pieds, et si juste! Quelques-uns, je le savais, à propos de lui, murmuraient: «Acrobate!» Enfin, comme nous étions enfermées presque entre femmes, à Fontaine-l'Abbé, depuis une quinzaine de jours, la présence de M. Juillet nous fit sentir à toutes quelles ressources commençaient à nous manquer, et on lui fit si bien fête qu'il ne partit pas le soir même, et qu'après le dîner je pus avoir avec lui une grande dispute à propos de l'influence morale de la campagne et des beautés de la nature. Mais là, ce fut moi qui, à la grande surprise, me trouvai tenir le rôle dangereux! Ce fut moi l'avocat de la nature! Mon éloquence ne valait pas celle de M. Juillet, assurément, et mes idées, jointes à ma conviction, ne purent lutter contre sa dialectique savante et ses conclusions si exactement orthodoxes, si bien que j'allais tout simplement faire la figure d'une hérétique, moi, tout en invoquant à hauts cris le grand saint François d'Assise à mon secours!... M. Juillet prédisait qu'avec notre penchant de plus en plus marqué pour la nature et pour les beautés physiques, nous aboutirions rapidement à un «paganisme d'Opéra», disait-il, séduisant au premier abord, accueilli avec faveur par les érudits, les sensibles, les artistes et le troupeau qui suit, mais destiné à choir infailliblement dans la sensualité déréglée, dans le matérialisme bestial, dans la plus basse animalité. Cette opinion me paraissait un peu outrée, artificielle, «livresque», elle me mécontentait et me blessait même. Il me fâcha sérieusement, ce soir-là, M. Juillet! et d'autant plus qu'il eut pour lui une imposante majorité, mon parti à moi étant réduit à la voix de deux jeunes filles et à celle de M. Froulette: «le parti de la jeunesse!» dit celui-ci, mais il n'y avait pas de quoi être fière. Je lui déclarai tout net, à M. Juillet, que je ne voulais plus discuter avec lui. Et je lui dis en particulier qu'il avait des opinions de vieille dame et qu'il parlait comme un prédicateur de carême!...
Il ne comprit pas, personne d'ailleurs ne comprit que j'étais fâchée, bien que l'on s'étonnât de me voir si animée. Mais, ne voilà-t-il pas qu'une fois dans ma chambre, moi, je me mis à pleurer, mais à pleurer comme si j'avais d'un coup perdu toute ma famille! Moi qui, depuis quinze jours, ici, me sentais si dilatée, si heureuse, il me semblait que tout craquait sous mes pas, que le sol s'effondrait, que quelque chose, je ne savais quoi,—je n'ai jamais su ce que je rêvais quand j'ai rêvé d'un bonheur possible,—que quelque chose d'infiniment bon, appelé de tout mon désir, était détourné de moi, rejeté violemment et perdu à jamais. Cette impression, atroce, mais vague, se confondit graduellement avec le cauchemar et je me réveillai plusieurs fois en sursaut, durant la nuit, le pied au bord d'une déchirure de l'écorce terrestre, un gouffre dont la seule pensée me tord encore aujourd'hui les entrailles.
Et le lendemain, dès le matin, apprenant que M. Juillet était parti sans que j'eusse pu lui exprimer le regret de mon désaccord avec lui, je fus désolée davantage, et je dus m'appliquer toute la journée à dissimuler ma nervosité, mon véritable chagrin, afin qu'on n'allât pas s'imaginer que je fusse attristée par le départ de M. Juillet!
L'idée qu'on allait me croire attristée par le départ de M. Juillet m'aborda tout à coup, ne me fut inspirée par aucun fait, par aucun mot prononcé, par aucune réticence, aucune allusion, aucun signe de qui que ce fût. Et cette crainte n'avait pas été précédée chez moi par une idée qui s'en pût rapprocher. Je n'en savais pas alors l'importance; mais cette crainte m'envahit et me gêna. Elle me gêna d'autant plus qu'elle me parut en complète disproportion avec le mince événement d'où provenait ma tristesse: mon regret de savoir M. Juillet parti sans que je me fusse réconciliée avec lui. En effet, je vis bien que l'on conservait à peine souvenance de la discussion, que le lourd sommeil d'une nuit à la campagne avait réduit la soirée de la veille à l'importance d'une soirée ordinaire, ou que, peut-être donc, cette soirée et cette discussion n'avaient eu de réalité qu'en moi-même... Étais-je une visionnaire, une folle, moi que, de toutes parts, on tenait pour la plus raisonnable des femmes? L'inquiétude de ne plus voir les choses au point vint s'ajouter à ma tristesse. Elle était de nature à dissiper et à remplacer ma tristesse; en effet, si je me lamentais c'était pour n'avoir pas fait la paix avec M. Juillet, et tout concourait à me prouver que lui-même n'avait pas dû s'apercevoir que j'étais fâchée avec lui. Subtilités! écheveau embrouillé d'idées fiévreuses, très surprenantes à la suite d'une période si équilibrée, si saine, et où tout, en moi, paraissait si tranquille...
J'avais redouté la venue à Fontaine-l'Abbé d'une compagnie plus nombreuse; je n'étais pas pressée de voir M. Du Toit et ses amis, qui allaient évidemment secouer notre torpeur champêtre; eh bien! je me souviens que je fus heureuse de les voir arriver, car, sans m'expliquer pourquoi, j'avais peur de moi-même. Un ennui m'avait envahie, que j'attribuais à la mélancolie du soir trop beau, trop silencieux, au murmure incessant de l'eau filtrant à travers le barrage, à cette effrayante immobilité des champs sous la clarté de la lune... Il n'y avait qu'à fermer ma fenêtre et à ne point contempler cela, me dira-t-on! Mais j'étais attirée par cela comme on l'est si souvent par ce qui peut vous faire le plus de mal; j'aimais mieux ces belles nuits attristantes que les journées ensoleillées et épanouies; l'immensité du ciel me causait une espèce de vertige; le nombre des étoiles, ces millions de milliards de mondes m'inspiraient une terreur sacrée et, quand je me mettais à genoux au pied de mon lit, troublaient ma prière...
Et je me sentais partagée entre un grand désir de m'abandonner à ces rêveries sans fin que les beautés naturelles nous inspirent, et un autre qui consistait à reconnaître que M. Juillet avait raison de juger cet attrait mauvais. «Il a raison, il a raison!» me disais-je. J'éprouvais bien un plaisir secret à trouver que M. Juillet avait raison...
Comme je l'avais prévu, la vie fut changée par l'arrivée de M. Du Toit et de ses amis. M. Du Toit n'était pas un homme à bayer aux corneilles, à rêver à la lune; son activité était extraordinaire, et il fallait que tout s'agitât bon gré mal gré autour de lui. Emprisonné dix mois de l'année au Palais, il tenait, durant les vacances, à prendre sa revanche, et il secouait ces pauvres messieurs, ses amis, conseillers, avocats, maîtres des requêtes, dont plusieurs étaient obèses ou apoplectiques, de la façon la plus désinvolte. Avec cela, il voulait que les dames fussent de la partie. Il professait sur les gens en vacances les théories de mes anciennes maîtresses de pension: empêcher à tout prix l'oisiveté, troubler par la distraction forcée les colloques particuliers entre femmes, généralement contraires à la charité, disait-il, et néfastes au bon ordre. Ce n'était rien que nos promenades ordinaires; il les doubla d'excursions en voitures; deux grands breaks sortirent des remises, un troisième fut réquisitionné dans le pays; on loua deux chevaux supplémentaires et il n'y eut pas une curiosité des environs qui échappât à notre visite. Il faut rendre cette justice à M. Du Toit qu'il était un archéologue remarquable et qu'il savait être intéressant jusque dans les dissertations les plus savantes et les plus arides, mais il n'était tout de même pas compris par tout le monde, et il ennuyait maintes gens, y compris sa femme.
A peine de retour au château, il faisait l'impossible pour organiser les jeux: grâces, croquet, boules, si le temps ou l'heure le permettaient, et, si le ciel était pluvieux, échecs, jacquet, jeu de dames, etc. Pour le soir, il aimait beaucoup la lecture en commun; il lisait d'ailleurs lui-même fort bien, et comme personne ne sait plus lire, et je crois qu'il y mettait une certaine coquetterie; ou bien il passait le volume à maître Vaudois, un avocat très connu alors, qui avait aussi des prétentions à l'art de lire, mais non justifiées, et qui faisait valoir d'autant plus le talent du maître de la maison. La plupart des romans contemporains étant proscrits, on lisait des traductions de Dickens que tout le monde connaissait déjà, ou du Jules Verne, pour que les enfants apprissent à écouter; on lut même Robinson Crusoë.
Il va sans dire que l'on me réclama à cor et à cris de la musique. M. Du Toit admettait et prisait la musique classique; il avait ignoré jusqu'alors que je fusse musicienne. Il commença de m'écouter avec un sourire narquois qui me fit trembler. Je savais qu'il fréquentait les concerts et je l'avais entendu juger avec goût les dieux de la musique; il avait seulement horreur de tout ce qui était nouveau. Il me dit presque aussitôt: «Tiens! tiens! mais c'est que vous avez de la méthode!...» Et, du moment qu'il eut constaté que j'avais de la méthode, il eut pour mon jeu beaucoup d'indulgence et parut m'entendre avec satisfaction. Il approuva la récréation que j'offrais à ses hôtes, fit venir des partitions, et je me sentis haussée dans son estime d'une façon tout à fait sensible. Il me connaissait jusque-là assez peu, parce que je ne dînais pas chez lui à Paris, et, bien qu'il eût foi complète en l'opinion de sa femme, il gardait une méfiance contre toute femme jeune et pas trop laide, en qui il voyait un élément possible de «grabuge». Mais dès qu'il eut découvert en moi une qualité éminente, et surtout éminemment utile à la vie commune, il m'accorda sans plus ample information toutes les autres. J'assistai avec surprise à cette évolution rapide de son jugement sur moi, qu'il manifesta avec la franchise et la décision qu'il apportait en tout. Il parlait beaucoup, il parlait net et haut. Et je me disais: «Est-ce curieux! un homme de cette gravité et de cette importance, un homme accoutumé à juger, comme un seul point de vue a vite fait, pour lui, de déterminer tous les autres!... Mais, c'est presque de la légèreté!...» Et je m'épouvantais moi-même de ma hardiesse à juger un homme si haut placé.
Toujours est-il qu'il se trouva pleinement d'accord avec sa femme pour m'accorder toutes les vertus. Je ne disais, je ne faisais plus rien sans que l'un comme l'autre, à qui mieux mieux, s'entraînassent à m'applaudir, et si je soutenais encore l'excellence des charmes de la nature, tout en rappelant les objections de M. Juillet, M. Du Toit prononçait avec un sérieux qui impressionnait la compagnie: «Allez, allez! ma jeune amie, vous avez cent fois plus de bon sens que tous ces savantasses!...» Cette opinion me flattait personnellement, mais je l'estimais absurde: M. Du Toit ne me semblait jamais être tout à fait juste envers son neveu.
La secousse que nous avait imposée l'activité du maître de la maison dura peu de temps. Madame Du Toit m'en avait doucement prévenue; son mari ne mettait ainsi toute la maison en branle que lorsqu'il était lui-même inoccupé, mais du jour de l'ouverture, il rendait la liberté à chacun, ses seuls compagnons de chasse exceptés. Dès qu'il chassa, nous fûmes à nous-mêmes, la lecture du soir et même la musique étant toutefois abrégées par la somnolence plus rapidement venue de ces messieurs.
Un jour, en déjeunant, madame Du Toit annonça que son neveu Juillet avait abandonné le voyage projeté par lui, et qu'il venait passer une semaine ou deux à Fontaine-l'Abbé. Toutes les dames, qu'il avait charmées dernièrement, crièrent: «Bravo!» Moi, je rougis, stupidement, en me demandant pourquoi, en maudissant mon imbécillité; mais je rougis. Et pour mettre ma rougeur à l'abri de l'animation générale, je m'animai moi aussi, et je criai comme tout le monde: «Bravo! bravo!» Mais j'étais furieuse contre moi parce que je faisais l'hypocrite, ce qui n'était pas du tout ma coutume. On dit des choses flatteuses sur M. Juillet. Moi je dis: «Je ne suis guère d'accord avec lui, mais c'est un homme très charmant...» On ne pouvait être ni plus banal ni plus faux. Comment cette phrase, que j'entends encore, était-elle sortie de moi? Je ne prétends pas que je fusse préservée de jamais dire des banalités, mais du moins j'étais réfléchie, je me surveillais et j'étais assez maîtresse de mes paroles; enfin, surtout, je n'étais pas fausse. Pourquoi éprouvais-je le besoin de dire que je ne m'entendais pas avec M. Juillet? Avais-je peur d'être soupçonnée de m'entendre trop bien avec lui, comme j'avais eu peur, une dizaine de jours auparavant, que l'on me crût chagrinée de son départ? Mais jamais pareille idée ne fût venue dans mes environs, à personne! J'étais, dans l'entourage de madame Du Toit, et par la réputation que son autorité m'avait faite, insoupçonnable. J'avais non seulement tous les mérites, toutes les vertus, mais j'étais «une sainte»! Elle le disait, je le savais, et d'une façon qui n'admettait et ne laissait aucun doute. Outre cela, M. Juillet, tout agréable qu'il fût, dans la conversation, n'avait certes rien du beau séducteur; il n'était pas du tout de ces hommes dont toute femme se dit, dès le premier abord: «Ah! à qui va-t-il faire la cour?» Il n'était ni bien ni mal, on pouvait presque dire que son physique ne comptait pas. Moi, je lui voyais dans les yeux des dessous profonds où l'intelligence flambait, et je trouvais que sa bouche, même sur des dents irrégulières, avait un mouvement et je ne sais quelle grâce qui pouvaient plaire: mais je ne voyais point que personne, hormis moi, s'avisât de cela. Alors, pourquoi avais-je peur qu'on me soupçonnât? Est-ce que j'avais peur de me soupçonner moi-même? Non, je le jure, non! je ne me soupçonnais pas. Oh! oh! j'étais joliment furieuse contre moi. Il me semblait que, pour la première fois de ma vie, je ne me gouvernais plus. C'était un peu fort!
Heureusement que je retrouvai mon assiette aussitôt que M. Juillet fut là. Quand il fut là, à demeure, pour quelque temps, je me trouvai avec lui comme j'avais été toujours, sauf à son brusque dernier passage, très à l'aise, et infiniment contente d'avoir à qui parler, plus exactement, d'avoir qui écouter parler.
C'est lui, plutôt, qui parut changé. Il y avait en lui du mystère, c'était visible, et une certaine nervosité qui le rendait à la fois plus passionné dans ses discours et plus détaché que de coutume. Et pourquoi avait-il abandonné soudain un voyage dont le plan était si méticuleusement préparé? Les motifs qu'il donna furent embarrassés. Madame Du Toit le taquina tendrement, moi de même, autant du moins qu'il était possible de le taquiner, car sans en être offensé, il s'attristait, ce qui est pire. Sa tante me dit: «Pourvu, mon Dieu, qu'il s'agisse d'une inclination sérieuse!... Un bon mariage lui ferait tant de bien; il a besoin d'être retenu, adouci, humanisé; il est trop cérébral. Et si c'est autre chose, tout est à redouter d'un pareil garçon!...»
Elle l'aimait beaucoup, un peu comme un orphelin qu'on imagine volontiers capable de désordres, faute de l'éducation familiale. Elle l'eût aimé davantage s'il eût été moins compliqué, moins énigmatique, moins tourmenté de contradictions et toujours garanti du tendre abandon par une raillerie elle-même incertaine; car maudissait-il ce sourire paralysant et fin, ou bien le tenait-il au contraire comme l'expression d'un dédain supérieur? On ne savait.
Je le trouvai un peu gêné et contraint avec moi, et cela m'ennuya parce que j'en revins à l'imaginer fâché de cette dispute d'un soir; mais, quand je lui fis part de mon scrupule, il parut tomber des nues. La dispute? il était bien loin de me l'avoir reprochée, il ne se souvenait que «d'une soirée délicieuse».
—Oh! lui dis-je, vous employez des mots convenus.
Il n'y avait pas moyen de le faire parler d'un sujet qui nous fût tant soit peu personnel, à l'un ou à l'autre. Il semblait même le fuir systématiquement, et il ne se retrouvait lui-même qu'en abordant les idées générales. Tantôt il avait l'air satisfait de me rencontrer, au hasard des allées et venues dans le château, dans le parc, dans le potager ou sous l'allée couverte, tantôt j'aurais très bien pu croire que ma vue lui était pénible. Mais tant de personnes remarquaient en lui des lubies que je n'étais pas autorisée à me croire, de sa part, l'objet d'un traitement particulier. Tout cela était agaçant, irritant; je n'avais jamais séparé la pensée de M. Juillet de celle d'une causerie attrayante pour moi au delà de toute espèce d'agrément. Lorsqu'il n'était pas là, au moins, je me remémorais avec un plaisir inépuisable ces moments heureux; mais le savoir là, le voir, et sentir à toute heure qu'une haie s'interposait entre lui et moi, plutôt que cela, j'aurais aimé cent fois qu'il poursuivît sa tournée à bicyclette! A bien des signes, pourtant, je reconnus qu'il n'était pas mal avec moi, quoiqu'il me parlât rarement en particulier; en s'adressant à tous il s'oubliait ou bien il oubliait une attitude qu'il s'était sans doute imposée, et il avait l'air de s'adresser à moi, de me dire: «Vous me comprenez bien, vous...» Est-ce que quelqu'un par hasard l'eût accusé de galanterie à mon endroit? Non, non, cela, encore une fois, n'était pas dans l'esprit de sa tante Du Toit ni d'aucune des personnes présentes à Fontaine-l'Abbé. Quelquefois aussi, en m'adressant la parole, ses yeux se baignaient d'une façon très sensible et nouvelle, et j'attribuais cela à la préoccupation amoureuse dont le soupçonnait sa tante, mais au lieu de me toucher le cœur de compassion, cela m'indisposait; je trouvais sans gêne ou déplacé qu'il ne se maîtrisât pas, au moins en mon honneur! Que diable, il avait bien le temps de songer à sa Dulcinée quand il filait tout seul au fond du jardin ou dans la campagne! Et je me souviens bien que je lui opposais un visage dur, et d'une austérité outrée, qui, en effet, le rappelait à lui-même. Souhaitait-il faire de moi sa confidente? Je le crus un moment. Cela eût remis de l'ordre entre lui et moi. Mais cela ne me parut pas une chose tolérable, cela me rendait furieuse, tout simplement...
Et puis, cet homme dont le cerveau semblait si admirablement organisé, si supérieur à celui de la plupart, le voir ainsi diminué ou tout au moins déséquilibré, et Dieu savait pour quelle cause! peut-être par une passion avilissante, c'était triste... Pourquoi lui supposais-je une «passion avilissante»?...
Ce n'était pas moi, d'abord, qui avais inventé cette expression; elle était de madame Du Toit, et je l'avais adoptée de son expérience, mes connaissances en ces matières étant fort réduites. Lui-même, d'ailleurs, contribua à affermir cette supposition, en tenant un langage tout à fait insolite chez lui, et qui me scandalisa.
Nous nous promenions sous l'allée couverte, après une ondée qui avait trempé la terrasse et les pelouses, mais non pas traversé la voûte épaisse du feuillage; nous marchions de front, lui, moi et M. Froulette à l'âme légère, et nous nous entretenions d'un crime dit «passionnel» qui avait fait assez de bruit durant la dernière session du jury de la Seine. Je ne me rappelle plus bien l'affaire qui ne m'intéressait que médiocrement, étant donné mon peu de goût pour ces faits divers. M. Froulette, parlant de cela avec son âme de moineau, me faisait la chose plus détestable encore. Tout à coup, M. Juillet nous déclare que les furieux déportements de l'amour, où les sens seuls interviennent, sont moins désastreux pour un homme que les transports sentimentaux.
Une goutte d'eau tombant du feuillage fit devant nous un petit trou dans le sol poussiéreux; je ne sais pas pourquoi je fis attention à ce rien, ni pourquoi je me dis: «Si quelqu'un de nous marche sur la trace de cette goutte d'eau dans la poussière, quelque chose en moi va mourir...» Nous eûmes un moment de silence; on entendait derrière nous les cris pointus des enfants. M. Froulette marcha sur la trace de la goutte d'eau, et, en homme du monde, crut devoir combattre la déclaration de M. Juillet; mais ce qu'il trouva à objecter était si bête que tout l'avantage appartenait à son adversaire. J'avais cru que j'allais bondir contre M. Juillet, mais la fade repartie qu'on venait de lui adresser m'en ôta l'envie. Je restai silencieuse, et blessée de ce qu'il avait dit.
Je connaissais bien peu les hommes et je n'avais guère de finesse! D'abord, M. Juillet pratiquait couramment le paradoxe; ensuite, celui qui lui avait échappé ne pouvait-il provenir de la rage ou du dépit? Qui m'affirmait que M. Juillet ne fût pas précisément affecté par ce qu'il devait juger «le plus désastreux pour un homme»? Peut-être encore son paradoxe n'était-il suscité que par un mouvement de répulsion contre les écœurantes sucreries que distillait M. Froulette? M. Juillet était nerveux, surtout depuis quelque temps, et l'on sait à quels excès contraires à nos sentiments les plus intimes peuvent nous porter les aphorismes d'un homme médiocre trop bien élevé! Mais pourquoi n'avoir pas corrigé, un peu après, la rudesse de sa pensée? pourquoi ne s'être pas excusé d'avoir tenu devant moi un propos si contraire à ses habituelles conclusions? M. Du Toit disait qu'en son neveu, le cerveau, seul, était chrétien... sans préciser davantage ce que le reste pouvait être. Et c'était à cause de cela qu'il ne donnait pas sa confiance à M. Juillet, malgré l'estime qu'il avouait pour son intelligence. Était-ce un des bons jugements du président? Il ne m'avait pas frappée quand je l'avais entendu prononcer; il me revenait aujourd'hui à la mémoire parce que je me creusais la tête. Avec moi, M. Juillet, malgré son penchant à la satire et son esprit naturels, avait le langage d'un grand moraliste. Que de fois n'avait-il pas enflammé mon zèle trop négligent! Ses conversations, bien plus que les meilleurs sermons, m'avaient souvent ramenée jusque même à la pensée religieuse que ma vie attiédissait par trop. S'il n'est pas tout à fait chrétien, me disais-je, c'est qu'il a perdu dans les écoles l'habitude des pratiques religieuses, mais il ferait des conversions!... Et il vient me dire que l'instinct animal est moins mauvais pour un homme que les plus beaux sentiments!...
Que je me tourmentais! Et encore à ce moment-là, je ne me demandais pas pourquoi j'attachais une importance si considérable à l'opinion de M. Juillet!
Je ne me demandai cela que lorsque je fus sur le point de l'interroger lui-même. Alors, et à l'instant où j'allais lui poser ma question, je sentis une émotion extraordinaire m'envahir, et j'eus conscience, pour la première fois, que je commettais une inconvenance, une inconvenance inouïe...
Comme il arrive ordinairement en pareil cas, je tâchai de dissimuler ma confusion dans le rire, dans un rire stupide, soudain, sans cause plausible, un rire de fillette, et M. Juillet crut que je me moquais de lui, et en souffrit.
Dès que je sentis, moi, que je lui avais fait de la peine, j'oubliai le motif même qui m'avait amenée jusqu'au bord d'une interrogation si sotte, je lui pardonnai de bon cœur les motifs, fussent-ils les plus odieux, qu'il avait pu avoir de lancer son paradoxe, et je n'avais plus qu'une envie, c'était de le consoler en lui disant: «Oh! non, oh! non, ne croyez pas surtout que je me sois moquée de vous!» Mais, comment lui dire cela? Il me boudait un peu, il m'évitait presque. Aux yeux du monde, nous n'avions pas l'air du tout d'être bien ensemble; je fournissais à tous la confirmation de ce que j'avais dit un jour si étourdiment: «Monsieur Juillet? je ne m'entends pas avec lui...»
Il eût très bien pu se produire, à ce moment-là, entre lui et moi, une rupture. Quand je songe à la raison qui fit que cette rupture ne se produisit pas, c'est alors que je suis tentée de croire à la malignité qui gouverne certaines destinées.
Le séjour que faisait M. Juillet à Fontaine-l'Abbé ne lui réussissait pas, c'était évident. Ce séjour avait été improvisé par lui, avait été le résultat d'un caprice inexpliqué, et tournait mal. M. Juillet ne se sentait pas en sympathie profonde avec son oncle, il ne recevait de sa tante qu'une grande indulgence affectueuse; il avait une personnalité trop peu commune et trop peu sociable pour s'accommoder de l'esprit systématique, ou de l'absence totale d'esprit, ou même des idées très saines, très fermes, mais pour lui trop béatement assises, de la plupart des magistrats, avocats, et momentanément surtout... chasseurs, qui étaient là; les femmes présentes n'avaient ni jeunesse ni grand charme, et un démon voulait qu'entre lui et moi, il y eût cette année une espèce de persécution secrète. Je pressentais qu'il allait repartir.
Là-dessus, madame Du Toit reçut une lettre de Dinard auprès de laquelle toutes celles qui l'avaient tant alarmée précédemment n'étaient que plaisanterie; le voyage d'Italie était décidé; les Voulasne emmenaient Albéric et Isabelle, et cela non pas demain, mais tout de suite: ils partaient, ils étaient partis à l'heure où la nouvelle nous en parvenait. Ils étaient partis sans avoir paru à Fontaine-l'Abbé; cela dépassait les prévisions les plus sombres pour madame Du Toit; la pauvre femme, au désespoir, en demeura un jour entier alitée; le médecin fut appelé; on eut une sérieuse inquiétude, et, quoique debout par un effort de volonté, et rétablie grâce à beaucoup de courage, elle nous émut tous et nous inspira la plus sérieuse compassion.
J'osai dire à M. Juillet:
—Ne nous abandonnez pas!
Il me répondit assez gentiment:
—Ah! puisque c'est vous qui m'en priez!...
Et, peu après:
—Mais, comment saviez-vous que j'allais partir?
—Par vous-même!
—Vous en ai-je parlé?
—Il n'y a pas de danger!
Il sourit, il fronça les sourcils, il semblait partagé entre des sentiments divers. Mais j'étais contente que, sur mon mot, il eût consenti à rester. Et d'autant plus que le service que je lui demandais n'était pas drôle. Dieu de Dieu! qu'allions-nous lui dire, à la tante Du Toit?
Ce que j'eus à lui dire, moi, fut très simple, et je n'eus guère de peine à le chercher: c'est que je me trouvais, vis-à-vis de ma famille, dans la même situation, à bien peu près, que ses enfants vis-à-vis d'elle, c'est que je recevais des lettres de ma grand'mère, pleines de réticences, d'allusions, de paraboles, et d'autres de maman, explicites celles-ci et toutes franches, me faisant souvenir que mon entêtement à séjourner loin d'elles était inqualifiable. Et je dus dire à madame Du Toit:
—Vous voyez! vous voyez bien! Je ne suis pourtant pas méchante, je ne suis pas une fille irrespectueuse, j'aime mes parents de tout mon cœur, et cependant je les mécontente en prenant mes vacances chez vous et non chez eux!
Mais la mère d'Albéric ne voulait point admettre l'analogie. A son avis, j'étais et je demeurais à Fontaine-l'Abbé pour la santé de mes enfants, ce qui prime tout; si mes parents ne voulaient pas l'admettre, c'est qu'ils étaient des parents aveugles. Tout autre était la situation d'Albéric et d'Isabelle chez qui le mépris des convenances les plus élémentaires était sans excuse, sans aucune circonstance atténuante. M. Du Toit, d'ailleurs, malgré la chasse qui lui épargnait de penser, était de l'avis de sa femme; et il dissimulait, affirmait-elle, une colère froide beaucoup plus dangereuse que son désespoir à elle, impossible à contenir.
Il était clair que nous ne pouvions rien, ni M. Juillet ni moi, par nos arguments, pour la consoler, et il l'était non moins, que l'alliance cimentée par elle entre nous dans l'intention d'agir par la persuasion et l'exemple sur le ménage Albéric était vaine; mais l'habitude se trouvait prise chez elle, de s'appuyer sur nous en poursuivant ce but toujours fuyant; et, si inutile que fût notre secours, il valait du moins à entretenir en elle une illusion très chère. Elle se reposa sur nous comme une convalescente; elle faisait tête à sa douleur quand elle était devant son monde, et réservait pour nous ses épanchements. M. Juillet s'en impatientait, je le voyais; mais je me plaisais à obtenir de lui une docilité d'écolier, en lui imposant la corvée d'écouter sa tante et de la réconforter par des paroles mensongères comme celles qu'on adresse aux malades incurables. «Pour vos péchés...» lui disais-je, à part, en pensant à la malhonnête passion que nous soupçonnions en lui. Mais il semblait embarrassé de mon mot, il ne savait comment le prendre. Je lui trouvais aussi, depuis quelque temps, un certain air gauche. N'était-ce que de la nonchalance, de l'ennui? Mais non, c'était de la gêne allant jusqu'à la maladresse. Il m'étonnait. Depuis qu'il était avec moi ce qu'il appelait «de service» près de sa tante, il avait, tout en gagnant de la timidité, perdu son goût de sauvagerie, son humeur âpre, sa mystérieuse irritation; il était redevenu beaucoup plus simple et plus gentil; il était comme ces gens insupportables tant qu'ils ne savent pas ce qu'ils ont à faire, qui deviennent charmants dès qu'ils ont une occupation. Madame Du Toit me rapporta qu'il lui avait dit: «Je me faisais scrupule de rester à Fontaine-l'Abbé...»
—Quel étrange garçon! me disait-elle.
Et je ne pouvais m'empêcher de me demander: «Est-ce qu'il a si grand'peur d'être rendu à sa liberté?... que craint-il donc d'en faire?... Ou bien alors, est-ce qu'il se plairait ici?...»
Il m'intriguait de plus en plus. Je l'épiais à tous les moments du jour, car il ne chassait pas. Il nous accompagnait dans nos promenades où je dois reconnaître qu'il n'avait pas près des dames le succès de M. Froulette, complimenteur et vieux conducteur de cotillon; mais avec quelques-unes d'entre elles, et avec moi, depuis qu'il m'avait entendue jouer, il causait musique; et le soir, au piano, il me tournait les pages.
Il me tournait les pages...
Pourquoi, la première fois que je m'aperçus que c'était sa main qui touchait la corne de la page et s'appliquait, vivement, les doigts écartés, sur le verso, pourquoi eus-je une surprise, une secousse qui me fit manquer ma mesure? Ce n'était pas qu'il me troublât, lui, personnellement: j'étais très calme en sa présence; ce n'était pas la surprise de voir que c'était lui qui me tournait la page: il n'y avait à cela rien que de naturel; avant qu'il fût là, c'était un de ces messieurs, plus âgé, ou une femme qui me rendait ce service. Il s'était trouvé là, musicien, et le plus jeune de la compagnie; il était venu tout simplement se placer près de moi au piano; et j'étais si préoccupée, si émue, moi, avant de commencer à jouer, que je n'avais même pas remarqué sa présence. Mais en reconnaissant sa main, je me souviens que je songeai tout à coup, qu'étant jeune fille, j'étais devenue bêtement amoureuse d'un jeune homme qui me tournait les pages. Ce souvenir fut sans durée; mais il se représenta à moi une heure plus tard, pendant que je montais à ma chambre; et, à mon balcon, devant la nuit toujours trop belle, je me plus à revivre, en songerie, des heures d'été sur les terrasses de Chinon, pendant lesquelles, avec toute l'innocence et l'embrasement aussi d'un cœur de dix-huit ans, j'avais aimé ce jeune homme presque inconnu et avec qui je n'avais pas échangé trois paroles.
En vérité, je n'avais plus jamais pensé à lui depuis mon mariage; cette aventure purement imaginaire, malgré toute son intensité, m'avait paru bien pâle aussitôt qu'avait commencé mon corps à corps avec la réalité! Toute la grâce, toute la séduction étaient du côté de mon rêve, mais le goût du réel ne laisse guère subsister au palais le parfum des douces sucreries. Et ce souvenir me revenait. Il me revenait comme un peu nigaud, un peu charmant, sans grande importance en somme, tout juste assez gracieux et assez méprisable pour qu'une honnête femme l'accueillît sans scrupule et en usât comme d'une intrigue falote et suave à situer dans un décor nocturne. De ces petites comédies, n'est-ce pas? où l'on est tout près de pleurer, mais dont, aussitôt, on est tout près de rire... Ah! que cela est joli, au clair de lune...
J'entendais toujours, au-dessous de moi, ce murmure d'eau que produisait le barrage; en face de moi les beaux arbres touffus semblaient se refouler les uns les autres jusque dans les profondeurs du parc, arrêtés tout à coup par la chute de terrain du potager, et laissant à découvert la vallée large de l'Ouzonne, imprécise et sans fin. Par la trouée dans les feuillages, mon joli cadre rustique, la paix lourde des champs, où un cri d'oiseau, aigu, solitaire, révélait la vie endormie. Il faisait trop bon, j'aimais la fraîcheur de la nuit, je m'y exposais en peignoir, les pieds nus, avec toute l'inconscience du corps jeune, ignorant de la maladie. La chauve-souris, seule, m'ennuyait, mais elle était cause que je demeurais là plus longtemps, parce que, de peur qu'elle n'entrât, j'éteignais ma bougie, et parce que la paresse de rallumer me maintenait à la fenêtre. Et la chauve-souris, je l'avais connue à Chinon, sur la pelouse du clos Vaufrenard, par les soirées torrides du mois d'août, petit bout de chiffon oscillant et tremblant suspendu à un fil invisible que tient, je l'ai toujours cru, quelque diable qui nous taquine.
Le temps où j'avais aimé!... Comme c'était triste, et comme c'était bon!... J'avais dix-sept ans environ; j'aimais avec les espérances les plus chimériques, et, tout à coup, avec des illuminations de raison qui me montraient le néant de mes espoirs; c'étaient des ascensions exaltantes et des chutes vertigineuses; quelle torture, mais quelle ivresse!... Il n'y avait pas beaucoup d'années de cela... Mais cela était si éloigné de moi, et d'un retour si impossible, que je pouvais bien à présent me permettre de songer à ce roman de ma vie de jeune fille...
J'y songeais presque tous les jours, et tous les soirs, invariablement. Pourtant, cet amour de pensionnaire en vacances me semblait un peu puéril, et ce jeune homme aimé de moi autrefois ne m'apparaissait plus sous des traits séduisants... Je souriais de tout... sauf des battements de mon cœur.
Mais un jour, mon sourire m'effraya. Ce n'était pas à l'heure de ma songerie nocturne propice aux illusions, ce n'était pas en face de ce paysage d'ombres feuillues, de champs lointains, d'eaux murmurantes dont chaque détail est comme un personnage travesti qui nous intrigue et nous leurre; c'était dans le plein soleil de midi; nous revenions d'une promenade sous l'allée couverte; un domestique se tenait à la porte du vestibule donnant sur le parc; je revois son jabot blanc et ses yeux qui clignaient à cause de la lumière aveuglante; ce domestique signifiait: «Madame est servie»; l'on était même en retard; nous nous dépêchions de rentrer. Je posais le pied sur la première marche du perron; M. Juillet, qui m'avait précédée de deux pas, se retourna vers moi sans me parler; je n'avais rien dans l'esprit, sinon la pensée que nous étions en retard, lui, moi et deux autres personnes. J'eus tout à coup un sourire que M. Juillet, sensible et susceptible, interpréta contre lui, parce qu'il contenait une malice secrète. La malice n'était pas dirigée contre M. Juillet, et elle n'était même pas de moi; elle était de je ne sais qui ou quoi, en moi, qui se moquait de moi-même: dans le temps d'un éclair, je venais de m'apercevoir qu'en rêvant au jeune homme qui m'avait tourné les pages, à Chinon, je ne faisais que commettre une hypocrisie envers moi, je me mentais, je me jouais indignement: je pensais au jeune homme de Chinon pour ne pas m'avouer que je pensais à M. Juillet.
Il faut donc, parfois, de tels détours, pour que nous voyions clair en nous-mêmes?
Eh bien! à cette révélation,—j'en demeure encore stupéfaite, après vingt ans écoulés,—je n'ai éprouvé ni épouvante, ni indignation. Tout ce que je croyais savoir de moi-même me donnait à penser que j'allais bondir ou me trouver mal. Ou bien je n'étais plus moi-même, ou bien je devais repousser avec horreur le sentiment que je venais de découvrir! C'est donc que je n'étais plus moi-même. Je n'éprouvai ni horreur, ni révolte. Comme on constate qu'un bassin s'emplit d'eau, je m'aperçus simplement que j'étais envahie. De toutes les choses qui m'ont frappée dans le cours de ma vie, l'étrange douceur de la pénétration en moi d'une puissance si redoutable demeure la plus étonnante.
Oh! il est bien certain que cela ne m'apparut pas sitôt sous son aspect «coupable». Je n'imaginais en aucune façon qu'il pût jamais s'établir entre M. Juillet et moi des relations dont pût être atteinte la dignité de ma vie conjugale. La vérité est que je n'imaginais rien, que je ne pensais pas à la dignité de ma vie conjugale, que l'idée d'une faute ne se présentait pas à mon esprit, mais que je venais de découvrir qu'en songeant à mon ancien amour avec délices, c'était à M. Juillet que je songeais.
Il semble impossible que je ne me sois pas aperçue plus tôt que c'était à M. Juillet que je songeais? Sans doute! et son image s'approchait bien de celle du jeune homme d'autrefois, mais je me disais: «C'est qu'il me tourne aujourd'hui les pages, comme faisait l'autre»; et j'étais sûre d'avoir aimé l'autre, ce qui lui donnait le pas sur M. Juillet.
O mon Dieu! après un long temps écoulé, après une si grande révolution accomplie en tout moi-même, et malgré toute la confusion que j'éprouve aujourd'hui à revivre la période d'aveuglement que je traversais alors, pardonnez-moi d'avoir évoqué cette saison de Fontaine-l'Abbé!...
Lorsque je me la remémore, mon impression dominante est qu'une espèce de sorcellerie m'environna constamment. Je ne dis pas cela pour m'innocenter; je ne suis pas du tout de celles qui n'acceptent aucune responsabilité; je sais trop bien ce que nous pouvons sur nous-mêmes et quelle veulerie se cache sous l'opinion que nous sommes le simple jouet des choses. Non, mille fois non! nous ne sommes pas le seul jouet des choses! Mais nous sommes sollicités par elles d'une façon étrange et sournoise; et que leurs appels sont puissants, pour peu que nous ne soyons pas sur nos gardes! Ils sont si forts, oh! je l'avoue, que c'est une bien sotte présomption de s'imaginer que nous puissions trouver en nous-mêmes la force de seulement lutter contre eux. Les charmes qui m'environnèrent à partir du moment où j'eus mis le pied dans ce domaine, ils dansèrent autour de moi, sans relâche, comme une ronde de génies aux formes attirantes, et qui ne me cachaient que leurs visages...
Si j'étais demeurée plus longtemps à Fontaine-l'Abbé, après le moment où la lumière se fit en moi, pendant que je mettais le pied sur la marche du perron, je crois pourtant que je me serais ressaisie, que la trop grande facilité de contact avec M. Juillet m'eût effrayée et eût suscité la résistance de toute ma volonté. Favorisée que j'étais par ma réputation de femme inattaquable, ma liberté était trop grande. Je crois que j'aurais eu honte d'en profiter outre mesure. Les femmes qui, comme moi, ont de tout temps été prévenues contre le bonheur, se réveillent devant une perspective trop séduisante, et l'approche même d'un plaisir un peu vif les fait cabrer. A présent que je me regarde de loin, sans complaisance et sans parti pris, je crois sincèrement que je me serais abandonnée à un sentiment pourvu à mes yeux de toutes les apparences les plus pures, et puis qu'à un moment donné, l'extrême intensité de ce sentiment ou son changement de nature m'aurait épouvantée et rendue tout à coup très malheureuse; je serais partie alors, mais partie de moi-même, volontairement, avec la satisfaction, du moins, d'agir comme je le devais, et sans dépit contre personne. Je n'affirme pas que ma guérison était certaine, après, mais j'aurais fait le premier acte parmi ceux qu'il faut exécuter si l'on essaie de guérir de cela.
Mais voici ce qui arriva.
Depuis des semaines, comme je l'ai dit, je recevais de Chinon des lettres de ma grand'mère et de maman qui, en tout autre temps, m'eussent fait quitter madame Du Toit sans hésiter une seconde. Je reçus, coup sur coup, une lettre de maman qui me disait que j'étais décidément tout à fait inhumaine, pour laisser mes pauvres vieux dans l'état de mécontentement où les mettaient mon absence obstinée et mon séjour dans une maison étrangère. Mon grand-père n'était pas très bien d'ailleurs, et l'on me laissait entendre que ma conduite ne contribuait pas peu à l'aggravation de son état. Pour que maman se décidât à m'écrire sur ce ton, il fallait que le cas fût alarmant. Et d'autre part, elle avait averti mon mari de ce qui se passait à Chinon; et mon mari, de son côté, m'écrivait pour me supplier de contenter ma famille; il revenait, lui, de la Dordogne, où il avait tous les ans des travaux, et il arriverait en même temps que moi à Chinon, «ce qui ferait très bon effet», si je voulais bien quitter la Normandie aussitôt réception de sa lettre.
Je ne pouvais plus retarder mon départ; je montrai mes deux lettres à madame Du Toit qui, elle-même, dut s'incliner devant la nécessité. Je fis en hâte mes valises.
Quelle femme étais-je donc devenue? Je pleurais, en faisant mes valises, et ce n'était pas à la pensée de mon pauvre grand-père, vieux, et désolé de mon absence; ce n'était pas à la pensée des tourments que j'avais dû causer à ces bonnes gens, un peu solitaires, enfermés dans leur petite ville avec l'idée fixe, et bien légitime, de nous voir auprès d'eux, moi, mes enfants, mon mari. Non! non! je pleurais à l'idée de quitter Fontaine-l'Abbé.
Ces deux petites chambres, à demi mansardées, que nous occupions, depuis six ou sept semaines, l'une tendue de sombre andrinople, l'autre d'une perse à dessins bleus, elles m'étaient devenues le lieu du monde définitif, celui qu'on a cherché, rêvé, désiré, appelé toujours, celui qui fait que le reste de l'univers devient le lointain, l'étranger...
En empaquetant, entre la nounou, si gaie, et ma petite Suzanne, aussi heureuse de s'en aller qu'elle l'avait été de venir, il me semblait que j'accomplissais un rite funèbre et que j'ensevelissais dans ces boîtes, avec mes bibelots de toilette et mon linge, ma jeunesse, ma vie, et encore je ne sais quoi de mieux et de plus précieux que cela!... J'allais à mon balcon, de temps en temps, au-dessus du barrage au bruit entêté et charmant; je disais adieu à ma jolie trouée sur les champs éloignés dont j'avais vu, en arrivant, tomber les épis de blé; puis, penchée à la grande lucarne de façade, adieu à la terrasse, à la douve, au perron dominant la pelouse, à l'allée couverte, et, là-bas, à l'amorce de l'escalier qui descend au potager...
Je pleurais. La nourrice avec ses phrases innocentes qui, parfois, me faisaient peur comme des intuitions mystérieuses, me disait:
—Oh! on le voyait dès le premier jour, que madame avait de l'affection ici!...
Et Suzanne, qui montrait déjà l'esprit positif de son père:
—As-tu pensé, au moins, à retenir des chambres pour l'année prochaine?
Je pleurais.
On entendait, sous l'allée couverte, les voix de ceux qui seraient encore ici ce soir, quand nous roulerions dans le train. Les arbres avaient jauni un peu. L'horizon ressemblait toujours à la mer. Sur la pelouse, un grand éventail d'eau jaillissait; les couleurs de l'arc-en-ciel jouaient au travers de ses fines perles retombantes, et son léger bruit frais, que j'aimais tant, ne parvenait pas jusqu'à moi. A cause de cela, peut-être, ce paysage me semblait déjà séparé de moi, réapparu déjà dans un songe à venir.
On frappa doucement à la porte; c'était madame Du Toit. Elle me surprit m'épongeant les yeux, et fut touchée des larmes que je versais en quittant sa maison, à un point qui m'incommoda. Elle m'apportait un petit panier garni des plus belles poires de son potager, fourré de reines-Claude et de mirabelles, dans les intervalles, et qui embauma l'atmosphère autour de nous. Elle me lut une carte postale datée de Florence, portant quatre mots seulement, dont les deux signatures d'Albéric et d'Isabelle! Et elle se mit à pleurer avec moi. Elle me dit que, moi partie, c'était l'âme de la maison qui s'envolait; elle m'affirma qu'elle m'avait voué une tendresse que son fils aurait le droit de jalouser, s'il se souciait seulement des sentiments de sa vieille mère; enfin, l'heure s'avançant, elle m'annonça qu'elle avait fait servir une petite collation où tout le monde était réuni pour me dire adieu. «Comment! tout le monde?...» Oui, oui, tout le monde, et ces messieurs eux-mêmes étaient en bas, M. Du Toit ayant renoncé à la chasse, cet après-midi, pour me rendre ses devoirs, jusqu'au dernier moment. J'étais confuse! et de plus j'avais les yeux rougis...
C'était une véritable petite manifestation que l'on organisait en mon honneur. J'avais vu déjà plusieurs hôtes partir, et de plus gros personnages que moi, par le train que j'allais prendre, sans que M. Du Toit désorganisât sa journée et celle de ses amis; il se contentait ordinairement de faire toutes ses politesses après le déjeuner. Mais il avait adopté complètement la très ancienne opinion de sa femme à mon égard, et il me juchait sur un piédestal; il y avait de l'affection, de l'admiration et jusqu'à de la vénération dans toute son attitude envers moi; et il fallait que j'acceptasse cela d'une façon vraiment bon enfant pour que toute la compagnie ne me prît pas en grippe.
Pendant les vingt minutes que dura cette collation, je fus ballottée de l'un à l'autre, j'appartins à tous ceux, ou qui avaient une sincère amitié pour moi, ou qui voulaient faire la cour aux maîtres de la maison, et il n'y eut guère que M. Juillet à qui je ne dis à peu près rien; je le quittai, en lui serrant la main comme à tout autre, et il fut certainement autorisé à croire que je ne lui laissais, à lui, rien de plus qu'à n'importe qui.
Il y avait une grande guimbarde attelée, dans la cour pavée, où personne ne put monter pour nous accompagner jusqu'à la gare, tant nous l'emplissions, la grosse nourrice, mes deux bébés et nos bagages. Nous nous retrouvions sur la façade nord du château, celle qui m'était apparue la première, du haut de l'allée en lacets, le jour de mon arrivée. En remontant cette allée sinueuse, je regardai du côté du château; je revis le dessin des douves, des toitures, la lanterne, la cloche où avaient sonné des heures que je n'oublierais plus, et, par delà, ces beaux lointains vaporeux que j'avais tant caressés des yeux par ma lucarne; et, l'impression de mon arrivée ici se juxtaposant à celle de mon départ, je me sentis tout à coup étranglée et me remis à pleurer, bien contente que personne n'eût pu nous accompagner dans la voiture.
XIII
Ce que j'ai à dire de moi me confond. Mais j'écris l'histoire de ma vie: quelle raison d'être pourrait-elle avoir, si ce n'est la fidélité?
Je m'approchais de Chinon, avec mes deux enfants, j'allais revoir mon pauvre grand-père qu'on me disait mourant, j'allais retrouver ma chère maman et ma grand'mère, mon mari que je n'avais pas vu depuis plus de six semaines; et une idée dominait toutes celles qui se formaient le long de cette perspective: c'était qu'en quittant Fontaine-l'Abbé je n'avais rien dit à M. Juillet!
A Tours où nous changions de train, mon mari nous attendait sur le quai de la gare, afin d'arriver en même temps que nous à Chinon. Je fus plus contente de le retrouver que je ne l'avais imaginé. Il faut dire que j'avais été tourmentée pendant le trajet à la pensée qu'il pouvait y avoir eu malentendu dans nos échanges de télégrammes: quel embarras s'il ne se fût pas trouvé là, à l'heure convenue! Il était là, et j'avais une véritable joie de le revoir... Et puis, ma joie était formée aussi du grand bonheur qu'il éprouvait à embrasser ses enfants. En nous installant tous ensemble dans le compartiment du train de Chinon, je goûtai l'impression heureuse d'être au complet, d'être en famille: papa, maman, les deux petits, la nounou dont le plus jeune ne saurait se passer, et les bagages comptés plutôt trois fois qu'une! Impression bourgeoise entre toutes, humaine aussi, je le crois volontiers, et bien plus profonde et plus stable que mainte autre d'un ordre évidemment plus relevé, mais qui ne demeure pas comme elle. Et sur ce modeste bonheur sain, passa, comme le vol d'un sombre oiseau, le souvenir de ma dernière entrevue avec M. Juillet. «Je ne lui ai rien dit!...» Mais qu'est-ce que j'aurais pu lui dire?
Faillir à mes devoirs était une éventualité qui ne m'effleurait pas; et cela, non par oubli, non par négligence, indifférence, mais par suite d'une inaccoutumance absolue à l'idée que commettre une faute,—surtout de cet ordre,—m'était chose possible, à moi.
Je me faisais si peu de scrupule que, de ma liaison encore inqualifiable avec M. Juillet, j'étais fière, et tout en écoutant mon mari qui me parlait de la Dordogne d'où il arrivait, du château dont il allait chaque année surveiller une aile construite par lui, et des pâtés de foie gras qu'il avait mangés, je songeais que, depuis que j'avais fait ce même trajet de Tours à Chinon, avec lui,—car, n'est-ce pas? on compare toujours,—ce qu'il m'était arrivé d'essentiel, eh bien! c'était d'avoir gagné un ami, un ami infiniment cher, un ami avec qui il n'existait aucun sujet de l'ordre le plus haut qui ne pût être abordé, et un ami qui consentait à aborder ces sujets-là avec moi: et toute la partie orgueilleuse de moi se gonflait de cette acquisition et s'efforçait de la retenir, de l'accaparer pour la conserver pure à mes yeux en la faisant intellectuelle. Bien des fois, déjà, au couvent, on m'avait fait reproche sur un ton singulier qui semblait admettre une indulgence cachée: «Vous êtes une orgueilleuse!» Tous et toutes, chez nous, nous étions, au fond, des orgueilleux. Et mes maîtresses, qui croyaient devoir me blâmer de ce sentiment, savaient bien que le détruire en nous est impossible, et que c'est à nous en servir qu'il nous faut apprendre; et elles savaient probablement que, ce sentiment-là nous manquant, c'était l'armature même de nos vieilles mœurs qui s'ébranlait. En attendant, ce sentiment-là était en train de me jouer un singulier tour.
Je trouvai, à Chinon, mon grand-père, en effet, très malade; il ne quittait plus son lit; la vie s'était presque subitement retirée de lui; l'année précédente il nous étonnait encore par sa verdeur, et maintenant c'était un moribond épuisé. L'émotion s'étalait à ce point dans toute la maison et jusque dans le voisinage, que j'eus quelque honte de le remarquer, ce qui prouvait que je n'étais peut-être pas à l'unisson. Étais-je devenue une étrangère? Est-ce que, par hasard, je n'aimais plus mon grand-père? Je ne pouvais m'empêcher d'observer que la mort de mon père, fauché en pleine maturité et à la suite de circonstances tragiques, n'avait pas donné lieu à un si grand appareil douloureux: on avait paru lui en vouloir de quitter la vie au milieu de sa course, tandis qu'on s'inclinait sans arrière-pensée devant le cycle achevé du vieillard, mais alors, en s'adonnant à tout le déploiement de deuil qui était de rite dans nos familles. Et les rites sont faits pour les événements normaux. Mon grand-père avait accompli toutes choses à leur heure et régulièrement, et il mourait au terme ordinaire de la vie. Mon père, lui, c'était un héros; il était mort à cinquante ans, des chagrins de sa cause perdue, et ayant déjà livré pour elle sa fortune; c'était aussi un téméraire. Et je m'imaginais que M. Juillet, s'il eût été là, m'eût dit: «Il est juste que les symboles de l'ordre soient particulièrement honorés et qu'un secret instinct leur rende les hommages qui seraient dus aux astres, par exemple, dont le parcours n'est jamais troublé; et il est juste, en définitive, que l'insuccès ne soit pas récompensé, si belle qu'ait été la tentative... etc.» Et il était, lui, comme mon père et comme moi, en ma nature première, partisan des tentatives, dussent-elles être malheureuses!... Pourquoi est-ce que j'imaginais des paroles de M. Juillet jusqu'en présence de mon grand-père mourant? Est-ce que les circonstances m'imposaient pour ainsi dire sa pensée, son opinion? Ou bien était-ce la pensée de lui qui me faisait ainsi interpréter les circonstances?
Ma pauvre maman, dont on avait tant admiré le ferme courage lors de la mort de son mari,—qu'elle aimait et admirait pourtant au delà de tout,—perdait la tête en prévision de la fin prochaine de son vieux père. Quant à ma grand'mère, elle représentait, à elle seule, toutes les terreurs que pourrait inspirer la fin du monde. Il fut heureux que mon mari se trouvât là, pour que quelqu'un dans la maison eût son sang-froid, car au bout d'une seule journée, moi-même, la belle raisonneuse, j'étais gagnée par la contagion, mes nerfs étaient secoués par le frisson commun, et mes larmes se mêlaient, sans répit, à celles de ma grand'mère, de maman, des domestiques et de la touchante procession de bonnes gens qui pénétrait librement par la porte ouverte.
C'était un homme d'une intégrité absolue, qui disparaissait. Cette idée se présenta tout à coup à moi parce qu'elle fut émise, dans le corridor, par un monsieur quelconque, qui venait prendre des nouvelles et qui ne semblait pas attacher d'autre importance à un jugement pour lui sans doute quasi habituel. Mais un jugement de cette sorte, je ne l'entendais plus jamais prononcer autour de moi, à Paris. Qu'il correspondît ou non à la réalité, il correspondait, dans la bouche du monsieur de Chinon, à un idéal communément admis par les mœurs du temps, et le prononcer était tenu par tous pour le suprême hommage. Dans un certain monde, que je connaissais, on n'osait plus, fût-ce par flatterie, balancer autour de la dépouille d'un homme un encens de cette sorte-là.
Est-ce que c'était un tel sujet, s'imposant à moi, qui me faisait désirer de m'en entretenir avec M. Juillet? ou bien était-ce parce que j'avais le trop vif désir de m'entretenir avec M. Juillet, que j'imaginais et souhaitais un sujet de causerie aussi peu féminin et qui n'était possible qu'avec lui?...
Pour épargner aux enfants la vue des sinistres préparatifs auxquels toute la maison était vouée, je les envoyais passer la journée chez mes vieux amis d'autrefois, les Vaufrenard, dans le parterre en terrasse et dans le clos du haut, où toute mon enfance et une partie de ma vie de jeune fille s'étaient écoulées; et lorsque j'avais un moment de répit, je courais les rejoindre. La vue de ma petite fille en train de jouer aux endroits mêmes où j'avais été, moi, petite fille, m'attirait d'une façon toute particulière, Suzanne avait élu, d'instinct, comme moi autrefois, sur la terrasse, le balcon de fer d'où l'on apercevait entre les barreaux, à trois mètres en dessous, la vigne et la citerne;... la vigne du vieux père Sablonneau, maintenant courbé en deux, et la citerne au grand œil glauque, en face duquel j'avais tant rêvé... Une odeur de sureau, de tilleul, de cerfeuil et d'herbes arrachées, surchauffées et pourrissantes, s'exhalait alentour. Ah! mon cœur et ma tête!... C'était là que j'avais conçu tant d'espérances!... Peut-être, devant moi, ma fille commençait-elle déjà, les mains cramponnées au balcon, à imaginer des chimères?... Elle semblait captivée par les mouvements des araignées d'eau, comme je l'avais été moi-même; elle avait, comme j'en avais eu, des réflexions d'une puérilité rassurante, et cependant, quel monde d'idées n'était-il pas en formation dans cette petite tête?... N'était-ce pas moi qui, sous mes yeux mêmes, reprenais mon élan, et de mon point de départ?... Le spectacle de la vie qui recommence est aussi tragique que celui de la vie qui finit.
Derrière moi, de l'autre côté des persiennes toujours rabattues pour abriter le salon contre l'ardeur du jour, quelques notes isolées au clavier du grand piano, où M. Vaufrenard, encore aujourd'hui, essayait sa belle voix de baryton, maintenant bien fatiguée... Mon Dieu! quelle source d'émotions que la confrontation des divers moments de notre vie! C'est à ce piano que j'avais éprouvé, après mes grandes joies religieuses, plus fortes que tout, l'enivrement de la musique, mêlé à celui de la dix-huitième année. Et une seule note: la... la... la..., et le timbre, hélas! un peu fêlé de mon vieil ami, me dilataient le cœur jusqu'à provoquer les larmes, comme jadis, un soir, à ce même endroit exactement, les grosses gouttes d'une pluie orageuse commençant à percer les feuillages...
C'est à ce piano qu'était né mon amour imaginaire pour le jeune homme qui me tournait les pages... celui dont le souvenir, à Fontaine-l'Abbé, s'était superposé à celui de M. Juillet.
Assise sur un de ces vieux fauteuils rustiques, en bois de châtaignier, où il y avait toujours quelques pointes de fer rouillé dont on redoutait à la fois la tache et l'écorchure pour sa robe, je regardais le grand paysage de mon enfance à travers les barreaux de fer du balcon et les jarrets nus de Suzanne: la vigne... la citerne... la cheminée de troglodytes plantée comme une borne dans le champ d'asperges..., puis les toits d'ardoise, la plupart à pignons, des maisons du quai..., la Vienne..., les grandes toues si paisibles..., l'île et ses peupliers..., et puis au delà, la plaine bleue, qui, autrefois, me semblait immense... Oh! si j'insiste, c'est que je ne peux me retenir de rappeler toutes ces choses...
Qu'est-ce qu'elles ont donc, toutes ces choses? Ce n'est pas qu'elles soient en elles-mêmes si remarquables; ce n'est pas seulement parce qu'elles sont mon pays, car d'autres endroits, où je n'avais jamais vécu, m'ont donné des émotions proches de celles-ci... Ce que ces choses-là me rappelaient, c'était un temps de ma vie où il y avait sans cesse devant moi une espèce de lumière, intense et magnifique, vers laquelle il me semblait que je courais en m'élevant toujours!... Toute mon enfance, période religieuse, période musicale, période amoureuse même, elle se résumait en une seule idée: il y a quelque chose de sublime vers quoi nous devons tendre. Il a pu se faire que j'aie confondu parfois ce sublime avec mes désirs et même avec mes appétits personnels, mais j'agrandissais ceux-ci, et peut-être que je les ennoblissais un peu en pensant à mon sublime. Ce qu'on m'avait appris ici, c'était la dignité de la personne humaine, c'était notre vocation commune à atteindre un but plus élevé.
Je me souvenais des paroles prononcées par M. Juillet, en ces dernières vacances, et dont chacun des termes m'était resté, à cause du dernier, qui avait résonné dans le salon de Fontaine-l'Abbé, au grand scandale de quelques-unes: «Notre temps a découvert une mine bien facile à exploiter; il va prendre, un à un, tous les actes réprouvés par la morale évangélique, et s'employer à les réhabiliter, systématiquement. C'est un procédé puéril qui fera passer des esprits médiocres pour d'audacieux génies. Il y en a pour vingt-cinq ans à s'amuser à ce petit jeu. Après quoi, il y a chances pour que la société soit transformée en une étable à porcs.» Et, comme on s'exclamait à cette conclusion, M. Juillet renchérit: «... En quelque chose de pire que cela! dit-il, car le pourceau ignore qu'il est un animal et qu'il est vil, tandis que nous serons immondes et en tirerons vanité!»
Ah! jusqu'à quel point l'idée de M. Juillet me possédait! Je rappelle les petits événements de ma vie, je rappelle mes heures de songerie et jusqu'à celles où je me remémorais mes plus anciennes songeries, et je trouve sa pensée partout. Elle est là, comme une présence réelle, lorsque je suis témoin des derniers moments de mon grand-père, pour m'inviter à faire de ces réflexions qu'elle seule, me semble-t-il, sait inspirer; elle est là lorsque j'évoque un passé auquel elle fut cependant tout à fait étrangère, comme si elle l'eût empli d'avance et à mon insu; et toutes les fois que ma propre pensée tend à se hausser, c'est la pensée de M. Juillet qu'elle rencontre, ce sont les paroles prononcées par lui qui en fournissent la plus satisfaisante expression!
A mesure que les circonstances deviennent pour moi plus solennelles, à mesure que je m'efforce davantage à la vie morale, plus sûrement je me butte au seul homme qui ait mis une touchante complaisance à me parler sérieusement des choses sérieuses, à ressusciter en moi l'idéalisme de mon enfance, molesté et refoulé par les exemples de la vie matérielle. A ce moment, ce n'est qu'en m'abaissant, que j'eusse pu courir la chance de ne pas rencontrer la pensée de M. Juillet.
Loin de me détourner de lui, de me le faire oublier ou, tout au moins, de m'inspirer quelque scrupule d'une si constante assiduité imaginaire près d'un homme, mon séjour à Chinon me rapprochait encore de M. Juillet. Même au côté de mon mari, même au milieu de tous mes vieux amis d'enfance, même sous les yeux de ma grand'mère et de maman, et jusqu'en face de la mort qui pénétrait dans notre maison, je portais avec une audace ou une innocence déconcertantes,—franchement, je ne sais pas encore aujourd'hui si c'était l'une ou l'autre,—je portais la pensée de M. Juillet.
Pourtant, je n'en étais plus à ignorer ou à me cacher à moi-même la nature d'une telle obsession. Je savais que j'aimais. Oui. Mais le mot n'avait pas été dit. Je n'en avais pas même, à part moi, prononcé les syllabes, petit acte qui imprime à la chose une sorte de sceau; enfin la beauté dont il se parait à mes yeux, son beau caractère, le rangeaient pour ainsi dire hors du champ de mon jugement.
L'amour, pour s'insinuer en nous, prend notre livrée, adopte nos couleurs. On ne sait pas jusqu'à quel point ni pendant combien de temps il peut être inoffensif chez une femme. Et lorsqu'il se révèle en dévoilant ses attributs véritables, il peut impunément nous causer une terrifiante surprise ou nous arracher des lamentations: c'est trop tard, il est chez lui.
Quelques jours après la mort de mon grand-père, la maison ne pleurait pas plus qu'avant l'événement, les larmes étant taries; mais grand'mère ne tolérait que des pensées pieuses, entremêlées tout au plus de souvenirs de famille relatifs au cher défunt. Je l'étonnais et l'édifiais par le nombre des belles réflexions sur la mort que j'étais capable de citer.
—Tu n'en savais pas tant, quand tu étais jeune fille, dit ma grand'mère, qui donc t'a appris tout cela?
Mon mari croyait que j'avais lu les livres de piété dont il m'avait fait cadeau un jour. Me voilà très mal à l'aise. Mon premier mouvement fut de nier: «Non, non, je n'ai seulement pas lu les petits livres...» En effet, malgré l'envie de les lire que m'avait donnée un jour M. Juillet, je ne les avais pas lus, et d'autre part, mes sentences j'étais plus fière de les tenir de M. Juillet que d'aucun livre; mais quelque chose me gêna dans l'aveu que j'allais en faire. Et cette gêne persista et grandit. J'éprouvais un vif besoin de dire la vérité. Mon mari s'étant absenté peu après, je confessai à ma grand'mère:
—Tu sais, les belles choses en question: je n'en aurais jamais eu connaissance sans monsieur Juillet...
Et ma grand'mère me demanda de lui parler de M. Juillet.
Je lui parlai de M. Juillet le plus impartialement que je pus... Ma grand'mère m'écoutait avec attention; tout à coup elle me dit:
—Tu t'excites, Madeleine! Je reconnais bien là ta nature... Il faut de la modération, ma fille, ne l'oublie pas, même dans le goût du bien!
J'étais pourtant faite à comprendre, à demi-mots, les observations de ma grand'mère, et j'aurais pu être accablée par celle-ci. Mais pas du tout. J'avais eu un si extraordinaire plaisir à confesser que j'étais ornée par l'enseignement de M. Juillet, que cette joie ne se laissait pas traverser. Un instant, l'idée m'était venue, qu'il y avait de ma part quelque inconvenance à parler de M. Juillet à ma grand'mère et à maman; mais soudain, une autre idée avait pris la place, à savoir que je purifiais ce sujet, au contraire, en y touchant en présence de ma grand'mère et de maman!... Habitude d'enfance, rejet de responsabilité sur les personnes les plus dignes... Un peu plus tard, j'aurais pu me dire, le cas échéant, pour calmer ma conscience si elle s'alarmait: «Monsieur Juillet? mais je parle de lui à cœur ouvert avec ma grand'mère, avec maman!» Sophismes, petites lâchetés, subtilités d'un esprit qui ne va plus droit son chemin.
Il y eut pis encore. N'osant plus m'exposer aux observations de ma grand'mère dont la grande perspicacité m'effrayait, je pensai éprouver du bien en m'épanchant devant maman toute seule, parce que son esprit était beaucoup plus simple et n'allait pas chercher sous les choses. Et, devant ma pauvre maman toute seule, je m'offris le plaisir d'étaler ce que j'avais retenu de plus magnifique de l'enseignement de M. Juillet. Maman, l'indulgence et la bonté mêmes, n'osait rien me dire, mais je m'aperçus qu'elle suffoquait, chaque fois que j'abordais ce sujet.
A la fin, elle me dit:
—Ma chère enfant, au lieu de parler si bien, tu ferais mieux de penser avec recueillement à l'âme de ton pauvre grand-père.
Cela, c'était une phrase qui n'était pas d'elle. Elle me la citait parce qu'elle ne trouvait rien à me dire elle-même, et parce qu'elle jugeait qu'il fallait absolument que quelque chose d'un peu sévère me fût dit pour me rappeler à l'ordre. J'en fus toute glacée.
Il m'en resta une sorte de honte. Je me sentais diminuée dans l'esprit des deux femmes que je respectais le plus; leur jugement me parut comme une divination. Peut-être voyaient-elles en moi mieux que moi-même? Et peut-être prévoyaient-elles mieux que moi les suites de mon état présent? Leur susceptibilité de femmes honnêtes me stupéfia: «Pour avoir à un tel degré le sens d'une déviation possible de la ligne, m'eût dit M. Juillet lui-même,—car il avait quelquefois abordé de pareils sujets devant moi,—quel long exercice, quel séculaire entraînement de chasse au péché d'adultère fallait-il qu'elles eussent dans leurs chastes muscles!...» Oui, je me souvenais parfaitement des expressions employées par M. Juillet; moi, je n'aurais pas parlé si bien.
Et ce fut la première fois que ma fierté native se sentit atteinte. C'était une mortification pour moi excessivement douloureuse. Elle eût peut-être enrayé la marche du démon qui me possédait, si, pendant le reste de mon séjour à Chinon, on ne m'eût un peu trop étroitement persécutée.
Ma grand'mère avait cru remarquer que je ne faisais pas montre d'une grande piété à l'église, que je suivais mal les offices, regardais devant moi en ayant l'air de rêver; que Suzanne n'avait pas du tout l'attitude d'une enfant habituée à assister régulièrement à la messe;—la nourrice n'avait-elle pas commis l'imprudence de dire, à la cuisine, qu'il lui arrivait quelquefois à Paris de manquer la messe?
—Maman elle-même, qui n'avait, certes, aucun esprit d'inquisition, s'avisa de me prendre en flagrant délit de négligence, un jour de jeûne! Et pendant une courte absence de mon mari, elle frappa à la porte de ma chambre, un soir, et me trouva bien tôt couchée:
—Déjà! dit-elle, tu ne fais donc pas ta prière?
Je croyais, franchement, être restée très fidèle à tous mes devoirs religieux,—la prière du soir exceptée;—mais je pratiquais, c'est certain, une religion de Paris, ou du moins de beaucoup de Parisiens, un peu relâchée, une religion qui m'avait moi-même scandalisée lors de mon arrivée à Paris, mais qui, peu à peu, s'était rachetée, par contraste avec l'absence complète de religion chez la plupart des gens qui m'entouraient. Ah! je savais par cœur cent textes moraux et édifiants, oui, constataient grand'mère et maman, mais la pratique de ma religion, non, je ne la connaissais plus.
—Et alors, qui donc, je te le demande un peu, l'enseignera à ta fille?...
Elles avaient raison. Mais, outre que je voyais dans leurs remontrances une petite guerre engagée à un autre propos, j'avais, dans ce temps-là, la conviction de comprendre, moi, la religion mieux qu'elles, parce que je la contemplais des hautes altitudes et du point de vue savant où un homme comme M. Juillet, ancien normalien, agrégé, docteur, etc., imbu de toutes les connaissances modernes, se plaçait pour proclamer hardiment et en plein Paris la grandeur du catholicisme. La manière humble et docile de mes bonnes femmes assurément était la meilleure. Mais je vivais à Paris, où elles m'avaient envoyée, et j'avais l'esprit disloqué par des mondes où bien d'autres ont perdu complètement leur foi; et je subissais, comme toute femme, des influences... Eh bien! qu'est-ce qu'elles auraient dit, si j'avais subi celle de mon mari et de sa famille?...
De telles escarmouches, dont j'apprécie très bien aujourd'hui l'intention généreuse et la fin excellente, mais qui n'étaient peut-être pas très adroites, m'irritèrent. Les procédés indirects ont toujours produit sur moi des résultats opposés à ceux qu'on en attend. Mais les procédés de maman et de ma grand'mère n'auraient rien été encore s'ils n'avaient paru se mêler à un concert formé de toutes nos voisines et amies, qui s'éleva tout à coup pour célébrer, au moyen de cent soupirs, réticences et expressions ambiguës, ce qu'on appelait «mon deuil élégant».
La vérité était que mon deuil ayant été commandé à Chinon, et bien que ce fût chez une couturière pour qui maman et grand'mère ne tarissaient pas d'éloges, je m'étais toutefois un peu méfiée de son talent, et, afin de m'épargner l'achat d'une nouvelle robe de deuil à Paris, j'avais manifesté par trois visites chez la couturière mon souci d'avoir une robe bien faite. Ces trois malheureux essayages, au lendemain de la mort de mon grand-père, et, si je me souviens bien, deux retouches postérieures à la cérémonie des obsèques, avaient été très commentés dans le quartier. Ma robe n'était ni plus ni moins qu'une robe de deuil, sans la moindre fantaisie, sans la plus mince atténuation à la rigueur classique. Je ne pense pas nuire aujourd'hui à la réputation de la couturière si estimée de ma famille, en disant que sa robe, malgré essayages et retouches, n'allait pas très bien; mais c'est le deuil même qui, paraît-il, m'allait bien, comme il va généralement aux blondes et à celles dont les cheveux sont mal contenus sous le crêpe du chapeau. Mon mari, sans arrière-pensée, croyant plutôt être agréable à tous comme à moi-même, avait eu l'étourderie de dire: «Le deuil lui va à ravir...» On avait haussé les épaules, et il s'était attiré par là des remarques désobligeantes. Commérages, avis détournés, souci trop zélé de mon bien, tout cela n'aboutissait qu'à me piquer et à me détourner de la pensée de ma petite ville, des miens et de tout ce que mes souvenirs de jeunesse ou d'enfance eussent pu offrir pour moi de salutaire.
Le comble me fut servi par madame Vaufrenard.
Madame Vaufrenard, dont le mari avait jadis chanté à l'Opéra, qui avait habité cinquante ans Paris avant de venir à Chinon, et qui n'était pas exempte de péché, me glissa dans l'oreille, peu avant mon départ:
—Jolie comme vous êtes, ah! il faut profiter de la vie, mon enfant!...
C'était complet. Celle-ci, différente pourtant de toutes les autres, croyait, comme les autres, que j'étais appelée irrévocablement à manquer à mes devoirs, et elle m'engageait ouvertement à le faire.
Eh bien! si quelque avis eût dû contribuer à me retenir dans le droit chemin, c'eût été celui de madame Vaufrenard!
Les autres m'avaient exaspérée, mais sèchement, en me laissant un goût secret de réaction contre leur puritanisme grincheux; celui-là me fit pleurer pendant une demi-journée, pleurer de découragement, de désespoir et de rage.
Mes larmes furent à la fois bien et mal interprétées. Maman y vit, au moment de mon départ, une explosion un peu tardive, mais touchante, du regret de son pauvre père; grand'mère y reconnut l'effet des sages conseils à moi si fréquemment prodigués, durant mon séjour, et qui opéraient enfin, en produisant dans ma conscience une grande confusion. L'une et l'autre, en somme, furent satisfaites, d'elles-mêmes, tout au moins, plutôt que de moi, car, depuis que j'étais «parisienne», comme elles disaient, il y avait bon gré mal gré un voile entre nous; elles le sentaient; je le sentais aussi; ni elles ni moi ne voulions le voir, mais nos mains en se tendant s'empêtraient dans son tissu impalpable et pourtant réel.
Étais-je donc si changée? Mais, lors de mes précédentes visites à Chinon, malgré mille nuances disparates, aucune différence essentielle ne nous avait séparées... Étais-je donc si changée?...
XIV
Pendant le trajet du retour à Paris, mon mari me confia un ennui dont il n'avait pas voulu m'entretenir sous le toit de mes parents, «parce que les murs, dit-il, surtout en province, ont des oreilles.» Et sa confidence me fut une explication de la lettre alambiquée qu'Albéric Du Toit avait écrite à sa mère et que la bonne madame Du Toit m'avait lue et relue dans le potager de Fontaine-l'Abbé: la lettre annonçant, à mots couverts, qu'il se passait à Dinard quelque chose «de triste ou de gai, c'est comme on l'entend», et dont on reparlerait sans doute plus tard, la lettre qui avait fait croire à madame Du Toit qu'il s'agissait enfin d'une grossesse d'Isabelle. Ah! non, il ne s'agissait pas d'une grossesse d'Isabelle; il s'agissait hélas! de la malheureuse Emma, ma belle-sœur, qui avait traîné la maman Serpe, avec ses chiens, jusqu'à Saint-Lunaire, tout proche de Dinard, et qui «s'exhibait,» m'apprit mon mari, chaque jour, sur la plage ou aux Petits Chevaux, en compagnie «d'une bande de gamins». Les gamins, c'étaient des petits jeunes gens de dix-sept à vingt ans, la plupart «d'excellente famille», selon l'expression consacrée, et de si bonne famille que le père de l'un d'eux, un monsieur fort connu, était venu en personne arracher son fils à la compagnie, lui tirer les oreilles en public et non sans avoir laissé entendre quelques paroles peu flatteuses pour la belle qui le retenait, parmi lesquelles le mot «quadragénaire» était le moindre. C'est cette aventure qui avait fait tapage à Dinard où la famille du jeune homme était en villégiature; et c'est ce potin de plage qu'Isabelle qualifiait de «triste ou gai, c'est comme on l'entend.» Les Voulasne, il est vrai,—mon mari l'avait exigé d'eux,—depuis beau temps ne voyaient plus Emma. Mais, incapables, à force de mollesse, de soutenir une attitude adoptée, si Emma se fût présentée chez eux, ils ne lui eussent opposé ni un mot, ni un geste pour l'inviter à rebrousser chemin. Emma, qui les connaissait bien, poussée d'ailleurs probablement par quelque ami imberbe, mais ravie de faire une bonne niche à son frère, aborda, sur la plage de Dinard, le feu du scandale fumant encore, les Voulasne qui s'y promenaient avec leurs deux filles et leur gendre. Et les Voulasne, une heure durant, leurs deux filles et leur gendre se promenèrent avec Emma sous l'œil de la galerie, s'assirent à côté d'Emma, prirent le thé avec elle. Mon mari, qui trouvait bon tout ce qui venait des Voulasne, était outré, cette fois. Il reniait ses cousins; il traitait Albéric de tous les noms. Déshonoré par sa sœur quant à lui, il se disait achevé par sa famille et jusque par «cette poule mouillée de jeune Du Toit». Le plus remarquable de l'affaire se trouvait être que les amis des Voulasne à Dinard: Lestaffet, Baillé-Calixte, et jusqu'à Kulm, le divorcé récent qui venait de lâcher sa femme avec deux grandes jeunes filles, après vingt ans de mariage, enfin tous ceux que j'avais vus, chez les Voulasne et ailleurs, défendre la liberté des mœurs et proclamer la sainte loi de l'amour, se montraient les plus indignés de l'invraisemblable indulgence des Voulasne. Rétrospectivement, mon mari s'échauffait à la pensée qu'une semaine plus tôt il se fût trouvé à Dinard, lui, au milieu de ces événements.
—Mais, disais-je, vous les auriez prévenus ou atténués!...
—J'aurais tué Emma! faisait-il tout bas, en étranglant entre ses doigts ses deux genoux accolés.
Il était consterné par ce triste épisode de la vie désordonnée de sa sœur. Les Voulasne s'en trouvaient atteints; ils avaient encore une fille à marier.
—Ne l'oublions pas! disait-il.
J'essayais d'apaiser les idées de mon mari qui se soulevaient à ce propos, outre mesure, et je me rappelle que, ne sachant quel sujet de conversation opposer à celui-ci, je hasardai quelques réflexions sur les dames de Chinon qui formaient, en effet, assez violente antithèse avec celles que nous inspirait ma belle-sœur.
—Ces femmes-là ont leurs travers, leurs ridicules, dit-il, il en faut convenir; mais tout, voyez-vous, tout, plutôt qu'une femme sans pudeur!...
Quand nous sommes attristés, il vaut mieux échanger notre sujet de tristesse contre un autre, que prétendre nous égayer. Je lui parlai de mon frère. Depuis mon mariage, je n'avais jamais tant vu ce pauvre Paul que, tout récemment, à l'occasion des obsèques, pendant les quarante-huit heures de congé qu'il obtint; et, de ces deux journées, j'avais gardé un souvenir désolé. Faute de pouvoir se procurer une situation sérieuse, Paul continuait à être un sujet d'alarme pour sa famille; de plus, ou m'apprit qu'il avait à Tours une liaison et deux petits enfants sur les bras. Comment parvenait-il à soutenir une pareille charge? Depuis l'échec de ses études de droit à Paris, on l'avait placé, sur sa demande, dans une maison de commerce où il ne recevait que des appointements dérisoires, mais où du moins l'on n'exigeait de lui rien qui dépassât ses capacités, c'est-à-dire peu de chose. Ce qui m'avait le plus frappée et chagrinée, en revoyant mon frère, c'était de l'avoir trouvé irrémédiablement déclassé. Ah, Dieu! si mon père eût vécu et vu cela! En sept ou huit années de ce régime, Paul avait perdu tout le fruit de son éducation; il était épais, ignorant, commun; c'était un grand gaillard, vigoureux, fort, avec des mains de manœuvre, des vêtements d'ouvrier endimanché; il était préoccupé uniquement de faire de l'entraînement à bicyclette, nullement malheureux d'ailleurs, en apparence, mais pour moi plus pitoyable que s'il eût souffert de son sort.
—Dans toutes les familles, dis-je à mon mari, vous voyez, il est bien rare qu'il ne se trouve au moins un membre à ne vous faire que peu d'honneur.
—Oh! oh! disait-il, c'est qu'il y a partout quelque chose de relâché.
Comme la plupart des hommes, il dénonçait le «relâchement» toutes les fois qu'il en était directement atteint. Hormis ces cas, il y voyait une sorte de progrès dans la douceur et la facilité des mœurs. Si Emma n'eût pas été sa sœur, ni les Voulasne ses cousins, il eût trouvé très «farce» l'épisode de Saint-Lunaire; si mon frère ne lui eût tenu d'assez près, il m'eût débité à propos de mon frère un petit discours que j'imaginais bien: Paul était des premiers touchés par l'air nouveau; Paul appartenait à une génération que ni ma famille ni moi ne saurions comprendre, à une génération appelée à porter son activité non sur des idées creuses, mais sur les innombrables applications de la science, sur les grands mouvements modernes, enfin sur les sports qui créeront des industries insoupçonnées, à une génération pas du tout plus dépourvue d'intelligence ou de mérite que les précédentes, mais différente, tout simplement, et qui ferait preuve de valeur et de courage, comme ses aînées, on le verrait avant peu. Ne commençait-on pas à parler de voitures se mouvant automatiquement? Quel bouleversement prochain dans le monde! etc., etc... Mais Paul tenait de près à mon mari. Et mon mari voulait bien juger que Paul était un paresseux du cerveau, qui n'avait jamais rien fait au collège, rien fait comme étudiant, qui n'était apte en définitive qu'à mouvoir les pédales d'une bicyclette. Et, en conclusion, mon mari formulait que ce qui avait manqué à Paul, c'était l'autorité énergique d'un père trop tôt disparu, de même qu'à l'éducation d'Emma, disait-il en soupirant avec une tristesse et une conviction véritables, «il a manqué la volonté d'un homme».
J'avais envoyé, avant de quitter Chinon, un petit mot à Fontaine-l'Abbé, pour avertir madame Du Toit qu'elle eût à me donner désormais de ses nouvelles à Paris. Nous n'étions pas rentrés depuis deux jours, qu'à ma grande surprise on m'annonce, après déjeuner, la visite de madame Du Toit. Elle ne quittait ordinairement la campagne qu'à la Toussaint; nous n'étions qu'à la fin d'octobre. Madame Du Toit m'embrassa, tout émue, en me parlant de mon grand-père. Mais elle ne connaissait point personnellement mon grand-père, et je crois qu'elle s'émouvait en songeant qu'elle venait me parler de l'aventure de Saint-Lunaire, de ses suites sur les trop faibles Voulasne, et sur Albéric, gagné par leur extraordinaire apathie.
Et en effet, aussitôt après les condoléances, cette triste affaire déborda de toutes parts. Elle la tenait d'un témoin, d'un ami sûr. M. Du Toit, par bonheur, ignorait tout encore. On espérait que, dans son entourage, le bruit serait étouffé.
Nous ne nous privions point, habituellement, madame Du Toit et moi, en échangeant nos tristesses de famille, de parler des chagrins qu'Emma causait à mon mari.
—Je n'ai plus de fils, s'écria madame Du Toit: il est digne de ses beaux-parents! Il a bien fait de ne pas venir à Fontaine-l'Abbé et de rester avec eux cacher sa honte!... Et que pense de cela votre mari, ma chère enfant?
—Mon mari, il m'a dit que s'il avait été là, il aurait tué sa sœur...
—Où est-il? où est-il? s'écria madame Du Toit, en se levant de son siège, je veux le voir, je veux le féliciter... Il y a donc encore des hommes capables de faire respecter avec énergie les convenances!... Mais, dites-moi, et ses cousins Voulasne pour qui il a tant de complaisance?...
—C'est la première fois que je le vois d'une juste sévérité contre les Voulasne.
Madame Du Toit fut très satisfaite de l'entretien qu'elle eut avec mon mari. Ils échangèrent leurs vues sur la famille en général et sur le cas présent. Elle connaissait peu mon mari; elle ne lui croyait point des opinions aussi saines. Ses cousins, sa sœur, et le fameux Grajat, je m'en doutais depuis longtemps, avaient beaucoup nui à mon mari chez les Du Toit, et dans la proportion même où ils m'avaient servie, moi, en me faisant, par contraste, si intéressante et un peu victime.
—Il est très bien, tout à fait bien, votre mari! me dit-elle, quand il nous eut quittées.
Et elle ajouta:
—Mon enfant, les oreilles ont dû vous tinter...
—... Me tinter?... pourquoi?...
—Parce qu'on a joliment parlé de vous, à Fontaine-l'Abbé, après votre départ!... Oui. J'ai peut-être tort de vous dire cela; je ne vous le dirais pas si je ne vous savais la plus sérieuse et la plus honnête femme du monde... et si je ne vous savais la femme de monsieur Serpe... Eh bien! dit-elle en souriant innocemment, je crois que vous avez laissé à mon mystérieux neveu une impression qui l'a, pour un temps, rehaussé dans mon estime... Admirer une femme comme vous, ma petite amie, cela prouve, chez un garçon, qu'il a encore quelque chose de sain dans le cœur...
Ma gorge se serra. Mon cœur semblait vouloir faire éclater ma poitrine. Je me mis à rire pour faire diversion.
—Ah! bien, dis-je, ce serait la première fois, je suppose, que je laisse une impression derrière moi!...
—Oh! oh! dit-elle, c'est que vous n'avez pas la coquetterie de vous retourner... Mais, abandonnons cela. D'ailleurs, j'ai une idée, ajouta-t-elle en me menaçant du doigt, comme une enfant: si vous devenez dangereuse, je vous ferai désormais surveiller par votre mari... Ah çà! dites-moi, monsieur Serpe viendra bien dîner à la maison, j'espère?...
—Il en sera très flatté, très heureux...
—Vous comprenez, ma chère petite amie, ne pas vous avoir à dîner cet hiver après l'enchantement que nous a causé votre présence à Fontaine-l'Abbé, non, c'est impossible.
Et, confidentiellement, en s'abritant de la main un coin de la bouche:
—Un qui est amoureux de vous, savez-vous qui?... C'est monsieur Du Toit!... Je vous en fais la confidence. Je ne suis pas jalouse.
Je dus rire de nouveau. Alors, croyant avoir assez fait pour donner quelque attrait pour moi à sa visite, elle se remit à me parler de son fils, et me parla de lui pendant une heure. Elle m'avoua qu'elle avait quitté la campagne parce qu'elle ne pouvait y vivre sans le voir.
Cette visite me laissa étourdie, et comme enivrée.
Je me souviens qu'il faisait une splendide journée d'automne; les persiennes étaient à demi fermées, l'air était doux; je me laissai tomber dans un petit fauteuil bas; je couvris mes paupières avec mes doigts, et je regrettai Fontaine-l'Abbé... J'entendis le murmure de l'eau, je vis la trouée dans les arbres, les pelouses inclinées, et l'allée couverte où il y avait depuis soixante ans un rouleau de pierre... De tout ce que m'avait dit madame Du Toit, que demeurait-il en moi? La pauvre femme m'avait encore une fois prise à témoin de ses tristesses. Ordinairement, j'y compatissais... Allons! allons! il faut avoir le courage de dire qu'aujourd'hui je plaignais ma chère vieille amie, mais que de toutes ses paroles mêlées, une seule m'intéressait, celle qui m'avait produit l'effet d'une grande main vigoureuse pénétrant dans ma poitrine et me pressant le cœur: «Je crois que vous avez laissé à mon neveu une impression...»
J'écartai mes mains de mes yeux; je regardai la pièce où je me trouvais, les objets qu'elle contenait, et le beau jour doré qui entrait entre les lames des persiennes, et tout parut transformé pour moi.
Pourquoi madame Du Toit m'avait-elle dit une chose pareille?
Parce que, comme elle avait pris la précaution de l'exprimer elle-même, parce que j'étais «la plus sérieuse et la plus honnête des femmes», parce que j'étais, moi, tellement insoupçonnable, que l'on pouvait impunément, à moi, dire une chose pareille!...
Et elle m'avait dit aussi, sur un ton de badinage, il est vrai, que désormais elle me ferait surveiller par mon mari. Cela m'avait, dans l'instant, un peu remuée, parce que le nom de mon mari prononcé à propos de M. Juillet, pour la première fois, communiquait une sorte de consistance à une chose qui pouvait n'avoir été jusqu'ici que rêverie en moi-même, en moi seule... Et cette idée de «surveillance» évoquait en moi celle de culpabilité, jusqu'alors étrangère... Quant au fait lui-même: que désormais mon mari m'accompagnât ou non chez madame Du Toit, en quoi m'importait-il? Je n'avais pas l'intention de mal agir.
«Les oreilles ont dû vous tinter?—Pourquoi?—Parce que... etc.» Oh! musique des mots qui font naître en nous une pensée douce! Quelle rumeur en moi à présent! Je n'avais rien éprouvé, rien, jamais, jamais, de comparable à cela. J'avais eu un amour, étant jeune fille, pour un homme qui ne s'en était pas douté et qui, lui, ne songeait nullement à m'aimer. Et puis c'était tout. Et il se pouvait qu'un homme eût reçu de moi une impression!... Oh!... Et quel homme!... lui!...
Dieu! qui avez créé les malheureuses femmes avec un cœur si enclin à aimer, pardonnez-moi!
Je ne me fais pas meilleure que je ne suis; je dis fidèlement par où j'ai passé... Mon Dieu, pardonnez-moi!
C'est une chose trop forte pour nous, que l'amour. Vous avez mis dans l'amour trop de douceur!... Douceur, douceur! ce mot me revient sans cesse... Nous en avons tant besoin!... Mon Dieu, pardonnez-moi!
Je n'essaie pas de me justifier ni de m'excuser même, mais je me rappelle que jamais mon cœur n'avait été ému à la caresse d'une idée comme celle-ci: «Il y a un homme qui pense à toi tendrement.» On ne peut rien imaginer de comparable à cette idée-là. Quand elle pénètre en nous, c'est comme un fer rouge qui nous brûle la poitrine, et qui cependant nous fait crier de bonheur. Ou bien c'est un fluide sans nom qui nous parcourt en modifiant la nature de chaque parcelle de notre chair. Notre chair est toute changée. Nous ne nous reconnaissons plus. Mais notre âme s'échauffe et s'exalte pour les mêmes causes qu'auparavant;... ce qui nous leurre. Il se fait en nous un mélange de tout le connu avec l'inconnu... C'est une bien merveilleuse folie, mon Dieu! mon Dieu!...
Ce ne fut qu'après une heure de véritable hébétude, qu'une lueur de raison me revint. C'était en souriant que madame Du Toit m'avait parlé de son neveu! elle n'attachait pas la moindre importance aux quelques mots prononcés par elle; en les prononçant, il est très probable qu'elle pensait à autre chose; elle pensait à Albéric; elle pensait qu'elle venait chez moi, encore et comme toujours, agir pour Albéric ou simplement parler d'Albéric... Si son neveu eût témoigné un sentiment sérieux en ma faveur, madame Du Toit était une femme d'un trop grand sens pour me le rapporter... Cela n'eût pas été conforme à sa manière. Il ne fallait tenir aucun compte de ce qu'elle m'avait dit à ce propos. En me résignant à cette interprétation, je sentis se dissiper mes dernières fumées; j'éprouvai un soulagement, un allégement, la sensation de me vêtir de linge propre et frais. Mais je gardais le souvenir d'avoir passé par un état auquel je ne trouve point de nom. Je sortis avec mes enfants, comme à l'ordinaire.
Je me crus même guérie. J'allais mieux qu'avant la visite de madame Du Toit. J'avais reçu une violente secousse, oui, mais, me retrouvant après coup sur mes deux pieds, je me sentais plus d'aplomb que jamais.
La première fois que je revis madame Du Toit, elle ne me dit pas un mot concernant le sujet qui m'avait bouleversée. Mais, pendant tout l'entretien que j'eus avec elle, je ne cessai de remarquer qu'elle ne me parlait pas de ce sujet... Il est vrai qu'elle venait de recevoir une longue lettre d'Albéric et une aussi de sa belle-fille, «très gentille», me dit-elle. Ils étaient à Rome, après avoir séjourné à Naples, visité Ischia, Capri, Sorrente, Amalfi et les ruines des temples de Pœstum; ils décrivaient le Vatican, le Colisée, la campagne unique au monde. Enfin, ils pensaient à lui écrire.
Après trois semaines de silence, après qu'elle avait pu croire son Albéric perdu pour elle à tout jamais, cette lettre longue, où Albéric ne marquait même pas qu'il avait négligé d'écrire, et où il était si apparent qu'il n'avait songé ni à écrire ni à s'excuser, la comblait de joie. Elle oubliait tout. Je crois qu'elle pardonnait aux Voulasne et d'avoir serré la main d'Emma et d'avoir enlevé Albéric, pour la seule raison qu'elle recevait aujourd'hui une longue lettre. Les choses sont ainsi faites; elles favorisent les vauriens, trop souvent, constatons-le. Une grosse faute commise, et puis réparée, de combien de petites ne couvre-t-elle pas la trace?
Les Voulasne n'étaient pas des gens à calculer les suites de leurs actions; ils agissaient d'instinct, sans motifs de qualité bien choisie, et ils avaient une chance que l'on prétend n'appartenir qu'aux ingénus. Bousculés, rudoyés même par leurs amis, menacés d'une rupture complète avec les Du Toit, ils entreprenaient assez lâchement ce voyage, puis le prolongeaient au delà du terme habituel de leur rentrée, laissant à leurs amis le temps de regretter la commodité de leur maison; et il n'y avait pas jusqu'au naïf cynisme de leur conduite qui ne leur valût l'avantage d'être ménagés, et, par exemple, dans la maison Du Toit. Lorsqu'ils revinrent, on les désirait, les uns pour eux, les autres pour le jeune ménage qu'ils captaient; et puis, n'avaient-ils pas en somme procuré un beau voyage à Albéric!
M. Chauffin, qui revenait d'Italie avec eux, leur fit donner dès les premiers jours de décembre une soirée dans le genre de celle qui m'avait initiée à leurs goûts, aux débuts de mon mariage. Mais, cette fois-ci, mon mari ne monta pas sur le tréteau de ses cousins. Il n'y monta pas parce qu'il était invité à un prochain dîner chez les Du Toit. Non, je n'eusse jamais cru que l'invitation chez les Du Toit pût être d'un effet si prodigieux sur mon mari! Quelle que fût sa soumission à ses cousins Voulasne,—un peu moins aveugle toutefois depuis l'épisode de Dinard,—quelle que fût sa vieille crédulité en un monde neuf qui avait la prétention de se créer autour de lui, et qui par cent côtés le retenait, rien, rien ne lui pouvait procurer plus d'orgueil que le fait d'être introduit dans un monde d'esprit traditionnel, rigoriste, ennuyeux même et d'une insoupçonnable honorabilité. Il n'avait pas, aux premiers mois de son mariage, sacrifié à sa jeune femme la petite scène avec le kanguroo boxeur, mais il en sacrifiait une analogue aujourd'hui à l'honneur de bientôt dîner chez le président Du Toit.
Madame Du Toit, invitée à cette soirée, y vint avec son mari. Cette soirée, composée de pantalonnades qui n'égaieraient pas les enfants de nos jours, consacra d'une manière officielle l'oubli de l'acte commis sur la plage de Dinard; elle nettoya le passé. M. Du Toit, demeuré ignorant de ces potins inscrits sur le sable, contribua par sa présence à ce lavage. Voulasne, gros, gras, pléthorique, doré comme un oignon par le ciel méridional, crevant sa peau de toutes parts, l'œil d'un bébé, la bouche ouverte et bavant d'allégresse, allait de l'un à l'autre, interrogeait:
—Avez-vous lu le programme?
—Mais certainement! Très curieux... plein de promesses...
—Ta, ta, ta!... avez-vous lu entre les lignes?
Et les femmes d'ajuster leur face-à-main, les hommes leur monocle. Le bon Gustave se tordait de rire:
—Cherchez bien! disait-il, entre les lignes il y a le clou... Le clou est entre les lignes!...
Henriette, boubille, étourdie, toujours jeune, souriante à tous, émerveillée que la vie fût si facile et les gens si bons, croyait à deux choses: elle croyait qu'il était impossible que l'on s'amusât nulle part aussi bien que chez elle, et elle croyait que M. Chauffin possédait du génie.
—Il y a un clou? lui demandait-on.
—Chut! chut!... Mais ce que je puis vous dire, c'est que monsieur Chauffin a eu une idée!...
Le «clou» était planté dans le jardin d'hiver, cela semblait probable, car les portes en étaient tenues hermétiquement closes.
—Du clou, me dit M. Juillet, je crois avoir entrevu la tête!...
—Et comment est-elle?
—Ah! vous êtes prise! me dit-il, vous aussi, comme moi. Dire qu'il suffit de fermer une porte et de laisser soupçonner qu'elle s'ouvrira, pour intriguer les plus rebelles!...
—Mais, la tête, la tête?...
—Oh! dit-il, c'est simplement que l'on attend le départ de mon oncle et de ma tante Du Toit pour ouvrir ces portes...
—En ce cas, j'ai bonne envie de m'en aller en même temps qu'eux...
—Je vous verrai donc toujours partir?... me dit-il, d'un ton qui m'invitait à achever sa pensée en y ajoutant le souvenir de Fontaine-l'Abbé, le souvenir de la voiture dans la cour pavée, de la voiture s'éloignant par la route en lacets...
Et il me sembla à ce moment que tout en lui confirmait ce que m'avait rapporté sa tante. Je ne parlai plus de partir, même quand monsieur et madame Du Toit se retirèrent.
Lorsqu'on ouvrit les portes du jardin d'hiver, une exclamation d'enthousiasme s'échappa de toutes les poitrines.
Au milieu de cette pièce, on avait creusé pendant les vacances une piscine, non pas très vaste, à la vérité, mais profonde. Le gargouillement de l'eau la signala à ceux qui, comme moi, ne virent tout d'abord que le dos et les épaules des plus pressés. Puis, tout à coup, un immense éclat de rire, suivi de «Oh!» de «Ah!», de chuchotements, d'appréciations, de commentaires à l'infini. Me faufilant, me haussant sur les pieds, je reconnus d'abord M. Chauffin, costumé en gardien du Jardin d'Acclimatation et qui récitait un boniment; il désignait, d'une sorte de harpon, deux gros paquets, noirs et gluants, mobiles, apparus, disparus, barbotant dans la piscine à grand bruit. Ces paquets simulaient évidemment des otaries; ces otaries, c'étaient Gustave Voulasne et sa fille Pipette!...
Voulasne et sa fille Pipette, jambes accolées, chacun, dans une gaine terminée en queue de poisson, les bras pliés, fixés aux flancs sous un maillot de caoutchouc, les mains gantées de même matière, seules libres, en guise de nageoires, la tête en un bonnet de bain, le visage étouffé sous un masque d'arlequin noir et moustachu, plongeaient à qui mieux mieux, se redressaient d'un fougueux élan, s'agrippaient le plus malaisément possible à la margelle, où tous les deux venaient s'ébrouer à l'envi, soufflant, crachant, inondant les spectateurs dont on voyait les uns défendre avec rage leur plastron, et les autres, par galanterie, s'exposer à recevoir bénévolement l'haleine emperlée de l'intrépide et irresponsable Pipette, de Pipette qui livrait à tous curieux, sous le tissu plastique à l'excès, d'une part ses reins solides et souples, et de l'autre ses jeunes seins gracieux. Chauffin, finalement, cela va de soi, jouait à tomber par mégarde dans l'eau, tout vêtu qu'il était, et, avec les deux amphibies, c'était un tumultueux et inénarrable combat marin! Le succès fut sans précédent rue Pergolèse.
Albéric Du Toit regardait cela comme tout le monde. Je lui dis:
—Est-ce que vous devriez permettre que votre petite belle-sœur se montre comme cela, voyons, Albéric? Vous êtes le seul proche parent de Pipette, qui ayez conscience de ce que vous faites et de ce qui est permis ou non à une jeune fille qui doit trouver un mari... Croyez-vous que cela ne puisse lui être désavantageux?
Albéric me fit observer:
—Est-ce que vous croyez que ce qu'elle fait là est à la portée de tout le monde?
Et le voilà à m'expliquer la difficulté de se mouvoir, en un si petit volume d'eau, sans le secours des bras ni des jambes:
—C'est une affaire de reins, me dit-il avec admiration, uniquement de reins; il faut être une fière nageuse!...
—Si l'on doit te mettre les points sur les i, lui dit un peu durement M. Juillet, madame te prie de remarquer que l'exercice qu'on fait accomplir à mademoiselle Voulasne est indécent.
Albéric se tourna vers M. Juillet et lui dit:
—A d'autres qu'à toi, mon vieux, de faire le Père la Pudeur!...
Pourquoi disait-il cela à M. Juillet?...
M. Juillet me parla aussitôt d'autre chose. Il sollicitait une mission du gouvernement en Afrique, afin, disait-il, de se faire prendre un peu au sérieux par sa famille. Il comptait bientôt partir; il me l'annonça ce soir-là.
A la pensée qu'il allait disparaître de ma vue, il me semblait que mon cœur cessait d'être suspendu dans ma poitrine et tombait; à la pensée qu'il eût pu ne plus être là dès aujourd'hui, il me semblait que j'allais être submergée, asphyxiée dans cette mer de platitude et d'imbécillité que ce monde représentait pour moi. Lui parti, c'était un désert, un néant, le vertige, la mort. Non que nous eussions ensemble des conversations de nature à faire pâmer, mon Dieu! non; il n'abordait avec moi aucun sujet qui pût me donner à entendre que les paroles de sa tante fussent fondées, non; mais il avait avec moi un certain ton où il n'était pas possible que manquât un peu de tendresse, et il avait des mots, de ces mots que je n'ai entendu jamais que de lui, qui s'enchâssaient dans la mémoire et devenaient prétextes, comme un vers de poète, à des songeries illimitées.
Il allait bientôt partir...
Et entre temps, la brutale réplique d'Albéric me revenait à l'esprit.
Je retrouvai M. Juillet, à la fin de cette même soirée; il causait avec une femme assez jolie, madame Le Gouvillon, qui se plaignait à grands cris des absences trop fréquentes de son mari obligé de voyager en province et à l'étranger. Lorsqu'il en revenait, déplorait-elle, il était fourbu; et avec cela, deux maladies en l'espace de six ans... «Eh bien! et ma vie de femme, monsieur?... Non, je divorcerai ou je prendrai un amant.» Ma présence, d'ailleurs, ne la gêna en aucune manière; elle me dit: «Oh! vous, vous avez un mari qui est un gaillard; vous avez de la veine!...» M. Juillet prit un certain air, que je lui voyais quelquefois, celui que j'aimais le moins en lui, où le dédain se mêlait à je ne sais quel malicieux plaisir, et qui n'était pas perceptible à tous. Et il abonda dans le sens de cette femme, parut s'étonner qu'elle eût pu supporter six années pareil sort et un homme qui avait fait deux maladies, s'il vous plaît!.. Il lui cita le cas de George Sand à Venise, au chevet du pauvre Musset fiévreux: «Elle le trompait, madame, de l'autre côté de la cloison avec un médecin râblé!...»
—Vous m'avez dégoûtée, lui dis-je, quand je fus un instant seule avec lui.
Il sourit:
—C'est le langage qu'il faut leur tenir, dit-il.
Cela me faisait mal de le trouver à l'aise avec des femmes de ce genre. Je le voyais si beau! J'aurais voulu qu'il trônât au-dessus de ces comédies.
Mais il avait cette maudite curiosité que je ne comprenais pas. Il fallait qu'il sût tout, qu'il comprît tout, qu'il s'assimilât tout.
—Tout! lui dis-je un jour en me plaignant de cela, tout! quelle saleté que tout! Tout, c'est le tas d'immondices... Il faut choisir.
—Mais, pour choisir en connaissance de cause, répliquait-il, il faut avoir touché à tout!
—Allons donc! le choix est toujours fait d'avance.
—Ah! dit-il, vous avez peut-être raison.
Mais peut-être ne donnait-il pas tort à madame Le Gouvillon!
La mobilité d'expression de sa physionomie me déconcertait souvent. Je faisais des efforts pour discerner parmi ces images successives celle que je nommais «la vraie». Car je croyais fermement qu'il n'y en avait qu'une qui fût vraie, et qu'il jouait quand il laissait se dessiner les autres. La vraie, c'était celle qui m'avait plu toujours en lui; et quand je cherche ce qui la caractérisait, je trouve que c'était avant tout la joie qu'il manifestait en me voyant. Ç'avait été la même depuis le premier jour, mais, à moins que je ne m'abuse,—et je n'ai jamais été portée à m'abuser en ce sens-là,—le plaisir qu'il prenait à me voir augmentait depuis la saison à Fontaine-l'Abbé. Il ne le trahissait nullement par ses paroles. Il paraissait les mesurer plutôt. Cependant, à l'accent, une femme mise en éveil, comme je l'étais, ne se trompait pas. Dans une réunion où il pouvait être, je le cherchais, moi, je ne m'en cache pas, je le cherchais; eh bien! quand je l'avais trouvé, il me semblait qu'il venait au-devant de moi, mais plus lentement que moi, avec des hésitations, des arrêts, des retours sur ses pas, que moi je n'avais certes point.
Jamais il ne se permit avec moi le plus léger écart de langage. Il était hardi jusqu'au cynisme avec un grand nombre de femmes. Il s'offrait un régal malin et cruel de scandaliser quelquefois celles, chez sa tante, qu'il appelait des «mijaurées». Avec moi, son respect était absolu, sa conversation, à part quelques innocents badinages, toujours grave et remplie de ces imprévus que le plaisir seul inspire, et surtout le plaisir de posséder l'interlocuteur désiré entre tous. Et je me disais: «Si je suis, pour lui, momentanément, l'interlocuteur rêvé, ce n'est pas par ma qualité d'interlocuteur, car je l'écoute plus que je ne lui tiens tête, et il ne peut me croire assez intelligente pour mériter de pareils frais de pensée; c'est qu'il se leurre à mon sujet, c'est qu'il est un peu aveuglé sur ma qualité réelle, c'est qu'il a le bandeau, c'est qu'il...» Je n'osais conclure, mais je pensais malgré tout: «c'est que, peut-être, il m'aime!...»
Du mois de décembre à Pâques nous dînâmes trois ou quatre fois chez madame Du Toit avec mon mari. La présence de mon mari légitimait, à mes yeux, les entretiens que je pouvais avoir seule à seul avec M. Juillet. Ces entretiens recherchés par moi, recherchés par M. Juillet, eussent, avec toute autre femme, été qualifiés de flirt. Jamais personne ne prononça ce mot à propos de mon amitié de prédilection. A Chinon, tout le monde concevait sur moi des soupçons; chez les Du Toit, ma réputation, établie une fois pour toutes, par une autorité constituée, était intangible. Ceux qui se permettaient quelque plaisanterie disaient que j'étais attachée à convertir M. Juillet, qui passait pour grand pécheur.
Parfois je pensais: «Est-ce que je regrette qu'il ne me parle pas d'amour?» Mais je chassais vite la réponse. Je ne voulais rien examiner de trop près, rien prévoir, presque rien savoir. Cette ignorance systématique était tout à fait contraire à mes habitudes. Et qu'une chose en moi se trouvât à ce point contraire à mes habitudes, je voulais encore l'ignorer. Cependant, parfois, la question se présentait à moi: «Mais enfin, s'il me parlait d'amour, que ferais-je?» C'était lorsque, silencieux, un peu préoccupé, il se tournait soudainement vers moi et que son regard parlait avant ses lèvres... Les lèvres parlaient ensuite et ne continuaient pas le langage des yeux...
Le ton de sa voix s'accordait quelquefois avec le regard. Le sens seul des paroles demeurait étranger. Mais moi, dont le cœur, le corps et toute la volonté fondaient à proximité de quelque chose de si doux, voilà que je n'entendais plus alors le sens des paroles... Et il vit bien, je crois, que ce n'était pas chez moi inattention, mais au contraire attention trop vive portée au seul point qui, dans sa causerie avec moi, comptait, avait de la valeur. La vérité m'oblige à dire qu'il en fut surpris désagréablement. Avait-il résolu de ne point me laisser apercevoir le sentiment qu'il pouvait avoir pour moi? Il me bouda un peu. Et je ne savais comment interpréter sa bouderie. N'était-elle qu'une méditation sur lui-même et sur son cas vis-à-vis de moi, qui, bon gré mal gré,—allons! il devait bien le remarquer!—devenait brûlant?
Ce fut une station pendant laquelle j'aurais pu, et j'aurais dû méditer, moi aussi, sur mon cas, qui en valait la peine. Mais, je ne voulais pas méditer, je ne voulais pas penser. Il n'y a pas une période de ma vie ou je me sois fuie plus résolument. Je ne cherchais qu'à m'étourdir, à me donner le change. J'ai compris, à cette époque-là, nombre de pauvres femmes que j'avais auparavant accusées sans pitié. C'était le moment pour moi de m'ouvrir à quelqu'un de confiance, à mon confesseur, en tout cas... Oui! mais outre que ma dévotion attiédie m'avait fait perdre l'habitude de m'ouvrir à un confesseur, je me suggestionnais avec acharnement afin de demeurer dans la quiétude la plus parfaite et dans la conviction qu'il n'y avait rien, qu'il ne saurait rien y avoir, enfin qu'une femme comme moi ne saurait courir aucun danger de cet ordre. Mon orgueil héréditaire, et tout le contentement de moi qui me venait d'une conscience jusqu'ici irréprochable, contribuaient à m'illusionner. Quand nous sommes vis-à-vis de l'amour, nous devons nous méfier jusque même de ce qu'il y a de meilleur en nous. Tout lui sert.
Est-ce que je n'allais pas jusqu'à me dire: «Il doit partir... Ne part-il pas bientôt? Ce départ arrangera tout...»
Peut-être pensait-il, lui aussi, à ce départ, pour tout arranger? peut-être même était-ce pour tout arranger qu'il avait prémédité son départ, voulu et organisé cette mission, conforme à ses goûts, je le veux bien, répondant assez bien au prétexte qu'il lui donnait, oui, encore! et qui pourtant m'étonnait... Toujours est-il que lorsqu'il me parla pour la première fois, après sa bouderie, en rompant sa bouderie, et en m'expliquant sa bouderie, il annonçait son départ prochain, moi étant visiblement à bout de nerfs, et lui... lui, amené, par quels secrets détours? à faire ce qu'il fit...
J'étais dans un état de trop grande surexcitation pour que je puisse me souvenir avec exactitude de ce qui se passa, entre le moment où il m'annonça qu'il partait «dans dix jours» et le moment où il fit la chose. Il me faut essayer de rétablir aujourd'hui ce qui dut se passer le plus probablement. Je crois qu'il n'avait pas l'intention de faire plus que de m'annoncer son prochain départ, en ajoutant quelques mots gracieux de regret. Il avait résolu cela, du moins, à la suite des réflexions faites durant la bouderie. Mais je crois aussi que je maîtrisai mal, moi, l'émotion que la date précise de son départ me causait. Il la vit. Et soudain il crut s'apercevoir que notre marche l'un vers l'autre, dans la pénombre et dans le secret, depuis des mois, nous avait rapprochés à ce point qu'un choc valait mieux qu'un recul avec toutes les civilités, bref, que son départ sans une parole eût été un peu tenu par moi comme une désertion. Alors, un déclanchement inopiné se produisit dans ses plans: il joua son va-tout! Il me fit une déclaration!
Mais une déclaration en règles, ce qui s'appelle une déclaration: la plus bourgeoise, la plus empesée, la plus lourde, la plus commune, la plus cinglante déclaration; une déclaration conforme à la formule, soumise aux exigences du cliché, dépourvue du ton émouvant et jusque même du regard qui donnaient tant de prix à la moindre de ses paroles ordinaires. Pourquoi faisait-il cela? Était-ce parce que précisément il était trop ému? était-ce parce qu'il n'avait jamais parlé d'amour à une femme comme moi? Était-ce parce qu'il s'imaginait qu'à une femme comme moi, il fallait, jusque pour le dérèglement, une proposition régulière?... Je ne me demandai rien de tout cela sur le moment. Juger quoi que ce fût, et fût-ce l'acte le plus extravagant, venant de lui, m'était chose impossible. J'eus simplement la sensation, presque physique, de recevoir une volée de coups; et je frissonnai dans toute ma moelle. Et, instantanément, simultanément, je me dis: «Voilà l'amour... Il est nouveau pour moi, déconcertant, terrible!» Et je ne fus pas du tout offensée du caractère banal et maladroit qu'avait revêtu une déclaration adressée à moi par M. Juillet. J'acceptais la formule, comme une jeune fille accepte celle par quoi un monsieur qui va la demander en mariage, se déclare...
Le regret qu'elle n'eût pas été autre ne me vint pas. Je fus, je le confesse, toute heureuse et toute fière de l'avoir reçue. C'était quelque chose d'extraordinaire et d'inouï, qui, enfin, venait!... C'était cela... Que béni fût cela!...
Mais, en même temps, et d'une source étrangère à ma conscience, mais non pas pourtant étrangère à moi, monta tout le long de mon corps, m'environna, s'appliqua sur tous mes membres et sur mon visage, avec l'exactitude d'un linge mouillé, quelque chose comme une réplique de moi, quelque chose d'aussi moi que moi, et que, cependant, je repoussais comme mon propre fantôme aperçu, hostile, armé contre moi. Oh! cela n'avait rien de fantastique ni de surnaturel; c'était une attitude qu'adoptait mon corps tout entier, une attitude que je sentais saisie avidement par chacun de mes membres, par chacun de mes traits, et une attitude en contradiction flagrante avec mes sentiments véritables, une attitude de catastrophe, de malheur public, une attitude d'appel désespéré à toutes les énergies sociales et privées!... Je dus inspirer plus d'effroi que je n'éprouvais moi-même de stupeur. Je me sentais comparable à la chatte qui, de vivante caresse, se mue par un coup d'échine en le plus horrifique des monstres.
M. Juillet, qui me regardait, prit, lui, la figure d'un homme qui vient de commettre la plus irréparable bévue. L'impression fut courte et définitive. Je vis tous ses traits se déchirer, ses yeux, si expressifs et si beaux pour moi, se ternir, et la chair de ses joues, entre le nez et la lisière de la barbe, comme un sable humide, miné par la main d'un enfant, s'affaisser.
Mon attitude avait dû être pire que je ne me l'imagine, et, sans aucun doute, elle était à la déclaration une réponse catégorique et sans appel.
Il me dit,—oh! je me souviendrai toujours de ses pauvres lèvres subitement desséchées, d'où tant de paroles enchanteresses étaient auparavant tombées pour moi!—il me dit:
—Pardon! pardon! Je suis un sot, une brute immonde, pardonnez-moi! Ma vie est à vos pieds pour implorer de vous l'oubli de ce que j'ai fait!...
Cela se passait dans le salon de sa tante. Deux mètres ne nous séparaient pas de personnes qui, si elles nous eussent entendus, fussent demeurées sur place, et pétrifiées.
Cette dernière idée,—l'étendue du scandale que la moindre de nos paroles causerait si elle était surprise, idée qui s'alliait si bien à l'entreprise de défense de ma «seconde nature»,—m'empêcha d'ajouter un mot à ceux que M. Juillet m'avait dits. Je l'avoue devant Dieu et devant les hommes: le mot que j'aurais ajouté eût crevé la digue à un torrent de tendresses refoulé, qui eût inondé le salon de madame Du Toit, et nous eût tous submergés, comme un déluge. Mon cœur débordait; peut-être n'aurais-je pas pu prononcer le mot; des larmes ou un geste amoureux de mes bras, voilà le langage qui eût répondu à M. Juillet. Peut-être fut-ce le caractère excessif de la démonstration, que je sentais le seul capable de traduire la vérité de mes sentiments, qui m'empêcha de répondre un seul mot!... Je hasarde des hypothèses. Je ne sais pas. Je devrais constater uniquement le fait. Le fait est que j'éprouvais cette intensité d'émotion et de désir, et que quelque chose me paralysa; le fait est que je ne répondis rien. Nous fûmes mêlés, M. Juillet et moi, presque aussitôt, à des groupes différents.
Je crois bien, par exemple, que je n'aurais pas eu le courage de demander à mon mari de m'emmener, car, à la fois et presque avec égale force, je souhaitais et je redoutais que quelque chose de nouveau vînt s'ajouter à ma situation vis-à-vis de M. Juillet; mais mon mari me vit si pâle et si défaite qu'il me proposa lui-même de partir, et je n'opposai aucune résistance. Dans le fiacre, je fus parcourue de frissons, puis un grand tremblement m'agita tous les membres; mes dents claquaient; mon mari en entendit le bruit; il quitta sa pelisse pour me couvrir; il me passait un bras dans le dos, qui me faisait l'effet d'une armature de fer, glaciale; et il disait: «Nous voilà bien! Vous allez nous faire une maladie!...» Il me porta, en s'arrêtant pour souffler à chaque palier, jusqu'à notre cinquième, car il n'y avait pas d'ascenseur dans la maison que nous habitions; et il me mit au lit. Je ne pouvais ni me tenir debout, ni faire quoi que ce fût avec mes doigts. Il réveilla la nourrice pour me garder, au cas où il deviendrait nécessaire d'aller chercher un médecin. Mais au bout de vingt minutes, mon tremblement s'apaisa. Je me sentais anéantie et je m'endormis. Le lendemain, je n'étais pas malade; mais alors ce furent des larmes, sans répit. En pleurant, je demandais pardon à mon mari de tout le mal que je lui avais donné; je le remerciais en pleurant d'avoir quitté sa pelisse, de m'avoir montée dans ses bras; il était touché de mes excuses et de mes remerciements, et moi, de le voir touché, je pleurais de plus belle.
L'impression qui domina en moi, ce jour-là, fut que j'avais eu de la chance d'avoir été empêchée de répondre à la déclaration de M. Juillet; car, pensais-je, quelle honte je souffrirais aujourd'hui en face de mon mari! Antérieurement à tout cela, j'avais bien essayé de m'imaginer ce qui se passerait, après, si un jour M. Juillet me parlait; mais je n'avais pas imaginé que mon mari me couvrirait, après, de sa pelisse et me porterait dans ses bras jusqu'au cinquième étage. Impression rudimentaire, un peu puérile, d'ailleurs, et qui en amena toute une série d'un meilleur ordre. C'était la première fois, depuis qu'un grand trouble m'était venu de M. Juillet, que je pensais aux qualités de mon mari, à ses réelles et grandes bontés pour moi, à ce que je lui devais, somme toute, à mes devoirs envers lui. Je n'y avais jamais pensé parce que j'avais toujours assez lâchement reculé la possibilité même de commettre quelque acte positif contre lui. Des rêveries, des sentiments, des désirs, sous le prétexte que cela est vague, cela nous semble sans valeur; mais qu'un acte est donc vite accompli! Si j'avais répondu un mot, un seul mot, à M. Juillet, au lieu de le méduser avec ma figure de matrone offensée, ça y était! Oh! oui, car ce mot, chez une femme comme moi, inaccoutumée au langage galant, ignorante des demi-sentiments, ce mot eût été franc, entier, et tout mon cœur y eût passé.
Il fallut cette alerte pour me tirer de l'engourdissement moral où je gisais paresseusement depuis des mois, comme par l'effet d'un philtre. Ce n'était plus l'heure de faire la petite fille, l'innocente. Je voyais très bien désormais où cela pouvait me conduire. Il y a un moment, où, là comme à l'autel, il faut prononcer le «oui». Étais-je une femme, moi, à prononcer deux «oui» contradictoires? Je passai une matinée dans l'épouvante de ce que cette matinée aurait pu être si un souffle était sorti de ma bouche, la veille au soir...
Je pris les plus sincères résolutions. J'avais une telle peur de moi, que j'allai me jeter aux pieds d'un prêtre, dans un confessionnal de l'église Saint-François-de-Sales, le premier venu. Il m'exhorta, mais d'une façon trop anonyme,—c'était de ma faute: que ne recourais-je à lui plus souvent!—et surtout trop indulgente: il avait l'air de trouver que je n'étais pas une grande pécheresse, puisque j'accourais à lui aussitôt après la première alerte. Il devait en entendre d'autres qui n'y mettaient pas tant de façons! J'aurais voulu, moi, qu'il me terrorisât. Son indulgence me laissa plus sévère pour moi-même. Je me jurai, durant tout le jour, de déraciner de moi l'idée de M. Juillet et d'arracher de la mémoire de mon cœur le regret où j'étais de ne lui avoir pas répondu lorsqu'il m'avait déclaré qu'il m'aimait.
Le lendemain, je vis madame Du Toit qui, entre autres choses, et sans attacher à celle-ci plus d'importance, me dit que son neveu était parti pour Marseille le matin même.
—Ah! dis-je, mais il reviendra avant son départ définitif?
—Non, non, il est parti.
Et elle me parla d'autre chose.
Je sentis toutes mes forces m'abandonner comme si mon sang se fût échappé sous mes pieds par deux rigoles; ma tête se vida, tout mon buste, et mes jambes. Comment ai-je pu continuer de parler à madame Du Toit? Je me souviens de lui avoir dit que je craignais continuellement des syncopes, que je n'allais pas bien depuis quelque temps, et qu'elle me demanda:
—Seriez-vous enceinte?...
—Je ne le crois pas, lui dis-je.
Madame Du Toit n'avait pas le plus léger soupçon de mon état.
M. Juillet parti, le danger éloigné, je ne pensai plus qu'à M. Juillet, à sa déclaration, à mon attitude extraordinaire envers lui, qui en eût découragé maint autre! Je ne pensai plus qu'à lui, je ne pensai plus qu'à la cruauté que je lui avais témoignée. Ce ne fut plus le remords de mon sentiment qui me tortura, ce fut le dépit de mon attitude en face de la déclaration; mon attitude m'apparut grotesque; je la maudis jusque dans ses plus lointaines origines. L'idée de la première chose que j'avais à faire fut, naturellement, extrême: je résolus d'écrire à M. Juillet. Et je commençai une lettre. Mais la rédaction m'en fut d'une insurmontable difficulté. Prononcer le «oui» en face de la bouche qui vous dit: «Je vous aime»,—ce qui me semblait, le matin même, comme la veille, infaisable,—je l'aurais fait, à présent, peut-être; mais l'écrire!... «Mais! me disais-je, si je me décide à ce «oui», c'est parce que mon ami est parti; s'il était resté là, je serais demeurée, moi, dans mes dispositions de ce matin ou dans ma paralysie d'hier soir. Ce «oui» n'est possible qu'écrit.» Je ne terminai pas ma lettre; à la vérité, je n'en écrivis que deux ou trois lignes; je l'enfermai à clef dans mon petit bureau. Et ces trois lignes enfermées là, ce corps que j'avais donné à mon secret et qui pouvait, à la rigueur, le révéler, le trahir, c'était comme la faute accomplie, extériorisée, visible et tangible. Je sentais le feu dans ce tiroir. Mais pour m'affirmer que je n'étais pas tout à fait une sotte pusillanime, je le gardai là tout le jour, je le laissai là quand je sortis avec les enfants: si mon mari se méfiait de moi, par hasard, il pouvait forcer ce meuble, il lirait les trois lignes!... Une domestique indiscrète en pouvait faire autant. Je jugeais cela un commencement d'audace.
Quand je rentrai, personne, apparemment, n'avait forcé le petit meuble; mon mari nous avait rejoints dans l'escalier; je n'allais tout de même pas pousser l'audace jusqu'à écrire ma lettre sous ses yeux! Elle demeura réduite à ses trois lignes, dans mon tiroir.
Le lendemain ou le surlendemain tout au plus, mon mari eut la fantaisie d'aller au Théâtre-Français. Au vestiaire, nous nous trouvâmes côte à côte, dans la mêlée, avec un couple que j'avais vu chez les Voulasne et dont je ne me rappelais seulement pas le nom. Saluts, aménités conventionnelles; comme je ne savais que leur dire, c'est de la façon la plus désintéressée que je hasardai cette phrase quelconque:
—Mais où étiez-vous donc? nous ne vous avons pas aperçus...
—Dans la loge des Le Gouvillon qui viennent de partir pour l'Algérie.
Je ne savais ni si les Le Gouvillon avaient une loge, ni où était la loge des Le Gouvillon; je fis: «Ah!... ah!...» à plusieurs reprises, en mettant mon manteau.
Alors, quelque chose comme une fléchette me pénétra entre les deux yeux et s'y ficha. J'appelai cela une coïncidence curieuse.
Curieuse la coïncidence, et rien de plus.
Peu après, un bon et un mauvais côté de la coïncidence se présentèrent à moi. Le mauvais: il voyageait peut-être avec les Le Gouvillon... Le bon: mais s'il avait avancé son voyage de huit jours, qu'est-ce qui l'avait poussé à cette résolution? La confusion de la maladresse qu'il croyait avoir commise en me faisant une déclaration. Partir si précipitamment, c'était me montrer son chagrin, son repentir, son émotion fébrile.
Une entente entre lui et une madame Le Gouvillon?... Chose impossible!... Lui! lui! et une femme qui traitait la question de l'amour comme une courtisane!... Du bon côté, je rangeais encore l'hypothèse qu'il eût voulu, mais bien grossièrement, il faut l'avouer, se venger de mon apparent dédain et me piquer au vif,—mais par quelle étrange aberration!—en ayant l'air de se consoler de ma perte par la compagnie d'une madame Le Gouvillon...
Dans l'instant même où j'admettais la pire hypothèse, mon sentiment pour M. Juillet ne subissait aucune atténuation. Le déchirement produit en moi par la seule annonce de son départ précipité, avec ou sans compagnons, avait rouvert ma plaie dans toute sa profondeur. En outre, il s'était passé, désormais, entre lui et moi, quelque chose, quelque chose de positif qui avait à présent sa sanction dans un départ précipité, dans une autre intrigue même, si l'on veut! mais quelque chose s'était passé entre lui et moi, qui ne me permettait pas de ne plus penser à lui, qui rendait pour ainsi dire légitime la songerie constante à ce qui s'était passé, à ce qui eût pu se passer entre lui et moi, à ce qui se passait ou ne se passait pas, ailleurs, avec d'autres.
Et j'avais tellement besoin d'une interprétation favorable, que j'ai refoulé quelque temps le souvenir, qui s'imposait pourtant, de la toute récente réplique d'Albéric, si singulière, au bord de la vasque où Voulasne et sa fille faisaient les otaries, et le souvenir de certains mots de M. Juillet, qui m'avaient tant ahurie à Fontaine-l'Abbé, sous l'allée couverte... Je ne voulais pas, je ne voulais pas! Cela était en opposition trop violente avec le caractère que M. Juillet m'avait constamment découvert... Et puis, enfin, enfin! la déclaration était là, adressée à moi, à moi, à nulle autre!... Qui donc l'obligeait à me l'adresser?... Et je refoulais la réponse: «Moi! mais moi-même, et sans que je m'en fusse aperçue!... Moi! en ayant l'air de l'attendre, cette déclaration, et presque de l'implorer!...» Et je refoulais ce souvenir tendant à une interprétation si défavorable: «Aussi, quelle singulière déclaration! quel ton! quel bégaiement! quel emploi d'expressions insolites en sa bouche! et combien peu il semblait avoir envie de me la faire, sa déclaration!...» Je refoulais cela. Mais cela s'amassa et fit obstacle devant moi peu de temps après... pour m'obliger à ne penser qu'à M. Juillet, pour justifier ma tournure d'esprit obstinée et exclusive: ah çà! voyons, ne fallait-il pas débrouiller tout cela?
Et à mesure que je débrouillais tout cela, à mesure que mon interprétation se tournait du «mauvais côté», mon sentiment pour M. Juillet, en se compliquant, devenait plus intense. Il se pouvait faire que le pauvre garçon eût des penchants opposés à sa belle intelligence et aux nobles sentiments qu'il voulait avoir!... A de tels contrastes chez un homme, n'avait-il pas fait allusion maintes fois? et précisément, sous l'allée couverte de Fontaine-l'Abbé, n'était-ce pas cela qu'il entendait exprimer, avec ce soupir rageur et désolé? Je le jugeais à plaindre d'être ainsi fait; «il est malheureux», me disais-je, et là, encore, je trouvais le moyen d'innocenter mon obsession en lui fournissant un motif charitable!... Son jugement était haut, serein et pur; il eût aimé sans doute être l'homme qu'il se montrait avec moi; il n'était pas tout entier cet homme-là; il l'était, et il était aussi un autre; l'un s'élevait au-dessus de l'autre; peut-être m'aimait-il réellement quand il était l'homme d'en haut; lorsqu'il s'abaissait, d'autres attraits s'emparaient de lui, c'était possible! Que je le plaignais! Que j'eusse voulu lui dire: «Je sais... mon malheureux ami!...» Une pensée, présomptueuse peut-être, fondée sur le peu de connaissance que j'avais des hommes, me venait aussi: n'était-ce pas faute d'une femme comme moi qu'il était attiré par des femmes comme madame Le Gouvillon?... Est-ce qu'une tendresse délicate et sans bornes, jointe à ce commerce spirituel qu'il aimait, ne l'eût pas satisfait, comblé, retenu à jamais?... Madame Du Toit, sa tante, ne m'avait-elle pas dit en me parlant de lui, et en se frappant le front: «Il aurait tant besoin d'une femme digne de sa «caboche»! Elle pensait certainement, à ce moment-là,—sans penser à mal,—qu'il aurait eu besoin d'une femme comme moi. Et j'en venais à faire la chose pour moi la plus insolite: des comparaisons... et de physiques!... entre une madame Le Gouvillon et moi!... Et ceci, s'il vous plaît, avec une grande ignorance des choses de l'amour... L'amour, chez l'homme, me paraissait bien exiger de la femme une certaine beauté, qu'un tendre dévouement devait achever de rendre agréable; et c'était tout... Malheureuse! Il n'y avait qu'une idée, une seule, qui ne me vînt pas, c'était que je portais sur mon visage le masque de la femme honnête, de la femme dont on fait une épouse, une mère, non pas une maîtresse! Mais, dans mon ignorance, je ne songeais pas, non plus, qu'au moment même de mes plus vives ardeurs pour M. Juillet, ce n'était pas l'amant que j'appelais en lui: je tressaillais seulement, jusqu'au fond de moi, pour avoir trouvé en lui l'image du mari qui m'eût convenu!